La Maison du péché (éd. 1941)/XXXIII

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C’était la veille de la Saint-Jean. À l’horizon de Hautfort, l’aveuglante lumière des jours d’orage tombait par les trouées du ciel couleur de plomb. Pas un souffle. L’ombre bleu foncé des grands nuages stagnait sur les collines.

On avait tiré le lit au milieu de la chambre. Mme Angélique et Mlle Courdimanche disposaient sur le guéridon une nappe blanche, des flambeaux, un bouquetier de porcelaine, rempli de roses et de résédas. Le carreau était semé de fleurs effeuillées et de ces brindilles de fenouil dont l’arôme évoque la splendeur rustique des processions de Fête-Dieu. Jacquine, assise sur un tabouret bas, les coudes aux genoux, les poings aux dents, considérait ces apprêts d’un œil stupide.

Depuis quatre jours, Augustin ne disait plus un mot, ne voulait voir personne, l’âme reployée, pareil à ces bêtes qui se terrent pour mourir. Ce matin-là, seulement, il avait parlé ; il avait exprimé sa volonté de communier en viatique, et l’on attendait l’abbé Le Tourneur.

Dehors, une clochette argentine tinta, et tinta encore en se rapprochant. Mlle Cariste ouvrit la fenêtre. Elle aperçut le curé qui passait sous la porte Bordier avec son enfant de chœur. Le capitaine Courdimanche, tête nue, accompagnait le bon Dieu, et des femmes rangées, au seuil des masures, faisaient le signe de la croix.

Les yeux brouillés de larmes, Mlle Cariste se retira. Elle alluma les cierges trop hauts pour les chandeliers et, trempant un rameau de buis dans l’eau bénite, elle aspergea le sol de la chambre et les draps du lit. La porte s’ouvrit enfin, et Mlle Desfossés annonça :

« Voilà le bon Dieu qui vient. »

Aussitôt les trois femmes, et la Chavoche même, s’agenouillèrent.

Un murmure d’oraisons emplissait le long corridor, et l’enfant de chœur parut, en robe rouge, tenant la clochette d’argent dans sa main gauche, et dans sa main droite un cierge allumé. M. Le Tourneur suivait, portant le ciboire qu’il déposa pieusement entre les flambeaux du guéridon. Et tous les assistants sortirent.

Alors le prêtre vint s’asseoir au chevet d’Augustin et l’engagea à réciter le Confiteor. M. de Chanteprie, soutenu par les oreillers empilés, parlait à voix basse. Il avouait des langueurs et des distractions pendant la prière, de secrètes impatiences, un sentiment inexplicable de colère, presque de rancune, contre les personnes qui l’assistaient.

Il s’interrompit tout à coup, et M. Le Tourneur, croyant la confession finie, entama le petit discours qu’il avait composé et appris une fois pour toutes, et qu’il débitait devant tous les lits de mort : « … Résignation… confiance dans l’infinie bonté de Dieu… Associer ses souffrances particulières aux souffrances de Jésus crucifié… » Certes, l’émotion de M. Le Tourneur était réelle et assez vive pour que son accent la révélât, mais elle ne savait s’épancher qu’en formules conventionnelles. Les mains du prêtre tremblaient un peu ; il évitait de regarder le pénitent ; et pourtant l’eau tiède de son éloquence coulait comme une source ininterrompue, égale, sans jets imprévus, sans bouillonnements excessifs.

« … Et vous soumettre, corps et âme, à la sainte volonté de Dieu, n’est-ce pas, mon cher enfant ?… Je vais donc… »

Augustin soupira. Saisi d’inquiétude, l’abbé tourna la tête :

« Qu’avez-vous ?… Vous souffrez ? »

Les lèvres du jeune homme s’entrouvrirent… Il ne pouvait parler… Mais cette bouche contractée, ces yeux fixes, ces yeux implorants exprimaient une si affreuse angoisse que M. Le Tourneur pâlit.

« Dites simplement votre peine… Que craignez-vous ?…

— Je n’ose pas… Je ne peux pas…

— Vous n’osez pas avouer une faute… un scrupule ?…

— Je n’ose pas communier, dit Augustin. Le secours que je demandais, ce saint viatique… Oh ! non… non… je n’ose plus…

— Pourquoi donc ?

— J’ai peur…

— Vous avez peur de quoi ?… De la mort ?… Mais votre état, très grave, assurément, n’est pas désespéré… La grâce de l’extrême onction, que vous avez reçue au début de votre maladie, a opéré en vous un véritable miracle… Déjà Dieu vous a conduit aux portes de la mort pour vous ramener à la vie… Peut-être… »

M. de Chanteprie fit un signe de dénégation.

« Eh bien ? dit l’abbé, quand même Dieu vous rappellerait à lui, vous ne devriez pas manquer de courage, ni de confiance, vous, un Chanteprie, vous, un chrétien ! »

Le visage du jeune homme se décomposa :

« J’ai peur, répéta-t-il, – et sa voix n’était plus qu’un souffle. – J’ai peur… de Dieu !

— Quoi ! dit M. Le Tourneur stupéfait. Vous avez peur de Dieu ! Vous n’osez pas recevoir le gage de notre rédemption, la sainte hostie ?…

— Je ne suis pas digne…

— Aucun de nous n’est digne de devenir le vivant tabernacle du Dieu vivant. Mais, si nous ne sommes par nous-mêmes que corruption, n’oublions pas que Jésus nous couvre de ses mérites et lave nos souillures de son sang divin… Vous avez péché, mon fils ; pourtant votre pénitence sincère, votre foi que le monde n’a pas ébranlée… »

Augustin gémit :

« La sincérité de ma pénitence !… La fermeté de ma foi !… Hélas !…

— Que voulez-vous dire ?… Vous avez conçu des regrets coupables, des doutes ?…

— Oui… des doutes…

— Depuis quand ?

— Depuis peu de jours, depuis que mon mal s’est aggravé… Oh ! comment exprimer ces pensées involontaires, cette défection soudaine de ma volonté… cette agonie de l’âme, qui précède l’agonie du corps ?… Mon Dieu !… vous le savez ! J’étais sans orgueil, sans regrets, presque sans mémoire… La plaie d’amour ne saignait plus… Je me croyais résigné, je me croyais indifférent. Je consentais à la mort… Oui, je m’en allais si doucement, avec confiance…

— Et maintenant ?…

— Dieu ! s’écria Augustin, ô Dieu ! est-ce possible ?… Est-il vrai que pour avoir, un instant, traversé le monde, j’aie remporté du monde, à mon insu, la semence du doute qui germe à présent, qui croît d’heure en heure ?… Hélas ! je me réfugie aux pieds de Jésus crucifié ; je récite le symbole des Apôtres ; je rallume ma foi à la sainte lumière des Écritures… Hélas !… hélas !… Dans la nuit de la mort qui monte, le flambeau vacille… il tremble… il s’éteint…

— Ne vous arrêtez pas à ces pensées, mon enfant. Le démon vous sollicite. Laissez-le faire. Ne discutez pas avec lui, ne discutez pas avec vous-même. Vous prenez pour des réalités les vains mirages de la fièvre. Je vous en conjure, calmez-vous ; ayez confiance ; priez.

— N’est-ce pas, dit Augustin d’une voix suppliante, je ne peux pas perdre la foi, maintenant, la foi qui a réglé ma vie, à qui j’ai tout sacrifié ?… Ce serait une dérision effroyable… Dieu ne permettrait pas… Et cependant !… Là, tout au fond de moi, j’entends quelque chose… quelqu’un… qui proteste : « Si tu t’étais trompé ?… Des preuves, des certitudes… il n’y en a pas que la raison humaine puisse concevoir… Pour croire, il faut aimer. À l’heure de la mort, tu n’aimes plus ton Dieu assez pour y croire… » Ainsi parle la voix… Et, perdant pied, submergé de toutes parts, je me raccroche à la raison comme à une planche pourrie qui me soutiendra, – peut-être, – dans ce grand naufrage… Je refais le pari de Pascal : « Si je perds, je ne perds rien. Si je gagne, je gagne tout. » Mais la voix ironique, tout bas, ricane : « Si tu perds, n’as-tu rien perdu ? Ce rien, c’est ta jeunesse, ta force, ta santé, ton amour ! Ce rien, c’est toute ta vie qui pouvait être heureuse et belle, humainement !… Hypothèses, les sanctions d’outre-tombe, le jugement, les récompenses et les châtiments éternels !… Hors de ta vie, que tu as jetée comme un méprisable enjeu, il n’y a pour toi ni réalités, ni certitudes… » Ainsi me parle encore la voix… Et moi, misérable…

— Tentations ! cria M. Le Tourneur, étendant la main comme pour un exorcisme : tentations vaines et négligeables… Derniers assauts de l’esprit du mal !… »

Augustin se dressa sur sa couche. Ses mains décharnées saisirent le bras du prêtre, et son visage hagard devint effrayant.

« Aidez-moi ! cria-t-il. Aidez-moi ! Secourez-moi ! L’ennemi est là… Il me guette… Dans les yeux des femmes, dans les livres des savants, dans le sanctuaire secret de mon cœur… Là… là… au chevet de mon lit… pendant les nuits douloureuses… avec le visage de Jacquine, avec le visage de Fanny… C’est lui, mon père, c’est lui qui me souffle ces regrets inavouables… ces doutes… cette peur sacrilège de la communion… Oh ! priez avec moi, pour qu’il s’en aille !… Priez, pour que je meure réconcilié… Mais je ne veux pas mourir encore !… Mon âme n’est pas prête… Je n’ai pas expié mes fautes… Je veux vivre et souffrir… Oh ! ne me quittez pas ! Défendez-moi !… Demandez à Dieu un délai !… quelques jours… Moi, moi, comparaître devant le juge irrité !… Moi, seul et nu en sa présence !… Que lui dirais-je ?… Dans quels abîmes ne me précipiterais-je pas, de moi-même, si lourd de crimes, et foudroyé par sa splendeur !… Ah ! la réprobation… la grâce qui m’abandonne !… l’épouvantable Éternité !…

Il eut un haut-le-corps éperdu, comme pour fuir une vision terrible, puis il retomba sur l’oreiller. Une houle de sanglots gonfla sa poitrine, et deux larmes, sans cesse reformées, coulèrent du coin de ses yeux au coin de sa bouche, dans cette ride profonde que creusent les longues douleurs.

L’abbé Le Tourneur oubliait les phrases préparées à l’avance… Il avait baptisé Augustin de Chanteprie ; il l’avait préparé à la première communion ; il lui avait administré le sacrement des malades, et demain, sans doute, il dirait sur sa fosse le dernier Requiem… Certes, il croyait bien connaître ce jeune homme qu’il avait aidé dans toutes les phases de la vie chrétienne, et toujours il avait compté qu’Augustin ferait une mort édifiante, une « belle mort », dont on parlait longtemps dans la paroisse… Cette explosion de doute et de désespoir affligeait M. Le Tourneur comme ami, et comme ecclésiastique. Il n’avait pas prévu cette scène… Il ne savait s’il devait chercher une inspiration dans l’amitié humaine ou dans la science théologique, et si des paroles affectueuses rassureraient M. de Chanteprie mieux que des arguments. Il pensa que ce n’était plus le temps de discuter, et que la pauvre âme acharnée à demander des raisons, il fallait l’enivrer d’espérance… Il encouragea Augustin, entremêlant l’exhortation de prières spontanées ; il l’assura que la tentation non consentie et patiemment supportée peut ajouter au mérite d’une âme ; que les plus grands saints ont conçu des inquiétudes sur la foi ; et que Jésus-Christ même avait supplié son Père d’éloigner le calice… Oui, la terre étonnée avait frémi d’entendre le Fils crier vers le Père : « Pourquoi m’avez-vous abandonné ?… » Et comme le curé parlait, il sentait, sur son bras, les doigts crispés resserrer leur étreinte ; les yeux désespérés, fixés sur ses yeux, suppliaient encore : « Aidez-moi ! » Les dernières larmes, les plus amères qu’Augustin eût pleurées en ce monde, glissaient, si lourdes, si lentes, sur la face de l’agonisant…

La confession achevée, M. de Chanteprie essaya de balbutier l’acte de contrition, et le prêtre leva les mains pour le bénir et l’absoudre. Puis il l’engagea à se recueillir, à s’abandonner aux bras de Dieu comme un enfant coupable et pardonné aux bras d’un bon père. « Vous allez recevoir le saint viatique… » Augustin frissonna… « Recevez-le, en toute confiance, dans un sentiment d’humilité et de douceur. » Et la porte se rouvrit… À travers le brouillard de ses pleurs, Augustin entrevit un noir défilé de formes silencieuses qui entraient une à une et se prosternaient autour du lit : il entrevit la petite lueur des cierges, jaune dans le plein jour, la robe rouge du servant, le blanc surplis du prêtre, le ciboire comme un point de vermeil. L’odeur des roses emplissait la chambre et il parut à M. de Chanteprie que son âme se détachait déjà, et flottait, légère, si légère, dans ces lueurs vagues et dans ces vagues parfums… Demi-conscient, triste et docile, il sentait son Dieu venir vers lui ; il sentait autour de lui, l’Église, représentée par le prêtre et les fidèles, l’Église attentive à l’abriter sous l’étole symbolique, à le rafraîchir de ses eaux lustrales, à le bercer de ses chants millénaires qui endorment l’une après l’autre, dans la mort, les générations des hommes…

L’abbé Le Tourneur était parti. Dans la chambre crépusculaire, l’odeur des cierges éteints se mêlait, tenace et funèbre, à l’odeur des roses. Déjà, l’on ne distinguait plus les angles des murs ; mais la mousseline des rideaux retenait un reflet bleuâtre, et M. de Chanteprie regardait décliner la lumière, cette douce lumière du soir qu’il ne verrait plus.

Un grand silence s’était fait dans son âme. Il songeait à des choses très anciennes, qu’il croyait avoir oubliées, à de petits événements de son enfance, à des gens morts depuis longtemps dont il revoyait, distinctement, le visage. Ils resterait de lui ce qui restait d’eux, un petit tas d’ossements qui, chaque jour, tombe en poussière ; une image confuse dans la mémoire des hommes qui, chaque jour, va s’effaçant… Ceux qui avaient aimé Augustin, ceux qui l’avaient connu, mourraient aussi, en peu d’années, et bientôt personne ne prononcerait plus son nom, personne ne se rappellerait plus sa forme terrestre, et ce serait l’anéantissement total, la fin véritable.

Augustin pencha la tête, et il sentit contre sa tempe la caresse soyeuse de ses cheveux ; il ferma et rouvrit ses paupières qui obéirent au commandement de ses nerfs ; il serra ses mains l’une contre l’autre, et fit mouvoir ses doigts… Quoi ! il vivait, très faible, certes, mais il vivait !… Et dans quelques heures, peut-être, il ne serait plus lui, il serait cette chose qu’on appelle un mort… Et dans huit jours, dans quinze jours, que serait-il, que seraient ses paupières, ses lèvres, ses mains ? Ses mains ! il les éleva un peu contre le jour, et les considéra avec une attention extrême, avec une sorte de pitié.

« Le temps où je ne serai plus… Je ne peux pas concevoir un temps où je ne serai plus… Et ceux qui sont morts, je ne peux pas concevoir qu’ils existent encore, dans un lieu innomé, indéfinissable… Mon père… le vieux garde-chasse des Trois-Tilleuls… Faron l’ivrogne… la petite Mélie, la fille du maréchal… Nous les vivants, – puis-je dire encore que je suis vivant ? – nous pleurons nos défunts, parce que les âmes désincarnées nous sont aussi étrangères que les corps inanimés… À notre regard, à notre sentiment, les morts sont bien morts… »

Il frémit…

« Voilà que je parle comme Jacquine !… Pourquoi n’ai-je pas les pensées que je devrais avoir, moi, chrétien, moi qui viens de recevoir un Dieu ? C’est la nature qui combat la grâce, jusqu’au dernier moment… »

Il s’efforça de prier, de penser à l’éternité. Mais l’idée chrétienne de la mort, qui était en lui si nette, si vive, si torturante pendant la confession, s’évanouissait peu à peu… Et l’idée humaine de la mort dominait, substituant une appréhension toute physique aux affres de l’esprit.

« C’est le démon qui rôde. Il faut pourtant que je me recueille… Je dois, je veux me recueillir… »

Il récita mentalement une prière, mais ses yeux attachés sur la fenêtre mesuraient le déclin du jour… Un rayon oblique touchait le côté droit de l’embrasure, et reculait, reculait sur le mur blanc… Une heure passa. Jacquine entra, avec une lampe, et Augustin dit d’un ton de colère :

« Non ! Non !… emportez-la !

— Mais il fait nuit, mon cher fieu ! »

Il murmura :

« Oui… la nuit commence… »

Et, comme si ses forces s’en étaient allées avec le jour, il s’étendit, la tête en arrière, les bras abandonnés. Une tristesse plus amère que la mort débordait son âme, et, jusqu’à la nuit noire, il ne bougea plus.

Les Courdimanche étaient partis, en promettant de revenir dans la soirée ; Mme de Chanteprie et Jacquine, assises côte à côte dans un coin de la chambre, épiaient les moindres mouvements d’Augustin.

« Il repose… Il va mieux ! dit tout bas Mme Angélique. Vois… Le corps même ressent la grâce vivifiante du sacrement… »

Jacquine prit la lampe et s’approcha du lit, puis elle revint s’asseoir près de sa maîtresse.

« Chut !… dit elle, ne parlons pas… il entendait… Ses yeux sont grands ouverts. On dirait presque qu’il pleure… Et quand je l’ai appelé, il a tourné sa tête sur l’oreiller et il n’a pas répondu…

— Il cause avec Dieu, Jacquine… Oui, oui, taisons-nous ! »

L’abat-jour de porcelaine, recouvert de gaze bleuâtre, épandait une lueur livide. Dans les demi-ténèbres, le lit étroit était blanc comme un tombeau. L’air saturé d’une odeur de roses et d’une odeur de cire où se mêlait le relent des fioles pharmaceutiques, pesait aux poumons. Augustin se plaignit d’étouffer.

« Si j’ouvre la fenêtre, vous prendrez du mal, mon fieu chéri ! dit Jacquine…

— Ah ! qu’est-ce que ça fait ?… »

Elle le toucha : il avait la peau moite et froide, le pouls très lent… Depuis l’après-midi, sa figure avait changé, vieillie en quelques heures, les paupières plus lourdes, l’œil atone : une de ces figures où le peuple dit « que la mort est peinte ».

« Avez-vous soif ?… Voulez-vous que je relève votre oreiller ?

— Ah ! laisse-moi !… »

Il avait déjà l’indifférence du mourant qui ne tient plus à rien ni à personne, et rebute ceux-là mêmes qui s’empressent autour de lui. Comme Jacquine avait vu mourir beaucoup de monde, des vieux et des jeunes, elle reconnut ce symptôme de la fin prochaine, et, hochant douloureusement la tête, elle fit un signe imperceptible à Mme de Chanteprie.

Muettes, le cœur serré, elles reprirent leur veillée… Mme Angélique priait ardemment, si ardemment que sa douleur se consumait dans l’ardeur de sa prière. Elle songeait, avec une sainte dilection, à l’heure, maintenant peu lointaine, où elle irait rejoindre son fils bien-aimé… Déjà, voyant sur son front la couronne de gloire, elle le contemplait avec respect et elle remerciait Dieu qui lui avait permis d’enfanter à la vie éternelle celui qu’elle avait enfanté à la vie mortelle. Elle ne doutait pas un instant d’avoir fait, sans défaillance, son devoir de mère et de chrétienne… Elle pensait à l’enfance de son fieu, aux jolis cheveux blonds qu’il avait, à ses manières si douces, aux caresses qu’elle recevait de lui, et le pauvre cœur octogénaire éclatait tout bas, sans ostentation du désespoir… Augustin !… Elle l’avait tant aimé ! Il avait été pour elle ce que l’époux et l’amant sont aux autres femmes : son orgueil, son délice, son tourment, son amour… Oui, le seul amour de sa longue vie, ou plutôt sa vie même. On pourrait bien enterrer la Chavoche avec son fieu, roulés dans la même toile : elle se sentait mourir de sa mort…

La fournaise du jour avait embrasé la nuit. Au loin, des éclairs silencieux ouvraient, dans le ciel sans étoiles, des perspectives phosphorescentes. Les noctuelles entraient en bourdonnant et Jacquine, qui croyait aux présages, regardait avec terreur voleter autour de lampe ces grands sphinx qui portent la figure de la Mort sur leurs ailes de velours gris… Tout à coup, au loin, des voix joyeuses s’élevèrent… Dans la plaine, des feux s’allumaient.

« On danse, là-bas, pensa Jacquine. C’est la nuit de la Saint-Jean… il y a des garçons et des filles qui sautent autour des feux, et qui s’embrasseront après, dans les venelles. Ils n’ont pas envie de devenir des saints, ni des saintes… L’amour les contente, ceux-là…

Augustin remua. Les deux femmes s’élancèrent.

« Quoi !… Que veux-tu ?…

— Je suis mal… Ne me quittez plus !… Maman !… Jacquine !…

— Il passe ! cria la Chavoche. La lampe !… Tenez la lampe !… Donnez-moi le vinaigre… Ah ! mon fieu, mon fieu chéri ! »

Les Courdimanche, de l’escalier, entendirent le cri de Jacquine. Ils accoururent, et leurs voix s’unirent à la lamentation de la servante. Un instant, la chambre fut pleine de clameurs ; mais le malade rouvrit les yeux et regarda l’un après l’autre ces gens éperdus qui pleuraient.

La lampe, placée maintenant près du lit, éclairait en plein son visage. Pâle d’une pâleur verdâtre dans le blanc cru des oreillers, il avait la bouche violette, les yeux caves, et se prunelles élargies, profondes, reflétaient déjà toute l’horreur de la nuit éternelle où il entrait. Ses mains, tâtonnantes, pétrissaient les plus du drap, les ramenaient sur lui comme un suaire. Et des gouttes de sueur glacée tombaient de son front.

Il n’avait plus de paroles… Son regard seul vivait encore, son regard conscient, lucide, chargé de rancune farouche. Et ce regard, allant de Mme Angélique aux Courdimanche, et des Courdimanche aux absents, qu’il voyait, semblait dire :

« Qu’avez-vous fait de moi ? »

« Il nous demande des prières », dit Mme de Chanteprie.

Le regard du mourant se tourna vers elle. Mais ni elle ni personne ne pouvait comprendre ce qu’exprimait ce regard. Il erra encore, et s’arrêta sur Jacquine, plus doux et si triste que la Chavoche sanglota tout à coup.

« Silence ! dit Mme de Chanteprie. Son âme entre dans la gloire… Que les morts pleurent leurs morts. Nous, chrétiens, prions ! »

Elle se tourna vers le Christ cloué au-dessus du lit, et, tenant dans ses mains la main de son fils, debout, comme une prophétesse inspirée, elle récita les Prières des agonisants. Sa voix, haute, dominait les sanglots de Jacquine et le râle du moribond :

« Sortez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout-puissant, qui vous a créée, au nom de Jésus, fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous, au nom du Saint-Esprit qui s’est communiqué à vous ; au nom des Anges et des Archanges, au nom des Trônes et des Dominations, au nom des Chérubins et des Séraphins, au nom des saints Apôtres et des Évangélistes, au nom des religieux et des solitaires, au nom des martyrs et des confesseurs, au nom des vierges et de tous les saints et saintes de Dieu. Que vous soyez aujourd’hui dans la paix et que votre demeure soit dans la sainte Sion. Par Jésus-Christ Notre Seigneur… »

Le râle devenait plus fort. C’était une longue, une affreuse inspiration spasmodique, régulière, que le capitaine Courdimanche et Mlle Cariste entendaient retenir au fond d’eux-mêmes. Et Mme Angélique priait :

« Sortez de ce monde, âme chrétienne… Je vous recommande au Dieu tout-puissant ; je vous laisse à celui dont vous êtes le créature, afin qu’après que vous aurez payé par votre mort le tribut de l’humanité, vous retourniez à votre auteur qui vous a formé du limon de la terre. Que l’horreur des ténèbres, que l’ardeur des flammes et la rigueur des tourments vous soient inconnues… Que Jésus, qui a voulu mourir pour vous, vous délivre de la mort éternelle. Que vous découvriez l’éternelle vérité dont la splendeur est si éclatante, et qu’étant unie à la compagnie des bienheureux, vous jouissiez de la douceur et de la contemplation divine pendant les siècles des siècles… Amen ! »

Jacquine ne pleurait plus. Ses traits, si beaux dans leur décrépitude, étaient devenus rigides, comme sculptés dans un très vieux buis. Grande, auguste, maternelle, le front ceint d’une étoffe noire, elle ressemblait à ces nourrices antiques que les Grecs aimaient à pencher sur le cadavre des héros. Trempant une ligne dans une eau mêlée de vinaigre, elle humectait les lèvres desséchées du moribond, et parfois, d’un baiser pieux, essuyait la sueur de ses tempes. Puis tout bas, comme un rêve, elle lui disait :

« Dors, mon fieu chéri, dors ! »

Et Mme Angélique priait :

« Nous vous recommandons, Seigneur, l’âme de ce malade, et nous vous prions, Seigneur Jésus, qui avez sauvé le monde, de mettre dans le sein des Patriarches cette âme pour laquelle votre miséricorde vous a fait descendre sur la terre. Reconnaissez, Seigneur, votre créature qui n’a point été créée par des dieux étrangers, mais par vous seul, Dieu vivant et véritable, parce qu’il n’y a pas d’autre Dieu que vous… Seigneur, réjouissez son âme par votre présence et ne vous souvenez pas des anciennes iniquités et des faiblesses que la colère ou la fureur d’un mauvais désir a excitées en elle. Car, encore qu’elle ait péché, elle n’a pas abandonné la foi du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; mais elle l’a conservée ; elle a eu le zèle de Dieu gravé dans son cœur, et a fidèlement adoré Dieu qui a fait toutes choses. »

Un insecte couleur de cendre tourna au-dessus de la lampe, jusqu’à ce que son petit corps, collé au verre, grésillât. Les pétales des roses blanches tombaient un à un sur la nappe du petit autel. Dehors, une voix féminine appelait :

« Jeanne !… Berthe !… Cora !… Marie !… »

La Chavoche gronda :

« Du vinaigre, encore… Cette eau est chaude… De l’eau fraîche, vite !… Non ! personne avec moi… Laissez-nous !… Je veux l’aider dans ce passage, toute seule… Ah ! comme il baisse !… Oui, oui, va, je suis là, ta vieille, ta Chavoche !… Je vas t’endormir comme autrefois… ah ! pauvre ! pauvre !… Quelle pitié !… Il râle… Il souffre !… Et j’ai vécu si vieille pour voir ça !… Ah ! guérisseuse de malheur !… Ah ! vieille bête ignorante qui n’a pas su sauver son fieu !… Il meurt, il meurt, et il y a des gens qui disent qu’il y a un bon Dieu dans le ciel… Il est donc sourd, quand les gens en chagrin l’appellent !… C’est donc perdu, les prières qu’on lui dit, et les chants et les simagrées des prêtres !… Un Dieu !… Un Dieu qui tue nos enfants !… Non, non, ce n’est pas vrai… Il n’y en a point !… Il n’y a pas de justice… On a tué notre Augustin avec des mensonges… Il meurt pour rien… pour rien ! »

Elle se tordit les bras, avec un cri sauvage. Les Courdimanche pleuraient, à genoux. Droite devant le Christ sombre, Mme Angélique achevait les Prières des agonisants :

« Seigneur, nous vous prions d’oublier son ignorance et les péchés de sa jeunesse ; montrez-lui votre grande miséricorde et souvenez-vous de cette âme dans l’éclat de votre gloire. Que les cieux lui soient ouverts, que les anges se réjouissent avec elle ! Recevez-la dans votre royaume… »

La bouche d’Augustin tourna. Ses yeux qui ne voyaient plus, ses yeux où montait l’ombre de la mort, s’ouvrirent une dernière fois, tout grands, dans une expression d’angoisse suprême… Un filet de sang coula, du coin des lèvres… Et la pauvre âme tremblante s’en alla, dans l’inconnu, au murmure des prières.


 
La Clairière
au Chêne-Rogneux de Grosrouvre.
1899-1902.