La Maison du péché (éd. 1941)/XXIII

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À la petite porte du jardin, Fanny trouva Jacquine qui l’attendait.

« Entrez vite ! dit la Chavoche. Les Piédeloup et les Perdriel rôdaient par là tout à l’heure. Ils ne vous ont point vue, au moins, ces mauvaises gens ?

— Je n’ai rencontré personne.

— C’est qu’ils en disent, des choses, contre vous et contre moi, ma chère dame !… Et ça vient aux oreilles de Mme Angélique. À cette heure, elle ne me regarde plus. »

Les souffles du crépuscule erraient sur le « Bosquet de Julie » dont les arbres, touchés par le printemps, mariaient sous une vapeur verte leurs ramilles fauves et brunes.

Jacquine reprit :

« Votre lettre est arrivée ce matin. Augustin ne comprenait pas si vous deviez venir ici, tout droit, ou si vous iriez d’abord au Chêne-Pourpre. Il m’a commandé de vous guetter, entre cinq et six heures, pour vous expliquer…

— Il n’est donc pas ici ?

— Il est chez le vieux Faron, avec M. Courdimanche.

— Le vieux Faron ?

— Oui, un chien d’ivrogne qui crève d’avoir trop bu… Ça lui a donné une maladie dans la tête : il fait des cris et des grimaces, que le monde en a peur !… Et c’est M. Courdimanche qui le soigne.

— Il est très bon, M. Courdimanche !

— Possible… Mais des Faron, des va-nu-pieds, des paresseux, c’est-il une société pour un M. de Chanteprie ?… Et il ne voit plus que des gens comme ça. Il ne quitte plus M. Courdimanche… Ça ne lui passera donc jamais, ces idées ? »

La pierre bleue tremblait sur la joue de la Chavoche. Les mains crispées sous son châle noir, les yeux fixes, dominant Fanny de toute la tête, elle semblait dire :

« À quoi pensez-vous donc et que faites-vous, pour qu’il garde ces idées-, lui qui vous aime !… »

« Je ne peux rien sur lui, ma pauvre Jacquine.

— Vous ne pouvez rien ? Bon Dieu de bois ! Vous ne vous êtes donc pas regardée ?… Il est pourtant fait comme les autres, M. de Chanteprie ! J’en ai vu, de ces garçons qui étaient sages comme des petits saints jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans, mais quand ils avaient vu d’un peu près une jolie fille !… Ça serait-il point que vous lui faites des misères, à mon fieu ?

— Moi, Jacquine ! C’est lui, au contraire…

— Dame ! je ne connais que lui ; j’aime ce qu’il aime, et je vous aime à cause de lui… Les gens de Hautfort me donnent de vilains noms parce que je suis pour vous et pour l’amour, madame Fanny, contre la prêtraille… Il n’y a rien de meilleur au monde, quand on est jeune, que l’amour ! La nature veut ça… Faut écouter la nature… L’amour embellit les filles laides et donne de l’esprit aux plus sottes. Je comptais, moi, qu’il changerait l’humeur à mon pauvre fieu ! Ne croyez pas qu’Augustin soit méchant, ou qu’il ne vous aime pas, ma chère dame !… mais on l’a drôlement élevé… Il s’en ressentira toujours.

— Toujours.

— Eh ! oui… Madame n’était pas faite pour le mariage. Elle a épousé son cousin, sans plaisir, par la volonté des grands-parents. Je le vois encore, le pauvre jeune homme ! Il était tout comme son fils… Ces êtres-là, qui sont toujours dans les livres et dans les prières, ils n’ont pas le courage de vivre. Ils pensent à ce qui arrivera peut-être, après la mort, et ils oublient qu’il fait bon sur terre… M. de Chanteprie est parti, tout jeune, et j’ai bien cru que notre Augustin allait le suivre… Un enfant si chétif !…

— Vous l’avez soigné, Jacquine ; vous êtes sa vraie mère, je le sais.

— Oui, sa vraie mère… Je l’ai veillé, bercé, caressé, je l’ai remis au monde… Et j’ai bien juré que celui-là, les curés ne le prendraient point, pour leur bon Dieu !… Je pensais : « Mme Angélique et M. Forgerus ont beau faire… la Chavoche est là… Et que seulement notre Augustin attrape ses vingt ans, la Chavoche aura raison contre tout le monde… » Comprenez-vous ? dit-elle avec un accent de maternité sauvage qui fit tressaillir Fanny. Il lui fallait une femme à ce garçon : vous ou une autre, ça m’était bien égal !… Mais, puisque c’était vous qu’il voulait, je vous donnais toute mon amitié, de confiance. J’étais à vous comme je suis à lui… Bon Dieu de bois ! Vous n’avez donc que de l’eau dans les veines ! Si j’étais de votre âge, et telle que je vous vois, je l’aurais bientôt tiré d’ici, mon Augustin, et je l’emporterais quelque part, n’importe où… L’air du pays ne lui vaut rien. »

Les deux femmes, l’amoureuse et la servante, se regardèrent, et, dans les prunelles d’or de Jacquine, Fanny lut clairement un conseil.

« J’essaierai, dit-elle.

— Eh bien, je vous laisse, madame Fanny. Montez dans la chambre pour attendre Augustin, et, si le noir vous fait peur, allumez les candélabres. »

Au rez-de-chaussée du pavillon, les volets rabattus faisaient les ténèbres, mais un reflet éclairait encore les pièces du premier étage. Fanny erra de chambre en chambre, prit un livre qu’elle feuilleta sans le lire et revint s’asseoir contre la fenêtre du cabinet de travail.

Le ciel pâle et doux, d’un blanc mauve, se fanait comme une anémone sur la plaine violette de Hautfort. Déjà les chauves-souris, quittant leurs trous, palpitaient autour des ruines.

« Comme il tarde ! » pensait Fanny.

En bas, dans la profondeur, les chapelles et les cyprès du cimetière se pressaient entre les arceaux du petit cloître. Fanny se rappela le soir d’automne où, dînant avec Augustin, elle évoqua le squelette couronné des repas antiques, la Mort qui mêle aux pavots pourpres de Vénus ses pavots candides et conseille aux amants de cueillir le jour… Ingénieusement, elle avait interprété la leçon des morts couchés sur la pente de la colline. Mais depuis… Elle imagina les songeries d’Augustin, la terreur entretenue dans l’âme chrétienne par le souci perpétuel de l’éternité.

L’humide fraîcheur de la nuit s’insinuait dans le pavillon ; très loin, une cloche sonnait. Un aboi lugubre traîna, – puis le silence… Augustin ne revenait pas…

Des vitres s’éclairent. La trompe du courrier retentit sur la place de l’église. Et ce fut le silence encore… La jeune femme épiait les bruits indistincts du soir. M. de Chanteprie l’avait donc oubliée ? À tâtons, elle chercha des allumettes, alluma l’unique bougie d’un candélabre, et cette lueur hésitante mit un peu de vie dans la vieille maison.

Et l’attente recommença, sous les yeux sévères des quatre évêques qui occupaient les quatre panneaux du cabinet de travail. La vétusté des choses étonna Fanny. Elle n’avait jamais remarqué l’état lamentable du mobilier : les rideaux plissés des bibliothèques n’étaient plus que des lambeaux verdâtres ; mille piqûres de vers criblaient le bois des fauteuils. L’étoffe, décolorée, montrait la trame…

« Dehors, l’obsession du cimetière ; dedans, l’obsession du passé… Tout, dans cette maison faite pour l’amour, tout est poussière, cendre, mélancolie… Et c’est là qu’Augustin doit vivre ! Ah ! la Chavoche a raison… Il faut partir, il faut nous en aller tous deux, au bout du monde ! »

Il faisait nuit maintenant. Un courant d’air agitait la flamme de la bougie, qui projetait sur les murs les ombres des objets, monstrueuses, mouvantes. Le Christ janséniste aux bras dressés s’allongeait démesurément. Fanny l’avait vu naguère dans l’alcôve d’Augustin, ce Christ bizarre qui venait d’Agnès la miraculée. Mais, depuis l’automne, M. de Chanteprie n’avait plus de crucifix dans sa chambre.

Neuf heures sonnaient quand Augustin arriva.

« Vous m’attendez encore ! s’écria-t-il en apercevant Fanny. Je vous croyais partie, et j’allais courir au Chêne-Pourpre… Vous n’avez pas dîné ?

— Non. Jacquine m’a laissée ici, en me recommandant de n’en point sortir.

— Excusez-moi, je suis désolé… Vous auriez dû partir, sans plus attendre… J’étais retenu par une triste besogne… Ce malheureux Faron est mort.

— Eh bien, c’est tant mieux pour lui, et pour sa famille…

— Non pas, car il est mort tout à fait dément, sans le secours de l’Église… Il n’a pas eu conscience de son état en n’a pas pus se repentir… Oh ! ce délire abject, ces hurlements de bête… Quel châtiment !… Le malheureux !…

— Si le père Faron avait duré toute la nuit, vous m’auriez laissée toute la nuit, à vous attendre… Ce n’est pas bien. »

Augustin répliqua : « Quand j’ai reçu votre billet, ce matin, j’ai voulu télégraphier, pour retarder de quelques jours votre visite… Mais les termes de votre lettre étaient si vagues que je n’a su où vous adresser ma dépêche : à Paris, au Chêne-Pourpre ? Je ne comprenais pas…

— Et moi, je ne pensais pas vous désobliger… Pardonnez-moi… vous m’aviez interdit ces… surprises… Mais il y a encore deux trains pour Paris…

— Eh bien ! vous ne prendrez que le dernier, et vous dînerez avec moi, ma chérie ! Ne soyez pas ironique… Vous ne me désobligez pas… »

Il baisa la joue froide de sa maîtresse.

« Vous boudez encore. Ce n’est pas généreux, Fanny… »

Elle retenait ses larmes, la gorge serrée d’angoisse. Ah ! comme il pouvait lui faire mal ! « Vous prendrez le dernier train ! » Il trouvait cela tout naturel… Pourquoi donc était-elle venue, sinon pour l’avoir un peu à elle, du soir à l’aube, cœur contre cœur ? Était-ce à elle de dire : « Aimons-nous. Dormons ensemble. » Elle crut mourir de honte… « Vous prendrez le dernier train !… »

« Le domestique est allé prévenir Jacquine. Ma pauvre amie, vous ferez un triste dîner.

— Ça m’est bien égal. Je ne suis pas exigeante, vous le savez », dit-elle à voix basse, car elle craignait d’éclater en sanglots.

Il s’approcha d’elle, et elle leva les yeux vers lui…

« Vous semblez fatigué, fit-elle. Est-ce que je vous ennuie ? Voulez-vous que je m’en aille ?… Je ne peux pas vous voir comme vous êtes en ce moment… Donnez-moi votre poignet… Oui, vous avez la fièvre…

— Je ne suis pas malade, rassurez-vous… Mais vous ne partirez pas si vite… et fâchée contre moi…

— Fâchée ?… »

D’un geste furtif elle porta la main du jeune homme à ses lèvres.

« Est-ce que je peux être fâchée contre vous ?… Non, ne retirez pas votre main chérie… Je vous aime.

— Que vous êtes enfant ! »

Et d’un ton rude, comme pour vaincre leur double émotion :

« Allons, Fanny, soyons raisonnables. Ne nous attendrissons pas…

— Oui… J’oubliais que je dois prendre le dernier train. »

Il n’eut pas le temps de répondre : Jacquine apportait le dîner.

« Ah ! vous en avez, une mine ! dit-elle à Augustin. Et madame Fanny… regardez-la donc !… Il ne pouvait pas crever plus tôt, ce vieil ivrogne ?

— Tais-toi, Jacquine !… J’ai passé l’âge où tu pouvais me donner des leçons.

— C’est entendu, vous êtes le maître… Tenez, je vous ai préparé du vin chaud. Buvez ça tout de suite… Si vous tombiez malade, ce serait encore la vieille Jacquine qui serait forcée de vous soigner. »

Le repas fut court. Jacquine se hâta de desservir.

« Bien le bonsoir, madame et monsieur, dit-elle en s’en allant. Je vais me coucher. Il est dix heures tout de suite. »

Fanny se leva.

« Restez un moment, fit Augustin. Nous avons encore une demi-heure.

— Soit, je reste. Je ne veux pas écourter ma dernière visite.

— Votre dernière visite ?…

— Avant mon départ, oui… J’ai vendu tous les bibelots de mon exposition, et je me décide à voyager pendant quelques semaines… ou quelques mois… en Hollande. Ce soir, j’étais venue vous dire adieu. »

Elle épiait l’effet de ses paroles. Augustin se récria :

« Vous m’annoncez cette nouvelle au moment de partir ! Quelle traîtrise !

— Si vous aviez su ne pas me revoir avant quelques semaines… ou quelques mois… vous ne m’auriez pas invitée à prendre le dernier train ?

— C’est décidé ?… Vous partez bientôt ?

— Bientôt… Quelle délivrance pour vous, Augustin ! Plus de lettres, plus de voyages à Paris, plus de… surprises comme ce soir ! Vous allez retrouver la paix de l’âme. Réjouissez-vous !

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ?… Vous me quittez : j’en éprouve une vraie tristesse, quoique… pourtant…

— Osez dire votre pensée… Soyez brave une fois !

— Mon amie, nous traversons l’un et l’autre une crise pénible… Nos âmes se heurtent sans cesse… Je souffre, et je vous fais souffrir. Peut-être vaut-il mieux, pour notre bonheur, que nous soyons séparés quelque temps. Nous réfléchirons. Nous verrons clair en nous-mêmes.

— Vous êtes accommodant. Je craignais des reproches… de la jalousie…

— De la jalousie ?… Mais vous voyagerez seule, Fanny ?

— Sans doute !… Pourtant, comme je ferai un long séjour à Amsterdam, un… ou plusieurs amis viendront peut-être m’y rejoindre.

— Plusieurs amis ?…

— Au moins un.

— Barral ?…

— Lui ou un autre, qu’est-ce que ça vous fait ?

— Mais, Fanny, j’ai le droit…

— Quel droit avez-vous ?… Je ne suis pas votre femme, et je suis si peu votre maîtresse !… Que diriez-vous si je prétendais diriger votre vie, et savoir ce que vous faites pendant ces longs jours où je reste loin de vous, sans nouvelles de vous ?… Et puis, si ça vous déplaît que je reçoive Barral, en Hollande, accompagnez-moi, vous !

— Moi ?…

— N’êtes-vous pas libre ?… Mais je n’ai pas l’intention de vous enlever de force, mon ami… Réfléchissez… »

Elle passa dans la chambre. Augustin la suivit.

« Que faites-vous là ? Que cherchez-vous ?

— Mon chapeau, mon manteau… Je ne veux pas manquer le dernier train… »

Violemment, il l’avait saisie :

« Je ne veux pas que tu t’en ailles… Pourquoi me dis-tu des choses qui me rendent fou ?… Je veux, oh ! je veux… »

Leurs voix n’étaient plus qu’un murmure…

Sous les rideaux, dans l’ombre, étendue contre lui, elle pleurait.

« Laisse-moi !… laisse-moi ! Je n’aurais pas dû céder. J’ai honte !

— Pourquoi ? Je ne sais pas pourquoi tu pleures ? Regarde-moi ! réponds-moi !

— J’ai honte… Je me dégoûte moi-même… Oh ! que ne suis-je loin d’ici !…

— Encore une fois, je ne sais…

— Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée !

— N’es-tu pas dans mon lit, dans mes bras ? Et tout à l’heure…

— Tais-toi… Tes baisers ! Ils me font horreur, tes baisers… Oui, je suis dans ton lit parce que la jalousie a réveillé ta mémoire, parce que tu t’es souvenu de mon corps… Mais après, quel reproche dans ton silence, quelle rancune !… Tu me détestais !

— Fanny !

— Je suis pour toi ce qu’était l’alcool pour le vieux Faron : ton vice… Le vice honteux, ignoble, qu’on n’avoue point… Va, je sais !… Tu ne m’abuseras plus ! Tu ne peux plus te tromper toi-même… Non, non, tu ne m’aimes pas !… Tu ne t’es jamais donné tout entier ! Il y a quelque chose en toi qui se refuse, qui proteste… quelque chose d’insaisissable… Et c’est ça que je veux, ça seulement !… Laisse-moi !… Ne me touche plus !… Tes mains, ta bouche, ta chair sur ma chair… et pas ton amour ! Ah ! c’est horrible !…

Elle eut un cri navrant… Augustin soulevé à demi regardait la nuque sombre, les cheveux répandus sur les bras pâles, tout ce corps humilié, secoué de sanglots.

« C’est ton amour que je voulais ! J’ai cru le mériter par ma patience et ma tendresse… Tes froideurs, tes rebuts, ta négligence insultante, j’ai tout subi, tout pardonné… J’ai mendié tes lettres glacées, tes courtes visites, ces entretiens où tu me meurtrissais le cœur… T’ai-je fatigué de ma présence ?… Ai-je pleuré devant toi ?… Ne t’ai-je pas béni, pour ces miettes de tendresse dont tu me faisais l’aumône ?… Ah ! je n’étais pas fière ! Tu me trouvais toujours, quand tu voulais, docile et caressante… Que n’aurais-je pas fait pour toi ?… Comme je me donnais !… Et tout cela, parce que j’espérais, à force de t’aimer, être aimée ! »

Elle se tourna vers Augustin et lui frappa la poitrine.

« Tu n’as rien, là… rien !… Je puis agoniser de douleur : mon désespoir, c’est ta revanche ! Je dois expier le péché que nous commettons… Tu croirais qu’il n’y a pas de justice, si j’étais heureuse… Eh bien, rassure-toi : ton Dieu est vengé, ton Dieu triomphe ! Depuis que je suis ta maîtresse, tu ne m’as pas donné une heure, pas une minute de bonheur vrai… Et maintenant, j’ai assez souffert ! Je n’en puis plus ! Il faut que cela finisse !…

— Ah ! cria-t-il, si nous pouvions sortir de ce enfer !… Tu dis que tu n’es pas heureuse. Me crois-tu plus heureux que toi ?… Quand je pense à nos rêves de l’an dernier !… Tout es souillé, tout est détruit !… Je n’ai plus d’illusions et plus de courage ! Mais regarde-moi donc !… Je suis un autre homme. Mes anciens amis ne me reconnaissent plus… Et s’ils voyaient mon cœur !…

— Enfin, tu oses parler franchement ! tu avoues ta lâcheté, ton ingratitude !… Eh bien, je te délivrerai de moi… Fais pénitence, sauve ton âme ! ne meurs pas réfractaire, comme le vieux Faron… Je suis le péché, la souillure !… Rassure-toi donc : je m’en vais… Il y a longtemps que tu souhaitais ta libération ! Moi, je referai ma vie !… J’aimerai qui m’aime… Ne me retiens pas ! Je veux partir !… »

La colère l’étourdissait. Elle parlait par phrases hachées, incohérentes…

« Tais-toi ! Tu me fais pitié… Je connais cet abominable jeu… Par respect pour nous-mêmes…

— Pourquoi t’ai-je rencontré ? Qu’es-tu venu faire dans ma vie ?… J’aurais aimé Georges… J’allais l’aimer… Il le sait bien, lui qui m’aime encore, lui qui m’attend… Ah ! tu n’étais pas jaloux ! tu n’avais pas souci de ce que je pouvais dire ou faire !… Comme il m’implorait, l’autre soir !… Et je me suis défendue… gardée pour toi… Il m’aime, pourtant, j’en suis sûre ! Ses baisers étaient bien des baisers d’amour…

— Que veux-tu dire ?…

— Je n’ai plus de comptes à rendre. Laisse-moi ! »

Il la retint par les deux bras, si rudement, que ses doigts meurtrirent la chair délicate.

« Où veux-tu aller, à cette heure ?

— Où tu ne seras pas… où je pourrai t’oublier…

— Tu as parlé de baisers… Explique-toi !… Je veux savoir… Est-ce une comédie que tu joues pour te venger ?…

— Laisse-moi ! tu me fais mal !…

— Tu l’as provoqué !

— Oh !

— Tu l’as provoqué, tu t’es prêtée par bravade, par dépit… Tu jouissais de sa convoitise, n’est-ce pas ?… Vous étiez seuls… Et tu consentais… tu permettais… »

Effrayée elle balbutia :

« Tu me brises… Ne me regarde pas comme cela… »

Mais l’image du couple enlacé, l’image de trahison et de luxure fascinait Augustin, exaspérait sa fureur. Il lâcha Fanny, et retomba la tête dans l’oreiller, sanglotant par secousses spasmodiques qui l’ébranlaient tout entier. Elle se jeta sur lui, l’appelant à voix haute, épouvantée de ce qu’elle avait dit.

« Augustin ! Pardon. Je te jure que je n’ai fait aucun mal…

— Va-t-en ! Vous êtes dignes l’un de l’autre… Tu savais ce que tu risquais ! Tu le connaissais, ton Barral ! Il rôdait autour de tes jupes… Tu acceptais sa présence, ses familiarités… Tu sentais son désir sur toi… Et ça te fait plaisir ! Tu l’encourageais sans doute… Ah ! ton Barral, ton Georges… comme tu dis… Je le hais, depuis le premier jour !… Un bel amant, oui, l’homme qu’il te fallait… Oh ! toi que je mettais si haut, toi que je rêvais si grande, si pure, toi que je chérissais… Toi, ma Fanny !… »

Il pleura. Puis l’ouragan de la jalousie le secoua encore. Il regarda sa maîtresse avec des yeux de haine. Il éclata en paroles injurieuses. Elle dit simplement :

« Tu m’abandonnes pendant des jours et des jours. À toutes mes prières tu opposes l’indifférence… Et parce que j’obéis à ton désir secret, parce que j’essaie de me reprendre, tu te répands en injures… Que veux-tu donc ?

Elle livrait le dernier combat, pressentant la victoire. Assise sur le lit, demi-nue, elle écartait de ses deux mains la masse de ses boucles sombres, et il y avait dans ses grands yeux de la joie et du désespoir.

« Je ne dois plus rester ici. Quittons-nous donc sans colère, car… tu le sais bien… je ne t’ai jamais offensé. J’ai été imprudente, parce que tu m’avais, une fois de plus, manqué de parole, et que je n’avais pas le courage de rester seule à dévorer mon chagrin… Mais je te le jure, j’ai souffleté cet homme et je lui ai fermé ma maison… Car je t’aime, et je ne puis aimer que toi… Tu m’es plus cher que la vie. Pourtant, puisque je te suis odieuse, puisque je suis ton malheur et ton péché, il faut bien que je m’en aille… »

Elle savait qu’elle ne s’en irait pas. Augustin souffrait, sous ses yeux volontairement impassibles, le même martyre qu’elle avait si longtemps enduré.

« Adieu. »

Il se rejeta vers elle :

« Reste ! j’étais fou !… Je crois tout ce que tu me dis ; je ferai ce que tu voudras… Oh ! Fanny ! je suis si malheureux ! Pardonne-moi ! console-moi !… Je n’ai que toi au monde.

— Mais tu voulais sortir de « cet enfer » !… Tu me chassais, tu me renvoyais à Barral ?…

— Ne me parle plus de cet homme… Il ne t’aime pas, non !… C’est moi qui t’aime… J’ai voulu m’arracher de toi ! Je me suis contraint à l’indifférence. Ce soir même, je t’ai paru brutal et méchant. Ô Fanny ! je te reviens… Rends-moi ton corps délicieux… Rends-moi tes lèvres… Tant de souvenirs !… Rappelle-toi !… Fanny, maîtresse adorée !… »

Leur cri d’amour expira dans les ténèbres et le désordre du lit. Les émotions contradictoires avaient exaspéré la sensibilité d’Augustin. Scrupules, remords, pudeur, tout sombra. Il ne fut plus maître de lui-même. Elle triomphait :

« M’aimes-tu ?…

— Je t’aime…

— Plus que ton salut ?

— Plus que mon salut.

— Jusqu’au péché ?

— Jusqu’à la damnation, jusqu’à la mort éternelle… Ah ! me perdre avec toi !… rouler dans un abîme… ne plus penser… dormir… mourir…

— Va ! l’éternité incertaine ne vaut pas une nuit d’amour… Tes mains sont glacées !… Tout ton corps tremble !…

— C’est le bonheur ! Je pleure de bonheur… Ah ! berce-moi… parle-moi… endors-moi. Ton parfum m’enivre…

— Pauvre, pauvre enfant !…

— Oui, un pauvre enfant, sans force, sans volonté… qui souffre… qui t’aime…

— Apaise-toi !… Ferme les yeux… Oublie… Nous sommes seuls au monde. Rien n’existe hors de nous. Les pavots fleurissent sur notre peine, et conseillent le sommeil… Endors-toi…

— Les pavots… oui… l’amour, la mort…

— Que parles-tu de mort ?… Tu délires ?… Nous sommes jeunes et pleins de vie… Aimons-nous !…

— Longtemps… Toujours !…

— Toute la nuit.

— Toutes les nuits de ma vie.

— Tu ne me quitteras plus. Tu me suivras bien loin…

— Au bout du monde, hors du monde !… Donne-moi encore un baiser… Endors le souvenir qui me tue, anéantis le passé, verse-moi le sommeil de l’esprit, la volupté, les beaux songes… l’oubli… »

Les heures grises qui annoncent l’aube tombaient du clocher de Hautfort. Un fil pâle raya les volets. Le sifflet d’un train déchira l’air frigide. C’était le temps où Mme de Chanteprie, à genoux dans sa cellule, disait Matines devant le Christ aux bras étroits…