La Marine russe et la Flotte turque dans la Mer-Noire

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La Marine russe et la Flotte turque dans la Mer-Noire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 304-331).
LA MARINE RUSSE
ET
LA FLOTTE TURQUE
DANS LA MER-NOIRE

La marine russe, pendant la guerre, s’est signalée par des actes de hardiesse et de courage personnels ; mais l’institution en elle-même n’a tenu qu’un rang secondaire. Pendant que l’armée de terre livrait de grandes batailles et couvrait le territoire ennemi de ses nombreux bataillons, les marins lancés sur le « liquide élément » se bornaient à soutenir par des tentatives audacieuses, mais sans grande portée, le prestige du pavillon. Cette attitude a causé quelque étonnement. On supposait qu’à l’exemple de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, la Russie avait profité des années de paix dont elle a joui, depuis la guerre de Crimée, pour créer une flotte capable de renouveler dans la Mer-Noire la bataille navale de Sinope. Loin de là, les escadres ottomanes ont pu cette fois promener librement leur drapeau, bombarder les côtes avec impunité. Nous avions signalé d’avance cette perspective lorsque nous citions, dans la Revue du 1er juin 1876, les paroles suivantes d’un officier de la marine russe : « Si la guerre éclatait dès à présent, disait-il, la marine russe ne pourrait pas prendre l’offensive, et, dans ce cas, elle devrait se borner à la protection des côtes. Elle pourrait aisément s’acquitter de ce devoir, car elle est armée pour le remplir, et les préparatifs qu’elle a faits sont excellens. »

L’officier qui tenait ce langage raisonnait dans l’hypothèse théorique d’une guerre maritime avec la Prusse et d’un conflit dans la Baltique. Il n’avait pas en vue la Turquie et n’examinait pas l’éventualité de combats dans la Mer-Noire. En ce cas, il eût été plus affirmatif encore à cause de la disproportion des forces navales des deux pays sur les côtes méridionales de la Russie. Cette disproportion qui existait dès lors n’a pas beaucoup changé et s’est au contraire aggravée, car l’Angleterre y a joint le voisinage de ses vaisseaux, dont la seule venue suffirait pour paralyser les efforts de la flottille russe s’il s’en produisait encore. Quant à la Baltique, une guerre maritime y aurait pris un autre caractère, et les conséquences en eussent été différentes, car la Russie y est sérieusement armée au moins pour la défense ; c’est ce que disait l’officier russe. On trouvera le commentaire de cette opinion dans le cours de notre étude.


I

Depuis l’invention des bâtimens cuirassés, on n’a cessé d’en perfectionner la construction primitive. Trois ordres d’idées ont présidé à ces améliorations : il s’agissait en premier lieu de donner à l’artillerie de ces bâtimens la plus grande force de perforation possible ; ensuite d’opposer à cette puissance d’attaque la plus grande somme de résistance réalisable ; il fallait enfin communiquer aux navires une grande vitesse. De très gros canons et des projectiles très pesans ayant été reconnus nécessaires pour briser les cuirasses, le nombre des pièces d’artillerie qu’il est possible de placer à bord des bâtimens s’est trouvé limité par leur lourdeur même. Aussi, pour compléter leur action, ajoute-t-on souvent aux pièces énormes un certain nombre de canons d’un calibre inférieur, distribués en chasse, en retraite, à l’avant, à l’arrière du vaisseau et en tout autre endroit où ils peuvent être utiles. Il faut en tenir compte pour apprécier la puissance totale de l’artillerie d’un navire sans oublier que les canons, lorsqu’ils sont placés sur des plaques tournantes, représentent le double de leur valeur réelle à cause de la rapidité qu’on peut donner au tir de ces engins dans toutes les directions ; enfin le poids des projectiles n’est pas la seule condition de puissance, la force de leur lancement en est une autre, car elle peut donner à des boulets de moindre calibre une faculté supérieure de perforation. Le choix de la poudre contribue beaucoup à ce résultat, qui dépend aussi de la distance où le boulet est lancé et de l’endroit où il frappe.

Ces moyens d’agression bien étudiés, il s’agissait de pourvoir aux moyens de résistance qui résident dans la cuirasse. Inutile de dire que l’épaisseur des cuirasses comme la grosseur des canons est limitée par leur poids, car il faut éviter d’alourdir les vaisseaux à ce point qu’ils cessent d’obéir à la direction du commandant, à l’action du gouvernail et aux manœuvres de l’équipage. Nous allons voir en effet que la facilité et la promptitude des mouvemens sont souvent pour les bâtimens de guerre une condition d’existence même. L’habileté d’un ingénieur des constructions navales consiste donc à donner à la cuirasse la plus grande forcé de résistance possible sans dépasser la limite où le vaisseau cesserait d’être maniable ; mais cette double condition : légèreté relative et résistance, ne constitue pas tous les élémens du problème. L’artillerie a fini par acquérir une puissance de perforation telle que, pour y résister, une cuirasse doit atteindre un certain degré d’épaisseur qui, conservé indistinctement pour toutes les parties de la coque, excéderait le poids admissible. En conséquence, la préoccupation constante des constructeurs est de répartir la cuirasse de telle sorte qu’elle protège efficacement certaines parties, quitte à diminuer la garantie de certaines autres où les blessures, seraient moins dangereuses. Généralement, les coups de l’artillerie d’un bâtiment sont dirigés de manière à frapper les organes essentiels de l’adversaire : les machines, le gouvernail, ce qu’on appelle les « œuvres vives. » Le but ordinaire est d’atteindre le navire là où elles se trouvent, c’est-à-dire au-dessous de la surface de. la mer, dans la partie immergée depuis la ligne de flottaison. Le constructeur doit donc se proposer surtout de la protéger. Aussi est-ce en cet endroit que la cuirasse d’un grand nombre de bâtimens prend toute sa force et obtient la plus grande épaisseur.

Enfin il faut donner encore aux bâtimens cuirassés la vitesse de marche et la promptitude d’évolution. Par la vitesse, un navire peut échapper à la poursuite d’un adversaire trop puissant ; il peut au contraire atteindre un ennemi plus faible, ou bien encore il peut franchir à temps de grandes distances pour porter au loin la protection du drapeau national, prendre part à une action imminente, ou modifier le cours des événemens par sa seule présence. La faculté de prompte évolution est surtout nécessaire depuis que les bâtimens sont pourvus d’un bélier, c’est-à-dire portent à l’avant une masse tranchante dont le choc bien dirigé est irrésistible et peut infliger au navire ennemi une blessure telle qu’il périsse. Dans la bataille navale de Lissa, l’un des plus grands cuirassés de l’Italie, ayant perdu, par la rupture de son gouvernail, la faculté d’évoluer, fut frappé d’un coup de bélier. Il coula immédiatement. Tout fut perdu, à la seule exception des marins qui, s’étant jetés à la nage, purent être recueillis par l’ennemi. Si le Re d’Italia avait pu tourner rapidement, il eût peut-être évité cette atteinte mortelle, par exemple en se présentant dans le sens de sa longueur à son adversaire ; alors le choc eût été borné à un frottement un peu rude certes, mais dont les deux bâtimens seraient sortis sans avarie majeure. Voilà pourquoi la facilité d’évolution est d’une importance capitale, surtout dans les guerres actuelles.

Donc plus l’artillerie d’un bâtiment est puissante, plus sa cuirasse est forte, plus grandes sont sa vitesse et sa promptitude de giration, plus un vaisseau approche de la perfection comme instrument de guerre. C’est pourquoi le génie maritime continue sans relâche ses études et ses recherches, marche de perfectionnemens en perfectionnemens, et semble ne pouvoir pas s’arrêter dans la voie des innovations.

Dans quelle flotte trouve-t-on aujourd’hui le bâtiment qui approche le plus de cette perfection cherchée par les constructeurs de vaisseaux dans les conditions que nous venons d’indiquer ? C’est l’Italie qui possède ce phénix : il a été construit à la Spezzia. Nous le citons comme un modèle ; la force des autres bâtimens de mer sera plus facilement appréciée par la comparaison avec ce beau monument de l’architecture navale. On l’appelle le Duilio. Ce nom vient de Duilius, consul romain, qui fit construire, d’après une galère carthaginoise échouée sur le rivage, une flotte qui battit les ennemis de Rome sur l’élément où ils dominaient. Le Duilio a été mis en chantier sous l’administration de M. Riboti ; il a été continué par son successeur au ministère de la marine. En ce moment, il est à flot, et son armement doit être complet. Un second bâtiment de même force, le Dandolo, est en construction et sera bientôt achevé. D’autres bâtimens d’une puissance plus grande encore vont suivre ces deux types et mettront l’Italie en possession d’un magnifique armement. Passons en revue les conditions de la force du Duilio : l’artillerie d’abord. On l’a composée principalement de quatre canons ; ces pièces énormes sont de 100 tonnes et doivent lancer des projectiles de 1,000 kilogrammes. On croyait qu’aucune cuirasse ne serait en état d’y résister ; mais des épreuves récentes ont prouvé qu’on se trompait, On a fait à la Spezzia des essais de tir du canon de 100 tonnes sur des plaques de même épaisseur que la cuirasse du Duilio. La plupart ont été déchirées. Une seule espèce a résisté et n’a pas été entamée, tandis que des cuirasses de même épaisseur provenant d’autres usines et fabriquées avec une combinaison différente de métaux ont été traversées par les projectiles. Les journaux d’Italie en ont conclu qu’un bâtiment protégé par une armure de cette trempe pourra être manœuvré « avec le sang-froid que donne le sentiment d’une sécurité complète. » Le duel entre le canon et la cuirasse serait donc entré avec le Duilio dans une nouvelle phase. Cette fois la cuirasse a l’avantage. On va chercher sans doute à donner au canon une nouvelle puissance. Mais que pourra-t-on faire de plus que la pièce de 100 tonnes ?

Le blindage du Duilio, dans ses parties les plus importantes, ne consiste pas en un simple revêtement de fer à l’intérieur : ce fer s’appuie sur un matelas de bois dont l’adjonction n’est pas indifférente, car souvent un projectile s’y loge sans pénétrer plus avant après avoir usé sa force dans son parcours. A bord du vaisseau construit à la Spezzia, le matelas a 50 centimètres d’épaisseur. Quant à la cuirasse de fer, elle descend à près de 2 mètres au-dessous de la flottaison, et cette partie, qui contient les chambres de chauffe et des machines, les soutes à poudre et les mécanismes des tourelles et de l’artillerie, est ainsi très protégée. Enfin le gouvernail est profondément immergé. Voici donc un vaisseau qui réunit des conditions de force pour l’attaque et de puissance de résistance qu’on n’avait pas encore atteintes. Il serait à peu près invulnérable, s’il n’avait pas son talon d’Achille : le pont du bâtiment, qui est faiblement garanti, quoiqu’on l’ait couvert d’un blindage : cuirasse insuffisante pour résister à l’effet des obus même d’un médiocre calibre.

Reste la vitesse. Le Duilio atteint 14 nœuds. C’est assez pour un vaisseau de cette classe qui n’a pas pour spécialité de donner la chasse et ne doit jamais prendre la fuite. Quant à la facilité d’évolution, nous n’avons pas vu qu’on l’ait éprouvée par des essais particuliers à bord du vaisseau italien. En somme, des pièces de 100 tonnes, des projectiles de 1,000 kilogrammes, une cuirasse de 50 à 55 centimètres, sans compter le matelas, une vitesse de 14 nœuds, telles sont les facultés de ce navire-type dont le ministre de la marine d’Italie n’a pas craint de dire : « Le Duilio est le plus puissant des cuirassés existant aujourd’hui. » Il nous servira de point de comparaison avec les flottes de Russie et de Turquie, dont il est temps de décrire les forces.

La flotte cuirassée de Turquie se compose de trois vaisseaux de premier rang : Mesoudieh, Memdouhied, Nousretieh ; les deux premiers ont chacun douze canons de 27 centimètres, pesant 18 tonnes, et neuf d’un calibre inférieur ; en tout vingt et un canons à bord. Les mêmes bâtimens sont garantis par une muraille de fer dont l’épaisseur au centre est d’un peu plus de 32 centimètres, mesure française. Ils ont été construits en Angleterre sur les chantiers de Iron Thames Works. Le Nousretieh a dix canons de 25 centimètres, pesant 12 tonnes, et huit de moindre calibre ; en tout dix-huit. Ses plaques de fer ont 27 centimètres. Il a été construit à Constantinople. Après ces trois vaisseaux viennent cinq bâtimens de deuxième rang : Azizieh, Orkhanieh, Mahmoudieh, Osmanieh, Assari-Tevfik. Les quatre premiers ont chacun deux canons de 25 centimètres, pesant 12 tonnes, placés sur plates-formes tournantes, et quatorze pièces d’artillerie de 7 pouces, pesant 6 tonnes 1/2, canons dits de 20 centimètres, soit seize canons à bord. Quant à l’Assari-Tevfik, on l’a conçu et armé sur des plans différens. Il a huit canons de 25 centimètres, pesant 12 tonnes. Sa cuirasse est de 21 centimètres[1]. Il a été construit en France, à la Seyne, près Toulon, et les autres en Angleterre ou en Écosse. Enfin les cuirassés inférieurs, qu’on appelle en Turquie des bâtimens de troisième rang, sont au nombre de sept. Ils sont diversement armés. Il semble qu’on aperçoive ici la trace de ces tâtonnemens qui font de la flotte anglaise surtout « une cavalerie composée de montures de toute espèce. » Ces divergences proviennent des destinations toutes spéciales auxquelles les gouvernemens entendent pourvoir en raison des préoccupations politiques au moment où ces bâtimens sont construits. La flotte turque, sans être restée tout à fait à l’abri de cette bigarrure, a conservé une certaine homogénéité et présente un ensemble de matériel naval plus régulier que beaucoup d’autres. C’est un de ceux où l’imagination des constructeurs s’est donné le moins de carrière. Les innovations qu’on recherche volontiers, ne serait-ce que pour le plaisir de l’initiative, n’ont point été encouragées par la Turquie. Cette puissance est restée fidèle aux types généralement adoptés dans les divers états, et c’est ainsi qu’elle s’est mise en possession d’une flotte homogène qui a précisément manqué à ses adversaires. La flotte de bataille du sultan compte donc encore aujourd’hui quinze vaisseaux et frégates cuirassés, tous en fer, tous bien armés, tous capables de prendre part à une action générale. Si l’on ajoute à cet effectif deux canonnières à tourelles propres au service de mer, cinq canonnières fluviales pour la navigation du Danube, deux béliers de mer qui sont des corvettes casematées, et enfin dix monitors de côtes et de rivières, on connaîtra le nombre et la force des bâtimens blindés de la Turquie.

Au résumé, les vaisseaux de cette flotte ont une artillerie dont les plus grosses pièces sont de 27 centimètres et pèsent 18 tonnes. La majorité des autres porte des canons au maximum de 25 centimètres, du poids de 12 tonnes. Leurs cuirasses ont 32 centimètres d’épaisseur, qui sur plusieurs bâtimens sont amincies jusqu’à 13 centimètres. En comparaison du Duilio, c’est peu sans doute. En effet, on peut se rendre compte du progrès, si c’est un progrès, que ce bâtiment a réalisé, puisqu’il a des canons quatre fois plus pesans que les plus lourds de la flotte turque, et une cuirasse dont l’épaisseur est plus forte de 23 centimètres que les cuirasses les plus fortes de cette marine. En somme, celle-ci présente une « rangée de dents » de près de deux cents pièces qu’elle aurait pu mettre en ligne dans le détroit des Dardanelles, s’il s’était agi d’en disputer le passage. Voyons maintenant quels sont les moyens de combat que les Russes avaient à leur disposition.

II

De même que la France a deux ports principaux : Brest et Toulon, — deux marines : celle de l’Océan et celle de la Méditerranée, de même la Russie a Cronstadt sur la Baltique, Nicolaïef sur la Mer-Noire. La flotte de la Mer-Noire est à l’état embryonnaire ; l’autre est plus importante, mais elle a été conçue surtout en vue de la défense du littoral et des ports. Ses moyens de navigation et de lutte en pleine mer sont insuffisans. La Russie, encore toute imbue du souvenir de la guerre avec l’Angleterre et la France en 1855, a été inspirée, en commençant la reconstruction de sa flotte, par la pensée d’écarter de ses rivages les vaisseaux de ses anciens adversaires. Elle devait donc se procurer avant tout une marine qui fût composée de bâtimens particulièrement propres à la protection des côtes, construits en vue d’empêcher le bombardement des villes, des forts, et de s’opposer aux descentes de l’ennemi. Dix monitors, construits dans ce dessein, sortirent des chantiers nationaux, savoir : l’Ouragan, le Typhon, l’Archer, le Narval, la Cuirasse, le Cuirassier, la Lave, la Foudre, le Devin, le Sorcier. L’artillerie de ces navires fut uniformément composée de deux canons, placés sur une tour. Leur cuirasse est de 12 centimètres pour la protection des murailles et de 28 centimètres pour abriter la tour. Les vingt canons de ces dix monitors ont été distribués deux par deux ; ils étaient de 22 centimètres. Lorsque ces monitors furent mis à flot, le gouvernement ne se crut pas encore assez fortement armé, et, persistant dans son système, il mit sur cale trois nouveaux bâtimens de même espèce, mais d’une puissance supérieure : la Trombe, la Magicienne, la Syrène. Ces navires étaient pourvus de deux tourelles. La Tombe n’avait que deux canons, mais il y en avait quatre à bord de la Magicienne et de la Syrène. Cette flotte défensive fut complétée par une puissante batterie flottante : le Minine, portant quatre grosses pièces de 28 centimètres et un blindage de 30 centimètres. Quand on eut terminé ce grand travail, le ministère de la marine et le prince qui préside aux destinées de ce service durent éprouver une certaine satisfaction, car ils pouvaient se féliciter d’avoir augmenté la puissance défensive de l’empire en l’entourant de ce rempart mobile.

Mais le temps avait marché pendant la création de ce matériel. La Russie avait un bouclier pour la défense, l’épée lui manquait pour l’attaque. Nous entendons par l’épée les bâtimens propres à la bataille en pleine mer, capables de chercher l’ennemi loin des côtes et de le combattre partout où l’on peut le rencontrer. Il n’y avait encore rien ou presque rien de fait dans cette voie, mais il n’y avait non plus rien de compromis. La Russie « n’avait pas perdu pour avoir attendu. » Dans le reste du monde, les premiers cuirassés avaient subi de nombreuses transformations. Des escadres primitivement créées, plusieurs étaient devenues, en très peu d’années, tellement arriérées qu’il n’y avait plus qu’à les vendre comme vieux fer. La marine russe avait par conséquent table rase et pouvait sans impedimenta travailler, comme la Prusse par exemple, à la création d’une flotte neuve en profitant de l’expérience acquise hors de chez elle. Cependant, quand elle se mit à l’œuvre, elle eut à constater dans ses arsenaux l’existence de quelques monumens du temps passé devenus insuffisans et portant les traces de la période d’essai par laquelle avaient passé toutes les flottes. Deux vaisseaux se présentaient d’abord, restes vénérables, mais démodés, de l’ancienne marine à voiles : c’étaient le Sévastopol et le Pétropavlosk. Ces vaisseaux transformés pouvaient figurer dans les rangs d’une escadre cuirassée avec honneur sans doute, mais cependant sans force suffisante pour se mesurer avec ceux des vaisseaux anglais, ou imités de l’Angleterre, qui sont une puissante expression de la force navale telle qu’on la comprend aujourd’hui. Ils reçurent les modifications suivantes : au lieu de hautes murailles percées de sabords à plusieurs étages sur les flancs et lançant des bordées de cinquante canons de chaque côté, salves impuissantes contre la dure enveloppe des bâtimens qu’on promène en ce moment dans la Méditerranée, le Sévastopol et son pendant le Pétropavlosk eurent chacun dix canons de 20 centimètres et quelques autres d’un calibre inférieur. Ce sont des bâtimens à haute mâture. Leur vitesse est de 11 nœuds ; leur blindage de 11 centimètres. L’amirauté russe n’ayant pu se résoudre à renoncer à ces non-valeurs, après leur avoir donné toutes les améliorations possibles, sans pouvoir cependant parvenir à les élever au rang de cuirassés de premier ordre, eut l’idée de construire un bâtiment d’après ses propres plans ; ce fut le Prince Pojarski, qui présente dix bouches à feu en batterie dans une casemate centrale. Ces canons sont de 20 à 21 centimètres, et le navire n’a qu’une vitesse de 11 nœuds. La Russie, persistant dans la résolution de ne prendre conseil que d’elle-même, mit ensuite en construction deux nouveaux bâtimens de haute mer : l’Amiral Greich en 1868, l’Amiral Lazaref en 1871 ; ils ont trois tourelles, six canons chacun de 22 centimètres, un blindage de 11 centimètres, une vitesse de 11 nœuds. Deux autres frégates du même type, à deux tourelles, l’Amiral Spiridof et l’Amiral Tchitcliagof, furent armés de quatre canons, de 27 centimètres, et leur ceinture blindée fut portée à 15 centimètres au lieu de 11.

On le voit, la Russie, quoiqu’elle comptât dans les rangs de sa flotte un nombre considérable de navires défensifs, n’avait en réalité à sa disposition, en fait d’escadre capable de porter le pavillon russe dans les mers lointaines, que neuf bâtimens, savoir : le Sévastopol, le Pétropavlosk, le Prince Pojarski ; quatre autres bâtimens qu’on appelle les quatre amiraux, savoir : l’Amiral Greich, l’Amiral Lazaref, l’Amiral Spiridof, l’Amiral Tchitchagof ; enfin l’Amiral-général et le Duc-d’Edimbourg, tous deux d’un plus faible échantillon, soit au total neuf frégates et corvettes généralement moins fortes que les bâtimens de la Turquie. Cette infériorité n’était pas compensée par la valeur exceptionnelle du Pierre-le-Grand, que la Russie a construit en dernier lieu et qui n’avait pas encore achevé ses essais au moment de la guerre. Ce bâtiment de conception russe a quatre canons placés sur deux tourelles : bouches à feu de 32 centimètres, pesant 37 tonnes et lançant des projectiles de 295 kilogrammes ; six canons d’acier rayés ; deux mitrailleuses sont en outre braquées sur les passerelles. La cuirasse du Pierre-le-Grand a 38 centimètres d’épaisseur. Enfin ce vaisseau est en mesure d’obtenir une vitesse de 14 nœuds. En de telles conditions, le Pierre-le-Grand peut être considéré comme l’un des plus puissans navires connus après le Duilio ; mais c’est l’unique bâtiment de cette force dans toute la marine russe.

Aucun de ces navires n’a paru dans la Mer-Noire ; ils ont été immobilisés presque tous à l’autre extrémité de l’empire, sous les canons de Cronstadt. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait d’abord envoyé une partie de cette flotte dans la Méditerranée, sur les côtes d’Italie. On l’avait stationnée dans le voisinage d’une escadre ottomane expédiée de Constantinople pour surveiller et comprimer au besoin les mouvemens qui pouvaient se produire dans l’île de Crète, encore émue de sa dernière insurrection. Mais il n’entrait probablement pas dans les plans politiques du gouvernement russe de livrer bataille à ces bâtimens turcs, qu’il aurait fallu disperser d’abord pour essayer d’entrer dans la Mer-Noire ; car il n’avait pas composé son escadre de manière à s’assurer de la victoire. Le Pierre-le-Grand entre autres n’en faisait pas partie. On avait cru d’abord que la Russie se disposait à le diriger de ce côté ; déjà ce vaisseau se préparait à quitter la Baltique lorsqu’il reçut contre-ordre et revint dans la Neva, où il passa l’hiver, au grand regret de son équipage et surtout de son état-major. Le fait est qu’il n’y eut pas même apparence de conflit entre les deux escadres rivales. La marine, sur les côtes méridionales de la Russie, fut donc laissée à ses propres forces, qui étaient à peu près nulles en face d’une flotte ottomane composée et armée avec le soin que nous avons dit. Pourquoi, dans le moment critique où la Russie se décidait à déclarer la guerre, sans doute après qu’elle en avait depuis longtemps considéré l’éventualité, ne se trouvait-elle pas mieux préparée à la soutenir sur mer au siège même des hostilités et lorsqu’une flotte bien construite et nombreuse dans la Mer-Noire aurait pu être d’un si grand secours à l’armée de terre ? C’est que pendant longtemps le gouvernement de la Russie avait eu les mains liées par les traités. Celui du 30 mars 1856 obligeait la Russie à n’entretenir qu’une force maritime insignifiante dans la Mer-Noire. Elle y avait été réduite à une position telle qu’elle avait dû renoncer à y lancer des vaisseaux et à y maintenir des arsenaux. Nicolaïef avait été délaissé et Sébastopol restait en ruines. Cette situation ne changea qu’en 1871, et jusque-là, le temps fut perdu pour la création d’une flotte dans la Mer-Noire. Les désastres de la France fournirent au gouvernement de Saint-Pétersbourg l’occasion de prendre une autre attitude. A la suite de conférences provoquées par l’empereur Alexandre, et dont l’Angleterre s’était rendue complice avec un désintéressement inattendu, un nouveau traité fut signé, à Londres cette fois, le 13 mars 1871. Le gouvernement du 4 septembre sanctionna en congrès l’abrogation des clauses du traité de Paris relatives aux forces navales de la Russie. Le sultan, qui n’y avait nul avantage, ratifia cette décision par une convention spéciale. Dès ce moment, le gouvernement russe fut libre d’y construire autant de vaisseaux qu’il lui plairait d’en mettre en chantier. Aussitôt Nicolaïef reprit une grande activité. Cet arsenal, autrefois monté exclusivement pour la construction de bâtimens à voiles en bois, fut outillé pour les vaisseaux à vapeur en fer à cuirasse. Les ports de commerce furent réparés depuis Odessa jusqu’au fond de la Mer d’Azof[2]. Partout sur ces côtes on prépara les élémens d’une marine nouvelle. Mais la construction d’une flotte ne s’improvise pas. La Prusse y travaille depuis 1867 sans marchander l’argent et avec l’activité extrême qui est le propre de son gouvernement en matière de guerre, et pourtant elle n’a pas encore achevé son matériel flottant, qui ne doit être complet qu’en 1882, La Russie, en sept ans, n’aurait certainement pas pu faire ce que la Prusse doit mettre plus de quinze années à terminer. Au moins pouvait-elle hâter son œuvre ? Mais cet important travail fut plutôt retardé par un essai qu’il semble que l’Angleterre seule eût pu se permettre parce qu’elle est d’avance en possession d’une flotte prête à toutes éventualités soit sur les côtes, soit en haute mer. Au lieu de mettre sur cale en grande hâte des bâtimens de formes ordinaires et éprouvées, sanctionnées par l’expérience et adoptées par toutes les grandes marines, la Russie voulut se passer la fantaisie d’une nouveauté. Elle s’est emparée d’une idée originale qui consiste à créer des « bâtimens circulaires, » c’est-à-dire à leur donner une forme arrondie pour supporter, comme la tortue, une cuirasse très lourde. La tortue n’en est pas plus agile, et c’est ce qui est arrivé aux « navires circulaires, » qu’on appelle en Russie popofkas, du nom de l’amiral qui en est l’inventeur. M. Reed, un ingénieur maritime célèbre en Angleterre, a visité dans la Mer-Noire ces bâtimens extraordinaires et il en a fait un certain éloge, tout en réservant son opinion sur leur valeur de combat jusqu’à plus complète information. D’autre part, s’il faut en croire les journaux de Londres, cette innovation n’inspirerait qu’une confiance très limitée dans les rangs de la marine russe. Ce qui paraît certain, c’est que les popofkas sont hors d’état de rendre les services de bâtimens d’escadres. Elles ne peuvent naviguer que dans le voisinage des côtes, et ce sont plutôt des batteries que des vaisseaux et des frégates.

Du reste l’amirauté russe les a classées dans la catégorie des bâtimens défensifs, et la preuve en est dans l’inaction même où les deux « navires circulaires » ont été laissés depuis le commencement de la guerre. Ils n’ont pas quitté le littoral. Malgré l’épaisseur de leur cuirasse, la force de leur artillerie, nous n’avons pas appris que leur pavillon ait flotté en face du croissant. Ils paraissent faits pour recevoir l’ennemi sur la côte où à l’entrée des ports, mais non pour aller le chercher en mer et le combattre. Donc, sans préjuger l’avenir et sans méconnaître l’ingéniosité du système, il est permis de dire qu’au lieu de se lancer dans cette expérience coûteuse et incertaine, une puissance comme la Russie, qui n’est pas naturellement maritime et dont les finances ne sont pas très prospères, aurait pu laisser à d’autres le rôle d’inventeurs et se borner à imiter les meilleurs modèles de la marine anglaise. Il ne faut pas chercher le superflu quand on n’a pas le nécessaire. Le superflu, ce sont des bâtimens d’une forme inusitée, dont les mérites sont encore hypothétiques et n’ont été constatés dans aucune épreuve sérieuse, c’est-à-dire dans aucun combat. On peut, à coup sûr, dès à présent reprocher à cette innovation d’avoir absorbé pendant un temps précieux les forces de l’arsenal de Nicolaïef et d’avoir empêché la construction, dans ce port, de navires propres à entrer immédiatement en lutte avec l’ennemi. En effet, les deux popofkas ont été pendant la guerre les seuls cuirassés disponibles sur les côtes méridionales de l’empire. S’il est vrai qu’elles n’ont pu être utilisées contre les vaisseaux ottomans dans la Mer-Noire, à plus forte raison n’aurait-on pu les employer dans les mers éloignées, et ceci pourrait suffire pour faire comprendre à Saint-Pétersbourg qu’on a commis une méprise. Mais on est tombé dans cette erreur ; on y persiste, aussi a-t-on ordonné la mise en chantier d’autres navires de même sorte, si ce n’est que les prochains modèles seront plus grands. Avec toutes ces conceptions qui jusqu’à présent n’ont rien produit, la Russie s’est trouvée désarmée devant un ennemi qu’elle avait l’habitude de vaincre et qui vient de la braver presque impunément sur mer. Quelques services que les popofkas puissent lui rendre un jour contre des marines de premier ordre, elles ont laissé pendant la guerre le pays à peu près sans défense contre une marine secondaire.

Mais on dit encore : La Russie, se voyant hors d’état de soutenir son rang dans la Mer-Noire, ne pouvait-elle pas y envoyer tout ou partie de sa flotte de combat remisée dans la Baltique ? Cette question, chacun l’a faite, et comment y répondre avec quelque certitude ? La politique russe n’a pas l’habitude de confier au public les motifs de ses décisions, et, comme le gouvernement n’y est pas exposé à des interpellations plus ou moins indiscrètes, il est assez difficile de pénétrer le secret de ses résolutions quand il ne lui convient pas de les dévoiler. Certes ce gouvernement a montré qu’il s’inquiétait peu des conseils donnés en congrès, et, s’il n’avait pas eu pour but de ménager l’Europe pour ne pas être entravé dans la guerre qu’il décidait, il aurait peut-être fait peu de cas de la disposition suivante annexée au traité de 1871, et ainsi conçue : « Le principe de la clôture du détroit des Dardanelles et du Bosphore, tel qu’il a été établi par la convention séparée du 30 mars 1856, est maintenu, avec la faculté pour sa majesté impériale le sultan d’ouvrir lesdits détroits en temps de paix aux bâtimens de guerre des puissances amies et alliées, dans le cas où la Sublime-Porte le jugerait nécessaire pour sauvegarder l’exécution du traité de Paris dû 30 mars 1856. »

Essayer de franchir de vive force les Dardanelles pour faire la guerre au sultan, c’eût été s’exposer à rencontrer les vaisseaux anglais au passage et donner une cause légitime à leur intervention. Il est donc possible que le gouvernement russe ait jugé impolitique de fournir ce prétexte à l’alliée du sultan. La crainte d’un conflit avec l’Angleterre a dominé en Russie au début de la guerre, et il a fallu que les Anglais eux-mêmes, par l’organe de leurs journaux les plus répandus, prissent la précaution de calmer la panique causée à Saint-Pétersbourg par le bruit de leur entrée probable dans la Baltique. Ils ont cru devoir rassurer les esprits. L’Angleterre, ont-ils dit, a tout à perdre à une lutte même victorieuse dans les eaux de la Baltique. Elle infligerait à peine à son adversaire la perte de quelques navires marchands et d’un littoral occupé seulement par des populations rares et indigentes, tandis qu’en revanche son adversaire menacerait ses côtes riches et populeuses, ses colonies si nombreuses et si florissantes. À ces considérations, un journal russe, Yachta, ajoutait les suivantes : Une flotte anglaise dans la Baltique ne pourrait que difficilement y débarquer des troupes et serait réduite à bloquer les ports. Cette opération de guerre nuirait surtout à l’Angleterre, qui se priverait ainsi de son commerce avec la Russie au profit des puissances neutres. Le blocus de côtes si étendues et pourvues de nombreuses défenses serait d’ailleurs très difficile. Le droit international ne reconnaît de blocus effectif que si l’assaillant dispose d’une flotte trois fois supérieure à celle de l’adversaire. Cette condition imposerait à l’Angleterre l’obligation de maintenir sur les côtes russes une flotte de cinquante cuirassés. En admettant qu’une puissance soit en état de faire un tel déploiement de forces, la dépense en serait hors de proportion avec le résultat. Malgré tout, comme la peur ne raisonne pas, le sentiment public était resté sur une impression pénible, et le gouvernement russe lui-même ne put s’y soustraire. Il borna ses efforts à la construction de trois nouveaux navires défensifs. Ces trois bâtimens étaient : l’Aînée, le Kremlin et le Trône n’est pas à moi. Voilà pourquoi l’Europe attentive n’a pas eu le spectacle émouvant de combats sur mer pendant cette guerre. La science peut le regretter, car elle y a perdu un élément d’instruction, d’autant plus précieux que, si de tous côtés on fait des préparatifs formidables pour les batailles navales de l’avenir, l’occasion d’étudier les résultats du choc d’escadres cuirassées est assez rare. On se regarde ; on ne s’aborde guère. L’humanité s’en félicitera. C’est bien assez des combats à terre, et l’on se réjouit quand les hommes hésitent à transporter jusqu’au-dessus des abîmes de la mer leurs querelles sanglantes.

En résumé, voici quelle était au début de la guerre la situation des deux puissances belligérantes. La Turquie pouvait mettre en ligne quinze cuirassés armés de cent quatre-vingt-cinq canons dont vingt-quatre de 18 tonnes et 27 centimètres ; cinquante-deux de 12 tonnes et 25 centimètres ; quatre-vingts de 6 tonnes 1/2 et 20 centimètres. Tous ces bâtimens étaient construits d’après les meilleurs types. Leurs cuirasses avaient une épaisseur considérable variant de 13 à 32 centimètres. Cette flotte avait donc une homogénéité qui en augmentait considérablement la force et la rendait très redoutable. Quant au courage personnel des Turcs, il est incontestable : la guerre actuelle en a fourni des preuves éclatantes ; mais, en marine, la bravoure ne suffit pas. Aussi les patrons de la Turquie, experts en matière de service naval, ne se sont pas montrés satisfaits de leurs cliens et ont fort critiqué l’usage qu’ils ont fait de leur bel armement.

Dès le commencement des hostilités, une partie de la flotte ottomane avait été, comme nous l’avons dit, envoyée dans la Méditerranée, l’autre partie dans la Mer-Noire. Celle-ci avait été divisée en deux escadres : l’une sur la côte d’Europe, l’autre sur la côte d’Asie. La première fut ainsi composée : un cuirassé de deuxième rang ; trois bâtimens blindés de troisième rang très rapides, bien armés, plus une corvette à vapeur en bois et trois avisos. La seconde escadre, celle d’Asie, comprenait : un cuirassé de deuxième rang, trois de troisième rang, un quatrième d’ordre inférieur, plus une frégate en bois armée de gros canons Krupp et deux avisos ; l’escadre d’Europe étant placée sous le commandement de l’amiral Hassan-Pacha, l’autre sous les ordres de l’amiral Ahmed-Pacha. Leurs instructions portaient en substance les recommandations suivantes : « Défendre contre une invasion les rivages de la Turquie. Opérer sur le flanc d’une armée ennemie qui tenterait de s’avancer par les routes du littoral. Combattre les bâtimens russes qui essaieraient d’empêcher les transports de troupes turques entre le Bosphore et l’Asie. Intercepter tout trafic entre les ports russes. Coopérer avec les forces militaires agissant sur les côtes de l’Asie-Mineure et du Caucase. »

Le Times, qui dans le temps avait reçu communication de ces renseignemens, pouvait certes être bien informé, puisque le chef du grand état-major de la marine ottomane était un officier général au service du royaume-uni. C’est Hobbart-Pacha qui a dirigé les mouvemens de cette flotte placée nominativement sous les ordres de plus vrais musulmans. La capacité de ces derniers n’a pas été démontrée, ils ont paru en général plus empressés d’accepter de hautes fonctions qu’aptes à les bien remplir. On leur a reproché surtout d’avoir manqué le but qui leur était assigné par les instructions précédentes, d’avoir laissé aux Russes la liberté de naviguer d’un port à l’autre, d’y transporter des troupes, des approvisionnemens et toute sorte de renforts. Si les Russes avaient disposé d’un matériel naval plus considérable, ils en auraient très probablement tiré meilleur parti que les Ottomans de leur belle flotte. Mais quelle différence dans le nombre et surtout dans la qualité des bâtimens ! En réunissant même tous les navires de guerre que la Russie possède dans ses deux grands ports du nord et du midi, ils eussent été en état de grande infériorité. On vient de lire le résumé des forces navales ottomanes, voici en parallèle le tableau d’ensemble des bâtimens russes : deux vaisseaux en bois provenant de l’ancienne flotte, cuirassés à 11 centimètres et armés de canons de 20 centimètres ; trois grandes corvettes dont deux cuirassées à 15 centimètres et pourvues de canons de 20 centimètres ; deux frégates portant des canons de 22 centimètres et blindées à 11 centimètres ; deux autres cuirassées à 15 centimètres et chargées d’une artillerie de 27 centimètres. Enfin un vaisseau de première force, avec des pièces de 32 centimètres et un blindage de 38 centimètres. En tout une dizaine de bâtimens pour la flotte de combat en haute mer, presque tous faiblement cuirassés et non moins faiblement armés : le reste de la flotte composé de monitors et de batteries flottantes.

Dans ces conditions, le gouvernement de Saint-Pétersbourg, se sentant impuissant, surtout sur les côtes méridionales de l’empire, a eu recours à l’arme des marines faibles : la torpille. Il l’a employée avec profusion et avec audace. Si cette guerre n’a fourni à la science aucune donnée nouvelle sur la lutte entre bâtimens cuirassés, elle a accumulé au contraire les renseignemens sur l’usage et les effets de la torpille, cet engin de guerre nouvellement introduit sur la scène du vieux monde par la jeune et vigoureuse Amérique.


III

Il y a quelques années seulement qu’on a compris en Europe l’importance de cet instrument de destruction. Cette importance a été révélée non-seulement par la guerre civile des États-Unis, mais encore par l’impuissance où la menace seule des torpilles a réduit la flotte française quand elle a inutilement croisé devant les ports prussiens pendant la guerre de 1870. Nous avons exposé ici même[3] les précédens de cette découverte, qui tend à égaliser les forces maritimes entre tous les peuples. Depuis cette époque, les études ont été continuées, notamment en Angleterre, en Prusse et en Russie. La Russie vient, sur la Mer-Noire, de les mettre en pratique. On trouvera donc dans les incidens de cette guerre de féconds enseignemens, surtout lorsque ces incidens seront mieux connus. Malgré les rapports officiels qui sont sous nos yeux, les renseignemens sont peu nombreux. Le gouvernement russe a écarté de ces publications tout ce qui pouvait tendre à divulguer son secret. On n’y trouve point d’explications complètes sur la structure des navires et des bateaux engagés dans les opérations maritimes, l’espèce et la composition particulière des projectiles, leur emploi soit par le lancement d’espars porte-torpilles, soit par l’envoi à certaines distances d’appareils automatiques. Les rapports ne contiennent point d’informations sur la qualité, l’espèce et la quantité de la poudre employée. Le gouvernement impérial a tenu dans l’ombré les travaux de ses ateliers avec tant de soin qu’il en a écarté même les touristes. L’un d’eux a écrit dans un journal autrichien que, se trouvant ana mois de mars 1877 dans la gare de Kichenef, il y vit dix embarcations construites, disait-on, d’après un nouveau plan qu’on ne voulait pas laisser pénétrer, et destinées à porter des torpilles dans le Danube, On tint le voyageur à distance ; il dut se borner à cette information générale sans pouvoir y ajouter aucun éclaircissement. Les journaux anglais, plus particulièrement intéressés à l’étude des questions maritimes, ne furent pas mieux renseignés. On y trouva seulement la trace des efforts considérables du gouvernement russe pour former un corps de marins torpilleurs. Ces efforts avaient commencé dès l’année 1875.

Le grand-duc Constantin s’était appliqué dès cette époque à former un personnel composé d’abord de 20 officiers et 40 hommes seulement, choisis dans les équipages de la flotte et appelés à recevoir une instruction spéciale. L’objet de leur étude devait être « le maniement et la fabrication des engins explosifs sous-marins. » Cette institution prit au commencement de la guerre un très grand développement. Le grand-duc y employa toute son activité. Des embarcations à vapeur furent achetées. Les yachts de plaisance impériaux furent acheminés sur les ports du sud. Des constructeurs de la marine à Saint-Pétersbourg et en Finlande reçurent la commande d’une vingtaine d’embarcations porte-torpilles. On augmenta le corps des marins torpilleurs. Le centre de ce service fut établi à Cronstadt pour la Baltique, à Kertch pour la Mer-Noire ; on y construisit des ateliers pour la fabrication des torpilles. En très peu de temps, Nicolaïef, Otchakof, Odessa reçurent des embarcations pourvues de ces armes meurtrières. La flottille entière fut placée sous le commandement particulier d’un des officiers les plus distingués de la marine impériale. Dès le début des hostilités, tous les commandans de ces embarcations étaient à leur poste. Des hommes d’élite, choisis dans les équipages, même au retour de croisières lointaines, étaient dirigés de Cronstadt sur Braïla pour armer les bateaux torpilleurs. En ce moment survint un accident terrible. La manufacture de torpilles à Cronstadt sauta. Les travaux commencés furent interrompus, le matériel endommagé ou perdu. Mais le grand-duc Constantin ne se laissa pas décourager par cette catastrophe. L’œuvre fut continuée avec un redoublement d’activité. On répara les ateliers ruinés. L’administration fit en outre l’acquisition, ; en Angleterre, de cent torpilles dites torpilles Whitehead, dont il nous faut indiquer la structure et les propriétés.

Elles diffèrent de celles qu’on assujettit au bout d’une perche et qu’on va porter jusqu’à la muraille d’un bâtiment. Elles sont destinées à être lancées à une certaine distance. Ce sont des appareils automatiques qui, par un mouvement intérieur, doivent marcher droit à leur but en nageant sous l’eau à une profondeur de 2 à 3 mètres. La torpille Whitehead est un vase en tôle d’acier long de 3 mètres 1/2 environ et dont le diamètre est de 40 centimètres. Ce récipient a la forme d’un poisson. En tête est la charge, composée de fulmi-coton. Au centre est disposée la machine motrice. L’arrière est occupé par un réservoir d’air comprimé. Au moyen d’un tube, où l’on introduit également, comme agent moteur, une petite quantité d’air comprimé, on lance la torpille-poisson. Au sortir de ce tuyau, le projectile prend sa course que dirige une hélice placée à l’arrière ; il est poussé par un mécanisme intérieur dont les dispositions les plus délicates sont tenues secrètes. L’installation de ce mécanisme est confiée en Angleterre à des agens peu nombreux qui travaillent en des ateliers mis à l’abri de toute indiscrétion. Ajoutons seulement que la torpille Whitehead a l’avantage de tenir les bateaux-torpilleurs et leur équipage à distance des bâtimens qu’on attaque. C’est une question d’humanité, si tant est que l’humanité ait un rôle quelconque dans l’emploi de cet agent destructeur. Comme on l’a vu dans la guerre de sécession aux États-Unis, les torpilles ont été très souvent funestes à ceux qui s’en servaient ; les gouvernemens sont donc préoccupés de la pensée d’épargner autant que possible la vie des assaillans, si ce n’est celle des assaillis, et surtout d’éviter la nécessité de recourir à des dévoûmens exceptionnels pour ce service, qui n’exige pas seulement de la résignation, mais de l’initiative et de l’entrain.

Dans cette vue, les états maritimes ont poursuivi des études sur cet engin meurtrier, même après l’invention de la torpille Whitehead. Celle-ci n’est pas sans défaut. Son mécanisme, excellent dans les eaux calmes, fonctionne imparfaitement dans une mer agitée. Un incident malheureux en a d’ailleurs signalé les essais en Angleterre. La chambre à air comprimé a fait un jour explosion à Woolwich ; les éclats du métal ont tué un ouvrier, et cet événement a refroidi l’enthousiasme. Les recherches ont donc continué. On les a dirigées particulièrement sur l’engin dit « torpille Harvey, » du nom de l’inventeur. C’est une boîte de forme irrégulière, longue de 1m,50, large de 15 centimètres, qui est pourvue de chevilles d’inflammation à la partie supérieure. Cet instrument de guerre diffère des autres par deux particularités très importantes : celle d’être remorqué par une longue corde métallique qui le tient éloigné du bateau porté-torpilles, et celle de flotter non pas à la suite de ce bateau et dans son sillage au risque d’y causer de graves accidens, mais sur un plan presque parallèle, au moyen de pattes d’oie qui le maintiennent dans cette position, quand le bâtiment remorqueur marche avec vitesse. Telles sont à peu près les explications que donnent les recueils spéciaux sur ce projectile. Nous ne l’avons pas vu. On dit que cette disposition donne à la torpille Harvey un faux air de pieuvre, avec ses gros yeux que figurent les chevilles explosives, et c’est en effet une pieuvre dangereuse qui rayonne autour des embarcations, blessant à mort tout ce qu’elle rencontre surdon passage. Cette machine est, dit-on, très marine, ce qui veut dire assez grossière, ou, si l’on veut, assez simple pour être maniée facilement par des marins sans instruction spéciale ; mais l’effet en est incertain et dépend en partie d’un hasard qui la mette en contact avec un bâtiment ennemi. Plusieurs marines ont adopté la torpille Harvey. Les États-Unis l’ont donnée aux bâtimens de guerre. L’Autriche l’a soumise aux expériences les plus sérieuses, preuve du prix que le gouvernement de Vienne y attache. La Hollande et l’Italie en font usage. La Russie préfère le lancement à bout d’espars. C’est plus sûr, mais bien dangereux pour les marins torpilleurs. Elle ne s’est pas servie d’un autre genre de mines marines dans ses attaques contre les cuirassés ottomans pendant la dernière guerre. Au demeurant, la torpille Whitehead et la torpille Harvey, qui rivalisent dans le champ de la destruction, se partagent, comme on voit, la faveur des gouvernemens. Récemment la Russie a montré une certaine préférence pour la torpille Whitehead, mais ce penchant est resté platonique, et il ne paraît pas qu’elle ait été l’objet de faveurs spéciales dans la dernière guerre, à l’exception de l’achat en Angleterre d’un certain nombre de ces mines sous-marines.

Le Duilio d’Italie est armé d’un appareil particulier pour l’envoi de la torpille Whitehead. On critique cette disposition. Des marins auraient préféré le bélier. Cette espèce de hache, qui s’enfonce dans un bâtiment et le coupe en deux, est considérée comme plus maniable et plus sûre que la torpille. Celle-ci a des organes compliqués. Le bélier, masse énorme, n’est pas exposé aux avaries. Au contraire mille incidens peuvent enrayer l’action de la torpille, la détourner de son but, et même la rendre très dangereuse à bord de l’embarcation qui la porte. Le Pierre-le-Grand, ce vaisseau russe dont l’armement a été décrit dans le cours de notre étude, suscite les mêmes observations. Il n’a pas d’éperon. La Russie, après avoir fait abus de cette arme, car elle en avait mis partout, l’a refusée au Pierre-le-Grand, un bâtiment obéissant et agile malgré ses proportions colossales. On l’a pourvu, au contraire, de deux torpilles placées à l’avant et portées sur des espars. Il est regrettable que ce grand et beau vaisseau, après des expériences satisfaisantes dans la Baltique, ait été rappelé à Cronstadt et n’ait pas paru dans la Méditerranée, car il eût peut-être fourni matière à des études comparatives sur l’emploi et l’efficacité de ces deux engins effroyables : l’éperon et la torpille, dont presque tous les coups sont mortels.

La guerre actuelle aura du moins servi à mettre les esprits d’accord sur l’espèce de torpille qu’il convient de placer à poste fixe dans les rivières et à l’entrée des ports pour en interdire l’accès. La Russie les a semées à profusion, et elles ont fort contribué à la défense des frontières maritimes de l’empire. La Turquie en avait fait usage, dit-on, dans le détroit ; mais sans doute on les aura enlevées avant l’entrée des vaisseaux anglais. En général ce rempart sous-marin se compose aujourd’hui d’un cordon de mines explosives que des fils électriques mettent en rapport avec le rivage. L’étincelle est dirigée à volonté sur ces projectiles immergés et peut les faire éclater au moment précis du passage d’un bâtiment hostile. Ainsi une ligne de cônes chargés de fulmi-coton et pourvus d’un conducteur électrique peut suffire pour tenir des escadres en respect. On la complète pourtant et on la rend en quelque sorte infranchissable en posant dans les intervalles des torpilles ordinaires, qui, sans être pourvues d’un conducteur électrique, s’enflamment par le contact et éclatent sous le choc du navire qui les heurté. Ainsi, dans la défense des côtes et des ports, on a corrigé le hasard des chocs par l’électricité, au moyen de laquelle on soumet la décharge des torpilles à la volonté de l’assiégé ; mais on a laissé une part au hasard, qui complète l’électricité, lui vient en aide, et le bâtiment qui réussirait d’abord à franchir sans accident la ligne de torpillés électriques aurait encore la mauvaise chance de heurter, en achevant son passage, une de ces boîtes venimeuses qui font explosion quand on les choque. En évitant les unes, toute escadre essayant de forcer l’entrée d’un port ne peut manquer de tomber sur les autres.

Tels sont les appareils fulminans que la Russie a disposés sur ses côtes méridionales depuis Odessa jusqu’à la ligne extrême de sa frontière sur la côte d’Asie. Les rivages russes de la Mer-Noire forment un croissant, dont la partie centrale est au nord et les deux pointés s’appuient à l’est sur la frontière turque en Asie, à l’ouest, c’est-à-dire en Europe, sur le cours du Bas-Danube et aux bouches de ce fleuve. L’arsenal de Nicolaïef est le foyer défensif de ce périmètre. Des dépôts de munitions, un parc d’artillerie considérable, y sont réunis et rayonnent au besoin sur les points dont il convient d’augmenter la résistance. Ce grand centre d’approvisionnemens et de constructions est situé sur une rivière : le Boug, qui débouche dans la baie de Kherson ; cette baie est dominée par deux forts dont les feux se croisent. On connaît les noms de ces ouvrages que l’amiral Bruat a bombardés et réduits à capituler pendant la guerre de Crimée. L’un s’appelle Otchakof, l’autre Kinburn. On les a relevés, et, pour en augmenter la force, on a fermé l’étroite entrée de la baie par des lignes de torpilles, de sorte qu’il serait très dangereux aujourd’hui d’essayer le renouvellement de l’exploit accompli en 1855 par le marin français. Les escadres ottomanes de la Mer-Noire n’ont eu garde de l’essayer.

A droite de Nicolaïef, sur la rive d’Europe, les côtes de l’empire présentent un chapelet d’ouvrages fortifiés, égrené le long d’un contour de 80 verstes. Ces fortifications, qui s’étendent jusqu’au Dniester et protègent Odessa, sont armées de pièces de gros calibre auxquelles se joint un système de défense organisé avec des mines sous-marines. Une division de la flottille des bateaux-torpilleurs est stationnée à Odessa, dont elle rend les approches encore plus périlleuses. En remontant vers Nicolaïef, on rencontre l’isthme de Perekop, célèbre dans les annales de la guerre franco-anglaise en Russie. Le gouvernement du tsar a fortifié cette langue de terre qui réunit la Crimée au continent. On y a construit des retranchemens et placé des batteries comme s’il s’agissait d’empêcher l’invasion de l’empire….. par une escadre turque. Des sommes considérables ont été consacrées à l’augmentation des ouvrages de défenses qui entourent Sébastopol. D’autres localités, dont les noms sont également devenus populaires depuis le siège de ce grand port, telles que la baie de la Tchernaïa, que les flottes alliées ont occupée, Balaklava, où les Turcs en 1855 précisément avaient pris une attitude peu résolue dans une bataille livrée par les Russes, le cap Chersonèse, ont été entourées de torpilles. Balaklava est d’ailleurs protégé par un fort. A gauche de Nicolaïef et de la Crimée, au détroit de Yeni-Kalé, là où commence la côte asiatique, les forts se succèdent, comme les anneaux pressés d’une chaîne de fer ; des torpilles ont été placées en avant, et c’est à peine si les escadres turques ont pu approcher assez près pour bombarder un ou deux de ces ouvrages moins protégés que les autres. Ajoutons que ces escadres étaient munies d’appareils propres au dragage des torpilles. Ces instrumens sont des ancres ou grappins qu’on lance par un petit obusier à la distance de 90 mètres. Un autre système de grappins était traîné par des embarcations remorquées qui enlevaient les mines sous-marines.

Ce qui ressort de ces faits, c’est le rôle prépondérant des torpilles dans toute guerre où figureront d’un côté une marine supérieure et de l’autre une puissance plus militaire que maritime. Les torpilles suffiront à protéger ses rivages. C’est ce que l’expérience nouvelle de la guerre des Turcs vient de démontrer avec une entière évidence. D’ailleurs cette expérience n’a pas été bornée à la défense des côtes au moyen d’un cordon de mines et d’ouvrages défensifs. Un ensemble de mouvemens offensifs en a fait partie. La flottille d’embarcations préparée pour porter en mer ou dans les fleuves, sous des bâtimens au mouillage, des projectiles explosifs, a eu des occasions de remplir sa mission et les a saisies aussitôt. Nous devons, au terme de notre travail, dire quelques mots de ces aventureuses expéditions.

IV

Dans la nuit du 14 mai 1877, deux monitors et un steamer turcs étaient mouillés devant Matchin dans le Danube ; la nuit était sombre, mais non tout à fait obscure, car la lune y répandait ses rayons, voilés par des nuages. On faisait assez bonne garde à bord, l’éveil avait été donné par des reconnaissances que les Russes avaient opérées le 13 mai afin de relever exactement la position de leur ennemi. Celui-ci avait même changé de mouillage et s’était éloigné de la rive occupée par l’armée russe. Cependant une flottille composée de quatre embarcations à vapeur avançait en évitant tout ce qui pouvait déceler sa présence. Elle se glissait le long du rivage avec de grandes précautions, car la brise eût porté aux monitors le moindre bruit causé par la vapeur ou par le sillage. La marche devait être lente, tant que le Turc ne l’aurait pas éventée ; mais au premier signal d’alarme la flottille avait ordre de se précipiter à toute vitesse sur le bâtiment le plus proche. Les quatre embarcations marchaient à la file ; leur petitesse, leur apparence inoffensive eussent laissé en pleine sécurité les sentinelles, qui ne se seraient pas doutées qu’elles pouvaient porter une arme mortelle. C’étaient en effet la mort et la destruction qui s’avançaient avec elles. En tête marchait le Cesarevitch, commandé par le lieutenant Dubasof, chef de l’expédition ; le Xenia suivait, monté par le lieutenant Chestakof. Venaient après le Djigit, conduit par un aspirant, et enfin la Cesarevna, sous les ordres d’un autre officier du même grade. Ils parvinrent, sans avoir été hélés, jusqu’à une cinquantaine de mètres du monitor qui se présentait le premier. À cette distance, la flottille fut aperçue ; le cri des factionnaires retentit, suivi presque aussitôt d’un coup de fusil. Les servans des pièces couchaient sur le pont ; ils furent debout en un instant et ouvrirent le feu. C’est alors que le commandant du Cesarevitch, se lançant à toute vapeur à l’arrière du monitor, le frappa du côté de bâbord avec l’espar où était fixée une torpille ; celle-ci éclata aussitôt et fit sauter, avec toute cette partie du bâtiment, un canon dont le tir était dangereux. Dès lors le but de l’expédition se trouvait atteint. Le bâtiment turc commençait à s’enfoncer par l’arrière. Un second coup de torpille, bravement porté jusque sous le monitor par le lieutenant Chestakof, précipita la perte du navire turc : il coula par l’arrière en soulevant des montagnes d’eau qui retombèrent sur le Cesarevitch et faillirent l’engloutir. Des débris de toute sorte, lancés en l’air par l’explosion à la hauteur de 40 mètres, tombaient en même temps sur les embarcations, et celles-ci avaient fort à faire de pomper l’eau qui les remplissait et d’éviter d’être écrasées par la chute des débris projetés à une si grande hauteur. Ce n’est pas tout : l’équipage turc, obligé d’abandonner son artillerie, en partie submergée, s’était réfugié à l’avant du navire, avait saisi les fusils et envoyait aux assaillans décharges sur décharges. Dans toutes les occasions, les disciples de Mahomet, pendant cette guerre, ont montré la plus remarquable bravoure ; si les embarcations à torpilles ont pu se tirer saines et sauves de cette bagarre, où les Turcs ont combattu jusqu’au dernier moment, il faut l’attribuer à l’incertitude de la nuit, au désordre d’un naufrage. Quant aux Russes, ils eurent autant de bonheur que d’intrépidité. Le Xenia ne parvenait que lentement à dégager son hélice des débris qui l’embarrassaient. Le Cesarevitch se relevait péniblement sous l’eau et employait ses forces à vider avec des seaux l’eau qui le remplissait, car la pompe ne fonctionnait pas. Ils restèrent longtemps sous le feu dirigé sur eux par trois gros bâtimens et n’échappèrent que par un hasard extraordinaire.

Tel fut le début des torpilles dans cette campagne. Les Russes avaient procédé par un groupe de quatre canots : deux pour l’attaque, un troisième en réserve, le dernier comme secours. Leur moyen d’agression était une caisse explosive fixée au bout d’un espar qu’il fallait porter jusque sous le bâtiment attaqué en se plaçant bord à bord pour le frapper plus sûrement. Cette opération devait être praticable dans un fleuve. Elle a réussi en effet. La marine russe, encouragée par ce succès, allait bientôt tenter en mer une autre expédition du même genre.

Le 9 juin, six bateaux-torpilles partirent d’Odessa à la recherche de bâtimens turcs qui croisaient, disait-on, au large de Caffa, près du détroit qui joint la Mer-Noire à la Mer-d’Azof. Ils étaient remorqués par l’aviso Grand-duc-Constantin. La flottille ne rencontra pas à Caffa les bâtimens de la marine ottomane ; mais on apprit qu’ils étaient mouillés en rade de Soulina. On y reconnut en effet la présence de quatre cuirassés turcs, l’un en croisière et trois au mouillage. A 6 milles de distance, l’aviso s’arrêta, les remorques furent larguées, et les six bateaux, abandonnés à eux-mêmes, s’avancèrent sur deux lignes. Une heure et demie de marche les mit à portée des bâtimens ennemis. Ils se préparèrent à l’attaque, formés sur une seule ligne, et profitant d’une nuit fort obscure. Chaque bateau était couvert d’un prélart disposé pour intercepter la lumière, et les machines étaient conduites de manière à ne faire aucun bruit. Le commandant Puschtschine dirigea son bateau au centre de la rade ; le lieutenant Rodjestvenski assaillit le bâtiment le plus proche. A la distance de 60 mètres, ils furent hélés par les factionnaires de ce dernier navire. En même temps, l’équipage ouvrit un feu de mousqueterie des plus violons. Le bateau prit son élan et s’approcha le plus près possible du bâtiment sans arriver à le toucher, de sorte que la torpille éclata à quelque distance. On ne put se rendre compte de l’effet qu’elle avait produit, tant l’obscurité était profonde. L’explosion, selon l’usage, avait soulevé une véritable trombe d’eau qui avait presque noyé l’embarcation. Pendant que l’équipage russe s’efforçait de la mettre à sec, il était en butte à la fusillade, qui n’avait pas cessé. Le canon y avait joint ses projectiles. Enfin le bâtiment s’était ébranlé et marchait sur le bateau-torpille en vue de le couler. Pour comble d’embarras, le gouvernail de ce bateau ne fonctionnait plus. Les débris de l’appareil à lancer la torpille embarrassaient sa marche. Il parvint néanmoins à faire sa retraite et put rejoindre le Grand-duc-Constantin. Quatre autres bateaux avaient également rallié ce steamer. Ils rentrèrent au nombre de cinq à Odessa, où l’embarcation du lieutenant Rodjestvenski dut être mise en réparation. La coque était considérablement endommagée, et l’on en conclut qu’elle s’était heurtée contre un cercle de défense dont le bâtiment turc était entouré et qui était « formé probablement d’une combinaison de filets métalliques et d’espars. » Le bateau-torpille du lieutenant Puschtschine n’avait pas reparu.

L’expédition n’avait pas été heureuse. Un bateau avait disparu ; un autre avait été désemparé. Aucun navire ennemi n’avait été détruit, et les minutieuses précautions dont les bâtimens turcs s’étaient entourés prouvaient qu’ils connaissaient le danger et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour l’écarter. Les équipages avaient d’ailleurs montré une grande vigilance, les feux de mousqueterie avaient commencé dès l’approche des torpilleurs ; le canon n’avait pas tardé à tonner, et le bâtiment même avait marché sur l’agresseur. Enfin on avait rencontré un bâtiment préservé du danger par un réseau métallique. Cette tentative avortée donnait à réfléchir aux assaillans, et devait sinon décourager la marine russe, au moins la rendre circonspecte. On va voir que son audace ne fut pourtant pas ébranlée.

Dans les premiers jours du mois d’août, une colonne russe devait traverser un défilé commandé par un bâtiment turc mouillé sur la côte. Ce mouvement était important, mais un bombardement maritime pouvait le compromettre, l’empêcher même et dans tous les cas coûter beaucoup de monde, car la passe était défendue aussi par des troupes de terre, et il fallait la forcer. Le Grand-duc-Constantin, ce même aviso que nous avons déjà vu figurer dans la précédente entreprise, fut envoyé sur la côte et manœuvra avec assez d’adresse pour attirer à sa poursuite le bâtiment cuirassé qui faisait obstacle au passage. Le commandant russe, colonel Chelkovnikof, profita de cet éloignement pour traverser avec succès le défilé de Gagry, où il aurait pu être couvert d’obus.

La vitesse supérieure du Grand-duc-Constantin avait déjoué la poursuite du cuirassé, mais le commandant avait l’ambition d’un succès plus éclatant. Au lieu de rentrer au port, il fit route pour Soukoum-Kalé, où il comptait rencontrer des adversaires. Les nuits étaient claires à ce moment, mais on attendait le 11 une éclipse de lune, et l’on se proposait d’en profiter pour surprendre les Turcs. L’aviso portait des bateaux-torpilleurs. En rade de Soukoum se trouvait un cuirassé dont la présence était signalée par un incendie à terre, où brillaient également de grands feux de bois. La surprise était manquée ; il fallait y suppléer par la rapidité des mouvemens. Les bateaux-torpilles furent mis à la mer ; c’étaient : le Sinope, monté par 1 lieutenant, 1 enseigne, 1 pilote et 5 matelots ; le Tchesmé, avec 1 lieutenant, 1 pilote et 1 mécanicien ; le Miner, portant 1 lieutenant, 1 enseigne et 5 matelots ; le Navarin, conduit par 1 lieutenant et 5 matelots. Aussitôt à la mer, les quatre embarcations se précipitèrent sur le navire turc : quelques minutes suffirent pour achever l’entreprise. Le Sinope porta le premier coup ; le Navarin le seconda par une atteinte qui ébranla fortement le navire ; le Miner compléta l’œuvre de destruction. Le cuirassé sombra au milieu des clameurs désespérées de l’équipage, qui se défendait mollement, quoique dès l’approche des bateaux russes il les eût couverts d’une pluie de balles et de mitraille. Les assaillans entendaient parfaitement les ordres qu’on donnait à voix claire et calme à bord du navire attaqué. Le grand canot du cuirassé avait été mis à la mer, et les marins turcs qui le montaient engagèrent un furieux combat à coups de poignard avec le Sinope. Le commandant de cette embarcation avait reçu un coup d’aviron sur la tête, et peu s’en était fallu qu’il ne fût entraîné à la mer au moyen d’un grappin. Toutefois le Sinope parvint à se dégager, et, suivi des trois autres bateaux, qui n’attendirent pas la submersion du navire, car ils étaient accablés par des feux de mousqueterie dirigés contre eux du rivage, ils rejoignirent en hâte le Grand-duc-Constantin, qu’ils accostèrent avec des hurrahs. Ni une embarcation ni un homme ne manquaient au rendez-vous. Mais déjà apparaissait à l’horizon, — il était quatre heures du matin, — la mâture de deux bâtimens de la marine ottomane. L’aviso n’avait pas de temps à perdre. Sept minutes suffirent pour hisser à bord les embarcations et leurs équipages. Le Grand-duc-Constantin put se retirer sans coup férir.

Ces incidens prouvent le savoir et l’énergie des officiers, la bonne discipline des marins, spécialement l’habileté qu’ils ont acquise dans le maniement des torpilles et des bateaux-torpilleurs. La règle généralement suivie a consisté dans une marche dissimulée et sans bruit jusqu’au moment où les sentinelles découvrent ces bateaux et appellent aux armes. Alors les embarcations, au nombre de quatre ou six, se sont toujours précipitées en ligne serrée, sans prendre garde aux feux qui les accueillaient, et elles se sont efforcées d’arriver presque sous les murailles des bâtimens pour les frapper avec l’espar où se trouve fixée la torpille. Le coup porté, elles se sont retirées le plus promptement possible après s’être débarrassées de l’eau que l’explosion avait soulevée en colonne et des débris de toute sorte, tels que fils électriques, épaves du bâtiment et autres. Chose singulière ! dans ces rencontres, si souvent mortelles pour les marins-torpilleurs lors de la guerre de la sécession, les équipages des bateaux russes ont échappé le plus souvent aux conséquences de leur aventureuse audace. Malgré la grêle des projectiles et l’obligation de se découvrir, ils sont presque toujours revenus sains et saufs. Il ne paraît pas que la marine russe se soit servie des torpilles Whitehead commandées en Angleterre. Le seul engin dont elle aura sans doute fait usage est la torpille fixée à bout d’espar. La torpille Harvey, dont nous avons parlé, n’a pas non plus été essayée, le gouvernement russe ne partageant pas la prédilection que l’Autriche avait montrée pour cet appareil.

Nous avons à compléter nos renseignemens sur les opérations de la marine russe, en racontant la lutte d’un simple navire de commerce, armé en guerre, contre un cuirassé de la flotte ottomane, lutte qui s’est terminée par’ la retraite de ce dernier navire. En effet, le gouvernement ne s’était pas borné exclusivement à l’emploi de la torpille. Il a requis les paquebots de la compagnie russe de navigation ; il les a armés, pourvus d’équipages vaillans et commandés par un excellent choix d’officiers de la flotte militaire. L’administration de la marine en Turquie n’a pas publié le récit des événemens qui lui ont été favorables. A part les bombardemens de quelques petits ports sur la côte d’Asie et la destruction à coups de canon dans le Danube d’un steamer acheté par la Russie, destiné à la flotte militaire, mais encore dépourvu de tout armement, nous n’avons entre les mains aucun rapport officiel et circonstancié sur les opérations de la flotte ottomane ; est-ce parti-pris, dédain des avantages de la publicité ou disette de sujets ? Il en existe peut-être ; mais dans tous les cas ce silence laisse subsister certains étonnemens qui ont trouvé de l’écho dans la presse anglaise. Pou quoi les cuirassés turcs n’ont-ils pas bloqué dans les ports russes les bâtimens de flottille ? pourquoi ceux-ci ont-ils gardé la liberté de leurs mouvemens ? pourquoi les a-t-on vus jusque sur les côtes d’Anatolie et de Roumélie circuler de toutes parts, capturant des navires de commerce jusqu’en vue des rivages gardés par les bâtimens d’Hobbart-Pacha ? Ce marin anglais a-t-il justifié par une tactique supérieure la confiance que le gouvernement de Constantinople avait placée dans son expérience et ses talens militaires ? Les marins de la Turquie ont montré de la bravoure et de la discipline ; les états-majors ont-ils fait preuve d’instruction et de coup d’œil ? Le moment n’est pas venu de discuter ces questions. Les élémens de cet examen n’existent pas. Le temps seul les fera connaître. Citons en attendant la hardiesse et l’exploit du navire russe la Vesta.

C’est un paquebot en fer filant à peu près douze nœuds. Le gouvernement russe y avait placé cinq canons de 15 centimètres et deux pièces plus fortes à l’arrière. Cet armement était complété par quatre mitrailleuses. Du reste, cette artillerie n’était protégée « que par les moyens rudimentaires dont on peut disposer sur un navire de cette espèce, tels que hamac, chaînes etc. »

Un officier supérieur, le commandant Baranof, dirigeait ce navire. Un matin, ayant aperçu une fumée noire au sud, il courut à la rencontre du bâtiment signalé. C’était un cuirassé turc. D’autres auraient viré de bord, s’estimant heureux de s’échapper s’il en était encore temps. Le brave petit navire hissa le pavillon russe et l’appuya par une décharge de ses canons de l’avant. Après cet acte de crânerie, il tourna les talons comptant sur la vitesse pour distancer son ennemi ; mais le cuirassé n’était pas moins rapide : il avait pris chasse, et bientôt les deux bâtimens se trouvèrent à portée de fusil. Le Bulletin de la réunion des officiers, où ce fait se trouve relaté, dit qu’en ce moment critique « le commandant Baranof, de son banc de quart, dirigea un feu énergique de tirailleurs, et, excellent tireur lui-même, se servit à plusieurs reprises de fusils qu’il prenait des mains de ses soldats. » Les deux bâtimens manœuvraient, le turc pour éviter les canons de l’arrière de la Vesta qui le prenait d’enfilade, et son adversaire moscovite pour échapper aux terribles effets des bordées de flanc de l’ennemi, car elles l’eussent bientôt anéanti. Dans cette lutte si inégale, le paquebot russe se trouvait déjà fort maltraité. Il avait reçu deux obus dans la coque ; deux de ses canons avaient été mis hors de service ; un incendie avait éclaté dans le voisinage de la soute aux poudres. Le gouvernail était faussé. Le combat, quoique énergiquement soutenu, aurait été fatal au plus faible. L’artillerie du cuirassé était écrasante : deux canons de 27 à 29 centimètres, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière ; au milieu du bâtiment un blockaus cuirassé contenant quatre pièces de 18 centimètres sans compter d’autres bouches à feu de moindre calibre. La Vesta allait peut-être succomber lorsqu’un coup heureux la débarrassa de l’étreinte d’un adversaire trop formidable. Un obus tomba sur le pont du navire ottoman près du canon placé à l’avant. Cet incident changea la face du combat. Une épaisse colonne de vapeur ou de fumée s’éleva du bord. Était-elle causée par un commencement d’incendie, par des avaries dans les chaudières ? Le commandant Baranof ne l’a pas su, mais ce qui est certain, c’est que le cuirassé fut obligé de se retirer du combat. Il mit le cap au nord-est tandis que la Vesta s’éloignait dans le sens contraire.

Tel a été l’un des principaux faits de guerre accomplis dans la Mer-Noire pendant la dernière campagne maritime. Il est tout à l’honneur des Russes. Leur marine est habituée à de telles actions d’éclat ! Ce nouvel exemple d’intrépidité n’était-pas nécessaire pour nous en convaincre ; mais il en ressort un enseignement nouveau particulier à la marine de notre temps. C’est qu’il est décidément très difficile de parvenir à rendre un cuirassé à peu près invulnérable, et que la plus forte cuirasse possible ne garantit pas les bâtimens blindés de blessures quelquefois mortelles, causées même par de très faibles navires que l’on est trop porté à considérer comme des pygmées impuissans. Tantôt c’est une simple frégate en bois qui d’un seul coup de son éperon coule un bâtiment blindé de premier ordre et le fait disparaître en quelques minutes, comme a pu le faire l’amiral Teghetoff à Lissa ; tantôt c’est une embarcation imperceptible, une espèce de planche flottant sur l’eau qui paraît s’échouer sous le navire. Qui s’en apercevrait, si l’on n’était maintenant sur le qui-vive ? Mais un choc à peine sensible contre la muraille du plus puissant vaisseau cuirassé suffit pour le précipiter, corps et biens, dans l’abîme et le détruire en un instant. Voici enfin un navire sans conséquence, un simple paquebot, construit pour le transport des passagers et des marchandises, qui tient tête à une grande corvette blindée, reçoit ses obus sans sombrer, l’accueille à son approche avec la fusillade et finit par percer son pont, crever ses chaudières, et le forcer à s’éloigner.

Ces exemples ne pouvaient manquer de frapper les esprits. Les gens de l’art y voient un remède dans un supplément de cuirasse qui couvrirait le pont ; d’autres demandent un blindage très fort pour protéger les canons de l’avant et de l’arrière ; ceux-ci voudraient qu’on étendît l’armure de tous les bâtimens à plusieurs mètres au-dessous de la flottaison ; d’autres insistent pour avoir un réduit cuirassé au milieu du navire. On leur répond que cette disposition donne surtout un tir de bordée auquel un navire agile et bien manœuvré parvient souvent à se soustraire. Il ne suffit pas qu’un requin ouvre sa formidable mâchoire, il faut qu’il se tourne pour happer sa proie, et cette nécessité donne à celle-ci le temps de s’échapper. Il y a des espèces que le vorace animal ne parvient jamais à atteindre, et son instinct lui apprend, dit-on, à ne pas les poursuivre. La solution de la difficulté serait toute simple s’il suffisait de couvrir les bâtimens cuirassés dans toute leur étendue d’un revêtement de fer assez épais pour résister à tous les projectiles. Mais cette solution est impraticable, puisqu’une telle armure écraserait le bâtiment et le mettrait dans la situation de ces chevaliers qui, une fois démontés, ne pouvaient plus se remettre en selle.

Le génie maritime de toutes les nations, quel que soit le nom qu’on lui donne, ressemble aux astrologues du moyen âge qui s’absorbaient dans la recherche de l’absolu. Ils y engloutissaient leur fortune. De même les états consacrent à un même genre de recherche des sommes exorbitantes. Loin de se calmer, cette fièvre prend sans cesse une intensité plus grande et entraîne de nouvelles et plus fortes dépenses, car à chaque instant l’on s’aperçoit qu’elle a de plus grandes exigences, et jamais on ne peut dire : « En voilà assez. » N’est-il pas temps d’enrayer cette maladie en mettant les malades à la diète ? On peut apercevoir heureusement des symptômes de réaction, même dans des pays où le mal s’était déclaré avec la plus grande violence. Ce sentiment se révèle même en Prusse, où le gouvernement, près d’arriver au terme de la construction de sa flotte, s’aperçoit que plusieurs de ses bâtimens sont déjà arriérés, quelle que soit leur force, et qu’il pourrait être bon de s’arrêter dans une voie ruineuse et de changer de système. Du moins c’est ce qu’il est permis de conjecturer d’après certains indices. Ces signes ne signifient rien, dira-t-on, car ils ne se sont encore manifestés que dans la presse, et le gouvernement de la Prusse ne peut pas attacher une grande importance aux propos de cette Danaé qui ne lui résiste guère. Mais une correspondance adressée de Berlin à la Revue militaire autrichienne contient l’expression d’idées qui sans doute ont cours dans la société allemande et qui, par cela seul qu’elles sont justes, ont de l’importance : « L’amirauté allemande vient de prendre (1876) une décision importante : à l’avenir, on ne construira plus de grands navires cuirassés, on se contentera d’achever ceux qui sont sur les chantiers. Pour la protection de ses côtes, l’Allemagne n’a besoin que de nombreuses canonnières très fortement armées et pouvant naviguer par les petits fonds qui bordent la majeure partie de ses rivages. La flotte allemande ne devra accepter une lutte en haute mer que lorsqu’il lui sera absolument impossible de l’éviter ou lorsque l’occasion sera tout à fait favorable. L’opinion émise si souvent que nous devrions nous préparer pour la lutte contre toute escadre qui pourrait venir croiser dans nos mers est aussi surannée que l’axiome stratégique d’autrefois : essayer de s’emparer de toute place forte ou ouvrage fortifié que l’armée rencontre sur sa route.. Du reste, l’histoire de la marine dans les dernières années démontre que c’est une tâche des plus ingrates que l’attaque d’une côte ennemie bien défendue. » Les événemens de la guerre maritime en Russie donnent raison au correspondant de la revue autrichienne et justifieraient la décision du gouvernement de Berlin.


PAUL MERRUAU.

  1. Tous ces chiffres, puisés à des sources authentiques, sont approximatifs.
  2. Voyez la Revue du 1er juin 1876.
  3. Voyez la Revue du 1er mai 1876.