La Mirlitantouille (Lenotre)/3

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Librairie académique Perrin (p. 120-167).

II

DUVIQUET

I


Le manoir de Bosseny[1] vers lequel, en ce matin funèbre, fuyait mademoiselle de Kercadio, guidée par Hervé Du Lorin et son compagnon, était situé au fond d’un repli boisé de l’interminable et aride Mené ; d’épais fourrés l’enveloppaient si bien « qu’on ne l’apercevait, pour ainsi dire qu’en le touchant[2] ». Il dépendait de la paroisse de Saint-Gilles-du-Mené, indiquée sur les itinéraires de la correspondance royaliste comme l’une des plus sûres étapes en raison des obstacles dont la nature complice s’était plue à fortifier ce coin perdu à l’extrémité du Penthièvre.

Le maître du château, Guillaume-François Le Gris-Duval, était un jeune homme de vingt-six ans, grand et fort, lettré et inventif ; ses goûts, son caractère « doux et froid », l’auraient plutôt porté vers la littérature aimable et la comédie de salon que vers la guerre de partisans ; mais sa jeune femme[3], belle, passionnée, courageuse, l’avait, dès la chute de la royauté, entraîné à se jeter dans la lutte ; il s’y révéla aussi adroit que résolu. Un exemple de sa manière : au plus fort de la Terreur, M. Sevoy, oncle de madame Le Gris-Duval, est arrêté, emprisonné et menacé de l’échafaud. Le Gris court à Lamballe, force en pleine nuit la porte de l’agent national qui a ordonné l’arrestation, pousse jusqu’à la chambre où dort ce personnage, le réveille, s’approche du lit, écarte son manteau pour laisser voir deux pistolets passés à sa ceinture. Comme l’autre, très ému, à la vue du Chouan, s’agite : — « Ne craignez rien, fait Le Gris-Duval, je n’assassine pas… Mais écoutez : vous avez fait arrêter M. Sevoy ; la procédure n’est pas commencée ; vous pouvez donc le remettre en liberté sans vous compromettre. Si la tête de ce prévenu tombe, la vôtre ne restera pas vingt-quatre heures sur vos épaules. Vous savez qu’on donnerait beaucoup pour me prendre ; et cependant je suis venu chez vous, seul : jugez par ce que je fais de ce dont je suis capable. » Le lendemain, M. Sevoy était libre[4].

Ami et lieutenant de Boishardy, Le Gris-Duval était allé à La Prévalaye, sans consentir à signer le traité. La rupture de la débile pacification le rangeait au nombre des proscrits ; mais il ne prenait point cette situation au tragique et ne se cachait même pas, continuant à recruter pour la Chouannerie, à favoriser la désertion des soldats de la République, acceptant tous ceux qui se présentaient, les hébergeant, les nourrissant, les traitant en camarades ; même il les employait à bâtir des baraquements assez considérables pour caserner deux cents hommes à portée de Bosseny, dans un site si solitaire et retiré que les constructions s’élevèrent sans que les autorités de Collinée ou de Merdrignac, les villes voisines, en eussent le moindre soupçon.

Avec les Le Gris-Duval vivaient à Bosseny les Kerigant ; madame de Kerigant était la jeune sœur de madame Le Gris, qui l’avait élevée ; son mari, François Garnier de Kerigant, négociant en toiles, — l’antique et prospère industrie du pays, — possédait un manoir de famille dans la paroisse de Bodéo ; mais, depuis les troubles, il vivait le plus souvent avec sa femme chez son beau-frère Le Gris, en ce Bosseny privilégié d’où les espions et les Bleus s’écartaient. La plus fraternelle intimité unissait les deux ménages : on menait, en apparence, l’existence paysanne : Le Gris-Duval s’occupait de son potager, de ses abeilles, de ses plantations ; Kerigant, — d’une force physique renommée qui imposait à tout le pays, — habituellement coiffé d’un bonnet de peau de renard, parcourait la région d’Uzel à Corlay et à Collinée, inspectant ses fileuses et ses tisserands, courant les foires ; sa femme avait, à vingt-trois ans, en 1795, deux enfants.

C’est dans cet aimable intérieur qu’arriva, le 17 juin, dans l’après-midi, mademoiselle de Kercadio[5], avec Hervé Du Lorin et le vieux chouan Villemain. On apprit par eux, à Bosseny, les incidents de la nuit ; tous trois ignoraient encore le sort de Boishardy ; mais, confiants dans son adresse, ils s’attendaient à le voir avant la fin du jour, ainsi qu’il l’avait promis ; les heures s’écoulaient sans qu’il parût ; l’inquiétude de mademoiselle de Kercadio était grande ; comme la nuit allait tomber, Le Gris-Duval envoya aux nouvelles ; ses émissaires revinrent bientôt : la mort du valeureux chef était déjà connue de toute la contrée. Les jours suivants on apprit l’affreuse profanation de son cadavre : les soldats revenant pour le dépouiller, lui couper la tête, la fichant à la baïonnette d’un fusil, promenant, dès six heures du matin, par les rues de Moncontour ce trophée grimaçant, le posant sur la fenêtre de madame Du Clézieux et l’emportant jusqu’à Lamballe pour le jeter enfin dans un étang voisin de la ville[6]. Et puis on sut que le pauvre corps resta, tronqué et nu, dans le chemin des Champs-Piroués jusqu’au soir ; une paysanne, Madeleine Caro, l’enveloppa alors d’un drap donné par Hervé, des Landelles. Un domestique de la Ville-Gralland, Mathurin Fourchon et Jean Gallais de la ferme de La Saignerie, lui creusèrent une fosse à l’entrée du clos de la Noë qui borde à droite le chemin. Pour la nuit tout était fait ; mais la nuit suivante, François Darcel, de la Bouëderie, assisté de plusieurs amis, ouvrit la fosse, exhuma pieusement le cadavre ; puis montant à cheval, il le chargea devant lui et le maintint entre l’encolure et la selle jusqu’au cimetière de Bréhand. Les autres marchaient en éclaireurs afin de prévenir et de protéger le cavalier « en cas d’éventualité ». Vision de légende, ce vivant et ce mort sans tête chevauchant dans la nuit, escortés d’ombres[7]

D’une extrémité à l’autre de la Bretagne se répandait la dramatique épopée du jeune chef massacré et des Bleus assassins ; bientôt on sut que le général Hoche prenait contre ses soldats le parti de la victime : — « Je suis indigné de la conduite de ceux qui ont souffert que l’on promenât la tête d’un ennemi vaincu : c’est un crime envers l’honneur, l’honnêteté et la générosité française[8]… » La pitié émue du vainqueur parfaisait cette touchante histoire : l’amoureuse idylle, la veillée du mariage, le bonheur qu’on attend, la mort qui vient, la fuite éperdue de la fiancée, il y avait là matière à l’un de ces contes de chevalerie, tendres, héroïques et tristes que les Bretons aiment tant ; et l’aventure de Joséphine de Kercadio et de Boishardy aurait vite pris la forme de ces fabliaux populaires si l’impression n’en avait été presque aussitôt effacée par des événements d’un intérêt plus général.

Le lendemain de la mort de Boishardy se répandit le bruit du décès de l’orphelin du Temple, le petit roi Louis XVII pour lequel on combattait depuis tant de mois. On ne s’en émut guère car, à vrai dire, on n’y crut pas[9]. Mais, huit jours plus tard, le 26 juin, alors que la pauvre Joséphine de Kercadio était encore sous le coup de l’effrayant cauchemar, tout l’Ouest, — de la Rochelle à Caen et du Mans à Brest — tressaillit au retentissement d’un formidable coup de tonnerre : partout, — dans les villes comme dans les métairies les plus isolées, — on sut à la fois qu’une puissante flotte anglaise, portant une armée d’émigrés, — la flotte depuis si longtemps promise et armée par Puisaye, — avait, la veille, jeté l’ancre, dans la baie de Quiberon : ce fut pour les uns une stupeur affolée ; pour d’autres une joie suffocante. De l’avis de tous la Révolution était terminée : dans quelques heures Nantes, Rennes, les ports, seraient au pouvoir des royalistes, la République n’ayant pas de troupes en nombre suffisant pour s’opposer à leur invasion provoquant un soulèvement général[10]. La Bretagne vivait des heures enivrantes, insatiable des nouvelles propagées à chaque instant du jour par cette mystérieuse spontanéité de communications qu’improvisent les grands événements. On pleurait de joie au poignant récit du débarquement : — les émigrés se jetant à genoux pour baiser la terre natale ; — Tinténiac, faute de drapeau, déployant au bout d’une perche sa chemise, et l’arborant sur les dunes ; — l’enthousiasme des pêcheurs et des maraîchers de la presqu’île, se précipitant dans l’eau par centaines et s’attelant aux bateaux pour amener plus vite sur la plage « les libérateurs » ; — l’affluence incessante des paysans venus de Plouharmel, d’Auray, d’Erdeven, voire de Ploumergat ou de Locminé, femmes, vieillards, enfants, arrivant processionnellement, croix et bannières en tête, comme en pèlerinage à un lieu miraculeux ; — l’immense clameur : Vive la religion ! Vive le Roi ! quand apparut, descendant des navires anglais, Mgr de Hercé, évêque de Dol, avec sa mitre et sa crosse, entouré de quarante prêtres revêtus de leurs ornements sacerdotaux ; — l’afflux continuel des Chouans surgis des forêts et des landes, émerveillés, ébahis à la vue du général comte de Puisaye passant en revue son armée, à la tête de son état-major composé de plus de soixante officiers. Ils sont tous accourus les fameux de la Chouannerie morbihannaise, Cadoudal, Guillemot, Saint-Régent, Mercier, Rohu, et les nobles émigrés considèrent avec une surprise un peu distante ces chefs populaires aux frustes allures. Et puis, ce fut, le dimanche 28 juin, la grand’messe célébrée sur la plage, devant toute l’armée formée en carré ; la distribution des drapeaux blancs fleurdelysés que Mgr de Hercé avait bénits « au milieu des pierres druidiques de Carnac » ; la proclamation solennelle de Louis XVIII — le roi est mort ! Vive le Roi ! — le déchargement des cinquante transports bondés de munitions et d’approvisionnements. Quatorze mille Chouans, qui n’avaient jamais manié que de vieilles canardières, reçurent de bons fusils, des gibernes, des cartouches, des souliers, des sacs, des guêtres, des vêtements… Un amoncellement de caisses de victuailles encombrait la grève : viandes salées, riz, farines, légumes secs, beurre, fûts d’ale ou de Porto, sans parler des tonnes d’assignats qu’on roulait et qu’on alignait sous des tentes… Toute l’opulence et tout le confortable anglais subitement révélés à ces pauvres Bretons qui, depuis des années, vivaient dans les broussailles. L’écho de leur stupéfaction se répercutait au loin dans la province, très égayée, d’ailleurs, par la panique et le désarroi des autorités locales : agents nationaux, municipaux, juges de paix et autres disparaissaient comme neige au soleil ; Vannes était évacué ; les représentants du Peuple en tournée dans le Morbihan, couraient s’enfermer à Lorient et criaient au secours ; bref, sous le commandement d’un Prince français dont on annonçait l’arrivée prochaine, l’armée de Puisaye, accrue de tous les Chouans de Bretagne, de Vendée, d’Anjou, du Maine et de Normandie, allait trouver libre la route de Paris.

Par où dirigerait-elle vers la capitale sa marche triomphale ? Point de ville, point de bourgade qui n’enviât l’honneur de son passage ; tous les châteaux ambitionnaient la faveur d’héberger les chefs ; toutes les femmes voulaient être des premières à saluer « le Prince » et à lui faire leur Cour. Heureuses celles chez qui il daignerait descendre ou qui, du moins, auraient à loger les officiers de Royal-Artillerie, de Loyal-émigrant, de Rohan-infanterie ou de Royal-Louis ; tels étaient les noms de régiments nobles débarqués à Quiberon ; à les prononcer on sentait passer un parfum de l’ancien monde… Mais pourquoi n’avançaient-ils pas ? Le temps paraissait bien long ; de fait, les premiers racontages épuisés, on ne savait rien de ce qui se préparait dans la presqu’île conquise. Dix jours déjà sont écoulés depuis le débarquement ; les « royaux » devraient tenir Rennes et Angers, et rien ne bouge. Le 30 juin on entend enfin gronder au loin le canon ; on l’attendait avec tant d’impatience qu’on croit en percevoir le bruit jusqu’à Craon et jusqu’à Segré, — en Mayenne et en Maine-et-Loire[11] ! Fausse joie : l’armée de Puisaye n’arrive pas. Enfin, après trois interminables et angoissantes semaines d’espoirs déçus, on apprend que les troupes royales sont en marche ; elles s’avancent vers le cœur de la Bretagne et tout le pays frémit d’allégresse.

Au château de Coëtlogon, à gauche du chemin qui mène de Vannes à Rennes, par Josselin et Merdrignac, résidaient en ces jours d’anxieuse attente, madame et mademoiselle de Guernissac, correspondantes actives de l’agence secrète que les Princes entretenaient à Paris. Ces dames étaient de celles qu’exaltait l’approche des émigrés victorieux et qui convoitaient ardemment l’honneur de les recevoir. Pour leur faire fête, pour les attirer, peut-être, elles avaient convié, dans l’espoir de leur arrivée prochaine, plusieurs aimables femmes ou jeunes filles nobles, dévouées comme elles à la bonne cause et connues pour leur courage ou leurs malheurs dans les fastes de la Chouannerie. Coëtlogon n’est qu’à trois lieues du château de Bosseny, où vivait recluse, depuis son deuil, mademoiselle de Kercadio ; les dames de Guernissac l’engagèrent à venir chez elles pour assister au passage de l’armée royale. Soit que la douloureuse fiancée de Boishardy ne pût résister au désir de se trouver à l’honneur après avoir été tant à la peine, soit que sa farouche rancune contre les Bleus l’incitât à ne point manquer le spectacle de leur débâcle, elle accepta l’invitation et se rendit à Coëtlogon. Elle y trouva d’autres héroïnes des guerres civiles[12], dont les noms ne sont point dits, mais au nombre desquelles on a quelque indice que figurait Louise du Bot du Grégo, vicomtesse de Pont-Bellenger. Très jeune[13], fort coquette et spirituelle, extrêmement jolie et aventureuse, elle avait, disait-on, commandé un corps de cavaliers chouans[14] et sabré les Bleus en maintes rencontres ; elle possédait donc tous les titres à figurer dans la première fête offerte aux émigrés sur la terre française, d’autant que, au nombre des nobles débarqués de Quiberon comptait son jeune mari qu’elle n’avait pas vu depuis près de trois ans. Pour que les officiers de Puisaye ne manquassent pas de mettre Coëtlogon dans leur itinéraire, on décida de les aviser qu’ils y étaient attendus.

Le chevalier de Margadel[15] se charge d’aller à leur rencontre et de les amener vers l’aimable compagnie qui trépigne de leur faire accueil. Margadel est un des courriers de l’agence de Paris ; il est accouru en Bretagne à l’annonce du débarquement. Il quitte Coëtlogon le 9 juillet, chargé du message des impatientes châtelaines ; suivant la piste de correspondance et guidé par l’émotion que soulève dans les campagnes l’approche des phalanges royalistes, il arrive, dans la nuit du 11 au 12 au romantique château d’Elven où séjourne, lui dit-on, l’état-major. Margadel se présente ; il est reçu : déception ! Ce n’est point une armée qui campe là, mais une troupe de quatre à cinq mille chouans, commandés par Tinténiac ; elle n’est point en marche vers Paris ni vers Rennes ; elle a pour mission d’opérer un mouvement tournant conçu par Puisaye[16]. La situation des émigrés est, en effet, des plus critiques ; les hésitations, les lenteurs, les rivalités de leurs chefs, ont compromis le succès de l’expédition ; Hoche les tient refoulés dans la presqu’île « comme des rats dans une ratière » ; les positions qu’il occupe sont inexpugnables ; mais en les assaillant simultanément de front et à revers, on peut encore espérer la victoire. Voilà pourquoi Tinténiac se trouve à Elven avec les chouans de Georges Cadoudal ; il a juré qu’il sera, le 14, à Baud, sur les derrières de Hoche ; le 16 au matin, tandis que les émigrés bloqués tenteront de leur côté une sortie, il attaquera les Bleus ainsi pris entre deux feux ; dernière chance de soustraire à la fusillade ou à la noyade les régiments d’émigrés et les douze ou quinze mille paysans entassés dans la presqu’île.

On touche ici à l’un des épisodes les plus obscurs de la trouble histoire de Quiberon. Est-il croyable que Margadel, connaissant l’impérieuse situation de Tinténiac, ait osé néanmoins lui transmettre l’invitation pressante des dames de Coëtlogon ? Peut-on admettre que, devant le net refus de Tinténiac, Margadel invoqua l’ordre du Roi, affirmant que les nobles personnes qui l’attendaient à Coëtlogon lui communiqueraient des instructions précises, émanées de l’agence de Paris[17] ? Ce qu’entendant Cadoudal s’emporte : — « le Roi est à Vérone et il ne peut de si loin, contremander une manœuvre stratégique imposée par les circonstances. » Mais l’État-Major de Tinténiac comprend plusieurs gentilshommes récemment débarqués que froisse le sans-gêne de ce Cadoudal, — un plébéien, un paysan ! — Parmi eux le vicomte de Pont-Bellenger[18], le comte de Guernissac[19] que séduit cette échappée vers les Côtes-du-Nord ; d’ailleurs, d’autres avis font connaître l’arrivée imminente d’une flotte anglaise dans la baie de Saint-Brieuc ; il faut aller la recevoir ; Tinténiac entraînera sur son passage tous les Chouans de Boishardy ; un grand rôle lui est réservé… Il cède enfin ; sans doute, ce qui l’y décide, c’est le désir de ne pas déplaire à ses deux jolies cousines, mademoiselle de Kercadio et la vicomtesse de Pont-Bellenger[20], — on a dit de lui que « sa galanterie égalait son courage » ; — et aussi l’espoir d’être exact néanmoins au rendez-vous qui lui est assigné pour l’attaque du 6 au matin. Il y a quatorze lieues d’Elven à Coëtlogon ; l’ardeur de ses Chouans lui permettra peut-être de parcourir cette distance en un seul jour, de leur accorder vingt-quatre heures de repos, et de les ramener à la côte pour l’heure du combat.

Dès l’aube du 12 il est en route ; mais la mise en marche est pénible ; les Morbihannais de Cadoudal, si alertes dans leurs vestes de berlinge ou de bure, si infatigables lorsqu’ils allaient pieds nus, ne sont plus les mêmes depuis qu’ils ont chaussé les beaux souliers dont les a gratifiés le roi d’Angleterre et revêtu la tunique garance à boutons de cuivre de l’armée britannique : sauf quelques entêtés, presque tous ont profité de l’aubaine ; ce ne sont plus les Chouans, c’est l’Armée rouge et on peut déjà pressentir que cette transformation n’est pas seulement extérieure : quelque chose a changé dans l’âme de ces rudes gas depuis qu’ils portent la livrée étrangère. Le premier soir on s’avance seulement jusqu’au château de Callac ; le 13, on traverse Plaudren et on va camper pour la nuit dans les landes de Lanvaux, aux environs d’une chapelle isolée qu’on appelle l’Ermitage ; le 14, on est à Saint-Jean-Brévalay ; là parvient à Tinténiac une nouvelle sommation de gagner Coëtlogon sans délai[21] ; il aurait encore le temps de se rendre là où l’appelle son devoir de soldat ; une marche forcée le reporterait à Baud pour l’attaque du 16… Qui donc redoute qu’il soit exact à ce rendez-vous d’honneur ? Il poursuit vers le Nord ; le 15, il est aux portes de Josselin ; le lendemain, il s’empare facilement de cette ville, mais il perd tout le jour à assiéger le château ; renonçant à cette conquête inutile, l’armée rouge, vers le soir, s’enfonce dans la forêt de La Nouée ; le quartier général s’installe pour la nuit à Mohon ; le 17, Tinténiac traverse La Trinité-en-Porhoët ; il y bouscule les Bleus du chef de brigade Champeaux qui tentent de lui barrer la route ; on passe ; on est au but : tout près de là commencent les longues avenues de Coëtlogon[22].

L’état-major royaliste est acclamé par les belles dames ; les deux cousines font fête à Tinténiac : il s’informe ; que lui veut-on ? Pourquoi l’a-t-on attiré ? Quels sont les ordres du Roi ? — On répond par des bavardages ; on peut l’avoir dans les Côtes-du-Nord ; la place de Boishardy est vacante[23] ; les Anglais préparent une descente à Saint-Brieuc… ou peut-être à Saint-Malo… Déjà le malheureux a compris qu’il est tombé dans un piège[24] ; il va repartir ; pourtant il consent à dîner ; ses Chouans, campés dans les avenues, ont besoin de quelque répit ; on se met à table : voilà donc la fête espérée et qui sera payée de tant de sang royaliste ! Tandis que les jolies femmes coquettent et s’étourdissent, une grande rumeur monte des avenues : « — Aux armes ! Les Bleus ! Voilà les Bleus ! » Tout de suite la fusillade. Par bonheur, Georges Cadoudal et son fidèle Mercier, n’ayant pas eu de places à la noble table, sont restés au bivouac ; ils enlèvent leurs hommes ; le combat s’engage ; déjà l’ennemi recule ; Tinténiac s’élance, le sabre à la main ; il charge impétueusement les républicains en déroute ; l’un d’eux, embusqué derrière une haie, l’ajuste : Julien Cadoudal, le frère de Georges[25], l’aperçoit ; il se jette sur l’homme, le bâton levé ; le coup part, le bâton s’abat, le bleu tombe, le crâne ouvert, Tinténiac s’affaisse dans les bras de Julien ; il est frappé à mort, il expire… Un barde chouan a dépeint la scène :


Julien avait son bâton et son chapelet de Sainte Anne ;
Tout percé était son chapeau, et percée sa veste,
Un côté de sa chevelure avait été coupé d’un coup de sabre.

Je cessai de le voir, et puis je le revis ;
Il s’était retiré à l’écart, sous un chêne ;
Il pleurait amèrement, la tête inclinée,
Le pauvre monsieur de Tinténiac en travers sur ses genoux.

Et quand le combat finit, vers le soir,
Les Chouans s’approchèrent, jeunes et vieux ;
Ils ôtaient leurs chapeaux et pensaient ainsi :
— Nous avons la victoire et notre Tinténiac est mort, hélas !


C’est ainsi que finit la fête, par les cris des femmes affolées, par le défilé silencieux des Chouans, torchant de leurs gros poings les larmes qui coulent de leurs yeux, à l’aspect de ce corps étendu sur l’herbe dans l’ombre des vieux arbres. Il doit reposer quelque part, au bord du chemin qui fut l’avenue de Coëtlogon, dans la fosse que lui creusèrent ses chouans et sur laquelle on vit, à la nuit tombante, Georges Cadoudal s’agenouiller[26]. Il fallait un chef à l’Armée rouge ; les nobles émigrés de l’État-major[27] tinrent conseil : il n’est pas invraisemblable que les dames aient été admises à donner leur avis ; il est sûr que l’influence des affidés à l’Agence de Paris prévalut : Pont-Bellenger fut élu. C’était un cadet de Normandie, sans fortune[28], dont toute l’importance provenait de son antique noblesse et son mariage avec cette jolie cousine de Tinténiac dont on a déjà cité le nom, la très riche Louise du Bot, marquise du Grégo qu’il avait épousée en 1788. Émigré dès le début des mauvais jours, Pont-Bellenger n’avait joué aucun rôle marquant dans l’insurrection royaliste[29] ; docile aux insinuations de la noble société réunie à Coëtlogon, il décida que l’Armée Rouge, au lieu de retourner vers Quiberon où son concours eût été sauveur, poursuivrait sa marche vers Saint-Brieuc où rien ne l’appelait. Grossie de quatre à cinq cents hommes amenés de la région de La Nouée par le joyeux Saint-Régent, elle prit sa direction, suivant la piste de correspondance, par Saint-Gilles, Collinée et les crêtes du Mené jusqu’à la Mirlitantouille, se dirigeant sur Plémy et Plœuc pour atteindre la forêt de Lorges. Le Gris-Duval et son beau-frère Kerigant, disposant de tout le pays et en connaissant bien les ressources, se rallièrent à l’État-major de Pont-Bellenger, qui s’arrêta au château de Bosseny, chez Le Gris-Duval, et fit halte, le jour suivant, au manoir de Kerigant, situé au bord de l’Oust, dans la commune du Bodéo.

Comment vivaient ces quatre ou cinq mille hommes dans cette contrée sauvage et pauvre du Mené ? On était au cœur de l’été et les nuits passées dans les landes ou dans les bois ne les contrariaient guère ; mais où trouvaient-ils à se nourrir ? D’après quelques récriminations de municipalités villageoises on devine qu’ils « s’égaillaient » par petits groupes dans la campagne, réclamaient aux métairies isolées du pain et du cidre qu’on leur offrait souvent, qu’ils payaient parfois, qu’ils prenaient quand ils avaient affaire à des « patauds », — ainsi désignaient-ils les gens soupçonnés de tendresse pour la République ; le passage de ce troupeau, uniformément vêtu de rouge, suant, assoiffé, poussiéreux, griffé par les ajoncs, marchant sans ordre, s’attardant aux chapelles et s’agenouillant à tous les calvaires rencontrés pour y réciter des prières, laissait derrière lui la disette et la ruine. Encore ces pauvres gens exténués, ne sachant où on les menait, ne mangeaient-ils pas à leur faim, et voyaient-ils de mauvais œil les gentilshommes de l’État-major se goberger dans les châteaux. Leurs chefs, à eux, les Cadoudal, les Mercier, les Guillemot, partageaient leur vie rude et cassaient la croûte au bivouac ; mais à M. le vicomte de Pont-Bellenger et à sa noble escorte, il fallait table bien servie, cour de femmes élégantes, bons vins, bon gîte et bons lits. Cette nouveauté choquante déplaisait aux Morbihannais ; ils ne se gênaient pas pour maugréer contre ces émigrés arrogants qu’on n’avait jamais vu se battre et qui dissimulaient mal leur dédain pour les rustres qu’ils commandaient.

Cette vie de Cocagne de l’État-major n’allait pas toujours sans à-coups. Certain jour, — c’était le 20 ou le 21 juillet, — comme l’Armée rouge, par d’affreux chemins, traversait la forêt de Lorges, se dirigeant vers Quintin, les chefs tenaient conseil au manoir de Kerigant. Les Bleus ! Les Bleus sont là ! En un instant les cachettes de la maison se referment sur tous ceux qui peuvent y trouver place : les autres sautent sur leurs armes, traversent en trois bonds le courtil et s’enfoncent sous le couvert des vergers. Madame de Kerigant demeure seule avec ses deux très jeunes enfants[30]. Elle prend le plus petit sur son bras, saisit la main de l’autre et se présente ainsi aux républicains. Ils envahissent le manoir et se font ouvrir toutes les pièces, sans aucun résultat ; puis ils explorent les abords et s’avancent jusqu’à la rivière d’Oust que contourne le promontoire sur lequel est posé Kerigant. Au travers des branches, ils aperçoivent, à quelque distance, trois hommes assis à l’ombre d’un arbre et « causant tranquillement », leur fusil entre les jambes. C’est Saint-Régent, Le Gris-Duval et son domestique, qui attendent, sans émoi, pour rentrer, que la visite domiciliaire soit terminée. En ce temps-là, l’alerte était de tous les jours et l’accoutumance au péril émoussait la prudence. À l’abri des arbres qui les cachent, les Bleus font une décharge : le plus grand des trois hommes tombe ; ses compagnons ripostent, au jugé, par deux coups de fusil ; un républicain est blessé et ses camarades le rapportent au château. Profitant de ce répit, Saint-Régent et le domestique relèvent Le Gris-Duval qui a reçu deux balles dans la poitrine ; il perd son sang en abondance, refuse d’avancer, exige qu’on le laisse là et, tandis que Saint-Régent et le domestique traversent l’Oust et disparaissent dans les fourrés, il se traîne à la rivière, s’y enfonce jusqu’au cou, et s’abrite sous de grosses racines d’aulnes qui le dissimulent complètement. Les Bleus reviennent, suivent la trace du sang qui les conduit au bord de l’eau, ne voient personne, jugent que l’homme qu’ils ont abattu a dû fuir, avec les deux autres, sur la rive opposée, et ils abandonnent la poursuite. Ils partent enfin, laissant à Kerigant leur camarade blessé.

Comment Le Gris-Duval parvint-il à sortir de l’eau ? C’est ce qu’il n’a jamais su dire. Une femme du village le trouva évanoui sur le bord ; on le transporta au château ; il guérit promptement. Le Bleu était plus grièvement atteint : Madame de Kerigant l’installa chez elle et lui donna des soins : c’était un homme blond et malingre, de mine pateline et de ton sournois ; il se disait flamand et se nommait Mairesse.

Cet incident n’avait pas arrêté la marche incertaine de l’Armée rouge ; le 21 elle arrivait devant Quintin où Pont-Bellenger la rejoignit ; son premier soin, en descendant à l’hôtel de la Grandmaison où il établit son quartier général, fut de frapper la ville d’une contribution de cent mille livres. Comme les notables de l’endroit vinrent lui représenter respectueusement l’impossibilité de satisfaire à cette exigence, il se montra bon prince et déclara se contenter de 15.000 francs qui lui furent aussitôt versés et qu’il oublia d’emporter, le lendemain, en quittant l’auberge : la somme ne fut jamais retrouvée. Pour compenser cette étourderie, Pont-Bellenger, en arrivant, le 23, à Châtelaudren, taxa la bourgade à 40.000 francs « d’impositions de guerre », payables dans les vingt-quatre heures et, de ce coup-là, les Morbihannais de Georges Cadoudal se fâchèrent. Ils se débandent, rebroussent chemin vers Quintin. Ils viennent d’apprendre le désastre de Quiberon : toute l’armée de débarquement prisonnière… Les a-t-on amenés si loin pour assurer la victoire de Hoche ? Va-t-on les employer au pillage ? Où les conduit-on ? Que veut-on d’eux ? Un vent de révolte souffle sur l’Armée rouge ; on se porte au quartier général ; on invective, on hue ; la stupeur est grande quand on apprend que Pont-Bellenger a disparu : abandonnant ses troupes, suivi de quelques nobles émigrés, il a gagné une retraite inconnue[31]

Si l’on savait tout, peut-être le plaindrait-on au lieu de l’accuser : ne vient-il pas d’apprendre que sa jeune femme, — cette séduisante marquise du Grégo entrevue à Coëtlogon, — a rencontré, ou « retrouvé » Hoche, le vainqueur, dont le prestige et la fière beauté l’ont séduite ; qu’elle vit maintenant à l’État-major du héros républicain[32]. La malheureuse va désormais descendre la pente qu’on ne remonte pas : le scandale de ses aventures épouvantera toute la Bretagne ; un fonctionnaire écrira d’elle « qu’elle est l’épouse de tous les généraux… » Pour les attirer, elle sera leur espionne ; c’est elle qui vendra Charette — et bien d’autres ; — et quand, dans quelques mois, on trouvera dans un champ de l’Ille-et-Vilaine, près de Médréac, le cadavre de Pont-Bellenger, on pourra dire, sans se tromper, que « s’il est tombé frappé d’une balle républicaine, ce n’est pas cette balle, mais sa femme, qui l’a tué[33] ».

Par bonheur pour l’Armée rouge que la désertion de son chef voue aux catastrophes, Georges Cadoudal lui reste. Les suffrages de tous se portent sur lui ; il exige une obéissance absolue et s’engage à ramener les Morbihannais sains et saufs dans leur pays. On part la nuit ; Georges mène la colonne ; en passant sur la chaussée d’un étang[34], les Chouans se dépouillent de leurs vestes rouges et les jettent à l’eau ; au soleil levant, on est à Corlay ; à Mur, les hommes de Saint-Régent se détachent du gros de la troupe pour regagner leurs foyers ; à Locminé, ceux de Guillemot bifurquent vers le pays de Bignan. Dans les derniers jours de juillet, l’Armée rouge arrivait à Moustoirac, ayant parcouru vingt-cinq lieues sans perdre un homme et dépisté les troupes mises à sa poursuite. Sa pitoyable randonnée coûtait à la chouannerie Tinténiac ; mais elle donnait l’essor à Georges, l’indomptable chef qui va la personnifier jusqu’à la fin. Il cantonna sa troupe à Kervanic[35] et à Kerniven[36], à proximité des landes de Lanvaux et de la forêt de Camors, au point stratégique où, quinze jours auparavant, sa présence eût sauvé la cause royale. Arrivée trop tard au rendez-vous, elle se dispersa : le désastre des émigrés était consommé et déjà s’en propageaient les épouvantables et grandioses épisodes : — l’attaque désespérée du 16 sous la conduite de Sombreuil[37], ce chef de vingt-six ans auquel le cabinet britannique confiait le commandement général des troupes expéditionnaires ; — l’héroïsme acharné des gentilshommes soldats, arrachant des cris d’admiration aux grenadiers de Crublier et d’Humbert : — « Comme on voit bien que ce sont des Français ! » disaient-ils avec une sorte d’orgueil… — Des traits d’une épique beauté : — le commandeur de la Laurencie, les deux jambes emportées par un boulet, se faisant mettre dans un tonneau de farine pour retarder l’hémorragie, déchargeant son pistolet et criant : Vive le Roi ! jusqu’au dernier souffle ; — le jeune de Corday, vingt et un ans, frère de Charlotte, se ruant trente fois à l’assaut, tombant enfin, haché de coups, quand Humbert accourt, arrête ses soldats : — « N’achevez pas ce jeune homme, sa bravoure me charme ; laissez-le vivre ! » — La panique des paysans éperdus, des femmes hurlantes, vers la mer : la marée monte, les chaloupes anglaises ne peuvent aborder ; il faut se mettre à l’eau pour les atteindre et la vague bouscule les corps, les rejette à la plage, les reprend, tableau d’infernale horreur, accrue par la canonnade, la débandade des bestiaux, l’enchevêtrement des charrettes ensablées… Les Bleus avancent, refoulant au fond de l’étroite presqu’île ces cohues auxquelles la terre va manquer ; Sombreuil et sa dernière phalange de braves essaient de lutter encore : — « Rendez-vous, camarades ; on ne vous fera rien ! » clament les Bleus apitoyés, — « Venez avec nous, vous serez bien traités ! » — « Fuyez, fuyez, c’est le plus sûr », crient les officiers républicains, plus perspicaces. Où fuir ? Le drame se prolonge, tantôt si atroce, tantôt si touchant, que les grenadiers d’Humbert se détournent pour ne plus voir : — « Oh ! pourquoi nous battons-nous », gémit le beau général, désespéré de sa victoire. Le vieil évêque de Dol est dans la bousculade, avec son grand vicaire et douze ecclésiastiques de sa suite ; il refuse de s’embarquer. — Puisaye, lui, s’est sauvé l’un des premiers ; il est à bord d’une corvette anglaise, à l’abri, avec tous ses papiers, contemplant, sans désespoir, ni remords, ni honte, l’aboutissement tragique de ses hâbleries et de son inconscience. Et l’on voit cette navrante et noble scène : Hoche, accouru de Vannes, marchant vers Sombreuil ; les deux jeunes chefs s’abordant, se saluant, aussi émus l’un que l’autre, causant longuement, à l’écart, en marchant côte à côte sur la falaise rocheuse ; enfin le vaincu, tirant son sabre, baisant pieusement la lame, et la remettant au vainqueur.

Ah ! s’il n’y avait eu là que des soldats !… Mais il y a les représentants du peuple, qu’on n’a pas vus pendant la bataille et qui se montrent, le péril passé. Ils sont deux : — Blad, un pauvre homme, morfondu de timidité, jouant à contre-cœur et mal son rôle de satrape, — et Tallien, saltimbanque de marque, qui déjà évalue en esprit le bénéfice personnel à tirer de l’événement : il se trouve que son intérêt politique commande la répression sans pitié, et, parce qu’il lui faut ne pas déplaire à tel parti, s’assurer l’appui de tel autre, raffermir sa situation menacée, des flots de sang couleront. Déjà s’allongent sur la route d’Auray, les lamentables défilés des émigrés prisonniers, vers l’abattoir des commissions militaires. En vain les grenadiers nationaux soufflent-ils aux malheureux qu’ils escortent : — « Sauvez-vous ! Sauvez-vous, messieurs, ou vous périrez tous ! » En vain Hoche lui-même se compromet-il à tenter l’évasion de Sombreuil, ces gentilshommes se croient tenus par la parole d’honneur et trop peu mettent à profit la générosité des Bleus. Dès le 27 commencent les hécatombes et, ce jour-là, sur la garenne de Vannes, contre un mur de pierre dont quelques vestiges subsistent encore, le jeune Sombreuil, le vénérable évêque de Dol, deux officiers et treize ecclésiastiques, seront alignés devant le peloton qui les attend, armes chargées. Le vieux prélat, les mains liées, veut mourir tête nue et prie l’un des militaires de le découvrir ; Sombreuil s’interpose, repousse le soldat : — « Pas toi ! Tu n’en es pas digne ! » Comme ses mains sont également entravées, il saisit entre ses dents le chapeau de l’évêque et le jette à terre d’un brusque mouvement de tête…

Ainsi, avant de finir, s’épanouissait en maints incidents du drame, la grâce chevaleresque de l’antique noblesse moribonde, comme une leçon léguée à la jeune France démocratique, fruste et brutale, mal adaptée encore à la grandeur de ses naissantes destinées.


*
* *

Après l’abandon de son commandement, le vicomte de Pont-Bellenger s’était retiré chez Le Gris-Duval, à Bosseny, l’endroit le plus propice à la retraite d’un homme soucieux de disparaître. Niché entre les contreforts du Mené, à l’écart de tout chemin fréquenté, touchant à des landes longues de huit lieues, le château de Bosseny, vaste construction ancienne, joliment ornementée à l’époque de la Renaissance, constituait un séjour d’autant mieux agencé pour un fugitif, que la vie y était plantureuse et la société très agréable : les deux beaux-frères, Le Gris-Duval et Kerigant avaient de l’esprit et de la bonne humeur ; leurs jeunes femmes, également belles, étaient accueillantes et distinguées ; en outre, vivaient sous leur toit leur sœur, non mariée[38], les dames de Guernissac, la jolie Joséphine de Kercadio qui, jugeant peu sûr ou trop sévère le séjour à son manoir de Bréhand, s’était fixée à Bosseny où la présence de Pont-Bellenger et des officiers nobles de son ex-état-major mettait une animation distrayante[39].

Quelque adversaire jaloux voulait-il la mort de Pont-Bellenger ? Une dénonciation mystérieuse éveilla-t-elle les soupçons des administrateurs du district de Broons ? Ils avertirent leurs collègues de Loudéac qu’il se passait « du louche » chez Le Gris-Duval : une nuit — c’était celle du 3 août 1795, — Le Gris-Duval, Kerigant et sa femme étant absents, un détachement du 2e bataillon de l’Ain, parti de Loudéac où il cantonnait, parvint à se glisser, sans donner l’éveil, dans les mauvais chemins de la Ville-Hermel. Au cri Qui vive ? poussé par les Chouans postés en sentinelles aux abords de Bosseny, les Bleus répondent : — « Bons royalistes et catholiques[40] ! Ils passent ; la maison est cernée ; les femmes s’enfuient ; les hommes qui sont là improvisent la défense ; les Bleus chargent à la baïonnette ; pas un coup de fusil n’est tiré[41]. Pont-Bellenger tombe ; l’un de ses officiers, Salomon de Lorgeril, est abattu à ses côtés ; un autre, Charles du Couëdic du Cosquet, percé de coups, est poussé dans un grand feu que les assaillants ont allumé au milieu de la cour. Quinze corps déjà sont étendus[42], sanglants, quand madame Le Gris-Duval paraît, tirant sa jeune sœur par la main : du fourré où elle s’était blottie, elle a vu les flammes du brasier ; elle croit que son château brûle ; elle accourt, intrépide ; interpelle l’officier qui commande cette horde de brutes ; il se trouble, il s’excuse, allègue qu’il n’est pas maître de ses hommes. Il ordonne la retraite, le massacre cesse et, dans la nuit, la troupe reprend le chemin de son cantonnement, avec une vingtaine de chevaux pris dans les écuries de la ferme et chargés de butin. Sur l’un d’eux on place madame Le Gris, sur un autre, mademoiselle Le Texier, sa sœur, sur un troisième, mademoiselle de Kercadio qu’on emmène captives à Loudéac. Quand les Kerigant et Le Gris-Duval rentrèrent le lendemain dans le château dévasté, les gens du pays avaient inhumé les cadavres ; on en comptait treize ; Pont-Bellenger n’était pas mort ; l’ex-commandant de l’Armée rouge fut transporté dans une cache sûre, aux environs de Saint-Méen, dans l’Ille-et-Vilaine où il guérit de ses blessures ; madame Le Gris et sa sœur furent bientôt relaxées[43], malgré l’acharnement des fonctionnaires locaux ; quant à Joséphine de Kercadio, les « patriotes » ne lui pardonnaient pas d’avoir été « la femme à Boishardy » ; elle fut écrouée à la prison de Loudéac, fameuse par sa sordidité : c’était, au milieu de la ville, un fétide et tremblant édifice composé d’une niche pour le geôlier et d’un cachot empuanti dont les miasmes séculaires infectaient tout le voisinage : pendant le jour on y entassait pêle-mêle les détenus des deux sexes ; la nuit, on isolait les femmes dans un réduit à peine abrité[44].

La malheureuse enfant qu’un mauvais sort poursuivait, resta là durant trois semaines, au bout desquelles les Administrateurs du département « considérant qu’elle n’est prévenue d’aucun délit, ni l’objet d’aucune dénonciation, mais qu’elle a cependant suivi le parti connu sous la dénomination de Chouans, et qu’on ne saurait prendre trop de précautions pour l’empêcher d’y retourner et de continuer ses relations avec eux… (sic) » décident qu’elle sera remise à la garde du citoyen Le Saulnier[45] et devra se présenter chaque jour à la municipalité du chef-lieu, avec « défense de découcher et de sortir de la commune ». C’est donc à Saint-Brieuc, — alors nommé révolutionnairement Port-Brieuc, — que fut internée la jeune fille ; mais le citoyen Le Saulnier, quelle que fut la solidité de son stoïcisme, ne put supporter longtemps la cohabitation avec cette peu docile et impétueuse pupille : au bout de deux mois il implorait grâce, réclamant « d’être déchargé de toute responsabilité à l’égard de la dite citoyenne… » Sur quoi mademoiselle de Kercadio, libérée de la surveillance, fut déclarée « apte à jouir des droits assurés à tout individu soumis aux lois de la République[46] » ; ce dont elle profita pour retourner sans délai parmi les Chouans.

Car, de pacification, on le pense bien, il n’était plus question. Les paysans, d’ailleurs, n’avaient pas compris grand’chose à ces pourparlers sans résultats ; la paix, à leur sens, c’était le retour à l’ancien ordre, les églises rouvertes, les bons prêtres officiant ; rien de tout cela ne se réalisait ; c’est donc que la guerre durait toujours. « Pourtant leur feu sacré d’antan se trouvait très altéré depuis le malheur de Quiberon[47]. » La proclamation de Louis XVIII, parfaitement inconnu et qui n’intéressait personne ; la « trahison » de M. de Puisaye en qui on avait cru, c’étaient là autant de coups mortels pour la ferveur royaliste des Bretons. En vain Puisaye, après quelques semaines de méditation à l’Île de Houat, a-t-il compris que, sous peine d’être à jamais discrédité, il lui faut reparaître en Bretagne : il débarque à la côte du Morbihan[48] ; Georges invite le « sauvé de Quiberon » à quitter dans les vingt-quatre heures la région sous peine de mort. Dans l’Ille-et-Vilaine, l’accueil n’est pas plus chaud ; vers la mi-novembre Puisaye est réduit à chercher refuge aux environs de Vitré, retour mélancolique au temps du Comte Joseph : alors il ne redoutait que les Bleus ; les royalistes maintenant lui sont également hostiles. Il essaie de faire encore figure de chef, recrute une garde d’honneur, donne des ordres — qu’on n’exécute pas, nomme des chefs, — qui ne sont pas reconnus. La Chouannerie pourtant n’est pas éteinte ; il reste toujours des irréconciliables : hobereaux élus commandants de légion et qui ne veulent pas renoncer à l’influence ou à la gloriole que ce titre leur confère, non plus qu’aux récompenses qu’il leur vaudra en cas de restauration monarchique. Pour la guerre sournoise et locale qu’ils vont perpétuer, ils recrutent des hommes parmi les désespérés : déserteurs des troupes républicaines, survivants de Loyal-Émigrant ou de Rohan-Infanterie, nobles vagabonds voués à la mort, échappés de la tragique presqu’île et résolus à venger l’hécatombe de leurs camarades. Ils s’y emploient avec ardeur, car, en cet automne de 1795, presque tous les militaires ayant consenti à siéger dans les sanglants tribunaux de Quiberon, de Vannes ou d’Auray qui condamnèrent à la fusillade près d’un millier d’officiers royalistes, étaient déjà morts, victimes d’implacables représailles[49].

Elle est bien singulière, la vie de ces justiciers errants, aux gages de chefs de bandes sous les ordres desquels ils s’enrôlent. Dans le Penthièvre, ils pullulent, si entreprenants que les patriotes de Moncontour sont prisonniers dans leur petite ville « dont aucun n’ose sortir sans s’exposer à une mort certaine[50] ». Pour remplacer Boishardy, Puisaye a nommé le chevalier de la Vieuxville ; mais celui-ci ne paraîtra guère et c’est Le Gris-Duval, le châtelain de Bosseny, qui, du consentement unanime, commande la division des Côtes-du-Nord. De Quintin à Broons, de Loudéac à Saint-Brieuc, sa haute taille, son visage grêlé, sa barbe brune, sont populaires, et aussi sa camaraderie sans morgue avec les paysans, son infatigable activité, ses manières un peu rudes et son goût pour la facétie. Rien du fanatisme dans son opposition au gouvernement ; elle serait plus volontiers goguenarde : auteur de plaisantes comédies de salons, Le Gris-Duval, dans la vie réelle, a peu de goût pour la tragédie ; la situation fût-elle dramatique, il est rare qu’il ne l’exploite en vaudevilliste et que, au dénouement, les rieurs ne soient pas de son côté. Ainsi, gardant sur le cœur l’enlèvement par les Bleus des vingt chevaux de sa ferme, il réunit, certaine nuit, une trentaine de ses hommes choisis parmi les plus adroits et les plus résolus : il se met à leur tête et prend la route de La Chèze, chef-lieu de canton situé à quatre lieues de Bosseny. Il avait appris qu’un détachement de cavalerie républicaine séjournait à cet endroit. Comme bon nombre de villages bretons, le bourg de La Chèze, centre d’une assez importante agglomération très disséminée, se composait alors presque uniquement d’une place où s’élevaient la halle et deux ou trois estaminets[51]. Les cavaliers bleus s’étaient répartis dans les écarts ; les gardes d’écurie dormaient à l’auberge ; les chevaux étaient sous la halle. Le Gris-Duval fit brider les bêtes, ses hommes se mirent en selle, et toute la caravane reprit le chemin de Bosseny, ayant opéré avec tant de rapidité et de silence que les cavaliers de la République connurent seulement à leur réveil la disparition de leurs montures. L’histoire des chevaux « envolés » de La Chèze fut longtemps légendaire dans le pays de Loudéac.

L’État-Major de Le Gris-Duval comprenait, au début de 1796, son beau-frère Kerigant ; Jean-François de Carfort, originaire de Plémy, « jeune homme d’un caractère violent » ; Mathurin-Charles Dutertre, propriétaire à Plaintel, Jacques Villemain et Joseph Hervé Du Lorin, les deux lieutenants auxquels Boishardy, sur le point de mourir, avait confié sa fiancée ; Hervé Du Lorin père, « homme de loi », à Plœuc et un cousin de Saint-Régent, François Lamour de Lanjégu, officier de l’armée de Quiberon, récemment fusillé à la Chartreuse d’Auray en même temps qu’une trentaine de condamnés ; tombé sans une blessure, il s’était, la nuit venue, dégagé des cadavres entassés et caché pendant quelques jours dans les marais de Tréauray ; gagnant ensuite la forêt de Camors, il avait rallié la « loge » où vivait, dans la forêt de La Nouée, son parent Saint-Régent, dit Pierrot, lequel l’envoya à Bosseny[52]. Ce ressuscité, malgré ses macabres aventures, était un boute-en-train d’humeur constamment rieuse ; il écrivait de jolis vers et se faisait peu prier pour les chanter au dessert. Ces divers personnages, encore que souvent nomades, composaient la société habituelle de Bosseny où l’on menait vie joyeuse. Une tante de madame de Kerigant, madame Le Frotter de Kerilis, habitant Pontivy, assurait la correspondance avec le Morbihan et recrutait pour Le Gris-Duval. Femme d’émigré, royaliste exaltée, madame Le Frotter[53] avait donné son fils aîné, Étienne, à la Chouannerie ; son second fils, Honorat, l’assistait dans ses embauchages. Condamnée une première fois pour ce fait à quatre mois de prison[54], elle n’en continuait pas moins à tenir bureau d’enrôlement pour la bonne cause et l’on était toujours assuré de trouver par son intermédiaire les hommes dont on avait besoin.

Quant aux simples Chouans dont disposait Le Gris-Duval, leur nombre variait suivant les circonstances : tous les habitants de Saint-Gilles du Mené, village voisin de Bosseny, étaient à sa dévotion ; il gardait seulement quelques agents à demeure, parmi lesquels François Poilvey, déserteur de l’armée républicaine[55], fixé à Bréhand depuis 1794, et Ignace Mairesse, ce soldat bleu qui, blessé lors de l’attaque du manoir de Kerigant, avait été soigné par la belle-sœur de Le Gris. Enfin rétabli, après plusieurs mois d’invalidité, il vivait alternativement à Kerigant ou à Bosseny et passait pour être le domestique de confiance des deux familles ; son sobriquet était Le Beau. Quand quelque grand « coup » se préparait, ces deux hommes parcouraient le pays et recrutaient sans peine des volontaires. Le Gris-Duval pouvait abriter deux cents hommes dans des casernements bien dissimulés. Un détachement de la garnison de Loudéac explorant, dans l’automne de 1795, les environs de Bosseny, s’enfonça « dans un bois taillis extrêmement fourré » et découvrit « au pied d’une montagne » un confortable campement de brigands. Les sentinelles et une trentaine d’hommes disparurent dans la forêt à l’approche des Bleus. Ce campement comportait huit baraques de planches, contenant chacune vingt-cinq couchettes : on y trouva des pistolets, des moules à balles, un sac de farine, quelques quintaux de bœuf salé et de lard, de la chandelle, des bouteilles d’eau-de-vie, des cartouches, des sabots et « deux paires de bas de soie », ce qui permit au capitaine La Martinière, commandant le détachement républicain, « de présumer que le chef des rebelles était au moins l’équivalent d’un chevalier »… Les Bleus incendièrent les baraquements et le perspicace La Martinière dirigea son exploration vers d’autres points de « la contrée chouannière[56] ».

Ce qui surprend c’est la sécurité presque absolue de ces repaires d’insurgés. Depuis que le gouvernement du Directoire a remplacé la Convention, les autorités semblent se résigner à ce qu’elles nomment, en style administratif, « l’état affligeant de la situation[57] ». Très affligeant, en effet, car opposée à l’Administration départementale, fonctionne une autre administration, plus puissante, mieux dirigée et obéie, celle des Chouans. La première n’est pas sûre de ses employés ; elle redoute « leur désertion en masse[58] » ; l’autre commande en maître à un personnel éprouvé et docile : ainsi Le Gris-Duval a ses percepteurs et ses tribunaux ; il lève les impôts et prononce des condamnations. Ses arrêtés sont placardés en meilleure place que ceux du Directoire. Au cours de janvier 1796, on lit celui-ci, affiché dans la grande rue de Dinan[59] :


Au nom du Roi,

Les braves jeunes gens qui voudront contribuer à la destruction de la République sont invités à se joindre à nous ; là ils trouveront tous les moyens de servir honorablement la cause de la Religion et du Roi.

Fait en notre quartier général, l’an 2 du règne de Louis XVIII.


Quand il s’agit de lever une contribution, la formule diffère : voici, par exemple, l’avis adressé au citoyen Ruellan de la commune de Gouray :


Au nom du Roi et de l’armée catholique de Bretagne, vous êtes averti, Monsieur, que si demain, à midi, vous n’avez pas rempli les engagements que vous avez pris vis-à-vis des royalistes, vous nous forcerez à mettre à exécution les moyens que nous n’avons que trop différés.
Signé : Rodolphe-César
[60].


En marge, cette mention :


Bon pour vingt-cinq louis.


Et c’est madame Le Gris-Duval, en personne, qui vient à Collinée réclamer la somme au sieur Cadoret chez qui Ruellan a dû la déposer[61]. Car tout citoyen convaincu d’avoir acquitté ses impôts doit payer en argent à la caisse royale « la même somme qu’il a versée en assignats au percepteur du gouvernement[62], et, comme en l’an de misère IV de la République, l’assignat de cent livres vaut exactement 9 sols 10 deniers[63], on juge du rendement de cette draconienne réglementation. Pour obtenir la liste de ses contribuables, Le Gris-Duval dispose d’un procédé très simple : bon nombre de municipalités lui communiquent leurs rôles[64]… Au surplus les percepteurs et autres agents du fisc sont tous, en bloc, condamnés à mort[65]. S’ils ne succombent pas tous, tous sont menacés, ce qui refroidit leur zèle. Quant aux dénonciateurs, les chouans sont pour eux sans pitié : le verdict est prononcé sans appel : nulle cache, nulle fuite, nulle démarche ne peut soustraire à la justice expéditive le condamné qui, d’ailleurs, n’est avisé de son arrêt qu’en recevant le coup de la mort. À Plémet, près de La Chèze, en novembre 1795, le juge de paix, son greffier et un autre « patriote » sont massacrés par des exécuteurs mystérieux[66]. Parfois les vengeurs signent : à quelques mois de là, sur le cadavre de Le Jollic, président du canton de Penvenan, on trouve un écriteau portant :

J’ai perdu la vie pour avoir été le fléau des honnêtes gens… Les dénonciateurs et ceux qui feront faire des fouilles subiront le même sort que moi.

Matière à réflexions[67].

Tout le pays est complice ; aucun de ceux que les rapports officiels désignent comme les auteurs de ces forfaits ne prend la peine de se cacher. Le Gris-Duval ne manque pas de se montrer, chaque lundi, au marché de Moncontour ; il vient même à Saint-Brieuc, où il a un logement, rue des Bouchers ; son beau-frère, Kerigant, commande la garde nationale de sa commune ; les détenteurs de biens nationaux, les curés intrus, les « terroristes » sont, à leur tour, si terrorisés, qu’ils enragent et haïssent en silence. Même on s’accoutume aux tueries ; on apprend, sans grand émoi, sans étonnement, le massacre d’un voisin rencontré la veille : il paraît que c’était son tour… Un vieux de ces temps affreux dira, bien des années plus tard : — « Le monde se tuait comme mouches et on ne faisait pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’une bête[68]. » Les fonctionnaires sont en pays ennemis ; ils n’osent sortir des villes et il faut être un héros ou un fou pour accepter l’emploi de juge de paix ou celui de percepteur dans une bourgade éloignée du chef-lieu[69]. Chaque nuit on entend dans les bois « tirer des coups de fusil, signal des rassemblements » ; dans les landes, au fond des chemins écartés, rôdent « des hommes inconnus dont les uns vont à pied, les autres bien montés, mais tous bien armés[70] ». Ce sont des échappés de Quiberon, des Loyaux ainsi que disent les paysans, ou des Vendéens qui ont passé la Loire pour s’engager dans quelque bande. Les chouans circulent même par troupes compactes : une colonne de quatre mille hommes part de Saint-Méen, en Ille-et-Vilaine, se grossit à Ménéac des hommes de Le Gris-Duval, à La Nouée des bandes de Saint-Régent ; ils sont huit mille en arrivant à Ploërmel ; ils ont de la cavalerie et des fourgons et ils traversent ainsi tout le Morbihan jusqu’à Sarzeau, pour y recevoir et se distribuer un envoi de munitions promis par les Anglais — et qui n’arrive point.

Que peuvent contre de telles forces les petits détachements patrouillant sur les routes ? Tous les buissons sont embuscades et les Bleus tombent sans avoir vu un ennemi. En janvier 1796 l’autorité militaire ordonne de « couper les arbres, bois, haies, et de niveler les fossés à cent toises de chaque côté des chemins[71]… » C’est tout le pays à transformer et le travail n’est même pas entrepris.

Et, tout à coup, c’est la paix. — Hoche, effrayé des dangers qui menacent la République, a jeté sur la Bretagne toutes les divisions devenues disponibles par l’écrasement définitif de Charette et de Stofflet. La résistance est impossible : il faut traiter ; les conditions sont acceptables : — expulsion des émigrés clandestinement rentrés, amnistie aux conscrits réfractaires ; liberté des cultes sous certaines restrictions, livraison des armes. Tout de suite les adhésions affluent ; Georges lui-même cède[72] ; à son exemple tous les chefs locaux se soumettent. Hoche triomphe ; mais il est trop informé pour s’illusionner : les haines ne sont pas éteintes et l’apparente réconciliation porte en elle des germes de discorde.

À Saint-Brieuc, le 11 juillet, Le Gris-Duval, avec cinq autres chefs de division, se présente au général Valleteaux pour faire enregistrer sa soumission, s’engageant à remettre toutes les armes dont il dispose et un contrôle nominatif des hommes ayant participé à ses rassemblements[73]. C’était l’abdication complète, le renoncement, peut-être sincère : la séduisante nouveauté des élections annuelles, les intrigues et les rivalités que suscitaient les scrutins, fournissaient aux vieilles rancunes des occasions suffisantes de luttes inédites. Il y eut quelques mois d’accalmie véritable et la vie parut reprendre son cours normal ; jamais ne furent célébrés en Bretagne, — comme ailleurs, — tant de mariages : l’un d’eux produisit quelque sensation : mademoiselle Joséphine de Kercadio épousait Hervé Du Lorin, celui-là même qui l’avait guidée vers Bosseny à l’heure où Boishardy tombait dans le chemin des Champs-Piroués. Joséphine avait dix-sept ans à peine ; Du Lorin n’en comptait pas davantage et l’union de ces deux enfants associés déjà à de si dramatiques événements fut regardée par beaucoup comme l’épilogue heureux des mauvais jours[74]. Certains moroses estimaient que la fiancée de Boishardy s’était consolée bien vite, et, de fait, quand les nouveaux mariés s’installèrent à Moncontour, rue de la Commune ; quand, aux beaux jours, ils se rendaient à Bréhand, dans cette maison de La Ville-Louët où, si souvent, le légendaire proscrit avait cherché refuge, tout devait harceler leur commune mémoire : le seuil de cette maison du Clézieux où, pour la première fois, les plumes blanches du royaliste avaient frôlé le panache tricolore de Hoche dans l’embrassement des deux soldats ; l’appui de la fenêtre où la tête sanglante avait été posée, et, sur la route, le chemin tragique, le Pont-de-Pierres, le moulin de Rainon, les haies, les bois, les landes étaient hantés d’obsédants souvenirs… Mais un couple d’amoureux qui n’ont pas à deux quarante ans songe-t-il aux fantômes ? Le peu que l’on sait autorise à penser que le tumultueux passé ne fit pas empreinte sur le jeune ménage Hervé Du Lorin. Cela aigrissait les envieux survivants des clubs et des comités de la Terreur de voir ces nobles détestés admis dans le nouvel ordre social. Les hommes qui, comme l’accusateur public Besné, s’étaient révélés trop bruyants démagogues pour oser maintenant se poser en modérés, considéraient avec un dépit hargneux cet avortement de la Révolution. Eh ! quoi ! Saint-Brieuc fourmille de parents d’émigrés dont l’arrogance insulte à la dignité du peuple ! Des prêtres rebelles débitent aux imbéciles leurs momeries comme au temps où la France gémissait sous le joug des moines et des tyrans[75] ! Est-ce donc que la République agonise et que les patriotes vieillis à son service vont perdre leurs places ? — D’autre part les royalistes ne se déclaraient pas plus satisfaits : après quelques mois d’apaisement apprécié, les chefs de la Chouannerie, presque tous jeunes et ardents, prenaient en lassitude leur oisiveté présente ; ils regrettaient la vie de périlleux hasards ; n’avaient-ils pas, en acceptant trop tôt la Pacification de Hoche, compromis l’avenir ? La soumission à la République ne leur fera-t-elle point perdre tous droits à la reconnaissance des Princes lors de la Restauration immanquable ?

Et puis il restait dans les forêts du Morbihan beaucoup de sans asile, — émigrés errants, survivants de Quiberon, Vendéens de Charette, — beaucoup de déserteurs de l’armée républicaine aussi, dont la seule ressource était le « chouannage » et qui réclamaient des enrôlements. Bref, après moins d’un an de repos, les adversaires pacifiés entrevoyaient la probabilité d’hostilités prochaines et l’on en discutait sans répit dans les salons des villes comme sous le chaume des métairies.

Un jour, à Saint-Brieuc, au café Bailly, place Saint-Guillaume[76], un petit cénacle de bourgeois, jacobins attardés, fulminait contre ces brigands royalistes dont le fanatisme avait entravé l’essor de la démocratie : n’aurait-on pas dû les exterminer en masse ? Un jeune lieutenant de la 104e demi-brigade, échauffé par la rhétorique de ces matamores d’estaminet, s’égaya de leurs faciles fanfaronnades envers des adversaires contre lesquels il avait fait, lui, le coup de feu. L’intervention goguenarde de cet « épauletier » déplut aux péroreurs : dispute, invectives, bagarre. Un particulier s’interpose ; — grande taille, visage grêlé, barbe brune ; — il saisit un tabouret qu’il brandit de ses mains robustes ; l’officier dégaine ; tous deux se dégagent de leurs assaillants et sortent du café, tête haute. Dans la rue ils se nomment l’un à l’autre : — « lieutenant Pierre Duviquet — Le Gris-Duval, chef royaliste. » On se serre la main ; on cause. Duviquet dit son dégoût de commander à des hommes indisciplinés, mal nourris, raisonneurs, découragés ; depuis un an plus de cent soldats de son bataillon ont déserté. Originaire des environs de Meaux, il s’est engagé en 1792, comme volontaire à la 184e demi-brigade : officier depuis deux ans, il est las de traîner ses guêtres en Normandie et en Bretagne et de ne jamais se battre contre les ennemis du dehors[77]. Le Gris-Duval ne s’épuise pas à réconforter son nouvel ami et à lui prôner les beautés de la servitude militaire. Sans doute l’incita-t-il, au contraire, à répudier ce rebutant métier et vanta-t-il les agréments de l’indépendance ainsi que la noblesse de la cause, prochainement triomphante, à laquelle lui-même avait voué sa vie. Huit jours plus tard le lieutenant Duviquet arrivait à Bosseny, très fêté par l’aimable société du château. Il quittait l’armée sans esprit de retour[78]. On verra par la suite de ce récit que, en abandonnant le droit chemin, il allait entraîner ceux dont il devenait l’hôte à de désastreuses aventures et se vouait lui-même au plus tragique destin.



  1. On écrit, dans le pays, Boscenit. Pour les noms de lieux, on adopte ici l’orthographe de la carte de l’état-major.
  2. Levot, Biographie bretonne, article Le Gris-Duval.
  3. Née Louise Le Texier de Bosseny. Elle avait 25 ans en 1795. Kerigant, Les Chouans, p. 65.
  4. Levot, Biographie bretonne.
  5. On suit, pour ces détails, les souvenirs de G. de Kerigant, fils des hôtes de Bosseny : Les Chouans, épisode des guerres de l’Ouest, Dinan, 1882.
  6. L’étang de Launay. Le crâne fut retrouvé, plusieurs années après, quand l’étang fut asséché : on l’inhuma alors dans la chapelle du château de Launay ; plus tard, il fut enterré dans le cimetière de la Corne-en-Maroué, près de Lamballe, où il doit se trouver encore. Émile Bernard, ouvrage cité, p. 412.
  7. Notes inédites communiquées par M. le docteur O. Sagory, maire de Moncontour. La tombe de Boishardy était, au cimetière de Bréhand, « à peu près à l’endroit où s’élève la tour de l’église neuve ». En 1843, on fit des fouilles à cet emplacement ; on ne découvrit aucune trace d’ossements. Une croix a été dressée et se voit encore sur le bord de la route de Lamballe à Moncontour, presque à l’entrée du chemin des Champs-Piroués, à cent pas environ de l’endroit où, dans ce chemin, tomba Boishardy.
  8. Correspondance de Hoche. Hoche ordonnait à Crublier de « faire arrêter, sans perdre un moment, les officiers qui commandaient le détachement des grenadiers et ceux d’entre eux qui ont coupé et promené la tête de Boishardy ». D’après M. Émile Bernard, l’original de cette lettre de Hoche est conservé dans les archives de M. le marquis de Kerouartz.
  9. C’est une question de savoir si Boishardy apprit, avant de mourir, l’événement du Temple. Il fallait au moins cinq ou six jours, à un courrier spécial, pour porter de Paris un message à Moncontour. La mort de l’enfant détenu est du 8 juin ; mais elle ne s’ébruita à Paris que le 10. Boishardy a pu en être informé le 15. Il est à noter que le premier qui nia la mort de Louis XVII au Temple fut l’un des officiers de Boishardy, Chantreau. (Béjarry, Souvenirs vendéens, 158-159.) Il avait vécu à Bréhand, assisté aux entrevues d’Humbert, et devait être très renseigné de choses qui n’ont pas été dites.
  10. Danican, Les brigands démasqués, p. 191, écrit : — « Tout semblait se réunir pour assurer des succès aux Royalistes, et si, à cette époque, ils eussent remporté un succès éclatant, ils entraînaient toute la France dans leur parti. »
  11. A. de Beauchamp, Mémoires secrets relatifs aux différentes missions royalistes de madame la vicomtesse Turpin de Crissé, II, 254.
  12. On cite entre autres, « la mère et la sœur de Boishardy ». Puisaye, Mémoires, VI, 420. Mais ce doit être une confusion ; ailleurs, — VI, 407, — Puisaye écrit, « la veuve et la sœur du malheureux Boishardy ». Il croit que celui-ci a épousé mademoiselle de Kercadio.
  13. À défaut d’un acte de baptême, il est assez difficile de préciser son âge : en 1815, elle écrivait que « mariée à quinze ans », elle s’était trouvée veuve, « à peine âgée de dix-sept ans ». Comme Pont-Bellanger avait émigré, au plus tard, en 1793, et qu’il ne devait mourir qu’en 1796, on voit que la vicomtesse s’égarait un peu dans ses calculs et se rajeunissait de plusieurs années. » Archives nationales, F7 6149A et 6596.
  14. Archives nationales, F7 6596.
  15. D’après Puisaye, ce serait le marquis de Talhouët de Bonamour, qui, courrier secret de la correspondance des agents de Paris avec la Bretagne, aurait rapporté à Tinténiac l’ordre supposé de quitter la côte. Mémoires, VI, 407.
  16. Ou plutôt inspiré à Puisaye par Georges Cadoudal.
  17. Puisaye, Mémoires, VI, 420.
  18. La maison d’Amphernet, l’une des plus anciennes de Normandie, a fourni un compagnon de Guillaume le Bâtard à la conquête de l’Angleterre, en 1066. Les services militaires ont été, depuis les temps les plus reculés, permanents dans cette famille qui, à la veille de la Révolution, voyait neuf ou dix de ses membres se grouper autour de la Monarchie menacée : de ce nombre était le vicomte d’Amphernet de Pont-Bellenger, mari de Louise du Bot du Grégo. Les armes de cette maison sont « de sable, à l’aigle éployée d’argent, becquée et membrée d’or ».
  19. Au nombre des lieutenants de Tinténiac, dans l’expédition projetée, Puisaye cite, outre ces deux noms, M. de la Houssaye et le chevalier de la Marche.
  20. Madame du Grégo de Pont-Bellenger écrivait en 1816 : « Pont-Bellenger était le second de Tinténiac, mon parent. » (Archives administratives de la Guerre ; dossier du général Bouté.)
  21. Cet avis lui avait été adressé par un certain abbé de Boutouilac, correspondant, lui aussi, de l’agence de Paris ; il n’est pas indifférent de rappeler que l’agence royale de Paris était alors dirigée par Lemaître ; l’abbé Brotier, qui était son principal acolyte et qui devait lui succéder, écrivait, quelques mois après Quiberon : « J’ai de jolies femmes dans nos intérêts… » C’est le programme de toute une politique. V. Chassin, Pacifications, II, 244.
  22. Le château de Coëtlogon appartenait, en 1789, à la famille de Carné. Il a été démoli au cours du xixe siècle. B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord, V, 391.
  23. M. de La Vieuxville venait d’être nommé au commandement des Côtes-du-Nord, en remplacement de Boishardy ; mais il n’était pas populaire. D’ailleurs, des compétitions lui faisaient la tâche impossible.
  24. « D’après le comte de La Fruglaye, dont la parole a tant de poids, cet épisode romanesque serait une invention révolutionnaire. » Crétineau-Joly, Histoire de la Vendée militaire, édition Drochon, III, 380.
  25. « Brave comme son frère, beau jeune homme roux, Julien était chéri des jeunes filles et portait, sans doute à cause de cela, le surnom de Mamy. » Sageret, Le Morbihan sous le Consulat, I, 185.
  26. Tallien mandait le 20 juillet, au Comité de Salut Public : « J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : l’infâme Tinténiac a trouvé une mort digne de ses crimes. Après avoir porté la désolation dans tout le Morbihan, il s’est fait tuer comme un lâche par un soldat de la division Champeaux que les Chouans ont assassiné pour venger leur ex-chevalier… » Crétineau-Joly, Histoire de la Vendée militaire, éd. Drochon, III, 381. Rouget de l’Isle, qui prit part à la campagne de Quiberon, comme officier bleu, écrivait plus tard : « Ainsi périt à la fleur de l’âge le chevalier de Tinténiac, officier de la valeur la plus brillante, d’une audace et d’un sang-froid que rien n’étonnait, modeste, loyal, généreux, plein de ce dévouement à sa cause et de cette franchise d’exaltation qu’on respecte et qu’on aime dans quelque parti qu’ils se rencontrent. »

    On n’a pas la prétention de faire ici l’histoire de l’Armée rouge ; cette histoire ne sera probablement jamais écrite, faute de documents précis. Ceux qui ont conté sommairement cet épisode des guerres civiles, Puisaye dans ses Mémoires, M. de Cadoudal dans Georges Cadoudal, Crétineau-Joly dans son Histoire de la Vendée militaire, M. l’abbé Le Falher dans le Royaume de Bignan, M. Lasne dans Le Mystère de Quiberon, ne s’accordent pas sur les dates des différentes étapes de ce corps expéditionnaire à travers le Morbihan et les Côtes-du-Nord. On hésite même, après les avoir lus, sur la date exacte de la mort de Tinténiac : le 15 juillet, le 17, le 18 ? Chassin ne s’attarde pas à ce hors-d’œuvre. La réédition de l’abbé Deniau y fait à peine allusion. Tous, cependant, suivant en cela Louis Blanc, qui fit une étude quelque peu approfondie des Papiers de Puisaye conservés au British Museum, reconnaissent l’intervention de l’agence royale de Paris, hostile à la descente anglaise. Ce serait pour assurer l’insuccès de Quiberon que Tinténiac aurait été, avec son armée, attiré loin du point où sa présence était indispensable ; on a même insinué que la balle qui l’a frappé n’était pas une balle républicaine. C’est aller loin dans les hypothèses ; au vrai, les pièces d’authenticité et de véridicité incontestables font défaut et on n’aperçoit pas même où l’on pourrait les chercher, tant il appert que tous ceux qui furent mêlés aux intrigues de Quiberon ont pris le grand soin de maquiller la vérité pour couvrir d’une excuse leur insouciance, leur incurie ou les lamentables effets de leurs rivalités.

  27. Les noms déjà cités, plus MM. de Closmadeuc, de Busnel, de Guérin, de Keroulas, etc…
  28. Archives administratives de la Guerre, Dossier Bonté.
  29. Rentré en Bretagne en décembre 1794, il était de ces émigrés qui, arrêtés avec Prigent, furent mis en liberté lors de la pacification de La Mabilais.
  30. L’un des fils de madame de Kerigant a, plus tard, relaté cette scène en un précieux petit volume qu’il faut lire avec précaution, car l’auteur a transcrit ses souvenirs de famille tels qu’il les avait bien souvent entendu raconter et sans prendre la peine de les soumettre à une critique sérieuse ni de les éclairer par une chronologie précise. Or, chacun sait par expérience combien les faits, ceux mêmes dont on a été personnellement le témoin, se brouillent et s’enchevêtrent dans la mémoire, s’ils ne s’y déforment point. Ainsi, M. de Kerigant a écrit que, ce jour-là, se trouvaient, entre autres, chez ses parents, Tinténiac et Bourmont, arrivant d’Angleterre. Le 21 juillet, Tinténiac, depuis trois ou quatre jours était mort et Pont-Bellenger le remplaçait au commandement de l’Armée rouge. Il n’est pas impossible que Bourmont fût là ; cependant on constate quelques jours plus tard sa présence, auprès du Roi, à Vérone, d’où il devait rapporter une lettre écrite par Louis XVIII à Charette et datée du 13 août. S’il séjournait à Kerigant le 21 juillet, il fallut qu’il effectuât en moins de 20 jours le long trajet de Bretagne en Lombardie, ce qui paraît court pour un proscrit dont la route est hérissée d’obstacles et de dangers. D’autre part, quoique M de Kerigant n’indique pas la date de cet épisode, il ne paraît pas possible d’en assigner une autre que celle du 20 au 21 juillet 1795, car il nécessite à la fois la présence de « Georges Cadoudal, de Mercier, de Saint-Régent », qui ne devaient, de longtemps, reparaître dans cette partie de la Bretagne, et l’intervention des soldats de Crublier, à la poursuite de l’Armée rouge. Or Crublier passait, le mois suivant, à un commandement dans l’Ille-et-Vilaine et opéra ensuite en Vendée. (Chassin, Pacifications, II, 58 et 98.)
  31. On a dit qu’il fut arrêté par ses soldats au moment où il s’enfuyait, qu’un conseil de guerre improvisé prononça contre lui la peine de mort, mais que Georges Cadoudal prit sur lui de le faire évader. (Georges Cadoudal, par G. de Cadoudal, 108.)
  32. On ne peut qu’émettre des hypothèses sur la date de la première rencontre de Hoche avec madame de Pont-Bellenger. Hoche était à Rennes le 10 juillet : il y venait conférer avec Aubert-Dubayet. Il se préoccupait alors d’organiser au plus vite l’espionnage. Chassin, Pacifications, III, 490. Est-ce à cette date qu’il aurait conquis et enrôlé la jeune femme ? Est-ce par son influence qu’il aurait obtenu le détournement de l’armée de Tinténiac et sa randonnée vers Coëtlogon ? Le 12, Hoche était de retour à la côte ; le 22, il quittait Quiberon, et c’est peut-être alors seulement qu’il rencontra la coquette marquise.
  33. « Beaucoup croient qu’il s’exposa volontairement à la mort par suite du chagrin que lui causaient les scandaleuses relations de son épouse, avec le général Hoche. » (J. Le Falher, Le Royaume de Bignan, 478, n.) Charette avait été pris le 23 mars 1796 ; c’est le 25 que fut tué Pont-Bellenger. Hoche écrivait, le 3 mars 1796 : « La personne qui m’a si bien servi depuis trois mois est la fille de la marquise de Grégo… Les royalistes n’ont pas fait un mouvement ou une intrigue que je n’en aie été instruit sur-le-champ… »
  34. Probablement l’Étang neuf, entre Plésidy et Saint-Gilles-Pligeaux.
  35. En Plumelin.
  36. En Moustoirac.
  37. Il était le frère de l’héroïne des massacres de l’Abbaye en septembre 1792.
  38. Elle épousa plus tard M. Le Coniac de La Pommerais.
  39. Il semble bien que nul contemporain n’eut soupçon du séjour de Pont-Bellenger à Bosseny ; on n’en a eu indirectement la révélation que par un document découvert beaucoup plus tard dans les Archives des Côtes-du-Nord, un brevet délivré au comte Salomon de Lorgeril, brevet signé Vicomte de Pont-Bellenger, commandant en chef l’armée royale et chrétienne, et daté de Bosceny près de Moncontour, le 27 juillet 1795. V. P. Hémon, Le Comte du Trévou, p. 73-74.
  40. Les administrateurs du district de Loudéac à ceux du district de Broons, 18 thermidor, III. Archives des Côtes-du-Nord.
  41. Lettre de Le Veneur de La Roche à M. Henri de Busn… (Busnel), 5 août 1795 à 11 heures du soir. Archives des Côtes-du-Nord.
  42. « Cet individu (Lorgeril) avec quatorze autres, a été tué à Bosseny. » Lettre des administrateurs du district de Loudéac à ceux du district de Broons.
  43. Le récit tracé de cet événement par M. de Kerigant dans son volume Les Chouans est exact sur certains points, mais très fantaisiste sur d’autres : c’est le défaut de toutes les relations, émanassent-elles de témoins oculaires, qui ne sont pas soumises à la critique des documents authentiques. M. de Kerigant, qui n’était pas né, je crois, à l’époque du massacre de Bosseny, l’a certainement bien souvent entendu raconter par ses parents, mais, ainsi qu’il arrive aux plus férus de véracité, leur narration s’amplifiait à mesure que les faits s’estompaient dans leur mémoire. C’est ainsi que, dans Les Chouans, madame de Kerigant se lance à la poursuite des soldats et leur reprend, non seulement ses deux sœurs, mais aussi la plupart des vingt chevaux et une bonne partie du butin. En ce qui concerne les chevaux et le butin, les documents d’archives ne disent mot ; mais quant à madame Le Gris-Duval, elle ne fut pas délivrée par madame de Kerigant ; la troupe rentra sans malencombre à Loudéac. La lettre de Le Veneur, du 5 août, citée plus haut, dit : « Madame Le Gris, sa sœur et Joséphine de Kercadio sont en prison. » La lettre des administrateurs de Broons confirme : « La femme Legris et les autres étant en prison à Loudéac… — Archives des Côtes-du-Nord.
  44. B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord, V, 283.
  45. Il y avait plusieurs Le Saulnier dans l’Administration des Côtes-du-Nord. Celui-ci serait-il Le Saulnier, du Vauhelle, qu’une note de l’an VI qualifie de « royaliste outré, sans mœurs ni probité, totalement dévoué aux Chouans et aux ci-devant nobles et couvert du mépris public. » Archives nationales, F7 7330, Situation des Administrations civiles à Port-Brieuc (Saint-Brieuc) à l’époque du 10 nivôse, VI.
  46. P. Hémon, Le Comte du Trévou, p. 74-75.
  47. Lettre de Le Veneur de La Roche citée plus haut. Cette lettre saisie sur un courrier des rebelles fut envoyée par les Administrateurs du district de Broons aux Administrateurs du Finistère. Archives des Côtes-du-Nord.
  48. Dans les premiers jours de septembre 1795.
  49. Le général Lemoine, qu’on surnomma le bourreau de Quiberon, écrivait le 5 septembre aux représentants du Peuple : « Vous m’avez demandé de vous fournir une liste des bons patriotes qui m’ont aidé dans les vengeances que j’ai exercé au nom de la Nation… J’ai le regret de vous annoncer que tous ont péri, assassinés par nos lâches ennemis. C’est à peine si les états de situation que je viens de parcourir en présentent quelques-uns sur les cadres. Les brigands avaient juré de les faire tous périr et nous ne pouvons qu’honorer leur mémoire républicaine. » Lettre citée par Crétineau-Joly, Histoire de la Vendée militaire, édition Drochon, III, 156.
  50. Archives nationales F10 111. Côtes-du-Nord, 2, Plainte des électeurs républicains au Conseil des Cinq-Cents, 4 novembre 1795.
  51. Habasque, Notions historiques sur les Côtes-du-Nord, III, p. 56.
  52. Le Fahler, Le Royaume de Bignan, p. 559 et Archives nationales F7 3682.
  53. Née Marie-Gabrielle Thibault, âgée de 38 à 40 ans en 1796.
  54. Le 6 février 1796.
  55. Il avait quitté son corps dès le mois de mars 1794, emportant ses armes et ses équipements. Archives nationales, F7 36691.
  56. Archives nationales, F10 111, Côtes-du-Nord, 10. Compte rendu par le suppléant du commissaire du département des Côtes-du-Nord au Directoire exécutif. Port-Brieuc, 21 brumaire, IV.
  57. De temps en temps on sévit… mais contre des prêtres inoffensifs. Au début de 1796, les colonnes mobiles des Côtes-du-Nord assassinent trois ecclésiastiques et dévastent l’abbaye de Saint-Aubin, dont tous les habitants, ci-devant religieux bénédictins, sont massacrés. Les trois prêtres étaient le P. Tournois, ci-devant capucin, massacré avec ses deux guides près de Dinan ; — le chanoine Rubec, fusillé sans jugement à Mégrit où il vivait retiré ; — et l’abbé Gauron, recteur de Lanrelas, égorgé à la sortie de ce bourg. Un seul des moines qui vivaient réfugiés à Saint-Aubin, dans la forêt de la Hunaudais, échappa au massacre de ses compagnons par les gardes nationaux de Lamballe. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Études, 108-109. V. aussi B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord, II, 196. Hoche s’indignait de ces tueries. — « Tous les jours, écrivait-il, on guillotine des prêtres à Vannes. Tous les jours aussi les vieilles femmes et les jeunes gens viennent tremper leur mouchoir dans le sang de ces malheureux et bientôt ces monuments d’horreur servent de drapeaux aux fanatiques habitants des campagnes. » La lettre est de mars 1796. (V. Le Falher, Le Royaume de Bignan, p. 503.)
  58. Armez, commissaire général du département au ministère de l’Intérieur : « Les employés de l’Administration sont peu exacts ; on n’ose leur faire des observations, car ils ne sont pas convenablement salariés et on craindrait une désertion en masse. » Archives nationales, F1b II, Côtes-du-Nord, i.
  59. Archives nationales, F1b II, Côtes-du-Nord, i.
  60. Archives nationales. Idem.
  61. Les Administrateurs du district de Broons à ceux du district de Loudéac 24 thermidor, III, Archives des Côtes-du-Nord.
  62. Proclamation affichée à la porte de l’église de Rochefort-en-Terre, le 31 août de l’an Ier du règne de Louis XVIII. Chassin, Pacifications, II, p. 52.
  63. Tableau de dépréciation du papier-monnaie, arrêté par les Administrateurs des Côtes-du-Nord. Cité par Dubreuil, La vente des Biens nationaux.
  64. « À Plémy, nous nous étions trouvés avec toute la municipalité… à calculer le rôle de la commune qui se montait à 3.000 et quelque cent livres. » Déclaration du Chouan Mairesse. Archives nationales, F7 6147.
  65. « Nous punirons de mort tous les collecteurs et autres qui s’emploieront pour faire rentrer les contributions. » Proclamation de Rochefort-en-Terre, même document que ci-dessus.
  66. Le commissaire national près le tribunal du district de Lamballe aux représentants du peuple composant le Comité de Salut Public (sic).
  67. Archives nationales, BB18 251, dossier 7183.
  68. Abbé Deniau, Histoire de la guerre de Vendée, V, p. 147.
  69. « Les Chouans sont « maîtres partout » et « les campagnes subjuguées leur obéissent. » Lettre adressée au Directoire par Faverot, commissaire provisoire à Vannes, 15 novembre 1795, citée par Le Falher, Le Royaume de Bignan, 490.
  70. Le district de Josselin au Département, 9 frimaire, IV. Le Falher, idem.
  71. Archives nationales, F1b II, Côtes-du-Nord, i. Placard imprimé.
  72. Une lettre de Georges Cadoudal, trouvée sur un prêtre insermenté, expose nettement les raisons qui décidèrent les chefs morbihannais à la soumission : — « Toutes les puissances, excepté l’Angleterre et l’Empire, ont reconnu la République… Nous n’avons rien à attendre pour notre légitime souverain des puissances aujourd’hui belligérantes… Notre mère la Vendée est entièrement soumise… il nous reste le malheureux Morbihan, et que peut-il contre les forces immenses qu’il a contre lui ? Se faire incendier et totalement ruiner sans le moindre espoir… Dieu même ne doit pas demander de nous l’impossible… Le Pape même traite avec la République… Elle ne peut pas manquer, sous bien peu de temps, de devenir légitime… Elle existe réellement parce qu’il n’y a pas un seul être qui puisse dire raisonnablement : — « J’ai des forces suffisantes pour détruire le gouvernement actuel. » Archives de la Guerre, Armée des Côtes de l’Océan, 20 juillet 1796. Citée par Chassin, Pacifications, II, 555.
  73. Les signataires avec Le Gris-Duval de cette soumission étaient La Roche-Le-Veneur, commandant en chef ; Villeneuve-Bernard ; Dutertre ; Guillaume Le Veneur, chef de division ; et Le Vicomte, major. Le contrôle nominatif promis n’a pas dû être déposé ; on ne le retrouve ni aux Archives nationales, ni à celles des Côtes-du-Nord.
  74. Le mariage civil est inscrit aux registres de la commune de Plœuc à la date du 17 février 1797.
  75. Archives nationales, F7 36691.
  76. Café connu, depuis lors, sous le nom de Café Jouault. C’est aujourd’hui un garage.
  77. Pierre Duviquet, fils de Jean Duviquet et de Catherine Legendre, né à Trilbardoux, district de Meaux, Seine-et-Marne ; engagé le 1er janvier 1792, sergent le 10 septembre 1793, promu sous-lieutenant le 20 pluviôse, an II, 8 février 1794. Contrôle de la 184e demi-brigade. Archives nationales, F40* 487.
  78. Le dossier de Duviquet n’existe pas aux Archives du ministère de la Guerre. Le contrôle des officiers de la 104e demi-brigade (ex-184e) ne s’y retrouve pas. Dans sa brochure Les Chouans, M. de Kerigant écrit que l’officier envoya à ses chefs sa démission ; mais on a déjà dit avec quelle méfiance on doit consulter cet ouvrage sur tout ce qui n’est point souvenir ou tradition de famille.