La Mer et les poissons/05

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Challamel aîné, Libraire-éditeur (p. 37-46).


V


Bienfait qui résulterait de l’interdiction de la pêche à la traîne. — Inanité des mesures de détail pour remettre la pêche côtière en harmonie avec les besoins de la consommation.

Il y a peu de temps, un des journaux qui ont bien voulu s’occuper de notre livre, nous adressait le reproche d’avoir « trop asservi aux intérêts maritimes l’intérêt pour le moins aussi considérable de l’alimentation publique, ce redoutable problème de l’époque actuelle ».

« De ce que le peu d’inclination de nos compatriotes pour les professions de la mer justifie l’existence de notre réserve navale, ajoutait cette feuille, il ne suit pas nécessairement qu’il faille sacrifier, à la conservation de cette réserve, une des principales branches nourricières de la population du pays. Le premier besoin d’un peuple n’est pas de se trouver toujours en état de faire la guerre, c’est-à-dire de parer à une éventualité. Ce à quoi il doit pourvoir d’abord, c’est la nécessité permanente d’assurer sa subsistance. »

Sans doute, le premier des besoins, pour les sociétés comme pour les individus, est celui de se nourrir. Il n’y en a point de plus immédiat, de plus continuel et de plus impérieux ; mais s’il est toujours instant et absolu, s’il ne peut être négligé ni sacrifié à un autre, il faut convenir, cependant, qu’il est de tous nos besoins le plus facile à satisfaire. Jamais une société civilisée n’a péri de faim. Beaucoup ont disparu ou ont perdu leur splendeur, sont descendues du premier au dernier rang, parce qu’elles n’avaient pas su conserver les institutions qui avaient fait leur prospérité.

Dans tous les temps, la marine a été la source de la richesse et de la grandeur des peuples en possession de cet élément de puissance. Il est donc naturel, chez les nations qui disposent de cette cause de bien-être et de force, que les intérêts maritimes prévalent quelquefois sur d’autres intérêts. C’est ce qui a lieu, d’une façon ou d’une autre, en France, en Angleterre et dans tous les États ayant l’ambition de grandir et de s’enrichir par la marine. Partout l’exploitation de la mer jouit d’une protection privilégiée ou profite d’une tolérance sans limite.

Devant cette situation, qui procède d’un intérêt non moins important que celui des subsistances, nous avons dû forcément rattacher les exigences particulières de notre département de la marine à la solution du problème soulevé. En faisant valoir les besoins du consommateur, nous avons dû réserver le privilège nécessaire du producteur ; mais, loin d’avoir asservi le premier de ces intérêts au second, nous avons plutôt fait dépendre celui-ci de celui-là, puisque toute notre argumentation, contre l’aquiculture et les abus de la pêche, repose précisément sur cette considération que le sort de l’Inscription maritime, en France, se lie à l’adoption et au succès des mesures à prendre dans le but d’assurer les besoins de la consommation.

Que demandons-nous en effet ?

Que l’œuvre de l’homme, cette prétendue science, cette supposition qui se nomme l’aquiculture, cesse de contrarier et d’arrêter l’expansion de l’œuvre de Dieu dans les eaux ;

Que d’infimes et insignifiantes cultures ne soient plus, dans les champs de la mer, un obstacle à l’abondance des moissons ;

Que la pêche, seule industrie naturelle des eaux salées, se modère et se règle sur la nécessité d’épargner une partie des éléments reproducteurs, soit par des alternances annuelles, soit par des réserves temporaires de portions de côte, expressément choisies, soit, enfin, par la suppression des filets traînants, ce qui vaudrait mieux et serait plus facile qu’aucune autre mesure.

Il est incontestable que ce que nous réclamons serait, du moins, quant à présent, plutôt au profit des masses qu’à celui de la réserve maritime et garantirait, par la suite, aussi bien l’intérêt du consommateur que celui du producteur.

C’est d’ailleurs reconnu ; « Mais, nous fait-on observer, à moins de recourir au système prohibitif aboli par le traité de commerce de 1860, la limitation de la faculté de traîner à la voile en deçà des eaux libres, c’est-à-dire dans la zone de nos eaux territoriales, aurait pour conséquence de mettre l’approvisionnement des marchés français à la merci de l’Angleterre. »

Cela pourra arriver effectivement pour ceux de nos marchés qui sont voisins de la Manche, mais il est douteux en ce qui concerne les produits de la pêche, que l’influence du libre-échange se fasse vivement sentir sur nos côtes méridionales de l’Océan ou sur nos côtes de la Méditerranée.

En tout cas, de deux maux le moindre est toujours le plus supportable. On ne saurait hésiter longtemps à se prononcer entre des pratiques abusives qui doivent nous conduire à manquer absolument de poisson et des précautions de prévoyance qui nous gêneraient présentement, mais feraient abonder la denrée dans un avenir prochain.

« Il importe peu, assure M. le docteur Turrel, que les Anglais nous approvisionnent de poisson pendant quatre ou cinq ans, si nous parvenons ensuite à nous passer d’eux, en ramenant dans nos eaux l’abondance dont elles ont eu, autrefois, le privilège. »

Du reste, il serait plutôt à désirer qu’à craindre que nous devinssions momentanément les tributaires ichtyophages de la Grande-Bretagne. Consultons, à cet égard, l’opinion d’un homme fort compétent, celle de M. le consul Sabin Berthelot. Voici ce que nous écrit ce docte ami de la mer et des poissons : « On se trompe en disant que l’application des mesures que vous proposez mettrait nos marchés à la merci de l’Angleterre. La pêche côtière est encore plus infructueuse de l’autre côté de la Manche que sur notre bord, et les Anglais paient le beau poisson beaucoup plus cher que nous ne le payons nous-mêmes. Ils font acheter, dans nos ports de l’Ouest, à Boulogne, à Calais, à Honfleur, une bonne partie de notre marée fraîche. Ce poisson de luxe, déjà bien payé, est revendu chez eux à très-haut prix. Il en était déjà ainsi avant l’abolition du système protecteur ; nos officiers de marine commandant les garde-pêches l’avaient constaté et certainement cet état de choses n’a pas changé. Si un pareil trafic venait à s’établir à notre profit, sur nos côtes de la Méditerranée, si, veux-je dire, les Espagnols et les Sardes venaient alimenter nos marchés des produits de leur pêche, ces voisins ne pourraient qu’être les bienvenus. Est-ce que quand les récoltes de céréales manquent ou ne suffisent pas à nos besoins, nous n’allons pas chercher les blés d’Odessa et de Taganrog ? Les produits de la mer ne sont pas moins importants que ceux de la terre dans cette grande question de l’alimentation des peuples. Au besoin, le commerce cherche les éléments de son existence et de ses profits partout où il peut les trouver. »

Ce qui résulterait de l’interdiction de la pêche à la traîne, dans la limite de nos eaux territoriales, est facile à prévoir.

Si, à des engins capturant en masse le poisson et ses germes, nous substituions d’autres engins triant les récoltes et n’en retenant que les produits parvenus à un degré de développement déterminé, il devrait inévitablement survenir une diminution de la quantité de poisson pêchée. L’approvisionnement des halles serait moins considérable qu’il n’est aujourd’hui. Par suite, le prix de la marchandise aquatique renchérirait, ce qui serait une compensation pour les pêcheurs dépossédés de leurs instruments trop actifs, et ferait que le consommateur se ressentirait seul de la disette de poisson amenée par la proscription des filets traînants.

C’est là tout et pour quelques années seulement, car il n’est pas déraisonnable d’espérer, qu’une fois prise, l’habitude de n’user que de pratiques offrant le triple avantage de ne pas bouleverser les emménagements naturel des fonds, de protéger les premières phases de la fructification et d’épargner, dans la mesure nécessaire, les éléments multiplicateurs, nous verrions bientôt l’abondance renaître sur nos marchés, non plus en monceaux de fretin, mais en beaux étalages de poissons développés, représentant encore plus de nourriture par leur poids que par leur nombre.

Telles seraient, en effet, les conséquences de la réforme : un peu de gêne dans les commencements ; puis, un bien sensible et durable, la profusion de l’un des aliments le plus susceptible de foisonner et, avec elle, le retour du bon marché des autres denrées comestibles. Ces avantages valent bien l’argent qui serait employé à indemniser les pêcheurs de la condamnation d’une partie de leur outillage.

Véritablement, pendant les années de pénurie qui suivraient la suppression de la pêche à la traîne, nous vendrions moins de poissons aux Anglais et, peut-être, leur en achèterions-nous un peu, mais qu’importe ? Vaut-il mieux que, laissant notre pêche côtière se consumer dans l’ornière que ses funestes routines creusent toujours davantage, nous finissions par nous trouver dans le cas de n’avoir plus ni à vendre ni à manger du poisson ? C’est l’extrémité où nous conduisent l’égoïsme des intérêts présents et l’obstination de certains esprits à rattacher plus qu’il n’y a lieu le sort de notre réserve navale à celui d’une question économique.

Non possumus, disent les armateurs à la pêche intéressés au maintien du statu quo. C’est, en effet, impossible, assurent les croyants à la nécessité de laisser dévaster la mer pour que l’Inscription maritime ne succombe pas. Supprimer la pêche à la traîne, prétendent-ils, ce serait réduire, pour un temps trop prolongé, les moyens d’existence d’une partie de notre population maritime. Tant que la France tiendra à être une puissance riche et prépondérante, elle ne pourra pas faire le sacrifice des intérêts immédiats de cette population à la solution du problème surgissant de l’insuffisance des subsistances tirées des eaux. Ce sacrifice détournerait de leur métier bon nombre de marins et amènerait conséquemment un déficit dans les rangs de l’Inscription.

La crainte est sérieuse mais exagérée. Il ne faut pas s’en préoccuper plus qu’elle ne mérite. S’il est vrai, d’une part, que la proscription des filets traînants doive produire la conséquence fâcheuse, mais passagère, de ralentir tout d’un coup l’activité de l’industrie des pêches, d’autre part, nous ne devons pas perdre de vue que l’infertilisation de nos côtes entraîne le résultat de fermer peu à peu, mais irrévocablement, une des voies du recrutement de notre réserve maritime, en éloignant les Français de l’exercice d’une profession qui cesse d’être rémunératrice. Déjà, peut-on affirmer que sur une grande étendue de nos rivages méditerranéens, la pratique de la pêche est presque entièrement abandonnée aux Sardes et aux Napolitains. Sont ce les intérêts de ces étrangers que nous devons ménager au détriment des nôtres ?

Personne ne le pense. Au contraire, désireux que l’on est d’atteindre tous les abus dont la reproduction des produits de la mer peut avoir à souffrir, on opine résolument pour que les pêcheurs étrangers soient expulsés de nos baies et avec eux la pêche de plaisance. Cela serait bien rigoureux, au moins en ce qui concerne un divertissement toujours renfermé dans des limites très-circonscrites et qui est certainement peu coupable, sinon tout à fait innocent, de la disparition du poisson ; mais pour les gens pénétrés du respect de la légalité, la pêche réglée et autorisée au profit de nos marins qui acquittent, en échange, un tribut de service public, ne comporte ni tolérance, ni exception d’aucune sorte. Conséquemment, point de sacrifice à faire, surtout aux étrangers.

Toutefois, ce sont nos propres pêcheurs qui repoussent la prohibition de la pêche à la traîne et ceux-ci ont des titres incontestables aux ménagements de l’administration. Ne voulant pas leur imposer une mesure de conservation qui n’est pas acceptée, on se demande et on examine s’il ne suffirait pas de s’arrêter à des interdictions de pêcher telles ou telles espèces de poissons à l’époque où elles fraient.

Selon nous, ces demi-moyens seraient plus fastidieux qu’utiles, car ce qu’il faut protéger pour garantir le repeuplement des eaux, c’est moins l’émission de la semence que la germination et le développement des germes. Or, empêcher la capture d’une espèce de poisson au moment où elle va pondre, est à peu près vain si, une fois qu’elle a répandu ses œufs, les filets racleurs viennent troubler l’éclosion ou fouler et disperser les larves et les embryons qu’elle a produits.

Et puis, comment voudrait-on asseoir un système de protection catégorique et efficace sur cette diversité de mœurs et d’habitudes qui distingue une famille de poisson d’une autre cependant mêlée à celle-là et vivant avec elle dans la même prairie marine ou sous le même rocher ? Comptez, nous vous prions, combien il y a d’espèces ou de variétés qui pondent, successivement ou simultanément, du mois d’avril au mois d’août, combien du mois de novembre au mois de février, et faites-vous, ensuite, une idée des entraves qu’il y aurait à apporter à la liberté de la pêche, afin de parvenir à assurer, non la reproduction de toutes les espèces, mais de quelques-unes seulement.

On y arriverait, croit-on, en interdisant l’accès du marché aux espèces dont la capture ne serait pas permise. C’est une plaisanterie. Quelle savante surveillance ne faudrait-il pas déployer aux halles, pendant neuf mois de l’année, si l’on voulait réellement réprimer les contraventions à la défense ? Et quel embarras et quelle sujétion pour les pêcheurs, dans l’exécution d’une règle qui les obligerait, après chaque coup de filet, à faire le triage et le rejet à la mer, du poisson dont la vente serait prohibée ! Il est facile d’apercevoir d’un seul coup d’œil toutes les difficultés et toutes les vexations qui surgiraient de cette mesure de détail d’ailleurs sans objet, assurément, puisque le poisson rejeté à l’eau n’y retournerait pas en vie et que l’interdiction du marché à telle ou telle espèce ne préserverait pas sa progéniture de la destruction.

Voilà ce dont nous sommes bien pénétré et voilà pourquoi nous recommandons, non une mesure de détail, mais une mesure générale — la prohibition de la pêche à la traîne — dans le but de rendre à nos eaux littorales leur primitive fertilité, ces richesses de la mer destinées à suppléer à l’insuffisance des biens de la terre.

On a beau le redouter et l’éloigner, l’acte d’où doit sortir la restauration de l’aliment de l’industrie des pêches, cet acte est désormais si nécessaire qu’il en devient inévitable. Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain qu’une intelligence hardie, ayant la volonté et disposant du pouvoir de porter remède au mal, sapera ces routines surannées qui diminuent, chaque jour un peu plus, le quantum des ressources alimentaires que les populations attendent de la mer.

Sera-ce par la condamnation même des filets traînants que l’on atteindra le grand but que nous indiquons ? Nous ne saurions l’affirmer, mais il est évident que, pour remettre notre pêche côtière en harmonie avec les besoins de la consommation, il est indispensable de recourir à une de ces mesures générales :

Ou cantonner la multiplication du poisson par des interdictions temporaires ou définitives de la pêche, dans des espaces d’eau déterminés, ce qui serait bien difficile ;

Ou soumettre la pêche au fond à des alternances annuelles laissant en repos la moitié de l’étendue des rivages, ce qui ne serait pas non plus sans difficultés ;

Ou interdire la pêche à la traîne dans toute l’étendue de nos eaux territoriales, ce qui n’exigerait qu’une surveillance à exercer sur la forme des instruments dont les pêcheurs feraient usage en dedans de cette limite.

Si l’on ne veut d’aucune de ces trois solutions, inutile de chercher davantage ; il n’y a rien à faire, car ce ne seraient pas des dispositions de détail semblables à celles dont on a usé et abusé, dans le passé, qui pourraient régénérer la production de nos rivages dévastés.

Mais la France, cette fille aînée de la civilisation moderne, le berceau ou la patrie adoptive de tous les grands progrès de l’esprit humain, ne saurait participer plus longtemps à un invergogneux gaspillage des subsistances que la mer livre à la terre. Une nation éclairée entre toutes doit aux autres et se doit à elle-même, de donner l’exemple du renoncement à des méthodes arriérées, inintelligentes, et de montrer comment, au lieu de la tarir, on peut faire abonder et déborder cette grande source nourricière, cette fécondité des eaux salées constituée pour être immense et qui le serait réellement si nous n’en arrêtions l’expansion par notre détestable manière d’y puiser.