La Musique et ses destinées

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La Musique et ses destinées
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 811-841).
LA MUSIQUE
ET SES DESTINEES

I. The Music of the Future, by Franz Hüffer, London 1874. — D. Wagneriana, von A. W. Ambras, Leipzig 1875.


I

« Nous arrivons à un siècle où l’on n’écoutera plus que l’homme qui aura des opinions individuelles. On ne voit déjà plus que les demi-sots, les paresseux ou les timides répéter les opinions à la mode. » Jamais cet admirable raisonneur en médiocre style qui s’appelait Stendhal n’a pensé plus juste. La mode en effet nous cache le fond des choses, et, tant qu’elle règne, dispose de toutes les vérités ; heureusement que ce règne-là ne dure guère, et que la mode de la veille ne tarde pas à devenir la vieillerie du lendemain. Serait-ce que ce lendemain se lèverait déjà pour certaines théories musicales trop fameuses ? On le croirait presque à voir ce qui se passe en Allemagne, au pays d’où, nous vint la révélation. Naguère encore quiconque n’admirait, ne criait au miracle, était un réactionnaire absurde, un obscurantiste et, pis que tout cela, un philistin. Les femmes aussi s’étaient mises au jeu, et le passionnaient avec cette adorable dialectique minaudière, cette exubérance de vie nerveuse, et cette parfaite absence de conviction qui les caractérise en de telles rencontres. Il semble maintenant que le public se ravise ; après l’entraînement, voici le doute, après les folles ardeurs propagandistes la raillerie impertinente, et vous verrez que par un juste retour les véritables philistins pourraient bien être en fin de compte non pas les esprits restés dévots au culte de Mozart, mais tous ces fanatiques attardés qu’on appelle aujourd’hui la queue de Robespierre. La trilogie ou tétralogie sacramentelle n’est même plus respectée. « Quant aux Nibelungen, je conserve là-dessus mon scepticisme ; vivre quatre jours de suite dans cette atmosphère, songez-y donc ! Je ne sais au monde que Brendel et Hoplit de constitution à résister à cet assaut-là[1]. »

Depuis que ces lignes furent écrites, Brendel et Hoplit sont morts ; nous n’avions pas l’honneur de les connaître, mais cette manière de quitter l’existence pour se soustraire à si terrible épreuve donnerait à penser que c’étaient deux hommes d’esprit. Un autre homme d’esprit, M. Ambros, ironiste non moins fin que critique habile, considère comme un bonheur pour les excellens rapports de l’Allemagne avec le royaume d’Italie que Lohengrin, représenté à Bologne, n’ait point trop déplu, et, parlant de la régénération universelle dont les fêtes de Bayreuth seront tôt ou tard l’occasion, il ajoute : « Les Grecs eurent leurs jeux olympiques, qui leur servaient à mesurer le temps, nous imiterons cet exemple ; seulement, au lieu de compter par olympiades, nous compterons par bayreuthiades, et nous dirons : Ce fut dans la troisième année de la douzième bayreuthiade que telle chose advint. » Le docteur Carus a constaté l’existence d’épidémies intellectuelles pouvant, comme les autres épidémies, frapper des populations entières ; pourquoi n’inscririons-nous point au nombre de ces phénomènes la wagneriana epidemica, espèce de danse de Saint-Guy et de manie des flagellans ayant sévi de l’année 1864 à l’année… ? » Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un médecin, — un Allemand encore, s’il vous plaît, — traitant des maladies nerveuses du présent et de l’avenir, y donne en tout sérieux physiologique la description des ravages produits par la musique de M. Richard Wagner sur les organisations susceptibles. Quelle ressource et quel antispasmodique serait en pareil cas ce Joseph Haydn, tenu en si mauvais renom dans la paroisse, et dont la musique vous réjouit les nerfs comme une abondante et douce rosée de mai, — Haydn, l’aïeul, sinon le père de Schubert !

Cependant, tandis que l’Allemagne opère déjà en sens inverse, les traînards de France et d’Angleterre s’essoufflent à vouloir toujours pousser en sens direct, et ne s’aperçoivent pas qu’ils sont distancés. Que voulez-vous ? l’art qui au siècle passé produisit Don Juan, qui depuis nous a valu Fidelio, le Freyschütz, Euryanthe, Oberon, qui nous donnait hier Guillaume Tell et les Huguenots, cet art-là ne leur suffit point, à ces braves gens consumés de l’amour du vrai ! « Quelle dose de vérité faut-il admettre dans les beaux arts ? grande question ! » disait encore ce Stendhal, qu’il faut toujours citer pour la translucidité de ses perceptions premières. Oui certes, grande question que l’impuissance en s’aidant du sophisme ne se lasse pas d’embrouiller. Chaque art a sa dose de vérité, comme il a sa dose de poésie ; mais les choses de la pensée ne se traitent point si grammaticalement. Il n’appartient qu’au seul génie d’en fixer les règles, et quand il a créé la langue, dicté les formes par des exemples immortels que les générations se transmettent avec admiration et qu’elles ne modifient qu’avec respect, quand il nous a montré comment on s’y prend pour atteindre au sublime, ce n’est point affaire aux rhétoriciens de nous venir prêcher le règne de la platitude.

Il fut un bienheureux temps où les musiciens composaient des chefs-d’œuvre sans se douter de ce qu’ils faisaient, où des Sébastien Bach, des Haydn, des Mozart, rapportaient naïvement à Dieu le mérite et la gloire de leurs inventions. C’était alors la période édénique de jeunesse et de candeur ; l’Eve musicale, n’ayant point encore touché au damné fruit de l’arbre de science, vivait tranquille et joyeuse dans son paradis. Elle en est sortie aujourd’hui pour jamais, et c’est cet infernal besoin de connaître qui l’en a chassée. « Tu enfanteras dans la douleur ! » Hélas ! c’est désormais dans la philosophie, dans la psychologie et l’ethnographie, dans l’histoire ancienne et moderne qu’elle enfante. Ses belles heures de soleil et d’inspiration se consument à creuser, — comme cet appariteur familier du vieux Faust qui, par je ne sais quelle ironie du destin, lui aussi, s’appelle Wagner, — à fouiller l’aride sol de la théorie, « heureuse quand, au lieu d’un trésor qu’elle cherche, elle a trouvé un ver de terre ! »

Le principe poétique de la musique est-il dans la musique même ou ne résulte-t-il pas seulement de l’union complète, absolue, de la musique avec les paroles ? Voilà le problème qui depuis tantôt quinze ans passionne tous les byzantins d’Allemagne, de France et d’Angleterre. Quelques-uns veulent que la musique soit un art indépendant, un art tirant de soi ses moyens d’expression, et dont une alliance trop étroite avec la parole ne peut que gêner les mouvemens. Le philosophe Arthur Schopenhauer va même jusqu’à recommander l’exemple de Rossini, qui, traitant les paroles sans conséquence, en use comme il en faut user, « car la musique parle si bien et si clairement sa propre langue qu’elle n’a nul besoin des mots, et que le simple orchestre lui suffit pour produire tous ses effets. » Vous pensez ce qu’une semblable hérésie doit soulever de tempêtes chez les bons orthodoxes. C’est alors qu’on les voit recourir au livre canonique et s’inspirer de l’Esprit-Saint. Les œuvres théoriques de M. Richard Wagner ne forment pas moins de neuf volumes. C’est le transcendantal dans l’absurde et dans la présomption. Politique, religion, histoire, économie sociale, toutes les questions sont traitées et ramenées imperturbablement vers un centre qu’il occupe, lui, le messie annoncé par les prophètes, le rédempteur descendu des deux pour racheter les générations présentes et futures de l’horrible esclavage du préjugé. Neuf volumes de théorie, quel lourd bagage pour un seul musicien, alors que la sagesse nous enseigne que l’esprit de spéculation philosophique et le génie créateur sont deux puissances peu habituées à marcher ensemble ! Qu’à cela ne tienne, on invoquera le précédent de Beethoven ; l’auteur de la neuvième symphonie lisait Plutarque, entremêlait ses manuscrits de citations d’Homère et de sentences hiératiques empruntées au sanctuaire de Saïs : preuve incontestable que chez ce héros, précurseur d’un héros plus grand, le sens esthétique n’excluait point la force créatrice. Et d’ailleurs qu’est-ce que cette neuvième symphonie elle-même, sinon le premier pas vers la musique poétique, premier acheminement vers le drame lyrique de l’avenir ? Chacun sait que le chœur joue un rôle en cette admirable symphonie ; mais comme bien des gens pourraient trouver cet accouplement des vers et de la musique une chose du reste assez naturelle, et ne point s’étonner outre mesure de voir Beethoven expérimenter une fois par hasard quel bruit rend une strophe de Schiller en tombant dans l’immense abîme de son harmonie, tout de suite les faiseurs de systèmes d’intervenir et de s’écrier : « Contemplez, méditez ce prodige, Beethoven, arrivé au point culminant de son activité, s’arrête frappé de découragement ; en train d’écrire son œuvre dernière, il sent que la musique est impuissante à traduire à elle seule sa pensée, il appelle à son aide la poésie, et les paroles de Schiller, complétant l’inspiration du maître, résonnent à la fois comme un glas de mort pour la musique absolue et comme l’accent d’inauguration d’une période nouvelle où la musique et la poésie ne se sépareront plus[2]. »

Il serait cependant bien temps d’en finir avec ces ridicules imaginations d’une esthétique à bout de voie, et j’ai peine à comprendre qu’un homme écrivant une introduction à l’histoire de la musique depuis Beethoven en soit à se faire dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’on nous raconte là. Jamais Beethoven ne se fût donné à lui-même un pareil démenti. Que M. Franz Hüffer consulte donc les écrits de Ferdinand Hiller[3] ; il y puisera sur le sujet des renseignemens irréfutables. En empruntant, dans la partie finale de la neuvième symphonie, quelques vers à l’Hymne à la Joie de Schiller, Beethoven n’eut jamais la sotte idée de fonder un dogme et de prêcher la délivrance de la musique par la parole ! Il a, selon la fantaisie et l’essor du moment, tenté là une expérience et rien de plus. Cette expérience, grosse de tant de prétendue philosophie critique, pourquoi ne l’a-t-il pas renouvelée ? car, somme toute, la symphonie avec chœur n’est point son chant du cygne, les derniers quatuors sont venus après, et, lorsqu’il est mort, il méditait une dixième symphonie et une grande ouverture. Singulière manie de vouloir toujours associer à ces tendances d’avenir le représentant le plus direct de la musique instrumentale absolue, un maître qui, sans jamais sentir le besoin de s’aider de la parole, évoque des profondeurs de son orchestre ou de son clavier des mondes de poésie et dont l’unique opéra qu’il ait écrit, Fidelio, est encore une symphonie ! On s’obstine à nous représenter la musique comme un corps harmonique, un simple corps auquel la poésie ou mieux le texte littéraire donne l’âme, erreur complète : la musique a son âme bien à elle, sa poésie qui lui est propre, — j’entends ici la bonne musique, car, pour la mauvaise, qu’elle soit instrumentale ou dramatique, il est très certain que celle-là n’a point d’âme.

D’ailleurs cette alliance de l’élément métrique avec la mélodie, les Grecs déjà la connaissaient. Dans la tragédie d’Eschyle et de Sophocle, la musique a sa part, une part active et puissante, je veux bien le croire ; maintenant ce qu’était la nature de cette musique, on ne nous l’apprend pas, et pour cause. Même après les récentes découvertes de la science, il serait fort difficile de rien établir de catégorique sur ce point. Nous savons que les Grecs ignoraient les lois de la polyphonie moderne, qu’ils n’avaient aucun sens de notre harmonie, et que leur musique, vivant surtout de rhythme, avait pour principal objet d’accompagner le dialogue ou le récit et d’en augmenter le pathos, emploi fort secondaire assurément et qu’on pourrait comparer, ce semble, au rôle que jouait la peinture appliquée à la statuaire. De ce que Phidias et Praxitèle teintaient leurs marbres d’enluminures harmoniques, on n’en a pas conclu, du moins jusqu’à présent, que la statuaire et la peinture ne formassent chez les Grecs qu’un seul art. Tout porte à supposer qu’il n’en devait pas être différemment des services que la musique rendait à la tragédie d’Eschyle ou de Sophocle. Les temps n’étaient pas venus, et la poésie, alors à l’apogée de ses ressources, ne pouvait que prévaloir sur un art encore si imparfait. Or cet état de choses mit des siècles à se transformer. Comme les autres arts, la musique eut un jour, elle aussi, sa renaissance en Italie. Seulement cette résurrection, ce retour à l’idéal, qui, pour la poésie et la peinture, Vêtaient manifestés dès le XIVe siècle, nous ne les voyons pas se produire pour la musique avant le début du XVIIe siècle ; mais alors sous quels auspices favorables 1 Les grands poètes, les grands peintres, ont disparu de la scène, et c’est désormais au musicien, dont les ressources se sont accrues et complétées avec le cours des temps, de combler le vide laissé par leur absence. L’âge du bégaiement homophone se perd dans la nuit du passé. Mode dorien, mode mixo-lydien, toutes ces inventions n’appartiennent plus qu’à la fable. La Polymnie d’aujourd’hui s’appelle Poly-hymnie, Guido d’Arezzo l’a formée à ses leçons, elle s’est assise sur les bancs de l’école des Pays-Bas ; Orland de Lassus, Goudimel et son divin élève Palestrina lui ont enseigné le secret de fixer ses idées en des combinaisons impérissables, et la voilà maintenant qui marche l’égale de ses sœurs les autres muses. Croyez cependant qu’elle n’en sera pas plus fière, et nombre d’années s’écouleront encore avant que le fameux hymen avec la poésie se réalise dans l’opéra, si tant est que cet hymen se soit jamais réalisé et doive se réaliser jamais, ce que nous discuterons au moment voulu. Daphnis, le premier drame lyrique représenté à Florence en 1594, ne nous offre qu’un récitatif aride et froid ; avec Monteverde, la conception musicale s’élargit un peu, l’orchestre et le chant étendent leur domaine, celui-là par des préludes et des intermèdes symphoniques, celui-ci par des morceaux d’ensemble pour les chanteurs. Alessandro Scarlatti emploie l’air ; viennent ensuite les duos, les finales, mais ce ne sont jusque-là que simples exercices détachés où le sentiment du poème, l’expression des paroles, n’entrent pour rien, et des formes diverses de musique absolue, comme disent les Allemands ; la voix humaine elle-même ne vaut qu’à titre d’instrument, la qualité seule du son importe ; qu’il soit agréable et beau, on ne lui en demande pas davantage, les mots n’étant qu’une chose tout à fait indifférente et jugée bonne tout au plus à servir au compositeur de texte et de prétexte à son allegro di bravura ou à son adagio pathétique.

Oublieuse de sa vocation supérieure, dédaignant l’idéal, la musique semblait alors n’avoir qu’un but : fournir au chanteur l’occasion de briller, associant de gaîté de cœur ses effets à ceux de sopranistes d’une virtuosité vocale souvent merveilleuse, mais dont les intentions et l’intelligence dramatiques étaient, selon toute apparence, au-dessous même de ce que nous montrent les étoiles du théâtre contemporain. Réagir contre un si ridicule asservissement devenait une loi ; l’Allemagne intervint, et, s’emparant de la forme lyrique italienne, elle entreprit de la redresser et de l’organiser dramatiquement. Jusque-là tout est bien ; mais, pour que le système eût toute son autorité, il faudrait que Mozart eût précédé Gluck, et l’histoire nous enseigne justement le contraire. Gluck, dans la pensée des orthodoxes, étant un progrès sur l’auteur de Don Juan, Mozart leur devient un génie encombrant, ils ne savent que faire de lui, et le classent parmi les compositeurs de musique absolue : Mozart, en même temps que des opéras, n’a-t-il pas écrit des symphonies et des sonates ? N’en parlons plus, c’est un spécialiste, une de ces natures trop essentiellement musicales pour ne pas se refuser à faire de larges concessions à l’économie théâtrale. M. Richard Wagner consent néanmoins à reconnaître que Mozart, tout musicien absolu qu’il fût, aurait pu résoudre le problème de l’« opéra moderne, seulement il eût fallu pour cela que le poète se rencontrât sur son chemin, ce qui naturellement n’arriva point, une telle fortune n’étant réservée qu’au grand chef de l’école de l’avenir, lequel imagina d’être à lui-même son poète, et peut, en nous vantant l’excellence de ses pièces, s’écrier comme ce personnage de Molière :

La meilleure raison est que j’en suis l’auteur.


Don Juan, cela va sans dire, n’est pas un poème d’opéra, et de ce que, dans une certaine scène au second acte des Noces de Figaro, Chérubin et Suzanne chantent un duo plus ou moins épisodique, il s’ensuit que l’homme qui a donné tant de merveilles musicales et dramatiques à la fois, l’auteur et le créateur de tous ces types impérissables à l’égal des figures de Shakspeare, Mozart, n’était au théâtre qu’un écolier. « Cette simple circonstance d’avoir introduit en pareil moment un morceau de musique ayant forme de duo suffirait pour démontrer l’inaptitude (pourquoi pas l’ineptie ?) de Mozart et son manque de droit à ce titre de messie dramatique dont ses aveugles admirateurs voudraient lui faire gloire[4]. »

Le messie ! nous savons d’avance de quel nom il s’appellera, patience donc et contentons-nous en l’attendant de vénérer ses prophètes. On connaît ces paroles de Gluck : « Je chercherai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentimens et l’intérêt des situations sans interrompre l’action et la refroidir par des ornemens superflus. » Tout bon réformateur apporte avec lui son manifeste. Quelqu’un disant devant Rousseau : Alceste est tombée, — Tombée du ciel, répliqua le philosophe. Une préface dûment libellée en belle prose autoritaire enveloppait l’aérolithe, et c’est aujourd’hui cette préface qui sert de programme aux confesseurs du nouveau dogme. Mozart s’abstient, lui, de toute espèce de littérature, il reste purement et simplement musicien, musicien sans phrases ni tendances doctrinaires, musicien absolu. Nature toute inspiration et lumière, il répugne aux polémiques, et sa voix divine semble dire en retournant le paragraphe : Non veni gladium mittere interram, sed pacem. C’est le saint Jean raphaelesque du tableau, tandis que Gluck, tempérament orageux et dur, nous représenterait plutôt cet apôtre qui s’appuie sur l’épée. Attiré, mis en goût par notre style et nos préoccupations littéraires, il compose et remanie ses ouvrages en vue de l’opéra français, et, — circonstance dont semblent ne point se souvenir assez ceux qui s’empressent d’aller si éperdument attribuer à l’invention d’un étranger un art qui ne serait que le très naturel résultat de notre théorie nationale en fait de déclamation, — l’opéra de Gluck n’est en somme que notre tragédie classique ornée de chants. De 1683 à 1764, Lully, Rameau, avaient déjà tracé la voie » et l’auteur d’Orphée, arrivant à Paris, y trouvait aussitôt l’atmosphère la plus favorable à ses idées, et recevait du génie même de notre langue ces traditions qui plus tard furent l’héritage des Méhul, des Cherubini, des Spontini, en un mot de tous les maîtres d’une école où Rossini avec Guillaume Tell, Meyerbeer avec les Huguenots, sont venus à leur tour se faire inscrire.

Il se peut que ce que je vais dire ne plaise pas à tout le monde ; on aurait tort cependant de n’en point prendre son parti comme d’une de ces vérités contre lesquelles la mauvaise humeur des gens reste sans effet. Notre théâtre a de tout temps mené l’Europe ; depuis l’époque des mystères jusqu’au siècle de Louis XIV, de Racine et Molière à Voltaire, à Beaumarchais, de Scribe à Victor Hugo, à Dumas fils, la scène étrangère, du nord au midi, a vécu aux dépens de notre littérature dramatique. On nous critique, on nous calomnie, on nous insulte ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de se passer de nous, et que, sans manquer de respect à ces grandes individualités qui se nomment Goethe et Schiller, et dont personne assurément plus que nous ne professe le culte, on peut soutenir qu’à Vienne comme à Saint-Pétersbourg, à Londres comme à Berlin, comme à Florence, il n’est au théâtre de bonne fête où notre art ne soit convoqué. Eh bien ! ce droit acquis de tout temps à notre scène littéraire, nous entendons qu’il appartient également à notre scène d’opéra. Les Italiens ont la cantilène plus facile, les Allemands sont des symphonistes-nés, sur le terrain de la musique absolue ils nous battront toujours, mais nous seuls en France comprenons le drame lyrique, nous seuls possédons et le sentiment et la tradition de l’opéra moderne, et celui-là que le public français aura décidément répudié ne sera jamais un homme de théâtre. Que vient-on nous parler toujours de la théorie de Gluck, à nous qui l’avons inventée et qui n’avons cessé d’en applaudir la pratique, tantôt dans le Joseph de Méhul, tantôt dans la Vestale de Spontini ou dans la Médée de Cherubini ! Les doctrines que vous nous prêchez sont les nôtres, et ce n’est pas d’hier, vous le voyez, puisqu’elles datent de Lully et de Rameau. Dites qu’on a trop souvent négligé d’en tenir compte, mais ne prétendez pas qu’elles vous appartiennent, car il n’est pas un ouvrage du répertoire français, à commencer par la Muette, à finir par le Prophète en passant par la Juive, qui ne porte la marque de cette union de la musique et du drame, en dehors de laquelle aucune œuvre sérieuse ne saurait exister. Ces œuvres pourtant, j’en conviens, ont un immense tort, celui d’avoir été composées sans aucune espèce de préoccupation théorique, et selon cette simple esthétique du bon Dieu dont se servait Titien lorsqu’il disait : Je peins les belles femmes parce qu’elles sont belles. — Vous qui avez plus de système que d’imagination, vous proscrivez l’imagination et bannissez de votre république ces pauvres diables d’inspirés qui manquent de système et dont le génie est une simple idée, una certa idea che vi vienne all’ mente. Gluck lui-même, le grand précurseur, n’obtient point pleine indulgence : « Je ne conteste pas que Gluck ait eu le sentiment de cette indivisibilité de l’élément poétique et de l’élément lyrique, mais la pensée ne lui vint pas d’arriver à ses fins en sacrifiant les propres formes de son art, et cette faute eut pour conséquence de ne rien changer à la position secondaire du poète, forcé comme devant à se soumettre aux intentions du compositeur[5]. » La musique s’ingérant de jouer le premier rôle dans un opéra, imaginez un peu le beau scandale !

Je vous trouve, ma chère, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente !

Les réformateurs écrivent des préfaces et de gros livres, mais c’est par des chefs-d’œuvre que s’opèrent les vraies réformes. Au lendemain des violens orages du gluckisme, Mozart arrive bien à point. Sa figure nous apparaît comme celle de l’ange pacificateur, il endort la tempête, veille au sauvetage et ravit à la bourrasque toute sorte d’élémens précieux que Gluck dans sa furie de rénovateur avait jetés par-dessus bord, peut-être au plus grand avantage du drame lyrique, mais certes au grand détriment de la musique. Il réconcilie la mélodie avec le drame, emploie comme Gluck l’orchestre au développement de l’expression scénique, mais avec quel accroissement de richesses et quelle supériorité de couleurs ! De Don Juan procède l’opéra romantique entier, de même que c’est dans l’Euryanthe de Weber qu’il faut aller chercher la source de ce drame historique musical autour duquel on mène tant de bruit. Lohengrin n’est autre qu’un rifacimento systématique de la conception de Weber, il existe entre les deux ouvrages une ressemblance irrécusable, et remarquez que je dis cela non point simplement parce que les deux sujets se répètent et dans les personnages et dans les situations ; la douce et timide Eisa nous représente la plaintive Euryanthe également innocente et persécutée, de même que nous voyons revivre le tendre et mélancolique Adolar dans le chevalier au cygne ; il n’y a pas jusqu’aux figures secondaires qui ne se groupent de manière à nous offrir aussi des pendans, le traître Telramond et la walkyrie Ortrude d’un côté, et de l’autre le félon Lysiart et la perfide Églantine, — non ; ce qui m’inspire cette pensée, c’est le ton imposant et chevaleresque des deux ouvertures, les larges partis-pris dans le récitatif, l’abondance de marches solennelles et de chants nuptiaux enlevés à grands traits, le dialogue mélodramatique, en un mot le caractère musical répandu sur l’une et l’autre de ces partitions.

On voit qu’ici et là les principes sont les mêmes, mais où la différence éclate, c’est dans l’application ; Weber a l’inconscience divine des génies de race, la mélodie lui vient à flots, c’est comme un Bellini germanique, et les natures ainsi douées ne se privent pas volontiers des moyens d’expression que l’usage leur livre. Il parlera donc la langue traditionnelle et ne se fera faute ni de l’air, ni du trio, ni du finale, — il emploiera même au besoin la cavatine, — formes désormais condamnées et dont l’école ne veut plus qu’on se serve. Si vous demandez pourquoi cet ostracisme, on vous répondra : Nous proscrivons les airs, les duos et les finales, parce que nous entendons que l’opéra cesse d’être une suite telle quelle de morceaux reliés entre eux par des bouts de récitatifs. Toute notre énergie musicale se porte dans le dialogue, facteur principal de l’action. Selon que la situation le commande, la musique s’élève, et son intensité va toujours en croissant jusqu’au paroxysme. Sur son passage, un pareil torrent entraîne tout ; les finales, les ensembles, toutes les formes jadis pratiquées par la musique absolue flottent désormais à la dérive, comme ces troncs d’arbres déracinés que charrie l’inondation, et, « pour remplacer ces diverses formes d’un art inexorablement aboli, nous en avons inventé une : le logos, c’est-à-dire la passion sublimée, idéalisée, la passion dépouillée de son enveloppe terrestre et rendue à sa divine essence[6]. » Ne vous semble-t-il pas ouïr parler tel personnage comique de Molière ? Et c’est avec ce fatras d’un Sganarelle qu’on berne le public depuis quinze ans. Supprimer l’air et le duo, le trio, le quatuor ! Nous disons, nous, que ces formes admirables, il faudrait au contraire les inventer, si elles n’existaient pas, car elles ont doté la musique de moyens d’expression que le drame en vers lui-même ne possède point, on leur reproche d’interrompre l’action, et ces philosophes ne s’imaginent pas qu’en supprimant ces coupes, je ne dirai pas traditionnelles, mais rationnelles, qu’en remplaçant par un matériel dialogué où l’inflexion ne porte jamais que sur le mot, ces adagios où le sentiment se développe, ces points d’arrêt psychologiques, monologues coram populo, où le personnage se commente, s’analyse, descend dans le monde de sa pensée, quitte à se reprendre tout à l’heure et s’élancer vers l’acte d’un mouvement plus vigoureux, — ils en arrivent à faire un simple et grossier mélodrame de cette conception absolument idéale qui s’appelle un opéra !

Citons un exemple : le quatuor de Rigoletto. Quatre personnages sont en scène, quatre figures à manœuvrer à tour de rôle et d’ensemble. D’un côté, ce père et cette fille : la tragédie vengeresse, éperdue ; de l’autre, la comédie filant son nœud avec ce roi aviné, libertin, et la drôlesse qu’il chiffonne ; les cris de rage et les sanglots se mêlant aux gaillardises de taverne, les grossiers baisers et le choc des verres s’enchevêtrant aux malédictions, aux soupirs d’angoisse. Insisterai-je sur la partie technique, dirai-je l’art du maître dans l’emploi des procédés matériels ? Art merveilleux, qui fait de cette scène si puissante au point de vue dramatique une chose irrésistiblement belle au point de vue du beau musical absolu. Écoutez, suivez le travail harmonique, ces quatre chants indépendans qui se combinent, se fusionnent sans complaisance, sans cheville, ces notes aiguës à grande valeur, ces syncopes déchirantes, ces notes à contre-temps exprimant chez la jeune femme outragée la suffocation, le désespoir et les élancemens d’une tendresse insurmontable, — chez Maguelonne la moquerie joyeuse rendue par des notes à petite valeur, des staccatti du tour le plus léger, le plus spirituel ; le roi s’en donne à cœur ouvert, et, si aisé, si bon enfant que soit le mouvement de sa romance, vous sentez qu’il s’amuse et ne croit pas un mot de ce qu’il conte ; quant au bouffon, étudiez ces notes saccadées à petite valeur, ces chromatiques, ces modales mineures à grande valeur, et cherchez si la musique a sur sa palette des tons plus vigoureux et plus féroces.

Et c’est une forme qui peut dans l’occasion amener un musicien de génie à produire un morceau pareil, c’est cette forme qu’on viendrait exclure pour la remplacer par du récitatif ! O théorie, règne de l’impuissance ! mais ce récitatif, Victor Hugo l’avait écrit d’avance, et si nous ne voulions entendre que de beaux vers, il nous suffisait d’écouter son drame. C’est donc par la force de la musique, par sa force seule et sa poésie que se recommande ce quatuor, un chef-d’œuvre d’expression dramatique et de contexture musicale ; il dit ce que le poète a dit, mais il le dit autrement. Les vers du poète sont splendides, ceux de ce quatuor sont ridicules ; comment alors expliquer l’effet, comment expliquer tout ce pathétique et tout ce sublime, sinon par l’action virtuelle de la musique ? Il est parfois regrettable que les arbres nous empêchent de voir la forêt, en devrons-nous conclure qu’il faut que dans une forêt il n’y ait point d’arbres ? Retrancher les airs et les duos, voyez un peu le grand exploit. Et si vous le faisiez encore, si vos propres ouvrages se conformaient à votre théorie ; mais non, la théorie est pour les adeptes et pour les badauds qui les écoutent, et vous, quand vous êtes au jeu, quand vous tenez en main les cartes, il vous arrive à chaque instant de tricher pour gagner la partie. Est-ce que la scène de la Wartbourg, au second acte de Tanhäuser, n’est point un morceau conçu en plein style de Weber, et votre fameuse marche des chevaliers, pour être belle, l’est-elle donc autrement que la marche d’Euryanthe ou celle du Prophète, et la scène nuptiale de Lohengrin n’est-elle pas un duo d’amour tout aussi bien que le duo de Valentine et de Raoul au quatrième acte des Huguenots ?

Il y a de même une prétendue découverte sur laquelle on revient sans cesse, et qui franchement ne mériterait guère cet excès d’honneur ; je veux parler de ces fragmens de mélodie, ou plutôt de cette espèce de combinaisons harmoniques par lesquelles le musicien caractérise certains momens scéniques, et qu’il ramène aux principaux endroits, après les avoir proposés dès l’introduction. Sans contester le parti qu’on peut tirer d’un tel moyen, hâtons-nous cependant de reconnaître que l’invention n’en date pas d’hier et qu’il faut être bien naïf pour rapporter à l’auteur de Tristan et Iseult un de ces effets qui se trouvent partout, dans Don Juan comme dans le Freyschütz, la Muette et Robert le Diable ; mais la candeur d’un adepte ne saurait étonner personne : qui manie l’encensoir doit avoir la foi, et la foi produit des mirages, le chambellan Polonius voit tour à tour dans le même nuage un crocodile, une souris, un chameau. Supposons qu’on vous demande ce que l’œil d’un parfait orthodoxe est capable de découvrir dans un chef-d’œuvre du titan de Bayreuth, tel que je vous connais, vous répondrez aussitôt : — Tout, absolument tout, excepté de la mélodie. Eh bien ! là-dessus même, vous seriez battu, car il paraît, quant à ce qui concerne la mélodie, que le maître en possède des trésors, et qu’il y en a plus dans Tanhäuser et dans Tristan, a beaucoup plus que dans Don Juan et le Barbier. » Et penser que ces deux ouvrages doivent compter à peine dans l’œuvre du maître quand on les compare à la tétralogie des Nibelungen, « dernier terme et suprême expression de la poésie et de la musique fondues ensemble, fusionnées, amalgamées l’une dans l’autre. » Je me figure le docteur Faust arrivé au plus haut terme de son activité pratique ; il veut créer, créer un homme, plus qu’un homme, l’artiste de l’avenir ; la science spagyrique lui vient en aide, il évêque du sein des mères l’idée-Eschyle et l’idée-Beethoven, et de ces deux essences traitées par les réactifs voulus sort le colosse Wagner, personnage hybride, encombrant et non moins réfractaire aux lois de la vie naturelle que cet homunculus venu au monde dans une prison de verre, car, si le pygmée ne saurait exister en dehors de sa bouteille et de certains gaz qu’elle renferme, il faut à ce titan pour se mouvoir des conditions également spéciales. « O terre, tiens-toi bien, car tu n’as jamais porté rien d’aussi grand ! » s’écrie le héros d’un drame du poète Grillparzer ; plaignons l’auteur des Nibelungen d’en être réduit à cette exclamation, la terre lui manque sous les pieds, l’atmosphère que nous respirons le suffoque ; nos théâtres, dont Gluck, Mozart, Beethoven, Weber, Rossini et Meyerbeer se contentent, ne suffisent plus à ses conceptions, nos chanteurs sont d’avance déclarés indignes. « Qu’attendre en effet de la scène actuelle avec son répertoire classique et romantique, français, allemand, italien, tragique, comique et bachique ? Comment supposer que des chanteurs qui hier interprétaient la Favorite, et qui demain exécuteront l’Africaine, qu’un public qui, par intervalles, s’est laissé distraire à ces misères, soient capables les uns d’interpréter et l’autre de goûter le Rheingold et la Walkyrie[7] ? » Évidemment non, les œuvres de ce genre ne s’accommodent point des façons ordinaires ; qui veut en jouir doit d’abord se sanctifier par le jeûne, la retraite et le recueillement dans « le crépuscule des dieux. » La Grèce antique eut ses jeux olympiques, l’âge moderne aura ses festivals de Bayreuth. Un temple s’élèvera selon le rite, d’immenses caravansérails recevront tout à l’entour les pèlerins et leurs chameaux, et, quand l’heure annoncée par les Écritures aura sonné, une troupe de néophytes à toute épreuve, des chanteurs à la voix vierge d’impuretés et des cantatrices aux lèvres immaculées sortiront de leur thébaïde et de leurs cloîtres pour monter sur l’estrade et venir pieusement communier avec les multitudes. « Elles s’aiment en moi ! » disait le plus imperturbable histrion de cette bande illustre en parlant des bons rapports où vivaient entre elles ses vieilles maîtresses délaissées. Ainsi fera ce monde de chanteurs et d’auditeurs célébrant la pâque universelle. Il y en aura peut-être bien quelques-uns qui ne comprendront pas ; qu’importe, pourvu qu’ils applaudissent, qu’ils acclament et continuent à s’aimer dans le divin maître ?

Tout cela est fort ridicule, mais ne doit point nous empêcher d’étudier la question en ce qu’elle peut avoir de sérieux. « Wagner est sans aucun doute une individualité qui marquera dans l’histoire de la musique ; mais vouloir faire de lui la plus haute personnification de l’art passé, présent et futur, est une de ces plaisanteries qu’il faut laisser aux gens que le ciel a doués de crânes assez durs pour venir, à l’instar des béliers antiques, battre en brèche les temples sacrés des anciens maîtres. » J’emprunte ces lignes à l’un des esthéticiens les plus accrédités de l’Allemagne actuelle, M. A.-W. Ambros, et j’invoquerais au besoin son auxiliaire contre ces hommes de parti, toujours prêts à s’entre-dévorer au lieu de chercher dans la discussion un honnête et loyal modus vivendi, Ce qui se passe de nos jours dans le royaume de la musique ressemble fort à cet état des esprits dont parlait Goethe à l’occasion de ce qu’il appelait en son temps le « sans-culottisme littéraire. » On exalte un individu sur le pavois, on l’intronise à son de trompe : Io triumphe ! A son profit, tous les dieux sont renversés. Gluck et Mozart ne comptent plus que comme précurseurs. Un critique n’a-t-il pas remarqué naguère, à propos des opéras de Mozart, que cette musique « avait cependant encore sa valeur, et qu’il se pourrait bien faire qu’elle la conservât ? » Ne point absolument nier toute espèce de mérite à l’auteur de Don Juan, ô sublime condescendance ! « Ce pauvre Lamartine, Baudelaire le traite d’idiot ; mais je pense, moi, que c’est aller un peu trop loin ! » opinait jadis d’un air bénévole un rimailleur fort magnanime envers le poète des Méditations. Sentir et comprendre Mozart, goûter Lamartine, est une faculté qui n’appartient pas au premier venu ; il y a des gens qui préfèrent le Bernin à Phidias, et nous en connaissons qui trouvent Raphaël démodé et Michel-Ange « laid à faire peur. » La propagande va son train, laissons-la fournir sa carrière, elle s’agite, et ce n’est pas Dieu qui la mène : si c’était seulement le progrès, passe encore ; mais nous savons tous que ce progrès-là n’est qu’un mot ronflant, captieux,

Et qui, selon la main qui le tourne et l’applique,
Va projetant ses feux de lumière électrique,
Et vous fait dans l’histoire, en son jeu décevant,
Voir tout ce qui se voit dans un nuage au vent.

Avouons-nous une bonne fois que le progrès n’entre pour rien dans ce grand tapage, et que le mouvement auquel nous assistons ne nous représente en somme pas autre chose qu’une de ces réactions dont abonde l’histoire de la musique : in rebus humanis inest quidam circulus ? écrit l’historien romain ; nous disons, nous, c’est le serpent qui mord sa queue.


II

Cette union, cette indivisibilité absolues de la poésie et de la musique existent au début des choses, et la théorie actuelle ne servirait qu’à nous ramener au point de départ : in principio erant verbum et musica. Les psaumes de la primitive église, les hymnes, la séquence, ne se lisent pas, on les chante, et sans la parole, qui seule marque les temps, la mélodie serait insaisissable. Patience, de cet humble rôle de servante, la musique ne se contentera pas toujours ; elle a conscience de ses destinées, se sent elle-même un art, et nous allons la voir poursuivre une voie particulière, spéciale, et travailler, comme la statue grecque, à s’échapper enfin, libre et superbe, de ce bloc de granit, où le rite sacré la retient captive. A l’unisson liturgique se joignent bientôt d’autres parties, et des plus grossiers rudimens se dégage au XVIe siècle le contre-point. Désormais les contre-sujets, les imitations, les canons et la fugue enveloppent le thème principal de leurs mailles serrées et se déroulent en folles arabesques, laissant le texte devenir ce qu’il peut. Aux XVe et XVIe siècles, les Pays-Bas prennent la tête du mouvement ; alors le concile de Trente se fâche, et nous entendons s’élever sa voix contre cette musique profane, qui « sous ses ornemens étouffe les textes sacrés et n’en laisse plus percevoir une syllabe au milieu de toutes ces imitations, de ces fugues et de ces canons. » La musique surmonte le coup, cette forme de composition n’ayant pas encore dit son dernier mot ; de Palestrina et de son école, l’édifice auquel deux siècles ont travaillé reçoit son couronnement. Nous sommes en 1565, l’église accorde son adhésion officielle ; mais voici que bientôt Florence à son tour va protester contre l’art dominant, et cette fois la force de résistance fera défaut, car cet art monté à son faîte n’aspire déjà plus qu’à descendre. Imbue à fond d’hellénisme et de platonisme, la société florentine entend que la musique remonte puiser aux sources de la vie nouvelle, qu’elle ait, elle aussi, sa renaissance. C’est au nom des droits méconnus de la poésie que la lutte s’engage. Assez de jeux d’école, place à la poésie ! Retenons bien ce cri de guerre, nous le retrouverons plus tard en mainte occasion. Vincenzo Galilei s’élève contre les impertinences des contrepointistes. Giulio Caccini déclare (1600) que la musique régnante n’est qu’un misérable laceramento della poesia, et le comte Bardi, le Mécène de tous les dilettantes, connaisseurs, amateurs, réformateurs et musicastres de son temps, se demande dans un de ces conventicules platoniciens qui se tiennent en son palais a s’il n’est point aussi ridicule de voir la musique commander et la poésie obéir qu’il le serait de voir la maîtresse du logis se subordonner à sa servante ? » Il convient que la musique déclame, qu’elle se plie au drame ; la musique suit la parole, ses inflexions, ses mouvemens, ses contrastes et ses péroraisons. Saluons ici le chant solo avec basse chiffrée, et les premiers drames lyriques de Péri et de Caccini à Florence, d’Emilio del Cavalière et de Kapsberger à Rome, de Monteverde et de Marco Gagliano à Mantoue : déplorables ébauches où rien n’a survécu de cet art idéal d’un Palestrina, d’un Vittoria, d’un Marenzio, espèces d’incunables grossiers succédant à des enluminures séraphiques ! N’importe, ce style sec et monotone, ces récitatifs pitoyables n’en devaient pas moins faire la joie d’une période et la ravir à ce point d’enthousiasme que toute autre musique fut rejetée dans l’oubli. Lorsqu’à Rome, en 1640, Lelio Guidiccioni osa timidement intercéder en faveur du passé, et parler de quelque décadence actuelle, un dialecticien de haut vol, Pietro della Valle, vous le remit sur-le-champ à la raison, et dans un discorso ou traité en belle forme convainquit d’erreur le bon Lelio. Les temps sont nés pour les chanteurs, les cantatrices et les virtuoses. Cet écrit dont je parle et bien d’autres du moment nous édifient sur le genre de culte dont tout ce monde devient l’objet. Qu’est-ce en effet que la renaissance, sinon la complète émancipation de l’individu dans toutes les provinces de l’activité humaine ? Nous abordons l’ère fortunée des préfaces, aucune de ces conceptions du nouveau style ne s’avance sans être précédée d’une immense introduction historico-théorique. Ni les Péri, ni les Gagliano, ni les Caccini, ni les Agazzari et les Antonio Brunetti n’étaient gens à garder à part eux les motifs de leur réforme ; à les entendre, Palestrina n’a déjà plus qu’une valeur historique, juste ce qu’à deux siècles environ de distance d’autres réformateurs nous répéteront au sujet de Mozart : il se peut que cette musique-là ait son mérite, mais elle ne se chante plus et nous la reléguerons, s’il vous plaît, au cabinet des antiquailles.

Plutarque appelle ces sortes d’évolutions des catastases ; quand l’une a fini, l’autre commence. Une catastase du genre de celle-dont nous sommes aujourd’hui témoins avait donc lieu en Italie dès 1600. C’est aussi pour la prédominance de la poésie que la bataille fut livrée et gagnée ; mais la musique fit bientôt voir qu’elle n’était pas pour accepter un rôle subalterne et porter ainsi la traîne de sa bonne sœur en Apollon. Redevenue captive, elle ne songea plus qu’à sa délivrance, et se reprit à poursuivre ses propres voies ; insensiblement la mélodie vocale s’épanouit, l’air développe ses divers membres, les ornemens, les floraisons éclatent, et du stile rappreseniativo, désert stérile, jaillit l’enchantement d’une oasis. Carissimi excelle aux grâces féminines, son Artémise est adorable, sa Médée, son Hélène, sont irrésistibles, et Stradella, quel doux coloris il sait donner à ses figures) et cette brillante école napolitaine avec son Scarlatti, son Traetta, son Feo, son Pergolèse, elle a si bien concouru à restaurer la royauté de la musique, à la rétablir seule et sans partage sur son trône, que la poésie bannie, expulsée, s’enfuit au dehors recruter des troupes. Gluck paraît : deuxième catastase. Comme les Florentins ses ancêtres, Gluck entre en campagne à grand renfort de manifestes. Nous connaissons la préface d’Alceste, celle de Paride ed Elena dit la même chose : guerre à outrance au mauvais goût des chanteurs italiens, à cette fureur de l’effet dont ils sont possédés, et qui rend impossible au théâtre toute expression vraiment caractéristique d’un sentiment ! Mais Gluck, au début de ses réformes, disposait d’autres ressources que les Florentins, desquels on pourrait dire que tout leur manquait. Aussi prétend-il ne désavouer aucune des conquêtes de l’art moderne ; il conserve le récitatif tout en se gardant bien de se prononcer contre la douceur caressante de la mélodie napolitaine. Ce qu’il répudie, c’est le faux, le clinquant, tous ces élémens conventionnels, ce parasitisme qui finit par s’incruster dans un art et le dénaturer. Nous avons vu Mozart à l’œuvre, celui-là veut bien être poète, mais à la condition qu’on le laisse être musicien tout à son aise ; par lui, la constitution du drame lyrique change encore une fois, et, d’exclusivement dramatique, devient exclusivement musicale, ce qui devait infailliblement au cours des ans ramener une troisième catastase.

Les grands prédestinés, se reconnaissent à des signes certains : M. Richard Wagner vient au monde avec le double don de poésie et de musique ? il est poète comme Goethe et musicien comme Beethoven, ou plutôt il nous représente l’incarnation de ces deux génies eu une seule et unique personne. C’est du moins ce que les prédicans s’amusent à nous raconter, oubliant trop qu’il y a un Wagner d’avant la réforme dont il serait bon de s’occuper un peu. Celui-là se croyait tout simplement né poète ; il essaya d’abord d’écrire des drames en vers qui ne parvinrent même pas à se faire jouer, et, comme la poésie lui tenait rigueur, il se tourna vers la musique. « Vous voulez m’empêcher de faire une petite fortune ; soit, monseigneur, j’en ferai une grande. » Ne serait-ce point le cas de rappeler cette réplique du cardinal de Bernis au ministre qui venait de lui refuser une place ? Que la pièce du jeune dramaturge eût réussi le moins du monde, et M. Richard Wagner se fût contenté d’être un poète comme tant d’autres sans penser à réformer un art dont il ne s’était pas encore à cette époque ingénié d’apprendre la tablature. O suprême puissance de la vocation, et combien de choses s’expliquent ainsi ! J’ai cité l’exemple du cardinal de Bernis, M. Richard Wagner me paraîtrait plutôt ressembler à ces prêtres incompris qui fondent une religion par rancune de ce qu’on ne les a point faits évêques. Sorti d’une famille de comédiens, il griffonne des tragédies, amalgame et fond en un seul tableau Hamlet et le Roi Lear. Un beau jour, assistant à Leipzig à la représentation de l’Egmont de Goethe avec les illustrations symphoniques de Beethoven, cette musique l’entreprend ; il se dit que, s’il en écrivait une pareille pour sa pièce, peut-être bien qu’on la monterait quelque part. « Vous jouez du violon, monsieur le duc ? — Je dois en jouer, quoique, à vrai dire, je n’aie jamais essayé ! » L’auteur de ce singulier pastiche d’Hamlet, lui non plus, n’avait point essayé. Il en eut fort regret, se mit à l’œuvre, et a c’est ainsi que les deux noms de Shakspeare et de Beethoven figurent au début de la carrière du maître[8]. » Sereine et sainte simplicité d’un biographe toujours prêt à s’écrier : Ominös ! à propos des moindres circonstances. Remarquons que les augures ici s’offrent d’eux-mêmes ; poète manqué, musicien par occasion, comédien de race, vous avez là tout l’homme et tout l’artiste.

Allons au fond des mots : qu’est-ce à la fin que ce pruritus inveniendi qui nous pousse à prendre pour des réformes des nouveautés qui depuis un siècle appartiennent au domaine public ? Redresser le récitatif et la mélodie, déblayer le sol dramatique, couper court aux vaines efflorescences, Gluck n’avait pas d’autre programme ; mais ce qui suffisait à l’auteur d’Iphigénie et d’Armide ne nous contente pas, et nous voulons en plus la mélodie continue, la mélodie exprimant non-seulement une situation, mais le mot même qui l’engendre et qu’elle a pour devoir d’exprimer, — système archifaux, système absurde, et dont le moindre tort est de vouloir confondre en un tout des choses faites pour vivre chacune de sa vie particulière et se développer selon sa propre nature et ses propres fins. La musique est un art, et la poésie en est un autre, ce qui ne veut point dire que ces deux arts parfaitement distincts ne doivent pas se rapprocher : toute belle musique a sa poésie, comme toute belle poésie a son harmonie, son rhythme, sa musique ; mais chacun des deux arts garde à part soi ses moyens techniques, qu’il se réserve d’employer en temps et lieu. Tel mot change de signification autant de fois qu’on le prononce ; il y a la poésie d’un clair de lune, la poésie d’un tableau, la poésie d’un opéra, et toutes ces poésies n’ont rien à faire avec la poésie d’une méditation de Lamartine ou d’une ode de Victor Hugo. Est-ce que par hasard Schiller et Goethe en créant leur théâtre s’imaginaient tailler de la besogne aux musiciens de l’avenir ? Et d’autre part Haydn, Mozart et Beethoven écrivant des sonates et des quatuors, où tant de poésie est contenue, pensaient-ils à faire autre chose que de la musique ? Goethe fronçait le sourcil à la seule idée de voir son Faust mis en opéra, et encore n’était-il question alors que d’imitations lointaines dans le genre du Faust de Spohr, d’élucubrations inoffensives et n’essayant pas d’atteindre son chef-d’œuvre au cœur même de son identité. Ce qu’il y a de pire dans le Faust de M. Gounod, c’est de se substituer dans la mémoire du public au Faust de Goethe, et de vulgariser des notions fausses sur les personnages et sur quelques scènes drastiques de la tragédie. Sa Marguerite-cocodette, son Faust-Elleviou, son Méphistophélès bonasse emboîtant le pas de l’orgue dans l’acte de l’église, on lui passerait tout, jusqu’à son gentil petit page Siebel, échappé de Jean de Paris, — n’était le dommage et le discrédit dont ce troubadourisme à tort et à travers vient affecter une conception idéalement belle qu’on aimerait voir mieux respectée. Edouard Devrient, aussi longtemps qu’il fut directeur de théâtre, s’interdit de monter l’ouvrage de M. Gounod parce que, jugeait-il, c’était aller à l’encontre de l’impression que le chef-d’œuvre de Goethe doit produire sur le public et fausser le sens du poème, auquel cette musique ne répond pas. C’est qu’en effet pour bien goûter cette partition et se pâmer d’aise à ces tendres langueurs d’Araminthe, il faudrait pouvoir oublier Faust, tâche assez difficile aux esprits amoureux du grand art, mais fort aisée à toute cette clientèle bourgeoise qui préfère au drame original les images sentimentales d’Ary Scheffer. « N’interromps pas les musiciens, dit le sage Sirach, tâche un peu de te taire lorsqu’ils chantent et garde ta science pour d’autres momens. — M’est avis, remarque spirituellement à ce sujet M. Ambros, qu’on pourrait tout au contraire s’écrier en retournant l’apologue : Par pitié, respecte le poète, et lorsqu’il a, comme dans Faust, des merveilles à nous réciter, ne musique pas au travers et garde ton contre-point pour une meilleure occasion[9]. »

L’art, comme la nature, a ses libres poussées, il aime à se développer à foison dans tous les sens ; à côté du laurier grandit le myrte : greffer, marier, combiner les deux arbustes pour n’en faire qu’un, la belle avance ! Comme s’il n’existait en ce monde que la musique de théâtre ! Et la musique de chambre, la raierons-nous de nos papiers ? Proscrirons-nous les sonates, les quatuors, les symphonies, toutes ces floraisons aimables ou puissantes d’une culture absolument spéciale ? .. De Dominico Scarlatti à Chopin, que de trésors ! mais c’est de la musique pour la musique, de l’art pour l’art ! Ce qu’un Sébastien Bach, un Haydn, un Mozart, pensent à leur clavier, mérite cependant d’être écouté. Une sonate de Beethoven n’a point de paroles ; cela l’empêche-t-il d’avoir sa poésie ? Quelle clarté dans ce dialogue intime du maître avec son instrument ! Suivez la phrase musicale, et, mieux que les plus beaux vers, elle vous fera pénétrer dans le drame profond, humain, qui se déroule devant vous. Aucun trait de cette âme ne vous échappera, vous aurez ses vibrations les plus secrètes de joie et de douleur, ses tendresses, ses rêveries, ses délires, ses désespérances, et qu’elle pleure, rie ou se lamente, l’expression restera toujours simple, toujours vraie ; la hauteur morale se maintiendra. Les dernières sonates présentent sur ce point des exemples bien intéressans, et je citerais là maint adagio qui vous parle métaphysique, infini et royaume de Dieu avec l’élévation et l’autorité d’un Bossuet. Rien du discours parlé, de ces auxiliaires programmatiques introduits si fâcheusement depuis par Berlioz, et cependant vous ne perdez pas une larme, pas une ironie de cette émotion. Son pittoresque même est l’expression du sentiment inspiré par le paysage et non la peinture de ce paysage[10]. C’est qu’il y a dans la poésie des poètes, et surtout dans leur théâtre, un matériel d’intentions que la musique ne comporte pas : la musique s’assimile des caractères, des passions et des situations ; mais les longues tirades la déconcertent, les récits de Telramond, comme ceux de Théramène, l’effarouchent. Quelques gouttes d’essence suffisent à parfumer le vase, quatre mots d’amour, de jalousie ou de colère, le développement d’un, grand morceau n’en demande pas davantage.

« Il existe cette profonde différence entre mon art et le tien, disait le peintre David à Baour-Lormian, — et, se ravisant aussitôt, il reprenait malicieusement : — il existe cette différence entre mon art et l’art d’un poète, que la poésie est sans limites, tandis que la peinture va se heurter à chaque instant contre des limites infranchissables. Supposons par exemple que moi et toi, — non pas toi, Baour, mais un poète, un vrai, — nous ayons a peindre deux amans sur les Alpes. Il me faudra, moi peintre, immédiatement faire un choix, opter entre les amans et les Alpes ; si je me décide à peindre les amans, je n’ai qu’un petit bout d’Alpes, tandis que, si je peins les Alpes, il me faut renoncer aux amans. — Toi au contraire, en admettant que tu sois un poète, tu te paies librement tes vingt pages d’amans et tes vingt pages d’Alpes. » Impossible d’imaginer une satire qui s’applique mieux à cette mystifiante invention du drame lyrique de l’avenir. Lui, de même, il entend mener de front les amans et les Alpes, texte pour texte ; seulement les vingt pages de vers et les vingt pages de musique, au lieu de se suivre comme dans le poème fantaisiste de Louis David, marchent de pair à compagnon et font œuvre concomitante. Lorsqu’au troisième acte d’Otello le chant du gondolier monte des lagunes et vient par sa note endolorie accroître encore l’angoisse de la plaintive et nerveuse Desdemona, il y a certes là un moment psychologique où la musique et la poésie se rencontrent. Combien dure-t-il ? Quelques secondes, ce que dure le choc de deux électricités. Les vers sont parmi les plus beaux que Dante ait écrits :

Nessun maggior doloro
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria !


navrans, pleins d’amertume et de sombres pressentimens pour cette âme brisée du souvenir des jours heureux ; la musique est une des plus idéales inspirations de Rossini, l’unique soupir de mélancolie sincère qui jamais ait erré sur les lèvres de cet autre joyeux enfant de Jupiter et de Sémélé. Dante., Shakspeare, Rossini, confondus ensemble sous un même rayon de lumière, n’est-ce pas de quoi s’écrier avec saint Thomas d’Aquin : essentia beatitudinis in intellectu[11] ! Le malheur veut qu’on ne puisse bâtir là-dessus des théories ; un météore n’est pas le soleil, il traverse l’espace, vous laisse ravi, émerveillé, mais on n’en fait pas le centre d’un nouveau système cosmique, ce que cherchent pourtant à faire ces astronomes dévoyés qui prétendent tirer de la symphonie avec chœur toute une genèse de l’opéra moderne.

Dès que la musique entre en jeu, elle commande, la parole obéit, et la preuve, c’est que des vers, si mauvais qu’ils soient, ne sauraient empêcher une belle musique d’être ce qu’elle est virtuellement, tandis que les plus beaux vers ne peuvent rien pour une mauvaise musique. Le musicien est si bien tout en pareil cas, qu’il dépend de lui de sauver son poème, fût-il absolument ridicule, comme de le tuer, fût-il sublime. Ayez Beethoven, et d’une berquinade va sortir Fidelio, ayez Weber, et de la plus incohérente, de la plus niaisement écrite des affabulations, va se dégager Euryanthe, — un monde de poésie chevaleresque et romantique, l’opéra de l’avenir, l’opéra modèle, sans lequel ni Lohengrin ni peut-être même les Huguenots n’existeraient. — Parlerai-je de Rossini se taillant un manteau de roi dans le libretto de Guillaume Tell, une guenille ? Maintenant ayez par contre M. Thomas, et le chef-d’œuvre du génie humain deviendra cet Hamlet de l’Opéra avec son Ophélie prima donna, son Hamlet, bone Deus ! chantant des airs à boire et son bonhomme de spectre engagé comme veilleur de nuit au château d’Helsingor et rôdant au clair de lune sur les remparts pour crier l’heure aux habitans. Quel rapprochement on pourrait faire à ce propos entre le Méphistophélès du Faust de M. Gounod et le fantôme de l’ouvrage de M. Thomas, deux figures d’un relief si haut et qui, passant des régions de la poésie dramatique dans le domaine de l’opéra, perdent aussitôt, par l’impuissance du musicien, le trait qui les caractérise : diable sans diablerie, spectre sans terreur ! mais ceci ne tient point à ma discussion, j’en suis à ma question de mots, et j’y reste.

Cette instantanéité du récit et de la mélodie n’est qu’une imagination chimérique ; on nous répète que la vérité le veut ainsi. La vérité ! qu’est-ce que la vérité au théâtre, où tout est illusion ? Lorsqu’on a déjà fait cette concession énorme de prendre les coulisses pour le monde, que peut-il en coûter d’admettre d’autres conventions ? Respectons l’esthétique et la philosophie, mais n’allons pas trop loin, car l’examen constitutif des élémens qu’on s’obstine à vouloir confondre nous aurait bientôt donné tort. Dans la langue parlée, dans le récit, les mots se coordonnent successivement, et ma mémoire ne les perçoit qu’après que la phrase est formée et que ma mémoire les a rassemblés. La musique tout au contraire, dès la première note, me saisit et m’entraîne sans me laisser le temps ni le pouvoir de revenir sur mes pas. Comment espérer jamais établir une concordance indivisible entre ces deux forces si diverses ? La parole sert de réplique à l’émotion ; principal attribut de la musique, elle éveille, excite et surexcite un sentiment et meurt dans l’acte même de génération. Parlez-moi d’un puissant organisme dramatique et lyrique, je vous comprendrai ; dites : Nous ne voulons plus qu’un opéra soit du commencement à la fin un vulgaire assemblage de. motifs à contredanses et variations pour le piano, les bandes militaires et les orgues de carrefour, une besogne de pacotille d’où chacun emporte un morceau, — rien de mieux, et je me plais, à reconnaître qu’en ce sens l’œuvre de réforme actuelle a son mérite. Qui donc par exemple oserait soutenir que, sans l’influence de ces théories, la partition d’Aïda et l’admirable Messe pour Manzoni eussent jamais vu le jour ? C’est surtout à ce compte que M. Richard Wagner aura bien mérité de l’avenir ; s’il n’écrit pas des chefs-d’œuvre, il est capable d’en susciter chez les hommes doués du génie dramatique en les ramenant à la discipline, au respect du style et de la situation, en leur apprenant comme Boileau « à faire difficilement des vers faciles. » Le grand point, lorsqu’on se mêle de composer des opéras, c’est d’être un musicien de théâtre ; ayez d’abord ce don, et tout le reste vous viendra par surcroît, selon les milieux et les circonstances. Les théories peuvent naître, loin de vous énerver, elles vous retremperont, car vous aurez pour votre sauvegarde les acquisitions de l’expérience et ce discernement des forts esprits habitués à produire dans la plénitude de leur liberté. Quand les Verdi s’approchent d’un système, ils savent tout de suite ce qu’il faut en prendre et en laisser, et ne risquent jamais de lâcher la proie pour l’ombre. Laissons l’avenir pourvoir à ses besoins, qu’il comprendra sans nul doute beaucoup mieux que nous ne saurions faire, et tâchons de nous contenter du glorieux héritage du passé et de la riche moisson du présent. D’ailleurs le beau est un et se moque bien des systèmes ; lorsqu’il arrive à M. Richard Wagner de réussir, c’est en composant comme les grands modèles ; la marche de Tannhäuser, le chant nuptial de Lohengrin, pourraient être de l’auteur d’Euryanthe ou de l’auteur du Prophète, Quant à ces fameuses sonorités dont les effets sont tant prônés, il n’y a rien là non plus qui ne soit dans Beethoven, dans Weber, dans Schumann, dans Berlioz et dans Meyerbeer.

J’ai posé la question ; la résoudre, je n’oserais : on n’aurait qu’à m’appeler rossiniste ou verdiste ; mieux vaut s’en remettre à l’observation d’un esprit très clairvoyant et très modéré. « Personne n’ignore, écrit M. Ambros, ce que fut pour l’opéra la période qui précéda 1850. Au plein de cette période de perturbation, d’affaissement et de perdition, Wagner éclate comme un orage. Que sera cet orage ? S’il purifiera, éclaircira l’atmosphère, ou si, comme c’est le cas trop fréquent, il ne nous amènera que du mauvais temps, nul ne saurait le dire ; toujours est-il que, si les principes de Wagner devaient prévaloir, s’ils devaient être généralement reconnus, adoptés comme des lois dans l’art, autant vaudrait s’écrier tout de suite : Finis musicœ ! »


III

La fin de la musique, et pourquoi pas ? Cette idée-là m’a souvent préoccupé. De Bach à Rossini, à Schumann, à Meyerbeer, à Verdi, combien de temps s’est-il écoulé ? Environ un siècle et demi, à peu près le même espace qu’a pris la statuaire grecque pour atteindre à ce suprême épanouissement qui prélude à sa décroissance. Avec Lysippe, la statuaire grecque semble avoir dit son dernier mot, la force productive est tarie, elle meurt pour revivre à travers les âges voués à l’éternelle adoration de ses types, toujours et partout copiés, imités, renouvelés selon le génie de l’époque et du climat mais toujours et partout la perfection désespérante, l’idéal achevé ; à ce travail d’incomparable efflorescence auront suffi cent cinquante ans. La carrière de Phidias embrasse la période qui s’étend du commencement de la lutte avec les Perses au début de la guerre fratricide du Péloponèse (490-431). À ces cinquante ou soixante années de culture inouïe, d’autres succèdent encore splendides ; après la trinité Phidias, Polyclète et Myron, voici venir la trinité Scopas, Praxitèle et Lysippe, et quand s’ouvre l’ère macédonienne d’Alexandre, l’art hellénique a déjà levé le plus beau de son tribut. Interrogeons maintenant l’âge moderne et suivons-y les destinées de la musique de 1750 à 1868 ; entre ces deux dates, la grande fête se déploie. Opéra, musique de chambre, symphonie, cent chefs-d’œuvre éclatent coup sur coup ; tous les genres sont abordés et presque aussitôt poussés à leur extrême puissance. Quels maîtres et quels ouvriers ! Voyez-les à leur tâche ; vous croiriez qu’ils ont pris pour devise ce vers d’une célèbre comédie :

A la postérité ne laissons rien à dire.

C’est une fulguration, la voie lactée ! Mozart ; se multiplie ; avec les Noces de Figaro et Cosi fan tutte, il donne le ton à l’opéra comique de Nicole, de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber. Idoménée ouvre à Spontini de fraîches sources ignorées de Gluck, la Flûte enchantée réalise d’idéal d’un oratorio-féerie, et Don Juan, « l’opéra des opéras, » plongeant ses perspectives dans le ciel et dans l’enfer, mystère et drame à la fois comme Faust, nous représente la vie et le train du monde en quelques caractères qu’on dirait tracés par Shakspeare. Que d’élémens nouveaux introduits ainsi dans la musique par un simple musicien sans philosophie et sans esthétique, de motifs dont Beethoven ne demande qu’à s’emparer ! Les aspirations inassouvies, les désespoirs, les doutes, les révoltes de l’homme moderne, les compassions infinies, les plaintes étouffées, les cris d’angoisse et de volupté, les remords, les deuils, les frénésies du siècle de l’Héloïse et de Werther, de la période de René, de Manfred, d’Obermann, tout cela, les sonates, les symphonies vous le traduiront.

Comme la Grèce antique fut le sol de la statuaire, notre atmosphère à nous a produit la musique, qui s’est inspirée du philosophisme romantique ambiant, comme jadis aux fêtes de Neptune, à Eleusis, un Praxitèle s’inspirait de Phryné en voyant la splendide hétaïre jeter bas ses vêtemens et, ses cheveux dénoués sur ses épaules et ses hanches, plonger au sein des flots en présence de tout un peuple qui battait des mains. Les grands artistes de race ont la religion du beau, la beauté leur est sainte et sacrée ; ils l’adorent comme une manifestation de la Divinité, et lorsqu’à Delphes, au sanctuaire le plus révéré de l’Hellade, Praxitèle expose sa statue d’or de Phryné sur un piédestal de Pentélique, cet hommage rendu à l’une des merveilles de la nature, loin de soulever aucune réprobation, passait au contraire pour un acte pie aux yeux des milliers de pèlerins non moins religieusement édifiés à ce spectacle que nos pèlerins de Lourdes et de la Salette peuvent l’être par la vue d’un reliquaire. Nous autres, fils du sombre septentrion, enfans attristés et vieillis d’une civilisation compliquée, nous possédons un idéal plus métaphysique, et c’est justement à cette conception moderne de l’art, à ce vague, à cet infini, à ce démoniaque, à ce divin, que répondait la musique, et maintenant, que la terre, ainsi préparée d’avance, labourée, ensoleillée, ait donné des fruits abondans et prompts, comment s’en étonner ? La langue était créée, émancipée ; d’abord simple métier à contextures harmoniques, elle réclamait un plus haut emploi ; des passions, des idées, elle en prit au roman, qui venait de naître, à la poésie, qui débordait ; mille choses que les autres ne pouvaient rendre furent révélées par elle, analysées, creusées, et si bien dites qu’il pourrait se faire qu’à l’heure qu’il est elle eût tout dit.

Je reprends mon précis d’histoire contemporaine. Rossini conquiert le monde ; son triomphe à travers l’Europe vous fait, songer au divin Bacchus parcourant l’antique Asie, vous entendez comme un frémissement du thyrse des Ménades éperdues, comme la cymbale des Corybantes. Evohé ! on n’acclame, on ne veut que lui, il est le cygne de Pesaro, l’immortel Rossini, le dieu versant des torrens de mélodie. Bientôt cependant la résistance s’organise, à la tête des intransigeans s’agite Charles-Marie de Weber, il proteste au nom de la nationalité allemande, du contre-point allemand[12]. Est-ce bien au génie de l’Italie qu’il en veut ? ne serait-ce pas plutôt à la gloire de ce brillant héros qui le représente ? Hélas ! le cœur humain a ses vilains côtés ; oublions l’homme et ne célébrons que l’artiste, célébrons surtout cette période d’abondance où tout, la colère, l’envie même sert de prétexte aux chefs-d’œuvre pressés de naître. L’action, l’antagonisme, tout en produit, jusqu’à l’apostasie. A l’explosion rossinienne, Weber répond par le Freyschütz, Euryanthe, Oberon, et Meyerbeer, un abominable dissident, un nomade, un renégat sans patrie et sans dieux, Meyerbeer, après Robert le Diable, crée les Huguenots. Cependant Beethoven compose ses sonates, ses quatuors, donne les symphonies, notre école française porte ses plus beaux fruits. Boïeldieu, Auber, Hérold, rivalisent d’esprit, de grâce, d’imagination, habiles à profiter de l’occasion, à saisir au vol l’idée qui passe, originaux pourtant, et sachant prêter à leur éclectisme une coloration très personnelle. Ma tante Aurore, Joconde, la Muette, le Pré aux Clercs, sont des œuvres qui s’imposent par un caractère d’indépendance. Sans doute on s’y aperçoit que Mozart est venu, et Cimarosa aussi et Rossini ; mais Raphaël, pour avoir traversé la chapelle Sixtine, n’en reste pas moins Raphaël. Mettons de côté Cherubini, figure à part, et qui n’est point du tout un Italien francisé. Cherubini n’a rien de spécialement français, sa musique, comme celle de Bach, de Hændel, de Mozart, de Haydn et de Beethoven, échappe aux classifications de clocher, elle appartient au genre humain par la grandeur qu’elle respire, et toute nation digne de la comprendre peut y voir un produit de son propre génie.

Impossible de mieux rendre cette austère, puissante et noble nature que ne l’a fait M. Ambros dans une page de son livre. « Le Florentin Luigi Cherubini ne fut point lent à mesurer l’abîme de platitude où les successeurs de Cimarosa poussaient l’opéra italien, et tandis que déjà dès cette époque (1804) un jeune homme (Rossini) grandissait à Bologne pour retremper, régénérer ce vieux passé aux fonts les plus généreux de l’esprit moderne, — Cherubini remonta le cours des âges, prit sa fuite vers les grands modèles de la tradition nationale et composa en stile di capella de magnifiques morceaux d’église où semblaient revivre les maîtres du XVIe siècle, cela sans affectation d’archaïsme, en toute plénitude et verdeur de forces. En même temps, d’irrésistibles affinités l’attiraient vers les maîtres allemands, il aimait, on le sait, Haydn, Mozart par-dessus tout, et leur langue chez lui coule de source. » D’où vient que sa forme dramatique demeure aussi étrangère à notre grand opéra qu’à notre opéra comique ? Elle est ce qu’elle est, sévère et digne, souvent froide et non moins rebelle au cothurne qu’à la chansonnette, le galant, le badin lui répugne à l’égal du pompeux, et jamais elle ne saura ni scander un couplet de vaudeville, ni s’en aller prendre des leçons de déclamation et d’attitude à l’école de Talma.

Mais que nous fait ici la nationalité de Cherubini ? Florentin, Viennois ou Parisien, que nous importe ? Ce n’est point à relever le compte de tel ou tel pays que nous nous appliquons ; nous parlons d’un épanouissement universel, d’une heure privilégiée entre toutes et c’est assez pour nous de pouvoir dire d’un Cherubini qu’il en fut, lui aussi. Vous souvient-il de ces quatre lignes charmantes d’Henri Heine sur Chopin ? « Lorsqu’il improvise au piano, vous croiriez avoir devant vous un voyageur qui revient du pays des songes et vous seriez tenté de lui demander : — Eh bien ! mon brave, les arbres chantent-ils toujours là-bas de si jolis airs au clair de lune ? » Qui n’aimerait à pouvoir caractériser de la sorte un Schubert, un Bellini ? Schubert, la floraison perpétuelle, l’inspiration inépuisable, un Midas de nouvelle espèce qui change en mélodie tout ce qu’il touche, le correct Mendelssohn, qui taille dans le plus pur cristal de roche sa large coupe au cercle d’or, le démoniaque Berlioz aux visées titaniques, poète jusqu’en ses avortemens, le Sicilien Bellini, un Pergolèse, douce et mélodieuse organisation avec un souffle de Spontini et qui, moins délicate et moins faible, eût peut-être avant Verdi essayé d’une réforme dramatique de la tradition rossinienne ! Et penser que des hommes de cette trempe ne figuraient alors qu’au second rang, n’occupaient que des coins, je dirai presque se perdaient dans la foule !

Non, de pareils spectacles n’éblouissent pas deux fois le monde, la musique, comme la statuaire grecque, aura d’un seul coup donné tout ce qu’elle avait à donner. Pourquoi n’en serait-il pas de cet art absolument moderne et climatérique comme de la plastique grecque, et pourquoi n’aurait-il pas, lui de même à son tour, répandu, épuisé sa vie et son âme dans l’épanouissement prodigieux des cent ou cent cinquante dernières années ? Sans doute la musique ne date pas de Hændel et de Bach, et bien des essais mémorables avaient préludé aux illustres conceptions de ces maîtres, comme il est vrai que les métopes de Sélinonte précèdent celles du Parthénon, et que les saints renfrognés de l’école byzantine sont venus avant les archanges lumineux et sourians du divin Sanzio ; mais, sans méconnaître aucun effort, sans négliger ni les cantates d’Alexandro Scarlatti, les concerti de Corelli, les morceaux d’orgue de Frescobaldi, ni les compositions parfois sublimes de ce Stradella, en qui semblent vivre la flamme et les aspirations d’un homme de notre temps, — n’est-il pas permis d’affirmer que la langue qui se parle en musique de nos jours vient de Bach, comme notre prose littéraire vient de Pascal ? L’organiste de Leipzig meurt en 1750, après avoir dans son cerveau de titan accumulé, classé, épuré, animé du souffle de l’esprit toute la science de l’âge antérieur ; en 1868, Rossini quitte ce monde, — Rossini le magister clegantiarum par excellence, le scepticisme raffiné et la cordiale bonhomie, le demi-dieu en qui les connaisseurs et les simples amateurs communient, et qui restera classique partout où l’esprit, la grâce et l’aristocratie du bien dire continueront à florir. Je ne sais, mais il me semble que de l’antiquité aux temps modernes j’entends ces deux immortelles sœurs s’appeler et se répondre. Sans doute il y aura toujours des orchestres et toujours des théâtres, mais il se peut bien que l’art musical ait, lui aussi, fixé son point qu’il ne dépassera pas. Des redites plus ou moins heureuses, des glanes, des grapillages à travers la vigne du Seigneur, ce sera tout, la moisson est rentrée, les vendanges sont faites, adieu paniers ! Que prétendre à la scène après ce que le XVIIIe siècle et le nôtre auront vu ? que rêver au-delà de la neuvième symphonie ? J’entends dire : On fera autrement. Nous connaissons ce jeu des antithèses. Au lendemain du grandiose, le mignon, le mignard, après le sentiment le sentimentalisme, après Shakspeare et Molière, Marivaux d’abord, puis la comédie d’actualités, puis finalement Tabarin sur son tréteau.

Un art qui ne cherche plus à se renouveler que par les raffinemens et les curiosités techniques ne m’inspire aucune confiance. On imite les peintres du moment, on épuise la gamme du gris, on fait chanter ensemble toutes les tonalités du bleu, du rose, du violet, on termine un rhythme sur un accord étranger à la note finale. Écoutez cette sonorité, comme c’est amusant ! Il y a des délicatesses et des mystères de langage qui ne peuvent être révélés à l’écrivain que par la probité de son cœur et que n’enseignent point les préceptes de rhétorique. Chez Beethoven, l’abondance des modulations commence par vous étourdir. C’est d’abord une sorte de vertige ; regardez-y de près, et vous verrez toujours dans la plus excessive variété régner l’ordre voulu, la nécessité justifiant l’audace. Longtemps avant l’entrée de la modulation, le compositeur vous la fait pressentir, vous la montre qui point à l’horizon. Vous le voyez en quelque sorte tendre vers elle, tandis que la tonique le retient toujours ; l’effort persiste, augmente, bientôt la résistance faiblit, et nous sommes encore sous le pouvoir de l’ancien ton que déjà le nouveau nous circonvient, nous enveloppe ; n’importe, l’acte même de la transition, quoique préparé, annoncé, ne manque jamais de nous saisir comme une manifestation libre et spontanée ; le pas en avant avait beau être fait, le maître ne nous l’avait pas déclaré ; il le déclare, et notre saisissement, notre ravissement lui répond. Aujourd’hui la modulation est de sa nature plus fantaisiste, elle est surtout une piquante distraction de l’oreille, entre sans qu’on l’annonce et souvent oublie de se résoudre. Plus d’un cherche même de ce côté des voies nouvelles pour étendre la langue. Quant à la classification des genres, il n’en faut point parler. Nous écrivons des opéras pour la salle de concert et des oratorios pour le théâtre, nos cantates sont des pièces en cinq actes. Des idées, hélas ! nous n’en avons plus, mais nous avons énormément d’esprit, et cet esprit nous sert à plaisanter, à bafouer les idées. Homère, Virgile et Théocrite, Hélène et Paris, Enée et Didon, Daphnis et Chloé, c’est si bouffon tout cela, si grotesque ! Et le moyen âge donc, Geneviève de Brabant par exemple, quelle drôlerie ! le monde des dieux et des héros, le romantisme, tout y passe.

Corrompre le goût, ramener à l’absurde les plus nobles conceptions, rendre classique au théâtre la vulgarité, établir à demeure le mardi gras sur la scène, ce n’est point un métier inoffensif ainsi que d’aucuns le prétendent. Je m’amuse avec Aristophane de la goinfrerie du fils d’Alcmène sans que mon admiration pour l’Hercule Farnèse en souffre grand préjudice ; autant se peut dire de la joyeuse et cordiale parodie d’ancien régime, de la gaîté d’un Cimarosa dans le Mariage secret, d’un Rossini dans le Barbier, d’un Grétry dans le Tableau parlant ou dans la Fausse Magie. Cet art-là n’a rien que de sain, il vient de Molière et nous réconforte. Telle n’est point la parodie dont le théâtre actuel est empoisonné ; celle-là ne se contente pas d’égayer un moment le public aux dépens du personnage, elle tue l’idée et avec l’idée l’homme de génie qui s’en inspira. On parle toujours de remettre Gluck à la scène, et nous verrons ce que deviendront Iphigénie et Thoas, Orphée et Eurydice développant leur grande pantomime et leur sereine majesté devant une assemblée saturée de quolibets cyniques et toute chaude encore des refrains de la Belle Hélène ! « La musique de l’avenir, tenez, la voilà ! » disait un jour Rossini montrant une partition de ce répertoire comparable à certaines plantes marécageuses, foisonnantes, inextricables, qui couvrent la surface d’un lac, et coupent à ses eaux, jadis transparentes et profondes, toute lumière venue d’en haut. L’enthousiasme, le respect des choses belles et saintes, nous les avons désappris, mais en revanche nous raillons, narguons et gambadons à merveille, et, s’il ne nous arrive plus de lever nos mains vers le ciel, nous lui montrons nos jambes en faisant la roue.

La musique de l’avenir, elle se partage en deux courans : il y a la musique de nos petits théâtres comme il y a la musique de Bayreuth, et la plus bouffonne des deux n’est peut-être pas celle que l’on suppose. Regardez du côté du Fichtelgebirg, cette petite ville où vécut l’honnête, le modeste, l’excellent Jean-Paul ; là séjourne embastillé dans son outrecuidance un homme qui se croit Dieu le père, et pour lequel ses fidèles desservans en Europe ne cessent pas de sonner la messe. Il trône en sa Walhalla parmi les géans, les nains et les walkyries, et quand il en a fini de dialoguer avec Odin, il se propose cette besogne étrange, invraisemblable même pour un dieu, de corriger Beethoven et d’amender Gluck ! Il révise, expurge, remet sur ses pieds la symphonie héroïque, substitue les cors aux bassons dans l’allegro de la cinquième symphonie, ajoute à la huitième deux trompettes, reprend en sous-œuvre l’Iphigénie en Aulide, et montre à son compère Gluck comment on manie un orchestre. « Si Dieu m’avait fait l’honneur de me consulter, aimait à répéter Alphonse X, roi de Castille et de Léon, bien des choses n’en iraient que mieux dans la création. » Ainsi raisonne ce personnage ; il se dit : A la place de Beethoven, moi, j’eusse fait cela, et sans autre forme de procès il distribue aux clarinettes la partie des hautbois, tranche, surcharge, ajoute et traite un pareil texte comme s’il s’agissait de la copie d’un écolier. J’avoue que, si j’étais de la paroisse, ces vacations quelque peu naïves d’un vieux professeur de rhétorique me gâteraient beaucoup mon saint ; corriger Beethoven, réorchestrer Gluck est en somme moins l’œuvre d’un grand esprit égaré que d’un Prudhomme. N’importe, dieu ou maniaque, cet Allemand, ce néo-Allemand aura prêché la vraie croisade des temps nouveaux. Il a trouvé dans le passé la solution du problème de l’avenir : il a découvert le récitatif !

Je ne plaisante pas ; remontons à l’an de grâce et de musique 1600. Les Florentins, mus par des raisons esthétiques absolument semblables aux nôtres, liquident leur ancien fonds de mélodie et de contre-point, et le remplacent par une déclamation uniquement préoccupée de rendre l’intonation du mot et de la syllabe, stile recitativo ou rappresentativo, comme on disait alors ; style ennuyeux, assommant, comme on dira toujours ! De cette creuse déclamation, le récitatif moderne est sorti avec ses formules sacramentelles, avec ses demandes et ses réponses, ses exclamations, ses tirades. Le drame lyrique a vécu deux siècles là-dessus ; pourquoi n’en vivrait-il pas deux et trois autres et même davantage ? Il faut souvent si peu de chose pour que le rococo d’hier devienne la mode du moment, et vice versa. Monteverde et son école introduisent l’élément pathétique dans la déclamation, et voilà le récitatif inventé. Ce récitatif à son tour passe d’usage, et nous le régénérons par la mélodie continue. Sempiternelle déclamation, que me veux-tu ? On me promet non pas un drame, mais le drame, on a soin de me prévenir que ce que je vais entendre, c’est de l’Eschyle et du Gluck, du Goethe et du Beethoven tout ensemble, et quand mon âme est bien préparée à l’émotion, quand elle compte sur des élans de joie et de douleur, sur l’accent de la passion et du sentiment, on lui donne, quoi ? des combinaisons harmoniques intéressantes, saisissantes, des effets de trompette et de trombone accompagnant un pathos formidable. Rien de cette forme organique, de cette clarté que les vieux maîtres savaient prêter à leur phrase. « Trouvez-moi donc des mélodies, disait Schumann, des mélodies bien neuves et bien franches. »

Cela vaudrait mieux en effet ; précepte excellent, mais difficile à suivre par les temps de stérilité qui règnent, car il était écrit que le fameux songe de Pharaon s’accomplirait aussi pour nous, et qu’aux années d’abondance, représentées par les sept vaches grasses, succéderaient les sept vaches maigres, autrement dit les années de disette. La mélodie, on la délaisse, on passe à côté sans la vouloir cueillir, elle est trop verte comme les raisins, et les infortunés qui en auraient encore soif manquent de souffle. L’âge est venu des épigones, il nous reste ici et là des maniéristes dont la veine s’épuise en quelques mois, des virtuoses de transition ayant de l’esprit et de la main, et qui se noient dès que la mode ne les soutient plus. Les choses qui nous amusent sont des figurines d’étagères accommodées à nos goûts incertains, désœuvrés ; nous en jouissons un moment sans trop nous rendre compte de ce qu’elles valent, et sans que l’idée nous vienne de les emballer pour la postérité, tant nous savons d’avance qu’elles n’y arriveraient qu’à l’état de bric-à-brac. C’est qu’une œuvre d’art ne se recommande pas seulement par les qualités qui la font réussir dans le présent, il en faut d’autres, indépendantes du siècle et du milieu ; un grand artiste crée pour l’éternité en imprimant à son œuvre, en même temps que cet idéal contemporain toujours plus ou moins périssable, le caractère impérissable du beau humain ; la musique de Mozart, la musique de Beethoven, portent cette marque éternelle qui nous frappe également chez la Vénus de Milo en dépit des différences de climat, de religion, de civilisation ; les Grecs l’adoraient comme déesse, nous l’adorons comme chef-d’œuvre, c’est tout un.

Ce rapprochement me ramène à ma thèse. Chaque civilisation n’a qu’un temps dans sa vie pour produire ses chefs-d’œuvre ; de même que la statuaire grecque fut le rêve de l’antiquité, la musique sera le rêve de l’époque moderne. Tous les degrés par où l’une a passé, l’autre à Son heure les a dû franchir. Archaïsme, austère d’abord, élévation, rudesse : période des Eginètes, — de Hændel, de Sébastien Bach ; le style idéal vient ensuite, le beau style : période Phidias-Mozart-Beethoven ; puis arrive le style orné, fleuri, le style riche, « tu fais ton Hélène riche parce que tu n’as point su la faire belle, » phase qui d’ordinaire précède les décadences, et dont le héros parmi nous serait Rossini. En admettant ce que d’ailleurs je crois parfaitement, que la musique soit aujourd’hui un art ayant accompli ses plus belles destinées, sinon un art fini, le mouvement des deux côtés n’aurait guère duré plus d’un siècle et demi, et ce qu’il produisit aura suffi pour tous les temps.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez les lettres de Moritz Hauptmann à Franz Hauser, t. II, p. 120.
  2. The Music of the Future, p. 12.
  3. Ludwig van Beethoven, Biographische Skizzen, von Ferdinand Hiller, Leipzig 1871.
  4. Franz Hüffer, The Music of the Future, p. 18.
  5. Franz Hüffer, the Music of the Future.
  6. The Music of the Future, p. 47 et suivantes.
  7. Franz Hüffer, The Music of the Future, p. 80.
  8. The Music of the Future, p. 37.
  9. Cette opinion, qui fut, on ne l’a peut-être pas oublié, la nôtre dès le premier jour, que nous avons reproduite à l’occasion de l’Hamlet de M. Thomas, a fait son chemin en Allemagne, et nous aimons à nous appuyer ici du sentiment de M. Ambros, homme de principes et non de parti, trop avisé d’ailleurs pour se laisser prendre aux pieds dorés d’une idole de bois peint. Ce qui vous charme chez cet écrivain, c’est sa parfaite indépendance, son élan à tout admirer de ce qui est beau, en même temps qu’à jeter bas ce qui ne l’est point et passe pour l’être ; personne n’a l’éclat de rire plus vibrant au nez du colosse Wagner, et ne montre plus de goût pour nos chefs-d’œuvre quand il s’agit des vrais.
  10. Beethoven ne fait pas de musique imitative. Sa conception ne jaillit point du sentiment immédiat, elle est le reflet, la réflexion d’un sentiment déjà dominé » Beethoven est un rustique de la trempe de Virgile, il voit, il respire, il sent, il a commerce naïf avec la nature et non point avec les esprits de la nature. L’homme habitué aux luttes de coteries et de coulisses, exclu de la nature, a des hystéries que le rustique ne connaîtra jamais, et ce sont d’ordinaire ces hystéries qui engendrent les systèmes.
  11. Et, pour compléter le tableau, penser qu’à ces trois noms immortels deux autres noms viendraient se joindre, ceux de Rubini, qui chantait la phrase éplorée, et de la Malibran, qui l’écoutait dans une attitude de Polymnie, pâle d’une pâleur tragique et déjà s’apprêtant à chanter le Saule ; mais de cette impression-là rien ne reste que ce qu’une génération en raconte, l’accent d’une voix, son individualité, son âme, son génie, autant en emporte l’oubli, et la marbre ni la toile ne sont, hélas ! à consulter.
  12. Tout ce bruit ne laissa pas d’incommoder aussi Beethoven, qui, lorsque Rossini, de passage à Vienne, vint le voir, ne lui cacha point sa mauvaise humeur. Rossini aimait à raconter cette visite : « Il me reçut fort mal, disait-il, ce qui ne l’empêche pas d’être le plus grand des musiciens. — Et Mozart donc, cher maître, qu’en faisons-nous ? — Permettez, Beethoven est le plus grand des musiciens ; mais Mozart, c’est le seul. »