La Marche à la lumière, Bodhicaryavatara/9

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Traduction par Louis Finot.
Editions Bossard (p. 128-152).

IX

LA SAGESSE


1. Tout ce cortège de vertus a pour but la sagesse, a dit le Saint. Donc qu’on fasse naître en soi la sagesse, si on désire la cessation de la douleur.

2. Il y a deux vérités : la vérité enveloppée et la vérité absolue. La vérité est hors du domaine de l’intelligence ; celle-ci est dite « enveloppante ».

3-4. Il y a corrélativement deux sortes d’hommes : le contemplatif et l’homme ordinaire. Les contemplatifs l’emportent sur les hommes ordinaires et ils forment à leur tour une hiérarchie d’après la qualité plus ou moins haute de l’intelligence. Mais ces deux catégories s’accordent dans les comparaisons et sur le but à atteindre.

5. Les hommes ordinaires voient et conçoivent les choses comme réelles et non comme illusoires. Tel est le dissentiment des contemplatifs et des hommes ordinaires.

Contre le Hînayâna.6. La forme et les autres objets des sens tirent leur évidence du sens commun et non d’une preuve logique ; mais ce sens commun se trompe, comme lorsqu’il juge pur ce qui est impur.

7. Les choses ont été enseignées par le Maître comme introduction à la vacuité, non comme la vérité vraie. — Pourtant, quand les choses sont dites « momentanées », n’est-ce pas du point de vue de la vérité vraie ? — Non. — C’est donc du point de vue de la vérité enveloppée ? Mais ceci est contradictoire.

8. — Il n’y a pas de faute dans la vérité enveloppée des contemplatifs ; en comparaison des hommes ordinaires, c’est la vérité qu’ils voient. Vous le niez ? Pourtant, vous-mêmes vous écartez de la croyance commune, en supposant la femme impure.

9-10. — En ce cas, le Buddha lui-même est une illusion. Alors quel mérite peut-on tirer de son culte ? — N’en serait-il pas de même si son existence était réelle ?

— Mais si un être est illusoire, comment peut-il mourir et renaître ? — Une illusion dure autant que la combinaison des causes qui l’ont produite ; l’être forme une longue continuité : est-ce suffisant pour prétendre qu’il existe réellement ?

11. — En ce cas, il n’y pas de péché dans le meurtre d’une apparence humaine, puisqu’elle est dépourvue de conscience. — Si ! car elle est revêtue de l’apparence de la conscience ; c’est pourquoi il y a production de mérite et de démérite.

12-13a. — Une conscience purement apparente est impossible : les formules magiques sont impuissantes à la créer. — Mais cette apparence est diverse et peut procéder de causes différentes : une cause unique n’a pas nécessairement une efficacité universelle.

13b-15a. — Si l’être, en réalité dans le Nirvâṇa, ne transmigre qu’en apparence, le Buddha, lui aussi, transmigre. Alors, à quoi bon la marche à la Bodhi ? — Tant que les causes n’en sont pas coupées, l’illusion elle-même ne l’est pas ; mais dès que les causes sont coupées, elle cesse de se produire, même au point de vue de la vérité enveloppée.

Contre les Vijñânavâdins.15b-16a. — Si rien n’a de réalité, pas même la pensée visionnaire, qui donc perçoit l’illusion54 ? — Et si pour vous l’illusion même n’existe pas, qu’est-ce qui est perçu ?

16b-18a. — C’est une forme de la pensée, qui peut différer de la réalité. — Mais si l’illusion est la pensée elle-même, alors qui voit et que voit-il ? Car le Buddha a dit : « La pensée ne voit pas la pensée ; l’esprit est comme le tranchant du sabre, qui ne se coupe pas lui-même. »

18b-19a. — Elle s’éclaire elle-même comme une lampe. — Une lampe ne s’éclaire pas elle-même, puisqu’elle n’est pas obscure.

19b-23. — Nous voulons dire qu’elle est lumineuse par elle-même. Le bleu, pour être bleu, ne dépend pas d’un autre bleu, à la différence du cristal. Ainsi certaines choses sont indépendantes, d’autres dépendantes. — Le bleu n’est pas indépendant, car s’il n’était pas bleu, il ne le deviendrait pas par lui-même. L’intelligence constate et affirme que la lampe éclaire. Mais qui donc constate et affirme que l’intelligence éclaire ? Lumineuse ou obscure, puisque l’intelligence n’est vue par personne, il est aussi vain d’en parler que de la coquetterie de la fille d’une femme stérile.

24. — Mais s’il n’y a pas conscience de soi, comment peut-on se souvenir de sa connaissance ? — La mémoire vient de l’association avec un objet extérieur, — comme le poison du rat55.

25. — Puisqu’on voit la pensée d’autrui lorsqu’elle est mise en relation avec différents facteurs (prescience, clairvoyance surnaturelle), ne peut-on voir aussi sa propre pensée ? — Non : la jarre cachée qu’on aperçoit par l’application d’un onguent magique n’est pas cet onguent lui-même.

26. Nous ne contestons pas les données des sens, du témoignage, de l’intelligence ; mais qu’elles soient vraies d’une vérité absolue, c’est une thèse que nous repoussons comme étant la cause de la douleur.

27. Si on prétend que l’objet illusoire est autre chose que la pensée, c’est faux ; si on prétend qu’il n’est autre chose que la pensée, c’est également faux. S’il existe réellement, comment serait-il identique à la pensée ? S’il est identique à la pensée, comment est-il réel ?

28a-b. Inexistant, l’objet illusoire est visible ; inexistant, l’esprit le voit.

28c-d-30. Si vous dites que le Saṃsâra irréel a pour point d’appui une réalité : la pensée, il s’ensuit qu’il en est différent, donc irréel comme l’espace. De plus, comment une chose irréelle serait-elle douée d’activité parce qu’elle s’appuie sur un objet réel ? Non ! dans votre système, la pensée ne peut avoir qu’un compagnon : le néant. Et si la pensée est dépourvue d’objet, alors toutes les créatures sont des Buddhas. Quelle vertu peut-on désormais acquérir, si on n’admet que la pensée pure ?

31. — Mais si même on pénètre le caractère illusoire de la pensée, la passion en serait-elle pour cela éliminée ? Ne voit-on pas le créateur d’une femme magique s’éprendre d’elle ?

32. — Oui : mais pour le magicien, la fausse impression de la réalité du connaissable n’est pas détruite. Au moment où il voit sa création, l’impression du vide est trop faible en lui pour qu’il la reconnaisse inexistante.

33-35. Mais quand on est imprégné de l’idée du vide, la fausse impression de l’existence disparaît ; en se répétant que rien n’existe, l’idée même du vide finit par disparaître.

En effet, quand on n’imagine plus une existence dont on puisse dire qu’elle n’est pas, comment l’inexistence, ainsi privée de support, se présenterait-elle à l’esprit ?

Lorsque ni l’existence, ni l’inexistence ne se présentent plus à l’esprit, alors, en l’absence de toute autre démarche possible, l’esprit sans support est apaisé.

Contre le Hînayâna.36. De même que la Pierre merveilleuse et l’Arbre des souhaits comblent les vœux des créatures, ainsi apparaît le corps du Buddha par suite de ses vœux antérieurs et des actes des fidèles eux-mêmes.

37-38. De même qu’un charmeur de serpents peut mourir après avoir consacré un pilier : bien longtemps encore après sa mort, ce pilier détruira l’influence du venin ; — de même ce « Pilier du Vainqueur » exécuté conformément à la Pratique de la Bodhi, même après que le Bodhisattva s’est éteint, continue à remplir toutes ses fonctions.

39-40. — Comment le culte rendu à un être inconscient produirait-il des fruits ? — Parce que, d’après l’Écriture, le culte du Buddha vivant et celui du Buddha éteint sont égaux, et que tous deux portent des fruits, soit au point de vue de la vérité relative, soit à celui de la vérité absolue. [Si le culte du Buddha illusoire n’était fécond], comment celui du Buddha vrai le serait-il ?

41. — On obtient la délivrance par la vue des Vérités Saintes ; à quoi bon la vue de la Vacuité56 ? » — Parce que, d’après l’Écriture, la Bodhi ne s’obtient pas en dehors de ce chemin.

42. — Mais le Mahâyâna n’est pas prouvé. — Et vos propres Écritures, comment le sont-elles ? — Parce que nous les admettons tous deux. — Elles n’étaient donc pas prouvées avant vous !

43. La croyance que vous avez en vos Écritures, vous devez l’avoir dans le Mahâyâna. Et si l’authenticité dépend de l’adhésion des incrédules, il en résulte l’authenticité du Veda et autres textes brahmaniques.

44. — Les Mahâyânistes sont en désaccord ! — Alors, abandonnez vos propres Écritures ; car chaque secte est en désaccord non seulement avec les incrédules, mais avec ses propres adhérents et ceux des autres sectes.

45. La religion a pour racine la vie monastique. Or, la vie monastique est, comme le Nirvâṇa lui-même, difficile pour ceux dont l’esprit repose sur un objet.

46. Si la délivrance résulte de la destruction des passions, elle devrait la suivre immédiatement : or nous voyons que ceux en qui les passions sont détruites sont capables d’actes sans passion.

47. Si on soutient que la Soif, l’Attachement n’existe plus pour eux, nous le nions : n’y a-t-il pas une Soif, comme une erreur, exempte de passion ?

48. La Soif a pour origine la sensation : or la sensation se rencontre chez les saints. La pensée, ayant un objet, doit s’attacher çà et là.

49. Sans la Vacuité, la pensée entravée se reproduit toujours, témoin l’extase inconsciente. Donc, cultivons la Vacuité.

5357. Mais, dira-t-on, si les entraves de l’attachement et de la peur ont pour effet de maintenir les êtres dans le cercle des transmigrations, le seul fruit de la Vacuité est de les y faire rester par l’illusion de sauver les malheureuses créatures.

54. Cette critique contre la Vacuité n’est pas fondée. Donc il faut sans hésitation cultiver la Vacuité.

55. La Vacuité est l’antidote de la cécité mentale causée par la passion et par la croyance au connaissable. Comment ne pas la cultiver au plus vite, si on désire l’omniscience ?

56. Qu’on craigne ce qui cause la douleur, soit ! Mais la Vacuité apaise la douleur. Pourquoi la craindre ?

Contre les matérialistes.57. Qu’on ait peur de ceci ou de cela, tant qu’on croit que le moi est quelque chose, soit ! Mais celui qui se dit : « Je ne suis rien »; que peut-il craindre ?

58-60. Je ne suis pas les dents, les cheveux, les ongles, les os, le sang, le mucus, le phlegme, le pus, la salive, la graisse, la sueur, la lymphe, les viscères… les excréments, l’urine, les tendons, la chaleur, les ouvertures du corps, les six perceptions.

Contre le Sâṃkhya.61. Si la connaissance auditive était le moi, le son serait constamment perçu. D’autre part, en l’absence d’objet connaissable, comment parler de connaissance ?

62. Si on attribue la connaissance à ceux qui ne connaissent pas, alors une bûche sera « connaissance ». Donc il est établi qu’il n’y a pas de connaissance sans un objet connaissable.

63. Pourquoi le moi, au moment où il perçoit la forme, n’entend-il pas le son ? Parce qu’il n’est pas en rapport avec le son, dira-t-on. Mais alors il n’est pas connaissance auditive.

64-65a. Ce qui a pour nature de percevoir le son, comment percevrait-il la forme ? Le même homme est, il est vrai, imaginé comme père et fils, mais non au point de vue de la vérité vraie.

Si vous n’admettez en réalité que les trois Guṇas, il n’y a ni père ni fils.

65b-66a — Quand le moi est en train de percevoir le son, sa nature de perception visuelle ne se constate pas. C’est en effet par une autre nature qu’il perçoit la forme : il est momentané, comme un acteur qui change de rôle.

66b. — Donc, selon vous, c’est bien le même moi qui perçoit, mais il a une autre nature. Voilà une unité sans précédent !

67. Direz-vous que cette « autre nature » est irréelle ? Alors dites-nous quelle est sa nature réelle. Est-ce sa faculté de connaître ? Alors tous les hommes sont une seule et même chose !

68. Et même il faudra admettre l’unité des êtres conscients et inconscients, puisqu’ils ont en commun l’existence. Si les différences spécifiques sont déclarées irréelles, quel est le support de l’identité ?

Contre le Nyâya.69. Le moi n’est pas inconscient par naturelle inconscience, comme une étoffe, etc. — Il est conscient, dira-t-on, par suite de son union avec la conscience. — Alors dès qu’il est privé de conscience, il est détruit !

70. Vous répliquez que le moi est immuable. Alors, quel est l’effet produit par son union avec la conscience ?

À l’espace inconscient et immuable, on pourrait attribuer aussi la qualité de moi !

71. Mais, dira-t-on, le rapport de l’acte au fruit est impossible sans le moi. Si l’auteur de l’acte disparaît après l’avoir accompli, à qui écherra le fruit ?

72. Nous sommes d’accord sur ce point que l’acte et le fruit ont un support différent. Vous prétendez d’autre part que le moi est inactif : la discussion est donc superflue.

73. « C’est l’auteur de l’acte qui en recueille le fruit. » Voilà qui n’est pas évident ! Si le Buddha a dit que l’auteur de l’acte était le dégustateur du fruit, c’est en attribuant une unité fictive à la série des phénomènes.

74. Ni la pensée passée, ni la pensée future ne peuvent être le moi, car elles n’existent pas. La pensée présente sera-t-elle le moi ? Mais alors, cette pensée disparaissant, il n’y a plus de moi.

75. De même que la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant.

76. — Si l’individu n’existe pas, sur quoi s’exerce la compassion ? — Il est imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre.

77. — Le but de qui, puisque l’individu n’existe pas ? — Il est vrai que l’effort procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la douleur, l’illusion du but n’est pas interdite.

78. Le sentiment du moi, au contraire, est cause de douleur et s’accroît par l’illusion du moi ; et comme il ne peut être aboli autrement, il faut cultiver l’idée de l’inexistence du moi.

Contre le Hînayâna.79-80. Le corps n’est pas les pieds, les jambes, les cuisses, les hanches, le ventre, le dos, la poitrine, les bras, les mains, les côtés, les aisselles, les épaules, le cou, la tête. Qu’est-ce que le corps ?

81. Si le corps se trouve partiellement dans tous les membres, ce sont des parties qui se trouvent dans des parties : mais le corps lui-même, où est-il ?

82. Et s’il se trouve tout entier dans chaque membre, il y aura autant de corps qu’il y a de membres.

83. Le corps n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Comment serait-il dans les membres ? Il n’est pas non plus en dehors des membres. Comment donc existe-t-il ?

84. Donc il n’y a pas de corps. Mais, par suite d’une illusion, l’idée de corps est attribuée aux membres par une sorte d’implication, comme celle d’homme à un poteau.

85. Tant que dure une certaine réunion de causes, le corps est considéré comme un homme ; de même, tant que cette réunion de causes dure dans les membres, on y voit un corps.

86. De même il n’y a pas de pied : c’est une réunion d’orteils. L’orteil n’est qu’un groupe de phalanges ; la phalange est formée de parties.

87. Les parties à leur tour sont composées d’atomes, l’atome se divise en six sections correspondant aux points cardinaux ; chaque section étant indivisible n’est que l’espace vide. Donc il n’y a pas d’atome.

88. Ainsi la forme est semblable à un rêve : quel homme sage voudrait s’y attacher ? Et puisque le corps n’existe pas, qu’est-ce que l’homme ou la femme ?

89. Si la douleur existe réellement, pourquoi n’affecte-t-elle pas ceux qui sont dans la joie ? Pourquoi le plaisir d’un aliment savoureux laisse-t-il insensible celui qui est en proie au chagrin ?

90. Dira-t-on que le plaisir ou la douleur n’est pas senti parce qu’il est éclipsé par une sensation plus forte ? Mais comment appeler sensation ce qui a pour caractère de n’être pas senti ?

91. Alléguera-t-on que la douleur est à l’état subtil et que son état développé lui a été ravi par une sensation plus forte ? Mais il se peut que l’autre sensation ne soit que du plaisir pur réduit aussi à l’état subtil.

92. Si la douleur n’apparaît pas en présence d’une cause contraire, n’en résulte-t-il pas que ce qu’on appelle « sensation » n’est qu’un parti pris de l’imagination ?

93. C’est pourquoi la présente critique est développée comme l’antidote de ce parti pris. Car les yogins ont pour unique aliment les contemplations nées dans le champ de l’imagination.

94. [La sensation étant définie comme un effet du contact], si l’organe et son objet sont séparés par un intervalle, comment entreraient-ils en contact ? Et s’ils n’ont aucun intervalle, ils forment une unité : comment parler de conjonction ?

95. Il ne peut s’agir d’une pénétration de l’atome ; car l’atome, ne présentant ni vide ni inégalité, ne peut être pénétré. S’il n’y a pas pénétration, il n’y a pas mélange ; s’il n’y a pas mélange, il n’y a pas contact.

96. Comment s’opérerait le contact de ce qui est sans parties ? S’il y a des exemples d’indivisibilité dans le contact, montrez-les !

97. La conscience, étant sans forme, ne peut entrer en contact. Les corps ne le peuvent pas davantage, puisqu’ils ne sont pas réels, comme on l’a démontré.

98-99. Or en l’absence de contact, comment la sensation serait-elle possible ? Mais alors dans quel but notre effort ? D’où viendrait la souffrance et qui peut-elle atteindre ? Puisqu’il n’y a ni sujet sentant, ni sensation, pourquoi, ô Soif, en présence de cette situation, ne te dissipes-tu pas ?

100. On voit, on touche : mais la sensation est fonction de la pensée, qui elle-même est semblable à une illusion ou à un rêve ; donc la sensation n’existe pas.

101. La connaissance antérieure ou postérieure est un souvenir et non une sensation. Elle ne se perçoit pas elle-même et n’est pas perçue par une autre.

102. Il n’existe pas de sujet de la sensation : donc la sensation n’a pas d’existence réelle. Tout ce faisceau étant sans substance, qui peut être opprimé par lui ?

103. Le sens interne n’est ni dans les organes des sens, ni dans leurs objets, ni dans l’intervalle. La pensée ne se rencontre ni à l’intérieur, ni à l’extérieur du corps, ni ailleurs.

104. Ce qui n’est ni dans le corps, ni ailleurs, ni combiné, ni isolé, cela n’est rien. C’est pourquoi les êtres sont, par nature, en état de Parinirvâṇa.

105-106. Si la connaissance est antérieure au connaissable, quel est son point d’appui pour naître ? Si elle est simultanée, quel est-il encore ? Et si elle est postérieure, d’où viendrait la connaissance ? Ainsi la production de tous les phénomènes psychiques est impossible.

107. S’il en est ainsi, il n’y a pas « enveloppement » : comment donc y aurait-il deux vérités ? Ou bien si cet « enveloppement » est créé par un autre, comment les êtres arriveraient-ils au Nirvâṇa ?

108. L’être en état de Nirvâṇa existe par l’imagination d’autrui, non par sa propre illusion. Là où il y a un effet déterminé postérieurement, il y a « enveloppement » ; le premier faisant défaut, le dernier n’existe pas.

109. L’imagination et la chose imaginée reposent l’une sur l’autre. Toute critique s’appuie sur ces données empiriques.

110-111. — Mais si la critique critiquée critique à son tour, c’est un cercle vicieux. — Non : car la critique de ce qui est critiquable une fois faite, il n’y a plus de point d’appui pour la critique ; faute de point d’appui, elle ne se produit plus : c’est ce qu’on appelle le Nirvâṇa.

112-114. Mais celui qui admet comme vraie cette dualité est en fort mauvaise posture. Si en effet l’objet procède de la connaissance, comment expliquer celle-ci ? Si la connaissance procède de l’objet, comment expliquer celui-ci ? Si ces deux éléments procèdent réciproquement l’un de l’autre, ni l’un ni l’autre n’existe. Par exemple : s’il n’y a pas de père sans fils, comment le fils naît-il ? Or en l’absence de fils, il n’y a pas de père : donc ni l’un ni l’autre n’existe.

115. — La plante naît de la graine ; la graine est révélée par la plante. Pourquoi la connaissance née du connaissable ne prouverait-elle pas l’existence de celui-ci ?

116. — L’existence de la graine est inférée par suite d’une notion autre que la plante ; mais d’où vient la notion de l’existence de la connaissance, qui permet de conclure à celle de l’objet ?

117. Le monde, par la seule perception, reconnaît la cause comme complexe : la division du lotus en tige, fleur, etc., provient de la diversité de la cause.

118. Quelle est l’origine de la variété de la cause ? La variété de la cause antérieure. Pourquoi la cause produit-elle tel ou tel résultat ? Par l’influence de la cause antérieure.

Contre le déisme.119. « Dieu est la cause du monde. » Dites, qu’est-ce que Dieu ? Si ce sont les éléments, soit ! Inutile de se travailler pour un simple nom.

120. Mais ces éléments — terre, eau, feu, vent — sont multiples, transitoires, sans volonté, sans caractère divin, négligeables, impurs : ils ne sauraient être Dieu.

121. L’espace n’est pas Dieu, puisqu’il est inactif ; l’Âtman est éliminé par notre réfutation antérieure (viii, 27). « Dieu est inconcevable ? » Mais alors sa qualité de créateur l’est aussi : qu’en dire ?

122-123a. Qu’est-ce que Dieu a pu désirer créer ? L’Âtman ? Il est éternel. Les éléments ? Ils sont éternels de nature. Dieu lui-même ? Il l’est aussi. La connaissance ? Elle procède du connaissable. Le plaisir et la douleur ? Ils procèdent de l’acte. Qu’a-t-il donc pu créer ?

123b. Si la cause n’a pas de commencement, comment l’effet en aurait-il un ?

124. Pourquoi Dieu n’agit-il pas sans cesse ? Il n’a pas en effet à tenir compte d’un autre : puisqu’il n’existe aucun être qui n’ait été créé par lui, de qui serait-il obligé de tenir compte ?

125. Serait-ce de la combinaison des conditions ? Alors il n’est pas la cause. Il ne peut s’abstenir quand la combinaison est réalisée, ni agir quand elle fait défaut.

126. Si Dieu agit sans le désirer, il en résulte qu’il est dépendant. S’il le désire, il est dépendant de son désir, et alors que devient sa qualité de Seigneur ?

127a. Ceux qui affirment que les atomes sont éternels ont été réfutés plus haut58.

Contre le Sâṃkhya.127b-128. Les Sâṃkhyas postulent la matière primitive comme cause éternelle du monde. Elle est constituée par l’équilibre des trois Guṇas ; le monde résulte de la rupture de cet équilibre.

129. Un être un ne peut avoir une nature triple : donc la matière primitive n’existe pas. De même les Guṇas ne sauraient exister, car chacun d’eux aussi est triple.

130. Les Guṇas n’existant pas, le son et autres objets des sens n’existent pas davantage. En outre il est impossible que le plaisir, la douleur, l’égarement existent dans les choses inconscientes, telles que les vêtements.

131. Voulez-vous dire que ces choses ont pour nature d’être cause de plaisir, etc. Nous avons démontré l’inexistence des choses. Et pour vous, d’ailleurs, c’est le plaisir qui est la cause et non le vêtement.

132a. Or, en fait, le plaisir vient du vêtement ; si celui-ci fait défaut, il n’y a pas de plaisir.

132b-133. On ne constate jamais la permanence du plaisir. S’il existe constamment à l’état développé, pourquoi n’est-il pas constamment senti ? S’il passe à l’état subtil, comment peut-il être successivement développé et subtil ?

134-135a. S’il abandonne l’état de développement pour passer à l’état subtil, ces deux états sont transitoires. Pourquoi alors ne pas admettre l’impermanence de tout ce qui existe ? Si l’état développé n’est pas différent du plaisir, il est clair que le plaisir est impermanent.

135b-136a. Mais, direz-vous, ce qui est inexistant ne peut naître, en raison de son inexistence. — Cependant vous êtes forcés d’admettre la naissance de l’état développé, lequel n’existait pas.

136b-137a. Si l’effet est dans la cause, celui qui mange du riz mange de l’ordure. On peut acheter, en guise d’étoffe, de la graine de coton pour s’en vêtir.

137b. — Le monde par aveuglement ne le voit pas. — Mais l’attitude du monde est aussi celle de vos philosophes.

138. D’ailleurs la faculté de connaître appartient aussi au monde : pourquoi ne verrait-il pas ce qui est ? — Le jugement du monde n’est pas un critère de la vérité. — Mais alors l’apparence des choses manifestées elle-même n’existe pas.

139. — Mais si ce qu’on appelle les moyens de connaissance ne sont pas de vrais moyens de connaissance, les notions qu’ils procurent sont fausses : donc la vacuité des choses est, en réalité, une thèse fausse.

140. — Si on fait complètement abstraction de l’existence supposée, on ne peut en concevoir l’inexistence. Donc si une existence est fausse, son inexistence l’est évidemment aussi.

141. Un homme rêve que son fils est mort : l’idée fausse de son inexistence élimine celle de son existence, idée également fausse.

142-143. Il résulte de cette critique que rien n’existe dans les antécédents pris à part ou dans leur ensemble, que rien ne vient d’ailleurs, ne subsiste ou ne disparaît. En quoi donc diffère d’une illusion magique ce que les sots prennent pour la réalité ?

144. Ce qui est créé par la magie et ce qui est créé par les causes, d’où cela vient-il, où cela va-t-il ? Voilà ce qu’il faut rechercher.

145. Ce qui apparaît par le concours d’autres éléments et qui disparaît s’ils sont absents, ce phénomène artificiel, pareil à un reflet, comment aurait-il le caractère de la réalité ?

146-147. Pour la chose qui existe, à quoi bon une cause ? Et si une chose n’existe pas, à quoi bon encore une cause ? Des milliards de causes ne modifieraient pas le néant. Ce qui est dans cet état ne peut exister, et quel autre cependant peut arriver à l’existence ?

148-149a. Si l’être n’est pas au temps du néant, quand naîtra-t-il ? Car le néant ne disparaîtra pas tant que l’être ne sera pas né, et celui-ci ne peut se produire tant que le néant n’a pas disparu.

149b. De même l’être ne peut passer au néant, car une même chose posséderait cette double nature.

150-151. Donc il n’y a ni cessation ni existence. L’univers ne connaît ni naissance ni destruction. Les destinées des êtres sont pareilles à un rêve, à la tige du bananier. Il n’y a aucune différence réelle entre ceux qui sont dans le Nirvâṇa et ceux qui n’y sont pas.

152-153. Les choses étant vides, que pourrait-on recevoir ou prendre ? Qui pourrait être honoré ou méprisé, et par qui ? D’où viendrait le plaisir et la douleur ? Qu’est-ce qui peut être agréable ou odieux ? Qu’est-ce que la Soif ? Et où trouver cette Soif dont on cherche la nature ?

154. Si on examine le monde des vivants, qui meurt ? qui naîtra ? qui est né ? qui est un parent ou un ami ?

155-156. Comprenons, mes frères, que tout est vide comme l’espace. On s’irrite ou on se réjouit, en querelles ou en fêtes. Désirant notre bonheur, nous passons péniblement notre vie dans le chagrin, la lutte, le découragement, en nous blessant les uns les autres, en maux de toutes sortes.

157-158. Les morts tombent dans les enfers pour y endurer de longues, de cuisantes tortures, et retournent de temps en temps aux cieux pour y prendre l’habitude du bonheur. Le Saṃsâra comporte des chutes multiples : il n’y a rien d’aussi peu existant. Tout y est contradiction : il ne saurait être vrai.

159-161. Il renferme des océans de douleur, sans pareils, terribles, infinis. Il est le domaine des forces débiles et des existences brèves. Là, on use rapidement ses jours inutiles dans les soins de sa vie et de sa santé, parmi la faim, la maladie, la fatigue, le sommeil, les accidents, les relations stériles avec les sots : il est ardu d’y atteindre le discernement. Où trouver, au milieu de tout cela, le moyen de refréner l’habitude de la dissipation ?

162-163. Là, Mâra s’efforce de nous précipiter dans les enfers. Là, les mauvaises destinées sont nombreuses ; la perplexité est invincible. Et il est bien difficile d’obtenir à nouveau l’instant opportun, l’apparition d’un Buddha ; difficile d’endiguer le torrent des passions. Ah ! quelle succession de douleurs !

164-165. Hélas ! qu’ils sont à plaindre ces malheureux entraînés par le torrent de la douleur, qui ne voient pas leur triste condition et qui n’en sont que plus infortunés ! Comme celui qui chaque fois qu’il s’est baigné entrerait dans le feu, ainsi, en croyant que leur condition est bonne, ils ne font que l’empirer.

166. Agissant comme s’ils ne devaient ni vieillir ni mourir, ils se trouvent en butte à de terribles calamités, la mort en tête.

167. À ces hommes tourmentés par le feu de la douleur, quand pourrai-je apporter l’apaisement par des pluies de bonheur issues du nuage de mes mérites ? Quand pourrai-je, au moyen de la vérité apparente, enseigner la Vacuité à ceux qui croient à l’existence réelle, leur enseigner avec soin l’approvisionnement du mérite spirituel affranchi de toute foi dans la réalité des choses !


NOTES


54. Les Vijñânavâdins (idéalistes) enseignent que la pensée seule existe réellement.

55. Le poison absorbé par le rat ne produit ses effets que plus tard, lorsque le tonnerre en provoque la décomposition. De même on se rappelle par association une perception antérieure.

56. La vacuité (çûnyatâ) : la doctrine du vide ou de l’irréalité de tous les phénomènes.

57. Nous laissons de côté les vers 50-52 qui sont avec raison rejetés par le Commentaire comme interpolés.

58. Ces partisans de l’éternité de l’atome sont les Mîmâmsakas et les Vaiçeshikas ; ils sont réfutés IX, 87.