La Nouvelle Emma/36

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 190-208).
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CHAPITRE XXXVI.

Emma n’eut pas besoin de réfléchir long-temps pour se rendre compte de la nature des sensations qu’elle avait éprouvées au sujet des nouvelles de Frank Churchill. Elle se convainquit bientôt que ce n’était pas pour elle-même qu’elle était inquiète, mais bien pour lui. L’attachement qu’elle sentait s’était réduit à bien peu de chose. Mais si lui, qui était le plus épris des deux, revenait avec les sentimens qu’il professait avant son départ, elle en ressentirait un vif déplaisir. Si une séparation de deux mois ne l’avait pas un peu refroidi, il y avait du danger pour elle ; il faudrait prendre des précautions, surtout ne lui donner aucune espèce d’encouragement, et écarter toute déclaration directe. Ce serait bien mal finir une connaissance qu’elle avait désirée ! Elle s’attendait néanmoins à cette déclaration, et il lui vint dans l’idée que le printemps ne se passerait pas sans qu’il n’y eût quelque chose de décisif pour elle, qui dût lui faire perdre la tranquillité dont elle jouissait.

Ce ne fut pas aussitôt que M. Weston l’avait annoncé, mais peu après qu’elle se forma une idée exacte des sentiments de Frank Churchill. La famille d’Enscombe n’arriva pas à Londres au temps qu’on avait cru qu’elle y viendrait. Mais deux heures après que la famille fut descendue de voiture, Frank arriva à Randalls, et se rendit sur-le-champ à Hartfield. Emma fit ses observations, jugea bien vîte de sa situation, et se traça un plan de conduite. Leur entrevue fut amicale, il manifesta le plus grand plaisir de la revoir ; mais elle crut s’apercevoir qu’il ne l’aimait plus tant qu’auparavant. Elle l’épia avec soin, et fut convaincue qu’elle ne s’était pas trompée. L’absence, et peut-être l’indifférence qu’elle lui avait montrée, avaient sans doute produit en lui le changement qu’elle voyait, et qui lui fit le plus grand plaisir. Il paraissait fort animé, aussi prompt à parler qu’à rire, à revenir sur sa première visite ; mais il paraissait agité. Il n’était pas calme, et ce ne fut pas par-là qu’elle le jugea ; sa préoccupation était visible. Quoique enjoué, on voyait qu’il n’était pas dans son assiette ordinaire ; mais ce qui lui servit plus que tout le reste à asseoir son jugement, c’est qu’il ne resta qu’un quart-d’heure avec elle, pour rendre, dit-il, des visites à Highbury. Il avait rencontré sur sa route une foule de connaissances à qui il n’avait dit qu’un mot. Mais il avait la vanité de croire qu’on l’attendait ; et malgré l’envie qu’il avait de demeurer plus long-temps à Hartfield, il se voyait à regret obligé de prendre congé.

Elle était bien certaine de la diminution de sa passion ; mais ni son agitation ni son départ subit ne lui firent penser qu’il fût totalement guéri ; elle crut, au contraire, qu’il craignait qu’elle ne reprit son ascendant ; ce qui l’engageait à ne pas rester long-temps avec elle. Ce fut la seule visite qu’elle reçut de lui en dix jours. Son intention était de se rendre à Hartfield tous les jours ; mais des affaires, des contre-temps l’en empêchaient. Sa tante ne pouvait pas supporter son absence ; c’est ce qu’il écrivait de Randalls. S’il disait vrai, c’était une preuve que le séjour de Londres n’avait pas apporté de remède aux maux de nerfs de madame Churchill. Il était certain qu’elle était très-malade ; il l’avait lui-même déclaré à Randalls. Quoiqu’on pût donner quelque chose au caprice, il était certain que l’état de sa santé avait empiré depuis six mois. Il n’appréhendait aucun danger pour ses jours, mais il ne croyait pas, comme son père, que cette maladie fût imaginaire.

Il parut bientôt que Londres n’était pas le lieu qui lui convenait ; il lui était impossible de supporter le bruit qui s’y faisait ; et, après dix jours passés dans cette ville, Frank écrivit qu’on avait résolu de changer de résidence ; on devait aller à Richemont. On avait recommandé à madame Churchill un célèbre médecin qui y résidait ; outre cela, elle avait une grande prédilection pour cette ville. On loua une maison meublée, et M. Churchill espérait que ce changement serait avantageux à son épouse. Emma apprit que Frank, enchanté de cet événement, était charmé d’avoir en perspective deux grands mois à passer dans un lieu peu distant de celui où il avait tant d’amis. Il écrivait qu’il aurait la liberté de les visiter presque aussi souvent qu’il voudrait. Emma vit bien que M. Weston avait de grandes espérances ; qu’elle en devait faire les frais ; mais, suivant elle, il se trompait : au reste, ces deux mots devaient décider l’affaire.

Ce changement de Londres à Richemont faisait le plus grand plaisir à M. Weston ; car de cette dernière ville à Randalls, il n’y avait que neuf milles, qui pouvaient se faire en un peu plus d’une heure, au lieu qu’il y en avait seize de Londres et même dix-huit, puisque leur hôtel était dans le Manchester-Square. Il lui fallait perdre un jour sur la route, lorsqu’il obtiendrait la permission de s’absenter, ce qui faisait une grande différence. Ce changement des Churchill, outre la proximité, offrait une excellente chose ; c’était la reprise du projet d’un bal à l’hôtel de la Couronne. On ne l’avait pas oublié, mais on n’avait pas pu fixer le jour qu’il aurait lieu ; mais à présent, on pouvait compter sur ce bal ; aussi on en fit les apprêts aussitôt qu’on sut que madame Churchill allait un peu mieux, et que Frank pourrait se rendre à Randalls le jour qu’on lui indiquerait, pour y passer vingt-quatre heures.

Ce bal n’était donc plus une chose imaginaire, et, en peu de jours, le bonheur des jeunes gens d’Highbury allait être à son comble.

M. Woodhouse s’était résigné. La saison propice où l’on entrait l’avait réconcilié avec le bal ; mai était en tout préférable à février. Madame Bates était invitée à passer la soirée à Hartfield. Jacques avait été prévenu, et il espérait que les enfans Henri et Jean ne souffriraient pas pendant l’absence de sa chère Emma.

Frank Churchill arriva enfin, et l’hôtel de la Couronne était le lieu où Emma devait le voir pour la seconde fois, depuis l’arrivée de sa famille à Londres. M. Weston l’avait priée instamment de venir de très-bonne heure pour profiter de ses avis sur les préparatifs ; elle crut ne pouvoir le lui refuser, et ayant été prendre mademoiselle Smith, elles arrivèrent à la Couronne immédiatement après les Weston. En conséquence, elle comptait passer quelques instans avec Frank. Le jeune homme était aux aguets, et quoiqu’il parlât peu, ses yeux annonçaient qu’il espérait passer une délicieuse soirée. Ils parcoururent ensemble tout le local ; mais quelques minutes après ; ils furent joints par une grande quantité d’autres personnes venues en voiture. Emma allait s’écrier que c’était arriver de trop bonne heure ; mais elle trouva que, comme elle, cette famille avait été invitée pour le conseil. Une autre voiture pleine de cousins et de cousines vint augmenter le nombre des conseillers. Emma s’aperçut que M. Weston ne comptait pas uniquement sur son bon goût, et qu’on ne devait pas tirer vanité d’être au nombre de ses confidens. Une bienveillance générale, mais non une amitié banale, était ce qui rendait l’homme ce qu’il devait être. Elle s’imagina connaître un homme de ce caractère.

On se promena pour admirer les préparatifs de la fête, après quoi on s’assit devant le feu, observant sagement que, quoiqu’au mois de mai, le feu était agréable.

Emma trouva que ce n’était pas la faute de M. Weston, si le nombre des conseillers n’était pas plus considérable ; plusieurs d’entr’eux s’étaient arrêtés cher madame Bates pour offrir des places à mesdemoilles Bates et Fairfax, mais elles devaient être conduites par les Elton.

Frank était assis à côté d’elle, mais il paraissait très-inquiet, et n’avoir pas l’esprit en repos. Il regardait à droite et à gauche, de temps en temps il allait à la porte, prêtait l’oreille au moindre bruit. Il semblait impatient d’être en action, ou craignait de rester trop long-temps à côté d’elle.

On parla des Elton. « Je pense, dit-il, qu’ils seront bientôt ici. J’ai grande envie de la voir, j’en ai beaucoup entendu parler. »

Une voiture se fit entendre. Il se leva sur-le-champ ; mais se remettant en place :

« J’oubliais, dit-il, que je ne les connais pas. Je n’ai jamais vu ni monsieur, ni madame Elton, je ne dois pas me mettre en évidence. »

Monsieur et madame Elton entrèrent, et furent reçus comme ils devaient s’y attendre.

Mais mademoiselle Bates et mademoiselle Fairfax ! dit M. Weston, nous pensions que vous les auriez prises en passent. L’erreur n’était pas grande, on leur avait envoyé la voiture. Emma était impatiente de savoir ce que Frank pensait de madame Elton, combien il avait été frappé par l’élégance de sa mise et de ses agréables sourires. Il était occupé à l’étudier pour pouvoir donner son opinion.

Peu après, la voiture retourna. Quelqu’un parla de pluie ; « Je vais voir s’il y a des parapluies, dit Frank à son père, « il ne faut pas oublier mademoiselle Bates. Il sortit. M. Weston allait le suivre ; mais madame Elton l’arrêta pour lui faire le plaisir de lui dire l’opinion qu’elle avait de son fils, et elle commença si vite et d’un ton si haut, que le jeune homme, quoique éloigné, put l’entendre. »

« En vérité, vous avez un très-beau garçon. Vous savez que je vous ai dit honnêtement que je voulais juger par moi-même ; maintenant j’ai la satisfaction de vous apprendre que je le trouve très-bien. Croyez-moi, je ne fais jamais de complimens. C’est un très-beau jeune homme, et ses manières sont telles qu’elles ne laissent rien à désirer. Il a l’air d’un homme bien né, et exempt de fatuité. Vous saurez que je ne puis supporter les fats. On n’en souffrait point à Maple-Grove. M. Suckling les détestait ainsi que moi ; il n’y avait que Sélina qui plus douce que nous, prenait patience. »

Tant qu’elle parlait de son fils, elle captiva l’attention de M. Weston, mais lorsqu’elle le quitta pour Maple-Grove, se souvenant qu’on attendait des dames, il lui sourit gracieusement, et la quitta brusquement.

Madame Elton se tournant vers madame Weston lui dit : « Je ne doute pas que ce ne soit notre voiture qui amène mesdemoiselles Bates et Fairfax. Notre cocher et nos chevaux sont si actifs, je ne crois pas que personne soit mené comme nous. Quel plaisir de pouvoir envoyer sa voiture à des amis ! J’ai appris que vous aviez fait offrir la vôtre ; mais à l’avenir, c’est inutile : je me charge du soin de ces dames. »

Ces demoiselles, escortées par le père et le fils, entrèrent dans la salle ; et mesdames Elton et Weston allèrent les recevoir. Les gestes de la première pouvaient être observés ; mais mademoiselle Bates ne permit pas qu’on l’entendit, car, à peine entrée, elle s’écria : « Vous êtes bien obligeans ! Il ne pleuvait pas, je ne crains rien pour moi, j’ai des souliers fort épais. Ah ! que c’est brillant ! admirable ! Jeanne, voyez donc, l’auriez-vous cru ? Oh ! M. Weston, vous avez emprunté la lampe d’Aladdin. La bonne madame Stokes ne pourrait plus reconnaître la salle. Oh ! madame Weston, comment vous portez-vous ? Je vous remercie très-bien. Madame Elton, mille grâces pour la voiture. Elle est arrivée à temps, nous étions prêtes, les chevaux n’ont pas attendu un instant. Nous vous remercions aussi, madame Weston. Deux offres le même jour. Que nous sommes heureuses ! sur ma parole, Madame, je vous remercie, ma mère se porte fort bien. Elle est allée chez M. Woodhouse. Je lui ai fait prendre le schall que madame Dixon lui a envoyé lorsqu’elle s’est mariée. Il y en avait trois autres : on hésita long-temps pour savoir celui qu’on achèterait ; le colonel Campbell préféra celui qui était couleur d’olive. Ma chère Jeanne, ne vous êtes-vous pas mouillé les pieds ? Il n’est tombé que quelques gouttes, et il y avait un paillasson. M. Frank Churchill a tant de bontés. Oh ! M. Frank, les lunettes de ma mère n’ont pas bougé depuis. Elle parle souvent de vous et nous aussi, n’est-il pas vrai, Jeanne ? Ah ! mademoiselle Woodhouse, comment va la santé ? Nous sommes ici dans le pays des fées. Que vous êtes belle ! Comment trouvez-vous la coiffure de Jeanne, le premier perruquier de Londres ne ferait pas mieux. Ah ! le docteur Hughes. Il faut que je lui parle. Ah ! madame Otway et ses demoiselles ! Et M. George ! et M. Arthur ! J’entends une autre voiture, c’est sans doute celle des aimables Cole. Quelle quantité d’amis. Point de café, je vous rends grâce, un peu de thé. Je ne suis pas pressée. »

Frank Churchill retourna se placer près d’Emma, et aussitôt que mademoiselle Bates eut cessé de parler, elle entendit la conversation de madame Elton avec Jeanne Fairfax, qui étaient un peu derrière. Frank était pensif ; elle ne savait s’il prêtait aussi l’oreille. Après avoir complimenté Jeanne sur sa mise et sa beauté, elle en demanda autant de sa part. Comment trouvez-vous ma robe, et cette garniture ? Jeanne répondit poliment. « Personne, continua madame Elton, ne se soucie moins que moi de la toilette, mais dans une pareille occasion, lorsque tous les yeux sont portés sur moi, et ensuite pour remercier les Weston, car c’est à moi qu’ils font l’honneur du bal, je ne voudrais pas paraître moins bien mise que les autres. Et je vois peu de perles excepté les miennes. Ainsi, Frank est un beau danseur ? Nous verrons si notre style de danse s’accorde. C’est véritablement un très-beau jeune homme ; il me plaît beaucoup. »

En ce moment Frank se mit à parler si haut, qu’Emma crut qu’ayant entendu les louanges qu’on faisait de lui, il n’en voulait pas savoir davantage.

M. Elton étant entré dans ce moment, madame s’écria : « Oh ! enfin vous nous avez trouvées. Je disais à Jeanne que j’étais étonnée que vous n’ayez pas encore envoyé savoir de nos nouvelles. »

« Jeanne, répéta Frank Churchill, c’est familier ; mais il paraît que mademoiselle Fairfax ne le désapprouve pas. »

« Comment trouvez-vous madame Elton ? lui demanda Emma à l’oreille.

« Elle ne me plaît pas du tout. »

« Vous n’êtes pas reconnaissant. »

« Ingrat ! que voulez-vous dire ? »

Remplaçant sa mine rechignée par un sourire. « Non, je ne veux pas le savoir. Où est mon père ? Quand commencerons nous à danser ? »

Emma ne comprenait rien à sa conduite : il paraissait de mauvaise humeur. Il alla chercher son père, mais il revint bien vîte avec lui et madame Weston. Il les avait trouvés dans un grand embarras, qu’ils voulaient soumettre à Emma. Madame Weston avait pensé que c’était à madame Elton d’ouvrir le bal ; qu’elle s’y attendait et que cette circonstance les empêchait de lui donner cette marque de distinction. Emma entendit cette vérité avec courage.

« Et quel partener lui donnerons-nous ? »

« Elle croira que Frank devrait lui offrir la main. »

Frank se retournant brusquement vers Emma, lui rappela ses promesses, dit qu’il était engagé, ce que son père approuva. Alors madame Weston dit à son mari que c’était à lui à s’offrir à madame Elton : il y consentit sans peine.

Ainsi Emma n’eut que la seconde place, quoique le bal fût donné à son intention. Cela lui fit presque venir l’envie de se marier.