La Nouvelle Emma/3

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 40-53).
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CHAPITRE III.

M. Woodhouse aimait la société, mais à sa manière. Il se plaisait beaucoup à recevoir ses amis, et cela par plusieurs raisons réunies : Sa longue résidence à Hartfield, la bonté de son naturel, sa fortune, sa maison et sa fille ; il pouvait composer son petit cercle comme il le voulait. Il n’avait que peu de communications avec les familles qui n’en faisaient pas partie. L’horreur qu’il avait de se coucher tard, jointe à celle des grands dîners, l’empêchèrent de se lier avec des gens qui ne voulaient pas se conformer à ses usages. Heureusement pour lui, qu’à Highbury, comprenant Randalls dans la même paroisse, l’abbaye de Donwell dans la paroisse voisine, et le manoir de M. Knightley, renfermaient une grande partie de ce cercle.

Très-souvent, à la persuasion d’Emma, il invitait à dîner les plus apparens du cercle ; mais il préférait les après-dînées, à moins qu’il ne se crût pas en état de recevoir compagnie. Il se passait peu de soirées dans la semaine, sans qu’Emma ne pût pas lui procurer une partie aux cartes.

Les égards qu’on avait pour lui depuis long-temps, amenaient M. Weston, M. Knightley et M. Eston, jeune homme qui vivait seul malgré lui ; il échangeait volontiers une soirée à passer dans sa triste solitude, pour l’élégance de la société du salon de M. Woodhouse : le sourire de son aimable fille n’était pas perdu pour lui.

Après ceux-ci venait une autre partie de ce qu’il y avait de plus digne d’être reçu. Madame et mademoiselle Bates et madame Goddard, trois dames toujours promptes à accepter les invitations qu’elles recevaient d’Hartfield.

On avait coutume de les envoyer chercher et de les ramener en voiture, lorsque M. Woodhouse pensait que ce n’était pas un trop grand travail pour Jacques ou ses chevaux ; et quand ils n’auraient fait cette corvée qu’une fois par an, il s’en serait plaint comme d’une corvée inutile.

Madame Bates, veuve d’un ancien vicaire de Highbury, était une vieille dame qui n’était bonne qu’à prendre du thé et jouer au quadrille. Elle vivait avec sa fille assez médiocrement, jouissant de la considération que mérite une vieille dame sans fortune. Sa fille, quoiqu’elle ne fût ni jeune, ni jolie, ni riche, ni mariée, jouissait d’une grande popularité. Mademoiselle Bates n’avait rien qui pût lui gagner la faveur publique, aucune supériorité d’esprit pour compenser ses défauts, ou forcer à un respect apparent ceux qui pourraient la haïr. Elle n’avait pas lieu de s’enorgueillir de sa beauté ni de ses talens ; elle avait passé sa jeunesse sans être remarquée, et dans son âge mûr elle prenait soin d’une mère qui était sur son déclin, et tirait le meilleur parti possible d’un très-modique revenu. Et, cependant, elle était heureuse, tout le monde en disait du bien. C’était son bon caractère, sa bienveillance universelle qui opéraient ce miracle. Elle aimait tout le monde, s’intéressait au bonheur de chacun, avait des yeux d’argus pour découvrir le mérite des gens ; elle se croyait parfaitement heureuse, remerciant la providence de lui avoir donné une mère telle que la sienne, de se voir environnée d’amis, de bons voisins, et d’avoir une maison bien pourvue. La simplicité et la bonté de son naturel, son contentement et sa reconnaissance, la recommandaient à tout le monde, et faisaient sa propre félicité. Elle parlait beaucoup sur des riens, ce qui convenait fort à M. Woodhouse, amateur de communications et partisan zélé du commérage.

Madame Goddard était une maîtresse de pension, non d’un séminaire ou d’un établissement où rien n’existait de ce qui promettait, par de longues et impertinentes sentences, d’unir des connaissances libérales à une morale élégante par de nouveaux principes et un nouveau système d’éducation ; où les jeunes demoiselles, en payant un prix exorbitant, perdent ordinairement leur santé à force de les serrer, et n’acquièrent que de la vanité : mais une pension à l’ancienne mode, où, pour un prix raisonnable, les jeunes filles acquéraient quelques talens, pouvaient y être envoyées, pour s’en débarrasser, et leur procurer une espèce d’éducation, sans courir les risques de devenir des prodiges. La pension de madame Goddard jouissait d’une grande réputation, et la méritait ; car la situation d’Highbury passait pour très-salubre. Elle avait une maison spacieuse et un grand jardin ; donnait aux enfans une nourriture saine et abondante, les laissait courir tant qu’elles voulaient pendant l’été, et en hiver pansait elle-même leurs engelures. Il n’était pas étonnant de la voir suivie à l’église par une quarantaine d’enfans. C’était une bonne et simple mère de famille, qui, ayant beaucoup travaillé dans sa jeunesse, croyait qu’il lui était permis, certains jours de congé, d’aller en visite prendre du thé ; et, ayant autrefois reçu beaucoup de bienfaits de M. Woodhouse, elle se croyait obligée de quitter son joli salon, orné de toutes sortes d’ouvrages, quand elle le pouvait, et de venir gagner ou perdre quelques pièces de douze sous au coin de son feu.

Voilà les dames qu’Emma pouvait rassembler quand elle le voulait ; heureuse par rapport à son père, d’être en état de lui procurer leur compagnie ; mais quant à elle, leur présence ne remédiait aucunement à l’absence de madame Weston ; elle jouissait de voir son père satisfait, et reconnaissant des soins qu’elle prenait d’arranger sa partie ; mais ce commérage de trois femmes de cette espèce lui faisait désagréablement sentir qu’une soirée passée ainsi, était une de ces longues soirées que sa peur avait anticipées.

Comme elle était un matin à penser que la journée serait terminée par une de ces soirées, on lui remit un billet de madame Goddard, qui la priait, dans les termes les plus respectueux, de lui permettre d’amener avec elle mademoiselle Smith : cette prière fit le plus grand plaisir à Emma ; car mademoiselle Smith était une jeune fille de dix-sept ans qu’elle connaissait de vue, et à laquelle elle s’intéressait à cause de sa beauté. La belle maîtresse du manoir répondit de la manière la plus gracieuse, et ne craignit plus de passer une soirée désagréable.

Henriette Smith était la fille naturelle de quelqu’un. Il y avait plusieurs années qu’on l’avait envoyée à l’école de madame Goddard, où depuis quelque temps on l’avait élevée au rang de pensionnaire seulement. C’était tout ce que l’on savait de son histoire. Elle n’avait d’autres amis connus que ceux qu’elle s’était faits à Highbury, et elle ne faisait que d’y revenir, ayant fait une longue visite chez de jeunes demoiselles, qui avaient été avec elle à la pension de madame Goddard.

C’était une très-jolie fille, et sa beauté était celle qu’Emma admirait le plus. Elle était petite, potelée et blonde ; avec le plus beau teint du monde, elle avait les yeux bleus, le regard d’une douceur angélique ; et avant la fin de la soirée, Emma, fut aussi enchantée de ses manières que de sa personne, et résolut de cultiver sa connaissance. Rien de bien marquant ne se faisait remarquer dans la conversation de mademoiselle Smith ; mais Emma la trouva extrêmement engageante, pas trop timide, parlant volontiers ; mais sans prétention, pleine d’égards, et exprimant d’une manière agréable combien elle était reconnaissante d’avoir été admise à Hartfield. Son ingénuité à admirer l’élégance de ce qu’elle y trouvait, si supérieure à tout ce qu’elle avait vu ailleurs, tout cela montrait son bon sens, et qu’elle méritait tout ce qu’on pourrait faire pour elle.

La société inférieure d’Highbury n’était pas faite pour posséder ces beaux yeux bleus si doux, ces beautés si naturelles. Les connaissances qu’elle avait, n’étaient pas dignes d’elle. Les amies qu’elle venait de quitter, quoique d’assez bonnes personnes, ne pouvaient que lui nuire. Elles appartenaient à une famille du nom de Martin, qu’Emma connaissait de réputation, comme affermant un grand domaine de M. Knightley, dans la paroisse de Donwell. C’était d’honnêtes gens, et elle savait que M. Knightley en faisait beaucoup de cas ; mais ils devaient être grossiers, impolis, et peu faits pour jouir de l’intimité d’une jeune personne à laquelle il ne manquait qu’un peu plus de savoir et d’élégance pour être parfaite.

Elle résolut de la protéger, de l’instruire, de la détacher de ses anciennes connaissances, et de la présenter dans la bonne compagnie ; et en même temps de former ses opinions et ses manières. Cette entreprise était intéressante et certainement très-louable ; digne du rang qu’elle tenait, de ses loisirs et de l’influence dont elle jouissait.

Elle était si occupée de ses beaux yeux bleus, à écouter et à répondre, à former ses projets, que la soirée se passa sans qu’elle s’en aperçût ; et le souper qui terminait toujours ces parties, souper qu’elle avait soin de faire servir elle-même à temps, se trouva prêt sans qu’elle y songeât : elle en fit les honneurs avec cette grâce qui ne l’abandonnait jamais ; elle fut, comme à son ordinaire, extrêmement attentive à servir tout le monde, pressant ces dames, qui aimaient à se retirer de bonne heure, d’accepter les mets choisis qu’elle leur offrait.

Dans ces sortes d’occasions, la sensibilité de M. Woodhouse était singulièrement affectée. Il aimait bien, qu’on mît la table, parce que c’était la coutume dans son enfance ; mais convaincu que les soupers étaient nuisibles à sa santé, il aurait désiré qu’on ne servît pas ; et en même temps que son hospitalité l’invitait à bien traiter les personnes qui venaient le voir, la crainte qu’il avait que le souper ne leur fît mal, le chagrinait beaucoup de les voir manger.

Une écuellée de gruau très-clair, comme celui qu’il prenait, était tout ce qu’il se permettait d’offrir ; il se contenait cependant, tandis que les dames mangeaient de meilleures choses, et se contentait de dire :

« Madame Bates, permettez-moi de vous proposer de courir les risques de manger un œuf. Un œuf à la coque n’est pas malsain. Personne ne s’entend mieux que Serle à faire cuire des œufs. Je ne recommanderais pas des œufs cuits par d’autres. Mais n’ayez pas peur, vous voyez qu’ils sont petits, un de nos petits œufs ne saurait vous faire de mal. Mademoiselle Bates, souffrez qu’Emma vous offre un petit morceau de tarte, un très-petit morceau. Les nôtres sont faites avec des pommes. Vous ne trouverez pas ici de confitures malsaines. Je ne conseille pas de manger du flanc. Madame Goddard, acceptez un verre de vin : un petit demi-verre de vin dans un grand gobelet d’eau ne peut que vous faire du bien.

Emma laissait parler son père, mais servait ces dames d’une manière plus substantielle ; et cette soirée-là surtout, elle fit tout son possible pour les renvoyer très-satisfaites. Mademoiselle Smith fut aussi heureuse qu’elle l’avait désiré. Mademoiselle Emma était une si grande dame à Highbury, que l’espoir d’être admise chez elle, lui avait donné autant de crainte que de plaisir. Notre humble et reconnaissante jeune demoiselle quitta Hartfield, extrêmement satisfaite, de l’affabilité d’Emma, qui l’avait embrassée en partant.