La Maison du péché (éd. 1941)/XXXII

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Vers la fin de cette même année, la Chavoche accomplit ses quatre-vingt ans. Elle était devenue très maigre, les joues fibreuses, la bouche enfoncée entre le nez et le menton, les prunelles dédorées et rétrécies sous les arcades des sourcils grisâtres. Et quand elle s’asseyait sur la porte, à croppetons, elle ressemblait tout à fait à une vieille chouette frileuse, roulée en boule au bord d’un trou.

Un soir, Mlle Desfossés vint la quérir et lui apprit ce que tout Hautfort savait déjà : M. de Chanteprie était très malade d’une grippe mal soignée qui se compliquait de pleurésie. Dans son délire, il réclamait Jacquine : il s’étonnait qu’elle ne fût pas là.

La Chavoche prit son cabas, confia ses bêtes à une voisine, ferma sa porte à double tour et suivit la gouvernante.

Dans la chambre d’Augustin, le capitaine Courdimanche et Mme Angélique causaient tout bas. Le malade reposait. Une lampe, placée loin du lit, laissait le chevet dans l’ombre.

« C’est toi, Jacquine ! dit la mère. Ah ! je pensais bien que tu viendrais…

— C’est pour notre Augustin que je suis venue et non pour vous, madame Angélique… Je ne m’en retournerai point qu’il ne soit mort ou guéri. »

Elle s’approcha du lit, considéra le masque aux joues creuses, à la peau flétrie, aux narines pincées… Ce spectre, c’était le fieu qu’elle avait tant aimé. Une violence méthodique faite à la nature avait ruiné ce pauvre corps que la maladie, désirée peut-être, achevait de consumer.

« Ah ! dit Jacquine, il est bien mal ! »

Le capitaine essuyait ses yeux et soupirait en silence. Mme de Chanteprie murmura :

« Les médecins prétendent qu’une guérison… apparente… peut survenir… Mais j’ai fait mon sacrifice ; j’ai remis mon fils aux mains de Dieu. Il supporte ses maux avec une patience admirable ; son âme triomphe de son corps comme d’un ennemi vaincu. Hier, il a reçu l’extrême-onction. Dans quels sentiments de ferveur et de résignation, vous le savez, monsieur Courdimanche… Vous en fûtes édifié et consolé autant que moi.

— Édifié, oui, mais rien ne peut encore me consoler ! dit le vieillard qui ne cachait pas son émotion.

— Il ne va pas mourir comme ça ! grommela Jacquine. Les médecins, qu’est-ce qu’ils savent, les médecins ?… On a de la vie et de la force, à vingt-six ans… Le voilà qui s’éveille ! »

Elle prit la main décharnée qui traînait sur les draps, et penchée sur le jeune homme, elle dit :

« Mon fieu chéri, mon trésor, mon seigneur, votre Jacquine est là, votre vieille Jacquine qui va vous soigner elle-même, comme quand vous étiez petit… Ne parlez pas, mon fieu… Et vous autres, allez-vous-en, laissez-nous ! Je suffirai à le veiller et à le servir. Avec moi, il a confiance. »


Ainsi, Mme de Chanteprie et la Chavoche se trouvèrent réunies, pour de longues semaines, devant le lit d’Augustin. Quand le malade éprouvait quelque soulagement, il écoutait de brèves lectures de l’Imitation, il s’unissait, de cœur, aux prières dites à haute voix par Mme Angélique. Mais quand la fièvre brûlait ses membres, quand il étouffait, râlant et défaillant, il regardait d’abord Jacquine…

D’elle, il acceptait tous les soins, toutes les familières gronderies. Elle seule savait disposer les oreillers, effacer les plis du drap, composer des boissons calmantes plus efficaces que les drogues des médecins. Un peu fée, un peu sorcière, rude et maternelle, bienfaisante comme les « bonnes herbes » dont elle gardait le parfum, elle ne semblait pas vieille, mais seulement très ancienne, contemporaine des rochers et des bois. Assise près du lit d’Augustin, elle le couvait de son regard magnétique ; elle lui parlait du printemps proche, des blés qui perçaient les sillons, d’un pêcher qui par miracle avait fleuri. Et ses yeux, son geste, sa voix, disaient : « Il faut vivre ! » Augustin subissait le charme… Faible et confiant, il s’abandonnait, il s’appuyait sur le cœur de Jacquine comme sur le cœur même de la nature.

Et, contre toute espérance, ses forces revinrent. Le premier dimanche de carême, il put se lever, et l’abbé Le Tourneur dit une messe d’actions de grâces.

Les bons Courdimanche remerciaient Dieu, dans une explosion de joie, mais Mme de Chanteprie restait soucieuse.

« En vérité, dit-elle à Mlle Cariste, je pense comme Angélique Arnauld : « La tendresse humaine nous porte à nous réjouir de la convalescence de ceux que nous aimons, mais il y a quelquefois en cela plus d’affection que de sagesse. »

Mlle Cariste sursauta :

« Ma bonne amie, que prétendez-vous dire ?

— Ne soyez pas scandalisée. Comme mère, je me réjouis de la guérison d’Augustin ; comme chrétienne, je souhaite de n’avoir point à déplorer cette guérison. Si Dieu l’avait voulu, mon fils se reposerait enfin dans la gloire ; il prierait pour moi ; il m’attendrait… Et moi, je mourrais en repos… »

Mlle Courdimanche respectait la Sainte, mais elle ne put s’empêcher de balbutier quelques phrases sur l’amour maternel, « cet instinct sacré… »

« Il n’y a pas d’« instincts sacrés », riposta Mme de Chanteprie. L’instinct nous est commun avec les animaux, et sainte Élisabeth demandait à Dieu de le détruire en elle, et de lui accorder la grâce « de ne plus aimer ses enfants selon la chair ». Était-ce une mère dénaturée ?

— Puisque l’Église l’a canonisée, je ne veux pas blâmer sainte Élisabeth. Cependant…

— J’aime mon fils, reprit Mme Angélique, j’ai passé ma vie à prier pour lui, et parce que je l’aime, Mlle Cariste, son salut m’est plus précieux que sa vie…

La vieille demoiselle ne trouva rien à répondre. Elle n’était plus bien sûre que le Dieu de Mme de Chanteprie fût le même Dieu qu’elle adorait, elle, Cariste Courdimanche… « Non ! pensait-elle, je ne reconnais pas Notre-Seigneur dans ce Christ farouche. Notre-Seigneur ne demande pas des sacrifices humains ; il comptait aux faiblesses de ses créatures, et l’on désarme sa colère avec des prières, des aumônes et une sincère contrition… »

Le sourire de Jésus enfant, le lis de saint Joseph, les mains ouvertes de la Vierge blanche, ornements de son petit salon, achevèrent de rassurer Mlle Cariste. Elle éprouva la douceur de vivre dans une région tempérée, unie, à mi-côte de la sainteté, et elle se promit de ne point guinder son âme puérile jusqu’à ces sommets mystiques qu’habitait Mme de Chanteprie.

La convalescence d’Augustin, saluée comme un miracle, traînait et languissait pourtant sous la menace d’une rechute. Le jeune homme, abusé par une guérison factice, déclara qu’il se sentait fort bien et qu’il entendait reprendre, au plus tôt, son ancien régime de vie. Quel régime, M. Courdimanche le savait, lui qui, appelé près du malade, avait arraché le cilice sanglant serré sur sa chair. Le capitaine fit intervenir l’abbé Le Tourneur lui-même qui dispensa M. de Chanteprie de tous jeûnes et abstinences et lui imposa comme un devoir l’obéissance au médecin. La Chavoche devait y veiller, car dès les premiers jours de son nouveau règne, Jacquine avait déclaré qu’elle ne délogerait pas de chez son fieu.

« Le printemps me guérira tout à fait », dit Augustin.

Le printemps vint ; les poiriers fleurirent ; un brouillard vert courut sur le Bosquet, et M. de Chanteprie commença de descendre au jardin pendant les heures de soleil. Entre Jacquine et Mme Angélique, il marchait jusqu’au bout de la terrasse, et rien n’était plus lugubre que ces promenades où la mère, le fils, la servante épiaient réciproquement leurs pensées sur leurs visages et ne prononçaient pas un mot.

Augustin se fatiguait vite. Essoufflé, les jambes mollissantes, il remontait dans sa triste chambre. Jacquine roulait son fauteuil près de la fenêtre et s’asseyait en face de lui pour tricoter. Le silence faisait les heures plus lentes. Bientôt, M. de Chanteprie laissait tomber sur ses genoux le livre trop lourd à ses doigts. Il écartait le rideau de mousseline, contemplait le paysage de Hautfort-le-Vieux, le clocher, la porte gothique, les toits bruns, et le petit carré du cimetière qui retenait son regard. Quel conseil recevait-il, quel mystérieux appel lui venait des morts couchés dans le cloître ?… Au crépuscule, la chambre était toute grise. Augustin ne bougeait plus. La rigidité de l’extase descendait sur son visage noyé d’ombre. Effrayée de le voir si pâle, Jacquine lui touchait la main pour le réveiller. Alors un frisson le traversait ; ses pommettes devenaient rouges. Il se couchait, plus fiévreux chaque soir et plus faible.

« Ah ! mon fieu, lui dit un jour Jacquine, que regardez-vous donc là-bas ? Ôtez vos yeux de dessus ce cimetière. Ce n’est point une vue plaisante, et si j’étais que de vous, je reprendrais l’ancienne chambre, la chambre du Pavot, si jolie !… »

Il sourit tristement. Agenouillée près de lui, elle supplia :

« Mon fieu, mon cher fieu, aidez-nous ! Que peuvent les remèdes, et les médecins, et les soins de votre Jacquine, si vous avez perdu le goût de vivre ?… Vous guéririez, si vous vouliez guérir !… Mon fieu, n’est-il plus rien dans le monde qui vous donne du désir ou du regret ? N’est-il plus rien que vous aimiez, ni personne que vous ayez envie de revoir ?…

— Rien, ni personne, Jacquine. Cesse de me tourmenter, ma pauvre bonne. J’ai enfin gagné mon repos. »

Elle dit, très bas, contre l’oreille du jeune homme :

« Vous ne me trompez point ?… Voulez-vous que j’aille là-bas… à Paris… pour savoir ?… »

Il lui mit la main sur la bouche… Docile, elle se tut, et pourtant cette indifférence l’épouvanta comme un mauvais présage. Non, Augustin n’était pas consolé. Il était épuisé de corps et d’esprit, et le peu de force que la maladie lui avait laissé, il l’usait, non plus à souffrir, non plus à expier, mais à vivre quelques jours encore ou plutôt à se survivre. Ce qu’on appelait une chrétienne résignation, c’était le premier froid de la mort engourdissant les sens qui échappait à la mère d’Augustin, à ses amis : M. de Chanteprie ne guérissait point parce qu’il ne voulait point guérir ; il mourait parce qu’il avait perdu le goût de vivre.

Et Jacquine désespéra… Elle, la thaumaturge rustique, à qui les « plantes du poison » et les « bonnes herbes » avaient livré tous leurs secrets, elle qui, par des philtres et des formules, avait soulagé des incurables et ranimé des agonisants, elle se sentit vaincue. M. Courdimanche reçut la confidence de son trouble et de ses erreurs. Le capitaine fit venir le médecin, l’interrogea, et le docteur répondit par un geste d’impuissance… Fils d’un tuberculeux et d’une névropathe, rejeton d’une race épuisée par des mariages consanguins, M. de Chanteprie aurait pu vivre, s’il avait consenti à vivre comme tout le monde. Mais il avait sacrifié tout, et lui-même, à la passion religieuse : il s’était assassiné, lentement…

« Alors… il n’y a rien à faire ?

— Rien… qu’à laisser mourir tranquille ce malheureux… J’ai averti Mme de Chanteprie. Je lui dis que si son fils n’avait pas eu la prétention d’être un saint – comme elle est une sainte – il ne serait pas, à cette heure, en péril de mort. Elle m’a répondit que l’intérêt de l’âme passait avant le soin de la guenille charnelle… Notre conversation en est restée là, et je ne suis pas disposé à la reprendre. Mme de Chanteprie me fait horreur… Et puis, on ne discute pas avec des fanatiques. On les abandonne à leur manie, puisqu’on ne peut pas les doucher. »

M. Courdimanche n’osa pas défendre Mme Angélique, mais il s’en alla dans l’église, pour pleurer. Ce pauvre homme, qui n’était pas un fanatique et qui était tout près d’être un saint, ne regardait pas l’humanité comme un amas de créatures corrompues. Il chérissait Augustin, et, quand Dieu appelait ce jeune homme aux félicités prématurées du ciel, le bon Courdimanche disait timidement : « Seigneur, pas encore !… » Et même, il suppliait le Maître redoutable de le prendre, lui, vieillard inutile, à la place d’Augustin. Mais le Seigneur n’écoutait pas M. Courdimanche.

Maintenant, Augustin ne sortait plus, ne parlait guère et ne prêtait un peu d’attention qu’aux lettres de M. Forgerus. Rien ne lui faisait plaisir ni peine. Les bruits de la terre lui arrivaient comme une très lointaine rumeur dont il ne percevait plus le sens. Demi-libre et demi-captive, son âme errait déjà dans les régions inconnues, aux confins de la vie et de la mort. Déjà, il n’était plus de ce monde.

Bientôt, une main mystérieuse toucha les cheveux blonds qui devinrent ternes et rudes, les prunelles dont le bleu mauve se fana, les ongles qui se recourbèrent, le corps qui s’épuisa dans la fièvre et les sueurs, la peau séchée qui laissa transparaître les lignes de la tête de mort. Augustin ne luttait pas. Doucement, il échappait aux bras de Jacquine et semblait se dissoudre dans une ombre surnaturelle. Il s’effaçait du monde, comme s’efface une figure ébauchée au fusain sur le papier, un contour s’évanouit insensiblement jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une page blanche…

« Il durera jusqu’à la fin de mai », disait le docteur.

Juin commença ; Augustin « durait » encore, mais ses forces déclinaient rapidement. Il ne quitta plus sa chambre.

M. Le Tourneur lui faisait de fréquentes visites et lui apportait des livres consolants, de « bons ouvrages » approuvés par NN. SS. les évêques… Augustin feuilletait à peine ces petits traités de dévotion et même il goûtait moins qu’autrefois le doux symbolisme des évangiles, la pâle mystique de l’Imitation. Sa préférence allait aux livres bibliques, aux plus noirs, aux plus durs, qui racontent le néant de l’homme et la vanité des vanités. Lui qui avait trouvé dans l’amour d’une seule femme des félicités qu’ignora Salomon dans ses harems, lui qui gisait maintenant, abandonné, sur le fumier de ses espérances et de ses joies, il écoutait retenir en lui des clameurs venues du lointain des siècles, la lamentation désabusée de l’Ecclésiaste et le gémissement de Job. Il jouissait de se connaître misérable, de se mépriser et de mépriser avec soi tout ce qu’il avait chéri. Le sentiment de la vanité des choses lui endurcissait le cœur si étrangement, qu’en regardant vers le passé, en arrière, il s’étonnait d’avoir aimé Fanny… Aimer, à quoi bon ? Jouir, souffrir, posséder, comprendre, à quoi bon ? À quoi bon s’épuiser en agitations stériles sur la grande route des tombeaux ?… La nuit, comme son imagination pervertie se repaissait avec un affreux plaisir des images de la dissolution prochaine, il s’allongeait, les bras collés aux flancs, s’essayant à l’attitude funèbre qu’il allait prendre, bientôt, pour l’éternité… Le jour, penché à la fenêtre, attentif à la voix des morts qui l’appelaient parmi eux, il s’absorbait dans la contemplation funèbre que Jacquine n’osait plus troubler d’un mot ou d’un soupir.

Un soir, Mlle Desfossés frappa doucement à la porte de la chambre.

« Jacquine, une jeune femme demande à vous voir ? Voulez-vous descendre ?

La Chavoche, saisie, replia son tricot.

« Une jeune femme ?… Mais je n’attends personne… je ne sais pas… »

M. de Chanteprie demeurait impassible.

« Va ! dit-il. Que crains-tu ? »

Elle le regarda fixement. Il insista :

« Descends vite, puisqu’on veut te voir. »

Et il reprit sa pose méditative, le front appuyé au carreau de la fenêtre.

Quand Jacquine remonta, Augustin n’avait pas bougé.

« C’est ma nièce, dit-elle, ma nièce Georgette… Elle veut vous offrir des fruits de son jardin, et elle serait très heureuse si vous pouviez la recevoir…

— Où est-elle ?

— Là, dans le corridor… »

Il dit, d’un ton lassé :

« Eh bien, qu’elle entre ! »

Elle entra, et son corsage de mousseline, son sourire, son regard, ses cheveux fauves éclairèrent la chambre, dès le seuil. Timide, le sang aux joues, le bras arrondi sur le panier qu’elle portait contre sa hanche, elle regardait M. de Chanteprie d’un air de compassion.

Et lui, détourné enfin de l’obsédant paysage, redressé sur l’oreiller, semblait s’éveiller tout à coup… Il la reconnaissait, l’éblouissante fille ! Il n’avait pas oublié l’idylle du verger, le reflet vert des arbres sur la gorge blanche, la nuque rousse inclinée, le geste des doigts égrenant les groseilles mûres… Georgette, la première tentation, la première vision de l’Ève éternelle !… Ces cheveux, ce sein, ce visage de rose ardente, Augustin les avait revus, parfois, en d’involontaires rêveries. Et Georgette non plus n’avait pas oublié l’adolescent aux yeux froids, aux brèves paroles, qui l’avait recueillie sur la route, un soir de juin. Quel sentiment, peut-être ignoré d’elle-même, la ramenait près du mourant, elle, l’éclatante Jeunesse aux cheveux pleins de lumière, aux mains pleines de fruits ?

« Approchez… Posez votre panier, là, sur la table… Ce sont des cerises de votre jardin ?

— Et des fraises des bois… Je les ai trouvées du côté de Rouvrenoir. Elles sont toutes fraîches… C’est un parfum… Ça embaume.

— Du côté de Rouvrenoir ?… Oui, c’est la saison des fraises… Et la dernière pluie a fait pousser, dans la forêt, les girolles qui fleurent l’abricot… La forêt !… Comme on est bien, dans la forêt !… J’aimais la grande avenue de hêtres qui s’enfonce dans un vallon… Allez de ce côté, Mlle Georgette, il y a des fraisiers plus qu’à Rouvrenoir…

— J’irai, monsieur, j’irai sans faute, et je vous apporterai des fraises, encore, des fraises qui auront mûri sous ces hêtres que vous aimez. »

Il rêva quelques minutes, comme grisé par l’odeur des fruits. Jacquine lui prit le poignet.

« Mon fieu, ne vous émouvez pas à parler. Georgette reviendra, puisque vous le voulez bien. Allons, va-t’en, ma petite… tu fatigues M. de Chanteprie.

— Laisse-moi remercier cette jeune fille… Vous êtes toujours en place, mademoiselle Georgette ?

— Non, monsieur, je suis revenue chez mes parents, pour… me marier.

— Alors, je souhaite que vous soyez heureuse… Adieu, mademoiselle.

— Au revoir, monsieur. J’espère que vous serez bientôt guéri. »

Elle fit une révérence gauche et gracieuse, et s’en alla, poussée par la Chavoche. Le jeune homme ferma les yeux.

Son âme qui depuis tant de jours habitait avec les morts, son âme prisonnière des morts, se débattait faiblement pour s’affranchir. Détourné des tombeaux, Augustin regardait une dernière fois du côté de la vie. Et, dans une brume d’aube, dans un parfum de printemps, il voyait se lever des ombres confuses qui étaient ses jeunes chimères et ses jeunes amours. Trois formes se dessinaient, avec des robes flottantes et des figures de femmes. La première, fantôme incertain, portait une guirlande de pavots ; la seconde, des grappes de groseilles ; et la troisième tendait ses bras nus dans un geste de douleur et de volupté. Celle qui n’était qu’un fantôme n’était pas moins réelle que les vivantes, et les vivantes n’étaient pas moins lointaines que le fantôme… Rosalba, Georgette, Fanny ! Elles étaient venues, l’une après l’autre, dans la vie d’Augustin ; elles l’avaient conduit de l’ignorance au rêve, du rêve au désir, et du désir à la passion. Il les voyait, contemporaines malgré le temps, réunies malgré l’espace, confondues dans sa mémoire comme l’image une et triple de l’Amour.

Et tout à coup, il sentit que son âme allait vers Elles, dans une fuite éperdue, dans un vertigineux retour, son âme arrachée à la hantise funèbre, son âme victorieuse des morts, son âme qui n’était plus ni chrétienne, ni stoïque, ni résignée, son âme qui voulait vivre ! La force qui emporte les régiments débandés à travers les champs de bataille le souleva tout entier… Il ouvrit les yeux, sa chambre lui fit horreur. Il voulut marcher : le sol manqua sous ses pas… Il s’appuya aux murs qui se dérobent. Il cria :

« Jacquine !… vite !… Emmène-moi !… Je veux sortir d’ici ! J’étouffe !… »

Mais ses prunelles hagardes se révulsèrent… Il s’évanouit.