La Marquise de Gange/Chapitre VI

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 132-150).



CHAPITRE VI


Quelle artificieuse créature ! dit Alphonse à son frère, dès qu’ils furent seuls. Comme elle joue la religion, la vertu, les mœurs, et comme cette figure, douce en apparence, lui sert à mieux tromper encore ! On distingue cependant sur ses traits séducteurs le masque de l’hypocrisie ; il fallait être aveugle comme je l’étais pour ne l’avoir pas reconnu tout de suite. Ah ! que je plaindrais les hommes, si toutes les femmes ressemblaient à celle-ci ! — Mon ami, dit Théodore, je crains que tu n’aies été trop vite ; je t’avais recommandé de la prudence, et tu n’as écouté que tes transports. Qu’allons-nous faire maintenant ? Un homme mort ! une femme coupable ! — Il faut enterrer l’un, et enfermer l’autre, dit Alphonse. Tu resteras ici, tu soigneras tout, et moi, je vais à Avignon, me mettre à l’abri des suites de ce duel. Préviens les informations, écarte les recherches ; instruis-moi de tout avec le soin le plus exact. — Et que diras-tu à la mère, pour légitimer la détention de la fille ? — Je dévoilerai sa conduite. — Tu ne le peux qu’en te déshonorant toi-même. — Ne vas-tu pas conclure de là qu’il faille, pour perpétuer ma honte, que je laisse cette femme libre ? — Ce n’est pas du tout cela que je veux dire ; mais voici, je crois, ce qu’il serait prudent de faire : il faut m’envoyer ici madame de Châteaublanc avec son petit-fils… Dès qu’elle aura quitté Avignon, faire courir le bruit que des affaires importantes l’ont appelée, elle et son enfant, à Paris. Je te réponds de ces trois personnes, dès qu’elles seront en ma puissance ; mais la précaution que je te conseille est d’autant plus essentielle, que madame de Nochères, cette parente fort riche que tu lui connais, va faire son testament en faveur d’Euphrasie, qui, mécontente de nous, testera elle-même en faveur de sa mère et de son fils. Il est donc, comme tu le sens, très important de prendre des précautions. Ce n’est pas tout, mon frère, que de s’occuper de sa vengeance, il faut penser à l’intérêt. Madame de Châteaublanc, une fois en nos mains, et crue à Paris, sera oubliée ; elle est peu connue dans le monde, nous la ferons passer pour morte. De ce moment, les biens laissés par madame de Nochères reviennent indubitablement à ta femme dont il deviendra très facile de prouver l’aliénation, d’après sa conduite ; et nous voilà maîtres des biens jusqu’à la majorité de ton fils. — Tout cela est bien vu, mon cher, mais qu’il y a loin souvent du projet à l’exécution ! Que de difficultés je vois dans tout ce que tu dis ! — Je les aplanirai, sois-en sûr. Et l’on se coucha, sans s’informer seulement de l’état affreux dans lequel devait être la plus innocente, la plus vertueuse et la plus malheureuse des femmes.

À quel point les passions endurcissent le cœur de l’homme ! Comment ose-t-on dire qu’elles sont les plus certaines inspirations de la nature, quand elles contrarient aussi formellement toutes ses lois ! Le cœur de l’homme, agité par elles, ressemble au vaisseau battu par la tempête, et que les vents emportent au gré de leur furie. De ce moment, voilà donc le cœur en proie à des mouvements qui ne sont plus naturels, puisqu’ils proviennent d’une cause absolument étrangère ; sans cette cause, il serait calme ; il ne l’est plus dès que cette cause agit ; mais tout étrangère qu’elle est, ne peut-elle pas appartenir à la nature ? Assurément elle n’y tient point : vouloir l’en faire dépendre serait soutenir que Dieu, qui est son moteur, veut à la fois le bien et le mal, ce qui est insupportable dans un être parfait. Mais, vous objectent les athées, si Dieu est tout-puissant, pourquoi soufre-t-il le mal ? Pour nous donner le mérite d’y résister, ce que nous sommes toujours en état de faire avec sa grâce. Mais pourquoi ne l’accorde-t-il pas à tous les hommes ? C’est que tous ne savent pas la demander, ou parce que tous ne sont pas dignes de l’obtenir. Raisonnements sophistiques, vous disent ces êtres immoraux. Beaucoup moins que les vôtres, car, s’il existe un sophisme bien constaté, il appartient bien certainement à celui qui ose établir l’Être créateur et parfait, également auteur du bien comme du mal. Non, le mal n’est pas dans la nature, il est dans la dépravation de l’homme, qui oublie ses lois, ou qui s’étourdit sur les véritables impressions de ces lois : existe-t-il un homme au monde qui puisse commettre un crime de sang-froid ?… Non, sans doute. Quel est celui qui le commet ? L’homme entraîné par ses passions ; et voilà celui qui, bravant la nature, et s’en écartant, ne peut assurément être l’homme de la nature. Mais le mal est nécessaire à la nature. Non, il en est un accident, mais non pas une nécessité : si je me jette à la rivière, et que je me noie, cette mort est un des accidents de mon action, mais elle n’est pas nécessaire ; car il ne l’était nullement que je me jetasse à l’eau. Croyons-le donc, tous les mauvais raisonnements de l’homme ne viennent que de ses passions ; en égarant son cœur, elles troublent son esprit ; qu’il les subjugue, ou qu’il les dirige, tout s’éclaircira bientôt à ses yeux : ils ne sont obscurcis que par les ténèbres où l’ont précipité ses passions.

Mais cessons une digression où nous entraîne notre sujet, et reprenons-le, quelque pénible qu’il soit à suivre.

— Je vais entrer chez la marquise, dit Alphonse en se réveillant ; je suis curieux de voir avec quel front elle excusera son ignominie… Veux-tu m’y suivre, Théodore ? — J’y serais déplacé je nuirais à l’explication. Sois à la fois doux et ferme : écoute ce qu’elle te dira ; pardonne-lui, si elle a raison ; point de pitié, si elle ne peut se laver de ce que tes propres yeux découvrirent hier. — Se disculper, je l’en défie. — Ah ! mon ami, ne sais-tu donc pas combien l’amour est confiant ? Elle te prouvera que tu n’as rien vu, parce qu’elle sait bien qu’on croit tout d’une épouse chérie ; elle sortira de cet examen aussi pure que tu as eu la faiblesse de la croire dans l’histoire de Deschamps, auquel il est pourtant certain qu’elle a tout accordé. — Ah ! n’ouvre donc pas de nouvelles plaies, quand je cherche à guérir celles qu’on vient de me faire. — Je dois être cruel par amitié pour toi, je le suis ; je dois avoir le courage de faire tomber le voile de tes yeux, je l’arrache ; tu veux encore être trompé, tu vas l’être ; il est si doux d’excuser ce qu’on aime ; si agréable pour l’amour-propre d’être mis dans une telle situation, qu’on ne puisse plus croire à l’infidélité, et tu es naturellement si faible ! — Je te convaincrai bientôt que je ne le suis pas, dit Alphonse en serrant la main de son frère et s’élançant dans l’appartement d’Euphrasie, à la porte duquel on cherche pourtant à l’arrêter, en lui représentant que la marquise a passé une très mauvaise nuit, et qu’il lui faut quelque ménagement. — On n’en doit point au vice, dit Alphonse, en repoussant la femme de chambre, et tirant avec violence les rideaux du lit de son épouse : Levez-vous, madame, lui dit-il durement, et répondez-moi. — Je vais vous obéir, monsieur, quelque souffrante que je sois. — Je crois qu’il serait difficile que vous souffrissiez autant que vous faites souffrir les autres. Et la marquise, sans répondre, se hâtait de chercher une robe. — Prenez celle-ci, dit Alphonse, en lui présentant celle qu’elle portait la veille : elle est encore tachée du sang impur que vous vouliez mêler au mien. Ces traces, perpétuellement sous vos yeux, vous rappelleront mieux votre crime ; c’est le seul vêtement qui vous convienne dans le tombeau où je vais vous ensevelir. — Ah ! que j’y descende au moins sans avoir perdu votre bienveillance. — Avez-vous fait ce qu’il fallait pour cela ? — Je n’ai rien fait qui puisse y être contraire ; et si je ne suis plus digne de votre amour, croyez au moins que je le serai toujours de votre estime. — C’est porter l’arrogance bien loin. — Oh ! beaucoup moins, sans doute, que vous ne portez l’injustice. — Ainsi donc je ne dois point en croire mes yeux ? — L’apparence est souvent bien trompeuse, monsieur, dans de pareilles crises. Hélas ! c’était pour vous que j’invoquais l’Éternel, quand un homme que j’ai reconnu à peine s’est saisi de moi, et m’a fait trouver par vous dans la situation suspecte où ce méchant me contraignait par force. — Je ne lisais pas dans votre volonté, et je surprenais vos actions. — Mais, si vous ne lisiez pas dans ma volonté, pourquoi la supposez-vous coupable ? — Parce que les faits en prouvent la dépravation. — Ainsi donc, vous croyez qu’une épouse fidèle depuis qu’elle vous appartient, qu’une épouse qui vous adorait… qui vous adore encore, vous la croyez coupable envers vous du plus grand des crimes ; seulement parce que les apparences sont contre elle ? — Comment ? ce qui s’est passé là n’est pas une suite de votre aventure de Beaucaire ? Ce n’est pas un résultat de votre liaison avec Villefranche ? — Mais comment voulez-vous, monsieur, que ceci soit une suite de ce qui n’a jamais eu de commencement ? Dès que je me suis justifiée sur la première partie de cette fausse accusation, pourquoi voulez-vous admettre la seconde, dont l’existence est nulle, dès que s’est anéantie la première ? Si vous avez conservé quelques soupçons sur Villefranche, pourquoi le recevez-vous quand il revient ? À qui de nous deux appartient le tort ? j’ose ici vous le demander. Il me suit au labyrinthe, où j’allais prier pour vous, pour mes ancêtres. Qui l’a envoyé là ? Qui lui a dit que j’y étais ? Quoi ! monsieur, vous pouvez supposer que c’est à l’instant où j’implorais l’Éternel pour vous, où je ne m’attendrissais que pour vous, où je ne m’occupais que de vous, où je me livrais au bonheur de vous voir revenir de vos fâcheuses impressions sur moi ; vous croyez, dis-je, que tel eût été l’instant où je me serais rendue coupable d’un tel comble de perfidie et de fausseté ? Oh ! non, non, mon cher Alphonse, tu ne le crois pas, dit cette femme intéressante, en se jetant en larmes aux pieds de son époux, tu ne crois pas ton Euphrasie coupable, parce qu’il est impossible qu’elle le soit, parce qu’un cœur qui t’appartient, ne saurait brûler pour un autre, parce que je t’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, et que celle qui te trahirait ne pourrait plus t’aimer, dès qu’elle ne serait plus digne de toi. Aime-moi, Alphonse, aime-moi, et ne crois jamais Euphrasie capable de profaner l’autel où fut adorée ton image.

Cette femme divine, aux pieds de son époux, les larmes qui ruisselaient le long de ses joues de rose, qu’anime encore plus le feu qui brûle dans ses veines, cette robe sanglante, qui semble la défendre au lieu de l’inculper ; la négligence qu’elle met à s’en vêtir, et qui laisse à découvert un sein d’albâtre, sur lequel flottent en désordre de superbes cheveux, dont une partie s’enlace autour de la plus belle taille du monde ; cette vérité qu’exhale l’organe le plus doux ; une de ses belles mains élevée vers le ciel, serrant de l’autre celles de son mari, cette noble douleur dont l’injustice accable une âme fière qui ne s’abaisse point à se justifier : tout… tout effaçant dans cette femme angélique ce qu’il peut y avoir de terrestre, ne la présente plus aux yeux des mortels que comme la divinité de l’innocence et de la vertu.

Quand Alphonse sentit ses mains inondées des larmes de celle qu’il avait idolâtrée, il frissonna ; désirant étouffer… dissimuler au moins cet élan de sensibilité auquel il cédait malgré lui, il se lève, parcourt la chambre en insensé, raffermit son âme, qu’allaient entraîner l’amour et le repentir ; puis relevant sa femme avec violence : — Suivez-moi, madame, lui dit-il, vous avez perdu le droit de m’abuser ; il vous devient impossible de m’en imposer plus longtemps.

À ces mots, il ouvre la porte du cabinet où se trouve l’escalier qui conduit à la tour des archives : — Suivez-moi, vous dis-je, je vais vous établir dans un logement qui vous convient mieux que celui-ci : l’appartement de la marquise de Gange ne peut plus être celui de la femme adultère ; il faut que le crime, image de la mort, s’enfouisse dans les mêmes ténèbres.

Euphrasie, dont ce redoublement de cruauté sèche les larmes, veut emporter quelques meubles ou vêtements à son usage ; le marquis s’y oppose. — On vous donnera tout ce qui vous sera nécessaire, dès que vous serez établie dans cette tour, lui dit-il, le front courroucé ; soyez tranquille, madame, vous y serez traitée avec plus de douceur que vous n’en méritez.

Elle obéit, elle suit son époux ; mais, en passant près de son lit, elle arrache le portrait d’Alphonse, qui n’avait jamais quitté cette place : — Oh ! pour ce meuble-ci, dit-elle avec énergie, pour celui-ci, on ne me le ravira pas. — Laissez ce portrait, madame, dit Alphonse, en faisant ses efforts pour le lui enlever, vous n’êtes plus digne de le posséder, puisque vous avez trahi celui qu’il représente. — Non, non, je ne l’ai point trahi, et l’on ne m’arrachera point son image, dit cette infortunée, en la pressant contre son cœur ; elle sera ma consolation dans la retraite à laquelle vous me condamnez ; je lui adresserai ces preuves de mon innocence, que vous refusez d’entendre ; elle sera plus juste que vous, elle les écoutera. Mais le tableau, brisé dans le débat, tombe à terre, la malheureuse se précipite sur lui, comme une mère égarée à laquelle on ravit ses enfants ; elle ramasse la toile, la presse sur son sein, et monte.

La chambre où on va l’enfermer, située au-dessus des archives, est ronde comme la tour au haut de laquelle elle est ; une lucarne fort élevée, garnie de barreaux de fer, laisse pénétrer à peine dans ce réduit lugubre quelques rayons d’un astre dont aucun homme n’a le droit de priver son semblable. Une table, deux mauvaises chaises et un châlit cloué au mur, sur lequel reposent deux mauvais matelas, voilà les meubles destinés à cette femme, jusqu’alors élevée dans le luxe et dans l’abondance.

— On entrera chez vous une fois par jour, madame, dit Alphonse en se retirant ; ce sera pour vous porter des vêtements et votre nourriture ; si vous dites un Seul mot à la femme qui vous servira, votre porte ne s’ouvrira plus. Adieu… Puisse le séjour que vous allez faire dans ce cachot rendre votre âme à la vertu, et me faire, s’il se peut, oublier vos fautes ! — Monsieur, dit la marquise, me sera-t-il permis de vous écrire ? — Vous n’écrirez à personne, madame ; vous voyez qu’on n’a rien laissé dans votre chambre, qui puisse servir à cela. Voici quelques livres de piété ; reprenez-y des sentiments qui n’auraient jamais dû sortir de votre cœur.

Euphrasie se précipite au travers de la porte, quand elle voit son époux prêt à la fermer ; elle lui tend les bras, sans prononcer une parole… Ô langage éloquent de la douleur muette ! vous n’arrivez plus jusqu’au cœur qui doit vous entendre ; votre énergie se fond dans les torrents de l’injustice… Euphrasie, repoussée par Alphonse, dégage la porte en tombant de l’autre côté ; elle se ferme avec fracas, et l’on n’entend plus dans l’intérieur que les sanglots du désespoir et les cris aigus de l’agonie.

— Je ne t’aurais jamais cru capable de tant de force, dit l’abbé, en voyant revenir Alphonse ; mais tu as fait ce que tu devais… De ce moment, point de repentir. — Oh ! mon ami, si tu l’avais entendue, peut-être ajouterais-tu quelque croyance à ce qu’elle dit. — Eh ! ne sais-tu donc pas que l’instant où les femmes sont le plus coupables est toujours celui où elles se justifient le mieux ? — Ah ! mon frère, il me semble que ses larmes soient retombées sur mon cœur : je les sens là. — Il faut te dissiper, Alphonse ; Avignon devient un lieu de sûreté pour toi ; c’est une ville charmante ; vas-y passer quelque temps ; je me charge des soins du château. N’oublie pas surtout de m’envoyer madame de Châteaublanc et ton fils : je t’ai fait sentir à quel point cela était essentiel. Le prétexte de venir voir sa fille légitimera puissamment le voyage. Tu ne lui expliqueras rien avant de partir : je lui dirai ce qu’il convient quand elle sera ici.

Tout s’arrange, et le marquis part sans revoir son épouse, sans daigner même demander de ses nouvelles à la femme chargée de la servir.

Dès le lendemain, Théodore monta chez Euphrasie. — Ma chère sœur, lui dit-il en entrant, je suis vivement affecté de votre situation ; vous voyez où nous conduit une imprudence ; je suis bien persuadé qu’il n’y a que cela. Alphonse n’eut-il donc pas le même tort que vous à Beaucaire ? Il n’était pourtant pas plus coupable que vous ne l’êtes ici : et qui peut dans sa vie se garantir d’une imprudence ? Ce qui me désespère, c’est de ne pouvoir adoucir votre sort ; il m’a laissé des ordres si précis ! Il voulait même vous placer dans le souterrain humide qui sert de cave à cette tour. C’est à mes pressantes sollicitations que vous devez d’être plus sainement. Mais que vois-je ! Un lit sans rideaux, de mauvais matelas, et pas même un fauteuil ! Ces misères-là dépendent de moi, et vous allez les avoir à l’instant. Je ne suis malheureusement pas le maître du reste ; mais mon frère s’adoucira, croyez-le ; nous finirons par le convaincre ; ayez en moi quelque confiance, et vous vous apercevrez bientôt de l’efficacité de mes soins. — Mon époux n’est donc plus dans le château ? — Il a craint les suites de ce duel ; Avignon lui servira d’asile pendant quelque temps, et vous verrez que tout se rétablira. — Oh ! ciel ! mon mari court donc des dangers, et j’en serais la cause ! Dieu juste ! fais retomber sur moi toute ta colère, et préserves-en mon époux. — Quelle âme que la vôtre, Euphrasie ! Quoi ! vous priez encore pour celui qui vous persécute ! — Il croit avoir raison ; il est mon époux, je dois respecter jusqu’à son injustice. Il connaîtra peut-être un jour celle qui sut l’aimer avec tant de délicatesse : la récompense m’attend où son aveuglement cessera.

— Quel séjour ! dit l’abbé, en considérant le local. Est-ce donc là que devrait respirer l’heureux modèle des grâces et des vertus ? (Puis toujours affectueusement) : Le marquis vous empêche donc d’écrire ? — Il m’en a ravi les moyens : qu’écrirais-je d’ailleurs que je ne lui aie dit ? S’il n’a pas voulu voir ma justification dans mon cœur, la lira-t-il mieux dans mes écrits ? Cette privation ne m’afflige que parce qu’elle entraîne celle de recevoir de ses lettres : il m’eût été si doux d’arroser de mes pleurs ces traits chéris qui me peignaient autrefois sa flamme ! Que voulez-vous, mon frère ? il faut que je sois privée de tout. Il n’y a plus que de mes pensées qu’on ne pourra le bannir : aussi longtemps que j’existerai, elles se dirigeront vers lui ; et, quels que soient les maux que j’endure, elles feront toujours ma consolation. — Peut-être, dit l’abbé négligemment, peut-être pourra-t-on quelque jour vous en trouver de plus réelles… » Et, ne voulant pas trop s’avancer pour une première fois, il prit congé de sa belle-sœur, en lui promettant de lui faire passer tout ce qui pouvait lui être agréable, excepté néanmoins les choses absolument interdites par le marquis.

De ce moment, Théodore s’empara de toute l’administration intérieure de château : fermiers, gens d’affaires, domestiques, tout fut à ses ordres. Le duel de son frère n’étant point une chose déshonorante, il l’avoua, et dit que la marquise, partie secrètement, avait été retrouver son mari à Avignon, d’où il serait très possible qu’elle allât à Paris, solliciter auprès du cardinal la grâce de son époux. Rose, la seule femme qui servait Euphrasie, fut dans la confidence, et, dès ce moment, le traître fut en possession de celle qu’il achetait au prix de ruses et de forfaits ; mais, comme il crut la prudence nécessaire à la consommation de ses crimes, il se contint, et passa plus de huit jours sans aller visiter sa captive.

C’était avec les livres pieux que lui avait laissés son époux, que la marquise adoucissait sa retraite. Il faut avoir connu l’affreuse position d’un prisonnier, pour pouvoir la peindre.

Tandis qu’autour de lui tout change, tout varie,
Il reste au même point tout le temps de sa vie.
Est-ce là vivre ? Ah ! Dieu, c’est à peine exister.

La Chaussée.

Qu’il est cruel en effet de voir tous les jours s’écouler de la même manière, de se dire, en pleurant, demain je ferai absolument de même qu’aujourd’hui ; nulle variation pour moi ;. c’est la nuit des tombeaux qui m’enveloppe déjà ; je n’ai de plus que l’homme mort que l’affreux désespoir de vivre ; me voilà nul à tous les événements de la vie, insensible à tous les sentiments de l’âme ; toutes ses affections s’émoussent autour de moi, je demeure étranger à toutes ; ce doux présent de la nature, ce cœur, principe de mon existence, est déjà glacé dans mon sein impassible à l’amour, à la haine, à l’espoir. Les battements de ce cœur automatisé ne sont plus que les mouvements de la pendule qui me prépare au néant ; et, comme il n’a plus le don d’aimer, le malheureux qu’on enferme a perdu celui de l’être : entre un cadavre et lui peu de différence… À qui donc parlera-t-il ? À qui s’adressera-t-il dans le silence effrayant où l’infortune le plonge ?… À Dieu seul !… Coupables écrivains, barbares incrédules, au sein des criminelles jouissances qu’autorisent vos dangereux systèmes, au moins n’enlevez pas au malheur la seule qui puisse le calmer ; laissez-lui ce Dieu qui lui tend les bras ; et, nourri d’idées bien plus grandes, le juste espoir qu’il recevra de ce divin créateur le consolera du moins de ce que vos dangereux plaisirs lui font perdre.

La marquise de Gange, qui, même au milieu des charmes de la vie, n’avait jamais cessé d’être pieuse, retrouva dans la religion toutes les douceurs qu’elle accorde à ceux qui la respectent : elle dévora les livres que lui avait laissés son mari ; nos saintes écritures lui offrirent la paix, le calme et le bonheur. Que celui qui les recherche comme elle, lise avec attention les Livres de Job, de Jérémie, les admirables Psaumes de David, l’Imitation de Jésus-Christ, et il verra si les paroles renfermées dans ces sublimes écrits ne sont pas celles d’un Dieu même. Reportant aussitôt ses idées sur ce Dieu bon qui périt pour nous sauver, qu’il se modèle sur la patience, sur la douceur qui l’accompagnèrent aux derniers instants de ce mémorable sacrifice : c’est là qu’il se convaincra de cette vérité si consolante pour le malheur, que toutes les joies de la vie ne valent pas le rayon d’espoir que l’Éternel accorde à l’homme qui pleure et prie. C’est là, dis-je, dans cette manne céleste, qu’Euphrasie trouva le courage de supporter l’état dans lequel elle était, et de s’écrier avec le roi prophète :

« Ô mon Dieu ! vous êtes mon unique refuge » contre les maux dont je suis environné : délivrez-moi des mains de ces ennemis qui m’assiègent de toutes parts. »

L’abbé reparut enfin chez sa sœur ; et, s’applaudissant de voir ses ordres exécutés relativement aux douceurs promises : — Eh bien ! ma chère Euphrasie, lui dit-il, êtes vous un peu plus à votre aise ?… Ah ! je regarde votre exil de la terre comme celui des anges du ciel qui se rapprochent de l’immensité du créateur. Quelles délices vous dédommageront un jour des privations que vous supportez un instant ! — J’y compte, mon frère, répondit la marquise, et je vous avoue que voilà les seules idées qui me tranquillisent depuis que je suis dans ma retraite. — Combien je voudrais l’adoucir d’une manière plus positive encore ! dit le perfide abbé, en lançant sur Euphrasie des yeux remplis de flamme. — Ah ! quel meilleur adoucissement puis-je recevoir dans mes tribulations, répondit l’épouse d’Alphonse, que celui que l’Éternel m’accorde ? — Je suis bien loin de vous enlever ce qui fait votre bonheur, dit l’abbé, mais je n’en pense pas moins qu’il serait possible de vous dissiper davantage. — Et comment ? — Vous voyez qu’on me laisse absolument l’arbitre de votre destinée… Croyez-vous que si vous aviez pitié de la mienne, je ne trouverais pas le moyen d’adoucir la vôtre ?… Ici, la spirituelle marquise, qui crut comprendre Théodore, détourna de lui ses regards avec une sorte d’inquiétude qu’il lui fut impossible de déguiser. — Je ne vous entends pas, mon frère, lui dit-elle avec douceur : mon sort, dites-vous, prescrit par Alphonse, ne peut être adouci que par lui… Qu’oseriez-vous donc faire sans son aveu ? — Vous adorer, madame, » dit Théodore, en se jetant aux pieds de la marquise, vous jurer un amour qui ne finira qu’avec ma vie, et qui prit sa naissance aux premiers instants que je vous vis. Ici la marquise, très déterminée à rejeter de pareils vœux, se trouva néanmoins fort embarrassée : elle voyait dans quel abîme de malheurs allait la précipiter son refus ; et, d’autre part, quelle répugnance invincible n’éprouvait-elle pas à la criminelle liaison qu’on osait lui proposer ! Trahir à la fois ses devoirs, son époux, sa vertu, devenait une chose impossible pour elle : son émotion fut donc terrible ; mais sa pudeur, sa religion, ses sentiments ne cessant de la soutenir : — Sortez, monsieur, sortez, dit-elle fièrement à Théodore. Je croyais trouver en vous un ami, et je n’y vois qu’un séducteur… Sortez, vous dis-je, je saurai soutenir le fardeau de mes peines… Peut-être est-il supportable encore… Il serait plus cuisant pour moi que le plus affreux des supplices, si je l’aggravais par une telle action.

— Je crois, madame, que vous voyez mal, dit l’abbé en se retirant : n’importe, je vous laisse à vos réflexions, persuadé que les circonstances les ramèneront en ma faveur. — Il n’en est aucune qui puisse me faire oublier vos torts et mon époux, dit Euphrasie, et je ne crois pas qu’il en naisse jamais aucune qui puisse m’entraîner dans le crime.