La Maison du péché (éd. 1941)/XXVI

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« Il est quatre heures, madame, et, depuis le déjeuner, ces messieurs sont enfermés dans le pavillon. J’ai frappé à la porte, tout à l’heure, et M. Forgerus m’a crié : « Plus tard ! Laissez-nous… » Est-ce qu’il restera ici, M. Forgerus ? Faut-il lui préparer sa chambre ? En voilà une idée, de tomber chez le monde sans prévenir ! Et vous l’attendez dans ce salon humide où il n’y a pas eu de feu depuis Noël… Vous serez malade…

— Silence ! J’ai besoin de repos, dit Mme Angélique.

— Dame ! il vous a fait causer assez longtemps, M. Forgerus !… Ah ! le voilà qui vient. Ce n’est pas trop tard… »

Une inquiétude haineuse aiguisait les yeux de la Chavoche quand elle s’effaça pour faire place à M. Forgerus. L’ancien précepteur ne regarda même pas la servante. Il entra dans le salon, délibérément, et ferma la porte derrière lui.

Mme de Chanteprie était assise dans un fauteuil au coin de la cheminée, un escabeau soutenant ses jambes malades.

« Venez, monsieur, dit-elle, mettez-vous là près de moi. Vous avez vu mon fils, vous lui avez parlé ? Dites-moi tout… »

M. Forgerus assujettit ses lunettes sur son nez. Dans le jour blanc de la fenêtre, il paraissait à peine vieilli, et sa figure aquiline exprimait une espèce de fierté.

« Hé ! dit-il, j’arrive à temps… Tout est aventuré, madame, mais, grâce à Dieu, rien n’est perdu…

— Quoi ! pouvons-nous espérer ?… »

La parole manquait à Mme Angélique. Ses paupières sans cils voilèrent ses yeux sans couleur. M. Forgerus reprit :

« Ce matin, après notre entretien, je suis allé au pavillon. Les volets de la chambre étaient fermés… J’entre : personne… aucun bruit… Je monte l’escalier : Augustin sort de sa chambre tout à coup… Il se trouve dans mes bras.

« Je vous l’avouerai, madame, dans ce premier moment, j’avais presque oublié mon rôle. Nous étions, troublés jusqu’aux larmes, incapables de nous entendre… Vivement, je l’ai entraîné dans la bibliothèque. Nous nous sommes remis, peu à peu ; j’ai regardé Augustin, et j’ai vu qu’il ne ressemblait plus à l’adolescent dont je gardais l’image dans mon souvenir. Un homme était près de moi, un homme que je sentais malade d’âme, et peut-être malade de corps, un homme que je devais aimer non plus comme un fils, mais comme un frère…

« Il a compris que je savais tout. Il a semblé déçu, contraint. Ne voulant pas jouer la comédie du miracle, j’ai dit simplement la vérité ; comment vous m’aviez appelé par lettre en janvier dernier, lorsque j’étais en voyage de convalescence, après une grave maladie ; comment j’avais eu connaissance de votre lettre, à mon retour, et quel échange de dépêches avait brusquement décidé mon départ, malgré les représentations de M. de Grandville. « Ainsi, vous n’êtes pas venu par hasard ? Vous étiez averti ? Ma mère vous attendait ? – Oui, certes, et je correspondais avec elle, télégraphiquement, par l’intermédiaire de Mlle Courdimanche. Votre Jacquine était suspecte, mon cher enfant… Suspecte, au moins, de complaisance… » Il a détourné la tête : « Puisque vous êtes si bien informé, vous savez qu’il est trop tard. – Je sais que vous êtes très malheureux et que je viens pour vous sauver… Osez me dire, en face, que vous n’êtes pas infiniment, affreusement malheureux !… » Je lui tenais les mains. Il essayait de fuir mon regard… Ah ! ce pauvre visage amaigri, ravagé… »

Mme de Chanteprie murmura :

« Il vous a dit qu’il allait partir, avec… cette femme ?

— J’ai posé la question, Augustin m’a répondu par des paroles contradictoires. Il redoute je ne sais quelle influence néfaste pour cette femme, s’il la quitte – et pourtant, il parle d’une crise morale, d’un suprême avertissement de Dieu… Tout est désordre dans sa pauvre âme… À vrai dire, je crois qu’il a eu déjà plusieurs fois l’obscur désir, sinon la volonté de se reprendre ; mais devant la rupture nécessaire, son cœur se révolte éperdument. Il aime cette femme.

— Il l’aime ! s’écria Thérèse-Angélique. Que prétendez-vous là, monsieur ?… En vérité, je crains qu’Augustin ne vous abuse par des phrases de roman. Je connais mon fils : il a pu être victime de cette fatalité physique qui rend l’homme semblable aux brutes… Mais qu’il puisse aimer une maîtresse, l’aimer avec son cœur et son esprit, comme il ne m’a pas aimée, moi, sa mère, comme on ne devrait aimer que Dieu !… Non, monsieur, je ne puis le croire… On n’aime pas ce qu’on méprise… et ce que vous appelez une faiblesse du cœur, c’est le triomphe de la Bête !

— Croyez-vous, madame ? dit Forgerus, étonné par l’accent de haine et l’âpre regard de Mme Angélique. Je n’ai pas une connaissance parfaite de ces faiblesses du cœur dont il a plu à Dieu de me préserver. Cependant je me suis instruit par l’expérience des autres… Le démon prend les âmes grossières aux pièges grossiers des vices corporels, mais, pour capter les âmes pures, il dresse des pièges subtils et invisibles jusque dans les exercices de la piété, jusque dans les désirs de l’apostolat et du martyre. Ces âmes méfiantes, scrupuleuses à l’excès, il les tente par les seuls vices qui ressemblent à des vertus. Quand votre fils a connu Mme Manolé, il n’as pas vu en elle une proie à conquérir, mais une âme à sauver ; et dans la déchéance de son amour, il songe encore à cette âme perdue : « Que deviendra-t-elle, jusqu’où tombera-t-elle, si je l’abandonne ?… » Ce n’est pas seulement le cri de la jalousie instinctive. Je vous l’affirme : Augustin est pris par le cœur. L’illusion d’un devoir l’attache à sa complice. Il nous faut détruire cette dangereuse illusion. Et cette œuvre n’est point facile. »

Des larmes mouillèrent les joues parcheminées de Thérèse-Angélique, larmes de douleur et de colère, coulant de ces yeux qui n’avaient jamais pleuré.

« Ah ! fit-elle, je ne croyais pas qu’il l’aimât tant !… Cette inconcevable idolâtrie m’épouvante, et j’en souffre, monsieur, à cette heure, plus que je n’ai jamais souffert… Mon Dieu ! pourquoi mes parents m’ont-ils engagée dans le mariage, malgré mes terreurs et mes dégoûts ? Étais-je indigne du cloître ?… Hélas ! j’ai été femme, et j’ai été mère : j’ai conçu, de ma chair humiliée, ce fils que je voulais très fort et très pur. J’ai vu si longtemps, sur son front, la blancheur du baptême ! Je rêvais d’être une nouvelle Monique pour ce nouvel Augustin… Mais Dieu châtie l’orgueil de la mère comme il châtia l’orgueil de la vierge. Ce qui sort de la boue retourne à la boue : le fils de la femme retourne à la femme. »

Soulevée, pleurante, Mme de Chanteprie oubliait l’austère pudeur qui lui avait toujours fermé les lèvres devant M. Forgerus. Elle découvrait l’inguérissable plaie qui saignait encore après vingt ans de veuvage, et que les baumes mystiques n’avaient pu cicatriser.

« Le chagrin m’emporte… Pardonnez-moi, dit-elle en essuyant ses yeux. Il ne s’agit pas de ce qu’à été mon existence, et de ce qu’elle aurait pu être… J’adore les desseins de Dieu sur moi, sans les comprendre. Mais mon fils !… que va devenir mon fils ?… Il faut le sauver, pourtant, à tout prix ; il faut lui arracher cette femme du cœur, dût-il en mourir mille fois ! J’aime mieux son salut que sa vie.

— Je vous répète que rien n’est perdu, madame ! Les voies de Dieu ne sont pas les nôtres, et ce que nous appelons un obstacle à sa grâce en devient parfois l’instrument. La sainteté sort de la corruption comme naissent du fumier les fleurs et les fruits de la terre… La grande vertu est souvent fille des grands repentirs.

— Je le sais, et je sais aussi que Dieu choisit dans la masse réprouvée des fils d’Adam ceux dont il fera des vases de gloire et ceux dont il fera des vases d’ignominie ; je sais qu’il fait justice à tous et miséricorde à quelques-uns ; mais qui de nous oserait espérer le salut, qui de nous oserait décider qu’il sera jugé par la justice ou par l’amour ?… Ah ! monsieur, il est trop véritable que l’habitude du mal se change en nature, et que l’impression du péché ne s’efface point, immortelle dans l’âme immortelle… La grâce seule donne la volonté et le pouvoir de faire le bien… La grâce ! (Mme Angélique prononça ce mot comme Gaston de Chanteprie l’eût prononcé, avec une terreur révérencielle.) La grâce seule peut sauver mon malheureux fils ; mais, si elle lui est refusée…

— C’est un effrayant mystère qu’on ne peut considérer sans demeurer tout interdit et tout stupide. Mais prenons garde, madame. Ces figures peintes qui nous entourent semblent reconnaître notre débat et prononcer le conseil du désespoir : l’ombre de Port-Royal est sur nous. Prenons garde d’avoir trop lu saint Augustin et pas assez l’Évangile. Le Maître récompense l’ouvrier de la onzième heure ; le Père accueille l’Enfant prodigue, et le repentir du coupable réjouit les anges plus que la persévérance des justes. Je reconnais dans la vie passée de votre fils, et même dans son état présent, des marques éclatantes de la prédilection divine. C’est miracle que l’esprit de curiosité et la fausse science n’aient pas ébranlé sa foi ; c’est miracle que la volupté n’ait pas engourdi sa conscience… Remettez-vous, madame, et permettez-moi de vous dire encore ce que disait un saint évêque à la mère douloureuse d’Augustin : « Il est impossible qu’un fils pleuré avec de telles larme périsse jamais. »

Ainsi, et plus longuement, M. Forgerus exhorta Mme Angélique. Elle était calme, lorsqu’il la quitta en disant :

« Demain, ce soir peut-être, j’amènerai votre fils à vos genoux. »

Il monta l’escalier du pavillon, comme à l’assaut. M. de Chanteprie, assis devant le secrétaire ouvert, lisait une lettre, aux derniers reflets du jour.

« Je vous avais laissé en bonnes dispositions, dit affectueusement l’ancien précepteur. Vous avez réfléchi, vous avez prié : je suis certain que vous avez l’esprit plus à l’aise… Votre mère a prié, elle aussi ; et elle attend… Comprenez-vous ? »

Le jeune homme resta muet.

« Vous ne voulez pas la voir ?… Elle est bien malade. L’âme demeure lucide et vaillante, mais le corps sera bientôt consumé… Connaissez-vous son état ?

— Je le connais.

— Et la vie de votre mère vous paraît de moindre importance que le prétendu bonheur d’une étrangère ?

— J’ai adoré ma mère, de tout mon cœur d’enfant… Mais depuis tant d’années, elle s’est fait une vie à part si loin de moi qu’elle m’inspire plus de respect que de tendresse. Je me suis accoutumé à trouver… ailleurs… l’affection…

— Alors ?…

— Me conseillez-vous de mentir à ma mère, pour prolonger sa vie ?

— Mentir, non ! dit Forgerus consterné, mais, après votre accueil de ce matin, j’avais cru que je pouvais répondre de vous… Augustin, votre figure, votre embarras me font soupçonner…

— Lisez… Vous comprendrez mieux, peut-être, le trouble où je suis. »

Forgerus prit la lettre, – une ardente supplication, l’inimitable cri de l’amour vrai qu’il reconnut sans le connaître. Il en fut tout décontenancé. À travers les aveux d’Augustin, les anathèmes de Mme Angélique, le récit naïf du capitaine Courdimanche, il s’était fait de Mme Manolé une image romantique, qui tenait de « l’Aventurière » et de la « Mangeuse de cœurs… »

« Assurément, pensa-t-il, elle est plus adroite et plus sincère, que je ne croyais… Et pourquoi ne serait-elle pas sincère ? Elle aime Augustin, avec cette tendresse imaginative et sensuelle qui donne aux jeunes hommes l’illusion de grand amour. Certes, elle est bien armée pour le combat, l’ennemie ! »

Il posa la lettre sur la tablette du secrétaire, parmi des papiers mauves où il aperçut la même écriture longue et ferme, les mêmes majuscules aux belles courbes.

« Encore des lettres d’elle que vous relisiez, n’est-ce pas ?… Vous y cherchiez des prétextes pour pallier vos défaillances.

— J’ai prié, dit Augustin, j’ai prié par mes larmes, par mes gémissements, par mon silence. Humblement, j’ai dénudé ma plaie et demandé ma guérison. Déjà – était-ce une illusion de l’orgueil ? – il me semblait que mon âme enlisée dans le vice s’agitait, s’efforçait vers Dieu, d’un élan incertain encore et bien lourd. C’était comme une pression de mains très douces sur cette âme irrésolue, qui essayait d’avancer et tournait de côté et d’autre une volonté languissante. En vérité, pendant cette accalmie, je croyais deviner en moi un travail intérieur, l’approche, ou tout au moins la promesse de la grâce. Je souhaitais de commencer, tout de suite, le sacrifice d’expiation… Et il ne me paraissait pas impossible, Dieu aidant, de vivre dans la pénitence, loin d’elle, que je sentais si loin de moi…

— Et puis ?…

— Et puis, cette lettre est venue…

— Et votre prétendu repentir se résout en velléités stériles… Ce matin, votre péché vous faisait horreur. Le jour s’achève, et déjà, par le désir, vous retournez à votre vomissement.

— Mais je ne peux pas la quitter ! s’écria Augustin. Vous avez lu… Elle m’attend. Elle m’appelle. J’ai promis… Elle n’a au monde que mon amour ! Et vous voulez que je lui dise : « Va-t’en ! Souffre, pleure, perds-toi, si tu veux, pendant que je sauve mon âme ! » Je serais responsable de toutes les folies que son désespoir… Non !… Pas ainsi… pas si vite !… Accordez-moi quelque temps… Je la verrai : je la préparerai doucement à notre séparation. Je lui ferai comprendre que j’obéis à un commandement divin, mais que le meilleur de mon cœur lui reste attaché, que je l’aime encore, que je l’aimerai toujours… Si je la quittais brutalement, elle croirait que je suis un lâche hypocrite, et que mon repentir cache je ne sais quel projet…

— Vous la reverriez ; elle vous tendrait les bras, et… Non, ne vous mentez pas à vous-même ! Ayez la franchise de votre lâcheté. Avouez que vous regrettez un plaisir infâme et que vous dites à Dieu : « Donnez-moi, s’il vous plaît, la continence, mais pas si tôt ! »

— Il n’y a pas dans l’amour que la sensualité. La tendresse…

— Oui, la tendresse des âmes sœurs !… Le piège sentimental est une œuvre démoniaque, comme le piège sensuel. Quand vous avez rencontré Mme Manolé, vous étiez pur d’âme et de corps, libre de toute réminiscence voluptueuse, et pourtant, vous êtes tombé ! Maintenant du péché remplit votre mémoire d’images lascives que la seule présence de votre maîtresse ferait surgir… Osez dire que vous êtes assez fort, pour risquer l’épreuve, pour revoir cette femme, en ami !

— Vous ne me parlez que de moi, et je ne pense qu’à elle… Qui la défendra contre les mauvais conseils du désespoir ?

— Elle est pécheresse comme vous êtes pécheur : il est juste qu’elle soit châtiée.

— Par moi, qui l’aime !

— Par vous, qu’elle a corrompu. Oui, reprit M. Forgerus durement, perdez le souci de cette âme. Si Dieu veut la sauver, il la sauvera bien sans vous. S’il veut la condamner, vos propres péchés retomberont sur elle… Vous tremblez à la pensée des larmes qu’elle versera, larmes d’orgueil déçu, de désir trompé ?… Mon enfant, les larmes des femmes sèchent vite. Ces amours violentes comme l’orage passent comme lui ; et il ne demeure rien d’elles que les ravages qu’elles ont faits. Votre Fanny se résignera… Et puis, qu’est-ce qu’un chagrin de femme auprès de la colère de Dieu ?

— Elle se résignera… Qu’en savez-vous ? Elle m’aime.

— Elle est veuve, n’est-ce pas, et veuve très consolée ? Ce n’est pas la femme d’un seul amour. »

Augustin frémit.

« Ah ! que me dites-vous ? Si je renonçais à elle, je voudrais qu’elle ne fût à personne après moi… Mais elle est belle… Je sais plus d’un homme qui la désire… »

Il se leva brusquement et ferma, d’un coup sec, le tambour du secrétaire, comme s’il eût voulu le briser.

« Je vous en supplie… Ne parlons plus d’elle. Je ne suis plus en état de vous écouter. »