La Marine de l’Autriche

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LA


MARINE DE L’AUTRICHE





CALAMOTA. — TRIESTE. — POLA.







Vincuntur facta vetusta novis.

(FORTUNATUS)


I.

L’Adriatique était, à la fin du XVe siècle, le principal foyer du commerce et de la navigation de l’Europe. Venise y régnait : son port était l’entrepôt des marchandises précieuses du Levant et de l’Inde, le rendez-vous et le bazar universel ; rien de riche, d’élégant, d’exquis ne se produisait qui ne dût aller à Venise, et rien n’était prisé que ce qui en venait. Les découvertes de l’Amérique et du cap de Bonne-Espérance portèrent un coup mortel à cette suprématie. Le centre de gravité du monde commerçant fut déplacé ; les marines de l’Occident se précipitèrent avec une indomptable énergie vers des régions mystérieuses où leur audace entrevoyait des gloires et des fortunes sans mesure ; l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la France, la Hollande creusèrent des ports, lancèrent des flottes, fondèrent des colonies au-delà des mers. L’établissement maritime de Venise ne pouvait garder longtemps la première place à côté de rivaux qui grandissaient si vite. Il rétrograda tandis qu’ils avançaient ; la république tomba de chute en chute sous les pieds des armées qui se disputaient l’Italie, et la navigation de l’Adriatique s’éteignit presque inaperçue au milieu des événemens qui marquèrent la fin du XVIIIe siècle et le commencement du nôtre.

Cette navigation, Napoléon voulut la relever. Il prétendit la constituer sur des bases nouvelles, et de dominatrice exclusive qu’elle avait été, la rendre solidaire de la liberté universelle des mers. Ne choisissant plus ses alliances et devenue ville du royaume d’Italie, Venise fut destinée à être, avec Anvers, Cherbourg, Brest, Toulon, Gênes, Corfou, l’une des places d’armes de la ligue continentale qui se formait pour la conquête de ce droit d’égalité entre tous les pavillons auquel les Anglais ont eux-mêmes fini par souscrire. Napoléon envoya dans ce dessein nos plus habiles ingénieurs à Venise; ils relevèrent l’arsenal, et l’étendue en fut portée à 25 hectares, dont 11 de surface d’eau; les chantiers de construction reprirent leur ancienne activité; le matériel flottant fut rétabli, les fortifications furent complétées, et des projets d’avenir qui seront quelque jour consultés avec fruit furent étudiés. Malheureusement les observations qui furent recueillies sur l’atterrage mirent en évidence des vices qui n’étaient jusque-là que soupçonnés : il fut constaté qu’excellent pour les anciennes galères, il n’avait point la profondeur d’eau requise pour le flottage des vaisseaux de ligne, et que, hors des jours où le concours des vents du sud et des marées des syzygies exhausse le niveau des eaux dans le fond de l’Adriatique, les frégates elles-mêmes n’atteignaient le port qu’en s’allégeant de leur artillerie. Or il n’est de ports de guerre que ceux où les escadres manœuvrent avec sécurité, se déploient à l’aise pour l’attaque ou pour la défense, et se replient en ordre, quand il le faut, dans des abris sûrs. Ces conditions n’étaient point remplies par l’atterrage de Venise. Il fallut donc chercher une ligne plus militaire, et, sans se laisser séduire par les avantages d’une place qui ne peut être forcée ni par terre ni par mer, se résigner à faire de ces bassins, que d’invincibles difficultés naturelles condamnaient au désarmement, le port de commerce de la plus belle vallée du monde.

Un autre élément de puissance navale non moins nécessaire manquait d’ailleurs à Venise depuis qu’elle avait été dépouillée, au profit de l’Autriche, de ses provinces d’Istrie et de Dalmatie : elle n’était plus en état de fournir des équipages à ses flottes. De l’embouchure de l’Isonzo, limite de l’Italie, à Ravenne, la côte n’a d’autres matelots que les gondoliers de Venise et les pêcheurs des lagunes, race timide et peu nombreuse, sur le concours isolé de laquelle il serait impossible de fonder une marine militaire de quelque valeur.

Strabon remarquait que la côte d’Illyrie et les îles adjacentes présentent de tous côtés de bons ports, qu’au contraire la côte opposée d’Italie en est dépourvue, et pendant la guerre civile dans laquelle expira la république romaine, on voit Pompée former avec facilité en Grèce, en Épire, en Illyrie des flottes nombreuses, tandis que César, maître de l’Italie, n’y réunit qu’avec des peines inimaginables un nombre de navires insuffisant pour transporter ses soldats. La différence de vocation des populations n’a pas plus changé que la configuration et l’état météorologique des côtes; les deux rives de l’Adriatique sont habitées par des races d’hommes qui leur ressemblent :

La terra……..
Simili a se gli abitator produce.


Avec leurs dentelures profondes, les roches sauvages de leurs îles, les écueils dont elles sont ici parsemées, les admirables abris qu’elles offrent plus loin, les côtes de l’Istrie et de la Dalmatie sont la première officine d’hommes de mer qui soit au monde, et ces hommes aux membres vigoureux, au cœur intrépide, se trempent tous les jours dans les orages de l’Adriatique. C’est avec raison qu’Horace appelle cette mer inquiète; seulement il est injuste envers le vent du sud, quand il l’accuse d’être celui qui la trouble le plus. Le grand perturbateur de l’Adriatique s’appelle aujourd’hui la bora, nom dans lequel on retrouve celui de Borée, et la rose des vents du port de Trieste le fait souffler de l’est-nord-est. La bora s’élève presque toujours inopinément; sans l’avertir, elle assaille le matelot inexpérimenté, le renverse, le roule, et brise ses agrès. Elle dure souvent des semaines entières. L’espace compris entre les bouches de Cattaro et la pointe méridionale de l’Istrie est le domaine de ses plus grandes violences. Le Dalmate, accoutumé dès l’enfance à la braver, s’endurcit à son souffle et méprise les tempêtes vulgaires, qui mollissent auprès de celles de son pays. Ainsi l’air, la mer et la terre concourent à dresser le robuste et sobre matelot de cette côte.

Lorsqu’à la fin du Xe siècle, les Vénitiens s’emparèrent, à force de persévérance, de ruse et d’audace, de cette pépinière de marins, ils savaient que l’empire du golfe ne peut appartenir qu’à ceux qui la possèdent. Les raisons qui déterminèrent leurs efforts devaient frapper Napoléon ; il était évident que la position nécessaire à l’accomplissement de ses desseins ne pouvait être prise que sur la rive orientale de l’Adriatique, et ce fut à obtenir le droit d’en disposer que tendirent toutes ses combinaisons. Les provinces illyriennes lui furent définitivement acquises par le traité de Vienne du 29 octobre 1809; mais elles étaient occupées par nos troupes depuis la campagne d’Austerlitz, et, dans sa prévoyante impatience, Napoléon avait usé du droit de la guerre pour préparer les bienfaits et les grands travaux de la paix.

En 1806, M. Beautemps-Beaupré, secondé par plusieurs ingénieurs hydrographes de la marine, reçut la mission de rechercher, sur les côtes d’Istrie et de Dalmatie, l’emplacement le plus propre à devenir le pivot des opérations navales à exécuter dans l’Adriatique. Il explora dans cette campagne toute la côte orientale de l’Istrie et fit lever les cartes de tous les atterrages propres à recevoir des bâtimens de guerre; il s’arrêta surtout à celui de Pola, dont nous aurons à parler plus loin. Le havre de Pola avait été dans l’antiquité, pendant les guerres d’Illyrie et de Pannonie, le centre des mouvemens des flottes romaines, et, après la conquête de ces provinces, le siège d’une station navale chargée de la police de la partie septentrionale de l’Adriatique. Décrié plutôt que délaissé par les Vénitiens, qui ne voulaient ni provoquer les tentatives de leurs ennemis ni placer hors du sein de leur ville la base de leur établissement militaire, il passait pour inaccessible aux bâtimens de guerre, à cause d’une prétendue barre sous-marine qui leur en aurait interdit l’entrée. M. Beautemps-Beaupré restitua ses qualités nautiques au port de guerre des Romains, et démontra qu’il satisfaisait à toutes les exigences des marines modernes. Peut-être cependant était-il possible de trouver mieux encore, si ce n’était pour les aménagemens intérieurs, du moins pour la position stratégique. Napoléon trouvait Pola trop reculé vers le fond du golfe pour un port militaire; il voulait qu’on se rapprochât de Corfou et de Brindes pour mieux couvrir la côte d’Italie et les provinces illyriennes elles-mêmes : les bouches de Cattaro, situées au sud-est de Raguse, presque en face du mont Gargan, lui semblaient si bien réunir toutes les conditions de son programme, qu’il se plaignait qu’on n’eût pas commencé par l’exploration de ce golfe. Il attendit néanmoins, pour prendre une résolution définitive, l’achèvement des études dont la côte de Dalmatie devait être J’objet, et le résultat des campagnes de 1808 et 1809 fit voir combien cette réserve avait été sage.

Parti de Zara avec les matériaux hydrographiques recueillis dans les deux campagnes, M. Beautemps-Beaupré arriva le 5 août 1809 à Vienne; c’était un mois après la bataille de Wagram. Napoléon trouvait à Schœnbrunn du temps pour réorganiser son armée, pour surveiller les affaires intérieures de l’empire, pour diriger les négociations de la paix et pour préparer la constitution des établissemens maritimes sur lesquels l’expédition de lord Chatam contre Anvers venait de rappeler péniblement son attention. Il retint M. Beautemps-Beaupré jusqu’à la fin du mois, l’appela plusieurs fois près de lui, et, les cartes sous les yeux, lui fit rendre compte de l’ensemble et des détails de sa mission. Il se convainquit qu’il manquait aux bouches de Cattaro, pour être avec leurs trois bassins successifs le meilleur port du monde, la possibilité d’entrée et de sortie par tous les temps, et lorsque le savant hydrographe lui remit le résumé des défauts stratégiques de ce beau golfe, « il est bien regrettable, dit-il, que je n’aie pas vu vos travaux avant les engagemens que j’ai pris : ils auraient beaucoup réduit les sacrifices que m’ont coûtés mes erreurs sur la valeur de cette position. »

Ce mécompte avait une compensation dans la découverte du canal de Calamota. Qu’on ne regarde point comme trop ambitieux ce terme de découverte appliqué à la manifestation de grands avantages méconnus ou négligés. Le canal de Calamota s’appuie, sur une longueur de 36 kilomètres, à la côte de Dalmatie, et sa largeur moyenne est de 1400 mètres : la surface en est par conséquent de 5,000 hectares. Sa branche septentrionale pénètre dans la presqu’île de Sabioncello jusqu’à Stagno, et sa branche méridionale s’avance en arrière de Raguse, de manière à placer cette ville dans une presqu’île : entre les deux pointes qui masquent les extrémités du canal se présentent quatre îles laissant entre elles des passes sûres, mais faciles à défendre. Les navires atteignent ou quittent cette enceinte par tous les vents, et ils y trouvent un repos toujours assuré sur un mouillage partout tenace et profond. Ce vaste bassin offre pour l’emplacement d’un arsenal plusieurs positions qui, excellentes partout ailleurs, s’effacent ici devant la rivière d’Ombla, long canal de deux ou trois cents mètres de large que la nature a creusé comme pour cacher derrière la côte de Raguse un port militaire inexpugnable. Cette rivière n’est autre chose qu’une de ces sources énormes qui surgissent de distance en distance sur les côtes de la Dalmatie. Ses eaux refoulent au loin les eaux salées, et les navires y mouillent quand ils veulent s’abreuver. Dès que Napoléon eut considéré les avantages du canal de Calamota, il n’hésita pas, et son choix fut fixé. M. Beautemps-Beaupré n’avait qu’une seule objection contre cette détermination : c’était le voisinage trop rapproché de la frontière turque et l’insuffisance du territoire annexé à l’établissement. Napoléon, souriant, le pria de s’en rapporter à lui sur cette partie de la question. Il ne lui était pas réservé de la résoudre, et la frontière a conservé l’ancienne bizarrerie de sa délimitation. Au lieu de marcher, vis-à-vis de l’île de Calamota, parallèlement à la côte, elle se dirige par un double repli vers la mer, de manière à intercaler dans le territoire autrichien une épaisseur d’environ deux lieues de territoire ottoman. La petite république de Raguse, jadis maîtresse de cette langue de terre, l’a cédée à la porte pour se mettre à l’abri des vexations et des violences auxquelles l’assujettissait le contact des possessions vénitiennes. Les Turcs acceptèrent cette offre pour le plaisir de se rendre désagréables aux Vénitiens, qu’ils détestaient, mais ils n’en ont pas tiré d’autre parti, et le quai naturel qu’ils possèdent sur le canal de Calamota est désert. Ils comprendront sans doute par la suite de quel immense avantage peut être pour l’Hertzégovine et la Bosnie ce jour ouvert sur l’Adriatique : on ne saurait le payer trop cher, si l’on n’en était pas en possession. Mettre ces vastes provinces en communication facile avec la mer, y faire déboucher leurs produits, c’est le moyen de les policer, de les vivifier, de les enrichir. Le commerce de la Méditerranée est intéressé à ce que les Turcs apprennent qu’il dépend d’eux d’élever sur ces bords délaissés une ville florissante, il l’est d’autant plus qu’un de ses premiers besoins est celui des bois de construction, et qu’en arrière du canal, les Turcs possèdent des forêts dont l’avilissement se transformerait par l’ouverture de cette voie en une énorme valeur. La porte doit d’ailleurs prévoir que l’exploitation de ce tronçon de son rivage peut un jour faciliter entre elle et l’Autriche des échanges de territoire réciproquement profitables.

Nos ingénieurs hydrographes ont été les premiers à reconnaître les mérites du canal de Calamota; ils n’ont pas été les seuls. Les Anglais demandaient, il y a quelques années, à l’Autriche l’autorisation d’y former, pour la commodité de la navigation à vapeur, des dépôts de houille qu’on eût entourés d’une simple chemise pour les mettre à couvert des entreprises des voleurs. Un peu plus tard, l’empereur Nicolas imaginait des combinaisons en vertu desquelles il aurait pris pied sur le canal, et qui passaient à Vienne pour être le but réel du voyage de deux jeunes princes de sa famille. Les Russes, interposés sur l’Adriatique, comme ils l’étaient déjà sur le Bas-Danube, entre l’Autriche et la Turquie, auraient alors tenu le couteau sur les flancs de l’un et de l’autre pays. Heureusement pour la France et pour l’Angleterre, ces projets ont échoué; elles auraient pu sans cela se voir quelque jour obligées d’aller renverser sur le canal de Calamota une autre Sébastopol.

Les côtes d’Illyrie conservent pour témoins directs des vues de Napoléon sur l’Adriatique les travaux hydrographiques de nos ingénieurs, les routes que fit percer le maréchal Marmont tant pour ouvrir la Carniole et la Carinthie au commerce de Trieste que pour lier entre eux le port de Raguse et l’établissement militaire de Calamota, les vestiges épars de quelques années d’une administration intelligente et probe, mais surtout la fin du morcellement des territoires et la réunion sous un même pouvoir de ce qui n’a qu’un même intérêt. C’est sur cette base que la puissance de la paix et du commerce, bien supérieure à celle de Napoléon, accomplit aujourd’hui librement l’œuvre qu’il croyait ne pouvoir achever qu’à force de victoires : le monde a marché, et la navigation de l’Adriatique devient plus florissante qu’elle ne l’eût jamais été sous son sceptre. Malgré la malheureuse impossibilité que Napoléon s’était faite de se fier à l’Autriche, ce fut une des grandes erreurs de sa politique que de lui enlever les provinces illyriennes. L’accès de l’Adriatique était aussi nécessaire à ce grand empire que l’est à la France celui des eaux de la Manche; il ne pouvait pas nous pardonner de le lui interdire, et cette séquestration tournait contre nous des intérêts faits pour être solidaires des nôtres. D’un autre côté, réduire faire commerciale du port de Trieste à l’étendue de l’Illyrie, laisser des lignes de douanes s’interposer entre ses quais et des débouchés aussi immédiats que l’Autriche et la Hongrie, c’était attaquer la navigation dans sa sève. Les traités de 1814 ont renoué dans cette partie de l’empire d’Autriche les liens naturels que les violences de la politique avaient rompus, et ils ont consolidé, dans tout ce qu’elle avait de grand et de généreux, l’œuvre de Napoléon. Il est temps d’examiner quels ont été pour la marine marchande et pour la marine militaire de l’Autriche les effets de cette double influence, et de les considérer à Trieste et à Pola, dans les deux métropoles navales où se concentre aujourd’hui leur action.


II.

Les anciens attribuaient la fondation de Trieste, nommée par eux Tergeste, aux Argonautes, et pour expliquer cette illustre origine, quelques-uns de leurs géographes ont supposé l’existence d’une branche du Danube qui, se jetant au fond de l’Adriatique, y aurait amené les ravisseurs de la toison d’or. Pline, en réfutant cette erreur d’hydrographie, l’attribue à ce qu’en effet la nef Argo a débouché par un fleuve dans la mer non loin de Tergeste, quoniam Argo navis flumine in mare Adriaticum descendit non procul Tergeste. Seulement il avoue qu’on ne sait pas bien quel est ce fleuve : on ne l’a point encore retrouvé, et les érudits qui tiennent à faire descendre les Triestains des héros de la Colchide sont obligés d’admettre que les barques de Jason ont été transportées par terre de la Save à l’Adriatique. Cette proposition n’a rien d’exorbitant : ces barques devaient être fort petites; les Normands du IXe siècle ont plus d’une fois fait voyager les leurs de cette manière, et les Argonautes ont certainement été d’aussi bons pirates que qui que ce soit. On leur fait également honneur de la fondation de Pola. Ainsi les deux meilleures positions du fond de l’Adriatique pour le commerce et pour la guerre auraient été déterminées trois mille ans avant nous.

Sans repousser absolument la tradition qui attribue aux Argonautes une telle sûreté de coup d’œil, il n’est pas à croire que les anciens eussent compris tous les avantages de la situation de Trieste. Strabon ne mentionne Tergeste que comme un bourg dépendant des Carni, peuple dont la Carniole a pris le nom, et si Pline, Ptolémée et Pomponius Méla lui donnent le titre de colonie romaine, cela ne suffit pas pour établir qu’elle eut de leur temps une grande importance. Il est d’ailleurs évident, pour quiconque considère avec un peu d’attention l’allure de la côte d’Istrie, que Trieste n’était qu’une impasse avant le percement des montagnes qui bornent son horizon. Jusque-là les avantages maritimes de sa position étaient frappés de stérilité par les obstacles auxquels ils correspondaient du côté de la terre. Les assises méridionales des Alpes carniques plongent leur pied dans les eaux du port de Trieste et dressent leurs escarpes monotones aux portes de la ville; aucune coupure n’en rompt l’uniformité, n’en facilite l’ascension. En arrière de ce rempart formidable, il faut franchir une longue succession de crêtes arides pour atteindre les affluens du Danube, et le bassin de ce grand fleuve ne devient de nos jours l’inépuisable champ d’exploitation du commerce de Trieste que grâce à des perfectionnemens de communication dont nos aïeux n’avaient pas l’idée. La grandeur de cette ville est donc une création de l’art moderne, et si l’histoire de son passé contenait moins d’enseignemens sur l’avenir de l’Autriche, de l’Italie, et même sur la politique de la France, elle n’aurait pas d’autre intérêt que celui qui s’est de tout temps attaché aux humbles commencemens des grandes choses.

Il n’est pas certain que Trieste ait fait cause commune avec les villes de l’Istrie et de la Dalmatie que leurs malheurs et leur lassitude placèrent au Xe siècle sous le joug de la république de Venise; mais elle était sous le joug en 1274, car elle se trouva en tête de l’insurrection de sa province. Le souvenir des châtimens cruels que lui valut le mauvais succès de cette tentative n’empêcha pas un nouveau soulèvement d’éclater en 1367. Les Vénitiens furent chassés, les secours de la Carniole appelés, et la place fut mise en état de défense avec une telle vigueur, que lorsque les troupes et les galères de la république se présentèrent, croyant y rentrer sans coup férir, elles eurent un siège régulier à entreprendre. Au bout d’un an de combats, elles n’avaient fait aucun progrès, et les vaillans assiégés ayant offert au duc d’Autriche, Léopold, la souveraineté de leur territoire, s’il voulait les délivrer, ce prince vint attaquer les Vénitiens dans leurs lignes. Ceux-ci lui résistèrent, et, déjà refroidi par les coups qu’il avait reçus, la seigneurie acheva, par une offre de 75,000 ducats, de le décider à se tenir tranquille. Battu et content, il reprit le chemin de Vienne et fit une déclaration de neutralité. Les Triestains, restés seuls, continuèrent pendant une année encore une lutte inégale; mais enfin, réduits par la famine, ils se rendirent en 1369. Les principaux d’entre eux furent mis à mort après la capitulation, et les Vénitiens construisirent, pour contenir la ville, une citadelle qui la dominait.

Onze années s’étaient à peine écoulées, et la république de Venise se voyait, par la reprise de Chioggia sur les Génois, au terme de la lutte sanglante qu’elle soutenait contre eux, lorsque leur amiral, Matteo Maruffo, qui n’avait pu débloquer ses compatriotes avec sa flotte, reçut de puissans renforts et s’empara, sur la côte orientale de l’Adriatique, de Trieste et de plusieurs autres villes. Trieste fut cédée par les Génois au patriarche d’Aquilée, le plus irréconciliable, mais non le plus puissant ennemi de Venise; puis des mains du patriarche, elle passa, à la condition, qui fut fort mal tenue, de diverses redevances envers le pavillon de Saint-Marc, sous le protectorat de l’empereur Frédéric III. Confiante dans cet appui, elle tenta, par une sorte de prescience de ses futures destinées, de contester à Venise la souveraineté de l’Adriatique et de devenir l’entrepôt principal du commerce de l’Allemagne avec la Méditerranée. La république de Venise avait plus d’une fois fait la guerre pour de moindres atteintes à ses intérêts : elle fit investir Trieste par terre et par mer; mais la résistance des habitans donna aux troupes impériales le temps d’arriver. Une guerre affreuse était imminente; l’habile et prompte intervention du pape Paul II en prévint l’explosion, et la paix fut rétablie par le traité de 1463 au prix de quelques sacrifices imposés à l’ambition des Triestains. Entre autres clauses singulières, il leur était interdit, sous peine de mort, de faire le commerce et le transport du sel, dont les Vénitiens s’arrogeaient le monopole.

La guerre de 1508 fut plus heureuse pour Venise. Ses troupes, appuyées par un corps d’armée français, battirent dans le Frioul, le Milanais et le Vicentin celles de l’empereur Maximilien Ier. Sous l’impression de ces avantages et malgré les représentations de Louis XII, Trieste fut attaquée à la fois par terre et par mer. Prise au dépourvu, elle capitula; mais ce nouvel asservissement ne fut pas de longue durée. A peine les événemens dont il était la conséquence étaient-ils accomplis, que la ligue de Cambrai, contractée entre le roi de France, l’empereur et le pape, mit la république à deux doigts de sa perte; l’instant en sembla marqué par la bataille d’Agnadel, gagnée le 9 mai 1509 par Louis XII en personne; quelques jours après, les débris des armées vénitiennes étaient refoulés au bord des lagunes de Mestre. Une si belle occasion ne pouvait pas être perdue. Les Triestains chassèrent des maîtres détestés : ils abattirent cette fois pour jamais le pavillon de Saint-Marc, et à la paix de Noyon (13 mai 1516), leur territoire fut définitivement attribué à l’empereur, — Pendant les deux siècles qui suivirent, aucun événement important ne vint affecter leur condition. Attachés à la fortune de l’Autriche, il leur appartenait d’entrer les premiers dans toutes les voies qu’elle s’ouvrirait du côté de la mer. Le règne de l’empereur Charles VI devait être pour eux l’aurore d’une nouvelle ère.

Ce monarque possédait de son chef le royaume de Naples, et le traité de Rastadt avait ajouté en 1714 l’île de Sardaigne à ses états; il avait donc à multiplier les relations entre de vastes provinces maritimes réunies sous son sceptre. D’un autre côté, les victoires du prince Eugène sur les Turcs lui donnaient sur la Porte-Ottomane un ascendant dont le résultat le plus naturel et le plus utile devait être l’établissement d’un commerce fructueux entre les états héréditaires d’une part et de l’autre l’Archipel, l’Egypte, Constantinople et la Mer-Noire. Avec tant de motifs et tant de moyens d’entreprendre, il était impossible qu’un gouvernement puissant résistât à ses intérêts les plus pressans, les plus légitimes, et s’arrêtât devant un aussi méprisable obstacle que la prétendue souveraineté de la république de Venise sur les eaux de l’Adriatique. L’Autriche se sentait faite pour devenir puissance maritime; elle entrevoyait sans doute l’élargissement futur de l’accès de ses possessions sur la mer, et pour apprécier le moyen d’atteindre ce but, l’empereur Charles VI parcourut en 1728 les provinces méridionales de l’empire. — Voici en quels termes un chroniqueur contemporain, qui recevait à Paris des communications du département des affaires étrangères[1], s’exprimait sur ce voyage :


« l’empereur arriva à Trieste le 9 septembre; MM. Cornaro et Pierre Capello, qui s’y étaient rendus en qualité d’ambassadeurs extraordinaires de la république de Venise, y firent leur entrée publique le lendemain; le 11, ils eurent audience de l’empereur, et après une seconde audience ils en partirent le 14 avec une suite de plus de deux cents gentilshommes qui leur avaient fait cortège. L’empereur était parti dès le 13 pour Fiume, mais il ne s’y arrêta qu’autant qu’il le fallait pour s’assurer de la vérité de ce qu’on lui avait dit de ce port : il reprit ensuite le chemin de Gratz.

« Sa majesté impériale a fait ce voyage principalement pour connaître par elle-même l’état des pays de sa domination entre Vienne et Trieste, afin d’y établir solidement un commerce avantageux à ses sujets. Il y a depuis quelque temps à Vienne une compagnie orientale qui tire les marchandises du Levant par la Mer-Noire : on a trouvé qu’elles coûtaient moins par cette voie qu’en les achetant des négocians de Hollande ou de la Mer-Baltique qui vont dans les échelles du Levant. Cependant ce commerce a paru sujet à plusieurs inconvéniens, car, outre qu’il faut remonter le Danube, qui est une rivière très dangereuse, on y est exposé aux avanies des Turcs, gens sur la bonne foi desquels on ne doit pas trop compter, et qui depuis peu se sont avisés d’établir de nouveaux péages en divers endroits. Ces raisons, jointes à la nécessité qu’il y a d’ouvrir une communication facile entre les pays héréditaires de la maison d’Autriche, afin que le commerce y puisse fleurir, ont fait penser qu’il vaudrait beaucoup mieux faire venir les marchandises du Levant à Trieste et à Fiume, si de là on trouvait un moyen de les distribuer dans les provinces voisines : les productions de ces provinces pourraient en même temps être mises dans le commerce, et celles qu’on y retiendrait seraient employées avec le temps en des manufactures qui enrichiraient les habitans. C’est ainsi qu’on a raisonné à Vienne, et c’est pour favoriser l’exécution de ce projet que l’empereur a parcouru ces différens pays.

« On ne peut pas encore juger du succès de ces desseins; on peut seulement remarquer que les directeurs de la compagnie orientale s’en tiennent si assurés, qu’ils y ont affecté une somme considérable d’argent. Suivant quelques avis, on a résolu d’employer à aplanir les chemins cinq régimens qui ont actuellement leurs quartiers dans la Moravie et la Bohême; d’autres assurent qu’à l’avenir ce sera de Trieste que le roi d’Espagne tirera tout le vif-argent nécessaire pour les galions. »


Ce qui frappe d’abord dans ce récit, c’est le contraste qui règne entre la pompe déployée par l’ambassade extraordinaire qui vint de Venise complimenter l’empereur et le spectacle, profondément triste pour des Vénitiens, auquel elle avait mission d’assister. Que venait-elle saluer à Trieste, si ce n’était le premier essai des forces d’une cité rivale de Venise et la fondation des batteries qu’on élevait pour la ruine de ses propres murailles ? La présence des envoyés et chacun de leurs sourires étaient autant de diagnostics de la caducité de la république, et quelques-uns des plus jeunes d’entre eux devaient vivre assez pour assister à sa chute.

Dans cette visite, l’empereur Charles VI dota la ville de Trieste d’une de ces grandes foires dont la périodicité accoutume le commerce à prendre les voies dans lesquelles il marchera plus tard tous les jours : il décréta la construction d’un nouveau port et l’ouverture des routes de Trieste à Vienne par Gratz, et à Carlstadt par Fiume. Il fit quelque chose de plus significatif en établissant, sous la protection de puissantes batteries, dans le havre de Buccari des chantiers de construction pour les bâtimens de guerre. Ce bassin gît au fond du golfe du Quarnero, à 10 kilomètres au sud de Fiume; il offre une nappe d’eau de 5, 500 mètres de longueur sur 800 de largeur moyenne, communique avec la mer par un goulet de 200 mètres à peine d’ouverture, et l’on y pouvait défier toutes les forces des Vénitiens. En 1710, l’empereur décréta la franchise du port de Trieste. On peut aujourd’hui contester les avantages généraux de l’institution des ports francs : n’en eût-elle pas eu d’autres, dans les circonstances où cette application en fut faite, que d’attirer sur la côte d’Istrie quelques-uns des navires que rebutait la fiscalité inquisitoriale des douanes de Venise, l’effet en aurait été excellent. La république voulut répondre en 1736 à cette espèce de défi par l’affranchissement d’un quartier de son port; mais ce remède fut impuissant, et l’on y renonça après quelques années d’une expérience infructueuse.

L’impératrice Marie-Thérèse continua l’ouvrage de son père; elle agrandit le port de Trieste, construisit la citadelle, et le plan publié en 1771 par l’ingénieur français Bellin montre en quel état la ville était à cette époque. Elle était devenue la patrie d’adoption d’un grand nombre d’étrangers industrieux auxquels on ne demandait compte ni de leurs croyances ni de leurs opinions, et son commerce faisait d’année en année des progrès sûrs, s’ils n’étaient pas toujours rapides. La révolution française éclata. La commotion qu’elle donna à l’Europe entière ne fut nulle part si violente qu’en Italie et en Autriche, et Trieste faillit en ressentir un des plus terribles contre-coups.

« Sire, écrivait de Milan, le 12 novembre 1796, le général Bonaparte à l’empereur François II, l’Europe veut la paix. Cette guerre désastreuse dure depuis trop longtemps. J’ai l’honneur de prévenir votre majesté que si elle n’envoie pas des plénipotentiaires à Paris pour entamer des négociations de paix, le directoire m’ordonne de combler le port de Trieste et de ruiner tous les établissemens de votre majesté sur l’Adriatique. Jusqu’ici j’ai été retenu dans l’exécution de ce plan par l’espérance de ne pas accroître le nombre des victimes innocentes de la guerre. Je désire que votre majesté soit sensible aux malheurs qui menacent ses sujets et rende le repos et la tranquillité au monde. » Ce langage fut compris. L’empereur, évacuant Vienne à la lueur lointaine de nos armes, souscrivit enfin aux préliminaires de la paix, et le 30 avril suivant le vainqueur d’Aréole transportait son quartier-général à Trieste, non pour y rien détruire, mais pour consommer l’anéantissement du gouvernement vénitien et placer sous la domination de l’Autriche tout ce que Venise possédait, en-deçà de Corfou, de côtes sur l’Adriatique. Ce fut l’objet du traité de Campo-Formio (16 avril 1797), traité qui ne fut, il est vrai, jamais complètement exécuté, mais qui n’en est pas moins le fondement de la grandeur maritime de Trieste, puisque les côtes, auparavant morcelées, de l’Istrie et de la Dalmatie n’ont pas cessé depuis d’être régies par les mêmes lois et réunies sous les mêmes bannières. L’œuvre de Charles VI et de Marie-Thérèse était incomplète et vacillante tant que le littoral de Trieste et celui de Fiume présentaient à peine ensemble une étendue de 50 kilomètres; ce qu’il importait d’établir, c’était l’unité du territoire, et pour élever l’établissement maritime, il fallait en élargir la base.

Il serait superflu de revenir sur les circonstances de l’occupation française, et il vaut mieux considérer les transformations qu’ont éprouvées, depuis 1728 jusqu’à nos jours, la ville et l’atterrage de Trieste.

Au moment de la visite de Charles VI, le port de Trieste n’était pas autre chose qu’une plage à courbure déprimée, bornée au nord par le pied des Alpes, au sud par la pointe Saint-André, et vers le milieu de laquelle s’ouvrait une darse de 36 ares de superficie. Cette darse, dont la dimension donne la mesure du mouvement maritime des temps antérieurs, est maintenant encadrée dans la place du Grand-Marché, et elle ne reçoit plus que des bateaux employés au transport du poisson, des légumes et du bois de chauffage. Au-dessus d’un si modeste bassin, l’ancienne ville, entourée d’une muraille garnie de tours, comprenait une quinzaine d’hectares et quatre milliers à peine d’habitans. Elle s’est maintenue dans cet amas confus de maisons obscures, de rues étroites et grimpantes qui est interposé entre les nouveaux quartiers. Aujourd’hui même elle est plus remarquable que jamais par la densité de la foule qui s’y meut. L’empereur Charles VI ordonna la construction du grand môle, qui, s’enracinant à la pointe Saint-André, projette à près de 500 mètres au nord une large plate-forme, portant au centre un phare et sur son périmètre une ceinture de bouches à feu. Un lazaret, indice irrécusable des projets de commerce avec le Levant, fut établi sur remblai dans l’angle rentrant du môle, et réuni par un quai de 900 mètres à la petite darse; on aligna entre le quai et le pied de la colline de Chiarbotta les rues spacieuses de la Ville-Neuve; le revers extérieur de la darse fut couvert d’une batterie croisant à la distance de 800 mètres ses feux avec ceux des canons du phare, et Trieste monta d’un degré dans les rangs des villes maritimes.

Au nord de la vieille ville et de la petite darse régnait un vaste espace occupé par des salines : l’impératrice Marie-Thérèse y fit ébaucher un quai égal à celui de Charles VI, et pour attirer le commerce sur ce terrain, on y creusa, perpendiculairement au quai, un canal maritime de 300 mètres de long. Le canal est devenu le principal point de chargement et de déchargement des navires, et le marais salant est aujourd’hui le plus beau quartier de la ville. Ce quartier fut d’abord appelé Città Teresa; personne ne lui donne plus ce nom, et quand on a récemment bâti, sur le prolongement de l’axe du canal, une église dont la façade lui sert de perspective, on ne l’a point placée sous l’invocation de la patronne de l’héroïne de l’Autriche.

Le lazaret de Charles VI a depuis été converti en arsenal, et le service de santé s’est transféré dans une nouvelle darse, construite pour le recevoir à 1,500 mètres au nord du phare. 1,500 mètres, telle est la dimension de l’ouverture d’un port dont le pourtour n’a pas, en dedans de ces points extrêmes, au-delà de 3 kilomètres. Le port de Trieste ressemble ainsi à une plage battue en plein par les vents d’ouest, et, dans des circonstances climatériques ordinaires, le séjour n’en serait pas tenable. Ici heureusement il ne souffle pas de vents violens des côtes d’Italie, et personne ne craint de voir les navires jetés à la côte. On a d’ailleurs remédié aux inconvéniens de la position par un système de travaux que ses résultats recommandent à l’attention des ingénieurs. Des môles perpendiculaires aux quais s’y enracinent de distance en distance et s’avancent vers le large : les lames se rompent sur leurs musoirs, s’étalent et s’amortissent dans les espaces intermédiaires, et la houle y est toujours supportable. Ces môles suppléent à l’insuffisance des quais; le couronnement en est large comme des rues; les navires s’y amarrent, et les marchandises peuvent y circuler. Ces constructions s’allongent quand les besoins du commerce le requièrent. Comme elles peuvent encore être poussées assez loin avant d’atteindre des profondeurs d’eau devant lesquelles il faudrait s’arrêter, il n’est pas probable que ce moyen économique d’agrandir le port de Trieste soit abandonné de si tôt. La première application du système des môles perpendiculaires n’est pas récente : portée sur le plan de 1771, elle appartient au règne de Charles VI ou à celui de Marie-Thérèse, et l’avantage en est aujourd’hui constaté par une épreuve d’une centaine d’années. Il est superflu de remarquer que ce qui est excellent sur la côte d’Istrie pourrait ne pas avoir partout ailleurs le même succès : un ouvrage à la mer n’est bon ou mauvais que par rapport aux circonstances locales dans lesquelles il est placé.

Quand les troupes françaises se sont retirées, en 1814, des provinces illyriennes, la population de Trieste était de 23,000 âmes. Au recensement de 1850, la ville et son territoire, c’est-à-dire la surface de 9,228 hectares qui, placée en dehors de la ligne des douanes, jouit de la franchise du port, comprenaient 76,953 habitans, presque tous agglomérés dans les quartiers voisins de la mer, où des salaires élevés retiennent tout ce qui vit d’un travail manuel. Cette circonstance ralentit le défrichement des terres en pente qui s’étendent près des portes de la ville, et qui sont réputées très propres à la culture de la vigne. Que la population de Trieste ait plus que triplé en trente-six ans, cela explique suffisamment l’air de jeunesse des constructions : hors du vieux quartier, tout est neuf dans la ville; ses larges rues tirées au cordeau sont magnifiquement pavées en dalles de calcaire jurassique, et les aspects de la mer et des montagnes, en donnant à chaque avenue une perspective différente, corrigent la monotonie de la régularité intérieure. Les villes des anciens l’emportaient de beaucoup sur les nôtres : la vie en commun y était le fond des mœurs, et l’architecture en reproduisait sous des formes multipliées les exigences : il n’y a parmi nous de lieu d’assemblée universelle que l’église; le peuple ne va ni au théâtre ni à la bourse. Les arts, dont les productions causent à l’esprit un plaisir mêlé d’admiration, n’ont point encore fait élection de domicile à Trieste, et, pour y goûter ce double sentiment, il faut aller sur le port, où l’œuvre de l’homme, complétant celle de la nature, donne à toute heure le spectacle le plus grandiose et le plus animé.

Dans l’affluence des navires qui s’amarrent aux quais de Trieste, il est impossible de n’en pas remarquer qui, signalés par un pavillon uniforme, mus par la vapeur, manquent rarement d’être accueillis à l’arrivée et salués au départ par une foule bienveillante. Ils sont chargés des voyageurs et des correspondances de toutes les échelles de l’Adriatique et du Levant; il n’est pas de négociant dans la ville qui n’ait un intérêt dans leurs cargaisons, et l’étranger juge, à l’empressement dont ils sont l’objet, qu’un sentiment d’orgueil national les suit et les protège dans leurs courses lointaines. Si jamais entreprise hardie avec sagesse a poussé dans des voies larges et sûres le commerce d’une ville maritime, c’est le Lloyd autrichien de Trieste. Fondé par des Anglais qui n’en surent tirer que des pertes, il passa en 1836 entre les mains d’une compagnie triestaine qui, sous l’énergique direction du baron de Bruck, aujourd’hui ministre des finances de l’empire, s’est fortifiée à chacun des pas qu’elle a faits. Les débuts de cette entreprise, qui couvre les mers du Levant de ses navires, ont été humbles. Un bâtiment à vapeur appelé l’Archiduchesse Sophie, nom de bon augure par la rare élévation d’esprit qu’il rappelle, commença par faire un service de quinzaine entre Trieste et Venise; le service fut bientôt hebdomadaire, puis il eut lieu deux fois par semaine, puis il devint quotidien. Cette marche ascendante d’une première tentative invitait un public peu familier avec les effets infaillibles du perfectionnement des communications à suivre avec confiance des hommes qui lisaient dans un avenir encore obscur pour lui. Le Lloyd consolida d’abord, par l’exploitation de services qu’aucune concurrence ne pouvait lui disputer, la base sur laquelle devaient s’élever plus tard des opérations plus chanceuses. Ses navires rattachèrent, dans leurs courses régulières, les côtes de l’Istrie et de la Dalmatie à leur port métropolitain; Pirano, Rovigno, Fiume, Zara, Raguse étonnées, communiquèrent à jours fixes avec Trieste. Bientôt après, la Romagne, les Marches, l’Albanie, l’Épire, furent desservies. La Grèce, avec Nauplie, le Pirée, Chalcis, suivit de près. Les bâtimens du Lloyd ne sortaient pas de l’Adriatique, que déjà l’Archipel, Salonique, Smyrne, Beyrouth, Ptolémaïs, Alexandrie, sollicitaient leur admission dans le réseau qui commençait à se former. Enfin le Lloyd pénétra dans la Propontide et la Mer-Noire, et prit, sous les yeux de la porte et de la Russie, possession des lignes de Constantinople à Sinope, à Trébizonde, à Varna, à Ibraïla, à Galatz. Ainsi la compagnie s’organise d’abord sur le littoral de l’Autriche; elle ne s’étend sur la Méditerranée ultérieure que quand elle se sent affermie dans l’Adriatique, et tranquille sur la Mer-Noire, nous la verrons bientôt aspirer à s’élancer, par le percement de l’isthme de Suez, dans la Mer-Rouge.

La compagnie du Lloyd a fait en 1854[2] un examen rétrospectif de l’ensemble de ses opérations. On voit dans ce document instructif que, pour répondre aux exigences du mouvement imprimé, le capital social d’un million de florins[3] formé en 1836 a été successivement élevé par des émissions d’actions ou des emprunts : en 1838, à 1,500,000 florins; en 1839, à 2,000,000 de florins; en 1845, à 3,000,000 de florins, chiffre qui s’est maintenu à peu près en 1849. En 1850, le capital du Lloyd était porté à 3,500,000 flor.; en 1851, à 3,837,000 florins; en 1852, à 7,000,000 de florins; en 1853, à 8,000,000 de florins. Au moment même où elle se rendait ce compte de la rapide extension de ses services, la compagnie était contrainte, par la nécessité de pourvoir à des accroissemens immédiats, à émettre 6000 nouvelles actions de 500 florins et à faire un emprunt de deux millions. Elle portait ainsi son actif à 13 millions de florins (33,800,000 fr.)[4]. Le Lloyd est en lui-même une entreprise commerciale d’une haute importance : il en acquiert une beaucoup plus élevée quand on considère les progrès qu’il fait faire au commerce général et l’activité qu’impriment à l’industrie, à l’agriculture, les moyens de transport et d’échange qu’il leur fournit. Pour apprécier sous ce point de vue les services qu’il rend, on a essayé de calculer le montant des valeurs qu’il a transportées de 1836 à 1853. Les marchandises, consistant principalement en soies, en étoffes élégantes de laine ou de coton, et pour le reste en objets assez précieux pour supporter le fret par bateaux à vapeur, ont été portées à 300 florins par quintal d’Autriche (à peu près 1,000 fr. par quintal métrique), et les bagages des voyageurs à 10 florins (26 fr.) par paquet. A ce compte, le Lloyd a transporté, dans les dix-sept années :

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En marchandises 1,255.219,200 florins.
En bagages 84,847,930
En numéraire 461,113,767
Total 1,801,180,897 florins.
Soit 4,683,070,332 francs.

Le lecteur ne trouvera point ces chiffres trop arides, s’il veut bien y chercher la mesure des services que le Lloyd de Trieste a rendus, dans le bassin de la Méditerranée orientale, à la civilisation, et, l’on peut ajouter, au bonheur de l’espèce humaine. Chacune des relations qu’il a nouées sur des rivages inhospitaliers y a déposé quelque germe de justice; chaque ballot qu’il a transporté a fait circuler le travail et la vie dans les veines de familles pour qui ces labeurs sont un acheminement vers une liberté relative; chacun des voyageurs qu’il a conduits sur les côtes de l’Europe, de l’Asie ou de l’Afrique, s’est défait sur la route de quelques préjugés, a acquis ou répandu des idées nouvelles, et, quoique plusieurs aient pu rapporter des choses qu’il vaudrait mieux ne pas savoir, toute compensation faite, les résultats sont très-profitables. Il est certain en définitive que l’action modeste, mais continue, de cette association de négocians sur les affaires du Levant a été, depuis quelques années, infiniment plus efficace et tout aussi honorable que celle de la diplomatie autrichienne.

Pendant six ans, il est triste de le dire, la caisse du Lloyd ne s’est ouverte devant ses actionnaires que pour recevoir leurs versemens, et la satisfaction de travailler à l’accomplissement d’une noble tâche a été leur unique récompense. Peut-être ces titres généreux à la reconnaissance de l’humanité n’étaient-ils pas tout ce qu’ils ambitionnaient :

Ploravère suis non respondere favorem
Speratum meritis !........

Leur éternel honneur n’en sera pas moins de ne s’être jamais découragés en présence des mécomptes qui accueillaient leurs débuts,

de ne s’être pas contentés d’opposer la persévérance à la mauvaise fortune, mais d’avoir marché en avant quand bien d’autres eussent reculé, d’avoir enfin vaincu par la foi dans leur œuvre les milliers d’obstacles qui se dressaient sur leur route. Ces mauvais jours sont passés, et l’on n’a point à déplorer qu’une association dont les exemples peuvent être si féconds n’ait réalisé que des pertes. Les actionnaires se sont partagé, de 1842 à 1852, 1,752,920 florins de dividendes, et 320,000 en 1853.

Chaque année de l’existence du Lloyd est marquée par une nouvelle entreprise. Le 28 juin 1853, un de ses bateaux à vapeur, suivi de sept bâtimens de la flottille impériale de l’Adriatique loués à l’administration de la marine, pénétrait pour la première fois dans le Pô, et à la fin de l’année ces huit steamers parcouraient le fleuve, traînant à la remorque 75 chalands. Dès le mois de septembre, ils remontaient dans le Lac-Majeur, et le pavillon de Trieste y flottait sur les stations de Sesto-Calende (Lombardie), d’Arona (Piémont), de Locarno (Suisse). Milan est maintenant approvisionné de denrées coloniales par Trieste, et c’est vainement pour l’Italie que des chemins de fer mettent Venise et Gênes aux portes de la cité lombarde. Le Lloyd autrichien a justifié ainsi sa fière devise, que quand le Lloyd cesse d’avancer, il rétrograde. Les circonstances l’élèvent aujourd’hui du rang d’établissement commercial à celui d’établissement politique. Il faudrait être frappé d’un étrange aveuglement pour ne pas apercevoir la base que ses succès toujours croissans donnent, dans l’Archipel, le Bosphore et la Mer-Noire, aux entreprises de la politique de l’Autriche. Des bouches de Cattaro à celles du Nil, des côtes de la Thessalie à Trébizonde et aux frontières de la Bessarabie, la Porte-Ottomane n’a pas aujourd’hui un port où le commerce n’ait plus à attendre du Lloyd autrichien que d’elle-même. Ainsi délaissés par ceux qui devraient les comprendre et les protéger, les intérêts locaux entrent, à l’abri d’une bannière étrangère, dans un tissu dont la trame devient indestructible; une véritable dépossession d’influence s’opère silencieusement, à l’insu de ceux qui doivent en souffrir, quelquefois de ceux même qui s’en font les instrumens; puis vient un jour fatal où les gouvernemens endormis s’aperçoivent qu’un ambassadeur étranger a plus de crédit sur leurs sujets que leurs propres ministres, et sentent s’affaisser sous eux leurs appuis les plus nécessaires. Si la porte veut conjurer ce danger, qu’elle étudie comment s’est formé le Lloyd de Trieste et quelle protection active il a trouvée dans le cabinet de Vienne. Serait-il donc si difficile de faire rayonner autour de Constantinople les navires d’un Lloyd ottoman? Un Lloyd ne sauvera pas à lui seul la Turquie; mais quand elle en provoquera la création, ce sera signe qu’elle est sur la voie d’autres moyens de salut.

Les mystères de la franchise du port et les habitudes connues des douanes autrichiennes ne permettent guère d’accepter aveuglément les appréciations périodiques qu’on a faites de la valeur des marchandises sur lesquelles roule le commerce de Trieste, et ceux qui la connaissent le mieux se garderaient bien de la dire; mais le mouvement de la navigation correspond assez exactement dans une ville maritime avec celui des affaires qui s’y traitent. Nous prendrons pour base de nos évaluations la dernière période décennale[5]. A comparer les trois premières années de cette période aux trois dernières, on voit le mouvement moyen passer de 973,220 tonneaux à 1,631,664, c’est-à-dire s’accroître dans un si court espace de temps de 68 pour 100. Le port de Marseille lui-même est très loin d’avoir fait un pareil progrès. La prospérité du port de Trieste est d’autant plus sûrement assise que ses relations avec les ports autrichiens sont plus multipliées : la moyenne du mouvement purement national a été, pendant les années 1846, 1847 et 1848, de 416,709 tonneaux, et celle des années 1853, 1854 et 1855 a été de 854,758 tonneaux. Elle a plus que doublé. Si l’on cherche dans les six années postérieures à 1849 quelles ont été les parts respectives du pavillon autrichien et des pavillons étrangers dans le mouvement total, on voit que le premier a couvert 6,206,316 tonneaux, et les derniers 2,981,928 seulement : les accroissemens signalés plus haut reviennent presque tous au pavillon national; les autres n’y ont qu’une faible part. Le commerce avec la Grèce, l’Egypte, l’Archipel, le Levant et la Mer-Noire, a presque doublé dans les mêmes termes; il s’est élevé de 257,741 tonneaux à 496,394. Des faits si éclatans n’ont pas besoin pour être compris d’être appuyés par des justifications de détail.

Le commerce et la navigation de Trieste approchent-ils du moins de cet état d’équilibre ou ils ne seront plus affectés que par les variations ordinaires des besoins et des ressources des pays desservis, et ne feront plus qu’en suivre les progrès réguliers? Pour le supposer, il faudrait fermer les yeux sur la situation économique des états autrichiens, sur l’imperfection de leurs voies de transport, n’avoir pas vu ces populations vêtues de peaux de mouton, qui portent encore le costume des Daces représentés à Rome sur les enroulemens de la colonne Trajane. A mesure que l’Autriche mettra ses communications au niveau de celles des autres états allemands (et il lui reste beaucoup à faire pour cela), le commerce de Trieste pénétrera dans son sein par irruptions aussi rapides que puissantes. Il suffit, pour entrevoir l’échelle sur laquelle s’opéreront ces invasions, de se rappeler qu’au sud de vienne le pays est encore alimenté de denrées coloniales par Amsterdam et par Hambourg, et que les ateliers où l’on sale pour la marine les porcs de la Basse-Hongrie se trouvent sur les bords de la Mer du Word. Un revirement complet ne peut manquer d’être imminent dans des relations si singulièrement établies, et peut-être n’attend-il, pour se dessiner, que la jonction du chemin de fer de Vienne avec le port de Trieste. Cette voie ne sera pas, à son début, moins animée que notre chemin de Lyon à la Méditerranée; elle aura un bien plus vaste champ d’exploitation quand l’embranchement de Cilly à Pesth lui donnera pour tributaire la moitié de la Hongrie, et chacun des véhicules qui s’élanceront sur ses rails entendra répondre à son appel les flottes de l’Adriatique. Cet état de choses sera le point de départ d’une progression dont il serait difficile de préciser le terme. Le royaume lombard-vénitien tient de sa configuration géographique des voies d’approvisionnement qui lui sont propres, et la Rivière de Gênes, l’atterrage de Venise, sont ses débouchés les plus naturels; mais la masse compacte des provinces autrichiennes qui forment au nord des Alpes et à l’est du golfe le corps de l’empire ne saurait avoir de rapports faciles avec la mer que par Trieste. La population de ces provinces est de 30,966,000 âmes, c’est-à-dire qu’elle équivaut à celle de la France, en 1821; leur superficie étant de 60,398,000 hectares, est de 7,357,000 hectares supérieure à la nôtre, et nous ne pouvons pas nous flatter de l’emporter par la fertilité naturelle du sol. Trieste doit donc être un jour pour l’empire d’Autriche ce que sont pour la France Marseille, Bordeaux, Nantes et Le Havre réunis, et peut-être ne faut-il que remonter de quelques années dans le passé de ces villes pour calculer, par la plus élémentaire des opérations, l’avenir prochain de la nouvelle métropole de l’Adriatique. La chambre de commerce de Trieste, avec sa supériorité d’intelligence habituelle, s’associait, en 1847, à une compagnie française pour l’étude des conditions du percement de l’isthme de Suez ; elle faisait en même temps explorer, par un missionnaire aussi clairvoyant que laborieux, les côtes de la Mer-Rouge, les mers de l’Inde et de la Chine, et elle n’a pas cessé depuis d’avoir les yeux tournés vers ces régions lointaines. Quand la grande voie entre le nord et le midi de l’ancien monde sera ouverte, Trieste sera, par la Mer-Rouge, aussi près du tropique du Cancer que du détroit de Gibraltar; une navigation de 9,000 kilomètres, au lieu de 33,000, conduira de son port au détroit de la Sonde; ses navires n’auront qu’à marcher en droite ligne pour atteindre les contrées équinoxiales et se plonger dans les climats dont les populations ont le plus d’échanges à faire avec l’Europe.

Si des personnes préparées par l’observation réfléchie des faits accomplis à la venue de faits plus considérables encore lisent ces pages à Trieste même, sur les crêtes de la Chiarbotta, elles ne seront point surprises de la hardiesse de ces prévisions; mais en voyant le port qui gît à leurs pieds encombré de navires et l’étroite plaine adjacente couverte de maisons, elles pourront se demander où trouveraient à se placer une population quadruple et d’autres flottes marchandes. Leur inquiétude ne sera pas longue : en se tournant vers le sud, leurs regards tomberont sur la belle anse de Muggia; peut-être calculeront-elles qu’une digue moitié moindre que celle de Cherbourg la convertirait en port, et que le creusement d’une tranchée capable de donner passage à un canal qui la réunirait au port actuel fournirait les remblais nécessaires pour transformer, comme à New-York, les hauts-fonds du rivage en quartiers populeux. La nouvelle ville s’épanouirait au soleil du midi, et sur son horizon la mer ne refléterait que des collines verdoyantes.

Le développement de la navigation autrichienne réclamait depuis longtemps une protection efficace; elle ne pourrait pas rester désarmée dans le voisinage de Corfou. C’est ce qui a déterminé la création d’établissemens militaires dont nous allons maintenant essayer de faire connaître les bases.


III.

Au moment de la révolution de 1848, l’arsenal de Venise était encore le seul dépôt des forces navales de l’Autriche; mais les améliorations qu’il avait reçues sous le règne de Napoléon ne l’avaient point mis en état d’admettre un matériel naval capable de se mesurer avec les vaisseaux de ligne de notre temps, et cette condition d’infériorité le condamnait comme établissement militaire. La translation de l’arsenal aurait été dès 1808 une mesure judicieuse; à plus forte raison, l’aurait-elle été quarante ans plus tard. La révolution étouffée, au lieu de chercher dans l’exécution du projet le bien de l’état et celui de la marine, on a voulu lui donner le caractère d’un châtiment, et le châtiment doit toujours être prompt. Les Autrichiens se sont donc empressés de retirer de Venise toute la partie de l’établissement militaire qu’ils ont pu loger à Trieste. École navale, observatoire, travaux hydrographiques, matériel flottant, parc d’artillerie, tout ce qui pouvait se déplacer immédiatement a quitté la côte d’Italie. Les chantiers de construction, les grands magasins sont restés en arrière, et le port de guerre disloqué a paru coupé en deux par l’Adriatique. La colère est mauvaise conseillère, et celle qui a inspiré cette précipitation a fait bien plus de tort à l’Autriche qu’à Venise. Des services dont la force et l’économie dépendent de leur unité ont été épars pendant plusieurs années ; ce qui se serait fait à peu de frais et bien s’est fait mal et chèrement ; la malencontreuse étape de l’établissement militaire dans le port le moins préparé pour le recevoir a grevé les finances obérées des dé- penses de deux installations au lieu d’une. Enfin, si l’Autriche se fût brouillée avec une puissance maritime, fût-ce l’Union américaine, Trieste aurait eu la chance d’être brûlée en qualité de ville de guerre. — Le bon sens le plus vulgaire prescrivait de laisser l’arsenal à Venise jusqu’à l’appropriation de son emplacement définitif, et d’opérer ensuite la translation d’un seul jet ; l’état se serait de la sorte épargné les pertes qu’il a essuyées et les dangers auxquels il a exposé une de ses plus précieuses possessions. Aujourd’hui que le temps des vengeances semble passé, on promet au port de Venise de lui laisser pour consolation la construction des bâtimens de flottille et des petites machines à vapeur ; mais l’odeur de moisissure et l’air d’abandon de l’arsenal démentent des paroles irréfléchies, si elles sont sincères. Des demi-mesures très préjudiciables aux services militaires qu’il s’agit de constituer le seraient encore davantage, en empêchant des combinaisons nouvelles, aux anciens intérêts qu’on croirait ménager. Venise ne perdra rien à la suppression de son arsenal, pourvu que cette suppression soit si complète que les darses militaires se transforment en docks de commerce, et les magasins d’agrès des doges en entrepôts de marchandises.

Les bons ports de commerce sont en général dans les angles rentrans des côtes, et si la marine militaire n’a pas d’autre destination que de couvrir des rivages menacés et d’être à portée de prendre l’offensive contre l’ennemi qui tient le large, les positions avancées sont les seules qui lui conviennent. Celle de Trieste est aussi mal choisie pour la marine militaire qu’elle est avantageuse à la marine marchande. Le contact des deux marines, quand l’une est trop puissante pour ne pas être complètement subordonnée à l’autre, n’engendre jamais d’ailleurs qu’une gêne extrême pour chacune d’elles, et l’inconvénient est d’autant plus grand à Trieste, que l’espace à partager entre l’établissement militaire et l’établissement commercial est insuffisant pour un seul des deux. Aussi, dès que la direction des affaires navales de l’Autriche a été dans des mains intelligentes, la translation de l’établissement militaire dans des lieux appropriés à sa destination a été résolue; elle était prescrite par les intérêts politiques et commerciaux les plus pressans du pays, et ce point établi, il ne restait de discutable que le choix de l’emplacement.

Napoléon, après avoir reconnu l’insuffisance de Venise et avoir fait explorer toutes les positions militaires de l’Adriatique, avait fini, on le sait, par arrêter ses vues sur le canal de Calamota, et M. Beautemps-Beaupré avait été presque le seul dépositaire de sa pensée. Il importe peu de rechercher si elle était ou non connue des conseils de l’Autriche au moment où ils eurent à prendre une décision. Il siégeait dans ces conseils un prince d’une rare sûreté de coup d’œil, qui avait exploré dans ses moindres détails le canal de Calamota, et auquel aucun des avantages éminens de cette position n’avait échappé. Néanmoins des circonstances que pouvait négliger Napoléon, maître de Corfou, de Brindes, de Naples, de Livourne, de Gênes, de Toulon, armant, du pied des Pyrénées à l’embouchure de l’Elbe, des escadres qu’il aurait au besoin appelées dans la Méditerranée, devaient être considérées à Vienne sous d’autres points de vue que le sien. Fonder vers l’extrémité de l’étroite lisière que l’Autriche possède entre l’Hertzégovine et l’Adriatique un port de guerre qui ne pourrait être secouru par terre qu’en exposant, pendant une marche de plus de trois cent trente kilomètres, le flanc à l’ennemi, irriter par l’aspect de ce grand établissement les convoitises de l’ami médiocrement scrupuleux en fait de stations navales qui occupe Corfou, pouvait paraître en Autriche une excessive témérité. Le but qu’on voulait atteindre était d’ailleurs moins haut placé que celui de Napoléon : il s’agissait pour le conquérant de la libération des mers; le cabinet de Vienne voulait sauvegarder les intérêts autrichiens, rien de plus. La position de Pola, appuyée sur les provinces de l’empire les plus affectionnées à la maison de Lorraine, protégée par la configuration du territoire adjacent, dangereuse à attaquer, facile à secourir, couvre mieux qu’aucune autre les établissemens situés au fond du golfe. Elle fut préférée à celle dont le mérite était de se mieux prêter à des entreprises trop hardies, et ce fut avec raison.

Un intérêt de premier ordre à considérer dans la fondation d’un port militaire, c’est la facilité des approvisionnemens en matériaux de construction, en combustible, en vivres de bord, et sous ce triple rapport le havre de Pola laisse peu de chose à désirer. Il tirera de la presqu’île d’Istrie elle-même, et notamment de la forêt de Montona, qui en ombrage le centre, des bois de chêne auxquels on ne connaît, même à Naples, rien de supérieur en force, en souplesse et en durée. La Carniole, la Carinthie, la Styrie, lui en offriront de moins bons, mais en quantités indéfinies. Ces provinces ne sont guère moins riches en bois de mâture qu’en bois de carénage : les pentes des Alpes carniques ne sont pas revêtues de forêts de sapins seulement; le pin y garnit d’immenses étendues, et il a pour voisin une espèce de mélèze qui, quoique moins serrée et moins élastique que celle des Alpes du Dauphiné, résiste suffisamment à la violence des coups de vent de l’Adriatique. Ces bois font déjà le principal tonnage d’exportation de Trieste : l’achèvement du chemin de fer de Vienne à l’Adriatique est à la veille d’en faciliter le transport, et il donne les plus fortes raisons de veiller à l’aménagement de richesses forestières qui doivent au voisinage de la mer une immense valeur. Les fers et les aciers de la Styrie et de la Carinthie prendront les mêmes voies que les bois pour arriver au même but. — Les chanvres d’Ancône sont recherchés pour leur nerf et leur durée dans tout le bassin de la Méditerranée : ils n’auront pas de débouché plus commode que l’arsenal de Pola.

Le combustible est fourni à la marine autrichienne par les houillères d’Angleterre et par celles de Sebenico, sur la côte de Dalmatie. Le charbon de celles-ci est des plus médiocres, mais elles sont à peine fouillées, et il n’y a point à désespérer d’y trouver des couches préférables à celles qui se sont présentées les premières à l’exploitation. Le réseau des lignes de fer qui doivent rattacher le territoire hongrois à l’Adriatique donnera d’ailleurs la possibilité de livrer en temps de guerre à la marine autrichienne des houilles supérieures à celles du littoral, et équivalentes à celles que lui refuserait l’Angleterre.

Aucune des positions maritimes de l’Europe n’est aussi favorisée que celle de Pola pour l’abondance et la qualité des vivres de bord, cette base de la vigueur et de la santé des équipages. Toutes les productions de la formation calcaire qui constitue le territoire de l’ancienne Illyrie sont remarquables par la fermeté de leur contexture et la persistance de leur saveur; cette double qualité est inestimable pour les voyages de long cours et la navigation sous le soleil du midi. Les vins de la côte, quoique fort mal fabriqués, se maintiennent parfaitement à la mer, et si le sol du littoral se refuse à la production de ces masses de beurre salé que l’Irlande et la Normandie livrent aux flottes de l’Angleterre et de la France, l’huile en tient lieu : le matelot dalmate ne connaît pas d’autre assaisonnement, et à défaut d’herbages, l’Istrie a des forêts d’oliviers. Les grains de la Hongrie, éminemment propres à la fabrication des farines d’armement, n’attendent que la soudure de quelques lignes de chemins de fer pour venir alimenter des minoteries construites sur les bords de l’Adriatique, et, si puissantes que deviennent ces usines, elles ne demanderont jamais à la culture qu’une faible partie de ce qu’elle est en état de produire. La richesse en bétail de la vallée du Danube est connue, et son exubérance va chercher des débouchés jusque dans les ateliers de salaison de Hambourg : les troupeaux de porcs de la Servie et de la Basse-Hongrie remontent, à la remorque de bateaux à vapeur, le Danube jusqu’à Presbourg, y prennent les chemins de fer du nord, et leur chair transformée nourrit les équipages des mers septentrionales et revient même souvent dans la Méditerranée. Il ne faut, pour attirer ces troupeaux sur l’Adriatique et les faire suivre par les innombrables bœufs de la Hongrie, que l’ouverture de quelques communications nouvelles et la fondation de quelques établissemens de salaison sur les bords de cette mer. Trieste, Fiume, des dentelures à peine connues des navigateurs étrangers, qui s’ouvrent sur la côte d’Istrie au pied de petites villes qui n’en connaissent pas les avantages, s’offrent à l’envi pour le siège d’industries si nécessaires à la marine.

Des bases d’approvisionnement si larges et si solides ne sont qu’une partie des conditions de l’établissement maritime, et sans le personnel nécessaire pour donner à ce matériel de la vie et du mouvement, il attendrait sa valeur d’un commerce d’exportation dont les véhicules seraient fournis par les nations étrangères; mais le littoral autrichien n’en est pas réduit là : ses ressources en hommes sont au moins au niveau de ses ressources en matériel. De l’embouchure de l’Isonzo, où finit l’Italie, à l’extrémité du district de Cattaro, où commence la côte de Turquie, la distance en ligne droite est de 600 kilomètres ; mais le nombre et la profondeur des dentelures de ce rivage, la multitude des îles qui le couvrent, du fond du golfe de Quarnero à la latitude de Raguse, présentent une longueur développée de côte presque triple de celle de notre cinquième arrondissement maritime, qui, des Pyrénées au Var et la Corse comprise, est de 1,043 kilomètres. On peut dire ajuste titre de ces rivages, comme Strabon du territoire de Marseille, que les bras et les esprits y sont plutôt tournés du côté de la mer que du côté de la terre. Un sol rocailleux partout ailleurs qu’en Istrie, une culture de fruits de branche intermittente et peu productive, une mer poissonneuse, contraignent l’homme à chercher sa subsistance dans la navigation. Tout le monde est marin sur la côte orientale et dans les îles de l’Adriatique; les femmes même y manient l’aviron, et peut-être n’est-il pas au bord de la mer de curés qui ne sachent à la pêche commander la manœuvre à leurs paroissiens.

Les physiologistes ont souvent observé que les goûts et les aptitudes se transmettent avec le sang dans certaines classes d’hommes. L’industrie connaît des races d’ouvriers, et quand ces races se sont caractérisées par l’application de plusieurs générations successives à des natures spéciales de travaux, on y naît tisserand, forgeron, mineur. Cette prédestination professionnelle n’est nulle part si marquée que dans le métier de matelot. Un Dalmate conçoit à peine qu’on en fasse d’autre; il semble, comme les oiseaux aquatiques, ne venir au monde que pour prendre la mer. Ses ancêtres ont de tout temps vécu de la piraterie quand ils l’ont pu, de la pêche et de la navigation quand la vie aventureuse vers laquelle les entraînaient leurs prédilections leur a été interdite. Les populations maritimes n’ont jamais considéré la course, avec les violences qui l’accompagnent, comme une industrie honteuse; les corsaires sont leurs héros, et leurs exploits sont parmi elles les sujets de prédilection des légendes et des chants populaires. Les populations du littoral étroit de l’Autriche, sans examiner beaucoup si c’est le sang des oppresseurs ou des opprimés qui coule dans leurs veines, s’honorent de descendre de ces terribles forbans de la Narenta qui désolaient depuis cent soixante ans le commerce de Venise, lorsqu’à la fin du Xe siècle le doge Urseolo réussit, en plusieurs expéditions sanglantes, à les écraser dans leur repaire. Venise, avec toutes ses forces, ne serait point parvenue à détruire les Narentins, si ces pirates, en portant la dévastation sur les côtes et les îles de leur voisinage, n’en avaient ameuté contre eux les habitans, et ne les avaient donnés pour auxiliaires à la république.

Plus tard, ces mêmes parages retentirent des coups des uscoques, dont l’histoire n’est pas, à la morale près, moins émouvante que les romans de chevalerie. Ces flibustiers de l’Adriatique n’appartenaient, pas plus que par la suite ceux des Antilles, à une nationalité déterminée. Leur nom est en dalmate l’équivalent de réfugié. Le premier noyau de leur peuplade se forma d’abord de Croates, d’Illyriens, d’Albanais, exaspérés par les invasions et les cruautés des Turcs sur leur territoire. La vengeance fut leur premier cri de ralliement. Réunis, au commencement du XVIe siècle, à Clissa, sous la protection intéressée d’un seigneur hongrois avec lequel ils partageaient leur butin, ils en remontrèrent bientôt, en fait de brigandage, à leurs oppresseurs, et il fallut aux armées turques un siège d’un an pour arracher Clissa à cette poignée d’hommes. Ferdinand d’Autriche les recueillit alors sournoisement à Segna, au bord de la partie la plus orageuse de l’Adriatique, à l’abri d’un dédale d’îles et de passes semées d’écueils, où la hardiesse et l’habileté sont aujourd’hui même impuissantes à pénétrer sans la connaissance minutieuse des lieux. C’est de là que l’Autriche, sans jamais avouer les uscoques et feignant même quelquefois de les châtier, avait le contentement de livrer, sans se compromettre, à la dévastation le territoire turc et le commerce vénitien. Les uscoques apprirent bien vite, à l’aspect de la mer, que leurs expéditions par terre n’étaient qu’une duperie. Montés sur une multitude de barques armées, ils enlevèrent les bâtimens ottomans jusque dans les rades et dans les ports. Ils respectèrent d’abord les pavillons chrétiens; mais la Porte ayant requis la république de Venise, qui se prétendait souveraine de l’Adriatique, d’en faire la police, celle-ci, après de longs pourparlers avec l’Autriche, qui finit par la laisser faire, attaqua les uscoques, et fit pendre aux vergues de ses galères tout ce qui lui tomba sous la main. La guerre fut alors ouvertement déclarée, et la richesse des proies qu’offrait le commerce de Venise aidant, Segna devint le refuge de tout ce qu’il y avait de malfaiteurs ou de révoltés dans les provinces limitrophes d’Autriche, de Turquie, et sur le territoire vénitien même. Cette association de brigands croissait ainsi en nombre aussi bien qu’en audace. Les femmes qu’elle enlevait devenaient bientôt ses complices les plus animées, et, joignant la raillerie à la violence, les ravisseurs des filles des îles vénitiennes revenaient en force réclamer les dots qu’ils prétendaient dues à leurs épouses. La fécondité de ces femmes menaçait l’avenir de la perpétuité des fléaux du présent. Souvent les pirates déconcertaient leurs ennemis et leurs victimes par des prodiges d’audace, d’adresse et de cruauté. Tantôt ils se dérobaient, par les plus affreuses tempêtes, aux croisières établies contre eux; tantôt, leurs barques ne suffisant pas pour contenir le butin fait sur les Turcs, ils se tiraient d’embarras en s’emparant de vive force de tous les navires du port vénitien de Sebenico; une autre fois, en 1606, les équipages de trois de leurs barques massacraient celui d’une frégate vénitienne richement chargée; plus tard, dans un des abris de l’île Pago, ils enlevaient à l’abordage une galère commandée par le patricien Christophe Venier, jetaient à la mer, après le combat, l’équipage et les passagers, et tranchaient la tête sur le rivage aux officiers faits prisonniers. Si le blocus se resserrait, ils se rejetaient par terre sur l’Istrie vénitienne, pillaient Pola et d’autres villes, et ne lâchaient leur proie qu’en incendiant ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. Les Turcs et les Vénitiens envoyaient vainement des troupes et des escadres devant Segna. Les uscoques avaient aussi bien qu’eux une diplomatie et des alliances patentes ou dissimulées. Il est triste de reconnaître que dans cette lutte de la force organisée contre le brigandage la population des îles était souvent du côté des uscoques. Soit qu’ils payassent quelquefois au lieu de prendre, soit qu’ils ne fussent pas toujours dépourvus de générosité envers les faibles, leurs voisins les laissaient rarement manquer de vivres ou d’utiles avis; leurs ennemis eux-mêmes, toujours jaloux les uns des autres, leur servaient souvent d’auxiliaires, et les Turcs ne voulaient pas plus de Vénitiens à Segna que les Vénitiens n’y voulaient de Turcs. Ce qui servait surtout les uscoques, c’était le patronage cauteleux de l’Autriche : elle ne manquait jamais de désavouer leurs entreprises, faisait même couper de temps en temps quelques têtes; mais elle défendait comme sien le territoire qu’ils occupaient. Si elle se chargeait de les châtier, on remarquait que les coups de canon tirés sur les pirates par les batteries de côte autrichiennes ne les atteignaient jamais. Quand les marchands vénitiens allaient porter leurs plaintes à la cour de Vienne, ils reconnaissaient avec découragement dans les ameublemens des ministres et jusque dans les parures de leurs femmes des étoffes et des objets précieux pillés sur leurs navires. Si les déprédations des uscoques devenaient trop compromettantes, l’Autriche leur infligeait à son profit des amendes qui ressemblaient malheureusement beaucoup à des parts de pillage; elle tolérait volontiers qu’on exposât un jour sur la place de Saint-Marc soixante têtes d’uscoques, mais celle de l’infortuné Christophe Venier fut, parmi les trophées des pirates de Segna, le seul qu’elle fit jamais restituer. Les uscoques ne se montrèrent pas toujours aussi reconnaissans qu’ils auraient dû l’être de ces procédés, témoin le jour où ils mirent en pièces un gouverneur autrichien qui avait pris au sérieux la mission de les réprimer, et celui où, les troupes impériales ayant saisi et conduit à Fiume toutes leurs barques, ils allèrent les y chercher sous le feu de la garnison, et enlevèrent en outre, par forme de dommages-intérêts, tout le matériel naval du port. Enfin la dispersion des uscoques fut en 1617 une des conditions du traité de Madrid, et l’Autriche sut la réaliser dès qu’elle y fut contrainte. Ils se fondirent, comme une troupe qu’on licencie, dans la masse des autres habitans des provinces illyriennes, et depuis il n’a plus été question d’eux. Tels étaient au XVIe siècle les descendans de ces rudes Illyriens dont Strabon dit que de toutes les populations soumises à la domination de Rome, c’était la plus réfractaire, et que Scipion Nasica, leur vainqueur, ne sut contenir qu’en leur interdisant la culture pour ne leur permettre que le pâturage.

Quand des populations capables de déployer une pareille énergie sont une fois disciplinées, leurs vices se changent en vertus. Les Romains, que nous admirons, avaient de véritables uscoques pour ancêtres. Lorsque sous Napoléon on encadra dans les compagnies de haut-bord ces matelots illyriens habitués à jouer avec les orages, les équipages qu’ils fournirent à plusieurs vaisseaux de l’escadre d’évolution de l’amiral Émériau devinrent l’objet de l’admiration de la flotte. L’Autriche possède dans leurs neveux des matelots qui pourront avoir des égaux, mais non des maîtres sur la Méditerranée : la première guerre où elle sera engagée apprendra au monde si elle peut leur donner des officiers dignes de les commander.

L’administration autrichienne a jusqu’à présent calqué ses institutions maritimes sur celles de l’armée de terre : elle appelle un capitaine de vaisseau colonel, un capitaine de frégate lieutenant-colonel, un capitaine de corvette major, et beaucoup des officiers de sa jeune escadre ont fait leur apprentissage dans les troupes à pied ou à cheval. C’était une nécessité d’une première formation, et une école navale, organisée sous les yeux de l’archiduc Maximilien, donne aujourd’hui à l’état-major de la flotte des élémens mieux préparés. Les équipages ne se recrutent pas en Autriche comme en France et en Angleterre : la population maritime n’y est point une sorte de réservoir dans lequel l’état puise ou reverse des matelots, suivant les besoins respectifs de la guerre et du commerce. On lève les matelots absolument comme des soldats. Seulement les populations de l’Istrie, de l’Illyrie et de la Dalmatie sont, en raison de leur familiarité avec la mer, spécialement affectées au service de la marine, et leurs conscrits lui doivent, comme ceux de l’intérieur de l’empire à l’armée de terre, huit années de leur existence. Il suit de là que les cadres de l’armée de mer autrichienne n’ont point l’élasticité dont on se trouve si bien dans d’autres pays, et sont exposés par les conditions de l’éducation des hommes de mer, tantôt à tenir embarqués des matelots inutiles, tantôt à manquer d’un effectif nécessaire.

Il ne suffit pas de constater la valeur personnelle des marins dont dispose l’Autriche, il faut encore en connaître le nombre, et les conjectures que nous pouvons faire à cet égard doivent approcher beaucoup de la vérité. L’administration autrichienne ne s’est point livrée, que nous sachions, sur la force de son personnel naval, à des recherches que n’exige point la pratique du mode de recrutement adopté. L’administration française, pendant le peu de temps qu’elle a géré les affaires des provinces illyriennes, a eu des motifs d’être plus curieuse : elle a voulu faire à cette contrée l’application du système des classes, et le dénombrement préparatoire qui a précédé en 1813 l’établissement des contrôles nominaux de l’inscription maritime a signalé dans ces parages l’existence de 43,500 matelots ou ouvriers de vaisseau, savoir :

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Au quartier de Trieste 12,000
— de Fiume 6,000
— de Zara 9,500
— de Spalatro 5.000
— de Raguse 8,500
— de Cattaro 2,500

Cet effectif équivalait au tiers de celui des côtes de l’ancienne France à cette époque. Si ce rapport s’est maintenu, les côtes autrichiennes situées à l’est de l’Isonzo doivent présenter au moins 55,000 marins : l’inscription maritime de France accusait au 1er janvier dernier un effectif de 168,942 hommes pour le littoral entier. Le matériel naval des deux pays offre un terme de comparaison non moins digne de confiance, car on n’entretient pas plus de navires qu’on n’en peut armer. Nous possédions, à la fin de 1855, l4,200 navires de commerce, jaugeant 784,636 tonneaux, et les états de la marine autrichienne portent 9,735 navires, jaugeant 316,286 tonneaux. En éliminant de ces derniers nombres ce qui appartient à la côte d’Italie, en tenant compte de quelques différences dans la manière de mesurer le tonnage, on arriverait à un rapport peu différent du tiers. Il est même probable que le chiffre de 55,000 hommes est un minimum.

Telles sont, en personnel et en matériel, les bases de l’établissement militaire que fonde l’Autriche en face de l’embouchure du Pô, en avant de Trieste et de Venise, à la pointe de la vaste presqu’île qui se détache, sous la forme d’un bastion, du fond de l’Adriatique, à la tête de ce long chapelet d’îles hérissées de rochers derrière lequel se cache la côte de Dalmatie.

Le territoire de Pola appartient à la remarquable formation de calcaire caverneux dans les profondeurs de laquelle on descend près d’Adelsberg et de Pisino, et il semble que la place du havre ait été faite par un immense écroulement souterrain; les rivages en sont presque verticaux sur beaucoup de points; les plus grands bâtimens s’y amarrent, et les îles des Oliviers et de Saint-André, qui sont peut-être des piliers restés debout, participent à cet avantage. Ce beau bassin s’ouvre au milieu de terres doucement inclinées au versant du nord, assez brusquement relevées du côté du sud; l’étendue en est de cinq cents hectares; il communique avec la mer par une passe recourbée ouverte à l’ouest, et dont la moindre largeur est de 700 mètres. A gauche de l’entrée, les îles Brioni couvrent, dans le canal de Fasana, qui les sépare de la côte, une rade extérieure de douze cents hectares. Au sud, le havre de Veruda, excellent pour les bâtimens légers, pénètre la pointe de la presqu’île de ses dentelures aiguës. En remontant vers Trieste, la côte offre les abris et les atterrages de Rovigno, de Lemo, de Parenzo, de Porto-Quieto, d’Omago, de Pirano, qui doivent tout à la nature, et à plusieurs desquels l’art peut apporter de notables améliorations. En descendant vers les bouches de Cattaro, on passe devant l’entrée du golfe orageux du Quarnero, après quoi les abris excellons et faciles à défendre se multiplient dans les canaux qui serpentent en arrière des îles.

Cette réunion d’avantages stratégiques a fait de Pola en différens temps le siège des principales forces navales de l’Adriatique, le but d’ambitions intelligentes, ou le théâtre de combats sanglans. La nécessité de contenir les riverains toujours frémissans de l’ancienne mer Liburnienne y avait fixé une station navale des Romains. Ce fut à Pola que le doge Urseolo s’établit en 997 pour organiser la partie de l’Istrie qui venait de se soumettre à la république de Venise. Le havre dégarni devint en 1192 l’objet des attaques des Pisans, qui s’en emparèrent pour en être bientôt expulsés. Les débris de la flotte génoise battue en 1378 devant Anzio s’étaient réfugiés dans l’Adriatique, et, successivement renforcés par des galères du ponant, ils vinrent, sous le commandement de Lucien Doria, défier la flotte vénitienne devant Pola. Le combat fut un des plus sanglans de cette lutte acharnée; Venise y perdit 15 galères et 1,900 marins, dont 24 patriciens, et l’amiral génois Matteo Maruffo s’établit l’année suivante dans le havre. La ville fut dans la suite fort délaissée, car il suffit en 1602 de cent cinquante uscoques pour la saccager, et les Vénitiens ne les en chassèrent qu’en les en laissant emporter les dépouilles. Soit que la république entrât dès-lors, par le délaissement de ses provinces, dans une période de décadence plus marquée, soit qu’elle craignît de provoquer par des améliorations imprudentes des convoitises redoutables, elle ne fit rien depuis cette époque pour relever Pola. L’antiquaire anglais sir George Wheler y trouva en 1675 sept cents habitans, et cette population n’était pas augmentée au milieu du XVIIIe siècle. Les Vénitiens, écrivait Bellin en 1771, envoient un gouverneur à Pola, et ils y tiennent pour toute garnison une quinzaine de soldats qui craignent plus la famine que la guerre. Nos ingénieurs hydrographes ne comptèrent en 1806 que 635 habitans, dont 40 cultivateurs, dans la ville; la campagne était déserte.

La population de Pola s’est de tout temps attachée à la rive méridionale du havre, et cette persistance est fondée sur des circonstances qui ne varient pas : la seule eau douce que possède la contrée sort de terre de ce côté en assez grande abondance pour former une belle aiguade, le relief du terrain y prête de singulières facilités à la défense, et l’atterrage n’est nulle part meilleur. La population que l’attrait de ces lieux y avait fixée devait être très considérable, à en juger par le cirque qu’elle avait construit pour ses fêtes. Ce majestueux monument, assis à 50 mètres de la mer, sur la pente d’une colline, montre deux rangs superposés de hautes arcades couronnées par un étage à fenêtres carrées[6]. Les assises intérieures en ont été presque entièrement enlevées, et l’on en reconnaît les matériaux dans la puissante enceinte de la ville du moyen âge. Différent en cela du cirque de Vérone, celui de Pola n’a conservé que son enveloppe extérieure; mais cette enveloppe est intacte, elle a pour cadre une colline sauvage, un ciel étincelant, une mer azurée, et soit que les eaux immobiles du bassin réfléchissent son image sous le soleil de midi, soit que les rayons obliques de la lune ou les feux allumés dans l’arène par les pâtres du voisinage en illuminent la nuit les portiques, on est tenté de rendre grâce aux barbares qui, en évidant ce gigantesque ovale, en ont doublé la magnificence par des jeux d’ombre et de lumière que l’art n’avait point prévus. Le cirque devait contenir plus de 25,000 spectateurs, et c’est fort au-delà de ce qu’a jamais pu compter d’habitans la ville vénitienne. Les murailles de Pola enceignent une surface de 19 hectares et demi, dont un quart est occupé par les escarpes d’une acropole couronnée par un fort : il reste ainsi pour les habitations une surface inférieure aux trois cinquièmes de celle du jardin des Tuileries. Ce rapprochement suffirait, à défaut d’autres preuves, pour montrer que les constructeurs de l’enceinte n’ont pas été les contemporains des constructeurs du cirque. S’il en était autrement, les deux contenances se rapporteraient l’une à l’autre, et c’est, quoi qu’on en ait dit, du moyen âge et non de l’antiquité que les épaisses murailles de Pola sont l’ouvrage.

L’amphithéâtre n’est pas le seul vestige de la grandeur romaine que conserve la ville de Pola : l’arc de Sergius et la porte géminée d’Hercule appartiennent, par la pureté de leurs proportions et le fini de leurs détails, aux meilleurs temps de l’architecture romaine. L’ancien forum, dont une partie est couverte de bâtimens et l’autre réduite à la prosaïque condition de place du marché, était décoré des façades des temples de Diane et d’Auguste. Dans le premier, transformé en hôtel de ville, un joli portique vénitien a remplacé celui des Romains, probablement écroulé. Le second sert, en attendant un musée, de magasin aux débris antiques qu’on déterre alentour : la correcte élégance de son portique corinthien rappelle la Maison-Carrée de Nîmes. Les Grecs, plus habiles que les Romains à placer leurs monumens, auraient donné ce temple pour couronnement à l’acropole, sur laquelle flotte aujourd’hui, au sommet d’un mât vénitien, la bannière de l’Autriche, et quand les yeux se seraient levés de la mer sur la terre, la pensée se serait reportée vers Athènes et le Parthénon.

Employés aux travaux et à la garde du nouvel arsenal, les marins et les soldats qui encombrent actuellement le vieux Pola n’y sont que des hôtes passagers; son enceinte est destinée par la force des choses à la résidence de la population civile, dont la contiguïté est indispensable à l’existence de tout établissement militaire. En outre des exigences communes, un arsenal maritime a les besoins d’un atelier et d’un entrepôt, et le commerce libre est seul en état de pourvoir à son approvisionnement complet. C’est en raison de ces nécessités que de nombreuses industries privées se groupent, pour concourir au service de l’état, dans les ports de guerre d’Angleterre et de France, et que l’adjonction d’un port de commerce en est partout le complément le plus nécessaire. La place du port de commerce est toute trouvée à Pola, et la construction d’un quai le long de la vieille ville est tout ce qu’exige l’installation de l’établissement commercial. En arrière de l’arsenal et du champ des manœuvres des bâtimens de guerre, voisin des terres sur lesquelles s’étendra désormais la culture, il prospérera sous le commandement de l’acropole, et la tour carrée, imitée de celle de la place Saint-Marc, que les Vénitiens ont élevée en face de la basilique moderne sous le prétexte dérisoire de convoquer les assemblées populaires, ne sera pas plus dangereuse sous la monarchie absolue qu’elle ne l’a été sous le despotisme républicain.

Le seul ennemi sérieux qu’ait à vaincre l’établissement militaire autrichien est l’insalubrité proverbiale du séjour de Pola. Les fièvres d’automne y sont endémiques, et, quoique rarement mortelles, elles affectent gravement l’énergie et la capacité de travail de la population. On n’a point oublié qu’en 1378, au plus fort de la guerre contre les Génois, trente galères vénitiennes vinrent hiverner à Pola, et que les équipages furent tellement réduits par les maladies, qu’à la rentrée en campagne il ne restait d’hommes valides que pour l’armement de six galères. Le fait est si bien accepté, qu’on n’a jamais examiné si ce désastre n’aurait point tenu à des causes passagères ou étrangères à la localité. Combien n’avons-nous pas, dans les guerres de nos jours, d’exemples d’armées apportant avec elles le typhus dans les campemens les plus salubres ! D’après des observations recueillies sur les lieux, l’épidémie de Pola est pendant cinq années en état de croissance et pendant les cinq années suivantes en état de décroissance, et dans la dernière de ses décades climatériques, l’année 1854 a été celle du minimum d’insalubrité. Une périodicité si fâcheuse serait pour un lieu de rassemblement de troupes et de départ d’expéditions navales la pire des conditions, et la réalité de ce danger suffirait pour neutraliser tous les avantages hydrographiques du havre de Pola. Cette question était trop intimement liée au but des explorations de M. Beautemps-Beaupré pour échapper à sa judicieuse sagacité, et il l’a étudiée avec le soin qu’elle méritait.

La constitution géologique du terrain dans lequel est ouvert le havre est des plus rassurantes pour la salubrité. C’est un calcaire fendillé, semblable à celui du mont Pharon de Toulon, dans lequel les eaux du ciel s’infiltrent à mesure qu’elles tombent; elles ne s’arrêtent point à la surface, et ce drainage naturel, bien autrement efficace que celui qu’opère la main des hommes, exclurait, quand la déclivité du sol serait moindre, le danger des exhalaisons. Des vents frais du nord et de l’est purifient d’ailleurs journellement l’atmosphère, et la mer est de trois côtés si voisine, qu’on s’attend à respirer à Pola le même air que sur le pont d’un vaisseau. Un médecin chargé en 1798 par le gouvernement autrichien d’étudier les causes de l’insalubrité de Pola l’attribuait à l’exploitation du saldame, sable destiné aux verreries de Venise, et à l’usage des eaux de l’abondante fontaine des bains romains qui coule sur le rivage entre la ville et le cirque. L’innocuité de la carrière de sable a bientôt été constatée, et quant à la fontaine, qui donne par vingt-quatre heures 75,000 hectolitres d’eau dans les temps ordinaires et 43,000 dans les sécheresses, M. Beautemps-Beaupré, après avoir fait faire deux analyses rigoureuses de ses eaux et s’en être lui-même abreuvé, l’a déclarée excellente: cet élément important d’un établissement maritime est à Pola aussi satisfaisant que possible. Le savant hydrographe a conclu, de l’exploration attentive des lieux, que l’insalubrité reprochée à Pola n’affectait point le havre, ne s’étendait pas hors des murs de la ville, et que dans son enceinte elle n’avait pas d’autre cause que l’excessive malpropreté des habitations, la stagnation de l’air et des eaux fétides dans des rues sans pavé. À ces causes d’infection, qui se maintiennent sous les yeux de l’administration autrichienne et qui disparaîtront quand elle le voudra, notre illustre compatriote ajoutait la misère et l’inertie de la population; elles étaient telles qu’avant l’affluence produite par les travaux de l’arsenal, la journée de terrassier se payait de 16 à 24 kreutzers en papier, c’est-à-dire de 40 à 60 centimes. Il est probable que le régime alimentaire de ces malheureux était pour beaucoup dans leur état de débilité; l’abondance du poisson dans le bassin les détournait de la culture pour la pêche, et ils ne vivaient presque pas d’autre chose. On remarque déjà que les troupes autrichiennes, qui sont bien nourries, n’éprouvent aucun malaise à Pola, et leur hôpital était presque désert à la fin de l’automne de 1854. On peut conclure de ces données que l’insalubrité de Pola ne survivra pas à son dépeuplement.

L’arsenal se développera à l’ouest et à la suite de la ville, sur une surface plane ménagée dans la coupure des coteaux adjacens et sur les remblais formés avec leurs débris. Les quais auront plus d’un kilomètre de longueur; les magasins d’agrès, de munitions navales, les parcs d’artillerie seront, comme dans les ports de Hollande, échelonnés le long du bord dans un ordre correspondant à celui des opérations de l’armement et du désarmement des navires. En se halant le long des quais, le vaisseau recevra successivement sa mâture, son gréement, son artillerie, ses vivres, et au retour il les déposera, en marchant en sens inverse, dans les mêmes magasins. Les frégates et les transports qui servent sur rade de casernes aux troupes, les nombreux terrassiers barraqués sur les travaux, les ouvriers d’artillerie et du génie établis partout où s’est trouvé un abri, répandent une singulière animation sur ces bords naguère déserts, et en promenant ses regards sur le bassin et sur les friches silencieuses dont il est entouré, on embrasse du même coup d’œil le passé et l’avenir de Pola. Déjà des bureaux sont installés, un hôpital provisoire et des chantiers de réparation sont ouverts, une enceinte est préparée pour l’arsenal, de très-belles casernes s’achèvent, un approvisionnement d’agrès et de projectiles est réuni, et si l’on ne prévoit pas l’époque où les élémens encore épars à Trieste et à Venise seront coordonnés à Pola, les embarras financiers d’une paix armée presque aussi dispendieuse qu’une guerre ouverte suffisent pour l’expliquer.

Les habitudes de circonspection du gouvernement autrichien ont déterminé l’ordre de priorité qui règne dans les opérations de la fondation du port de Pola. Celles qui se rapportent de près ou de loin aux constructions navales n’y prennent rang qu’après les travaux de défense dirigés par le génie militaire, et l’on prétend ne confier le matériel naval qu’à des murailles assez fortes pour en répondre. Le système de défense comprendra d’abord la fortification et l’armement des deux îles qui s’élèvent dans le havre : l’une, croisant ses feux avec ceux des batteries latérales qui borderont le goulet, en rendra l’entrée excessivement périlleuse, si ce n’est impossible, pour un ennemi; l’autre rasera toute la surface de la rade avec ses boulets. On entend en outre rejeter la ligne des feux de l’assiégeant par terre assez loin pour que le havre entier soit en dehors de leur portée. On établit à cet effet, sur l’arête du versant des eaux du bassin, un cordon de tours maximiliennes reliées entre elles par d’épaisses courtines, de sorte qu’indépendamment de la longue distance qui séparera cette enceinte des parties vulnérables de l’arsenal, le bassin lui-même ne sera pas vu du dehors. Plusieurs tours sont déjà construites, et l’enceinte fortifiée n’aura pas moins de douze kilomètres de développement. Le système d’opposer à l’ennemi des lignes droites ou des courbes très aplaties a sur celui des anciennes enceintes à angles plus ou moins aigus des avantages dont les fortifications de Paris offrent une remarquable réunion, et dont M. de Todtleben a donné la preuve à Sébastopol; mais il a l’inconvénient d’exiger le concours d’une garnison extrêmement nombreuse, et les circonstances qui en font la force quand cette condition est remplie deviennent, quand elle ne l’est pas, autant de chances de malheur. Le manque absolu d’eau douce aux abords de la grande enceinte de Pola n’est pas la moindre des difficultés qu’aurait à surmonter un assiégeant.

L’établissement de Pola ne peut guère revenir à moins de 60 millions de francs, mais il n’a pas besoin d’être achevé pour rendre de très grands services à la marine autrichienne. Cette création honorera à jamais le règne de l’empereur François-Joseph. Pour la conduire à bien, il l’a placée au-dessus des entraves et des lenteurs désespérantes que la puissance des bureaux impose dans son pays aux entreprises les plus simples. Une volonté énergique au service d’une pensée intelligente se manifeste partout dans l’ensemble et dans les détails des travaux de Pola; tout y marche avec ordre, avec rapidité, sans confusion, sans pertes de temps : un pouvoir qui n’a de limite que celle des crédits financiers y est en contact immédiat avec les difficultés qu’il est chargé de résoudre, et dispose de tout avec autant de promptitude que de sagesse. Cette réunion des lumières, de l’esprit de suite et de l’autorité sur une même tête rapprochera beaucoup pour l’Autriche l’acquisition d’une marine militaire dont la force sera dans un juste rapport avec les besoins et les ressources de son littoral. Gouverner c’est choisir, a dit Louis XIV. C’est ce qu’a fait l’empereur François-Joseph quand il a voulu constituer sa marine, et il a eu le rare bonheur de trouver dans sa propre famille le plus digne dépositaire de sa confiance que lui pût offrir son empire.


La renaissance maritime qui s’opère dans l’Adriatique au milieu de circonstances dont l’ancien monde est profondément ému paraît de nature à modifier l’équilibre de l’Europe, et elle a droit à la plus sérieuse attention. La force navale de l’Adriatique est tout entière sur la côte orientale, et néanmoins, tant que les provinces illyriennes sont restées isolées, dans un état presque barbare, la civilisation, qui régnait sur la rive opposée, a pu les soumettre et s’en faire un instrument de domination. Leurs populations intrépides n’ont jamais cessé, sous les Romains comme sous les Vénitiens, de protester contre l’abus dont elles étaient les victimes, et elles ont rarement tenu compte de leur faiblesse relative, quand l’occasion s’est offerte de se lever en armes contre leurs oppresseurs. Associées aux anciennes possessions autrichiennes, elles se fondent aujourd’hui dans la seule assimilation que comporte la position qu’elles occupent sur le globe : la puissance des relations qui enlacent le bassin du Danube et la côte de l’Adriatique prouve clairement en effet que, de ces deux régions, la seconde n’est pas moins intéressée à appartenir à l’Autriche que l’Autriche ne l’est à la posséder. Entrée, après des siècles de méprises et de mécomptes, en possession de ses débouchés naturels, la navigation de l’Adriatique s’asseoit aujourd’hui sur des bases plus larges et plus sûres qu’elle n’en eut jamais.

Comment expliquer sans cela l’accroissement graduel de Trieste, et les irruptions par lesquelles son commerce répond à chaque amélioration qui se produit en Autriche ou en Hongrie? Un port qui n’était au commencement du XVIIIe siècle qu’une crique inaperçue sur une côte rocailleuse acquiert en quarante années de progrès, dont le premier mérite est de n’être que la conséquence naturelle d’un état de choses immuable, un tonnage double de celui de Bordeaux, égal à celui du Havre : que lui manque-t-il donc pour atteindre et dépasser celui de Marseille[7]? Si l’on veut prévoir son avenir, il suffit de considérer l’étendue et la richesse naturelle de l’empire dont l’exploitation lui est invinciblement dévolue, et de se souvenir que l’activité du mouvement maritime s’accroît avec celle du mouvement territorial auquel il correspond : on pourra, sans présomption, conclure qu’avant un siècle la population de Trieste sera peu différente de celle de Vienne.

Ces progrès de la marine marchande imposent à l’Autriche la nécessité de prendre parmi les puissances navales le rang que lui assignent la force actuelle de sa population maritime et les ressources futures de ses finances. Des hommes et de l’argent, ce sont là les bases de la marine militaire. Si, comme l’indiquent le mouvement de la navigation de l’Adriatique, les recherches faites en 1813 et la comparaison du matériel naval de la France et de l’Autriche, le personnel maritime de cette dernière puissance est de 55,000 marins, elle peut, quand elle le voudra, quadrupler sa flotte, qui consiste aujourd’hui en 6 frégates, 5 corvettes, 7 bricks, 6 goélettes, 16bâtimens à vapeur, 63 bâtimens de flottille, et qui porte en tout 850 pièces de canon. Ces forces n’occuperaient, en se réunissant, qu’une partie du havre de Pola, et les dimensions des travaux entrepris pour la fondation de cet établissement seraient bien mal calculées, si la cour de Vienne n’était pas résolue à donner à sa marine une extension qu’on n’avait pas prévue jusqu’ici. L’Autriche sait d’autant mieux ce qu’elle y gagnera, que la guerre d’Orient vient de prouver ce que les effets de la navigation à vapeur et les perfectionnemens récens de l’artillerie faisaient soupçonner à tous les hommes clairvoyans; elle a vu que le rôle de la marine est changé, et qu’elle devra principalement désormais combiner son action avec celle des forces de terre, les transporter sur les points stratégiques où se décident les grandes questions. Son armée étendrait ainsi beaucoup la sphère de son influence, et l’infériorité relative de sa marine serait rachetée par cette association.

Les faits que nous venons d’exposer doivent tout d’abord éveiller l’émulation de la France. Lorsqu’elle ne possède sur la Méditerranée que 29,994 marins et 181,312 tonneaux de matériel, et qu’une puissance militaire peu éloignée marche rapidement au déploiement d’une force navale au moins double, il est temps pour elle d’élargir les bases de sa navigation sur cette mer : elle en a les moyens dans un ensemble de travaux recommandés depuis Vauban pour les côtes de Provence et de Languedoc, ainsi que dans les travaux analogues que réclament la Corse et l’Algérie. Quoi que nous fassions cependant, l’installation dans l’Adriatique d’une marine militaire capable de faire pencher, dans les circonstances graves, la balance du côté vers lequel elle se portera, est un événement européen des plus considérables. La réaction s’en fera surtout sentir dans le bassin de la Méditerranée, à l’avantage ou au détriment des nations riveraines, suivant les directions que prendra la politique de l’Autriche. Sans se laisser aller à un optimisme exagéré, on peut juger que l’avenir de la chancellerie de Vienne ne ressemblera pas toujours à son passé, et on a quelques raisons d’espérer que le résultat final méritera l’approbation de l’humanité. Il est du moins certain que le déplacement qui s’opère, sous l’influence de la navigation, dans les forces et les intérêts des meilleures provinces de l’empire y modifiera bien des vues et bien des ambitions. Déjà, dans beaucoup de questions économiques, on ne sait si Trieste est sous le vasselage de Vienne, ou Vienne sous celui de Trieste, et on se préoccupait fort, il y a deux ans, dans ces deux villes, d’une proposition de neutralisation de la Méditerranée tout entière que méditait M. de Bruck, aujourd’hui si bien placé pour faire adopter ses vues. Pour peu que ces tendances se prononcent davantage, la politique de l’Autriche pourra finir par ressembler beaucoup à la politique de tout le monde.


J.-J. BAUDE.

  1. La Clef des cabinets des princes, journal historique sur les matières du temps, petit in-12, Paris 1728, t. XXIV.
  2. Vintesimo primo congresso generale della società di navigazione a vapore dell Lloyd austriaco tenuta in Triesta il 31 maggio 1854.
  3. Le florin d’Autriche pèse 14 gr. 032, le titre est de 0,833, et il vaut 2 fr. 60 cent.; mais les métaux précieux ont si complètement évacué depuis huit ans les états autrichiens, que le florin argent n’est plus qu’une monnaie de compte. Il est remplacé dans la circulation par du papier, dont le fractionnement est poussé jusqu’au coupon de 10 kreutzers ou de 43 centimes de valeur nominale. Ce papier perd tantôt plus, tantôt moins; le cours en a flotté pendant l’année 1855 entre 128 1/2 et 109 pour 100 d’argent, et l’on comprend combien les variations journalières dont il est affecté apportent de perturbations dans les moindres opérations du commerce. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher comment un grand empire est tombé dans un état financier si étrange. Remarquons seulement que le commerce de Trieste, ressentant vivement le contre-coup de ces vicissitudes, en a d’autant plus de mérite à s’être développé.
  4. Le rapprochement entre l’actif et les opérations de la compagnie à sa première année et en 1853 donne une idée exacte du prodigieux accroissement des relations du port de Trieste pendant le court espace de dix-sept ans. En voici les résumés pour ces deux époques :
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    1836-37 1853
    Fonds social et emprunts 1,000,000 florins. 8,000,000 florins.
    Nombre de bateaux à vapeur 7 bateaux. 47 bateaux.
    Force en chevaux 630 chevaux. 7,990 chevaux.
    Tonnage disponible 1,974 tonneaux. 23,665 tonneaux.
    Valeur des bateaux à vapeur 798,824 florins. 8,010,000 florins.
    Nombre de voyages 87 1,465
    — de milles parcourus 43,652 776,415
    — de passagers transportés. 7,967 331,688
    Numéraire transporté 3,934,269 florins. 59,528,125 florins.
    Nombre de dépêches transportées 35,205 748,936
    — de colis de marchandises 5,752 565,508
    Poids en quintaux de 55 kilog 9,613 tonneaux. 1,017,618 tonneaux.
    Totaux des produits 193,660 florins. 3,624,156 florins.
    Total des dépenses (diverses comp.) 232,267 Id. 3,611,156 Id.
    Dans cette période de dix-sept ans, les bateaux du Lloyd ont parcouru ce qui équivaut à 239 fois le tour du globe. 5,148,095 milles,
    Ils ont transporté (passagers) 4,461,113
    (Lettres) 4,398,885
    (Quintaux de marchandises) 4,184,064
    Le total des dépenses a été de 25,147,403 florins.
    Celui des recettes de 26,032,451 florins.
    Et il en est résulté la formation d’un fonds de réserve de 885,068 florins.
  5. Pour cette période, le mouvement du port de Trieste se résume dans le tableau suivant :
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    Entrées et sorties réunies «
    Années 1846 16,782 navires. 985,514 tonneaux.
    — 1847 17,321 — 1,007,331 —
    — 1848 17,812 — 926,815 —
    — 1849 20,553 — 1,269,258 —
    — 1850 21,124 — 1,323,796 —
    — 1851 24,101 — 1,408,802 —
    — 1852 27,931 — 1,556,652 —
    — 1853 29,317 — 1,675,886 —
    — 1854 26,556 — 1,730,911 —
    — 1855 21,081 — 1,489,197 —
  6. Le cirque de Pola a 133m 15 sur son grand axe, 104m 58 sur le petit, 29m 58 de hauteur. J’emprunte ces mesures à l’architecte anglais Allason, qui le visitait quarante ans avant moi. Le nombre des arcades du cirque est de 72 à chaque rang. D’après les déterminations marquées sur divers débris par des lignes creuses, chaque spectateur occupait sur les gradins un espace de 0m 36. Des noms propres gravés sur quelques places sont sans doute ceux des familles dont elles étaient la propriété. Les arènes de Nîmes, qui, plus visitées, peuvent servir ici de terme de comparaison, ont 60 arcades, 131m 60 de grand axe, 103 de petit, et 21m 45 de hauteur. Celles de Pola ont donc un peu plus de surface et beaucoup plus d’élévation. On a calculé que les assises de Nîmes pouvaient recevoir 24,000 spectateurs : à Pola, la surface horizontale disponible était à peu près la même; mais l’étage supérieur y procurait un espace supplémentaire qui n’existait pas à Nîmes.
  7. Le mouvement du port de Bordeaux a été en 1855 de 873,509 tonneaux, et celui du Havre de 1,675,980 tonneaux, et ces chiffres sont un peu supérieurs à la moyenne décennale. A Marseille, le mouvement a été de 3,051,931 tonneaux.