La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch03

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 219-226).


CHAPITRE III

La Cheminée qui parle


Lucile n’avait pas l’ait un mouvement. Elle restait enfoncée dans son fauteuil, en face du feu qui pétillait joyeusement.

Des idées noires cavalcadaient dans sa tête. Vidal fusillé, ou bien, elle, mariée à Bilmsen…

Quel deuil choisirait-elle ?

Sinistre dilemme ; à quelque parti qu’elle s’arrêtât, il y aurait deux victimes. Si le capitaine mourait, elle demeurerait la veuve inconsolable ; si elle s’unissait à Enrik, Vidal souffrirait toutes les tortures de l’abandon.

La France, Napoléon, Louis XVIII, la guerre, la paix, préoccupations terribles de cette année néfaste, se mêlaient à ses angoisses personnelles.

Que décider ? Que résoudre ?

Héroïne de bronze ou de marbre, elle n’eût pas hésité. L’honneur commandait de laisser l’officier marcher à l’exécution.

Mais elle était femme… ; mais elle aimait de toute son âme, et elle se sentait défaillir en songeant qu’il serait là, vis-à-vis un peloton de tireurs, présentant sa poitrine aux balles mortelles.

Et tout à coup elle se redressa, regarda la cheminée avec effroi.

Du milieu des flammes dansantes, une voix jaillissait, disant :

— Mademoiselle, poussez le verrou de la porte d’entrée et éteignez le feu.

La cheminée parlait.

Un instant la jeune fille se demanda si elle ne devenait pas folle ; ses mains tremblantes se crispèrent sur son front.

Mais de nouveau la cheminée parla :

— Je vous en prie, Mademoiselle, c’est un ami qui est là… Votre prison est entourée de soldats, je suis obligé de me présenter par la cheminée…

— Un ami… qui… ? J’ai donc encore un ami… bredouilla Lucie se rassurant peu à peu ?

— Oui… un ami que l’Empereur a chargé de veiller sur vous.

— L’Empereur !…

Elle eut un cri de reconnaissance éperdue… À l’heure où les souverains du monde s’acharnaient contre son bonheur…, l’Empereur, lui, étendait sur elle sa main tutélaire ; il lui envoyait un défenseur.

Précipitamment elle courut à la porte, poussa le verrou, puis s’emparant d’une carafe posée sur la table qui occupait le milieu de la pièce, elle en vida le contenu sur la bûche flambante.

Une épaisse fumée emplit le foyer, déborda dans la chambre, mais avant qu’elle fût dissipée, un corps solide la déchira et Espérat Milhuitcent sauta sur le plancher, en éternuant :

— Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous saluer. Pardonnez-moi de pénétrer auprès de vous par ce chemin,… je n’avais pas le choix.

Et comme elle regardait le jeune garçon qu’elle ne connaissait pas, il reprit :

— Espérat Milhuitcent, fils adoptif du maître d’école de Stainville présentement messager de l’Empereur.

— Vous, vous, fit-elle, un enfant…

Le gamin se dressa de toute sa hauteur :

— Un enfant qui, caché dans les ruines de l’Abbaye, à Saint-Dizier, a assisté à votre comparution devant le czar Alexandre ; un enfant qui a averti Sa Majesté Napoléon… et à qui le grand homme a confié le soin de vous délivrer, ce que nous ferons la nuit prochaine.

Son aplomb, son audace tranquille stupéfiaient, Mlle  de Rochegaule.

— Comment j’arrive par la cheminée, tel un ramoneur… ? Voici l’histoire. Avec mon ami Bobèche, et un bon pope… Vous les verrez plus tard, je suis entré à Châtillon depuis une quinzaine. Sur informations, j’appris que vous étiez captive dans l’hôtel des Cloutiers. Une compagnie entière était affectée à votre garde. Quand la porte est barricadée, on passe par la fenêtre ; mais ici la fenêtre était aussi interdite… Alors, j’ai réfléchi, et le résultat de mes réflexions…

Il désigna le foyer. Avec surprise, Lucile constata que la plaque du fond était abattue laissant libre une ouverture sombre.

— Le voilà le résultat, acheva Milhuitcent, les alliés n’y ont pas songé, eux. Malins, les alliés, mais pas autant que les Français.

— Comment avez-vous découvert cette issue, interrogea la jeune fille en se l’approchant du visiteur ?

Espérat haussa les épaules :

— Comment ?… Vous voulez savoir cela aussi, Mademoiselle… Les minutes sont précieuses et j’ai encore beaucoup de choses à vous dire… Bah ! il faut vous donner confiance… Écoutez… Au mur du fond de l’hôtel des Cloutiers sont adossées les écuries de l’hôtellerie du Cheval-Blanc. En bas, au niveau du sol, le logement des chevaux, au premier, leur buffet, autrement dit le grenier aux fourrages. Percer un trou dans le mur fut ma première pensée. En cherchant l’endroit favorable, j’ai découvert la plaque de la cheminée, recouverte d’une simple couche de plâtre. La nuit, je me glissais à travers les bottes de paille, de foin, et je travaillais à desceller cette barrière. J’ai posé des pattes de fer qui la soutiennent, je les ai barbouillées de blanc. Bref, une fois refermée, personne ne la soupçonnera de nous avoir livré passage.

La prisonnière joignit les mains. Comme l’Empereur, comme Marc, comme Bobèche, elle subissait l’ascendant du caractère résolu, fait de témérité et de prudence, d’enthousiasme et de raisonnement, du brave garçon debout devant elle.

— Ce soir, continua Espérat, vers minuit, je viendrai vous chercher. Vous envolée, Marc Vidal ne court plus de danger ; sa mort ne servirait à rien.

— Vous avez préparé ma fuite, à travers ce pays occupé par l’ennemi ?

Il se prit à rire :

— Non pas… Une jeune fille est trop reconnaissable, nous serions arrêtés dès la première journée ; car, vous le pensez bien, on va lancer toute la cavalerie à votre poursuite…

Lucile pâlit :

— Mais alors…

— Attendez, Mademoiselle. Je vous ai préparé une retraite ou personne ne songera à vous aller chercher.

— Où donc ?

— Sur la place du Saint-Voile même… Au presbytère… Le curé, un brave homme, consent à vous cacher. Les bons alliés ne se figureront jamais que, fuyant, vous avez simplement traversé la place.

L’évidence de cette affirmation bouleversa Mlle  de Rochegaule. Ce fut avec une sorte de respect qu’elle répliqua :

— Ce soir je vous attendrai, je me confie à vous.

— Parfait ! Alors je me retire ;…rallumez le feu, lisez ; que votre fille de chambre ne se doute de rien… Elle est au mieux avec les alliés : c’est une coquine.

— Avant, laissez-moi vous serrer la main.

Pour toute réponse, Milhuitcent saisit l’extrémité des doigts de la jeune fille, les porta à ses lèvres, puis, rentrant dans la cheminée à reculons, il disparut non sans avoir répété :

— Rallumez le feu, lisez.

La plaque se referma, vibra un instant sous l’effort du jeune garçon qui l’assujettissait du dehors, puis le silence se fit ; Lucile aurait pu croire à la fin d’un rêve de son imagination.

Espérat était dans un grand grenier aux solives entre-croisées, supportant les tuiles de la toiture.

Un amoncellement énorme de bottes de paille, de bottes de foin, se dressait devant lui, laissant le long du mur un espace libre à peine suffisant, pour qu’il pût s’y mouvoir.

Mais le gamin connaissait les êtres. Si souvent, depuis son arrivée à l’hôtel du Cheval Blanc, il avait, durant les heures de la nuit, bravant le froid, le danger d’être surpris, exploré ce magasin à fourrages.

Contournant les obstacles, escaladant les remparts de paille, il atteignit bientôt l’ouverture donnant sur la cour de l’hôtel. Les montants d’une échelle appuyés au plancher indiquaient de quelle façon on pénétrait dans le grenier.

Un instant, le jeune garçon se tint coi, aux aguets, puis profitant d’une



seconde où la cour était vide de servants et de voyageurs, il se mit à califourchon sur l’échelle et se laissa glisser jusqu’au sol.

Les mains dans les poches, de l’air indifférent d’un flâneur, Espérat traversa la cour, gagna la voûte d’entrée.

À sa droite, s’ouvrait une large baie accédant à un vestibule d’où partait l’escalier conduisant aux chambres situées à l’étage supérieur.

À côté de la première marche, une porte close découpait dans la muraille son parallélogramme peint de couleur brune.

La clef était dans la serrure.

Sans façon, le fils adoptif de M. Tercelin ouvrit et pénétra dans un petit appartement de deux pièces séparées par un couloir vitré.

C’était le logis adopté par lui et ses compagnons.

Dans l’une des salles, Bobèche et le pope Ivan se tenaient, ce dernier en face d’une bouteille largement entamée.

— Comment nous tirer de là, disait Bobèche.

Adversitas beatificat cor hominum… l’adversité béatifie le cœur de l’homme, psalmodiait Platzov.

Tous deux saluèrent leur jeune compagnon d’une exclamation désolée :

— Ah ! mon pauvre ami.

— Qu’y a-t-il donc, interrogea celui-ci, sans rien perdre de son calme.

— Un malheur !

— Un désastre.

— Un jour de guigne.

Dies iræ, dies illa… Un jour de colère, un jour tragique.

Le pope et Antoine, fils parlaient ensemble.

— Voyons, demanda Milhuitcent qui ne comprenait rien à leurs lamentations ; avez-vous juré de me rendre fou ?

— Eh ! s’écria Bobèche, je crois que pour mon compte, je le suis.

— Mais encore ?

— Devine qui sort d’ici ?

— Dis-le-moi, ce sera plus tôt fait.

— Lord Aberdeen.

— Le délégué anglais ?

— Oui, mon fils, gronda le pope, légatus anglicanus.

— Et M. de Stadion, reprit le pitre.

— De Stadion, le commissaire d’Autriche… Que voulaient-ils ?

— Nous prier, moi Bobèche, et toi présenté ici comme un membre de ma troupe de comédiens…

— De donner une représentation, s’exclama le gamin ?

— Tu as mis le doigt dessus.

— Ah celle-là est trop drôle !

Et le jeune garçon éclata de rire. Ses interlocuteurs le considérèrent avec ahurissement.

— Il ne nous croit pas, bredouilla le pope qui élevant jusqu’à sa bouche le goulot de la bouteille posée devant lui, en vida le contenu d’un trait… Mon fils, in vino veritas, dans le vin, la vérité… Je suis plein du précieux breuvage… Le digne Bobèche a parlé selon la réalité.

— Mais je n’en doute pas.

— Cependant tu ris… tu n’es pas comédien… on reconnaîtra…

— Pas du tout, car je ne jouerai pas.

— Tu refuseras.

— Non. Cette nuit, M{{}}lle Lucile en sûreté — entre parenthèses, tout est arrangé de ce côté — cette nuit, dis-je, après l’avoir conduite au presbytère, nous quitterons Châtillon, au lieu de revenir ici.

— Sans mot de passe, sans rien… Mais malheureux, tu seras arrêté avant de sortir de la ville.

Cette fois, le jeune garçon baissa la tête d’un air pensif. L’observation était juste, il devait bien le reconnaître.

— Tu vois bien qu’il n’y a pas moyen d’en sortir, reprit Bobèche après un silence.

Mais l’enfant secoua la tête avec énergie :

— Avec cela !

— Que prétends-tu dire ?

— Quoi ! tu ne devines pas ?

— Ma foi, non.

— C’est pourtant clair. Si nous refusons nous sommes pris.

— C’est ce qui me désole.

— Tu baisses, ami Bobèche, puisque pour n’avoir rien à craindre il nous suffit de jouer.

— Mais jouer ?…

— Je jouerai.

— Toi ?

— Parfaitement ! ne dirait-on pas que c’est là une chose impossible. Mais, mon ami, depuis que je joue la comédie, je me dis royaliste je ne salue pas Caulaincourt, je cache ma joie des succès de l’Empereur.

— Parce que tu crois, tu aimes… Mais sur les planches ?

— Les planches !… je ne passerai pas plus au travers que toi.

Et avec une crânerie qui stupéfia son interlocuteur :

— Tu es Bobèche, je serai Galimafré.

— Toi… ?

— Moi-même. C’est pour demain. Nous avons vingt-quatre heures… ; non, vingt-trois, car il m’en faudra au moins une pour délivrer Mlle  de Rochegaule.

— Eh bien ?

— En vingt-trois heures, mille trois cent quatre-vingts minutes, j’ai le temps d’apprendre un rôle… Allons, mon bon Bobèche, fais de moi un acteur digne de te donner la réplique.

Le pitre se leva, courut à Espérat, l’étreignit dans ses bras :

— Ah ! courageux enfant… je t’admire.

Et Ivan, électrisé, entonna d’une voix animée un sursum corda retentissant.

C’était convenu. Le jeune homme allait devenir comédien.