La Nouvelle Emma/30

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 75-88).
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CHAPITRE XXX.

Emma continuait à se croire amoureuse, ses idées variaient seulement du plus au moins. D’abord elle crut qu’elle l’aimait beaucoup, et ensuite très-peu. Elle prenait un sensible plaisir à entendre parler de Frank Churchill, et, par rapport à lui, à voir M. et Madame Weston : elle pensait souvent à lui, attendait une lettre avec une extrême impatience, afin de savoir comment il se portait, s’il était encore abattu, si la santé de sa tante était rétablie, et enfin, s’il y avait quelqu’espoir qu’il revînt à Randalls ce printemps. Mais d’un autre côté, elle ne se trouvait pas malheureuse, et après le premier jour, elle reprit ses occupations ordinaires avec autant de plaisir qu’auparavant. Elle était enjouée, et, quoique le jeune homme lui plût, elle lui trouvait des défauts ; malgré qu’elle pensât tant à lui, soit lorsqu’elle travaillait à l’aiguille, soit lorsqu’elle dessinait, formant d’agréables projets d’attachement ; imaginant d’intéressans dialogues ; inventant des lettres passionnées : cependant, quand une déclaration formelle de sa part se présentait à sa pensée, le résultat était, qu’elle le refusait. Cette affection chez eux devait dégénérer en amitié. Ils se serviraient des expressions les plus tendres en se quittant, mais enfin, ils devaient se séparer. En faisant ces réflexions, elle sentit qu’elle n’était pas si fortement éprise de lui qu’elle l’avait cru ; car, malgré la résolution formelle qu’elle avait prise de ne jamais se séparer de son père, et de ne jamais se marier, un violent attachement devait produire de plus grands combats que ses sentimens ne lui en faisaient craindre. « Je ne vois pas, disait-elle, que j’aie besoin de me servir du mot sacrifice. Dans aucunes de mes spirituelles reparties, de mes délicates négatives, ai-je jamais parlé de faire un sacrifice ? Je ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire à mon bonheur. Tant mieux, mon intention n’est certainement pas de me persuader à moi-même que je sente plus que je ne fais. J’ai assez d’amour, je serais très-fâchée d’en avoir davantage. »

À tout prendre, elle était également satisfaite des sentimens qu’elle lui supposait.

« Il est certainement très-amoureux, tout le prouve, oui, il est très-amoureux ! Et lorsqu’il reviendra, s’il continue à l’être, il faudra que je prenne bien garde à ne pas lui donner d’encouragement. »

« Il ne serait pas excusable d’en agir autrement, puisque je sais à quoi m’en tenir. Ce n’est pas que je croie qu’il se soit imaginé que je lui en aie déjà donné. Non, s’il eût pensé que je partageais ses sentimens, il n’eût pas été si malheureux : et à son départ, son langage et ses regards eussent été bien différens. Cependant, je dois me tenir sur mes gardes. C’est-à-dire en supposant qu’il continue à m’aimer ; mais je ne m’y attends pas, je ne compte guère sur sa constance, il n’est pas homme à la fidélité duquel on puisse se fier. Il a le cœur chaud, mais porté au changement. Plus j’y réfléchis, plus je me trouve heureuse de ce que mon affection ne soit pas plus violente. Dans peu, je serai de nouveau tranquille, et ce sera une grande crise de passée : car on dit qu’il faut aimer une fois en sa vie ; et je m’en serai tirée à bon marché. »

Aussitôt qu’il fut parvenu une lettre de lui à Randalls, elle fut envoyée à Emma ; elle la lut avec tant de plaisir, qu’en secouant la tête, elle crut n’avoir pas rendu justice aux sentimens qu’elle avait pour lui. Cette lettre était longue et bien écrite, donnait des détails de son voyage et de ses sensations : il exprimait sa reconnaissance et son affection de la manière la plus polie ; il faisait la description des localités avec exactitude et précision, n’oubliant rien de ce qui pouvait mériter quelque attention. Quant à madame Weston, il lui rendait toute la justice qu’elle méritait, et les louanges qu’il lui donnait avaient l’apparence de partir du cœur ; sa translation subite d’Highbury à Enscombe, la différence des jouissances de la vie sociale, dans ces deux places, étaient assez bien décrites pour persuader qu’il les sentait, et que sans des raisons de bienséance, il eût pu en dire davantage. Dans plusieurs endroits, le nom de mademoiselle Woodhouse était tracé, et jamais sans être suivi de quelque compliment gracieux sur son bon goût, ou sur ce qu’elle avait fait ou dit : et la dernière fois qu’elle l’y vit, quoiqu’il n’y eût rien de bien galant à sa suite, il fit néanmoins plus de sensation sur son cœur, parce qu’il faisait mention de l’influence qu’elle avait sur lui.

« Je n’ai pas eu un seul instant, disait-il, pour aller prendre congé de la belle petite amie de mademoiselle Woodhouse, je vous prie de lui en faire mes excuses. »

Emma ne douta point que cela ne fût pour elle-même. Il ne se souvenait d’Henriette, que parce qu’elle était son amie. Il ne disait rien d’Enscombe, ni de ses espérances, qui ne fût déjà connu ; madame Churchill se remettait, et il n’osait pas, même en idée, fixer le temps où il pourrait revenir à Randalls.

Emma trouva en pliant et en renvoyant cette lettre, quelque plaisir, quelque satisfaction que les parties principales lui eussent causés, qu’elle n’avait rien ajouté à ce qu’elle sentait pour lui : qu’elle pourrait bien s’en passer, et que par conséquent, il était le maître de chercher fortune ailleurs. Ses résolutions n’étaient pas changées, au contraire elles devinrent plus vives et plus intéressantes, parce qu’elles lui suggérèrent, en le refusant elle-même, un projet pour son bonheur futur et sa consolation. En se souvenant d’Henriette, et la nommant la belle petite amie, il lui fit naître l’idée qu’il pourrait reporter sur Henriette l’affection qu’il avait pour elle. Était-ce impossible ? Non. Henriette lui était sans doute de beaucoup inférieure en jugement, mais il avait été vivement frappé de sa beauté et de la naïveté de ses manières ; ainsi toutes les probabilités étaient en sa faveur. Ce serait une union extrêmement avantageuse et très-agréable à Henriette.

« Il ne faut pas que je m’appesantisse sur cela, dit-elle, je ne dois pas y songer. Je connais le danger de me fier à mes spéculations. Cependant il est arrivé des choses plus surprenantes, et lorsque M. Frank Churchill et moi cesserons d’avoir de l’amour l’un pour l’autre, ce sera le moyen de nous confirmer dans cette amitié désintéressée que j’envisage d’avance avec plaisir. »

Il était heureux pour Emma, d’avoir des consolations en réserve pour Henriette ; mais il ne fallait en user qu’avec précaution, car elle était menacée d’un grand malheur. L’arrivée de Frank Churchill avait immédiatement suivi le départ de M. Elton, et l’avait remplacé dans les conversations d’Highbury. Maintenant que Frank était parti, on s’occupa de nouveau des affaires de M. Elton. On nommait le jour de son mariage. Il serait bientôt de retour, disait-on, avec la nouvelle mariée. On eut à peine le temps de parler de la première lettre d’Enscombe, tant on était occupé de M. Elton et de son épouse ; et Frank Churchill fut oublié. Le nom seul de M. Elton lui donnait des vapeurs. Elle avait eu trois semaines de répit, et espérait qu’Henriette s’était fortifiée contre lui. Les apprêts du bal de M. Weston avaient fait tout oublier ; mais il paraissait qu’elle n’était pas assez bien remise pour soutenir le choc que lui causeraient son retour, la vue d’une belle voiture et le son des cloches.

La pauvre Henriette était si abattue, qu’elle avait besoin de tous les secours, des attentions, des remontrances et de toutes les consolations qu’il était au pouvoir d’Emma de lui donner. Emma sentait qu’elle n’en pouvait trop faire, et qu’Henriette avait des droits à ses soins et à sa patience. Mais il était dur pour Emma de persuader sans convaincre. Henriette écoutait avec soumission, et disait : « C’est très-vrai, mademoiselle Woodhouse a raison, je ne dois pas penser à eux, je ne m’en occuperai plus. Mais c’était en vain qu’on changeait de sujet ; un quart-d’heure après elle y revenait, sans s’en apercevoir. À la fin Emma changea de champ de bataille. Le plus grand reproche que vous puissiez me faire, Henriette, est de vous occuper sans cesse, et de regarder comme un malheur le mariage de M. Elton. Il est impossible de censurer plus amèrement l’erreur dans laquelle je suis tombée. Je sais que c’est moi qui ai tout fait. Je ne l’ai point oublié, je vous assure. Trompée moi-même, j’ai été la cause que vous l’avez été vous-même. J’en ressentirai pour la vie un mortel chagrin. Ne vous imaginez pas que je l’oublie jamais. »

Henriette fut si vivement frappée de ce discours, qu’elle ne put articuler que quelques mots. Emma continua.

« Ce n’est pas pour moi que je vous ai dit : Henriette, montrez du courage, pensez moins à M. Elton, parlez-en moins, par rapport à moi, c’est pour vous que je l’ai désiré, pour vous à qui il importe plus que ma propre satisfaction, que vous obteniez le commandement de vous-même, afin de respecter vos devoirs, d’agir suivant la bienséance ; d’éviter les soupçons, de préserver votre santé et votre réputation : enfin, de rétablir votre tranquillité. Voilà les motifs qui m’ont dirigée dans mes exhortations : il est important pour vous de les adopter.

« Quant à la peine que je puis avoir, c’est une considération secondaire. Je veux vous épargner de plus grands malheurs. J’ai peut-être senti quelque-fois qu’Henriette ne devait pas oublier ce qui m’était dû, ou plutôt l’amitié que je me croyais en droit d’attendre d’elle. »

Cet appel à ses affections fut plus efficace que tout autre chose. L’idée de manquer à la reconnaissance et à la considération qu’elle devait à mademoiselle Woodhouse qu’elle aimait véritablement de tout son cœur, la mit au désespoir, et lorsque sa violence fut un peu calmée, il lui en resta assez pour l’engager à se mieux conduire.

« Vous, la meilleure amie que j’ai jamais eue de ma vie. Vous manquer de reconnaissance ! Personne ne vous égale en bonté ! Je vous préfère à tout ce qui existe ! Oh ! mademoiselle Woodhouse, que j’ai été ingrate envers vous. »

De pareilles expressions, accompagnées de tout ce que pouvaient leur donner de force les yeux et le geste, firent sentir à Emma qu’elle n’avait jamais tant aimé Henriette que dans ce moment, et qu’elle n’avait jamais attaché tant de prix à l’affection qu’elle lui témoignait. Il n’y a pas de charme égal à la tendresse de cœur, se dit-elle en elle-même : un cœur tendre et chaud est de beaucoup préférable à l’esprit ; il est plus attrayant. C’est la bonté du cœur qui fait que mon cher papa est adoré de tout le monde, ainsi que ma sœur Isabelle. Je n’ai pas cette bonté, mais je l’estime et la respecte. Henriette m’est bien supérieure par le charme et la félicité que cette tendresse de cœur procure. Ma chère Henriette, je ne vous changerais pas pour la compagne la plus spirituelle, la plus instruite et la plus clairvoyante du monde. Oh ! La froideur de Jeanne Fairfax ! Henriette en vaut cent comme elle ; et pour une épouse, la femme d’un homme d’esprit, elle serait inappréciable. Je ne nomme personne, mais heureux serait l’homme qui changerait Emma pour Henriette. »