La Mer (Michelet)/Livre I/V

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Michel Lévy Frères (p. 45-57).


V

le pouls de la mer

Notre terre n’est point solitaire, comme l’observe Jean Reynaud, dans le bel article de l’Encyclopédie. La courbe infiniment compliquée qu’elle décrit exprime les forces, les influences diverses qui agissent sur elle, témoigne de ses rapports et de ses communications avec le grand peuple des cieux.

Ses relations hiérarchiques sont particulièrement visibles avec son chef le soleil, et la lune, qui, pour être sa servante, n’en a que plus de puissance sur elle. De même que les fleurs de la terre se tournent vers le soleil, la terre elle-même qui les porte le regarde, aspire vers lui. En ce qu’elle a de plus mobile, sa masse fluide, elle se soulève et fait signe qu’elle ressent son attraction. Elle déborde d’elle-même, elle monte (selon qu’elle peut), et, vers les astres amis, deux fois par jour gonfle son sein, leur adresse au moins un soupir.


Ne sent-elle pas l’attraction d’autres globes encore ? ses marées ne sont-elles gouvernées que par la lune et le soleil ? Tout le monde savant le disait, tout le monde marin le croyait. On s’en tenait aux résultats très incomplets de la Place. De là des erreurs terribles qui se résolvaient en naufrages. Aux dangereux bas-fonds de Saint-Malo, on se trompait de dix-huit pieds. C’est en 1839 que Chazallon, qui avait failli périr par suite de ces erreurs, commença à découvrir et calculer les ondulations secondaires, mais très considérables, qui modifient la marée générale sous des influences diverses. Des astres moins dominants que le soleil et la lune ont sans doute aussi leur part d’action sur ce balancement des eaux de la terre.

Sous quelle loi ? Chazallon le dit : « L’ondulation de la marée dans un port suit la loi des cordes vibrantes. » Mot grave et de grande portée qui nous mène à comprendre que les rapports des astres entre eux sont les rapports mathématiques de la musique céleste, comme l’avait dit l’antiquité.

La terre, par sa grande marée et par les marées partielles, parle aux planètes ses sœurs. Répondent-elles ? On doit le penser. De leurs éléments fluides, elles doivent aussi se soulever, sensibles à l’élan de la terre. L’attraction mutuelle, la tendance de chaque astre à sortir de son égoïsme, doit créer à travers les cieux de sublimes dialogues. Malheureusement, l’oreille humaine en entend la moindre partie.


Autre point à considérer. Ce n’est point au moment du passage de l’astre influent que la mer lui cède. Elle n’a pas l’empressement d’une obéissance servile. Il lui faut du temps pour sentir et suivre l’ébranlement. Il faut qu’elle appelle à elle les eaux paresseusses, qu’elle vainque leur force d’inertie, qu’elle attire, entraîne les plus éloignées. La rotation de la terre, si terriblement rapide, déplace incessamment les points soumis à l’attraction. Ajoutez que l’armée des flots, dans son mouvement d’ensemble, a toutes les contrariétés des obstacles naturels, îles, caps, détroits, directions si variées des rivages, les obstacles non moins résistants des vents, des courants, les rivalités des fleuves de la terre, qui, tombés des monts, emportés par leurs pentes rapides, selon les fontes de neige et cent accidents imprévus, viennent se jeter au travers et changer le mouvement régulier en luttes terribles. L’Océan ne cède pas. Le déploiement de forces que font les grandes rivières n’est pas pour l’intimider. Les eaux qu’on pousse sur lui, il les rembarre, les ramasse, les roule en montagne, jusqu’à Rouen, jusqu’à Bordeaux, dans une si grande violence, qu’on dirait qu’il va leur faire remonter les montagnes mêmes.

Des obstacles si divers créent aux marées d’apparentes irrégularités qui frappent, embarrassent l’esprit. Rien ne surprend plus que leurs heures contradictoires entre des ports très voisins. Une marée du Havre, par exemple, en vaut deux de Dieppe (Chazallon, Baude, etc.). C’est une gloire du génie humain d’avoir soumis au calcul des phénomènes si complexes.


Mais sous ce mouvement extérieur la mer en a d’autres au dedans, ceux des courants qui la traversent à telle ou telle profondeur. Superposés à des étages différents, ou coulant latéralement en sens opposés, courants chauds, contre-courants froids, ils exécutent entre eux la circulation de la mer, l’échange des eaux douces et salées, la pulsation alternative qui en est le résultat. Le chaud bat de la ligne au pôle, le froid du pôle à l’équateur.

Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et peu mêlés, puissent se comparer strictement, comme on l’a fait quelquefois, aux vaisseaux, veines et artères, des animaux supérieurs ? Non pas sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque ressemblance avec la circulation moins déterminée que les naturalistes ont trouvée récemment chez quelques êtres inférieurs, mollusques, annélides. Cette circulation lacunaire supplée, prépare la vasculaire ; le sang s’épanche en courants avant de se faire des canaux précis.

Telle est la mer. Elle semble un grand animal arrêté à ce premier degré d’organisation.


Qui a révélé les courants, ces fluctuations régulières de l’abîme où nous ne descendons jamais ? qui nous a enseigné la géographie des eaux ténébreuses ? Ceux qui y vivent ou qui y flottent, des animaux, des végétaux.

Nous verrons comment la baleine, comment les atomes à coquilles (foraminifères), comment les bois américains, transportés jusqu’en Islande, ont concouru à révéler le fleuve d’eaux chaudes qui va des Antilles à l’Europe, et le contre-courant froid qui vient le joindre à Terre-Neuve, et passe à côté ou dessous, résolvant ses glaces en vastes brouillards.

Une nuée rouge d’animalcules, transportée par une tempête de l’Orénoque à la France, a expliqué le grand courant aérien du Sud-Ouest qui rafraîchit notre Europe avec les pluies des Cordillères.

Sans l’échange constant des eaux qui se fait par les courants dans les profondeurs de la mer, elle se comblerait par place de sels et de détritus. Il en serait comme de la mer Morte, qui, n’ayant ni écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer seulement sur elle, les vents se font brûlants, arides, portent la famine et la mort.


Tant d’observations dispersées sur les courants de l’air, de l’eau, les saisons, les vents, les tempêtes, restaient dans la tradition, dans la mémoire des pêcheurs, des marins, se perdaient souvent, mouraient avec eux. Le guide de la navigation, la météorologie, non centralisée, semblait vaine, et on en vint à la nier. L’illustre M. Biot lui demandait un compte sévère du peu qu’elle avait fait encore. Cependant, sur les deux rivages, européen, américain, des hommes persévérants fondaient cette science niée sur la base de l’observation.

Le dernier et le plus célèbre, Maury, l’Américain, courageusement entreprit ce qui eût fait reculer toute une administration. Le dépouillement et la mise en ordre de je ne sais combien de livres de bord, de ces informes documents, souvent tronqués, que rapportent les capitaines. Ces extraits, rédigés en tables où ressortent les faits concordants, ont donné, en résultat, des règles, des généralités. Un congrès des marins du globe, réuni à Bruxelles, a décidé que les observations, désormais écrites avec soin, seraient centralisées dans un même dépôt, l’Observatoire de Washington.

Noble hommage de l’Europe à la jeune Amérique, au patient et ingénieux Maury, le savant poète de la mer, qui en a résumé les lois, et qui a fait plus encore ; car par la force du cœur et par l’amour de la nature, autant que par le positif de ses résultats, il a enlevé le monde. Ses cartes et son premier ouvrage, tiré à cent cinquante mille, sont libéralement donnés aux marins de toute nation par la république des États-Unis. Nombre d’hommes éminents, en France et en Hollande, Jansen, Tricaut, Julien, Margollé, Zurcher et autres, se sont fait les interprètes, les éloquents missionnaires de cet apôtre de la mer.

Pourquoi l’Amérique, en cela, a-t-elle fait plus que nous ? L’Amérique c’est le désir. Elle est jeune, et elle brûle d’être en rapport avec le globe. Sur son superbe continent, et au milieu de tant d’États, elle se croit pourtant solitaire. Si loin de sa mère l’Europe, elle regarde vers ce centre de la civilisation, comme la terre vers le soleil, et tout ce qui la rapproche du grand luminaire la fait palpiter. Qu’on en juge par l’ivresse, par les fêtes si touchantes auxquelles donna lieu là-bas le télégraphe sous-marin qui mariait les deux rivages, promettait le dialogue et la réplique par minutes, de sorte que les deux mondes n’auraient plus qu’une pensée !


Maury nous a démontré avec un génie véritable l’harmonie de l’air et de l’eau. Tel l’Océan maritime, tel l’Océan aérien. Ses mouvements alternatifs, l’échange de ses éléments, sont tout à fait analogues. Il distribue la chaleur sur le monde, et fait la sécheresse ou l’humidité. Celle-ci, il la prend sur les mers, sur l’infini de l’océan Central, aux tropiques surtout, aux grands bouilleurs de la chaudière universelle. Il se fait sec, au contraire, en passant sur les déserts brûlés, les grands continents, les glaciers (vrais pôles intermédiaires du globe) qui lui pompent jusqu’à sa dernière goutte. L’échauffement de l’équateur et le refroidissement du pôle, alternant la densité et la légèreté des vapeurs, les font voyager en courants et contre-courants horizontaux qui s’échangent. Sous la ligne, la chaleur qui allège les vapeurs et les fait monter crée des courants de bas en haut. Avant de se distribuer, elles planent en ce réservoir sombre qui (nous l’avons dit) fait autour du globe comme un anneau de nuages.

Voilà donc des pulsations et maritimes et aériennes, autres que le pouls de la marée. Celui-ci était extérieur, imprimé par d’autres astres au nôtre. Mais ce pouls des courants divers est intrinsèque à la terre, il est sa vie elle-même.


Dans le livre de Maury, le coup de génie, selon moi, est d’avoir dit : « L’agent le plus apparent de la circulation maritime, la chaleur, n’y suffirait pas. Il en est un autre, non moins important, et plus encore, c’est le sel. »

Le sel est si abondant dans la mer, que, si on le réunissait sur l’Amérique, il la couvrirait d’une montagne de 4 500 pieds d’épaisseur.

La salure de la mer, sans varier beaucoup, augmente ou diminue pourtant selon les localités, les courants, le voisinage de l’équateur ou des pôles. Dessalée ou ressalée, la mer est par cela même lourde, ou légère, plus ou moins mobile. Ce mélange continuel, avec ses variations, fait courir l’eau plus ou moins vite, c’est-à-dire produit des courants, — et des courants horizontaux, au sein de la mer, — et des courants verticaux de la mer des eaux à celle de l’air.


Un Français, M. Lartigue, a ingénieusement relevé plusieurs des lacunes et des inexactitudes que présente la géographie de Maury. (Annales marit.) Mais l’auteur américain, le prévenant en cela, ne cache nullement ce qu’il pense de l’incomplet de sa science. Sur quelques points il déclare ne donner que des hypothèses. Parfois il est manifestement incertain, rêveur, inquiet. Son livre, honnête et loyal, laisse surprendre aisément le combat intérieur que s’y livrent deux esprits : le littéralisme biblique, qui fait de la mer une chose, créée de Dieu en une fois, une machine tournant sous sa main, — et le sentiment moderne, la sympathie de la nature, pour qui la mer est animée, est une force de vie et presque une personne, où l’âme aimante du monde continue de créer toujours.

Il est curieux de voir, dans ce livre, l’auteur approcher peu à peu du dernier point de vue par une invincible pente. Tout ce qu’il peut, il l’explique d’abord mécaniquement, physiquement (par la pesanteur, la chaleur, la densité, etc.). Mais cela ne suffit pas. Il ajoute, en certains cas, telle attraction moléculaire, telle action magnétique. Cela ne suffit pas encore. Alors franchement il a recours aux lois physiologiques qui régissent la vie. Il donne à la mer un pouls, des artères, un cœur même. Sont-ce de simples formes de style, des comparaisons ? Point du tout. Il a (et c’est son génie), il a en lui un sentiment impérieux, invincible, de la personnalité de la mer.

Voilà le secret de sa puissance, voilà ce qui a ravi. Avant lui, c’était une chose pour tant de marins qui traînaient sur ses eaux. Par lui, c’est une personne ; ils y sentent tous une violente et redoutable maîtresse qu’on adore, qu’on veut dompter.

Il aime, il aime la mer. Mais, d’autre part, à chaque instant, il se contient et s’arrête, craignant de dépasser le cadre où il voudrait s’enfermer. Comme Swammerdam, Bonnet, et tant de savants illustres d’âme religieuse, il craint qu’en expliquant trop la Nature par elle-même, on ne fasse tort à Dieu. Timidité peu raisonnable. Plus on montre partout la vie, plus on fait sentir la grande Âme, adorable unité des êtres par qui ils s’engendrent et se créent. Où donc serait le péril si l’on trouvait que la mer, dans son aspiration constante à l’existence organisée, est la forme la plus énergique de l’éternel Désir qui jadis évoqua ce globe et toujours enfante en lui ?

Cette mer salée comme du sang, qui a sa circulation, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme ainsi l’équateur), où elle échange ses deux sangs, un être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose, un élément inorganique ?

Voilà une grande horloge, une grande machine à vapeur qui imite à s’y méprendre le mouvement des forces vitales. Est-ce un jeu de la nature ? ou bien ne faut-il pas croire qu’il y a dans ces masses un mélange d’animalité ?

Un fait énorme, qu’il pose, mais secondairement, de profil, c’est que l’infini vivant de la mer, les milliards de milliards d’êtres qu’elle fait et défait sans cesse, absorbent le lait de vie, l’écume mêlée à ses eaux, leur ôtent leurs sels divers, dont ils se font, eux et leurs coquilles, etc., etc. Par là, ils rendent cette eau dessalée, donc plus légère, partant mobile et courante. Aux laboratoires puissants d’organisation animale, comme celui de la mer des Indes, celui de la mer de Corail, cette force, ailleurs moins remarquée, apparaît ce qu’elle est, immense.

« Chacun de ces imperceptibles, dit Maury, change l’équilibre de l’Océan ; ils l’harmonisent, et sont ses compensateurs. » — Est-ce assez dire ? ne seraient-ils pas ses moteurs essentiels, qui ont créé ses grands courants, mis la machine en mouvement ? Qui sait si ce circulus vital de l’animalité marine n’est pas le point de départ de tout le circulus physique, si la mer animalisée ne donne pas le branle éternelle à la mer animalisable, non organisée encore, mais ne demandant qu’à l’être et fermentant de vie prochaine ?