La Maison du péché (éd. 1941)/XXVIII

La bibliothèque libre.
◄   XXVII XXIX   ►





Timide, comme un pauvre honteux implore une aumône, Fanny demanda :

« Le courrier de cinq heures est arrivé ?

— Oui, madame. Il n’y a rien pour vous.

— Vous êtes sûre ? »

La concierge, indignée, réplique :

« Puisque je vous le dis. »

Mme Manolé ferma la porte de la loge : et s’en alla droit devant elle, sur le boulevard Raspail.

Depuis cinq jours, elle avait passé de la surprise à la colère, de la colère à l’angoisse, et de l’angoisse à une espèce de folie somnambulique. Le monde extérieur avait disparu. Elle n’en recevait que des échos lointains, des reflets amortis, la sensation du jour décroissant avec son espoir et renaissant avec sa peine. Elle ne sentait plus ni la faim ni le sommeil. Son imagination lui représentait, tour à tour, Augustin malade, veillé par Mme de Chanteprie, Augustin près de sa mère agonisante, tourmenté d’affreux remords, Augustin saturé d’amour, honteux de sa folie, cherchant une occasion de rompre. Elle avait tout prévu, le pire et l’impossible, excepté le retour de Forgerus et le drame de conscience dont « monsieur le maître » précipitait le dénouement.

Pour la centième fois, elle se répétait à elle-même la dernière parole du jeune homme : « Toute une vie… » Sous les arbres du boulevard, elle marchait, berçant son angoisse au rythme de ses pas, répétant le monologue intérieur dont l’écho brisé lui montait aux lèvres :

« Il m’aime. Je ne veux pas douter de lui… Assurément, il est malade… Mais Jacquine ne me laisserait pas sans nouvelle… Non, c’est Mme de Chanteprie qui est malade. Elle va mourir, peut-être… Alors, tout sera changé… Augustin, libre, m’appartiendrait, à moi seule !… Non… il verrait sa mère entre nous, toujours. Il dirait que nous l’avons tuée. Oh ! savoir ! savoir !…

Elle enfonçait ses ongles dans la paume de ses mains. Des gens la regardaient. Elle pensa : « Ils me croient folle ! » et soudain, elle changea de route, gagna le boulevard presque désert qui borne le cimetière Montparnasse… Des enfants minables jouaient çà et là ; les mères les tançaient à voix criardes.

« Partir ! songeait la pauvre amoureuse. Relancer Augustin au chevet de sa mère !… Rencontrer Mme de Chanteprie au chevet de son fils… Que faire ! mon Dieu, que faire ?… Allons ! je m’inquiète sottement : j’aurai une lettre au prochain courrier… Et si je ne l’ai pas ?… » Elle éprouva, par avance, le navrement de la déception… « Je partirai demain pour Hautfort. Je rôderai autour de la maison et je finirai par rencontrer Jacquine… » « Jacquine ! Elle répondrait, sans doute, si je lui télégraphiais. Elle m’est toute dévouée… J’aurais une dépêche demain matin. Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? C’était bien simple… »

Fanny courut au prochain bureau de poste. La dépêche envoyée, elle respira, le cœur moins lourd, entrevoyant la fin de son supplice. Cependant, elle n’osait rentrer chez elle, dans l’atelier si lugubre au soir tombant… Par les avenues qui bordent le cimetière de l’Ouest, elle reprit sa marche incertaine. Le paysage de pierre prolongeait les lignes rigides des façades parallèles, la fuite interminable des murs troués sur des terrains vagues ou des chantiers. Derrière les grilles des marbriers, stèles, croix, chapelles gothiques, sarcophages égyptiens éclataient de blancheur crayeuse. Les becs de gaz clignotaient dans le soir mauve. Le ciel s’embrumait de vapeurs rousses sur le pont du chemin de fer. Sans trêve, douloureuse et discordante, la sirène d’une fabrique répondait aux sifflets des trains comme un monstre prisonnier à l’appel des monstres libres.

Et dans ce triste lieu, à cette heure triste, l’âme de Fanny s’élança vers le sillage aérien des fumées, vers la machine aux yeux de flamme qui rugissait la joie du départ… Mais, partout, barrant l’horizon, des murs de pierre l’enfermaient, pesaient sur elle. Entre leurs parois, comme au fond d’un puits de ténèbres, elle fut oppressée, gémissante, seule à jamais.

« Ah ! c’est fini ! » murmura-t-elle.

Comment ? pourquoi ? elle n’en savait rien, mais elle était sûre que tout était fini. Une intuition infaillible lui montrait son arrêt inscrit sur la figure mystérieuse des choses. Éternellement, dans sa mémoire, ces murs violacés, ce ciel rougissant, ces lueurs éparses, ces clameurs stridentes, se lèveraient autour de sa douleur…

Sur le boulevard Montparnasse, elle retrouva le bruit et le mouvement. Les restaurants que fréquentent les artistes du quartier débordaient jusqu’au milieu du trottoir. Les petites tables, les fusains dans les caisses vertes, rappelèrent à Fanny les auberges où quelquefois elle s’était assise avec Augustin. Elle revit le geste, le regard, les cheveux blonds de l’amant penché vers elle, et le sentiment de sa détresse lui fut si intolérable qu’elle gémit tout haut, le visage contracté, les jambes tremblantes, souhaitant mourir.

Tout près de sa maison, maintenant, elle devenait lâche, la peur de savoir ralentissait son pas. À chaque instant, relevant sa voilette, elle essuyait ses yeux, indifférente à la curiosité des passants. Au coin de la rue Boissonade, elle hésita… Oh ! le repas solitaire, le silence, le froid, l’insomnie !…

« Où aller ?… Que faire ?… Mme Robert est absente… Chez les Saujon, je rencontrerai Barral… Je n’ai personne… personne… »

Elle entra dans le corridor… La concierge la guettait :

« Une lettre pour vous, madame Manolé !… »

Une lettre qui portait le timbre de Hautfort-le-Vieux !… Mais cette écriture tremblotée, ce n’était pas l’écriture d’Augustin.


« Madame, j’écris à madame pour lui dire que M. Forgerus est revenu de chez les Turcs et que ça m’ennuie, rapport à madame. Venez, madame. Il le faut.

« Votre servante, Jacquine Férou. »


« Ah ! le maître est revenu !… Les voilà tous contre moi, la mère, le précepteur, le curé, les Courdimanche, et les dévotes. Soit ! Ils ne tiennent pas encore Augustin. »

Affolée tout à l’heure par des pressentiments, Fanny retrouvait son courage devant un ennemi réel. L’heure était passée des mélancolies et des larmes : il fallait opposer la ruse à la ruse, la force à la force.

Elle passa la nuit à se rassurer malgré l’inquiétude lancinante qui, toujours, la piquait au cœur. Le lendemain matin, elle se préparait à partir, quand un coup de sonnette retenti… « Une dépêche, sans doute, la réponse de Jacquine ?… » Fanny courut ouvrir la porte. Un vieux monsieur, à lunettes, tout de noir vêtu, demanda Mme Manolé.

« C’est moi, monsieur.

— Madame, je vous prie d’excuser l’incorrection d’une visite faite à cette heure matinale. Plus tard, j’aurais craint de ne pas vous rencontrer… Je vous suis envoyé par M. de Chanteprie. »

Fanny crut reconnaître le notaire de Hautfort, celui qu’elle avait vu, jadis, une fois, avec Mme Lassauguette.

Elle dit :

« Veuillez entrer dans l’atelier, monsieur. »

L’inconnu s’assit. Il examinait Fanny, d’un air étrange.

Debout, elle enfonçait une épingle dans la torsade croulante des ses cheveux. Son visage, affiné par la fatigue et le chagrin, délicat comme un bijou d’ivoire, souriait, un peu incliné, avec une expression charmante de confusion et de pudeur.

« Ainsi, dit-elle, M. de Chanteprie vous envoie…

— Oui, madame. Permettez-moi de me présenter moi-même. Vous connaissez mon nom : je suis M. Forgerus. »

Le sourire s’effaça, les bras levés fléchirent… Fanny répéta :

« Monsieur Forgerus !

— L’ancien précepteur d’Augustin.

— Je sais… Que me voulez-vous ?

— Madame, je suis venu contre mon gré, sur la prière formelle de M. de Chanteprie… Ma présence, ici, peut vous paraître singulière, car, d’après les convenances mondaines, nous devrions nous ignorer l’un l’autre… Cependant…

— Je vais vous mettre à l’aise, monsieur. Votre nom seul me fait deviner la cause, et le but de votre visite. Ce n’est pas M. de Chanteprie qui vous envoie : c’est Mme de Chanteprie.

— Madame, vous vous trompez : c’est bien Augustin de Chanteprie qui m’a chargé d’une mission délicate… pénible…

— Je ne comprends plus, et je ne veux pas comprendre. Si M. de Chanteprie a quelque chose à me dire, qu’il vienne chez moi, qu’il parle lui-même… Nous nous connaissons assez intimement pour nous passer d’intermédiaires… Vous auriez pu ne pas vous déranger.

« Je vous le répète, madame, je suis venu contre ma volonté ; et votre émotion me révèle que vous avez compris… »

Elle se prit à rire, de ce rire qui a les éclats de la colère et les secousses du sanglot.

« Si j’ai compris !… Vous venez me redemander Augustin de Chanteprie, mon amant… Chemin faisant, vous avez préparé un discours pathétique, car je ne suis pas une fille ; on ne peut pas m’offrir de l’argent pour que je m’en aille : alors on me paie de belles paroles… Oh ! c’est très simple !… J’ai compris tout de suite… Seulement, je ne suis pas une héroïne. Je ne sacrifie rien. Et l’homme que j’aime, je le garde. »

Forgerus passait la main sur sa barbe grise, et contemplait Fanny comme un promeneur regarde, au Jardin des Plantes, la lionne tourner et gronder derrière les barreaux. Tout d’abord, l’accueil gracieux de la jeune femme l’avait ému de compassion. Mais cette attaque furieuse, cette insolente ironie, le débarrassaient de tout scrupule.

« Vous le gardez, c’est bientôt dit !… Et s’il veut vous quitter ?

— Il m’aime !

— Il vous aime, soit !… Mais non plus avec cette égoïste et sensuelle passion qui le fit si longtemps votre esclave. Ses yeux se son ouverts, enfin. Il voit sa faute et la vôtre, son malheur et le vôtre, son intérêt et le vôtre.

— Il m’aime !

— Il voit sa mère mourante, prête à le maudire, ses amis consternés, son âme perdue pour vous et par vous.

— Il m’aime ! il m’aime ! cria Fanny d’une voix déchirante.

— Cet amour était enfoncé au plus secret de son âme, au plus vif de sa chair. En l’arrachant, Augustin a cru mourir. La blessure saigne encore, mais j’y ai porté le fer rouge… Augustin guérira de vous.

— Il m’aime ! J’ai des preuves… Ses lettres… sa volonté d’unir nos vies !… Que venez-vous faire entre nous ?… Tourmenter cette pauvre âme, avec ces mots vains et vides dont vous l’avez étourdie pendant dix ans ?… Le péché, le salut, l’éternité, Dieu !… Ah ! vous savez vous en servir, de votre Dieu !… Vous êtes très fort, très habile… Vous avez pu manier l’esprit d’un enfant, lui montrer partout le vice, salir dans sa pensée la femme et l’amour !… Une belle œuvre, vraiment, dont vous devez être fier !… D’un homme, vous aviez fait un moine, incapable de vivre et d’aimer. Mais je suis venue, moi, et j’ai détruit votre œuvre abominable, car j’étais les bras qui étreignent, les lèvres qui brûlent, le cœur qui aime et qui souffre… J’étais la vie, j’étais l’amour !… Allez, j’ai marqué Augustin d’une empreinte que vous n’effacerez pas avec l’eau bénite et les saintes huiles : je suis entrée en lui, je suis dans son âme et dans sa chair. Absente ou présente, je le possède… Ah ! vos manœuvres, vos ruses, vos mensonges, vos prêtres, votre bon Dieu, je ne les crains pas ! Si M. de Chanteprie était bien sûr de sa conversion, il serait venu me l’annoncer lui-même. Il a peur de moi ! Il m’aime toujours ! »

L’ardeur du sang italien, prompt au meurtre et à l’amour, éclatait dans les yeux de Fanny. Elle allait, venait, entre la table et le divan, haletante, pleurante, furieuse, désespérée…

— Je veux le voir. Vous me trompez. Vous me tenez un piège… Est-ce que je vous connais ?… Vous n’êtes ni le père ni le frère d’Augustin !… Je ne vous crois plus… Donnez-moi des preuves… J’ai le droit…

— Vous n’avez aucun droit, dit Forgerus, gagné par la colère. Hier encore, M. de Chanteprie croyait garder un devoir envers vous, le devoir de vous adoucir la rupture… Il m’envoyait ici pour vous y préparer.

— Vraiment ?… Je vous suis bien reconnaissante !

— Je voulais être doux à votre douleur, mais je n’avais pas prévu cette déclaration de haine… la haine de Dieu, qui se révèle dans vos paroles, malgré vous… Je ne remettrai pas Augustin en votre présence. Autant vous le livrer pieds et poing liés. Vous souffrez ?… C’est juste. Vous avez fait trop de mal aux Chanteprie pour que je m’attendrisse sur vos mécomptes. Insultez-moi, blasphémez, pleurez… Peu m’importe ! Il faut en prendre votre parti : vous ne reverrez jamais Augustin.

— Je ne le verrai plus !… Prenez garde à ce que vous faites ! Vous croyez que je me laisserai prendre mon amant et que je resterai ici, tranquille, à pleurer ? Ne me mettez pas au défi !… Je n’ai rien à ménager. Je ferai tout… tout… pour le revoir, pour le reprendre… Je combats pour la vie, moi, je défends mon amour.

— Ah ! finissons-en, dit M. Forgerus. Vous vouliez des preuves… Voici une lettre d’Augustin. J’avais promis de vous la donner quand vous seriez plus calme, après le trouble de la première surprise… Mais jamais, jamais je n’avais vu une femme comme vous !… Je commence à être las de ce drame, et de ce métier de bourreau qu’on me fait faire, malgré moi. »

Il s’étonnait sincèrement d’être là, dans cet atelier décoré de figures impudiques, chez une folle, une Gorgone, qui lui disait, en face, des choses à faire frémir.

Comment Augustin avait-il pu chérir cette femme ?

Pendant que M. Forgerus méditait sur la misère des amours humaines, Fanny était allée s’asseoir contre le vitrage de l’atelier. Ses doigts fébriles dépliaient la lettre d’Augustin, effeuillaient ces pages qui frémissaient entre ses doigts, toutes chaudes de souffrance, comme les lambeaux d’un cœur déchiré. Elle lisait. L’angoisse crispait son visage, obscurcissait sa vue, alourdissait sa tête qui pencha peu à peu. Les mains ouvertes, les paupières closes et ruisselantes, elle resta sans voix, anéantie.

Alors, M. Forgerus se leva, fort embarrassé de son personnage, et désireux de se retirer. Il dit doucement :

« Je respecte votre chagrin, madame… Mon pénible rôle est terminé… et ma présence ne peut que vous déplaire. »

Fanny se redressa.

« Oh ! non, ne partez pas, monsieur… pas encore…

— Mais…

— J’ai des choses à vous dire… des choses… C’est très confus dans ma tête, voyez-vous… Tout s’embrouille… J’ai reçu un tel coup !… Laissez-moi me remettre… comprendre… Oh ! monsieur, je vous en prie, ne vous en allez pas !… je vous en prie… »

Où était la Furie, la Gorgone ?… C’était une pauvre enfant, pitoyable, qui implorait Forgerus.

« Je vous ai dit, tout à l’heure, des paroles blessantes. Mais j’avais perdu le sens, monsieur… Depuis quelques jours… tant d’émotions !… La tête me tournait… Monsieur, vous êtes bon, vous êtes chrétien… Pardonnez-moi !… je regrette… Oui, maintenant, je regrette… Parce que je le vois bien, tout dépend de vous… Si vous partiez, ce serait la fin, l’irrévocable… Et vous tenez ma vie dans vos mains, ma vie !…

— Je vous assure, madame, que je n’ai aucun ressentiment personnel contre vous… »

Elle s’avança vers lui, et, d’une voix toute changée, d’une voix qui venait de l’âme :

« Permettez-moi de le revoir.

— Madame, c’est impossible. Vous avez lu…

— Une seule fois !… Je serai forte ; je ne pleurerai pas… Une seule fois, devant vous !… »

« Elle aussi ! pensa Forgerus. La même prière, les mêmes mots !… » Il revit Augustin dans la chambre du pavillon, il entendit sa voix : « La revoir, une fois encore ! Une seule fois… Devant vous !… » Dans le même excès de souffrance, le même cri montait aux lèvres des amants. Et, malgré lui, M. Forgerus fut troublé… Il se vit, juge et bourreau, tenant ces deux âmes, sanglantes, qui palpitaient l’une vers l’autre, dans un effort suprême pour se rejoindre et s’unir, – mais il ne se demanda pas s’il avait le droit de les séparer, ces deux âmes, et s’il n’avait pas commis un crime contre la nature, en violentant la conscience d’Augustin, en substituant sa propre volonté à la volonté du jeune homme. L’idée qu’Augustin et Fanny devaient seuls, d’un plein accord, libres de toute influence étrangère, disposer de leur destinée, cette idée subversive et choquante n’effleura même pas l’esprit de M. Forgerus. Son émotion fut toute physique, une brève défaillance nerveuse comme celle que l’on ressent devant un accident de la rue, ou à la table d’opération dans un hôpital.

« Madame, dit-il, vous me mettez au supplice, car j’ai pitié de votre douleur, et je ne puis, je ne dois rien faire pour la soulager… Mon devoir… »

Fanny ne pleura pas, ne cria pas : elle tomba sur les genoux. Son âme monta dans ses yeux, l’illumina toute, jeta sur son visage décomposé l’éclair sublime qui transfigure les mourants. Muette, elle saisit les mains de Forgerus : – et, à cette minute, le geste de la suppliante, l’admirable éloquence de son regard fixe et de sa bouche entrouverte, atteignirent à la beauté surhumaine que les grands artistes ont entrevue et réalisée quelquefois. Forgerus ne put soutenir ce spectacle… Les entrailles remuées, la gorge étreinte, il essaya de dégager ses mains… Pour la première fois, devant une femme, il fut homme, attendri, charmé, presque vaincu. Mais la parole de consentement mourut sur ses lèvres… Il secoua tristement la tête ; il répéta :

« Je ne peux pas… Ayez du courage !

— Vous n’avez donc jamais aimé personne ! cria-t-elle, dans un sanglot.

— Je n’ai jamais aimé que Dieu, son Église, et Augustin de Chanteprie. L’intérêt seul de mon élève règle mes actions et commande à mes sentiments. La pitié même doit lui céder. Relevez-vous, madame !… Ne vous humiliez pas devant un homme, pécheur comme vous. On ne doit s’agenouiller que devant Dieu… »

Il la fit asseoir sur le divan, et s’assit près d’elle. Elle lui obéissait machinalement, le regardait avec les yeux d’un animal qui se sent martyrisé et ne comprend pas… Ce petit vieillard lui apparaissait puissant comme un dieu, maître de sa destinée. Elle ne savait comment gagner du temps pour le retenir, le fléchir peut-être. Sur un mot de lui, elle eût baisé les pieds de Forgerus.

« Vous êtes intelligente, votre cœur n’est pas profondément perverti… Élevez-vous au-dessus des rancunes vulgaires. Bénissez la main qui vous frappe pour vous sauver. Montrez-vous digne, enfin, de l’affection qu’Augustin vous garde encore. L’épreuve vous sera salutaire. La douleur méritée, humblement soufferte, vous rapprochera de Dieu. Essayez de prier.

— Prier ? dit-elle. Pourquoi ?… Une douleur méritée ?… Je ne comprends pas… Quel mal ai-je fait ? pour quel crime me punissez-vous ?… J’aimais Augustin ; il m’aimait… Est-ce que nous n’étions pas libres ?… Est-ce que je recherchais la fortune de M. de Chanteprie, ou son nom ?… Je ne voulais de lui que lui-même… Je supportais tout de lui… J’acceptais tout… Il m’a envoyée chez l’abbé Le Tourneur ; il aurait pu m’envoyer chez un pasteur ou chez un rabbin. J’y serais allée de la même façon, avec la même bonne volonté. Je me suis appliquée à croire. Je n’ai pas pu… Est-ce ma faute ? Si vous n’avez que cela à me reprocher, vous êtes bien injustes, vous tous… Ah ! ce serait si simple d’être heureux, sans penser aux choses de l’autre monde !… S’il y a un Dieu, qu’est-ce que ça peut bien lui faire qu’Augustin de Chanteprie et moi nous nous aimions ? »

« Seigneur ! pardonnez à cette femme, pensait Élie Forgerus. Elle ne sait ce qu’elle dit ! »

Fanny reprenait :

« On vous a raconté que j’étais un monstre, n’est-ce pas ?… C’est Mme de Chanteprie, ce sont les fanatiques comme elle, qui sont des monstres. Ils n’on pas de cœur, ils n’ont pas de sang dans les veines. Oh ! ces gens-là, je les hais !… Moi, moi, une criminelle, parce que j’ai voulu vivre toute ma vie de femme, parce que j’ai cherché mon bonheur !

— Vous l’avez cherché où il n’était pas.

— Est-il donc dans vos couvents, dans vos églises, dans votre ciel glacé où je ne sens rien ?…

— Pauvre femme :

— Vous me plaignez ?

— Infiniment. La lumière a brillé sur vous et vous n’avez pas voulu la voir.

— Vous me plaignez… Et lui, me plaint-il de toute son âme dévote, me plaint-il en m’assassinant ?

— Il pleure sur vous plus que sur lui-même. Qu’il souffrirait, s’il vous entendait parler ainsi !

— Veut-il donc que je lui dise « merci » quand il me tue… Car il m’a tuée… Je ne serai plus jamais, jamais, la femme confiante et fière que j’étais !… Le ressort de ma force est cassé. Je ne lutterai plus. Je me laisserai aller, n’importe comment, n’importe où, au courant de la vie…

— Ne dites pas cela. Vous ferez la volonté d’Augustin. Son douloureux sacrifice ne vous sera pas inutile… Madame, ne serez-vous pas émue par la suprême prière d’un homme qui vous a aimée jusqu’à mettre son âme en péril pour sauver la vôtre ?… Ne voulez-vous pas le suivre, dans les chemins étroits de la pénitence, le rejoindre dans la sphère bienheureuse où les âmes se retrouvent et s’unissent pour l’éternité ?

— Des mots… des mots ! dit-elle, et tout à coup, elle recommença de pleurer. Je suis perdue… Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant ?… Tout est sombre autour de moi. C’est la nuit, le désert. Je n’ai personne. Qu’est-ce que je ferai, ce soir, demain, et après ?… Et je suis jeune, et j’ai de longues années à vivre… seule… toujours seule… moi qui n’ai vécu que d’amour !…

— Dieu pardonne aux pécheurs et console les affligés. Donnez-vous à lui, madame. »

Elle ne répondit pas.

« Je souhaite qu’il vous éclaire, mais je crains bien… Allons, je dois vous quitter !… Méditez, priez… On priera pour vous… Adieu, madame.

— Adieu. »


Dans la froide lumière et le silence de l’atelier, les figures des tableaux font leurs gestes immuables ; les déesses de plâtre contemplent de leurs yeux sans prunelle la femme étendue sur le divan. Seule, parmi ce peuple inanimé, Fanny souffre, comme elle va souffrir, seule, parmi le peuple indifférent des hommes.

Elle n’éprouve aucun sentiment de haine et de colère ; elle ne s’excite pas à maudire Élie Forgerus et Mme de Chanteprie ; elle oublie que Barral a prédit ces choses et qu’il attend.

Comme des nuages au vent, ses pensées roulent… C’est un chaos de souvenirs… Deux ans de sa vie, le merveilleux amour dans les décors enchantés du Chêne-Pourpre… Le vallon de Port-Royal… les soirs d’été… la lune claire entre les tilleuls… la route blanche… la Maison du Pavot !… Ah ! le reflet du feu sur le lit, le sourire du chevalier Adhémar, l’âme ombrageuse enfin domptée, le jeune amant qui tremble aux bras de la femme, et frémit avec elle, et défaille dans l’amour !… Ces cheveux, ces lèvres, ces yeux qui brûlaient Fanny, ces yeux dont le regard palpite encore, flèche ardente, au vif de son cœur blessé… Tout, les lettres qu’on lit en pleurant, les départs et les retours, les causeries, les caresses, l’anxieuse attente, les jalousies, les joies, les chagrins, l’intimité mystérieuse, – tout cela, c’est le Passé !

Qu’importent les mois et les ans !… L’amant perdu est aussi loin de Fanny que les morts dont elle ne porte plus le deuil ! Elle sentira le visage adoré pâlir et s’effacer dans sa mémoire… Elle oubliera le goût des lèvres d’Augustin, le bruit de son pas, ses gestes coutumiers, son rire, son étreinte et jusqu’au timbre de cette voix qui disait : « Fanny ! »

Elle l’appelle vainement. Elle tend vers lui ses mains convulsives… Elle crie : « Non !… ce n’est pas vrai !… ce n’est pas possible !… je ne veux pas !… » La douleur monte des profondeurs de son être, coule avec ses larmes, avec sa vie… Écrasée, maintenant, elle ne bouge plus… Ses yeux vacillent, noyés de ténèbres, et le désir de la mort emplit son cœur.