La Nouvelle Emma/34

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 158-171).
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CHAPITRE XXXIV.

Lorsque les dames rentrèrent dans le salon après dîner, Emma eut beaucoup de peine à les empêcher de former deux divisions : madame Elton se conduisant toujours mal, suivant sa coutume, ne s’attacha qu’à Jeanne, sans s’occuper des autres ; ainsi Emma fut obligée de causer avec madame Weston. Si Jeanne lui faisait quelques remontrances, elle recommençait bientôt après ; et, quoiqu’en général elles se parlassent à l’oreille, du moins madame Elton, on pouvait néanmoins connaître le sujet de leur entretien. Le bureau de la poste, chercher des lettres, l’amitié, etc., furent les sujets de discussion. À ceux-ci eu succéda un autre, beaucoup plus désagréable encore à Jeanne. Elle lui demanda si elle n’avait rien appris de nouveau sur la situation qu’elle cherchait.

« Le mois d’avril va arriver, dit-elle, je commence à avoir de l’inquiétude à votre sujet. Juin ne tardera pas. À la vérité, je n’ai pas fixé de mois. Mais, n’avez-vous aucunes nouvelles ? »

« Je ne me suis pas encore occupée de chercher une place, et n’ai pas encore intention d’en demander. »

« Oh ! ma chère, nous ne pouvons commencer de trop bonne heure ; vous ne vous imagineriez jamais combien il est difficile de trouver une situation telle qu’on la désire. »

« Qui ? moi ; ah ! ma chère dame, personne ne le sait mieux que moi. »

« Mais j’ai plus d’expérience que vous. Vous ne savez pas combien il y a de candidats pour une bonne place. J’ai vu cela dans le voisinage de Maple-Grove. Une cousine de M. Suckling, madame Bragge, a eu une infinité d’applications, tout le monde désirait entrer dans sa maison ; car elle voit la meilleure compagnie. Des bougies dans la salle d’étude ! Jugez : de toutes les maisons du royaume, c’est dans celle de madame Bragge que je voudrais que vous entrassiez. »

« Le colonel et madame Campbell doivent arriver à Londres vers le milieu de l’été : je passerai quelque temps avec eux ; je connais leur intention à ce sujet, ensuite je verrai à m’occuper de moi-même. Mais avant ce temps-là, je ne veux faire aucune démarche, et je serais fâchée qu’aucun de mes amis se donnât la peine d’en faire. »

« De la peine ! Oui, je connais vos scrupules. Je vous assure que les Campbell n’ont pas plus d’affection pour vous que moi. Je dois écrire à madame Patridge dans un jour ou deux, et je la prierai d’aller à la découverte. »

« Je vous remercie, et vous serais obligée de ne lui en rien dire, jusqu’à ce que nous approchions du temps où je pourrai en avoir besoin. »

« Mais, ma chère enfant, ce temps approche : voici avril, juin et tout à l’heure juillet. Une affaire de cette nature ne se finit pas d’un moment à l’autre. En vérité, il faut prendre des informations le plus tôt possible. »

« Excusez-moi, Madame, mais ce n’est pas du tout mon intention. Lorsque je serai déterminée quant au temps où je serai à même de chercher de l’occupation, je ne crains pas d’en manquer. Il y a à Londres des bureaux d’indications où l’on vend je ne dirai pas de la chair humaine, mais des connaissances humaines. »

« Oh ! ma chère, de la chair humaine ; vous me choquez tout à fait, si vous entendez parler de la traite des nègres. Je vous assure que mon frère, M. Suckling, a toujours été du parti de l’abolition. » Je ne pensais pas au commerce des esclaves, mais à celui des gouvernantes ; et je ne sais pas lequel est le plus à plaindre, d’une gouvernante ou d’un esclave. Mais enfin, il y a des bureaux à Londres où, en se présentant, on est presque sûr de trouver une place. »

« Oh ! oui, une place… Vous êtes trop modeste ; mais vos amis ne seraient pas satisfaits que vous en ayiez une médiocre. »

« Vous êtes trop obligeante, quant à cela je suis très-indifférente. Je ne désire pas d’être placée chez de très-grands seigneurs, ou chez des gens très-riches, ce serait une mortification de plus, je souffrirais de la comparaison. Je préférerais la maison d’un simple bourgeois, vivant noblement. »

« Je vous connais, vous prendriez la première place venue, mais je suis plus délicate, et de plus très-persuadée que les Campbell seront de mon côté. Vos talens supérieurs vous donnent le droit de prétendre aux meilleures places. Vos grandes connaissances en musique vous mettent à même de faire vos conditions, d’avoir un appartement à votre gré, de voir la famille quand vous le voudrez. Si vous pinciez de la harpe, ce serait encore une autre affaire ; mais cependant je crois que sans la harpe, jouant et chantant si bien, que vous serez toujours maîtresse de faire telles propositions qu’il vous plaira. Ainsi vous serez convenablement, à votre gré, avant que vous alliez chez les Campbell, ou que je prenne un seul moment de repos. »

« Vous pouvez classer, comme il vous plaira, la convenance, l’éligibilité, les agrémens d’une pareille place. Je crois, dit Jeanne, que la meilleure a ses désagrémens. Mais je vous prie sérieusement de ne faire aucune démarche ; je vous rends mille grâces, madame Elton, je suis très-reconnaissante des bontés qu’on me témoigne, je désire qu’on ne fasse rien avant l’été. Je resterai encore où je suis, et comme je suis, pendant deux ou trois mois. »

« Et moi aussi, je suis très-sérieuse ; je serai aux écoutes ainsi que mes amis, pour vous assurer la première bonne place vacante. »

Elles continuèrent sur le même ton, sans interruption, jusqu’à l’arrivée de M. Woodhouse ; alors sa vanité changea d’objet. Emma lui entendit dire à voix basse à Jeanne.

« Le voilà, mon cher vieillard. Qu’il est galant de venir avant les autres ! Qu’il est aimable ! Je vous assure que je l’aime prodigieusement. J’admire cette gentille politesse hors de mode, je la préfère à ces manières sans façon qui me dégoûtent presque toujours. Mais ce bon vieux M. Woodhouse ! Si vous saviez toutes les choses galantes qu’il m’a débitées à dîner ! Je vous assure que je tremble que mon cara sposo ne soit jaloux. Il a de l’affection pour moi, il a particulièrement observé ma robe. Comment la trouvez-vous ? C’est le choix de Sélina ; mais je crois que la garniture est trop fournie. Je n’aime pas ces garnitures si amples. Je suis obligée à présent, en qualité de nouvelle mariée, de porter beaucoup d’ornemens que je n’aime guère : mon goût est la simplicité. Un habillement simple est bien préférable à une parure recherchée. Je suis de la minorité. J’ai envie de mettre une garniture comme celle-ci, à ma robe de pavot argenté, croyez-vous qu’elle aille bien ? »

Les messieurs étaient à peine rentrés dans le salon, lorsque M. Weston parut. Il venait de dîner chez lui, et se rendit le plus promptement possible à Hartfield. Personne ne fut surpris de son arrivée : on l’attendait. M. Woodhouse était presqu’aussi content de le voir après dîner, qu’il aurait été fâché de le voir avant. Jean Knightley seul était pétrifié de surprise qu’un homme qui eût pu passer la soirée tranquillement à la maison, après avoir passé une journée à Londres, occupé à des affaires, fasse un demi-mille à pied pour se rendre dans une maison étrangère, exprès pour se mêler en compagnie mixte jusqu’à l’heure de son coucher ; de finir sa journée à faire des efforts de courtoisie et de civilité, était une de ces circonstances qui le surprenait extrêmement. Un homme qui avait été en action depuis huit heures du matin et aurait pu se reposer ; qui avait été obligé de parler long-temps, et qui avait en son pouvoir la faculté de garder le silence ; qui s’était trouvé dans la foule et qui pouvait rester seul. Un tel homme abandonner sa tranquillité, son indépendance au coin de son feu, et dans une soirée orageuse du mois d’avril, pour courir dans le monde, était pour lui une chose si extraordinaire, qu’il n’en pouvait pas revenir. Si d’un signe il eût pu transporter sa femme à la maison, à la bonne heure ; mais son arrivée prolongerait plutôt la partie qu’elle n’accélérerait sa dissolution. Jean Knightley le regarda avec étonnement, leva les épaules et dit : « Je ne l’aurais jamais cru, pas même de lui. »

Pendant ce temps-là M. Weston, ignorant l’indignation qu’il venait d’exciter, heureux et enjoué comme d’ordinaire, avec le droit de parler le plus comme un homme qui venait de loin, se rendait très-agréable au reste de la compagnie, dont il satisfaisait la curiosité sur les nouvelles qu’il avait apprises. Après avoir répondu aux questions de sa femme sur son dîner, et l’avoir convaincue que ses soins n’avaient pas été perdus, que les domestiques avaient ponctuellement exécuté ses ordres, il communiqua ensuite une affaire de famille qui, quoiqu’elle ne regardât que madame Weston, ne pouvait manquer d’être agréable à toute la compagnie. Il lui remit une lettre ; elle était de Frank, et malgré qu’elle fût adressée à madame Weston, l’ayant trouvée sur la route, il avait pris la liberté de l’ouvrir.

« Lisez-la, lisez-la, dit-il, elle vous fera plaisir ; quelques lignes seulement : lisez-la à Emma. »

Les deux dames la parcoururent tandis qu’il les regardait, riait et leur parlait à voix basse, et cependant tout le monde entendait ce qu’il leur disait.

« Eh bien ! Il vient, ce sont de bonnes nouvelles. Qu’en dites-vous ? Je vous l’ai toujours dit. Anne, ma chère, vous ne vouliez pas me croire. La semaine prochaine, ils seront à Londres ; elle est si empressée de faire exécuter ses volontés, madame Churchill, que je ne serais pas surpris qu’ils arrivassent à Londres demain ou samedi. Quant à sa maladie, ce n’est sans doute rien. Mais c’est une chose excellente que d’avoir Frank parmi nous. Ils resteront long-temps, et il pourra partager entre eux et nous. C’est précisément ce que je désirais. L’avez-vous finie cette lettre ? Serrez-la. Emma l’a-t-elle lue ? Nous en parlerons à loisir. Je vais en dire le précis à tout le monde. »

Madame Weston était aux anges, elle manifestait sa joie ouvertement, mais Emma se cachait davantage ; elle pesait ses sensations, et essayait d’en connaître la valeur, et craignait de s’être trompée en la déprisant.

M. Weston était trop ardent pour être observateur, trop communicatif pour désirer que les autres parlassent, il les quitta pour aller communiquer au reste de la compagnie les nouvelles que tout le monde savait.

Heureusement qu’il crut que toute la société était enchantée de ses bonnes nouvelles, sans cela il se serait aperçu que MM. Woodhouse et Knightley ne l’étaient pas. C’était à eux, comme de raison, qu’il s’adressa. Il voulait ensuite passer à mademoiselle Fairfax ; mais la trouvant engagée avec M. Jean Knightley, il ne voulut pas les interrompre, et se trouvant près de madame Elton, à qui personne ne parlait, il entra en conversation avec elle.