La Mi-Carême

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Théâtre complet IV (extraits)Classiques Garnier (p. 961-963).


LA MI-CARÊME


C’est Mi-Carême.

Sur le boulevard, l’encombrement est énorme. Dehors, les masques gouailleurs qui traversent la cohue en vainqueurs, la foule grouillante qui les suit et se bouscule, toute cette masse humaine qui parle sans s’entendre, crie, se rue ou s’invective, soulève dans l’air une lourde rumeur qui envahit la tranquillité de vos appartements clos tandis que le son rauque des cors vous jette comme un appel désespéré.

Allons ! bon gré mal gré, il faut céder, et bientôt vous vous trouvez mêlé au tout Paris qui s’amuse.

Un moment vous êtes ahuri ! La foule est compacte et vous avez peine à vous faire place. Dame, vous n’êtes pas costumé, vous ! l’on ne vous doit point d’égards.

Digne et fier, avec la suffisance d’un grand premier rôle qui a conscience de sa valeur, le masque joyeux promène à travers la masse son déguisement fait de quelque oripeau défraîchi dont les couleurs bariolées et les paillettes dorées lui donnent des illusions de richesse. Les gamins le suivent, applaudissant à son succès, et poussant, dans leur gambades, des cris d’admiration qui chatouillent son amour-propre. Puis passe un autre masque ; un masque encore mieux mis que lui et soudain, le voilà supplanté. La bande d’alouettes vole au miroir qui brille davantage et il se voit ravir d’un seul coup, tous ses adulateurs. Il est curieux, mais il ne dit rien, il continue sa marche avec calme, et peu à peu, grappillant sur sa route d’autres admirateurs, il ne tarde pas à se refaire une autre suite aussi fragile de courtisans.

Mais voyez-vous là près, ce joyeux couple qui s’avance, bras dessus bras dessous ? L’homme a sur le visage un masque grotesque de carton. À la mise, vous reconnaissez facilement un ménage d’ouvriers. Lui est plombier, elle est blanchisseuse. Dans le ménage, on gagne peu ; mais on est jeune et l’on aime bien à s’amuser. Aussi l’on a tenu à célébrer la mi-carême tout comme un autre. Pas de costumes somptueux ! pas de velours et de dorures ! Tout cela coûte trop cher et l’on peut rire à bien meilleur marché !

Le matin, l’on s’est pris par le bras et gaîment s’est rendu au bazar le plus proche.

« Avez-vous un masque bien comique pour moi ? », avait demandé le jeune plombier. Et l’on s’était mis à farfouiller dans tous ces masques en carton, faces livides ou rubicondes, aux types excentriques, aux expressions ridicules, les essayant les uns après les autres, hésitant, discutant, se concertant et ne se décidant jamais, au plus grand énervement du commis qui souriait d’un air de pitié.

Enfin, l’on s’était arrêté à une bonne figure de jocrisse dont les yeux étaient louches, dont la bouche riait niaisement jusqu’aux oreilles, et dont la trogne articulée serpentait ridiculement dans l’air.

« Et pour Madame ? » avait demandé le commis.

— Oh moi je n’en prends pas ! et la petite blanchisseuse avait laissé tomber des grands yeux doux pleins de tendresse sur son époux. Puis l’on était parti. Le plombier, après avoir solidement attaché son masque derrière la nuque, avait couvert sa tête d’un gigantesque bonnet de coton dont la mèche se dressait en l’air comme un clocher, et ainsi paré, sa femme au bras, avait allègrement gagné le boulevard.

Et vous le voyez maintenant, traversant la foule qu’il fend à pas pressés ; les gamins le suivent, et les badauds se retournent. Le voilà mis à l’aise par son succès ; lui timide, il a pris de l’audace, et déjà il apostrophe les autres masques, il s’arrête, il plaisante, et l’on se groupe autour de lui ! Les gamins se tordent et sa femme est radieuse ; puis il poursuit sa route capricieuse, se retourne encore, lance quelque lazzi joyeux, et se remet en marche, avec son nez qui ondule, et trimbalant toujours après lui sa petite femme toute fière de son homme.

Et la foule qui se renouvelle sans cesse, entraîne avec elle nos deux héros qui disparaissent à notre vue.

Mais soudain, un cri, un cri strident, horrible, désespéré retentit au milieu de la masse. La foule curieuse se précipite ; un grand rassemblement se forme. Et au centre, un omnibus arrêté domine la cohue. Le monde accourt sans cesse, et l’on crie, ou se bouscule.

Qu’est-ce ? Badaud comme un Parisien, je me glisse tant bien que mal au milieu de l’attroupement ! Je m’informe. L’on m’apprend qu’une jeune femme vient d’être écrasée par l’immense véhicule. Saisi d’horreur, mais obéissant à cette curiosité instinctive qui vous attire vers ce que vous ne voudriez pas voir, je regarde. Horreur ! Cette femme, étendue sans connaissance, les chairs ensanglantées, c’est la petite blanchisseuse. Un homme, en douleur, la tête plongée contre le sein de la jeune femme, pousse des cris qui vous déchirent le cœur. Soudain il relève la tête : « Oh ma femme ! ma femme ! » s’écrie-t-il éperdu ! Et la foule atterrée, aperçoit, spectacle plus sinistre encore, une face grotesque, dont les yeux étaient louches, dont la bouche riait niaisement jusqu’aux oreilles, et dont la trogne articulée serpentait ridiculement dans l’air.