La Maison du péché (éd. 1941)/XI

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« Où sommes-nous ? demanda Fanny.

— Entre Milon et Saint-Lambert, répondit Augustin. Vous n’êtes pas fatiguée ? »

Elle eut un cri de passionné bonheur :

« Fatiguée, moi ?… J’irais au bout du monde… Tout me paraît si beau ! »

D’un geste, elle montrait le ciel d’azur et de nuages, azur vaporeux, nuages traversés de soleil et dont le vol ne laissait pas traîner d’ombres. La route ondulait entre deux versants boisés qui semblaient se rejoindre, se confondre, ouvrir à regret la perspective sur des fonds d’outremer amorti. Des cultures rayaient obliquement la pente, blés jaunissants, pâles avoines légères, bluets innombrables dans le seigle vert. Çà et là, des toits de tuiles, des ardoises, des chaumes pressés par petits groupes, des files de peupliers le long des pâturages humides, des saules à tête argentée indiquant le lit d’un ruisseau.

« C’est pourtant la même vallée que nos pères appelaient un désert horrible et sauvage ! dit Augustin. Mais j’aime cet horizon toujours proche et qui recule toujours, ce paysage aux lignes simples, sans accident et sans éclat, ce paysage recueilli, fermé, qui borne le regard et retient l’âme au lieu qu’elle a choisi pour retraite… Vraiment, depuis que nous avons résolu de faire, ensemble, ce pèlerinage, je vous ai conduite ici, par la pensée, plus de cent fois… Et plus de cent fois j’ai rêvé au bonheur de marcher près de vous, sur cette route, et de vous dire enfin : « Port-Royal ! »

— Vous êtes heureux ?

— Ah ! madame, si vous pouviez ressentir la même joie que j’éprouve, et la même émotion !… Vous êtes ici une passante amusée et curieuse ; mais tout, dans cette vallée, parle à mon cœur. Je suis un peu chez moi ; je vous introduis dans le domaine de mes ancêtres, dans ma patrie d’élection. Et je voudrais que le ciel fût plus doux encore, et plus charmant le désert de Chevreuse, et que l’ombre même de Racine vous accueillit sous les peupliers de Port-Royal.

— Quoi ! je suis donc une « passante amusée et curieuse », et rien de plus ?… Vous me traitez en étrangère : ce n’est pas bien. Depuis que nous avons tant parlé de Port-Royal, et de tous les Chanteprie qui l’habitèrent, je vous assure que ce pays m’est devenu cher autant qu’à vous. »

Ils dépassaient les maisons de Saint-Lambert : Augustin salua, d’un regard, d’un mot, le presbytère de Le Nain de Tillemont, entres ses vieilles charmilles ; l’église, le petit cimetière où, sous un frêne à branches tombantes dont le feuillage semble lassé, se pressent les dalles rompues, les croix de fer rougeâtre supportant des cercles de foin qui furent jadis des couronnes… Après la route de Dampierre, la vallée soudain s’élargit, se creuse en forme d’entonnoir ; puis un chemin caillouteux, raviné, un mur qui s’éboule…

« Nous sommes à Port-Royal, dit M. de Chanteprie. Allons d’abord jusqu’à la maison du concierge : il me connaît et me prêtera la clef du musée que nous visiterons tout à l’heure, sans nous embarrasser du bonhomme et de son discours… Prenez mon bras : les chemins mal entretenus sont pleins d’ornières…

Elle releva d’une main sa robe mauve qui traînait, accrochant les ronces, et docile, elle prit le bras d’Augustin. Devant eux, une sorte de parc abandonné s’étalait, avec des pelouses jaunies par la sécheresse, des sentiers bordés de haies, des pans de murs vêtus d’un lierre noir. Les jeunes gens suivirent le chemin creux qui mène à « la Solitude » ; ils aperçurent la croix des bois plantée sur le tertre où s’asseyaient les religieuses pour filer et coudre pendant les heures chaudes du jour. M. de Chanteprie entra seul dans la maison du gardien, et revint avec la clef du musée. Fanny regardait, entre les arbres, les débris de la grange et du colombier, le fragment informe d’une tour construite pendant la Fronde…

« Je vous avais prévenue, madame ! Votre curiosité sera déçue : il n’y a ici ni colonnes, ni statues, ni portiques brisés, ni rien de ce qui compose la traditionnelle beauté des ruines ; il n’y a ici que des souvenirs. L’abbaye primitive, les annexes, on été rasées en 1709, et les profanateurs ont chassé les morts mêmes de leurs tombeau… Faites un effort d’imagination : représentez-vous ces grands bâtiments, cette église du XIIIe siècle, que je vous ai montrés sur le plan de Mlle Boulogne. Ici, était la cour extérieure, la Maison des Hôtes ; là-bas, l’hôtel de Mme de Longueville, et, là-haut, sur la colline, la ferme des Granges où logeaient les Messieurs… Allons plus loin… Prenez garde à ne pas vous heurter à ces pierres, éparses dans la broussaille… C’est ici l’emplacement de l’église… Le sol primitif, très humide, qu’envahissaient parfois les eaux de l’étang, avait été exhaussé en 1651, et la mère Angélique y avait fait jeter plus de douze tombereaux de sable. Les démolisseurs n’ont pas songé à creuser la terre pour détruire jusqu’aux fondements du sanctuaire, et des fouilles récentes ont mis à jour ces tronçons de piliers qui marquent la forme de la nef et le soubassement de la chaire… À l’endroit même où s’élevait l’autel, on a édifié cette chapelle blanche, gardée par les bustes de Pascal et de Racine. C’est le musée de Port-Royal. »

Ils marchèrent côte à côte, lisant les sentences gravées sur les pierres… L’herbe, divisée par des allées étroites, simulait un jardin français. Des pigeons s’envolèrent. À l’entrée du chœur, un rosier pourpre, mi-sauvage, frôlé par la jupe de Fanny, s’effeuilla tout à coup magnifiquement. Augustin voulut en couper une branche pour son amie.

« Mettez ces roses à votre ceinture, je vous en prie : elles me rappelleront cette croix rouge que les religieuses portaient sur le cœur. Ce sont des fleurs simples, petites, presque sans parfum, comme il en peut croître de la poussière des morts ; mais, pour nous, ce sont des fleurs sacrées…

— Comme vous êtes sensible au charme des choses ! dit Fanny. Certes, il ne me faut pas un bien grand effort d’imagination pour revoir, pour admirer le Port-Royal ancien, évoqué par vos paroles. Oui, c’est vraiment votre patrie, et vous m’apparaissez ici tout autre que dans mon logis des Trois-Tilleuls… Vous êtes mieux vous-même… Donnez-moi ces fleurs. Je les garderai en souvenir de notre promenade. Mais, dites, n’est-ce pas une impiété ?… Je suis une pécheresse, et si la mère Angélique me voyait…

— Venez saluer la mère Angélique. Elle nous pardonnera. »

Il ouvrit la porte grillée de l’oratoire et fit entrer Fanny dans la salle fraîche, éclairée par des vitraux, ornée de tableaux et d’estampes. Il y avait des bibliothèques vitrées contre les murs, une table au milieu, au fond une statue de la Vierge…

« Regardez ces portraits, madame… Ce sont des copies assez médiocres, d’après Philippe de Champaigne… Voyez, dans ces vitrines, ces objets : des fragments d’étoffes, des mosaïques, une écuelle, un reliquaire, un coffret de bronze qui contint naguère un cœur desséché… Ces livres, dans les bibliothèques, ces gros livres reliés en cuir brun, c’est l’Augustinus, La Fréquente Communion, le Nécrologe, les œuvres de Nicole, les traductions de M. Le Maistre et de M. de Saci… Cette horloge, dont la gaine est peinte en blanc, a été donnée aux religieuses par M. Arnauld d’Andilly et placée dans la salle de communauté… Voyez ces lettres autographes. Quelle belle écriture française ! On sent que la plume a pesé avec lenteur et précision.

— Et ceci… Qu’est-ce donc ?

— Ceci, c’est le masque de plâtre pris sur le cadavre de Pascal.

— Oh ! fit-elle, comme il a souffert ! »

Un sentiment de pitié la retenait devant la face au nez proéminent, aux cils affaissés, à la bouche lassée, détendue…

« Ils meurent donc dans l’épouvante, les saints mêmes, ceux qui cherchent Dieu en gémissant ! »

Elle se tourna vers Augustin, d’un air d’angoisse. Il dit doucement, pour la rassurer :

« Qu’importent les stigmates que l’âme imprime sur la chair douloureuse avant de s’en arracher, dans les affres de la suprême lutte et de la libération ! Ces yeux fermés avaient versé des pleurs de joie ; cette bouche détendue avait crié d’extase… Rappelez-vous les effusions du Mystère de Jésus… Que cette image de mort ne vous effraie point, mon amie. Il faut aller à Dieu avec simplicité et confiance : on le trouve dès qu’on a commencé de le chercher… Ceux qui nous regardent le savaient bien… »

Il désignait les portraits dont les yeux fixes semblaient lui dire :

« Qui êtes-vous ? »

Et pendant que Fanny lisait tout haut les noms inscrits sur les cadres, Augustin de Chanteprie, dans le secret de son cœur, répondait :

« Je suis un homme de votre race ; je suis le fils de ces Chanteprie qui goûtèrent, auprès de vous, les douceurs de la vie mortifiée. Depuis longtemps je vous connais et je vous aime, vierges vénérables, pieux solitaires, maîtres et compagnons de mes aïeux. Je vous connais, Angélique la réformatrice, et vous Agnès, et vous Marie-Claire, et vous Angélique de Saint-Jean qui portez le nom de ma mère et lui ressemblez un peu par la tristesse de vos prunelles et la fermeté de votre bouche délicate dans un ovale aminci. Je vous connais, docteurs et pénitents, Saint-Cyran, Arnauld, Singlin, et vous, M. de Pontchâteau, visage enflammé sous la perruque noir. J’ai vécu parmi vous, je vous connais tous, et je connais les pierres de votre ermitage, tous les arbres de votre vallon. Je l’ai entendue, cette voix de la solitude ; je l’ai subi, ce charme de mort dont vous fûtes enchantés… Et j’ai fait quelquefois un rêve : tout quitter pour gagner tout, vivre dans le travail et la prière, parler peu, méditer beaucoup, borner à ces bleuissantes collines l’horizon de mes songes et de mes désirs !… J’ai fait ce rêve ; mais je croyais le monde plus jeune de trois cents ans. Port-Royal n’est plus que la ruine d’une ruine, et je n’ai trouvé que des pierres, des ronces, le silence et le souvenir… »

Les Mères vêtues de blanc, les Docteurs vêtus de noir, disaient, de leurs lèvres muettes :

« Nous ne vous connaissons pas. »

« Vous ne me reconnaissez pas, parce qu’une femme m’accompagne, répondait encore Augustin. Vous la regardez sévèrement, M. Le Maistre, vous que la mère Agnès détourna du mariage… Vous froncez les sourcils, M. de Pontchâteau, vous qui ne fûtes pas insensible aux attraits d’une demoiselle romaine… Rappelez-vous donc le vertueux attachement que les dames de Liancourt et de Luynes, vos amies, témoignèrent à leurs époux. Rappelez-vous les noces chrétiennes de M. Issali, honorées par les prières et les présents de la Mère Angélique. Considérez sans colère cette créature de Dieu que j’ai choisie et que je mène, par des voies obscures, vers l’éternelle vérité. Le plein jour de la grâce n’a pas lui sur elle… mais je l’aime pour sa misère, pour son ignorance, pour son erreur, pour le sang de Jésus qui la couvre… Pardonnez-lui d’être jeune et belle ! Pardonnez-moi de la chérir ! »

Ainsi parlait Augustin de Chanteprie, avec son âme, effrayé par l’hostilité mystérieuse des morts.

« À quoi pensez-vous donc ? dit Fanny de sa voix caressante.

— Ma pensée divaguait… Je me divertissais puérilement à ranimer ces figures silencieuses : les Messieurs me demandaient qui j’étais et qui vous étiez, et ce que nous faisions dans leur retraite…

— Et vous avez répondu ?

— Vous saurez ce que j’ai répondu… Venez, madame. »

Ils traversèrent l’emplacement de l’église, et s’arrêtèrent devant un petit enclos où s’élevait une stèle funéraire.

« C’est le « cimetière du dehors » et le tombeau de Racine, n’est-ce pas ? dit la jeune femme. Pauvre Racine ! Les Messieurs haïssaient les mensonges de l’art autant que les réalités de l’amour. »

Elle se tut, épouvantée d’avoir prononcé ce mot.

Le jeune homme souriait.

« Je me rappelle, dit-il, le matin où M. Forgerus, mon cher maître, me conduisit pour la première fois à Port-Royal. J’avais seize ans. La dernière neige fondait sur la première verdure ; l’air était vif, le soleil tiède, et il y avait des violettes dans les chemins creux. Je venais de lire Bérénice… Vous, madame, qui, petite fille encore, aviez tout lu, les bons livres et les mauvais, les modernes et les anciens.

— Les modernes surtout !…

— Vous ne pouvez pas comprendre dans quelle disposition d’esprit et de cœur j’avais abordé Racine. J’étais, par l’éducation et le caractère, tout semblable à quelque jeune Français de 1680, et je découvrais les classiques dans la fraîche fleur de leur nouveauté. M. Forgerus affirmait que Bérénice était une pièce assez faible, une élégie dialoguée, indigne, prétendait-il, de la Muse tragique…

— Il avait des opinions un peu… surannées, votre M. Forgerus.

— Hélas ! il ne se doutait pas que j’étais enfantinement épris de la reine juive.

— Ce fut votre première passion ?

— Ce fut ma seule passion. Vous riez ?… Mes sentiments vous paraissent plus ridicules que la perruque et la chaise à porteurs ? »

Elle répondit :

« Vous avez une âme charmante… Et qu’advint-il de ce grand amour ?

— M. Forgerus voyait Racine à travers Port-Royal. Moi, pauvre écolier, je vis Port-Royal à travers Racine… Nous parcourûmes les bois où l’élève de Lancelot appelait tout bas Chariclée. Nous passâmes sous ces peupliers qui ont la noble élégance, le jet ferme et pur du vers racinien, et qui murmurent éternellement une tremblante élégie… Écoutez, madame, les peupliers de Port-Royal. »

Il montrait les sveltes arbres qui jaillissent du sol toujours humide, les arbres pâles et légers, presque féminins, dont le frémissement semble une prière inarticulée et mélodieuse.

« Mon maître, à cette même place, me parlait de Pascal et d’Arnauld ; moi, je rêvais que j’étais Titus et que je sacrifiais Bérénice à ma gloire et aux intérêts du peuple romain. Oh ! je la sacrifiais héroïquement, galamment, en gentilhomme… Mais n’est-ce pas un singulier présage que j’aie connu à Port-Royal le pressentiment de l’amour ?

— Vous débutiez par le sacrifice, dit Fanny. C’était tout à fait janséniste. Et, dites-moi… Était-ce encore un présage ?

— Comment ?

— Je veux dire… Non, je ne veux rien dire… Allons-nous-en ! »

Elle riait d’un rire un peu forcé. M. de Chanteprie insista. Il était redevenu très sérieux, avec cet air de douceur et de gravité auquel Fanny ne résistait point.

« Dites-moi votre pensée, toute votre pensée.

— Je pense… Vous vous en doutez bien… Si vous aimiez Bérénice, si Bérénice vous aimait, et si quelque chose… quelqu’un… votre mère, par exemple… ou votre Dieu… vous commandait de sacrifier une femme aimée…

— J’essaierais de vaincre ma passion », dit Augustin, tristement.

Elle eut un regard plus éloquent que toutes les paroles.

« Vous ignorez la force de l’amour. Vous n’avez aimé que des chimères… Allez, vous êtes un enfant !

— Quoi ! dit-il, vous me croyez incapable d’amour, vous ! »

Il y avait dans sa voix un reproche infiniment tendre.

« À la vérité, reprit-il, les poètes de la débauche n’ont pas instruit mon adolescence, et ce mot : « l’amour », représente pour moi quelque chose de grave et de sacré ! Je ne l’ai jamais prononcé devant aucune femme. Je ne l’ai jamais confondu avec le grossier désir, appel de la chair à la chair. Jamais… »

La confidence hésita sur ses lèvres.

« À dix-neuf ans, j’aperçus, tout à fait par hasard, la poitrine nue d’une fille, et je vous jure que l’idée de l’amour ne se mêla point au trouble involontaire que j’éprouvai… Et même cette première rencontre avec la femme m’inspira je ne sais quelle terreur, je ne sais quelle répugnance… Je ne vis que l’occasion du péché !

— C’est singulier, dit Fanny. Si vous m’aviez parlé ainsi quelques semaines plus tôt, j’aurais trouvé votre sentiment monstrueux et contre nature… Mais, aujourd’hui, je crois vous comprendre. Vous regardez la beauté, l’art, l’amour, la vie avec vos yeux de chrétien.

— Et je ne puis aimer qu’avec mon âme chrétienne… Fanny ! (Il osait enfin prononcer tout haut ce nom), Fanny, n’est-ce pas, pour une femme aimée, une certitude très douce et consolante ? Celle que j’aimerai, je l’aimerai sans partage, sans défaillance, jusque dans la vieillesse, jusque dans le tombeau, jusque dans les mystérieuses expiations et les mystérieuses récompenses de l’éternité, car, malgré l’inégalité des mérites, Dieu se souviendra de sa promesse et ne voudra point séparer ce qu’il a uni… Oh ! Fanny, ne sentez-vous pas ce que vaut un tel amour : un amour que rien ne rebute, qui donne tout, qui ne désespère jamais, qui comporte tous les silencieux renoncements, toutes les ambitions héroïques, l’amour enfin d’un homme qui ne croit pas à la mort ? »

Il parlait d’une voix véhémente, redressant sa haute taille, le bleu de ses yeux étrangement avivé.

« Ah ! s’écria Fanny, tremblante, pourquoi me parlez-vous ainsi ?… En vous écoutant, moi qui ne suis pas… pas encore… chrétienne, je me demande si j’ai été vraiment aimée, si j’ai aimé vraiment… Si vous saviez ce que le monde appelle amour ! Si vous connaissiez la bassesse, la lâcheté des hommes… et l’ignominie de leurs désirs… Si vous soupçonniez quelle lie de souvenirs vous remuez dans mon âme !… Pourquoi me parler ainsi, à moi… à moi !…

— Parce que, ce sacrifice du rêve et de l’amour, ce sacrifice que je suis capable de faire, et dont la pensée me déchire maintenant, ce sacrifice vous pourriez nous l’épargner, Fanny !

Nous l’épargner ?

— Ô Fanny, vous avez dit : « Je ne suis pas… pas encore… chrétienne » Mais faites un pas seulement… Dieu ne vous demande qu’un peu de bonne volonté… Et déjà il me semble que vous êtes émue… Je devine en vous un sourd travail… Nous séparer ! nous séparer, maintenant… après cet aveu ! N’est-ce pas que ce n’est plus possible, maintenant ?

— Eh ! que sais-je ? fit-elle. Qu’exigez-vous de moi ? Suis-je maîtresse de mon esprit qui se révolte et s’égare ?… D’où me vient l’émotion que je ressens ?… Je ne me connais pus moi-même… Vous avez enivré ma raison et mon cœur… Croire ! aimer !… Mais je ne sais pas si c’est Dieu que je cherche ou vous que j’aime !

— C’est Dieu que vous cherchez en m’aimant (Et, tout à coup, Augustin pâlit.) Vous l’avez dit, vous m’aimez… C’est donc vrai !… Cette heure est venue. Je ne la croyais pas si proche… Ô Fanny, je ne vous ai pas tendu un piège. Nous avons parlé malgré vous, malgré moi… Dieu a tout conduit ! Il vous éclaire enfin, il vous éveille, il vous promet à moi, ô mon unique amour !… Écartez vos mains. Laissez-moi vous regarder… Oh ! votre sourire, vos larmes délicieuses !… Vous m’aimez ! Vous m’aimez ! Dieu est bon… »

Il abaissait presque violemment les mains de la jeune femme, et, dans un délire de bonheur, il lui parlait visage contre visage.

« Je vous entraînerai, je vous sauverai ! Qu’est-ce que les révoltes de la raison ?… L’amour, l’amour humain et divin emportera tout, fera place nette… Ne discutez pas, ne résistez pas ! Laissez faire la grâce… Ô mon amie, ô ma compagne éternelle, ô chère âme rebelle et vaincue, chère âme… »

Il la tenait contre sa poitrine. Elle renversa la tête, et dit dans un soupir :

« Si c’était vrai !… Mais que faites-vous ? Vous me connaissez à peine. C’est une folie, mon pauvre enfant !… Vous êtes si jeune !… Et moi, j’ai vécu dix vies… Voilà que je n’ose plus vous regarder, vous parler… J’ai presque honte…

— Vous avez tant souffert ! Il faut être heureuse, ma Fanny.

— Ah ! personne ne vous ressemble, personne n’aime comme vous… Eh bien ! persuadez-moi. Je ferai tout ce que vous voudrez, je croirai tout… Je ne savais pas tant vous chérir… Dites encore : « Ma chère âme… »

Il balbutia :

« Ma chère âme… »

Le vent se levait ; les peupliers frémirent dans la lumière et, sur la prairie, une longue vague verdoyante ondula. Les roses pourpres, à la ceinture de Fanny, s’effeuillèrent… La brise éparpilla les pétales par-dessus la haie, jusque sur la pierre de Racine. Les amants oubliaient le lieu, et l’heure, et qu’ils marchaient sur des tombeaux. Ils se regardaient fac à face, avec des yeux éblouis…

De cette heure, des heures qui suivirent, il leur resta le souvenir lumineux et flottant d’un songe.

Fanny se laissa conduire, indifférente aux paysages qu’elle parcourait dans le demi-somnambulisme des grands bonheurs. Une stupeur divine paralysait sa raison. Domptée, esclave, suspendue au bras d’Augustin, elle n’était plus qu’une sensibilité frémissante. Longtemps, ils s’égarèrent dans les bois des Mollerets qui dominent Port-Royal, et, le chemin s’abîmant tout à coup, ils s’arrêtèrent sur la crête de la colline. Un promontoire de rocher s’avançait en proue, surplombant des coulées d’argile rouge, et, sous le vaste ciel bleu et blanc, sous le ciel à gros nuages cernés d’une ligne brillante, c’était le panorama de la vallée toute verte : le vert acide des prairies rayées par les rubans des routes, le vert olivâtre des bruyères, le vert argenté des trembles et des peupliers, le vert compact et moutonnant des bois qui dessinent sur l’horizon une longue ligne circulaire.

Augustin et Fanny se reposèrent sur la roche où croissaient de maigres pins. Des feuilles mortes pourrissaient dans les flaques d’eau qu’un orage avait laissées aux creux de la pierre. Mains unies, fronts rapprochés, ils sentaient planer la mélancolie de l’espace et du silence.

« Êtes-vous heureuse, Fanny ?

— Trop heureuse. Je voudrais que demain ne vînt jamais.

— Demain sera pus beau qu’hier.

— Je connais les lendemains… Oh ! la douceur de l’amour qui commence ! »

Ses yeux se voilèrent. Augustin comprit qu’elle demeurait, malgré leurs confidences, une créature mystérieuse. Depuis qu’ils erraient à travers bois, il n’avait voulu parler que d’elle seule, tant il souhaitait la bien connaître. Mais, dès ce premier dialogue d’amants, il s’apercevait combien leur situation était bizarre et délicate… La jeune femme meurtrie par la vie et les passions, n’était-elle pas l’aînée, l’initiatrice, même quand elle se faisait petite pour dire : « Instruisez-moi, dirigez-moi ! » Déjà, elle avait prononcé des mots étranges ; elle avait fait allusion aux tristesses de son mariage, aux influences corruptrices qu’elle aurait subies, peut-être, si elle n’avait pas rencontré Augustin… Le jeune homme n’osait arrêter sa pensée sur l’énigme qu’il devinait très cruelle, et un peu humiliante pour son amie ; et il ne retenait rien encore de ces demi-confidences, sinon que Fanny avait souffert. Elle jouissait de cette confiance, de cette simplicité exquise d’Augustin : elle se penchait sur cette âme comme sur un lac très pur, profond, paisible, où elle ne voyait que son image mêlée au reflet du ciel.

« Fanny, que craignez-vous ? Ne vous ai-je pas rassurée ? Ne pensez pas à des choses qui vous affligent… Dès demain, mon amie, nous verrons l’abbé Vitalis. Il a deviné notre secret ; il m’aime beaucoup, et il vous estime… Je suis certain qu’il ne refusera pas de vous conseiller… Ah ! si M. Forgerus était en France !

— Vous lui écrivez souvent, à M. Forgerus.

— Non, je l’avoue… Et lui-même, absorbé par ses travaux, adresse trop rarement, tous les quatre ou cinq mois, une courte lettre à ma mère. J’ai eu quelquefois des velléités de lui écrire, de lui raconter mon amour et mes projets… Une pudeur m’a retenu… J’ai craint de mal expliquer mes sentiments, d’alarmer M. Forgerus, qui eût alarmé ma mère, par contrecoup.

— Votre mère ne soupçonne rien ?

— Ma mère ne voit que M. Le Tourneur et les Courdimanche… Je les mettrai à moitié dans la confidence, ces bons vieux, pour qu’ils soient engagés d’honneur à ne point nous trahir… On est si méchant dans les petites villes !… Quand ils sauront que vous voulez devenir une bonne catholique, les Courdimanche vous chériront, j’en suis sûr.

— Mais, votre mère… M. Vitalis m’a parlé de sa haute intelligence, de ses vertus… Elle m’effraie…

— Quand elle saura votre histoire si touchante, et quand elle sera certaine que vous partagez notre foi, ma mère ne demandera pas si vous êtes riche ou pauvre, laide ou jolie…

— Hélas ! Mme de Chanteprie doit souhaiter pour bru quelque jeune fille de votre monde, élevée au couvent dans les bonnes traditions, et que vous n’auriez pas besoin de convertir avant de l’épouser.

— On nous l’avait présentée, cette jeune fille. Je n’ai pas désiré la voir deux fois.

— Votre mère, vos amis diront que c’est folie, à votre âge, d’épouser une femme plus âgée que vous, une artiste, une indépendante, et qui n’a ni famille, ni relations mondaines, ni dot… Et je ne suis pas loin de penser que c’est une folie, en effet, que vous allez faire…

— Est-ce une folie que d’accomplir la volonté de Dieu, et notre rencontre ne fut-elle pas, pour tous deux, providentielle ! »

Fanny murmura :

« Une jeune fille, pure comme vous, une âme blanche… Mais non, une enfant ignorante ne vous aimerait pas comme je vous aime. Elle ne comprendrait pas ce qui fait le charme unique de votre caractère… Moi, je vous aime… (D’un geste involontaire, elle pressa sa joue contre l’épaule d’Augustin, frissonnant au contact de l’étoffe rude.) Je ne suis pas sainte, je ne suis pas héroïque : vous ne m’admirerez pas, Augustin, mais vous verrez que je sais bien aimer. Je suis un peu Italienne par ma mère, et je ne ressemble guère aux Françaises coquettes et prudentes qui entretiennent par leurs caprices le désir des hommes et l’irritent par leurs refus. L’amour fait de moi un être faible et violent, mais sincère… Je ne ruse pas, je ne mens pas ; je haïs les subterfuges misérables. Et c’est terrible, ce sentiment qui me livre, corps et âme, sans défense, tout entière à celui que je ne suis pas sûre de posséder tout entier.

— Je suis tout à vous, Fanny.

— Ah ! j’ai peur de trop vous aimer… Depuis bien des jours, je ne faisais que vous attendre… Mais j’étais calme encore… Nos petites joies quotidiennes me suffisaient. Maintenant, j’ai vu le fond de moi-même : je sais combien je vous aime et comment…

— Ne savez-vous pas aussi combien et comment je vous aime ?

— J’ai perdu l’habitude du bonheur. Ce trésor inattendue que vous m’offrez, il me paraît si fragile dans mes mains tremblantes !… Ô mon ami, êtes-vous bien sûr de vous ? Dites, vous ne m’aurez pas appelée à la lumière, pour me rejeter dans la nuit ?… Je m’abandonne à vous d’un cœur si confiant !… Ne me faites pas de mal ! J’ai tant souffert ! J’ai tant besoin de n’être plus malheureuse !… Soyez indulgent et doux pour moi.

— Ma bien-aimée ! Ma pauvre bien-aimée !…

— C’était si cruel d’être seule, toujours seule !… La tristesse, l’ennui… Qu’allais-je faire ? Et puis je vous ai connu, je vous ai aimé… Comme nos yeux se parlaient malgré nous !… Ô mon amour, puisque vous êtes venu, dites-moi, répétez-moi que vous ne vous en irez, jamais, de ma vie !

— Fanny, sœur, amante, épouse, tout ce que la femme peut être de plus vénérable et de plus charmant. Comme vous, bien-aimée, j’implore : « Puisque vous êtes venue dans ma vie, ne vous en allez plus jamais, mon amour ! »

Ils se contemplaient, transfigurés dans une admirable expression d’extase presque douloureuse. Et Fanny, tout à coup, posa sa main sur les cheveux blonds, qu’elle effleura d’une caresse…

Un souffle orageux vint de l’Ouest, chassant de gros nuages qui décoraient fastueusement le ciel. Des ombres violettes traînèrent sur les collines, et la voix grave des pins et des chênes répondit au lointain murmure des peupliers. Un vol de pigeons monta de la profondeur, se balança mollement et, dispersé, reformé, à grands coups d’ailes regagna le colombier de Port-Royal. Quelques gouttes de pluie tombèrent.

« Partons ! » dit Augustin.

Ils s’engagèrent dans le bois, lui pâle et pensif, elle toute enivrée encore, et ils rentrèrent à Port-Royal par la porte de Longueville.

« Attendez un instant, Fanny : j’ai gardé la clef de l’oratoire ; je cours chez le concierge et je reviens. »

Le bonhomme, en apercevant Augustin, parut indigné.

« Monsieur de Chanteprie, je vous ai cherché partout… Vous aviez laissé la porte ouverte… Oh ! monsieur, ce n’est pas bien ! »

Il semblait craindre qu’un ennemi, un jésuite, peut-être, ne s’introduisît dans le musée pour en dérober les trésors. Et il grommelait des reproches. M. de Chanteprie le suivit jusqu’à la chapelle.

« Voyez, dit-il, il n’y a point de dégâts. Personne n’est venu en mon absence. »

Le gardien faisait une inspection minutieuse, grognant toujours. Augustin ne l’écouta plus. Une lueur crépusculaire tombait des vitraux. L’or des cadres s’atténuait, et presque disparus dans le noir, les visages des Messieurs et des Mères avaient la couleur de cendre. Leurs yeux, fixés sur Augustin, n’exprimaient ni la sympathie ni la colère – et, pour la première fois, il comprit que ces morts étaient bien morts.

Il demeurait cloué au seuil, respirant une odeur de sépulcre… L’ombre s’épaississait. Le gardien tira la porte qui gémit lugubrement. Augustin s’en alla comme un étranger, tête basse, à travers les ruines.