La Maison du péché (éd. 1941)/XXV

La bibliothèque libre.
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À genoux sur le parquet de la salle d’études, Jacquine entassait dans un panier les vieux livres jansénistes à tranche jaspée, à reliure de peau de truie ou de veau brun, qui portaient l’ex libris de Gaston de Chanteprie. Les portes grillées de la bibliothèque découvraient les rayons presque vides.

« Ceci encore, Jacquine. »

Augustin empila les Conférences de la mère Angélique sur les Essais de Morale de Nicole, et les Instructions théologiques sur la Science du Salut. Et, pour étayer l’édifice branlant des volumes, il plaça d’un côté La Fréquente Communion, par Antoine Arnauld, prestre, et, de l’autre côté, l’énorme masse de l’Augustinus. (Cornelii Jansenii episcopi iprensis Augustinus, seu doctrina sancti Augustini, MDCXXXXI.)

« C’est bien une idée à Madame de vous réclamer ces livres. Elle a donc peur que les souris ?… Mais les autres ?… »

Jacquine montrait les rayons inférieurs de la bibliothèque.

« Les livres du chevalier Adhémar ? L’Encyclopédie, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Voltaire… Où seraient-ils mieux placés que dans ce pavillon ? Je ne crois pas que personne y ait touché depuis cent ans. »

La servante, d’un effort de reins, se mit debout, et s’en alla, le panier posé sur sa hanche. Augustin atteignit les enveloppes qui contenaient les lettres classées et datées, les manuscrits inachevés de Gaston. Chaque nom faisait surgir dans sa mémoire une figure humble ou fameuse, magistrat en robe de palais, solitaire en petit habit gris, nonne au teint de cire dans la blancheur stricte du bandeau. Il ne s’arrêtait pas à les considérer, ces ombres évoquées par la piété maternelle autour de son berceau et dont il avait fait les témoins et les juges de sa vie. Que de fois, aux heures graves, il avait cru sentir leur bienveillance ou leur réprobation !

Une enveloppe se rompit ; des feuillets glissèrent ; un nom, sur une page, retint le regard d’Augustin. Il lut :

Le 14 de may, mourut icy mon cousin Étienne de Chanteprie, retiré depuis treize ou quatorze mois en ce désert. Il estoit fort bien fait ; il avoit bel esprit et savoit parfaitement le latin et les belles-lettres. Souvent mesme, il exerçoit la noblesse de son esprit sur quelque sujet de poësie, et son cœur, enflé de vanité, trouvoit une grande douceur à cet exercice.

De mauvoises compagnies qu’il fréquenta luy firent oublier quelque temps les bons principes qu’il avoit reçeus dans un âge tendre. Peu s’en fallut qu’il ne se laissât prendre aux pièges d’une demoiselle qui avoit une furieuse envie de l’épouser. Ce libertinage affligeoit extrêmement M. de Chanteprie, mon bon père, et M. de Saci nous dit à ce propos « qu’il estoit bien difficile de blanchir une jeune teste. »

Cependant, estant venu me voir à P. R., mon cousin témoigna quelques désirs de penser à luy. Il contemploit avec une admiration toujours nouvelle ces personnes choisies de Dieu de toute éternité, réunies dans cette école de pénitence, changeant leurs épées en besches et leurs plumes en râteaux. Ses yeux, éclairés déjà, dinstinguoient la grandeur intérieure sous la bassesse apparente. Mais le monde, jaloux de retenir une si belle proie, l’attachoit comme par des chaînes d’or. La curiosité de la science et l’amour charnel enlaçoient cette âme touchée déjà par la GrâceSoyez mille fois béni, mon Dieu, qui rompistes les filets de la concupiscence et libérastes cette âme en luy montrant l’indignité de l’objet qu’elle osoit préférer à vous !…

Mon cousin de Chanteprie, le cœur déchiré de cette découverte, se jeta dans les bras de M. Le Maistre et sollicita la permission de s’établir parmi nous. M. de Saci et M. Singlin lui imposèrent une longue attente pour éprouver sa résolution. Enfin, M. de Saci, s’estant laissé vaincre à ses importunités, se chargea du soin de sa conduite, ce que nous regardons tous comme une marque de prédestination.

Cet homme, qui avoit brillé dans les cercles des courtisans, demanda par grâce qu’on le mist garde-bois. Il marchoit tout le jour dans le boues, souffrant les plus grands froids avec un just’aucorps de toile qu’il serroit seulement d’une corde quand le froid augmentoit. Il logeoit dans un bastiment qui est sur la cave dans le jardin du monastère et qu’on appelle le Petit-Pallu. J’oubliois à marquer qu’il s’appliquoit aux langues, joignant le travail de l’esprit à celuy du corps. Mais, comme il estoit extrêmement humble, il craignit qu’une pointe de vanité ne détruisit en luy les effets de la pénitence, s’il composoit aucun ouvrage francois. De grandes incommodités l’obligèrent à quitter les bois.

Il s’occupa de la cuisine avec M. d’Éragny, gentilhomme du Vexin, et plus tard il transcrivit les ouvrages des autres Solitaires, le caractère de son écriture estant fort bon.

Il mourut de la mesme maladie que le sieur Jacques Lindo. Un assoupissement soudain lui prit, après trois ou quatre accès de fièvre tierce et double tierce. M. de Saci le visitoit tous les jours et l’encourageoit. Je n’ay point veu d’homme aller plus droit à Dieu. Sa candeur, son affabilité toute chrétienne, tiroient des larmes au bon M. Pallu, nostre médecin. Dès que sa maladie parust dangereuse, on prit soin de lui donner le saint viatique, qu’il receut avec beaucoup de larmes et de soupirs, répétant les demandes quotidiennes que les Solitaires ont ajoutées à leur prière du matin :

« Faites-moy la grâce, ô mon Dieu, d’estre du petit nombre de vos élus !

« Faites-moy la grâce de coopérer à vos saintes grâces !

« Faites-moy la grâce de vivre et de mourir pénitent ! »

L’horreur de ses péchés estoit toujours présente à son esprit, mais non pas moins présente que la miséricorde de Dieu, cette miséricorde qui ne paroist jamais plus grande que lorsqu’elle regarde une très-grande misère. Ainsi mourut ce bon serviteur de Jésus-Christ, tué à la fleur de l’âge par les exercices de la pénitence, qu’il poussoit aux extrémités. Il fust enterré dans le chœur du dehors, à vingt pas au-dessous de la grille, regretté des Sœurs et des Hermites, qu’il avoit servis avec une bonté extraordinaire. On fit un jeûne ou abstinence de neuf jours pour achever sa pénitence et soulager son âme.

Toute la soirée, Augustin demeura penché sur les manuscrits où pâlissait l’encre jaunâtre. Il se coucha fort tard, et, brisé par un sommeil pénible, s’éveilla vers le milieu de la nuit.

Étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, il repassa dans sa mémoire les actes du drame dont il sentait venir le dénouement : la première rencontre avec Fanny, le dîner chez les Courdimanche, la jeune fille vertueuse et sans attrait, l’abandon d’un projet de fiançailles qui eût changé sa destinée… Puis l’amour, déguisé d’abord sous les apparences d’une tendresse toute spirituelle, l’aveu, l’élan de Fanny vers la foi, son inexplicable résistance à la vérité, la séduction sournoise, et la chute… Il songea que l’incrédulité de Fanny n’était plus l’effet de l’ignorance, mais d’un volontaire aveuglement, et que la rebelle, opiniâtrement insurgée contre le dogme et la morale catholiques, n’avait pas livré le combat sans guide et sans secours. Le seul hasard n’avait pas introduit dans la vie d’Augustin cette créature, armée tout exprès pour une œuvre de ruine. Derrière elle, on devinait l’instigateur des révoltes, l’artisan des tentations.

L’idée d’une manœuvre diabolique obséda M. de Chanteprie, comme un point fixe et brillant parmi les mirages de la fièvre et du demi-sommeil. « Je deviens fou, songea-t-il, je divague… Fanny m’a tendrement aimé… » Pourquoi les souvenirs du jeune amour fondaient-ils dans sa mémoire, s’évanouissaient-ils en brouillard ?… D’autres souvenirs sortaient de l’ombre avec le relief et la couleur de la vie. Les tempes d’Augustin battaient ; ses oreilles retentissaient de clameurs confuses ; son imagination malade enfantait des monstres féminins, goules et succubes, qui ressemblaient à Fanny… Et tout à coup, Augustin sentit que quelqu’un était là… Cloué sur le lit, il poussa le cri muet de l’épouvante. Un instant s’écoula, une éternité. Il crut percevoir le contact immatériel, la fuite silencieuse de l’Invisible…

Un jour terne rampait sur le plafond de la chambre quand il reprit conscience de la réalité. La porte battait. Augustin, demi-vêtu, courut dans la bibliothèque. L’eau de pluie, amassée sur le balconnet, coulait en longue rigole noire.

« L’horrible nuit ! pensa-t-il. Le vent soufflait en tempête jusque dans mes cauchemars… Ah ! ces figures, ces voix du délire !… »

Autour de lui, les meubles déplacés, poussiéreux, n’avaient plus leur physionomie familière… Il se dit qu’avant le maître, l’âme du logis s’en allait.

La poitrine découverte, les cheveux trempés de bruine, rafraîchissant ses mains fiévreuses au fer mouillé du balcon, il regarda la maison des ancêtres dont la brique fanée rougissait entre les tilleuls.

Une tendresse désespérée l’accabla.

« Comme j’aimais toutes ces choses, la maison, le jardin, le cirque de coteaux qui s’échancre sur la plaine, et les toits de la vieille ville, et jusqu’à l’herbe des pavés !… Mes premières années m’apparaissent dans un brouillard suave, comme les lis de l’autel dans une vapeur d’encens. Que j’étais pur et paisible !… Ô mon enfance, toute pâle d’avoir fleuri à l’ombre du Passé ! Ô ma jeunesse, abusée par la chimère d’un céleste amour ! Adieu, fantômes de moi-même !… Où est-il, maintenant, le fils de Thérèse-Angélique, l’élève bien-aimé de M. Forgerus ?… La Maison du Pavot va se rendormir dans la nuit. Augustin de Chanteprie n’est plus qu’une ombre parmi les ombres… »

Soudain les coups réguliers de la première messe sonnèrent au clocher de Hautfort : « La messe de cinq heures, la messe des servantes… » Augustin revit la chapelle mal éclairée, l’enfant de chœur aux yeux gros de sommeil, l’auditoire de domestiques et de pauvresses, le capitaine Courdimanche debout dans un coin, les petites filles de l’ouvroir en pèlerines bleues… Les cierges clignotent… Une vieille épelle à mi-voix son paroissien… Il semble que Dieu s’approche et se baisse pour écouter…

« Seigneur, murmurait Augustin, ce sont des veuves et des orphelines, ce sont les pauvres d’esprit que vous aimez ; ce sont les consciences obscures que votre seul Évangile éclaire d’une petite lueur. Écoutez, mon Dieu, ces voix adorantes qui montent vers vous, à la première heure, dans le froid du matin gris. Elles prient pour ceux qui ne prient pas : pour le riche endormi dans sa chambre close, pour le misérable qu’effraie le jour nouveau, pour l’agonisant qui lutta toute la nuit contre l’Ange et qui s’apaise enfin et s’allonge entre ses draps ; pour toute l’humanité qui recommence l’effort quotidien de vivre, et pour moi-même, pécheur ! »

L’appel sonore ébranlait son cerveau malade, ses nerfs affaiblis. Retiré dans sa chambre, il essaya de s’endormir, mais le souvenir de Fanny le poursuivait. Avec un frisson de dégoût, il revécut les affres nocturnes, et l’image évoquée, l’odeur, la chaleur, l’étreinte du corps féminin, lui furent odieuses.

« Voilà donc le prix de mon salut ! L’Idole que j’ai placée sur l’autel de mon âme, la voilà telle qu’elle apparut aux yeux des saints, dépouillée des grâces que lui prête l’ingénieux désir !… Pourquoi l’aviez-vous suscitée, mon Dieu, sinon pour éprouver ma patience, ma force, ma fidélité ! Comblé de vos grâces dès le sein de ma mère, je prétendais jouir de vos dons sans les mériter. Je me croyais invincible avant d’avoir combattu. Enfant présomptueux, je n’ai pas su reconnaître la tentatrice et déjouer ses pièges… J’ai souillé mon âme immortelle et mon corps de résurrection. Sur la roue ardente et le chevalet du martyre, je vous aurais confessé, mon Dieu ! Dans les bras impurs d’une femme, je vous ai renié…

« Ô Dieu de mon amour, vous savez que mes lèvres ont prononcé le blasphème, mes lèvres seules, et non pas mon cœur. Sous les baisers de Fanny, mon cœur insatiable criait la nostalgie de vous. Ô bien perdu, ô lumière voilée, ô le plus secret, le plus torturant de mes désirs !… C’est mon châtiment de ne pouvoir vivre ni avec vous ni sans vous… Je vous louerai, mon Dieu, je vous bénirai, je vous aimerai jusque dans le péché, jusque dans la mort, jusque dans les feux de la géhenne… Ah ! comme j’ai besoin de vous ! comme j’ai faim et soif de vous !… Qu’il serait bon d’être relevé, purifié, guéri… Ne regardez pas mes iniquités : jugez-moi selon votre miséricorde, et non pas selon votre justice. Nu, blessé, mourant, je me traîne au bord de la route, dans la fange de mon impureté. Venez, ô bon Samaritain ! fortifiez-moi de votre grâce ! mettez sur ma plaie l’huile et le vin… Non !… Détournez votre face… Retirez-vous de moi, Seigneur ! Je ne suis pas digne… Je ne suis pas digne… »

Longtemps, il clama sa détresse. Que demandait-il à son Dieu, qu’espérait-il ?… Il ne savait plus… Il ne savait même pas qu’il priait. Ses larmes coulaient comme le sang d’une blessure. Combien de temps resta-t-il prosterné, dans les demi-ténèbres ?… Après des heures, il gisait grand jour. Des oiseaux pépiaient. On entendait les bruits de la ville et quelqu’un montait, à pas lents et lourds, l’escalier du pavillon.

Augustin ouvrit la porte sur le palier. Un vieil homme à crâne chauve, à barbe grise, le saisit dans ses bras… C’était M. Forgerus.