La Marine d’aujourd’hui/03

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La Marine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 689-717).
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LA
MARINE D’AUJOURD’HUI

III.
LA GUERRE D’ITALIE. — LES INSTITUTIONS NÉCESSAIRES.


I.

Le rôle de la marine française a été moins actif et moins brillant pendant la campagne d’Italie qu’il ne l’avait été pendant la campagne de Crimée[1]. L’apparition de nos escadres dans l’Adriatique ne fut point toutefois un événement sans importance ; elle mit un terme aux hésitations qui tenaient en suspens la conclusion de l’armistice de Villafranca, et prévint ainsi une conflagration générale. Nous savons aujourd’hui que cette conflagration eût amené, douze ans plus tôt, la ruine de la France. L’Adriatique avait été jusqu’en 1858 une mer à peu près fermée ; le gouvernement autrichien mettait un soin jaloux à en exclure les navires de guerre étrangers. J’y ai conduit deux fois une division détachée de l’escadre de la Méditerranée : la première fois, pour apporter au Monténégro l’appui de notre pavillon ; la seconde, pour bloquer dans Venise l’escadre que commandait alors l’archiduc Maximilien. Il y a de singuliers rapprochemens en ce monde. Pendant que nous étions mouillés à quelques milles du Lido, un aviso rapide se sortir du port en plein jour et s’approcher à poilée de canot de nos bâtimens. Nous le poursuivîmes jusqu’à l’extrême limite des hauts-fonds, et peu s’en fallut que nous ne lui fissions payer cher son audace. Si un seul de nos boulets l’eût atteint, il est probable que je n’aurais jamais fait le voyage de Vera-Cruz, et que la tragédie de Queretaro eût été épargnée à l’histoire.

L’archiduc Maximilien ne se piquait pas, en 1858, d’une bien vive sympathie pour la France. Notre première apparition dans l’Adriatique, l’agitation dont il nous supposait complices, l’avaient indisposé contre nous. Il ne craignit pas de s’en exprimer avec une franchise un peu rude lorsque, passant sur son yacht à Corfou, il y reçut la visite des autorités consulaires. Le futur empereur du Mexique voyait dans la mission que je remplissais à ce moment sur les côtes de la Dalmatie le présage de celle dont je devais être chargé l’année suivante. Cette perspicacité eût fait honneur à son sjns politique, s’il eût été vrai qu’en m’envoyant protéger le Monténégro, le gouvernement français avait déjà la pensée secrète d’affirmer un nouveau droit européen, et de remplacer le vieux principe de l’équilibre territorial par le principe des nationalités. L’idée chevaleresque qui nous conduisit à Raguse était loin, suivant moi, de cacher des vues aussi vastes. Nous venions de sauver l’empire ottoman ; nous ne voulions pas lui permettre de devenir oppresseur à son tour. Ce n’était pas pour appesantir le joug sous lequel gémissaient les populations chrétiennes que nous avions arrêté l’ambition de la Russie. Il ne pouvait nous convenir d’être, au XIXe siècle, le champion arriéré de l’islamisme. Pour légitimer notre victoire, il fallait la rendre féconde. Le premier prix dont le sultan devait payer le secours que nous lui avions prêté, c’était l’émancipation graduelle des provinces qui subissaient encore les injustes rigueurs de la conquête. Tel était le vœu de la France ; telle fut, au lendemain de la paix de Paris, la politique du second empire.

Nous étions cependant à peine rentrés à Toulon, après un séjour de six mois sur la rade de Raguse, que les événemens semblèrent donner raison aux prévisions soupçonneuses de l’archiduc. L’horizon, jusque-là si serein, commençai pour les yeux les moins clairvoyans, à se charger de nuages. Ces nuages, qu’un souffle pacifique avait en partie dissipés, grossirent tout à coup. Une alliance de fa- mille présagea l’alliance de deux peuples. Deux mois plus tard, la glorieuse campagne de 1859 était commencée. Je reçus l’ordre de partir pour l’Adriatique avec deux vaisseaux et une frégate. Le chemin de fer de Trieste à Venise ne se prolongeait alors que jusqu’à Udine ; les renforts, les approvisionnemens, qu’on expédiait à l’armée autrichienne, devaient prendre à Trieste la voie de mer. Six frégates à vapeur et un certain nombre d’avisos étaient affectés à ces transports ; nous avions mission de les interrompre en obligeant les navires qui les opéraient à se renfermer dans Venise.

Les officiers de l’escadre autrichienne étaient pleins d’ardeur ; c’étaient déjà les vaillans officiers qui devaient triompher à Lissa. Ils demandaient à tenter une sortie et à nous faire lever un blocus qui les humiliait. L’archiduc ne crut pas qu’il fût sage d’aventurer une flotte qu’on avait eu tant de peine à créer, et que l’Autriche, si elle la perdait, ne se déciderait jamais à reconstruire. Il préféra s’inspirer de l’exemple des défenseurs de Sébastopol, et appliqua tous ses soins à nous interdire l’approche de la ville. Le vaisseau le Kaiser, qui venait à peine de descendre des chantiers de Pola, était mouillé à l’entrée de la passe centrale. Au lieu d’en poursuivre l’armement, on prit toutes les dispositions pour le couler entre les jetées de Malamocco, et boucher ainsi le seul canal par lequel auraient pu s’introduire dans l’intérieur des lagunes des bâtimens d’un moyen tirant d’eau. Tout le cordon sablonneux qui s’étend du Lido à Chioggia fut couvert de batteries ; des canons furent montés sur les îlots qui émergent au-dessus des bancs entre lesquels il faut circuler pour se rendre de Malamocco à Venise ; les canaux furent garnis de mines sous-marines. C’est de Venise qu’a passé dans les états américains du sud cet art si ingénieux de défendre l’accès des rades par l’établissement de torpilles, et c’est de l’Amérique que, par l’intermédiaire du capitaine Maury, il nous est revenu.

Aucun de ces préparatifs ne nous échappait ; ceux que nous ne pouvions clairement discerner du pont ou des hunes de nos bâtimens nous étaient révélés par des communications qui nous arrivaient de toutes parts. Mon premier soir, une fois le blocus établi, avait été de chercher le moyen de correspondre avec le ministre. Par Rimini, Ferrare et Livourne, nous pûmes recevoir des lettres et même des transmissions télégraphiques. La frégate qui faisait partie de la division et un aviso qui m’avait été envoyé furent employés à maintenir de constantes relations avec Paris. Toute une flottille de bateaux romains nous apportait des bestiaux et des légumes frais ; nos machines distillatoires nous fournissaient de l’eau en abondance ; nos prises nous avaient procuré 7,000 tonneaux da charbon, et avaient en partie renouvelé nos vivres. Nous pouvions, sans rien demander au port de Toulon, tenir ainsi le blocus jusqu’à l’hiver.

Toutefois on ne tarda pas à pressentir que les opérations de cette campagne ne seraient pas conduites avec la prudente lenteur qui préside aux guerres de siège. L’armée française n’avait pas ouvert la tranchée devant Plaisance, cru devant Pavie ; elle s’était portée par une marche de flanc sur Novare sans se laisser arrêter par ce nom de sinistre augure. La bataille de Magenta était livrée, le Tessin franchi, et nos troupes marchaient sur Milan, Ce fut un coup de foudre, jamais la stratégie n’avait eu d’inspiration plus hardie. À partir de ce moment, il fut évident que les événemens allaient se précipiter. Les difficultés n’appartenaient plus à l’ordre matériel ; elles devaient apparaître surtout après la victoire. L’Italie tout entière s’était associée avec trop d’enthousiasme à notre triomphe pour qu’il nous fût permis d’en modérer les conséquences. Ce n’était pas le Milanais que nous avions affranchi, c’était la péninsule. Il nous arrivait devant Venise des émissaires de toutes les villes des légations, les uns ardens, vieillis dans les sociétés secrètes, demandant « à être soldats pour devenir citoyens, » les autres, moins résolus, intimidés encore par l’ascendant séculaire de l’Autriche, très désireux de ne pas ensanglanter la révolution, mais révolutionnaires cependant, et presque au même degré que les adeptes du carbonarisme. Leurs inquiétudes se trahissaient par cette phrase : questi Crovati sono tàn prepotenti. Leur programme était dans ce vœu : il faut chasser l’étranger, con plausi e battimani. L’ambassadeur de France à Rome m’avait mis en garde contre ces démonstrations ; je n’avais d’ailleurs aucun désir de les seconder. Ma mission avait été très nettement définie ; j’entendais n’en pas sortir. Je devais bloquer Venise jusqu’au jour où M. le vice-amiral Desfossés amènerait devant ce port des forces assez considérables pour l’attaquer. On comptait employer, pour arriver sous les quais de la place Saint-Marc, les batteries flottantes et les canonnières qui avaient réduit le fort de Kinburn. Les moyens d’action étant les mêmes, il eût été puéril d’espérer que le succès serait aussi facile, car les deux entreprises ne se ressemblaient guère. J’ai tout lieu de penser que, si les places du fameux quadrilatère eussent arrêté nos troupes sur les bords de l’Adige, Venise et ses lagunes auraient pu arrêter plus longtemps encore nos vaisseaux et notre flotille au fond du golfe. La résistance au contraire s’évanouissait comme par magie le jour où la grande armée autrichienne était forcée de battre en retraite.

L’armement qu’on préparait à Toulon avait demandé plus de temps qu’on ne l’avait prévu. Je fus enfin avisé que l’expédition était prête, qu’elle allait partir et se rallier dans le port d’Antivari. Pendant qu’elle accomplissait cette traversée et qu’arrivée au lieu de rendez-vous elle y renouvelait son approvisionnement de charbon, nos aigles victorieuses ne s’arrêtaient pas ; la bataille de Solferino achevait l’œuvre de Magenta. L’aviso qui stationnait à Rimini apporta devant Venise une dépêche destinée à l’amiral Desfossés ; une heure après, cet aviso faisait route pour Antivari. Non-seulement il n’y trouva plus la flotte, mais il ne la rencontra même pas sur son chemin. Il passait à l’ouest de Lissa pendant que l’amiral Desfossés remontait vers le nord et longeait la côte de Dalmatie. Ne croyant pas la crise aussi prochaine, désirant d’ailleurs, avant de s’engager dans des opérations plus sérieuses, s’assurer la possession d’un port de dépôt et de refuge, l’amiral s’était détourné de sa route pour aller s’emparer du port de Lossini. Ce fut là que le rejoignit l’aviso envoyé à sa recherche. La dépêche confiée à ce bâtiment émanait du quartier-général de l’armée française ; elle prescrivait d’attaquer sur-le-champ. L’insurrection vénitienne n’attendait, disait-on, qu’une démonstration de la flotte pour agir ; malheureusement cet ordre si pressant avait été dirigé du quartier-général sur Paris. De Paris, il était venu à Rimini par Livourne ; de Rimini, il avait dû faire le tour de l’Adriatique pour arriver à sa destination. Les cinq jours qu’il avait passés en voguant l’avaient rendu inutile ; au moment où l’amiral Desfossés appareillait de Lossini, résolu à combattre dès le lendemain, un nouveau messager lui apportait la nouvelle de la suspension des hostilités. La paix n’était pas conclue, mais les préliminaires en étaient arrêtés ; il semblait peu probable qu’elle ne succédât pas promptement à l’armistice. On peut juger quel fut le désappointement de l’escadre, et cependant je ne sais trop si l’intérêt du pays ne fut pas mieux servi par cette déception qu’il ne l’eût été par un glorieux effort dont on ne pouvait garantir le succès. C’était la crainte qu’inspirait l’expédition de la flotte, dont l’entrée dans l’Adriatique venait d’être connue, qui avait décidé l’Autriche hésitante à souscrire à la trêve qui lui était offerte. Si le résultat d’une première attaque eût été moins décisif qu’on ne l’espérait en France et qu’on le redoutait à Villafranca, nos ennemis n’auraient pas manqué de reprendre courage, et la guerre eût vraisemblablement continué. Elle aurait pu continuer aussi le jour où l’Autriche n’eût plus eu par la paix les états vénitiens à sauver. Or il fallait la paix à la France abandonnée à cette heure par la Russie, pressée par l’Angleterre, menacée par l’Allemagne, inquiétée par l’esprit révolutionnaire qui gagnait malgré elle toute l’Italie. Les esprits exigeans ont pu trouver cette guerre écourtée, les hommes sages l’ont trouvée d’autant mieux conduite qu’une heureuse inspiration sut la terminer à propos.


II.

La marine qui avait fait la campagne de Crimée était l’héritage d’un autre gouvernement ; celle qui eût été appelée à seconder l’armée d’Italie, si une paix trop prompte ne fût intervenue, pouvait, à plus d’un titre, être revendiquée par l’empire comme l’œuvre de son initiative et de sa sollicitude. C’est dans les cinq ou six premières années du règne que se sont accomplies les réformes qui ont constitué la marine d’aujourd’hui. J’essaierai d’exposer brièvement ce travail d’une administration à laquelle on n’a peut-être pas rendu assez complètement justice ; l’examen que j’en ferai me conduira naturellement à envisager la situation présente.

Il était généralement admis que l’empire sacrifiait la marine à l’armée, qu’il tenait cet intérêt comme secondaire et ne lui accordait qu’une attention distraite. La vérité eût plutôt été dans l’affirmation contraire. Je ne sais si l’armée française a beaucoup gagné depuis la campagne de Crimée, mais je puis affirmer que, de 1852 à 1870, la marine avait pris en France un développement qu’on eût pu, sous bien des rapports, trouver excessif. Nos arsenaux avaient triplé d’étendue, nos ateliers étaient des monumens que nous aurait enviés le siècle du grand roi. Notre flotte, presque l’égale de celle de l’Angleterre, avait laissé en arrière toutes les autres. Malheureusement ces richesses sont promptes à dépérir, et il faudra sagement administrer notre fortune pour que quelques années n’en fassent pas des ruines.

J’ai entendu un illustre maréchal comparer la marine française à un météore. Plus d’une fois en effet cette marine s’est éteinte au moment même où elle venait de briller du plus vif éclat. C’est qu’elle a toujours été la première à souffrir du désarroi financier ; un semblable danger la menace encore. Pour conjurer ce péril, il ne suffit pas d’implorer d’irréalisables augmentations de crédits ; il faut avant tout fermer les issues par lesquelles s’épancherait, sans profit direct pour la flotte, le budget restreint qui va nous être alloué. Il importe donc de bien définir ce qui, dans notre organisation, est vital et ce qui n’est qu’accessoire. Il faut plonger nos regards au-dessous de la surface et aller chercher dans la marine qui nous a été léguée les bases fondamentales, ce que j’appellerai les institutions nécessaires. Voilà ce qu’il faut reconnaître, voilà ce qu’il faut sauver.

Après la conclusion de la paix de Paris, l’occasion était unique pour entreprendre une organisation nouvelle et définitive de la marine française. L’état des finances permettait d’établir le budget des dépenses navales sur une base assez large pour satisfaire une ambition contenue dans de justes limites. Cette ambition ne devait pas aller jusqu’à prétendre au premier rang, mais elle devait se proposer d’occuper incontestablement le second. Ce n’est qu’en réglant ses désirs qu’on parvient à fonder quelque chose de durable. Un établissement exagéré ne résiste pas aux premiers embarras qui se produisent, et ce n’est rien d’avoir étonné le monde par le déploiement de ses forces, si l’on n’est pas en mesure de les entretenir. On excite ainsi chez les autres peuples des ombrages, dans son propre pays une présomption fit des aspirations funestes. Il était donc sage, je dirai même indispensable, de ne pas vouloir disputer à l’Angleterre l’avantage du nombre. C’était la seule supériorité qu’on dût lui concéder. Pour tenir sur les mers la place à laquelle nos ressources de tout genre nous faisaient un devoir d’aspirer, nous avions deux moyens infaillibles : n’admettre dans la composition de notre flotte que des navires dont les qualités ne fissent aucun doute, — assurer par tous les détails de notre organisation une célérité exceptionnelle à nos armemens. Nous pouvions ainsi inspirer un certain respect à l’Angleterre même, car au début d’une guerre nous lui aurions opposé, en la primant de vitesse, des forces à peine inférieures aux siennes. Ce programme était simple. Il en fallait écarter tout plagiat inintelligent du passé.

Il n’est point de pays où l’on fasse un plus grand abus qu’en France du fétichisme qui s’attache encore à certains noms. Quand Colbert créa la marine française, il s’inspira des besoins du moment ; les procédés qu’il employa n’eussent pas été les mêmes, s’il eût vécu à notre époque. En 1668, tout était, exclusion, corporation, privilège. Sans colonies, il n’y avait point de commerce extérieur, sans commerce pas de marine militaire. En 1856, de nouvelles doctrines préparaient la liberté des échanges et l’abolition du pacte colonial ; les progrès de la marine à vapeur tendaient à faire de la flotte une armée. Il était donc inutile de subordonner le développement de nos forces navales à des considérations étrangères.

L’ambition coloniale n’a pas été favorable aux destinées du second empire. Pendant dix ans, nous avons été distraits par des diversions regrettables de la seule question qui eût dû nous occuper. Quelle eût-été, au bout de ces dix années de paix, notre puissance, si nous les eussions employées à nous préparer à la lutte qui devait avoir notre existence même pour enjeu ! Il était difficile de ne pas payer ce tribut aux idées du passé. L’ambition coloniale ne fut pas désavouée par la France, nous y applaudîmes au contraire tant que nous la vîmes couronnée par le succès, et cependant, heureuse ou malheureuse, cette ambition n’en était pas moins un anachronisme. Les comptoirs asiatiques semblent, il est vrai, encourager encore les partisans du système qui s’écroule ; mais ces colonies sont les sommets d’un monde à demi submergé, le flot montant les viendra couvrir à leur tour. Il s’opère, depuis quelques années, d’étranges transformations dans l’extrême Orient. Nous avons mis la main dans la ruche, et nous avons éveillé les abeilles. Tout établissement possédé par l’Europe dans ces mers lointaines doit se sentir menacé. Je ne conseillerais certes pas de faire succéder à la politique d’expansion la politique d’abandon : il faut avoir plus de suite dans les idées ; mais il importe, j’en suis très convaincu, de se tenir en garde contre des espérances chimériques. Il ne reste plus aux colonisateurs qu’un privilège : ils supportent seuls les frais d’une administration dont les autres pavillons profitent. Sur le terrain défriché, chacun vient s’établir avec un droit pareil. Il n’est plus de débouchés que le travail national ne puisse s’assurer par la supériorité de son industrie. L’Inde, les Philippines, la grande île de Java, s’il fallait les conquérir aujourd’hui, absorberaient plus d’or qu’elles n’en laisseraient refluer vers la métropole. Où trouver d’ailleurs dans le monde encore inexploité des populations qu’un prosélytisme ardent puisse étreindre et assimiler à la race conquérante, comme celles dont la ferveur religieuse de l’Espagne a su faire en quelques années non-seulement des chrétiens, mais des Espagnols ? Où rencontrer une aristocratie féodale pareille à celle des zemindars hindous ou des régens javanais pour pressurer au compte du maître européen la foule asservie et résignée qui féconde le sol sans oser prétendre à en garder les produits ? Des conquérans, sceptiques comme nous le sommes, ne sauraient se flatter de renouveler les conversions presque miraculeuses du XVIe siècle.

L’avenir colonial, sous quelque forme qu’il se présente, ne m’apparaît donc qu’environné de nuages. Il n’existe plus heureusement de relation intime entre le progrès colonial et les facultés maritimes du pays. Confondre les dépenses des colonies et celles de la flotte serait moins que jamais de saison. En 1857, on eut l’excellente idée de les rendre distinctes en constituant à côté du ministère de la marine un ministère des colonies. Il est fâcheux qu’on ait altéré la simplicité de cette réforme et qu’on l’ait ainsi rendue peu durable en donnant au nouveau ministère, avec les établissemens transatlantiques, l’Algérie, que sa proximité et son importance conseillaient d’assimiler dès lors aux départemens français. De plus, on voulut laisser à la marine, ou, pour mieux dire, la marine commit la faute de revendiquer la charge de l’armée coloniale, de sorte que nous perdîmes une merveilleuse occasion de voir enfin clair dans notre budget. Il n’en est pas moins remarquable que la plupart des progrès réalisés par la marine impériale datent de l’époque où, par suite de la séparation des deux ministères, son sort avait cessé d’être étroitement associé à celui de nos possessions d’outre-mer.

Le premier ministre qui avait été placé à la tête du département de la marine n’avait pu donner à sa pensée ardente tout l’essor qu’il eût voulu lui faire prendre. Les nécessités de la guerre avaient réclamé ses premiers soins, et la mort l’avait surpris au milieu de projets grandioses, mais à peine ébauchés. L’empereur le remplaça par un homme froid, profondément honnête et qu’une longue expérience avait mis au courant de toutes les parties de notre service. L’amiral Hamelin a laissé une trace féconde de son passage aux affaires. On n’eût pu à coup sûr appeler l’ancien commandant en chef de l’escadre de Crimée un novateur ; mais, à l’heure où le département de la marine fut remis en ses mains, tout ministre, quelque circonspect et prudent qu’il pût être, était tenu d’innover. L’ancienne constitution de notre établissement naval n’était plus d’accord avec les conditions dans lesquelles allait se développer une marine qui n’avait que de rares analogies avec la marine du passé. L’âge de fer avait succédé à l’âge du bois et du chanvre. Le premier monument qu’on édifiait autrefois dans un port était une corderie ; aujourd’hui on commence par y établir des forges et des ateliers d’ajustage. Ce sont des machines qui taillent, qui percent et qui rabotent. Quand le navire est à flot, ce sont encore des machines qui le conduisent. La force musculaire de l’homme, son agilité, sont moins souvent en action que son intelligence. En somme, la marine, personnel et matériel, était une œuvre à reprendre jusque dans ses fondemens. Il est à regretter qu’on ne l’ait pas compris, et qu’au lieu d’un travail d’ensemble on n’ait voulu entreprendre que des révisions successives et partielles. Cependant, de toutes ces élucubrations auxquelles il me fut donné de prendre une part assez active, il sortit une réforme générale dont je me bornerai à esquisser les principaux traits.

Le matériel naval fut d’abord divisé en trois catégories : la flotte à voiles, destinée à disparaître dans un temps assez court ; la flotte transformée, matériel de transition qu’on se proposait d’entretenir sans le renouveler ; enfin la flotte de l’avenir, dont le chiffre fut fixé à 150 bâtimens de combat. De ces 150 navires, 40 devaient être des vaisseaux de ligne ou des unités équivalentes. C’était là un programme très sérieux et qui tendait à placer nos forces navales sur un pied des plus respectables. Un crédit de 292 millions réparti en quatorze annuités fut alloué au ministre pour le réaliser. Ce crédit était tout à fait indépendant des 150 millions du budget normal. Malheureusement une portion notable devait en être absorbée par la construction de navires dont l’existence parasite menaçait de se développer aux dépens de la substance même de notre flotte de guerre. Les vaisseaux transformés n’avaient pas suffi aux partisans des transports militaires ; il leur avait fallu toute une flotte spéciale, capable de recevoir à un jour donné 40,000 hommes, 6,000 chevaux et 18,000 tonneaux d’encombrement. Cette flotte semblait une charge insignifiante pour notre budget dans un temps où les budgets pouvaient être illimités ; mais, pour peu que la source où chaque département puisait à pleines mains vînt à tarir, nous n’avions plus que le choix de laisser dépérir un matériel dont aucune autre nation maritime ne s’était imposé l’entretien, ou de sacrifier à un intérêt secondaire nos instrumens de combat.

Dans le plan adopté en 1857, il y eut à mon sens, en même temps qu’une idée juste, — celle de limiter à un petit nombre de navires rapides notre état militaire, — deux idées fausses, dont les conséquences eussent été des plus funestes, si une guerre maritime eut appelé nos ports à faire un effort sérieux et à montrer ce qu’étaient devenus les millions qu’on leur avait donnés. Ces idées peuvent encore avoir cours et on ne saurait trop protester contre les tendances qu’elles encouragent. La première attribue à la marine pour rôle principal le transport d’une armée sur le littoral ennemi, tandis que c’est l’occupation de la route maritime qui est le point essentiel. La sécurité du trajet garantie, les flottes marchandes suffiront pour l’accomplir. La seconde pensée, que je ne voudrais pas laisser prévaloir, consiste à établir une connexité, qui va jusqu’à la confusion, entre les dépenses afférentes au renouvellement de la flotte et cette classe de dépenses, nommées improductives, qui concernent plus particulièrement les armemens. Ces deux réserves faites, on ne peut nier que la rénovation de notre marine n’ait été conçue avec une certaine hauteur de vues. Du même coup cette marine fut lancée avec une audace extrême dans des voies inconnues. Les batteries flottantes de Kinburn se trouvèrent converties en navires de haut bord. La cuirasse n’avait jusque-là revêtu que des masses informes ; elle s’appliqua sur les flancs de frégates auxquelles elle n’enleva rien de leur rapidité ou de leurs qualités nautiques. L’empire était jeune alors. Ceux qui le servaient avaient encore l’élan, l’enthousiasme, la foi dans ses destinées ; ils cherchaient et osaient beaucoup. Aucun projet d’agression immédiate n’inspirait, je crois, cette ardeur ; néanmoins, avant même que la flotte fût construite, on s’occupa de trouver le moyen de la tenir constamment disponible. Ce fut la seconde partie de l’œuvre entreprise par l’amiral Hamelin.


III.

Les navires ne vieillissent plus sur les chantiers ; ils en descendent pour recevoir leur machine aussitôt que leur coque est terminée. Le dépérissement annuel s’est considérablement accru par cette nouvelle situation. Si l’on ne construisait chaque année un certain nombre de navires, au bout de dix-huit ou vingt ans la flotte n’existerait plus ; encore, pour lui assurer cette durée, faut-il qu’on l’entretienne. Tout budget qui vise à ne pas laisser décroître le matériel ne doit pas seulement prévoir les dépenses qu’exigeront les constructions neuves ; à côté de ce fonds de renouvellement, il doit inscrire un autre fonds spécial destiné à l’entretien. On construirait deux ou trois navires de plus tous les ans, si la marine à flot n’exigeait des soins très coûteux de conservation, des radoubs complets et une foule de menues réparations. On se figurera aisément quel dut être l’embarras du ministre, lorsqu’à la fin de la guerre de Crimée il vit affluer dans nos ports tous ces navires qu’on devait désarmer et qu’on ne pouvait cependant laisser à l’abandon. Alors même qu’elle a cessé de fonctionner, la machine a encore besoin du mécanicien ; seul le mécanicien peut la lubrifier, la graisser, la polir, seul il peut prendre charge de tant de millions qui sommeillent. Le gardien traditionnel qui suffisait aux bâtimens à voiles préserverait mal les organes délicats du navire à vapeur ; un repos trop prolongé rouillerait les articulations de ces appareils ; une main maladroite n’essaierait pas de les mettre en mouvement sans s’exposer à les briser ou à les fausser. La première pensée de l’amiral Hamelin fut de mettre ces trésors sous la garde d’un personnel aussi réduit que possible, suffisant toutefois pour les garantir d’une dépréciation trop rapide. Il substituait ainsi à la position de désarmement une position intermédiaire à laquelle il voulait donner le nom de réserve. C’était en effet une réserve dans toute la force du terme que cette flotte à laquelle on conservait la portion la plus intéressante de ses cadres. Cette flotte n’avait plus qu’à compléter ses équipages, qu’à embarquer ses poudres et ses vivres pour se trouver en mesure de prendre la mer ; mais, quand on en vint à supputer la dépense qu’entraînerait ce mode d’entretien, on recula effrayé. Les ports du nord firent aussi entendre leurs réclamations ; ils représentèrent qu’en voulant maintenir un état de préparation trop avancé, on s’exposait à faire campagne avec un matériel demi-usé qui serait loin de valoir celui qu’on eut gardé à l’abri dans les magasins. Sous le ciel du midi, on n’avait point de semblables inquiétudes ; le port de Toulon n’élevait aucune objection contre la position la disponibilité immédiate. Le ministre prit le meilleur parti. Il partagea la flotte de réserve en autant de catégories qu’il lui en fallait pour pouvoir toujours rencontrer sur ce clavier la note juste, c’est-à-dire la situation qui répondit exactement aux nécessités du moment et aux convenances diverses des ports.

L’ancienne marine ne connaissait que deux situations, l’armement ou le désarmement. La nouvelle vit instituer la préparation d’armement, la commission de port, la disponibilité de rade, le demi-armement, enfin l’armement complet. Le demi-armement répondait surtout à cette période inconnue jusqu’alors dans la vie du navire, mais qui précède inévitablement aujourd’hui son admission dans les rangs de la flotte, je veux parler de la période des essais. Le montage de la machine, exige cinq ou six mois de travail ; le navire peut rester tout ce temps en préparation d’armement, c’est-à-dire avec un état-major qui surveille l’opération importante à laquelle il ne participe que par son contrôle, et avec un équipage dont la tâche se borne à mettre le bâtiment en. état de sortir du port ; mais dès que la machine est montée, le fournisseur impatient vient réclamer le remboursement de ses avances. On ne peut songer à le satisfaire avant d’être complètement édifié sur la valeur de l’appareil qu’il nous livre. Quels que soient les embarras du budget, quel que soit le désir du ministre de diminuer les frais des armemens, il faut pourtant armer ce navire tenu en suspens et l’envoyer éprouver sa machine à la mer. Un demi-équipage suffira pour ces épreuves ; seuls, les mécaniciens et 1es chauffeurs seront au complet. Un ministre de la marine a donc constamment trois flottes sur les bras : la flotte en cours de campagne, la flotte en réserve, et cette flotte en essai qui, par suite du résultat incertain des expériences, des réparations, des retouches, des entrées multipliées au bassin, est incontestablement la plus propre à déconcerter les prévisions financières. Tout n’est pas calcul rigoureux, il s’en faut de beaucoup, dans l’établissement d’un budget ; on doit toujours y faire une très large part aux mécomptes. L’important, c’est qu’on ne puisse, comme on n’en serait que trop souvent tenté, aligner ses chiffres aux dépens des constructions neuves. La sincérité n’est pas seulement le premier devoir d’un ministre, c’est aussi la meilleure de ses garanties. On ne peut dans un budget faire l’obscurité pour les autres sans la faire un peu pour soi-même.

L’organisation du matériel n’avait pas demandé moins de cinq ans d’études. La solution adoptée par l’amiral Hamelin parut répondre et répondait en effet à toutes les exigences. Le bon entretien de la flotte était assuré, et, ce qui n’était pas moins nécessaire, l’entente entre les ports et l’administration centrale était devenue facile. Un mot suffisait pour indiquer les intentions du ministre ; un mot disait tout en fait de dépenses autorisées et de préparatifs prescrits. L’œuvre avait su allier la clarté à l’économie ; on ne pouvait lui demander davantage. Ce n’était là pourtant que la petite question ; la chose réellement importante, c’était la constitution du personnel. Le navire étant donné, aucune nation maritime ne saurait se flatter de pouvoir, aussi rapidement que nous, le munir d’un équipage. L’inscription maritime est une force toujours prête, une réserve dont le recensement s’opère à chaque heure et que nous n’avons pas besoin d’exercer, car l’industrie même dont elle vit la tient constamment en haleine. Elle a son ban et son arrière-ban, les hommes de première et les hommes de seconde levée. Une portion de cette population, adonnée à la petite pêche, ne quitte pas le littoral ; l’autre est employée à la navigation au long cours. Cette portion pourrait être compromise par une brusque déclaration de guerre, si les pêcheurs n’étaient là pour subvenir aux premiers armemens qui doivent assurer son retour. Jamais ressource ne fut plus précieuse, et, — qu’on me passe le mot, — ne fut mieux aménagée. Il ne serait que trop facile d’en abuser, et nous l’avons durement exploitée quelquefois. Par bonheur, ce n’est pas notre seul moyen de recrutement ; nous pouvons demander à ce fonds commun où l’armée puise son contingent annuel le tiers environ de nos effectifs. Aussi, lorsqu’il nous a fallu passer subitement du pied de paix au pied de guerre, les hommes ne nous ont-ils jamais manqué ; mais des hommes, si nombreux qu’ils soient, ne sont pas un équipage. Si l’on prend, comme la chose semble naturelle, pour base de l’effectif attribué à chaque vaiss.au, le rôle de combat, on verra qu’il est indispensable d’assurer à l’avance certains services spéciaux. Le gouvernement de juillet avait établi pour le service de l’artillerie une école flottante de matelots-canonniers ; on donna une large extension à ce système. On voulut avoir pour chaque fonction des hommes d’élite préparés par une instruction préalable et pourvus, comme les canonniers, d’un brevet de capacité. C’est ainsi que le port de Lorient fut chargé de former pour la flotte des matelots-fusiliers, que celui de Toulon joignit au soin d’instruire nos chefs de pièce la tâche, comparativement facile, de dresser un certain nombre de jeunes gens à l’interprétation des signaux et aux menus détails du service de la timonerie. La création de ces deux spécialités était une excellente mesure. Il avait suffi, pour en réaliser la pensée, de reproduire, avec des altérations presque insignifiantes, une institution déjà en vigueur. La chose fut moins simple quand il fallut assurer le recrutement et la composition du personnel de nos machines. Un manuel d’examen fut arrêté, des concours semestriels furent ouverts aux candidats de tout grade, appel fut fait aux écoles de l’industrie aussi bien qu’aux écoles de nos ports, et cependant l’œuvre resta incomplète. On a dû y revenir à diverses reprises, on y reviendra encore avant de pouvoir se déclarer satisfait. En réalité, il ne s’agit de rien moins que de créer une marine dans la marine. Le rôle du mécanicien ne demeurera pas longtemps subalterne ; si le corps des officiers de vaisseau ne lui ouvre ses rangs, ce sera le corps du génie maritime qui devra forcément lui faire place dans les siens. Toute autre solution ne sera qu’un palliatif, et ne tardera pas à paraître insuffisante.

J’ai passé successivement en revue les divers élémens dont se compose un équipage : les canonniers, les fusiliers, les timoniers, les mécaniciens. Je n’ai omis que les hommes chargés du service des hunes, ces matelots par excellence, si honorés jadis sous le nom de gabiers. On avait pensé, fort à tort selon moi, que la navigation marchande nous les fournirait suffisamment dégrossis, et que nous pourrions achever leur instruction en cours de campagne, en même temps que celle des hommes de pont. L’homme de pont, c’est la plèbe maritime, à cheval de poste « qui ne dit rien et qui fait tout marcher. » On le voit tour à tour sur les vergues occupé à serrer les voiles, un fusil à l’épaule ou un aviron sur les bras, un garant de palan, un balai ou un levier de canon à la main. Les progrès de la mécanique lui feront des loisirs ; pour le moment, il n’en a guère. Sa spécialité consiste à prêter son concoure à celles de tous les autres.

Le décret du 5 jain 1856 était une de ces ordonnances qui, au temps de Colbert ou de M. de Choiseul, auraient vécu cent ans. Il nous assurait de bons matériaux d’équipages ; nous n’avions plus qu’à trouver le ciment qui les pût assembler. Ici peut-être se laissa-t-on entraîner un peu loin par le désir de hâter et de faciliter l’armement. On perdit un grand motif d’émulation en sacrifiant la cohésion des équipages. Uniquement préoccupé de les former rapidement, on permit au désarmement de les dissoudre et de les jeter dispersés aux quatre vents de l’horizon. Cette disposition, qui sépare brusquement de vieux compagnons, des pays, habitués à supporter ensemble les ennuis du service et à mettre en commun leur amour-propre pour l’honneur du navire, est une disposition vicieuse ; il y faudra remédier. Nous avions eu, sous le premier empire, les équipages de haut-bord, en d’autres termes le régiment naval ; les dernières années de la restauration nous avaient légué les compagnies permanente : le ministre n’admit en 1857 d’autre permanence que celle d’un cadre d’officiers et d’un cadre de sous-officiers destinés à embarquer à tour de rôle. Tout le reste fut soumis au licenciement et au fractionnement le plus absolu. Les casernes de nos ports, occupées naguère par les compagnies permanentes, servirent à loger les dépôts de spécialités, sorte de réservoir où l’administration alla puiser, pour chaque vaisseau entrant en armement, le nombre de canonniers, de fusiliers, de timoniers, de mécaniciens et d’hommes de pont réputé nécessaire. Je ne saurais approuver complètement un système contre lequel j’ai fait connaître mes objections ; mais ce qu’on ne peut nier, c’est qu’avec ces trois institutions, — la flotte de réserve, les dépôts de spécialités, l’inscription maritime, — l’empire avait résolu, dans les conditions les plus complètes et en même temps les plus économiques, le problème de la prompte mobilisation. Aussi n’a-t-il jamais fait en vain appel à sa marine. De 1858 à 1870, il l’a mainte fois prise à l’improviste, tantôt lui demandant de transporter des armées de 25,000 à 30,000 hommes au-delà des mers, tantôt lui prescrivant de mettre en quelques jours toutes ses ressources sur pied. La rapidité avec laquelle ces ordres ont été exécutés a frappé d’étonnement les nation étrangères. De toutes les forces vitales du pays, la marine est peut-être celle qui, en toute occasion, a le moins trompé notre attente ; il ne faut pas oublier, il est vrai, que nous n’avons pas eu à soutenir une guerre maritime. Et pourtant, si la France tient à garder son rang dans le monde, si elle veut faire un jour rechercher son alliance, C’est toujours cette épreuve décisive qu’elle doit avoir en vue, c’est pour se mettre en mesure d’en sortir avec avantage qu’il lui faut arrêter la constitution de sa flotte.


IV.

À quoi peut servir une marine ? C’est la première question qu’un budget, et surtout un budget dans l’embarras, doit se poser. Je réponds sans hésiter : à occuper les grandes voies maritimes. L’occupation de la mer, ne fùt-elle que temporaire, doit avoir, même dans une guerre continentale, des conséquences de la plus haute portée. C’est par là que les états du nord en Amérique ont triomphé de la résistance des états du sud ; c’est par là qu’en Europe l’Angleterre a fini par user le premier empire ; c’est par là qu’en Crimée nous avons vaincu la Russie. On a beaucoup exagéré le dommage causé au commerce américain par quelques corsaires ; on a fait un bruit ridicule de la capture d’un navire de commerce français par une corvette allemande s’échappant, au cœur de l’hiver, d’un port inaccessible qui n’était plus bloqué. La suprématie ; navale la mieux établie ne saurait prévenir complètement ces déprédations. Sur mer aussi bien que sur terre, une armée victorieuse n’a pas de convois qui ne puissent être inquiétés ; mais quels résultats peuvent avoir de pareils coups d’épingle ? S’imagine-t-on que les prouesses de vingt Alabanais auraient pu retarder d’un jour la prise de Richmond ? Si c’est sûr de tels souvenirs qu’on s’appuie pour nous recommander la guerre de course et pour réclamer le licenciement de nos escadres, je demanderai de mon côté qu’on veuille bien se placer un instant en face de l’hypothèse suivante. — Les armées de la France sont de nouveau rangées sur les bords du Rhin, les mers sont en tout sens sillonnées par nos frégates et par nos corvettes ; mais une flotte allemande croise devant nos ports, et nous n’avons pas de flotte à lui opposer. — Quelles seront les suites de cet état de choses ? Toutes nos côtes seront tenues en alarme, tous nos ports demanderont des garnisons, toute notre population maritime sera exposée à tomber aux mains de l’ennemi. C’est le destin fatal des équipages de corsaires de terminer leur carrière aventureuse sur les pontons, et par corsaires j’entends les navires de guerre armés pour la course aussi bien que les écumeurs de mer équipés par la spéculation privée. Dans la guerre de 1778, on a vu nos croiseurs isolés succomber l’un après l’autre le jour où l’Océan a été momentanément abandonné aux escadres anglaises. C’est qu’il faut en effet considérer les escadres comme autant de places fortes mobiles d’où sortent avec une sécurité relative les colonnes volantes qui vont battre le pays aux alentours. Avant d’écumer les mers, je suis d’avis qu’il les faut balayer. Tant que le balai de Tromp restait arboré au grand mât de son vaisseau, les marchands d’Amsterdam et de Flessingue étaient tranquilles. Ils savaient que leurs pertes, s’ils en subissaient, seraient légères. La guerre de course peut être, je ne le nie pas, le seul refuge du plus faible : du moment que la disproportion des forces est par trop grande, il faut bien se disperser pour se rendre moins saisissable ; mais accepter ce programme a priori, sans savoir au juste quel est l’adversaire que le sort nous réserve, ce serait abdiquer follement devant telle puissance navale qui en est encore à naître. Quelle figure ferions-nous dans la Méditerranée par exemple, si nous renoncions à y entretenir des escadres ? Voudrions-nous, n’en ayant pas fait un lac russe, en faire un lac italien ou un lac espagnol ? À moins que la fortune ne nous donne l’Angleterre pour ennemie, nous devons nous proposer de faire sur nier la grande guerre. Contre l’Angleterre même, ce genre d’opérations nous serait commandé le jour où de nouvelles complications viendraient modifier nos alliances. Je me place donc toujours sur ce terrain quand je veux étudier un plan de conservation pour notre flotte.

La flotte de combat qu’avait préparée l’empire était une flotte homogène ; chacun des navires qui la composaient avait à peu près le même cercle d’évolution. Tant que le choc restera pour nos vaisseaux le grand moyen d’action, les combats de mer seront inévitablement des mêlées. C’est, surtout dans les mêlées qu’il importe d’avoir des navires qui décrivent des courbes sensiblement égales. Je ne crois pas cependant impossible de concilier la recherche du progrès avec les avantages qui résultent de l’uniformité des constructions. Dans l’escadre, deux ou trois navires accouplés forment l’unité tactique ; dans l’armée navale, cette unité devient l’escadre, c’est-à-dire le groupe composé de six navires au moins, de douze navires au plus. Chaque escadre doit manœuvrer isolément et d’une façon indépendante pour atteindre le but indiqué par les instructions du commandant en chef. On peut donc renoncer sans inconvénient à l’homogénéité de la flotte, pourvu que l’on conserve l’homogénéité dans chaque escadre. Ce programme paraîtra bien rigoureux encore à ceux qui trouvent la pensée de nos ingénieurs trop timide et leur imagination trop paresseuse. Nous avons heureusement d’autre matière à essais que les navires si coûteux dont se compose le corps de bataille de nos armées navales. Tout bâtiment qui n’est pas aujourd’hui l’équivalent de l’ancien vaisseau de ligne n’a besoin d’être astreint qu’à certaines conditions de force et de vitesse. Il n’appartient d’avance à aucun type ; il faut en faire une œuvre individuelle, signée par son auteur et mise au monde sous sa responsabilité. C’est sur ce terrain que je voudrais provoquer l’audace des constructeurs. Le progrès dans notre architecture navale a procédé jusqu’ici par élans plutôt que par un effort continu ; de 1852 à 1857, le bond fut énorme. Toute notre jeunesse s’était passée dans des débats ardens où la science et la pratique n’avaient pu parvenir à se mettre d’accord. Un jeune homme parut, qui aimait notre métier, qui en avait l’instinct ; nous le prîmes dans nos bras, nous le soulevâmes au-dessus des rivalités, des critiques et des barrières que de toutes parts on lui opposait ; pour son début, il nous donna un chef-d’œuvre. Esprit original et fertile, ses productions se sont appelées successivement le Napoléon, l’Algésiras, la Gloire, le Solferino, l’Océan ; nous lui devons la marine dont nous sommes fiers à si juste titre. Cette marine est homogène parce qu’elle est sortie armée de toutes pièces d’un seul cerveau. Il est temps aujourd’hui qu’une inspiration nouvelle s’î produise ; le même type s’est représenté trop de fois avec des modifications qui révèlent un arrangement ingénieux plutôt qu’une pensée créatrice ; nous attendons un autre Algésiras, c’est-à-dire un de ces navires dont l’apparition soit un événement et un avènement. Dans l’Algésiras, ce ne fut pas seulement le navire qui fut une nouveauté, ce fut surtout la machine. La marine marchande se préoccupe peut-être moins que la nôtre du boîtier de la montre ; elle s’inquiète davantage du mouvement qu’on y enferme. Il y a beaucoup à apprendre de ces navigations à outrance où la rapidité de la marche se soutient pendant des semaines, où les traversées s’accomplissent avec une régularité qui ne se dément jamais. Quand j’aurai vu nos vaisseaux traverser l’Atlantique en compagnie d’un de nos grands paquebots, je les tiendrai quittes des autres épreuves qu’on leur fait subir. La science de l’ingénieur est devenue de nos jours très complexe ; nous sommes loin de ces temps où les maîtres de hache se transmettaient à peu de frais les faciles secrets d’un art héréditaire. Dans l’ingénieur, le mécanicien aujourd’hui double le constructeur, je devrais dire qu’il le prime, car cette faculté est de beaucoup la plus rare et la plus nécessaire. On peut, grâce à l’étude, devenir constructeur ; il faut naître mécanicien.

L’administration, — qu’on veuille bien le remarquer, — n’est pas en général aussi hostile au progrès qu’on le répète ou qu’on le suppose ; son extrême circonspection, qui l’attarde quelquefois, ne vient que des rigueurs impitoyables de l’opinion publique pour tout ce qui n’est pas du premier coup un succès avéré. Obtenons de l’opinion un peu plus d’indulgence, l’administration prendra moins ombrage des nouveautés ; il faut que l’opinion s’applique à donner, si je puis m’exprimer ainsi, au budget — du courage, au talent qui veut prendre son essor — des ailes. Nous avons plus que jamais besoin de viser à la perfection dans nos constructions navales, car on va certainement nous menacer de réduire le chiffre de nos bâtimens. Le chapitre de la solde est bien peu de chose, si on le compare à celui des approvisionnemens généraux et des salaires d’ouvriers. C’est à la dotation du matériel qu’il faut s’adresser quand on veut obtenir des économies sérieuses ; mais encore faut-il que ces économies soient bien entendues. Il n’est pas si facile de les réaliser qu’on serait tenté de le croire. On ne peut, d’un jour à l’autre, mettre en grève les populations qui vivent du travail que leur procurent nos chantiers. Il est donc sur ce chapitre même des dépenses que l’on peut supprimer ; il en est d’autres sur lesquelles il est dangereux de rien rabattre. Le procédé le plus sûr consiste à ne pas porter la cognée dans la forêt avant d’avoir marqué les arbres qu’on se propose de mettre à terre. En un mot, il ne faut songer aux réductions que lorsqu’on est en mesure d’affirmer le principe sur lequel on entend les régler ; ce principe pour moi n’a jamais été douteux. Chaque fois que l’arsenal et la flotte seront en présence, qu’il faudra nécessairement immoler l’une ou l’autre, l’arsenal, je le déclare, aura tort à mes yeux. Le monument est fatalement destiné, dans ma pensée, à payer la rançon du vaisseau ; il faut que notre orgueil national s’y résigne. Nous déploierons devant l’étranger moins de magnificence ; qu’importe, si nous présentons à l’ennemi des forces qui ne soient pas sensiblement diminuées ? Voilà le résultat auquel il nous faut parvenir. Je crois avoir suffisamment indiqué déjà comment, au point de vue matériel, il me paraît possible de préserver sans trop d’exigences notre état militaire ; je n’ai pourtant abordé encore que la moindre partie de mon sujet. La plus importante, personne assurément n’en doute, est celle qui concerne l’organisme vivant de la flotte ; c’est là surtout qu’un plan judicieux de conservation est nécessaire. J’exposerai brièvement celui que j’ai conçu, mais je dois confesser que j’ai dépassé quelquefois mon programme. Bien que le temps ne soit guère aux rêves ambitieux, je n’ai pu me défendre de chercher des perfectionnemens et des améliorations jusque dans les institutions dont je demande avec le plus d’instance le maintien.


V.

La force de toute organisation militaire est dans les cadres. Cette vérité est devenue banale ; il n’est peut-être pas inutile cependant de la rappeler. Si je n’étais certain que l’état-major de la flotte sera respecté, si je pouvais douter du traitement réservé à la classe non moins précieuse des officiers mariniers, je n’aurais pas eu le courage de m’occuper de l’avenir de la marine française, puisque bientôt il n’y aurait plus de marine en France ; le zèle des commissions de finances me cause à cet égard peu d’inquiétude. Je suis moins rassuré du côté des réformateurs : je crains certains projets qui me semblent empreints, je l’avoue, d’une inopportune imprudence. Au nombre de ces projets, je n’hésiterai pas à citer celui qui tendrait à la suppression du vaisseau-école, d’où sont sortis depuis quarante ans presque tous nos officiers. La marine ne doit pas sans doute se flatter d’échapper aux réformes qui deviendraient la conséquence d’une modification quelconque de notre état social, mais il serait assez singulier qu’on choisît pour la soumettre à de périlleuses expériences le moment où son éloge est dans toutes les bouches, et où plus que jamais nous la trouvons en possession de la faveur publique. J’admettrai, si l’on veut, une école d’officiers gratuite ; je ne comprendrais pas qu’on voulût se passer d’école.

Le mode de recrutement de nos équipages, pas plus que le mode d’éducation de nos officiers, n’appelle en ce moment de modifications sérieuses. Le service militaire devenu obligatoire pour tous, la durée de ce service partagée en deux ou trois périodes distinctes, vont soumettre la France entière au régime jusqu’ici exceptionnel sous lequel ont vécu, non pas depuis Colbert, mais depuis les dernières années du gouvernement de juillet, les populations qui se vouaient à l’exploitation de la mer. Si l’inscription maritime, telle que l’ont faite nos derniers règlemens, demeure encore par certains détails un régime d’exception, ce sera par les privilèges qu’elle consacre bien plus que par les charges qu’elle impose. Je ne vois, pour moi, nul inconvénient à ce que la classe intéressante qui a si bien mérité du pays soit, pendant quelques années encore, une classe privilégiée. Elle est, depuis des siècles, habituée à vivre sous la main de l’administration ; cette tutelle ne doit pas lui manquer trop brusquement. Ce qui fait le matelot français si discipliné, c’est le lien invisible qui le rattache au quartier d’où il est parti ; on ne laisserait pas cette attache se rompre sans voir une grave perturbation se produire tout à coup dans notre service. Nous aurions le marin nomade des États-Unis ; nous n’aurions plus cet enfant dévoué de notre littoral, ce matelot façonné dès ses premiers ans à l’obéissance, que garde à la patrie le souvenir du foyer domestique où l’attend le pain de ses vieux jours.

Ainsi je compte sur l’inscription maritime pour y trouver encore le fonds de nos équipages ; je compte sur le vaisseau-école pour donner à nos jeunes officiers l’instruction théorique dont le marin de nos jours ne peut plus se passer. Notre métier, je l’ai dit déjà, et je ne l’ai pas dit sans regret, était autrefois un instinct ; il est devenu une science. Travaillons donc ; travaillons sans cesse, puisque le succès ne doit plus être que le prix du travail. Si limités que puissent être les crédits qu’on nous accordera, je voudrais toujours en consacrer la majeure partie à l’instruction de nos officiers et à celle de nos équipages. On a imaginé bien des besoins maritimes factices : des stations destinées à protéger un commerce qui souvent n’existe pas, des surveillances diplomatiques qui ne résolvent pas la plupart du temps les complications qu’elles font naître. Ce qu’il y a de plus sérieux dans les armemens de paix, c’est, à mon sens, ce qui peut préparer de bons armemens pour la guerre. Les stations navales ne sont pas seulement inutiles ; elles sont cruelles. Dans la vie d’un officier, au cœur de sa jeunesse, elles prennent parfois trois ou quatre années pour les vouer, sous un climat insalubre, à l’absence. On a proposé de remplacer la station par la circulation. C’est le vœu général de la marine, j’y adhère sans réserve ; je demanderai seulement que, parmi ces navires circulant autour du globe, il y en ait un qui soit spécialement chargé de nous fournir des gabiers brevetés. On ne saurait admettre que toutes les professions maritimes aient été jugées dignes du brevet, et que la spécialité la plus importante en reste privée. Le gabier sera toujours l’homme le plus intrépide, le plus intelligent du navire. Le maître de manœuvre est, sans contestation possible, le premier des officiers mariniers ; c’est à lui, non au maître canonnier ou au chef de timonerie, que nos ordonnances réservent le commandement, si tous les officiers venaient à disparaître. La spécialité des gabiers est la pépinière des maîtres de manœuvre ; il y a donc à la fois justice et prévoyance à entourer le recrutement de cette classe précieuse de toutes les garanties qui assurent le bon fonctionnement des autres parties du service.

Les philosophes ont toujours considéré comme une œuvre difficile de faire de l’enfant un homme ; il ne faut pas moins de soin pour faire de l’aspirant un officier. Si l’on me confiait un des jeunes élèves qui sortent du vaisseau-école suffisamment imbus des premières notions du métier, et qu’on me chargeât de le conduire par la voie la plus fructueuse jusqu’au grade de lieutenant de vaisseau, voici par quelle filière je le ferais passer. Il aurait pour débuts deux ou trois tours du monde. Ces voyages l’amarineraient, sans faire encore de lui tout à fait un marin. S’il y avait un brevet de marin, comme il y a un brevet de canonnier, de fusilier et de mécanicien, comme il y en aura bientôt un, je l’espère du moins, de gabier, il ne faudrait l’accorder qu’à celui qui joindrait à la science de la manœuvre la science du pilotage. Il m’a toujours semblé que la série de nos institutions ne serait complète que le jour où le pilotage aurait, aussi bien que l’artillerie et la manœuvre, son école. Cette école, sur quel terrain faudrait-il l’établir ? Sur celui où toutes les difficultés de navigation seront réunies. De Bayonne à Dunkerque, on trouve à la fois brumes, courans et hauts-fonds ; c’est là qu’il faut conduire nos timoniers et nos jeunes officiers. Les premiers y apprendront à surveiller la route du navire avec plus d’attention et plus d’intelligence ; ils apporteront au service de vigie un regard plus pénétrant. Dans quelques parages que le sort les conduise, au bout de peu de temps ils pourront suppléer les pilotes. Les seconds seront bientôt de force à s’en passer.

Cinq ou six années bien employées peuvent donner à un jeune officier une instruction dont il ressentira toute sa vie l’influence. Avant d’arriver aux grades supérieurs, il devrait avoir pris ses degrés aux diverses écoles que nous avons instituées pour former les spécialités de nos équipages ; il devrait être devenu fusilier à Lorient, canonnier à Toulon, mécanicien à Indret et à Brest. Parvenu au grade de lieutenant de vaisseau, il sera mûr pour la grande école, pour cette école où s’appliquent les connaissances acquises à toutes les autres ; je veux parler de l’escadre d’évolutions. Cette escadre, que M. de Clermont-Tonnerre réunit pour la première fois en 1825 dans la mer des Antilles, et qui, depuis cette époque, s’est rassemblée presque tous les ans dans la Méditerranée, est la source où nos officiers et nos équipages sont, de tout temps, venus retremper leur esprit militaire. N’eût-elle que cet avantage, l’escadre d’évolutions devrait être à tout prix conservée ; mais une considération plus importante, s’il se peut encore, nous en commande impérieusement le maintien. C’est notre seule école de tactique. La marine la plus tacticienne apportera un grand élément de supériorité sur le champ de bataille. Quand deux flottes se rencontreront, quand les lignes, après avoir fondu l’une sur l’autre, se seront pénétrées, la lutte ne pourra se continuer que par un brusque renversement de la route primitivement suivie. Cette manœuvre, presque inévitable, est de nature à causer entre les bâtimens d’une même armée plus d’un choc involontaire ; la composition homogène de la flotte, la symétrie des courbes de giration, atténueront ces risques ; l’habitude des mouvemens d’ensemble les fera disparaître. Ce n’est pas dans la pratique des évolutions régulières, des passes géométriques, qu’il importe le plus de faire preuve d’un coup d’œil exercé ; l’habitude est bien autrement nécessaire, quand on veut acquérir l’aplomb qu’exigeront la plupart des mouvemens de combat. Ni les navigations isolées, ni les simulacres d’escadres composés d’avisos ou de canonnières, ne constituent pour cet art difficile une école suffisante. Il faut apprendre à faire mouvoir dans un espace restreint des masses de 6,000 ou 7,000 tonneaux, qui ne peuvent venir en contact sans se broyer mutuellement. Il faut se faire aux émotions de ces graves collisions, souvent imminentes ; il faut s’habituer à marcher de nuit aussi bien que de jour en ordre serré, savoir se grouper, savoir se répandre, présenter tantôt une masse compacte, tantôt des échelons successifs ; il faut surtout posséder la science indispensable, celle qui consiste à comprendre le chef à demi-mot, à surveiller les moindres déviations de sa route, à s’inspirer de son exemple et à se passer de ses signaux. Tout le secret de la tactique navale est là. Il n’y a qu’une définition pour cette tactique : elle est l’art de se soutenir dans le combat et de ne pas s’aborder. Les plus habiles sont ceux qui peuvent encore combiner leurs efforts, quand la transmission régulière des ordres est devenue impossible. La dernière économie que la France doive faire, c’est donc, à mon avis, celle d’une escadre d’évolutions. Le jour où l’état de nos finances nous interdirait l’entretien d’un pareil armement, il faudrait que, chaque année au moins, une campagne d’instruction, — ne durât-elle qu’un mois, — vînt préserver d’un complet oubli les précieuses traditions que nous devons à un demi-siècle d’études. Avec des armemens réduits, ni les embarquemens d’officiers, ni les commandemens ne pourront se prolonger aussi longtemps que par le passé. Si l’on admet, comme j’ai essayé de l’établir, qu’il y a en temps de paix peu de démonstrations de force nécessaires, qu’il faut surtout armer en vue d’aguerrir et d’instruire les élémens dont on aura besoin à l’heure des combats, on cherchera naturellement la combinaison qui peut le plus largement répandre l’instruction dans le corps entier de la marine. Cette combinaison me paraît s’indiquer d’elle-même ; il faut multiplier le nombre des campagnes et en abréger la durée.

Nous avons découvert récemment chez nos marins des aptitudes qu’autrefois on mettait en doute ; on les savait canonniers, on croyait qu’ils ne feraient jamais qu’une infanterie médiocre. Certes je suis de ceux qui veulent que l’on tienne avant tout notre métier en honneur, qui verraient avec peine le corps de la marine méconnaître son rôle et sortir de sa voie traditionnelle pour devenir une branche auxiliaire de l’armée ; je n’en ai pas moins constamment protesté contre une opinion qui tendait à jeter le découragement dans nos corps de débarquement. Je suis heureux que les événemens aient si bien montré ce que ces corps pourraient être ; l’action de nos flottes sur le littoral ennemi en deviendra plus efficace. Ne serait-il pas fâcheux qu’une escadre, ayant à sa disposition 5 ou 6,000 hommes d’élite, ne fût pas toujours prête à exécuter par ses propres moyens un coup de main, une reconnaissance, une descente ? Toute réunion un peu considérable de navires devra tirer désormais de son propre sein les troupes dont elle aura besoin pour une opération quelconque de petite guerre. Il y a longtemps que j’expose cette idée aux officiers qui par leur âge sont appelés à la réaliser un jour ; je n’ai cessé de demander que le nombre des armes portatives distribuées à chacun de nos bâtimens fût sensiblement accru, que nos compagnies de débarquement fussent munies des objets de campement sans lesquels on ne peut les éloigner du rivage, qu’une section pourvue des outils les plus indispensables pour ébaucher un retranchement ou pour faire disparaître un obstacle accompagnât toujours nos fusiliers mis à terre et nos obusiers de montagne. Ce que les flottes romaines, ce que les invasions normandes ont pu faire, nos escadres, dès qu’elles ont nettoyé la mer, doivent être en mesure de le tenter. Quand chaque navire cuirassé portera sur ses flancs, comme je le crois indispensable, sept ou huit canots à vapeur, une escadre ne se montrera plus sur les côtes ennemies sans y semer l’alarme et sans y apporter la dévastation. Il serait superflu d’insister sur ce sujet ; nous aurons dû aux malheurs que nous venons de subir la transformation de nos mœurs. Tout Français va devenir soldat ; les vœux que je formais, il y a moins d’une année, sans me dissimuler les grandes difficultés qui pouvaient en ajourner la réalisation, se trouveront accomplis, si on laisse seulement la marine aller où la conduit la pente naturelle des choses.

Bien des gens s’étonneront de me voir exposer avec cette tranquille confiance un programme qui respire si peu le découragement ; plus d’une fois mes amis ont raillé ce qu’ils se permettaient d’appeler « mes robustes espérances. » Nous verrons à qui d’eux ou de moi l’avenir se réserve de donner raison. Frappé du coup mortel, Charles XII porta, dit-on, la main sur la garde de son épée. Devons-nous, pour une blessure moins profonde que celles tant de fois infligées à d’autres nations par nos armes, nous coucher dans la tombe et désespérer de la fortune de la France ? Je ne sais ce qu’il adviendra, pendant la phase si critique que nous traversons, de l’organisation de notre armée ; je crois pouvoir dire avec quelque assurance ce que doit être aujourd’hui celle de notre marine.


VI.

Pour arriver au but, il n’est pas indifférent du bien choisir son point de départ ; la meilleur raisonnement ne conduira qu’à une conclusion fausse, s’il n’est pas appuyé sur un principe juste. Quel est le principe sur lequel il faut baser l’organisation de notre marine ? Sur ce principe qui fut vrai de tout temps et qui l’est devenu cent fois plus aujourd’hui : la marine n’est ni dans les colonies, ni dans les arsenaux, elle est dans ce qui flotte. Il faut que les colonies aillent chercher ailleurs que dans notre budget le moyen de dissimuler ou d’aligner leurs dépenses ; il faut que l’arsenal perde le sentiment de son importance, et devienne le très humble serviteur du vaisseau. « Tous, tant que nous sommes ici, disait en 1837 l’amiral Lalande, alors préfet intérimaire à Brest, nous ne sommes que les serviteurs des serviteurs de Dieu. Nos ressources, nous ne les accumulons que pour les dispenser à ceux qui doivent s’en servir ; il ne faut juger un port ni par ses ateliers, ni par ses magasins, il faut le juger par ses armemens. » Ce langage était sage, il contient dans sa brièveté tout un programme. Pour que les passions si naturelles au cœur de l’homme ne vinssent pas en gêner la pratique, je voudrais que l’histoire n’enregistrât jamais une bataille navale sans dire : Les vaisseaux qui ont combattu avaient été construits par tel ingénieur, armés par tel préfet maritime ; ils étaient commandés par tel amiral. Quant au ministre, tout succès doit tourner à sa gloire, et, quand une opération réussit, il est incontestablement le premier à récompenser. Le vainqueur n’est que son mandataire et son obligé. Pourquoi l’opinion s’empresse-t-elle de le lui donner pour rival ? Compétitions mesquines qui n’enfantent certes pas de refus de concours, mais qui aigrissent les esprits et sont faites pour alarmer le patriotisme !

Quand on s’occupe d’un travail quelconque d’organisation, on serait tenté quelquefois d’envier le sort des nations chez lesquelles tout est à créer et qui n’ont pas à se débarrasser des ronces dont le temps a obstrué nos chemins. Il faut si peu d’argent pour avoir une flotte, et l’on en peut tant dépenser dans une vieille marine sans être certain d’arriver à en posséder une ! Au prix de deux années de nos anciens crédits, on construirait la flotte que nous a léguée l’empire. Cette flotte, il est vrai, durerait à peine vingt ans. Il faudrait donc avoir, en vingt années, épargné la valeur d’une flotte semblable. Ce fonds d’amortissement qu’on laisse s’écouler par des constructions annuelles, au lieu de l’accumuler dans nos caisses, constitue la base de ce qu’on appelle le budget normal. On n’en peut absolument rien retrancher, à moins de consentir à déchoir ; mais, à mon sens, ce ne serait pas déchoir que de se borner à entretenir soigneusement la flotte de transport sans la renouveler. Si l’on cherche des économies, en voilà une qui ne nous coûtera pas une notable diminution de puissance. Je crois pouvoir en indiquer une autre dont on reconnaîtra aisément l’importance. L’annuité de renouvellement dépend de la rapidité avec laquelle le dépérissement se produit. On en réduira considérablement le chiffre, si, dans les constructions futures, on remplace le bois par la tôle. Il est vrai que cette substitution ne se ferait pas sans exiger l’achat d’un nouvel attirail, sans inutiliser nos réserves de chêne, sans mettre à pied la plupart de nos charpentiers. La chose n’est donc pas aussi simple qu’elle le paraît au premier abord ; c’est une réforme à faire, mais il faut la conduire avec une extrême prudence. Quant aux ateliers, aux bassins, à cette marine de pierre qui, faite pour produire et pour desservir l’autre, la plupart du temps la dévore, il faut arrêter court son développement et se contenter de lui allouer un fonds d’entretien. Sur une dotation annuelle de 65 millions, le matériel doit nous fournir le moyen de sauver les institutions dont j’ai entrepris la défense.

La séparation du ministère de la flotte et de la direction des colonies nous viendra aussi en aide. Je ne proposerais pas de créer, comme en 1857, un nouveau ministère ; le département du commerce se chargera de régir des intérêts qui sont plus commerciaux encore que maritimes. Quant aux garnisons coloniales, elles appartiennent de droit au département de la guerre. Cette petite armée, qui grossissait sans cesse, aura tout à gagner à se confondre dans les rangs de la grande armée nationale ; les services qu’elle a rendus, l’intrépidité dont elle a fait preuve, lui valent bien assurément cet honneur. Attachée aux flancs de la marine, elle eût continué d’y végéter à l’état de corps auxiliaire ; il faut lui ouvrir un champ plus vaste et saisir l’occasion que nous avons laissée échapper, il y a quinze ans, de simplifier l’établissement de notre budget. Des officiers qui construisent, qui administrent et qui montent nos vaisseaux, des médecins qui soignent nos équipages, des aumôniers qui les instruisent et qui les consolent, il ne nous faut pas autre chose ; mais tout ce qui existe dans ces branches essentielles de notre service, officiers civils ou militaires, il nous le faut sans réduction aucune. La solde qui leur est allouée n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan budgétaire. Avec le prix d’une frégate cuirassée, on doublerait, on triplerait presque nos cadres. Le ministre qui a peut-être le mieux compris et le mieux défendu les grands intérêts qui lui étaient confiés, M. Hyde de Neuville, a prononcé sous la restauration une parole qu’on ne saurait trop méditer. « C’est sur les choses, a-t-il dit, et non sur les hommes qu’il faut faire porter les économies. » Qu’on impose un instant silence aux penchans envieux du cœur humain et qu’on descende sans parti-pris au fond de la question, on verra que jamais vérité ne fut plus incontestable. On peut bouleverser bien des existences, ruiner l’organisation tout entière d’un corps, sans trouver à réaliser par des retranchemens intempestifs la diminution de dépense que représenterait le charbon qu’il serait quelquefois si facile d’épargner.

Je désire vivement qu’on n’opère aucune réduction sur le chiffre des bâtimens qui doivent composer notre flotte de combat ; mais à quoi servirait de conserver cette flotte, si l’on désorganisait le personnel, sans lequel nos navires de guerre ne seraient plus qu’un luxe tout à fait inutile ? « La flotte, me dira-t-on, ne sera pas réduite, mais les armemens de paix seront diminués. Vos nombreux officiers vont donc se trouver sans emploi. Ce n’est pas leur ambition seule qui souffrira de cette inaction, ce sera leur instruction même. L’officier de marine ne se forme ni dans les camps, ni dans les ports. Il se forme à la mer. » Le remède à cet état de choses est facile ; il a déjà été appliqué dans les premières années de la restauration. L’Angleterre et les États-Unis y ont eu recours. Il faut admettre que l’officier naviguant sur les bâtimens du commerce, — sur les bâtimens des particuliers, disait l’ordonnance du roi Louis XVIII, — ne déroge pas. Il me semblerait même équitable de ne pas lui faire perdre les droits à l’avancement qu’il tiendrait de son ancienneté. En appliquant ici le principe du congé renouvelable, on s’assurera presque sans frais une réserve d’officiers, comme on a déjà, grâce à l’inscription maritime, une réserve de matelots.

La composition de nos états-majors a beaucoup varié depuis la création de la marine française. Au début, nous n’avions que des capitaines et des officiers-mariniers ; bientôt à chaque capitaine il fallut adjoindre un lieutenant, et, quelque temps après, un enseigne. Nous en sommes venus peu à peu à embarquer sur nos vaisseaux de ligne jusqu’à 12 officiers, lieutenans de vaisseau et 6 enseignes. La république institua deux classes de capitaines, les capitaines de vaisseau et les capitaines de frégate. L’amiral de Rigny nous donna des capitaines de corvette ; l’amiral de Rosamel les supprima. Quelques officiers, dont je ne serais pas éloigné de partager l’avis, voudraient qu’on rétablît un grade qui rendrait l’analogie plus complète entre la marine et l’armée. Nos corps de débarquement trouveraient dans cette disposition les chefs de bataillon qui leur manquent ; l’artillerie de nos grands bâtimens y gagnerait un commandant supérieur. Appelés à remplir les fonctions de second, les capitaines de frégate seraient, en cas d’absence ou de maladie, mieux suppléés par un capitaine de corvette que par un lieutenant de vaisseau ; investis eux-mêmes d’un commandement, ce grade intermédiaire leur fournirait des seconds disposant d’une autorité plus forte. Les lieutenans de vaisseau perdraient, il est vrai, la chance de commander ; ils auraient pour dédommagement la perspective d’arriver plus jeunes à une situation qui, pour beaucoup d’entre eux, marquerait la limite d’une ambition que la gêne financière va nécessairement restreindre. Il faut toujours hésiter à remanier les cadres ; on alarme ainsi autant d’intérêts qu’on suscite d’espérances et qu’on prépare de déceptions. Cependant la mesure que j’indique, si elle fut prématurée autrefois, semble trop bien s’accorder aujourd’hui avec les besoins d’une marine nouvelle pour que je ne la recommande pas tout au moins à la plus sérieuse étude.

J’ai vu depuis trente ans quelques-unes des idées dont, au retour de chaque campagne, je venais déposer ici le germe — avoir l’heureuse fortune d’éclore au grand jour, et d’acquérir droit de cité dans le domaine de l’administration. Pendant ces trente années, mes convictions se sont pliées, sans se démentir, au cours des événemens et aux révolutions opérées par la science ; je les retrouve en 1871 à peu de chose près ce qu’elles étaient en 1842, ce qu’elles étaient encore en 1859. Il en est sur lesquelles je pourrais, à la rigueur, accepter quelque compromis ; pour celles qui me semblent fondamentales, ni le malheur des temps, ni le goût des nouveautés ne sauraient m’arracher le moindre sacrifice. J’ai prononcé, au début de ce travail, le mot d’institutions nécessaires ; ces institutions, je les résume. La première est sans contredit l’inscription maritime ; la seconde, l’ensemble de nos diverses écoles de spécialités, dans lesquelles il faut comprendre une école de gabiers et une école de pilotage ; la troisième s’appelle l’escadre d’évolutions. Sauvez ces institutions, vous aurez sauvé la marine.

Si notre puissance navale n’était assise sur deux mers complètement séparées, ce n’est pas à Paris, c’est dans un de nos ports que je voudrais voir siéger l’administration centrale de la flotte. Il y a longtemps que nous avons pu nous en apercevoir. Ce fleuve qui emporte tout dans son cours emporte aussi les meilleures pensées du marin ; quand nous avons bu pendant quelques années les eaux du Léthé, le sentiment des nécessités maritimes devient chez nous moins vif ; d’autres sujets occupent notre esprit, remplissent nos entretiens : nous cédons peu à peu à l’assoupissement moral qui nous envahit. La flotte abandonnée dérive au gré des flots, et nous courons le risque de la retrouver au milieu des écueils. Puisque le ministre ne peut vivre à Toulon ou à Brest, il faut du moins qu’il y vienne souvent ; ce qui retrempera son ardeur excitera du même coup celle des autres. Qu’on le voie partout et qu’il apparaisse à l’improviste, sans pompe, sans fracas, dans nos arsenaux qu’il vivifiera de sa présence, sur les bâtimens nouveaux qu’on éprouve, au milieu des officiers et des équipages qu’on instruit. Les inspections qu’il passera ne seront jamais trop fréquentes ; les travaux en seront mieux conduits, et les avancemens en deviendront plus judicieux. Il est peu de questions qui ne dussent être étudiées sur les lieux, soit par le ministre en personne, soit par les membres du conseil d’amirauté, soit par ceux du conseil des travaux. Combien d’avis négatifs et de fins de non-recevoir nous seraient ainsi épargnés ! Quant aux affaires, on ne peut les traiter plus mal que par le télégraphe. Avec son obscurité d’oracle, ce fil mystérieux est le plus détestable instrument que l’administration ait jamais eu entre ses mains. Il a substitué la précipitation au travail, un dialogue fiévreux à des ordres et à des explications réfléchis. On ne peut tout voir, on ne peut tout faire par soi-même ; le plus sage est alors de donner notre confiance tout entière à ceux qui voient et qui agissent. Pour un ministre, pour un commandant en chef comme pour un souverain, gouverner, c’est toujours choisir.

Je ne me suis occupé jusqu’ici que de conservation. Il faut bien comprendre cependant que, si nous faisions une halte trop brusque, nous serions de tristes conservateurs, car nous nous trouverions bientôt en arrière. La stagnation est aujourd’hui la pire des imprudences. Tout est en progrès : les navires, les machines, l’artillerie, tout jusqu’à la poudre. Les polygones d’expériences, les grandes usines appartenant à l’état ou subventionnées par ses commandes, sont aussi des institutions nécessaires. On pourra cependant s’épargner bien des frais, si l’on sait profiter des études auxquelles se livrent de leur côté les autres nations maritimes. C’est folie de vouloir tout tirer de son propre fonds, de demander à des recherches purement spéculatives ce qui n’est plus ailleurs qu’un secret d’atelier. La marine russe nous donne à ce sujet un excellent exemple. Il ne se passe rien d’intéressant dans le monde naval qu’elle n’en ait aussitôt connaissance ; ses officiers sont partout et se montrent en général de très judicieux observateurs. Le combat de Lissa était à peine livré qu’un de ses amiraux accourait à Ancône pour examiner les navires, pour interroger les officiers qui y avaient pris part. Nous voyageons trop peu ; nous ne connaissons ni les ports, ni les arsenaux étrangers ; les nôtres sont constamment visités par d’intelligens touristes. Il devrait exister un fonds spécial pour ces missions doublement fructueuses. Je le répète, ce qu’a fait notre marine depuis cinquante ans n’est rien, si on le compare à ce qu’il lui faudrait faire dans le cas d’une guerre maritime. J’ai bien souvent ébauché dans mon esprit la constitution d’une armée de mer qui pût, à un moment donné, réunir ses tronçons épars et présenter, sur deux ou trois points choisis à l’avance, des masses formidables ; je me suis demandé comment on pourrait faire converger vers cette pensée nos institutions, notre budget, le partage de nos forces. J’ai repris ainsi sur une plus vaste échelle le plan de 1805, convaincu que la flotte la plus prompte à se concentrer devra conserver pendant plusieurs mois l’avantage des premiers jours, car elle assurera le retour de ses marins dispersés et interceptera ceux de l’ennemi au passage ; mais il est impossible de comprendre de semblables opérations, si la flotte de guerre n’est suivie d’un train d’équipage qui l’alimente et l’approvisionne. Nous avons fait des transports pour les troupes et pour les chevaux ; ceux-là, nous pourrions, sans grands inconvéniens, les laisser dépérir ; ce qu’il nous faut, ce sont des transports pour les vivres et surtout pour le charbon. Il y a là un type tout nouveau et fort difficile à créer. Des transports mixtes de petite vitesse seraient presque inutiles ; les transports dont nous avons besoin doivent être aussi rapides que les escadres aux opérations desquelles on les prétend associer.

Voilà, si je ne me trompe, un programme assez vaste ; ajournons-en la réalisation, mais ne le perdons pas pour cela de vue. Un jour viendra où une génération plus heureuse le trouvera peut-être trop modeste. L’éclipse que nous subissons sera plus ou moins longue ; la France est destinée à sortir de cette ombre, et nos enfans auront peine à comprendre nos découragemens. Au milieu des amertumes dont nos cœurs débordent, c’est sur l’avenir que je veux fixer les yeux. Cet avenir, nous ne le verrons pas ; mais vous, pour qui le ciel dans ses mystérieux desseins le prépare, prenez garde qu’il ne vous surprenne. N’imitez pas les vierges folles de l’Evangile, dont les lampes n’avaient plus d’huile quand l’époux arriva. Veillez, car qui sait le moment où l’on viendra vous dire : « L’heure est proche ? » Veillez, et conservez soigneusement nos grandes institutions. La marine de demain n’aura rien à envier à la marine d’aujourd’hui.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er  août.