La Muse qui trotte/41

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeurs (p. 217-224).


DANS LA NOTE





Eux ?… Mais ce sont des gens très bien.
Bon renom. Excellent maintien.
Correction, chic et tenue.
Le mari n’a rien inventé
Et la femme, de son côté,
Passe plutôt pour… ingénue.
Mais que nous importe cela,
Du moment que chacun les cote
(Car être coté, tout est là),

Comme ménage… dans la note ?



Monsieur. Quelque peu fatigué.
Grand, sec, poivre et sel. Distingué.
Club. Chevaux. Chasse. Patinage.
Correct de la tête aux talons.
Choix énorme de pantalons.
Cache soigneusement son âge.
Fréquente à l’Opéra, le soir,
Dans le petit monde où l’on trotte ;
Madame n’en veut rien savoir…

C’est un ménage dans la note.


Madame. Renom de beauté.
Épanouissement d’été.
Six cents visites par année.
Engraisse un peu. Corsets savants.
Semble tourner à tous les vents,
Mais au fond très, très ordonnée.
Toujours honnête. Point d’amant.

Mais des flirteurs à pleine hotte :
Monsieur les aime tendrement…

C’est un ménage dans la note.


Madame reçoit tous les jours
De cinq à sept. Thé. Petits fours.
Dès le printemps, boissons glacées.
Salon Louis quinze. Dessins.
Pastels. Statuettes. Coussins.
Fauteuils anciens. Teintes passées.
Maîtres d’hôtel froids et bien mis…
Eau chantonnant dans la bouillotte…
Ardent débinage d’amis…

C’est un ménage dans la note.


Deux enfants… très corrects aussi.
Garçon, fille. C’est bien ainsi.
Ni trop, ni trop peu. La mesure.
Le garçon est le plus âgé

Comme il sied. On s’est arrangé
De son mieux avec la nature.
Parents aperçus aux repas…
Institutrice polyglotte…
De la tendresse ? Connais pas…

C’est un ménage dans la note.


Peu d’amis ; des relations.
Le mardi soir, réceptions.
Musique intime ou causerie.
Une fois par an, grand gala.
Déménagement. Tra la la.
On éblouit la galerie.
Le lendemain… (Dieu sait comment !)
Telle ou telle feuille en jabote…
On s’en fâche… modérément…

C’est un ménage dans la note.


Comme lecture, uniquement
Un journal et son supplément,

Le dernier roman dont on cause
Et qu’on a parcouru, le soir,
Un instant, rien que pour pouvoir
Au moins « en dire quelque chose ».
Ensuite, sûr de son sujet,
On tranche, on discute, on parlote…
Hervieu, Prévost, Loti, Bourget…

C’est un ménage dans la note.


Quinze jours après le Grand Prix,
Départ obligé de Paris.
La mer, ou les eaux, ou la Suisse.
Septembre. On s’installe au château.
Chasses. Tennis. Cheval. Bateau.
Entraînements. Sports. Exercice.
On demeure là tout l’hiver.
On s’y morfond, on y grelotte ;
Mais on y vit moitié moins cher…

C’est un ménage dans la note.



Toujours corrects, chics et contents,
Ils vivront ainsi très longtemps
Sans fièvres, comme sans envie.
Telle qu’un tranquille feston
Aux flancs lisses d'un mirliton,
S’enroulera toute leur vie.
Ils marieront bien leurs enfants,
Ou beau titre ou grosse bank-note,
Et s’en montreront triomphants…

C’est un ménage dans la note.


Ils mourront… très correctement.
Billets de part. Enterrement.
Service un peu long qu’on abrège.
Airs penchés des parents en deuil,
Torrents de fleurs sur le cercueil.
Corbillard. Panaches. Cortège.

Au cimetière — dur chemin ! —
Dix ou douze amis dans la crotte…
Puis… oubliés le lendemain…

Jusqu’au bout, enfin, dans la note !