La Nouvelle Emma/35

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 172-189).
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CHAPITRE XXXV.

« J’espère, madame, que j’aurai bientôt l’honneur de vous présenter mon fils. »

Madame Elton, supposant qu’un tel espoir désignait une faveur qu’on lui demandait, sourit très-gracieusement.

« Vous avez entendu parler, je présume, continua-t-il, d’un certain Frank Churchill, et vous savez qu’il est mon fils, quoiqu’il ne porte pas mon nom.

« Oui, Monsieur, je serai charmée de faire sa connaissance. M. Elton ira des premiers lui rendre visite, et nous serons tous deux très-flattés de le voir au presbytère. »

« Vous êtes bien bonne. Il doit arriver à Londres, la semaine prochaine au plus tard. Nous avons reçu une lettre de lui aujourd’hui. J’ai rencontré le porteur de lettres en chemin, et quoique celle-ci ne me fût pas adressée, connaissant l’écriture de mon fils, je l’ai ouverte. Madame Weston est son principal correspondant : il m’écrit rarement. »

« Et vous avez ouvert une lettre adressée à madame Weston ? (ris affecté) C’est une liberté contre laquelle je proteste ; j’espère que vos voisins ne vous imiteront pas, autrement nous autres femmes, nous serions forcées de prendre des précautions contre cette infidélité. En vérité, M. Weston, je n’aurais jamais cru cela de vous. »

« Vous avez raison, nous sommes des garnemens, nous autres hommes ; il faut vous méfier de nous, madame Elton. Cette lettre dit… elle est courte, écrite à la hâte pour nous prévenir. Elle dit que toute la famille arrivera à Londres à cause de madame Churchill. Elle a été indisposée pendant tout l’hiver, et croit qu’il fait trop froid à Enscombe ; c’est pourquoi elle s’approche du midi. »

« En vérité ! du comté d’York ? Je pense qu’Enscombe est dans le comté d’York. »

« Oui, à 190 milles de Londres. »

« C’est un long voyage… 125 milles plus éloignés de Londres que Maple-Grove. Mais qu’importe la distance à des gens qui jouissent d’une grande fortune. Vous seriez surpris de la célérité avec laquelle mon frère, M. Suckling, se transporte d’un lieu à un autre. Vous aurez peine à croire que M. Bragge et lui ont fait deux fois le chemin de chez eux à Londres, avec quatre chevaux, en huit jours. »

« La difficulté du voyage vient de ce que, dit M. Weston, madame Churchill n’a pu quitter le sopha huit jours de suite. Frank dit qu’elle ne peut passer de sa chambre à son conservatoire, sans être soutenue par M. Churchill et lui ; ce qui prouve une extrême faiblesse. Mais à présent, elle a un tel désir d’arriver à Londres, qu’elle ne couchera que deux fois sur la route. Les dames ont des constitutions bien délicates, vous l’avouerez, madame. »

« Non, en vérité, je prends toujours le parti de mon sexe ; je vous en avertis. Si vous saviez ce que sent Sélina, lorsqu’elle est obligée de coucher dans une auberge, vous ne seriez pas surpris des efforts que fait madame Churchill pour l’éviter. Sélina dit qu’elle a les auberges en horreur : elle porte toujours ses draps avec elle ; c’est une excellente précaution. Madame Churchill fait-elle de même ? »

« Soyez sûre que madame Churchill fait tout ce que font les dames les plus recherchées : en cela comme en toute autre chose, elle ne le céde à personne. »

« Oh ! monsieur Weston, vous me comprenez mal ; je n’ai pas voulu dire que Sélina fût une femme recherchée, une précieuse. Ne croyez pas cela. »

« Non, elle n’est pas recherchée : ce n’est pas une raison pour que madame Churchill ne soit une des femmes les plus recherchées de toute l’Angleterre. »

Madame Elton commença à croire qu’elle avait eu tort de ne pas avouer que Sélina fût une femme recherchée, une précieuse même. Elle cherchait en son esprit le moyen de revenir sur cet article ; mais M. Weston ne lui en donna pas le temps. Il continua.

« Vous vous doutez bien que madame Churchill n’est pas dans mes bonnes grâces (cela est entre nous). Elle aime beaucoup Frank ; ainsi je dois m’abstenir d’en mal parler. D’ailleurs, elle est malade : il est vrai qu’elle ne s’est jamais bien portée, d’après ce qu’elle dit elle-même. Je ne dirais pas cela à tout le monde, mais je ne crois pas beaucoup à sa maladie. »

« Si elle est véritablement malade, que ne va-t-elle à Bath ou à Klifton ? »

« Elle s’est mis en tête qu’Enscombe est trop froid ; et le fait est qu’elle s’ennuie d’Enscombe. Elle n’y avait jamais demeuré si long-temps ; elle désire changer de place, et voilà tout. Enscombe est un charmant endroit, mais très-retiré. »

« Comme Maple-Grove, je suppose. Il n’y a pas de terre plus retirée que Maple-Grove. Il y a des plantations immenses tout au tour, de manière qu’on est fermé de tous côtés. Et sans doute que madame Churchill n’a pas assez de santé, ou pas tant de courage que Sélina, pour supporter la solitude, ou qu’elle n’a peut-être pas assez de ressources en elle-même pour vivre à la campagne. Je le dis toujours, une femme ne saurait avoir trop de ressources en elle-même : je remercie le ciel d’en avoir assez pour pouvoir me passer de la société. »

« En février dernier Frank a passé une quinzaine avec nous. »

« Je l’ai entendu dire. Il trouvera une addition à la société d’Highbury à son retour, c’est-à-dire, si je puis me permettre d’avancer que je sois une addition. Mais peut-être ignore-t-il qu’il y ait au monde une madame Elton. »

Il était impossible de quêter un compliment de meilleure grâce. Aussi M. Weston s’empressa-t-il de s’écrier. »

« Il n’y a que vous, Madame, qui ayez pu croire la chose possible. N’avoir pas entendu parler de vous ! Presque toutes les lettres de madame Weston sont pleines des éloges de madame Elton. »

Ayant rempli le devoir que la galanterie exigeait, M. Weston revint à son fils. »

« Lorsque Frank nous quitta, nous ignorions quand nous aurions le plaisir de le revoir : ce qui redouble notre joie aujourd’hui, c’est que nous ne nous y attendions pas. Cependant, j’espérais qu’il arriverait quelque chance heureuse qui nous le ramènerait ; mais on ne voulait pas me croire. Madame Weston et lui se désolaient. Comment peut-il se flatter de trouver des raisons assez persuasives ? À cela je répondais, vous verrez qu’il reviendra. J’ai observé dans tout le cours de ma vie, que si une affaire va mal pendant un mois, elle s’améliore le mois suivant. »

« C’est très-vrai, monsieur Weston, exactement vrai. Il m’est arrivé de dire souvent à un certain monsieur qui me faisait la cour, lorsque les choses n’allaient pas assez vîte à sa fantaisie : il se désespérait, s’écriait que le mois de mai se passerait avant que le flambeau de l’hymen ne s’allumât pour nous. Oh ! combien j’ai eu de peine à lui rendre l’espérance et la gaité. Ensuite la voiture. On ne nous a pas tenu parole ; elle n’était pas prête. Il rentra un jour au désespoir. »

Ici, un accès de toux l’arrêta ; M. Weston en profita pour continuer.

« Vous venez, Madame, de parler du mois de mai ; c’est justement pendant ce mois-là qu’on a ordonné à madame Churchill, ou qu’elle s’est prescrit à elle-même de quitter Enscombe pour un pays plus chaud, c’est-à-dire Londres. Nous verrons Frank souvent ce printemps, c’est la saison que je désirais pour l’avoir avec nous. Les jours sont longs, le temps est beau, ni trop froid ni trop chaud ; et on a le plaisir de faire beaucoup d’exercice. J’espère que mon fils vous plaira ; cependant, ne vous attendez pas à voir un prodige. Il passe pour être un très-beau garçon ; mais, comme je disais, ce n’est pas un prodige. Madame Weston a une grande partialité pour lui, ce qui, comme vous pouvez le penser, m’est extrêmement agréable. Elle ne trouve personne aussi bien que lui. »

« Je vous assure, Monsieur, que je ne doute nullement que je ne sois de son avis, tant j’en ai entendu dire de bien. Mais, en même temps, je dois vous observer que ma coutume est de juger par moi-même, et que je ne me laisse guider par personne. Je vous dirai sans flatterie comment je le trouve. »

M. Weston réfléchissait. Il continua peu après. « Je crains d’avoir été un peu sévère sur le compte de madame Churchill : si elle est malade, je dois lui rendre justice ; mais il y a des traits dans son caractère qui m’empêchent de me modérer comme je le voudrais. Vous savez, Madame, que je me suis allié à la famille des Churchill, et vous n’ignorez pas comment j’en ai été traité ; et, entre nous, c’est à elle seule à qui je le dois. La mère de Frank, n’aurait jamais été traitée comme elle l’a été, sans elle. M. Churchill est fier ; mais sa fierté n’est rien en comparaison de celle de sa femme. L’orgueil du mari est concentré en lui-même, ne fait de mal à personne. M. Churchill est doux, indolent ; il se laisse conduire : mais l’orgueil de sa femme dégénère en arrogance, et même en insolence. Et ce qu’il y a de plus insupportable, c’est qu’elle n’a aucune prétention, soit par sa naissance, soit par sa fortune. Elle n’était rien lorsqu’il l’a épousée ; son père avait à peine le rang d’un homme comme il faut : mais lorsqu’elle eut épousé M. Churchill, elle surpassa tous les Churchill par sa hauteur et ses prétentions ; et je vous assure que, quant à elle, c’est une parvenue. »

« Je vous assure que personne n’a plus d’aversion que moi des parvenues. Maple-Grove m’a dégoûtée à jamais de ces gens-là. Il y a une famille dans les environs de Maple-Grove qui donne beaucoup de malaise à mon frère et à ma sœur par les grands airs qu’elle se donne : et ce que vous dites de madame Churchill m’y a fait songer. Ce sont des gens du nom de Tupman, établis depuis peu dans le pays, et qui prétendent aller de pair avec les familles les plus considérables. Il y a à peine dix-huit mois qu’ils habitent West-Hall ; et on ignore l’origine de leur fortune. Ils viennent de Birmingham, c’est tout dire : et cependant, par leurs manières, ils se croyent les égaux de mon frère, M. Suckling, qui est un de leurs plus proches voisins. C’est insupportable. M. Suckling réside à Maple-Grove depuis onze ans : son père l’avait avant lui, du moins je le crois : mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que le vieux M. Suckling avait fini d’en compléter le paiement avant sa mort. »

Ils furent interrompus. Et M. Weston ayant dit tout ce qu’il avait à dire, la quitta. On servit le thé, après quoi M. et madame Weston et M. Elton firent la partie de M. Woodhouse. Le reste fut livré à lui-même. Emma n’en espérait pas grand’chose de bien, car M. Knightley paraissait peu disposé à prendre part à la conversation : madame Elton désirait qu’on s’occupât d’elle, et on la délaissait ; ce qui la rendait de mauvaise humeur, et disposée à garder le silence. M. Jean Knightley parut avoir envie de profiter de son temps, car il devait partir le lendemain de grand matin. Il s’adressa à Emma.

« Eh bien, Emma ! je ne crois pas avoir autre chose à vous dire au sujet des enfans ; vous avez la lettre de votre sœur, où tout est détaillé avec la plus grande exactitude. Je ne vous en dirai pas tant qu’elle : la seule prière que j’ai à vous faire, c’est de ne pas les gâter, et de ne leur pas donner de médecines. »

« Je me flatte de vous contenter tous les deux, car je ferai tous mes efforts pour les rendre heureux, ce qui suffira à Isabelle : et le bonheur n’admet ni fausse indulgence, ni médecines. »

« S’ils vous causent trop d’embarras, renvoyez-les à la maison. »

« Cela est très-probable. Le croyez-vous ? »

« Je puis croire qu’ils feront trop de bruit aux oreilles de M. Woodhouse, et pourraient vous gêner si vos visites augmentent progressivement, comme elles font depuis quelque temps. »

« Augmenter ! »

« Vous devez certainement vous apercevoir que pendant ces six derniers mois, vous avez changé votre train de vie. »

« En vérité, je ne m’en aperçois pas. »

« Il n’y a pas de doute que vous ne voyez plus la compagnie que par le passé, témoin ce dîner d’aujourd’hui. J’arrive ici pour vingt-quatre heures seulement, et je trouve un grand dîner ! Quand est-ce que cela vous est arrivé, Ou rien d’approchant ? Votre voisinage augmente, et vous le voyez davantage que vous ne faisiez. Depuis quelque temps vos lettres à Isabelle ne contiennent que des détails de fêtes, d’un dîner chez M. Cole et d’un bal à la Couronne. Randalls est pour beaucoup dans ce changement de conduite. »

« Oui, dit son frère vivement, on peut tout attribuer à Randalls. »

« Fort bien. Comme Randalls conservera toujours la même influence, il me paraît probable qu’Henry et Jean pourraient vous gêner. Si cela arrive, Emma, renvoyez-les à la maison. »

« Non, s’écria M. Knightley, qu’on les envoie à Donwell ; j’aurai le temps de les soigner. »

« Sur ma parole, répliqua Emma, vous me divertissez ! Je désirerais savoir à combien de parties j’ai été sans vous, et pourquoi je n’aurais pas le temps de soigner mes petits-neveux ? Quelles sont ces grandes parties qu’on me reproche ? D’avoir dîné une fois chez les Cole, et parlé d’un bal qui n’a pas eu lieu. Je vous devine (faisant signe à M. Jean Knightley), votre bonne fortune vous a fait trouver ici tant d’amis, que tout ce que vous avez dit n’était que pour en témoigner votre satisfaction. Quant à vous (se tournant vers M. Knightley), qui savez combien je suis rarement absente d’Hartfield pendant deux heures, comment pouvez-vous prévoir une série de parties et de dissipation pour moi ? À l’égard de mes chers petits-neveux, je dois dire que si leur tante Emma n’a pas assez de temps à leur donner, ils ne seraient pas mieux chez leur oncle Knightley, qui s’absente de la maison cinq heures contre elle une, et qui, quand il reste à la maison, s’amuse à lire ou à régler ses comptes. »

M. Knightley fit tous ses efforts pour s’empêcher de rire, et il n’y réussit que lorsque madame Elton lui adressa la parole.