La Mer et les poissons/03

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Challamel aîné, Libraire-éditeur (p. 18-24).


III


Si le petit poisson était domesticable le gros le serait aussi. — Le travail humain développe, sous mille formes, les ferments de richesses variées que la terre recèle ; il n’exerce aucune action fécondante dans le domaine des mers. — La seule exploitation raisonnable que comportent les eaux salées, c’est la moisson intelligente et prévoyante. — En est-il autrement des eaux douces ? — Établissement de Cadillac.

Redisons-le, nous finirons par être compris, s’il est vrai que la répétition soit la meilleure des figures de rhétorique, dans toute discussion sur l’aptitude de l’homme à interpréter les lois de la nature et à en modifier l’application selon ses besoins ou ses fantaisies, il y a nécessairement à distinguer entre ce qu’il peut et ce qu’il ne peut faire, entre ce qui est naturel et ce qui serait miraculeux.

Hippocrate et Gallien ont des remèdes contre la maladie ; ils n’en ont point contre la mort. Galilée nous a appris que la terre tournait autour du soleil, mais la science de ce célèbre astronome n’est pour rien dans le mouvement rotatoire de la planète qui nous porte. Nous devons à Papin et à Fulton la découverte de la force motrice dont la navigation et l’industrie font, aujourd’hui, un usage presque général, mais le génie de ces hommes n’a pas créé les éléments de cette force, ni l’essence constitutive d’aucune des parties de la machine qui la développe et la met en action. En somme, si l’homme fait de grandes choses, il n’a pas cependant la puissance d’opérer des miracles.

Cela constaté, nous demandons par quel équivalent artificiel on remplacera, dans l’organisme du poisson, le fait naturel que l’on y aura supprimé en rompant le lien qui enchaîne la vie régulière de cet animal à celle de la mer ?

On nous répond : « Quand nous songeons que quelques espèces de poissons pondent un million d’œufs par femelle, un million d’œufs dont un petit nombre parvient à être fécondé, nous ne pouvons admettre que l’homme doive rester éternellement inactif devant ce prodigieux gaspillage des ressources de la nature et renoncer pour toujours à y mettre un terme. »

Certainement, la semence de l’eau est prolixement fastueuse, mais celle du sol n’est pas moins surabondante. — Voir la comparaison que nous avons faite de l’une à l’autre dans l’Industrie des eaux salées, page 179. — Si la prodigiosité séminale de la mer avorte en majeure partie, la surabondance des germes nés sur le sol est également sujette à déperdition. Pas plus sur la terre que sous les flots, nous ne disposons de moyens propres à prévenir les déchets que la nature fait elle-même de ses richesses. Ici ou là, nous ne sommes que des spectateurs passifs des intempéries frappant et arrêtant, dans sa première expansion, l’abondance de ferments qui semblaient nous promettre de riches récoltes.

Et quand votre activité est impuissante à empêcher que les fruits de vos champs, si laborieusement cultivés, ne soient ravagés, dans leur floraison, par une tardive bouffée de froid, par une pluie continue ou par une sécheresse prolongée, vous vous flatteriez de l’espoir de soustraire la production des eaux aux causes naturelles d’avortement qui l’atteignent ?

Mais là n’est pas la question ; ce dont il s’agit c’est de savoir si les produit aquatiques sont susceptibles de culture. On affirme qu’ils le sont ou pourront l’être ; nous soutenons, nous, non-seulement qu’ils ne le sont pas, mais encore qu’il serait inutile qu’ils le fussent.

On oppose à notre opinion de prétendues probabilités découlant de l’ensemble des lois supérieures qui nous mènent. À notre tour, nous opposons la certitude des faits à des probabilités qui n’existent pas, et, par le témoignage des faits, de l’expérience et du temps, ces grands justiciers inexorables à condamner ce qui s’écarte des voies de la raison, nous arrivons à démontrer que, à l’inverse des champs continentaux, les champs de la mer se fécondent et épanouissent leurs moissons sous la seule influence des principes de fructification que la main divine a jetés là, complets, indépendants et exclusifs de toute coopération auxiliaire.

Donc, on s’illusionne étrangement en assurant qu’un jour viendra où « l’empire entier des mers sera soumis à la souveraine puissance de l’homme. » Que prétendons-nous faire dans cet empire, à peine accessible à nos sens, où rien ne se prête à devenir l’instrument ou l’auxiliaire de nos intentions, où tout, au contraire, se soustrait à notre influence et ne prospère qu’en liberté ?

Observons que, si le petit poisson était domesticable, le gros devrait l’être également, la nature ne faisant rien à demi. Quel progrès, dans l’art de la navigation, si, par de patients et persévérants efforts, nous pouvions parvenir à dresser les grands animaux marins, le marsouin, le souffleur, le cachalot, la baleine, à remplir un office analogue à celui que nous obtenons du cheval, du bœuf, du chameau et de l’éléphant !

Malheureusement, si ce n’est heureusement, le règne de l’homme, ainsi que sa puissance fécondante, s’arrête aux rivages. La mer, il est vrai, est notre tributaire, mais elle l’est uniquement par prédestination ; elle ne l’est pas et ne peut l’être par droit de conquête, nous voulons dire par cette puissance du travail humain multipliant et développant, sous mille formes, les ferments de richesses variées que la nature a répandus sur toute la surface solide du globe. C’est ici, et non là, que « le succès doit être le couronnement du nécessaire ».

Après tout, ce que nous contestons, c’est moins le succès scientifique que l’utilité pratique de l’aquiculture. Dans notre livre, l’Industrie des eaux salées, nous avons écrit, page 228 : « Nous aimons la pisciculture et nous ne l’aimons pas ; nous l’aimons pour le bien qu’elle peut faire en se renfermant dans le rôle qui lui appartient ; nous ne l’aimons pas parce que, née vantarde, elle assimile son importance à celle de l’agriculture et voudrait follement substituer son travail utile, mais laborieux, difficile et nécessairement très-limité, à l’œuvre immense, universelle et se produisant toute seule, de la nature. »

C’est, en effet., notre profonde conviction que, si les procédés artificiels sont bons à quelque chose, ce ne peut être que pour le transport du germe du poisson dans les cours d’eau déserts ou privés des espèces dont la propagation serait désirable. Hors de là, nous ne voyons pas de rôle pour la pisciculture. Évidemment, elle n’a que faire là où la nature n’a pas été dépossédée des éléments de reproduction, ni là où ils lui ont été rendus ou apportés, car l’œuvre naturelle, même dans les eaux douces, ne demande qu’à être respectée et protégée pour se dérouler expansivement.

Vous refusez de reconnaître cette vérité, dites-nous alors, nous vous prions, ce qu’il y aura à attendre de vos opérations de laboratoire, appliquées à la mer, lorsque vous aurez résolu le problème jusqu’ici insoluble de la fécondation artificielle de la semence des animaux marins, ou que, les ayant pliés à la stabulation en les affranchissant du besoin de mouvement, vous les aurez amenés à frayer dans vos réservoirs ? Mais voyez plutôt combien ce serait inutile.

Les produits marins sont tous immodifiables, tous incultivables. Tout ce qui vit dans la mer y germe, s’y développe et y parvient à maturité sans notre secours. Cependant, il dépend de nous que le niveau de cette vaste source d’alimentation monte ou descende. Nous le faisons monter en puisant à la source avec mesure ; nous le faisons descendre en exploitant la source avec âpreté. C’est tout simplement une affaire de discrétion, et, par conséquent, le seul art de cultiver les eaux, c’est la moisson intelligente et prévoyante, cet art dont l’attention s’est fâcheusement écartée depuis que l’on nous berce des illusions qu’a fait naître une fausse science.

Pourtant, affirme-t-on, la pisciculture peut au moins servir à repeupler les fleuves et les rivières. Oui si, après avoir répandu dans ces cours d’eau des œufs de poissons embryonnés, nous laissons à la nature le soin de les faire éclore et de distribuer selon ses propres lois, les alevins qui proviendront de l’éclosion. Non si, plus confiants en notre travail qu’en celui de la nature, nous entendons lui imposer une tâche qu’elle répudie.

La tâche dont la nature ne veut pas se charger c’est celle de refaire à la vie sauvage les générations d’animaux qui en ont été détournées par une éducation domestique. Comment peut-on s’imaginer que les brochets, les saumons, les lamproies, les tanches et les carpes qui auront passé leur premier âge dans des bassins d’élevage à se nourrir de substances charnues, cuites ou crues, bâchées ou râpées, soient aptes à vivre ensuite dans les eaux libres ? C’est folie de croire cela, car il en est des alevins nés dans une piscine comme des oiseaux élevés en volière. En cessant d’être captifs, ils périssent de leur inaptitude à profiter de la liberté. Rendez aux champs des allouettes ou des serins après les avoir habitués à la pâtée ou à trouver leur nourriture dans une auge, vous verrez ce qu’ils deviendront.

Fausse science donc que ces théories conduisant à des résultats tout à fait opposés à ceux que leur illustre auteur avait en vue ; fausse science certainement celle dont l’application se traduit en conséquences dissolvantes de l’ouvrage naturel.

Vous ne le croyez pas. Lisez, dans le Bulletin de la Société impériale d’acclimatation — mois de décembre 1868 — les remarques de M. Flix, le conducteur des Ponts et Chaussées, chargé de diriger les opérations de l’atelier de pisciculture fondé à Cadillac, pour le réempoissonnement de la Garonne. M. Flix dit :

« La perte des œufs altérés pendant le voyage ou pendant l’incubation est de peu d’importance… La mortalité qui frappe les alevins deux ou trois jours après leur naissance, est quelquefois très-considérable… La mortalité après la résorption de la vésicule, c’est-à-dire à l’époque où la faim se manifeste chez ces espèces, est la plus considérable des trois catégories. Cette mortalité n’est déterminée, assurément, que par un défaut de nourriture convenable et propre à être reçue par des organes digestifs trop peu développés encore pour digérer, surtout les premiers jours, les substances charnues, cuites ou crues et râpées, qu’on offre aux salmonidés. En les examinant à cette époque de leur vie, on les voit chercher d’instinct à la surface de l’eau et non au fond, la nourriture que réclame leur faim. Si on leur donne du foie de veau cuit et râpé, ou une chair quelconque, les alevins s’y précipitent dès qu’un morceau touche la surface de l’eau, mais presque jamais ils ne le ramassent au fond du bassin. Si, au contraire, on jette un petit moucheron à l’eau, comme il flotte toujours à la surface, il est sans cesse pris, lâché et ressaisi jusqu’au moment où l’un des alevins l’avale. Avec la nourriture artificielle les alevins meurent d’inanition. Un fait curieux le prouve : des alevins, évadés très-jeunes de nos appareils de l’intérieur de l’atelier et réfugiés dans des bassins extérieurs à ciel ouvert, se sont beaucoup mieux développés que ceux de l’atelier, sans recevoir aucune nourriture. C’est qu’ils y étaient abondamment pourvus d’une masse de petits insectes ailés ou nus, qui, en tombant dans l’eau, y trouvaient la mort et devenaient une pâture flottante et parfaitement convenable au goût des salmonidés. »

Franchement, ces ateliers de fabrication offrent comme une réminiscence de ces horribles viviers dans lesquels un Romain, odieusement sensuel, engraissait des murènes en les rassasiant de la chair de ses esclaves. Ces appareils de pisciculture renfermant des alevins nourris au foie de veau, donnent-ils l’espoir de repeupler la Garonne ? Non, certainement. Que ce procédé d’élevage ait un certain résultat dans les eaux d’un parc, dans des eaux domestiques, ce n’est pas douteux, mais qu’on en attende le repeuplement des rivières et des fleuves, c’est s’abuser étrangement.

Ainsi, dans les eaux douces comme dans les eaux salés, ce ne sera qu’en facilitant la réaction des forces de la nature et en évitant une trop grande dissipation des germes, que l’on pourra parvenir à remettre la production au niveau de nos besoins. Soit là ou soit ici, l’unique moyen d’obtenir de bonnes récoltes est de les faire avec un peu de discernement et de ménagement.