La Nouvelle Emma/13

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 265-287).
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CHAPITRE XIII.

Il n’y avait pas au monde une créature plus heureuse que madame Knightley ; dans cette courte visite qu’elle faisait à Hartfield, elle allait tous les matins voir ses anciennes connaissances avec ses cinq enfans, et racontant tout ce qui s’était passé la veille entre son père, sa sœur et elle. Elle n’avait d’autre désir que d’empêcher les jours de s’écouler si vite.

En général, à Hartfield, on voyait moins les amis le soir que le matin. Cependant il fut impossible, quoique aux fêtes de Noël, de refuser d’accepter un dîner hors de la maison. L’on ne pouvait résister à une pressante invitation de M. Weston. M. Woodhouse lui-même vit que la chose était possible, et préférable à la division qui s’opérait chez lui après dîner. Il aurait bien fait quelques difficultés, quant aux moyens de conduire tant de personnes à Randalls, s’il avait pu ; mais comme la voiture de son gendre et de sa fille était à Hartfield, il ne fit qu’une seule question, et Emma ne perdit pas beaucoup de temps à le convaincre qu’Henriette, outre toute la compagnie, trouverait encore place dans une des voitures.

Henriette, MM. Knightley et Elton furent les seules personnes invitées, comme faisant partie de la société. On devait dîner de bonne heure, et en petit comité ; car on consultait en tout le goût et les inclinations de M. Woodhouse.

La veille de ce grand événement (car c’en était un très-grand de voir M. Woodhouse dîner hors de chez lui un 24 décembre) Henriette avait passé la soirée à Hartfield ; elle s’était retirée avec un si gros rhume, qu’Emma n’aurait pas permis qu’elle quittât la maison ; sans l’extrême envie qu’elle avait d’être soignée par madame Goddard. Emma s’y rendit le lendemain, et vit qu’il lui serait impossible de la mener à Randalls. Elle avait la fièvre et un grand mal de gorge. Madame Goddard était pleine d’attention pour elle ; on parla de M. Perry, et Henriette se sentait si mal, qu’elle vit bien qu’il fallait renoncer à cette partie ; mais elle ne put s’empêcher de verser bien des larmes de s’en voir privée.

Emma resta auprès d’elle aussi long-temps qu’elle put, pour la soigner pendant les courtes absences que madame Goddard était obligée de faire : elle lui releva le courage en lui représentant combien M. Elton souffrirait, quand il aurait connaissance de sa situation. Elle la laissa assez tranquille, et dans la douce espérance que M. Elton ne s’amuserait pas, et que tout le monde regretterait qu’elle ne fût pas de la fête. Elle était à peine sortie de chez madame Goddard, qu’elle rencontra M. Elton qui paraissait y aller, et ils marchèrent doucement ensemble, en s’entretenant de la belle indisposée. Il allait, dit-il, sur le bruit de sa maladie, en demander des nouvelles, afin de lui en donner à Hartfield. Ils rencontrèrent M. Jean Knightley qui revenait de sa visite journalière à Donwell, avec ses deux aînés, qui, à leur mine joyeuse, à leur air de santé, prouvaient combien il était salutaire de courir la campagne ; ils semblaient devoir faire honneur au rôti de mouton et au pouding qui les attendait à la maison. Emma faisait le détail de la maladie de son amie : une violente inflammation à la gorge, beaucoup de chaleur par tout le corps, le pouls faible, mais battant avec vitesse, etc. Elle était fâchée de dire qu’elle avait appris de madame Goddard qu’Henriette était très-sujette aux maux de gorge, qu’elle en avait été alarmée plusieurs fois. M. Elton parut effrayé, et s’écria :

« Un mal de gorge ! Mais il n’est pas contagieux, j’espère ! Perry l’a-t-il vue ? Vous devriez prendre soin de vous, aussi-bien que de votre amie. Permettez-moi de vous supplier de ne pas vous exposer. Pourquoi Perry ne l’a-t-il pas vue ? »

Emma, qui n’avait aucune crainte, essaya de le tranquilliser sur ses appréhensions, en l’assurant de l’expérience et des soins de madame Goddard : mais comme elle ne voulait pas les lui ôter tout à fait, au contraire, elle désirait qu’il en retînt une portion ; elle ajouta, en changeant de sujet.

« Il fait si froid, si froid, et il paraît que nous aurons de la neige ; j’en suis si certaine, que, si ce n’était pas à Randalls, et avec une telle compagnie, je ferais tout mon possible pour rester à la maison aujourd’hui, et dissuader mon père de s’exposer ; mais il s’y est décidé, il paraît qu’il ne sent pas le froid du tout : ainsi je ne veux pas m’en mêler ; car je sais que monsieur et madame Weston seraient mortellement offensés si nous leur manquions de parole. Quant à vous, M. Elton, je pense que vous pouvez vous excuser d’y aller. Il me semble que vous êtes déjà un peu enrhumé ; faites attention à la fatigue que vous supporterez demain, aux longs discours que vous serez obligé de prononcer, et je suis persuadée que vous penserez qu’il serait prudent de rester à la maison et de vous soigner.

M. Elton eut l’air de ne savoir que répondre, car quoiqu’il fût très-flatté des soins qu’une aussi jolie personne prenait de lui, et qu’il fût loin d’avoir envie de mépriser ses avis, il était loin aussi de penser à manquer à l’invitation de M. Weston : mais Emma, trop portée à croire aux notions qu’elle s’était formées de lui, à sa coutume de l’écouter avec partialité, fut très-satisfaite de l’entendre dire entre les dents, qu’il reconnaissait qu’il était fort enrhumé. Il continua à dire en marchant, qu’il était heureux d’être débarrassé du dîner à Randalls, et d’avoir la facilité de savoir des nouvelles d’Henriette à chaque heure de la soirée.

« Vous faites fort bien » lui dit-elle.

« Nous vous excuserons auprès de monsieur et de madame Weston. »

À peine avait-elle cessé de parler, qu’elle trouva que son frère venait d’offrir très-poliment une place dans sa voiture à M. Elton, s’il n’avait pas d’autre raison que le mauvais tems pour s’excuser d’aller à Randalls, et que M. Elton avait accepté cette offre avec beaucoup de plaisir. C’était une affaire terminée : M. Elton devait être de la partie ; et jamais sa charmante figure n’exprima mieux la satisfaction qu’il ressentait dans ce moment.

Son sourire fut plus marqué, et son regard plus expressif qu’à l’ordinaire, lorsqu’il jeta les yeux sur elle après cet arrangement.

« Fort bien, se dit Emma, voilà qui est étrange ! Après l’avoir si heureusement dégagé de sa parole, de désirer d’être de la partie et de laisser Henriette malade ! C’est en vérité bien étrange ! Mais il y a, je crois, chez les hommes et surtout chez les célibataires une telle inclination, une telle passion pour dîner dehors, qu’une invitation fait la meilleure partie de leurs plaisirs, ils lui sacrifieraient tout, leur temps, leur dignité, quelquefois même leur devoir : il faut qu’il en soit de même avec M. Elton, jeune homme aimable, qui plaît et certainement estimable, surtout très-amoureux d’Henriette ; et cependant il ne peut refuser une invitation ! Quelle chose étrange que l’amour ! Il découvre dans Henriette un esprit pénétrant, et il ne peut dîner seul pour l’amour d’elle. »

Peu après, M. Elton les quitta, elle lui rendit justice, et lui sut gré de la manière sentimentale avec laquelle il nomma Henriette en partant, du ton de sa voix, lorsqu’il lui assura qu’il passerait chez madame Goddard pour lui rapporter des nouvelles de sa belle amie. Ce serait la dernière chose qu’il ferait avant de se préparer au bonheur de la revoir, espérant avoir d’heureuses nouvelles à lui apprendre. Son agréable sourire et ses soupirs en la quittant méritèrent son approbation.

Après un moment de silence, M. Jean Knightley, dit : « Je n’ai jamais vu de ma vie un homme aussi occupé du désir de se rendre agréable comme ce M. Elton : c’est un véritable travail pour lui, vis-à-vis du beau sexe.

Avec les hommes, il paraît naturel et sans affectation ; mais quand il s’agit de plaire aux dames, tous ses muscles, toutes ses facultés sont en jeu. »

« Les manières de M. Elton ne sont pas parfaites, dit Emma ; mais lorsqu’il s’agit du désir de plaire, on doit tout pardonner, et c’est ce qui arrive toujours. Quand un homme, avec des talens modérés, fait tous ses efforts pour se rendre agréable, il l’emporte souvent sur l’homme qui lui est supérieur, mais qui néglige ses avantages. M. Elton est d’un si bon naturel et a tant de bonne volonté à obliger, qu’on doit lui savoir gré de posséder ces qualités. »

« Oui, répliqua M. Jean Knightley avec finesse, il a beaucoup de bonne volonté pour vous. »

« Pour moi ! répondit Emma avec un sourire de surprise, vous imaginez-vous qu’il songe à moi ? »

« J’avoue, Emma, que cette idée m’a passé par la tête, et si vous ne vous en êtes jamais aperçue, vous pouvez maintenant la prendre en considération.

« M. Elton amoureux de moi ! Quelle idée ! »

« Je ne dis pas que cela soit ; mais vous ferez bien de considérer, que mon idée soit vraie ou non, de quelle manière vous devez vous conduire envers lui. Je pense que vos manières avec lui sons engageantes. Je vous parle en ami, Emma ; vous devriez vous tenir sur vos gardes, penser à ce que vous faites et à ce que vous avez envie de faire. »

« Je vous remercie ; mais je vous assure que vous vous trompez. Nous sommes bons amis M. Elton et moi, et rien autre. » Elle continua à marcher, s’amusant à réfléchir sur les méprises qui résultent souvent de la connaissance partielle qu’on a de certaines circonstances, des erreurs dans lesquelles tombent presque toujours les personnes qui prétendent posséder un jugement supérieur. Elle n’était pas non plus très-satisfaite de son frère, qui la prenait pour une aveugle, une ignorante, et qui croyait qu’elle avait besoin de conseil. Son frère ne dit plus rien.

M. Woodhouse s’était si bien confirmé dans son dessein d’aller à Randalls, que malgré le froid qui augmentait, il n’avait pas l’air de s’en dédire, et partit au temps qu’il avait fixé avec sa fille aînée dans sa voiture, ne faisant pas plus d’attention au temps que les autres. Étonné de son voyage, il sentait le plaisir qu’il causerait à Randalls, de le voir arriver par un temps si froid, et si bien enveloppé, qu’il n’en sentait aucune incommodité. Le froid, cependant, était sévère, et lorsque la seconde voiture se mit en mouvement, il tomba quelques flocons de neige, l’air était tellement chargé, qu’il paraissait certain que si le temps se radoucissait un peu, il en tomberait beaucoup. Emma s’aperçut que son compagnon n’était pas en belle humeur. Sortir par un temps pareil, le sacrifice de ses enfans qu’il ne verrait pas après dîner, étaient des maux, ou au moins des désagrémens que M. Jean Knightley n’aimait pas : il ne prévoyait aucun amusement dans cette visite qui valût la peine de la faire, et tout le long de la route jusqu’au presbytère, il ne fit que témoigner son mécontentement.

« Il faut, dit-il, qu’un homme ait une bonne opinion de lui-même, pour engager quelqu’un à quitter le coin de son feu, par le temps qu’il fait, pour lui rendre visite.

« Il doit se croire infiniment aimable : je ne pourrais jamais en faire autant. C’est une grande absurdité. Il neige à présent. Quelle folie de ne pas permettre aux gens de rester à leur aise chez eux. Quelle sottise aussi à ceux qui ne restent pas à la maison quand ils le peuvent ! Et si nous étions obligés de sortir par un pareil temps, pour remplir nos devoirs ou faire nos affaires, que cela nous paraîtrait dur ! Et nous voilà probablement vêtus plus légèrement qu’à l’ordinaire, courant volontairement sans excuse, sans écouter la voix de la nature qui dit à l’homme de rester à la maison, de s’y tenir à couvert, lui et tout ce qui lui appartient ; nous voilà partis pour passer cinq mortelles heures chez un homme qui ne nous dira, et à qui nous ne dirons que ce qui a été dit ou entendu hier, et qui pourra être dit et entendu demain : nous y allons par un mauvais temps, et nous reviendrons probablement par un plus détestable encore. Quatre chevaux et quatre domestiques dérangés, pour conduire cinq créatures, qui n’ont rien à faire et tremblantes de froid, dans une maison plus froide que la leur, et en plus mauvaise compagnie ; qu’elles n’auraient eue à la maison. »

Emma ne se sentit pas disposée à donner à son frère le moindre signe d’approbation, signe auquel il était accoutumé par sa compagne ordinaire de voyage, qui répondait toujours à tout ce qu’il disait : « Oui, mon cher ami, c’est très-vrai ; mais elle résolut de se taire. »

Ne pouvant pas se plier à son humeur, elle craignit de s’exposer à une querelle, et tout son héroïsme n’alla qu’à garder un profond silence. Elle le laissa parler, arrangea les glaces, s’enveloppa bien, et n’ouvrit pas la bouche.

Ils arrivèrent enfin, et lorsqu’on fut dans la cour, que la portière fut ouverte, et le marche-pied baissé, que M. Elton, bien paré, sémillant, vint en souriant se présenter à eux, Emma pensa avec plaisir qu’on allait s’entretenir d’autres sujets. M. Elton paraissait si content, si joyeux, qu’elle commença à croire qu’il avait reçu sur la maladie d’Henriette un rapport plus favorable que celui qui lui était parvenu. Elle avait envoyé à Highbury, pendant qu’on l’habillait, et la réponse avait été : « À peu près de même, pas mieux. »

« Ce que j’ai appris de madame Goddard, dit-il, n’est pas aussi satisfaisant que je l’espérais. Pas mieux a été ce qu’on m’a rapporté. »

Sa figure alors s’allongea, et sa voix prit le ton sentimental, en prononçant ces dernières paroles.

Oh ! non, j’ai été mortellement peiné de trouver… J’allais vous dire que, passant chez madame Goddard, avant de m’habiller, on m’a dit que mademoiselle Smith n’était pas mieux, qu’au contraire elle allait plus mal. J’ai ressenti une vive affliction, je m’étais flatté qu’elle devait être beaucoup mieux, d’après le cordial que je savais qu’elle avait reçu le matin. »

Emma sourit, et répondit : « Ma visite l’a sans doute tranquillisée, du moins je m’en flatte : mais je n’ai pas le pouvoir de charmer un mal de gorge. Elle a un terrible rhume. M. Perry a été la voir, comme on vous l’aura sans doute dit. »

« Oui, j’imagine, c’est-à-dire, non je n’en ai rien su. ».

« Il l’a soignée dans ces sortes de maladies, et j’espère que demain nous aurons tous les deux un bulletin plus favorable ; mais il est impossible de ne pas être inquiet. Quelle perte pour notre partie aujourd’hui ! »

« Terrible ! c’est le mot exactement ; on ne peut manquer de la trouver à redire à tout moment. »

C’était bien dit, et le soupir qui accompagna cette exclamation était digne de louanges, mais il aurait dû s’en souvenir plus long-temps.

Emma fut indignée, lorsqu’une minute après, il se mit à parler d’autres choses avec une allégresse et un contentement parfaits.

« Quelle belle invention, dit-il, que de mettre des peaux de mouton dans les voitures ! Que cela les rend agréables : avec de telles précautions, il est impossible d’avoir froid. »

« Les grandes découvertes de ces temps modernes ont rendu les voitures des gens comme il faut, parfaitement complètes. On est si bien gardé et réparé contre le mauvais temps, que l’air le plus subtil n’y saurait pénétrer sans qu’on le veuille bien. Peu importe qu’il fasse beau ou non. Il fait froid ce soir, mais en voiture on ne s’en aperçoit pas. Ah ! il neige à présent. »

« Oui, dit M. Jean Knightley, et je crois qu’il en tombera une grande quantité. »

« Vrai temps de Noël, observa M. Elton, c’est la saison, et nous devons nous estimer fort heureux qu’il n’ait pas commencé hier, il aurait empêché cette partie d’avoir lieu ; ce qui serait probablement arrivé, car monsieur Woodhouse ne se serait pas hasardé de sortir s’il y eût beaucoup de neige sur la terre ; mais à présent il importe fort peu qu’il en tombe ou non. Nous sommes dans la saison où les amis se rassemblent. À Noël chacun s’entoure de ses amis, sans penser au temps qu’il fait. Il m’est arrivé d’être retenu par la neige une semaine entière chez un de mes amis ; mon intention était d’y demeurer un seul jour, et je fus obligé d’y en passer huit. Rien de plus plaisant ! »

M. Jean Knightley eut l’air de ne pas comprendre quel plaisir on pouvait éprouver à être retenu par la neige pendant huit jours hors de chez soi. Il se contenta néanmoins de dire froidement. « Je ne désire pas que la neige me force à rester huit jours à Randalls. »

En tout autre temps, Emma se serait amusée, mais elle était trop surprise de la vivacité de M. Elton, pour penser à autre chose. L’espoir d’une partie agréable avait totalement effacé Henriette de sa mémoire.

« Nous sommes sûrs d’avoir un bon feu, continua-t-il, et tout ce qu’on peut offrir de meilleur. Monsieur et madame Weston sont des gens charmans ; madame Weston est au-dessus de tout éloge ; et quant à lui, il est tout ce qu’on peut désirer, très-hospitalier et grand amateur de la société. Cette partie n’est pas nombreuse, mais elle est si bien choisie ; et de telles parties sont les plus agréables de toutes. On ne peut être à son aise que dix dans la salle à manger de M. Weston ; quant à moi, en pareille circonstance, j’aimerais mieux qu’il y en eût deux de moins que deux de plus : je pense que vous serez de mon avis (se tournant d’un air flatteur vers Emma) ; je crois être sûr de votre approbation ; mais peut-être que M. Knighiley, accoutumé aux grandes parties de Londres, ne sera pas du même sentiment que moi. »

« Je ne connais pas les grandes parties de Londres, Monsieur, je ne dîne jamais chez personne. »

« En vérité, dit-il, d’un air d’étonnement et de pitié ; je n’aurais pas cru que les gens de loi fussent réduits à un pareil esclavage ! Mais, Monsieur, il viendra un temps où vous serez récompensé de toutes ces privations ; alors vous aurez moins de travail et plus de plaisir. » Le premier plaisir que je ressentirai, sera quand je serai de retour sain et sauf à Hartfield. »