La Mystification fatale/Deuxième Partie/XVIII

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Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 183-188).
§ XVIII. — Conclusion générale.


Triste condition des choses humaines ! Ce brandon de discorde, quelle qu’en fût la valeur intrinsèque, ne se présenta au monde chrétien qu’au moyen d’une MYSTIFICATION et fut ensuite soutenu non seulement par les moyens légitimes de la discussion, mais surtout par plusieurs pièces fausses et par une foule de falsifications apportées aux pièces authentiques ; et l’histoire fut de la sorte si bien falsifiée dès son origine, qu’encore aujourd’hui les princes de cette science en Occident, n’élèvent pour la plupart, pas l’ombre d’un doute sur ce que le moyen-âge nous a légué à cet égard.

Dans les discussions qui ont eu lieu lors des Conférences de Bonn (1876) entre les Anglicans, les Vieux-catholiques et quelques théologiens des églises grecques, le docteur Dœllinger disait : « Peut-être quelques-uns des Pères de l’Église Occidentale, ainsi que saint Augustin dans son ouvrage de Trinitate, en étudiant la théorie de la procession, ont-ils fini par admettre celle du côté du Fils. Cependant, ajoute-t-il, ils ne l’ont pas exposée comme une doctrine traditionnelle de leurs églises, mais seulement comme une simple vérité théorique, à laquelle ils ont abouti en s’occupant de théologie. » Si des hommes tels que le docteur Doellinger tombent dans de pareilles méprises, que doit-on attendre des autres ? Les Protestants eux-mêmes et les plus érudits d’entre eux tels que : Eugène Haag, dans son Histoire des dogmes chrétiens (t. 1, p. 332—4, 4436), et Gieseler, dans son Histoire des dogmes (trad. franç. p. 392) tombent eux aussi dans les mêmes erreurs en suivant la routine des vaticanistes.

M. le prince de Broglie, dans son ouvrage L’Église et l’Empire romain au IV siècle, raconte ce qui suit : « La société des fidèles avait allongé le symbole de Nicée en ce qui regarde le Saint-Esprit, et le concile de Constantinople ne crut mieux faire que de valider par son autorité ce produit spontané de la piété des peuples. Les modifications usitées furent officiellement introduites dans la formule de Nicée, et la complétèrent ainsi sans l’altérer. » Et quelles étaient ces modifications ? Les voici telles qu’elles nous sont données par l’auteur : « après les mots : je crois aussi au Saint-Esprit, on ajouta : qui est aussi seigneur et source de vie, qui procède du Père et du Fils. » (Vol. I, ch. IV, p. 450). On le voit, la Mystification gotho-vandale s’y prélasse triomphalement. Au reste, de Maistre, « le dernier des Pères de l’Église latine, » n’en avait-il pas donné l’exemple à M. de Broglie ? Dans son livre du Pape, parlant en général des églises d’Occident qui ont rejeté le joug du pape et de celles d’Orient qui ne l’ont jamais subi, de Maistre nous dit avec sa forfanterie ordinaire : « Aucune d’elles ne peut maintenir dans son intégrité le symbole qu’elle possédait au moment de la scission. » N’est-ce pas dire assez clairement que les églises d’Orient qui n’ont pas maintenu le symbole dans leur intégrité en ont retranché le Filioque, seul point où ce symbole diffère de celui de l’Église latine ?

Mais ce qu’il y a de plus étonnant dans cette question c’est de voir, de nos jours, le zèle dévorant de la double procession gagner même les gens qui se plaçant en dehors du christianisme dogmatique auraient pu et dû parler avec impartialité, au lieu de se laisser mener par des gens patentés pour défigurer l’histoire ecclésiastique. Je n’en citerai qu’un exemple.

Dans un ouvrage publié en 1853, par M. César Jannin et intitulé Histoire de la rivalité et du protectorat des églises chrétiennes en Orient, nous lisons ce qui suit : « L’an 381 un second concile œcuménique s’assemble à Constantinople, il ajoute au symbole de Nicée tout ce qu’on y trouve aujourd’hui sur la divinité du Saint-Esprit et proclame qu’il procède du Père comme du Fils. » (p. 59)… « Le second concile œcuménique tenu à Constantinople, en 381, ayant, comme nous avons vu plus haut, retouché le symbole de Nicée, y avait ajouté ces mots : je crois au Saint-Esprit qui est aussi seigneur et qui donne la vie, qui procède du Père et du Fils. Cette addition, ne l’oublions pas, a été acceptée sans opposition pendant plusieurs siècles et par les deux conciles œcuméniques subséquents, ceux d’Éphèse et de Chalcédoine, avant de faire l’objet d’une controverse et d’un schisme. Toutefois après plusieurs siècles de silence ou d’indécision, l’Église Grecque finit par rejeter l’addition du Filioque ; de là, la séparation ». (pag. 61). Pauvre M. Jannin, vous n’êtes point du nombre des mystificateurs, je le veux bien, mais avouez que vous voilà bien mystifié, et que malheureusement vos écrits en mystifieront bien d’autres !

Honneur, du moins à M. Henri Martin qui avoue les faits tels qu’ils sont ! Il est même fier de sa doctrine ; mais il en délivre à son pays le brevet d’invention. « On a, dit-il, des dernières années de Charlemagne des capitulaires assez étendus ; le synode d’automne, assemblé à Aix en 809, avait traité sous sa présidence une question d’une immense portée : c’était une face nouvelle du dogme de la Trinité : la co-éternité et la consubstantialité des trois personnes divines avaient été proclamées depuis longtemps par les conciles œcuméniques ; un moine de Jérusalem souleva la question de savoir si le Saint-Esprit procède du Fils comme du Père. L’Église d’Occident s’inquiéta fort d’une solution qu’indique la position des trois termes de la Trinité, et que donne bien plus nettement le sens intime de ce grand mystère : Smaragdus abbé de Saint-Mihiel, un des auteurs de la restauration des lettres en Gaule, établit l’affirmative, non par la métaphysique, mais par l’Écriture et les Pères, et le concile d’Aix-la-Chapelle ajouta, dans le symbole de Nicée, les mots Filioque au qui ex Patre procedit. L’empereur envoya à Rome son cousin Adalhard, abbé de Corbie, et l’évêque de Worms pour communiquer au pape cette grave innovation, qui avait un précédent. L’addition du Filioque avait été décrétée jadis en Espagne par le troisième concile de Tolède, et s’y était maintenue. Le pape, sans nier l’orthodoxie de l’opinion des prélats gallo-franks, s’efforça de leur faire retirer le Filioque du Symbole, et déclara toute innovation illégitime. On ne l’écouta pas plus qu’on n’avait écouté son prédécesseur dans l’affaire du culte des images, et le Filioque resta dans le Symbole, où on le chante encore de nos jours. Rome finit par suivre la Gaule. La Gaule franke, succédant dignement à cette Gaule romaine qui avait tant fait pour le christianisme, eut ainsi la gloire de compléter, malgré Rome, le dogme souverain de la théologie et ce qu’on peut nommer la métaphysique divine.

Les circonstances de ce grand fait religieux montrent à quel point l’autorité du pape était encore bornée en matière dogmatique. Les conciles gallo-franks, convoqués sans lui, décidaient malgré lui. »

Vous pouvez être fier de n’importe quelle doctrine, cela ne nous regarde pas ; il nous suffit que vous en avouïez la paternité et que vous cessiez enfin de mystifier le monde.