La Marche à la lumière, Bodhicaryavatara/1

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Traduction par Louis Finot.
Editions Bossard (p. 21-28).

I

ÉLOGE DE LA PENSÉE DE LA BODHI


1. Ayant salué respectueusement les Buddhas, leurs Fils1 et le Corps de la Loi2, ainsi que toutes les personnes vénérables, j’exposerai brièvement, selon la tradition, la pratique spirituelle des Fils des Buddhas.

2. Je n’ai rien à dire qui n’ait été dit avant moi et je ne suis pas un habile écrivain. Ce n’est donc point par souci de l’intérêt des autres, c’est pour sanctifier mon propre cœur que je fais cet ouvrage.

3. Il servira tout au moins à grossir pour moi le courant de piété qui favorise le bien. Mais de plus, si quelque autre, dont le caractère ressemble au mien, vient à y jeter les yeux, il pourra, lui aussi, en tirer profit.

4. La plénitude du moment3 est difficile à obtenir, elle qui, une fois atteinte, comble tous les buts de l’homme. Si on ne réfléchit pas au bien dès cette vie, comment cette rencontre aurait-elle lieu de nouveau ?

5. De même que dans une nuit où les nuages épaississent les ténèbres, l’éclair brille un instant, ainsi, par le pouvoir des Buddhas, parfois la pensée des hommes s’arrête un instant sur le bien.

6. Donc le bien est toujours faible, tandis que la force du mal est grande et terrible ; quel autre bien pourrait le vaincre, hormis la Pensée de la Bodhi ?

7. Pendant de nombreux kalpas4 ont médité les rois des sages5 ; à la fin ils ont vu ce Bien, par lequel les bonheurs s’accumulant font déborder de joie le fleuve immense des êtres.

8. Quiconque veut traverser les innombrables douleurs de la vie, éloigner tous les maux des créatures, jouir de multiples centaines de bonheurs, ne doit jamais quitter la Pensée de la Bodhi.

9. Le malheureux enchaîné dans la prison des existences est à l’instant proclamé Fils des Buddhas ; le voilà devenu vénérable aux dieux et aux hommes, dès que s’est levée en lui la Pensée de la Bodhi.

10. Prenant cette impure effigie [le corps], elle en fait cette inappréciable image de diamant : un Buddha. Tenez ferme ce pénétrant élixir6 qui s’appelle la Pensée de la Bodhi.

11. Il a été vérifié et reconnu de grand prix par la vaste intelligence des guides suprêmes de la caravane humaine : tenez-le fermement, ce joyau qu’est la Pensée de la Bodhi, ô vous qui fréquentez ces marchés que sont les destinées des êtres vivants.

12. Tel que le bananier qui a donné son fruit, tout autre mérite s’épuise : seule, la Pensée de la Bodhi est un arbre qui fructifie toujours et toujours produit sans jamais s’épuiser.

13. L’auteur des crimes les plus affreux s’en tire à l’instant en s’appuyant sur elle, comme on échappe à un grand danger par la protection d’un héros. Comment se trouve-t-il des inconscients pour ne pas prendre leur refuge en elle ?

14. Comme l’incendie de la fin du monde, elle consume en un instant les plus grands péchés ; ses bienfaits infinis ont été exposés par le sage Maitreya à Sudhana7.

15. Cette Pensée de la Bodhi est double, en résumé : le vœu de la Bodhi, le départ pour la Bodhi.

16. Ils ont entre eux, selon les savants, la même différence qu’on établit entre celui qui veut partir et celui qui est en route.

17. Le vœu de la Bodhi porte de grands fruits en ce monde, mais il n’est pas, comme le départ pour la Bodhi, une source continue de mérites.

18-19. Dès l’instant où l’esprit a embrassé la pensée tenace de délivrer la masse illimitée des êtres, il a beau être parfois endormi ou dissipé : les flots de ses mérites vont sans cesse grossissant, pareils à l’infini de l’espace.

20. Cela, le Buddha lui-même l’a déclaré, avec preuves à l’appui, dans la Subâhupṛicchâ8, en faveur des êtres qui n’ont qu’un idéal inférieur.

21-22. Celui qui forme le bienveillant projet de guérir quelques hommes de leurs maux de tête acquiert un immense mérite : combien plus celui qui veut les affranchir tous d’une infinie souffrance et les doter d’infinies qualités !

23. Quelle mère, quel père est capable d’un vœu aussi généreux ? Quel dieu, quel ṛishi9, quel brahmane ?

24. Aucun d’eux ne forma jamais, fût-ce en rêve, pareil désir pour lui-même ; comment le ferait-il pour autrui ?

25. Cette perle des êtres, cette perle sans précédent [le Bodhisattva], comment naît-elle, puisque les autres n’éprouvent pas d’inclination, même intéressée, au bien d’autrui ?

26. Source de la joie du monde, remède à la douleur du monde, diamant spirituel, comment mesurer tout ce qu’elle recèle de mérite ?

27. Un simple souhait pour le bien du monde l’emporte sur l’adoration du Buddha : combien plus s’il s’y joint l’effort de donner à tous les êtres tout le bonheur !

28. Les hommes se jettent dans la souffrance pour échapper à la souffrance ; par désir du bonheur, ils détruisent follement leur bonheur, comme s’ils étaient leurs propres ennemis.

29-30. Ils sont affamés de bonheur et torturés de mille façons. Celui qui les rassasiera de tous les bonheurs, qui coupera court à leurs tortures et supprimera leur folie, où trouver un homme aussi bon, un tel ami, un tel mérite ?

31. On loue celui qui reconnaît un service par un autre : que dire du Bodhisattva, généreux sans qu’on l’en prie ?

32-33. Qui offre un repas de charité à quelques personnes est célébré comme un saint homme, pour avoir donné, pendant un instant, et sans égards, une maigre pitance qui soutiendra les pauvres pendant une demi-journée. Que dire de celui qui donne à un nombre infini d’êtres, pendant un temps infini, la satisfaction de tous leurs désirs, inépuisable jusqu’à l’épuisement de tous les êtres qui peuplent l’espace ?

34. Quiconque envers ce Maître du banquet, le Bodhisattva, forme en son cœur une mauvaise pensée, celui-là demeurera dans les enfers pendant autant de kalpas qu’a duré [de moments] la formation de cette pensée. Ainsi l’a dit le Maître.

35. Mais celui dont le cœur se tourne pieusement vers lui, celui-là acquiert un fruit supérieur à son péché. Et il faut se faire violence pour commettre une mauvaise action contre les Bodhisattvas, tandis qu’une bonne se fait sans effort.

36. Je rends hommage aux corps des Bodhisattvas, où est né le joyau de cette Pensée sublime ; je prends mon refuge dans ces mines de bonheur qu’on ne peut même offenser sans en recevoir quelque récompense10.

NOTES


1. Les Fils des Buddhas sont les Bodhisattvas, les prédestinés à l’état de buddha.

2. La Doctrine ou l’Absolu. Sur l’obscure théorie des Trois Corps du Buddha, voir L. de la Vallée Poussin, The three bodies of a Buddha (Journ. Roy. As. Soc., octobre 1906), et P. Masson-Oursel, Les trois corps du Buddha (Journ. As., mai-juin 1913).

3. La réunion des circonstances favorables au salut : naissance comme homme, à l’époque d’un buddha, audition de la doctrine, etc. Cf. IV, 15.

4. Période cosmique comprenant la durée d’un monde.

5. Les buddhas dans leur stage de bodhisattvas.

6. La pensée de la Bodhi est comparée à un élixir qui transforme le fer en or.

7. Dans le Gandavyûhasûtra, d’après le Commentaire.

8. Subâhuparipricchâ, sûtra traduit en chinois par Dharmaraksha entre 265 et 316, et par Kumârajîva entre 384 et 417 (Nanjio, Catalogue, nos 23 [27] et 49).

9. Les rishis sont les sages inspirés qui ont entendu et transmis au monde la parole éternelle du Véda ; ils forment une classe d’êtres distincts des dieux et des hommes.

10. Voir chap. vi, 107-108.