La Nouvelle Poésie provençale - MM. J. Roumanille, Th. Aubanne et F. Mistral

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LA NOUVELLE
POÉSIE PROVENÇALE

MM. J. ROUMANILLE, TH. AUBANEL ET F. MISTRAL.

Li Margarideto, 1847. — Li Prouvençalo, 1852. — Li Nouvé, 1856. — Mircio, 1859



La nouvelle poésie provençale, qui a fait un certain bruit dans ces derniers temps, a eu des origines très simples et très touchantes. Le fils d’un jardinier de Saint-Rémy, élevé dans nos écoles françaises, écrit à vingt ans des vers comme on en fait au sortir du collège, vers naïfs, sans prétention, non pas poésie du diable, comme disait un spirituel critique en parlant des essais trop confians de la jeunesse, poésie de famille bien plutôt et qui ne devait pas dépasser l’enceinte du foyer. Ces vers, le fils du jardinier les destinait à sa mère. Il les lui récite un soir, à la veillée; mais le jeune homme s’est fait là une étrange illusion : il y a bien longtemps que la pauvre femme a oublié le peu de français qu’elle avait appris à l’école. Ces vers inspirés par elle sont écrits dans une langue qu’elle n’entend pas. L’humble chanteur était une âme méditative, cette découverte le remplit de tristesse, et il se met à songer. « Ma mère, se dit-il, est donc privée de ces joies de l’esprit qui m’enchantent! Quand elle a fini son travail de la journée, il lui est donc interdit d’entendre de belles pensées exprimées sous une forme mélodieuse! Dans le centre et dans le nord de la France, quelques accens de nos poètes peuvent réjouir l’atelier de l’artisan et la cabane du cultivateur. Une chanson, une strophe, un cantique, un son noble ou joyeux peut se graver dans leur mémoire ; ici, quelle sera la poésie des pauvres gens? Notre langue provençale est déshonorée depuis des siècles par des chanteurs grossiers; propos d’ivrognes, facéties éhontées, rusticités grivoises, voilà le fond de notre littérature populaire. Eh bien! puisque nos mères ne savent pas assez de français pour comprendre les chants que nous dicte la tendresse filiale, chantons dans la langue de nos mères. Puisqu’il n’y a de littérature populaire que pour le cabaret, tâchons d’en former une pour le foyer du père et de l’aïeul. » L’enfant de Saint-Rémy avait écrit des vers français sans la moindre prétention littéraire ; il écrira des vers provençaux avec l’ambition très décidée de substituer une poésie saine, franche, honnête, joyeuse toutefois et vraiment populaire, à cette poésie (peut-on employer ici un tel nom?), à cette débauche de paroles grossières qui tuaient la pudeur dans les oreilles des enfans. Voilà comment est née la nouvelle poésie provençale, mise en relief aujourd’hui par le succès de Miréio. Le fils du jardinier de Saint-Rémy, le maître de M. Frédéric Mistral s’appelle M. Joseph Roumanille .

« Dans un mas qui se cache au milieu des pommiers, un beau matin, au temps des moissons, je suis né d’un jardinier et d’une jardinière, dans le jardin de Saint-Rémy. De sept pauvres enfans, je suis venu le premier... » Ce jardin de Saint-Rémy, Joseph Roumanille l’avait quitté de bonne heure. C’était sur lui, l’aîné des sept enfans, que reposait l’espoir de la famille. Il avait reçu les élémens d’une éducation littéraire, et, complétant tout seul les leçons de ses premiers maîtres, il était sorti du jardin des pommiers pour entrer dans le jardin des esprits. Ne souriez pas, ce n’est point une image vaine; il y a toujours eu chez cette candide intelligence un instinct de jardinage, si j’ose parler ainsi, l’amour d’une culture attentive et dévouée. Soigner ses plantes ou cultiver des âmes, c’était bien là sa vocation. Le jour où il s’est mis à chanter, la rêverie n’a pas été sa muse; il s’est toujours proposé une action utile et morale. Avant même de lire ses vers dans des assemblées de paysans et d’ouvriers, avant de devenir le chanteur obligé des réunions populaires, M. Roumanille avait passé plusieurs années comme professeur dans une humble pension de petite ville. Le jeune auteur de Miréio, devant lequel il est si heureux de s’effacer aujourd’hui, a été son élève à l’école, comme il l’a été plus tard dans les domaines restaurés de la langue et de la littérature provençales. Cette préoccupation de l’enseignement est un trait essentiel de la physionomie de M. Roumanille; on la rencontre sous maintes formes, et toujours naïve, sereine, sans ombre de pédantisme, dans toutes les circonstances de sa vie. Mais c’était surtout aux sillons paternels qu’il devait confier ses meilleures semences. La petite ville où il avait donné des leçons aux enfans était située hors du Comtat, dans un pays qui ne lui rappelait guère ses contrées natales; pourvu bientôt d’une place de correcteur dans une imprimerie d’Avignon, il pouvait dire, comme le personnage de Schiller : « Me voilà de nouveau sur un sol qui m’appartient. » Il avait retrouvé son jardin de Saint-Rémy.

Saint-Rémy est une petite ville située au pied des Alpines, au fond de cette magnifique vallée qui montre fièrement vers le nord Avignon et son château des papes, vers le midi les tours sarrasines des arènes d’Arles. Le Rhône traverse la campagne d’un bout de l’horizon à l’autre. Le point central est à Beaucaire; arrêtez-vous là, montez sur les ruines des Montmorency, vous apercevrez Avignon à gauche, Arles à droite, en face de vous le château de Tarascon, plus loin dans la campagne les deux tours de Château-Renard, la vieille chapelle romane de Saint-Gabriel, plus loin encore, du côté du sud, sur le penchant de ces montagnes crénelées qui se colorent si richement au soleil, les monumens romains de Saint-Rémy. Un bastion avancé des Alpes, le Mont-Ventoux, avec les petites chaînes qui viennent s’attacher à ses flancs, encadre majestueusement ce splendide tableau. Voilà le théâtre où M. Roumanille voulait exercer par la poésie son apostolat populaire. Ce n’étaient pas ces grands spectacles qui l’attiraient, mais il retrouvait dans la campagne d’Avignon tout ce qui l’avait enchanté dans son mas des pommiers : même ciel et mêmes fleurs, surtout même peuple, mêmes coutumes, même langage. D’Avignon à Arles et du Rhône au Mont-Ventoux, il connaissait tous les sentiers; les mœurs de la ferme ou de l’atelier n’avaient point de secrets pour lui. Que de fois, observant un trait de caractère, notant une expression originale, il avait préparé longtemps à l’avance son action sur le peuple ! C’était bien là un monde qui lui appartenait, et l’heure était venue où il devait s’en emparer. Après de longues études, il se livra enfin à son inspiration poétique; il se mit à lire aux ouvriers de la ville des récits familiers, des apologues moraux, excellens tableaux de genre dans lesquels la leçon se dégageait toujours de la joyeuse vivacité des détails. Une veine qui s’annonçait déjà chez lui et qui allait s’enrichir de jour en jour, c’était la grâce souriante d’un moraliste chrétien unie à la verve d’un Téniers provençal. Il chantait aussi les joies printanières de la nature, il cherchait dans les scènes de la vie agreste des symboles de vérités pratiques, ou bien il s’essayait à exprimer des sentimens personnels qui pouvaient être les sentimens de tous. Ces pièces cueillies un peu au hasard, ces premières fleurs d’une langue, d’une inspiration qui se cherche encore elle-même, M. Roumanille les rassembla en 1847 sous ce simple titre : li Margarideto.

Le signal était donné ; le patois de la Provence semblait redevenu une langue. L’écrivain avait pris soin d’élaguer les mots d’origine moderne et qui ne sont que du français défiguré; il avait recueilli avec amour les termes, les tours, les images qui rattachent le dialecte populaire du XIXe siècle au brillant idiome du XIIIe : une langue franche et vive était éclose, comme ces fleurs qui apparaissent sur un buisson d’épines. Cette langue était-elle constituée sur des bases durables? Pas encore assurément. Ce n’est pas là l’œuvre d’un seul homme, et si cet essai de restauration philologique, dans le cadre modeste où elle s’enferme, doit réussir un jour, il faudra sans doute que M. Roumanille et ses amis aient de nombreux continuateurs. Je dis seulement que le dialecte de la Provence et du Comtat, défiguré jusque-là par des mots de provenance étrangère, était ramené autant que possible à son génie primitif, que cette réforme l’avait rendu capable d’exprimer des sentimens poétiques, des idées délicates, et que, tout en satisfaisant les oreilles des modernes puristes, l’idiome de M. Roumanille, à la fois ancien et nouveau, saisissait vivement les imaginations populaires. Il restait, on peut le croire, bien des points à fixer, des éliminations à faire, des richesses perdues à remettre en honneur,

Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque
Quæ nunc sunt in honore vocabula...


Mais enfin la route était ouverte; de nouveaux pionniers allaient venir bientôt défricher les landes et les garrigues. La poésie de M. Roumanille, dans cette première ébauche, était, comme sa philologie, confiante et indécise tout ensemble, très hardie quelquefois, par instans un peu faible, mais soutenue toujours par l’inspiration généreuse qui lui avait mis la plume à la main. Ces marguerites étaient bien de vraies fleurs des champs, un parfum pur et salubre s’exhalait de leurs corolles. Parmi ces lieux-communs que le poète n’évitait pas toujours, il y avait une note dominante, un accent particulier, qui le marquait dès le début d’un signe reconnaissable : c’était la joie du bien unie à la joie du chant, l’allégresse naïve du cœur et de la pensée.

A peine débarrassée de ses liens, la langue de la Provence eut une occasion de faire vaillamment ses premières armes. Li Margarideto avaient paru en 1847; l’année suivante, la révolution de février mettait en feu toute la démagogie méridionale. Ce peuple, comme son climat, est extrême en tout. N’est-ce pas à Avignon que fut donné en 1791 le signal de la terreur? N’est-ce pas dans ses murs que, vingt-quatre ans plus tard, le maréchal Brune fut assassiné par la populace? Ces horribles souvenirs, qui s’évoquaient d’eux-mêmes, étaient bien faits pour exalter les têtes en sens contraire et terrifier les gens de bien. M. Roumanille se jeta dans la mêlée avec les armes qu’il venait de se forger si à propos. En face des orateurs de la république rouge, on vit paraître le défenseur des vieilles mœurs et des traditions saintes. Cette fois nulle déclamation chez lui; il alla droit à l’ennemi avec une verve toute provençale. Sa gaieté, une gaieté hardie, communicative, éclatait tout à coup au milieu des divagations révolutionnaires. Tous ses petits pamphlets, li Clubs, li Partejaire, li Capelan, la Ferigoulo, sont des chefs-d’œuvre d’entrain et de bon sens. C’étaient des comédies inspirées par le spectacle de la rue, des scènes à la façon d’Aristophane. Et que tout cela était bien dit dans une langue qui sentait le terroir! Quels types! quels dialogues! le bon rire sonore et franc, tempéré toujours par la grâce de la charité! On riait, on riait,... on rit encore, tant il y avait là de vérités que les événemens ont mises en pleine lumière, tant il y avait de finesse, de prévoyance libérale dans cette guerre à une démocratie prétentieuse et servile !

La lutte finie, M. Roumanille revint à sa prédication poétique. La forme seule était changée, le fond demeurait le même. Qu’il écrivît en prose ou en vers, il avait toujours en vue l’éducation morale du peuple. C’était pour l’arracher à l’influence des démagogues qu’il écrivait ses petits pamphlets en 1848; ce sera pour l’arracher au cabaret, pour lui enseigner la douceur du travail, la vertu de la prière, qu’il lui contera tant de naïves histoires dans un style si joyeux et si vif. Cette littérature populaire commençait à faire du bruit dans la contrée; pendant que M. Roumanille poursuivait son œuvre, des disciples venaient se ranger autour de lui. Quelle surprise et quelle joie pour une foule d’esprits de voir reverdir ainsi la vieille langue! Dans ce jardin si bien cultivé, chacun voulait cueillir une fleur. Quiconque avait une bonne pensée, un sentiment poétique, était heureux de l’exprimer dans l’idiome du pays. Celui-ci était grave, celui-là joyeux; un autre avait le don des images, un autre encore était nourri de la lecture des grands poètes et sentait naître en lui l’ambition de les imiter un jour. A ces intelligences si diverses, la renaissance de la poésie provençale offrait des excitations bien naturelles. Aussitôt chanteurs d’arriver; il y en eut un d’abord, puis deux, puis trois, puis ce fut une volée tout entière... Avez-vous vu les farandoles dans nos villages du midi? A de certains jours de fête, si une émotion unanime vient à saisir les esprits, il suffit d’un chef, d’un mot, d’un signal : tout à coup les mains cherchent les mains, une ronde se forme, elle s’étend, elle déroule ses anneaux, elle embrasse le village ; tout un peuple est en danse, et l’harmonieux trépignement, comme une basse continue, soutient le crescendo des chansons. M. Roumanille avait donné le coup d’archet ; toutes les mains se touchèrent bientôt, et la farandole commença. Cette farandole, c’est le recueil charmant publié en 1852 sous ce simple titre : li Prouvençalo. D’intéressans épisodes ont consacré le souvenir de cette fête. Dispersés sur divers points de la France, des hommes graves, enfans des contrées où mûrissent les olives, ne purent entendre sans tressaillir ces appels du pays natal. Un des doyens de l’art médical dans le midi, M. d’Astros, frère de l’ancien archevêque de Toulouse, un membre de l’Institut, M. Moquin-Tandon, s’empressèrent de se mêler à la ronde ; n’est-ce pas un des caractères de la farandole que tous, sans distinction d’âge ni de rang, s’unissent à la danse populaire ? J’y ai vu un jour, en 1847, un noble et spirituel vieillard qui venait de présider comme doyen d’âge la chambre des députés. C’est ainsi que le patriarche des médecins méridionaux et le savant botaniste de l’Académie des Sciences se mirent à chanter leur partie dans la farandole de M. Roumanille.

Ce recueil des Provençales fut une révélation ; on y vit tout ce que cette généreuse terre du midi contient encore de vie et de fécondité. Qu’importe que toutes les voix ne fussent pas également harmonieuses dans la ronde villageoise ? Au milieu de ce chœur fraternel, de vrais talens s’étaient produits. On remarqua d’abord M. Crousillat, M. Camille Reybaud, esprits élevés, disciples de la poésie grecque et latine, qui, par le soin de la forme, par le culte de l’élégance sévère, rendirent plus d’un service à la restauration du vieil idiome. La familiarité vulgaire, la fluidité banale, étaient les écueils à éviter dans ce dialecte amolli. Pour bien écrire, en quelque langue que ce soit, il faut deux choses, dit excellemment Joubert : une facilité naturelle et une difficulté acquise ; MM. Crousillat et Camille Reybaud enseignèrent à leurs compagnons cette difficulté salutaire. La foule des chanteurs accourus au premier appel, en même temps qu’elle réjouissait le cœur des chefs, pouvait inquiéter les artistes. Déjà, au temps même d’Arnaud Daniel et de Giraud de Borneil, les guides vénérés de Dante et de Pétrarque, un des vieux maîtres de la poésie romane, Giraud de Calanson, se plaignait du nombre sans cesse croissant des troubadours, de leur fertilité stérile, de leur indifférence pour les lois de l’art. « Ils osent chanter ! ils osent trouver ! s’écriait-il ; non, ce sont des écloppés, des boiteux, et c’est par eux que se perd belle raison si dure[1]. » Cette belle raison si chère, c’est-à-dire sans nul doute le goût, le sens du beau, l’art merveilleux de l’imagination et du style, MM. Crousillat et Reybaud l’ont défendue à leur manière, comme Giraud de Calanson. M. Roumanille ne pouvait avoir d’auxiliaires plus utiles; en élevant le ton de la poésie nouvelle, ils fermaient l’entrée aux boiteux, et préparaient le terrain à de jeunes maîtres plus hardiment inspirés. Ces jeunes maîtres, on le sut bientôt, c’étaient M. Théodore Aubanel et M. Frédéric Mistral. Un sentiment très vif de la chaude nature du midi, l’abondance et la nouveauté des images, l’art de reproduire avec une énergie toujours poétique les choses les plus familières, voilà ce qui tout d’abord leur assura une place à part à côté du chantre de Saint-Rémy. Dès la publication des Provençales, la poésie nouvelle eut trois chefs, différemment inspirés, mais tous les trois originaux et reconnaissables entre mille. Traçons rapidement ces trois portraits tels qu’ils apparurent alors dans le cadre des Prouvençalo.

Le caractère de M. Roumanille, très vivement accentué désormais, c’était la grâce, l’élévation morale, et en même temps la verve joyeuse et rustique. Personne ne savait chanter comme lui les grandes ailes de la charité, personne ne trouvait de si caressantes paroles pour invoquer, pour faire descendre sur terre le bel ange, le tendre séraphin, dont le sourire est si joli, dont le regard est si doux,

………… Serafin amistous
Qu’as un tant pouli rire et de co d’iu tant doux !

Cette charité qu’il célèbre si bien, il la pratique lui-même dans ses vers, car nul ne les écoute sans devenir meilleur. Sa philosophie n’a pas de profondeurs cachées ni de subtilités savantes; quelle simplicité, mais aussi quelle tendresse ! C’est toujours l’homme qui est devant ses regards, l’homme qui pleure, qui souffre, souvent par l’injustice du sort, trop souvent, hélas! par sa propre faute; il va le trouver, il le console, surtout il lui rend l’espérance et l’aide à se relever. Ame sincèrement religieuse, la religion qu’il enseigne évite avec soin tout dogmatisme épineux. Travailler et prier, avoir confiance en Dieu et en soi-même, voilà le fond de sa prédication. Le christianisme, chez ce poète des campagnes, est toujours souriant, aimable, sans nulle difficulté ; la voie qu’il ouvre n’a rien d’étroit, le ciel qu’il fait espérer aux gens des mas n’est pas celui que ravissent les violens. Pourquoi tant d’efforts? Pourquoi se mettre l’esprit à la torture? semble dire le candide chanteur; il est si facile d’être chrétien ! Entre les sublimités de la grande poésie religieuse et la poésie catholique telle que l’entend M. Roumanille, il y a la distance d’une cathédrale du XIIe siècle à l’humble chapelle du hameau. Ses chants ne nous transportent pas vers les hauteurs inaccessibles, comme les visions de Dante et les soupirs enflammés de saint François d’Assise ; jamais nous ne perdons la terre de vue, la terre si bonne à voir et si douce à cultiver, la terre où il y a tant de maux à guérir! L’absence de toute prétention dogmatique ou mystique est un des charmes de cette poésie ; on sent que l’auteur est sincère, et que son vers est venu franchement comme le blé dans le sillon. Aux heures mêmes où il s’élève le plus haut, où il s’aventure parmi les anges dans les cercles d’Alighieri, soyez sûr que vous serez ramené bientôt près du lit de la mère et du berceau de l’enfant. Écoutez la pièce intitulée les Crèches :


LES CRÈCHES.
I.

Parmi les chœurs de séraphins que Dieu a faits pour chanter éternellement, ivres d’amour : « Gloire! gloire au Père! » dans les joies du paradis, il y en avait un qui souvent, loin des joyeux chanteurs, s’en allait tout pensif.

Et son front blanc comme neige penchait vers la terre, pareil à celui d’une fleur qui n’a point d’eau l’été. De plus en plus il devenait rêveur. Si l’ennui, lorsqu’on est dans la gloire de Dieu, pouvait tourmenter le cœur, je dirais que ce bel ange s’ennuyait.

A quoi rêvait-il ainsi, et en cachette? Pourquoi n’était-il pas de la fête? Pourquoi, seul parmi les anges, comme s’il avait péché, inclinait-il le front?

II.

Le voilà! il vient de s’agenouiller devant Dieu. Que va-t-il dire? que va-t-il faire? Pour le voir et l’entendre, ses frères interrompent leur alléluia.

III.

Quand Jésus enfant pleurait, qu’il était tout tremblant de froid dans retable de Bethléem, c’est mon sourire qui le consolait, mon aile qui le couvrait; je le réchauffais de mon haleine.

Et depuis, ô mon Dieu! quand un enfantelet pleure, dans mon cœur pieux sa voix vient retentir. Voilà pourquoi mon cœur souffre à toute heure, Seigneur ! voilà pourquoi je suis pensif.

Sur la terre, ô mon Dieu! j’ai quelque chose à faire; permettez que j’y redescende: il y a tant de petits enfans, hélas! pauvres agneaux de lait! qui, tout transis de froid, ne font que se désoler loin des mamelles, loin des baisers de leur mère. Dans des chambres bien chaudes, je veux les abriter; je veux les coucher dans des berceaux et les bien couvrir. Je veux les dorloter, je veux en être le berceur. Je veux qu’au lieu d’une seule ils aient tous vingt mères qui les endormirent quand ils auront bien tété.

IV.

Les anges l’applaudirent, et vite il étendit les ailes; du haut du ciel, rapide comme l’éclair, descendit Fange, et les mères ici-bas tressaillirent de bonheur, et les crèches s’ouvrirent partout où passa l’ange des petits enfans.


M. Sainte-Beuve, qui a bien voulu accepter la dédicace de ces vers, a-t-il eu tort d’écrire à l’auteur que son ange des crèches et des petits enfans, dans sa tristesse céleste, ne serait pas désavoué par les anges de Klopstock ni par celui de M. de Vigny? Non certes; le poète des Consolations n’est pas de ceux qui, pour flatter un écrivain, accumulent sans façon tous les noms de l’histoire littéraire. Le rapprochement qu’il indique frappera tous les esprits. Il y a quelque chose de l’Abbadona de Klopstock et de l’Eloa de M. de Vigny dans le Serafin amistous de M. Roumanille. Ajoutons seulement le trait qui le distingue de ses frères : Eloa, Abbadona, sont des habitans de l’espace infini, et ils planent à l’aise au sein des profondeurs. Le bel ange des crèches n’apparaît qu’un instant dans le mystique azur, et l’attitude où le poète a voulu fixer pour nous son image, c’est lorsqu’il pleure, incliné vers le séjour des humains, c’est lorsque, rasant la terre de son aile, il y sème partout des berceaux pour les enfans du pauvre.

La pièce des Crèches est une des plus belles que renferme le recueil des Provençales. Je citerai encore, dans le même ordre d’idées, les Deux Séraphins, touchant dialogue de deux anges agenouillés et pleurant auprès de la crèche de l’enfant Jésus. Un poète allemand, M. Maurice Hartmann, qui visitait le midi peu de temps après la publication du recueil dont nous parlons, traduisit ce dialogue en beaux vers pour les compatriotes de Klopstock et d’Uhland. Pauvreté et Charité est aussi une pièce à signaler pour la tendresse des sentimens et la grâce du langage. Eh bien! ce poète si gracieux et si tendre, c’est le même qui contera tant de récits où pétille la verve provençale. Les plus vives expressions populaires, les proverbes du cru, les métaphores du terroir, tout ce qu’il y a d’inattendu, de prime-sautier dans ce langage, que façonnent à leur gré des imaginations naïves, il a recueilli tout cela, et il sait l’employer en artiste, il annonçait déjà cette disposition d’esprit dans ses Margarideto ; il y revient avec plus d’assurance dans maintes pièces des Provençales.

Un de ces contes populaires, que nous citons de préférence, parce que tous les tons y sont mêlés avec art, et que le récit, commencé en riant, finit par des accens tragiques, c’est celui qu’il a intitulé : Se nen fasiam un avouca ! Le métayer Sauvaire a du souci; son fils Toinon devient grand, et il se demande quel état lui donner. « Si nous en faisions un avocat! C’est un métier d’or. Il y a tant de gens qui plaident! — Oui, dit la femme, nous aurons un avocat, et nous mourrons sur la paille. » Mais Sauvaire a son idée en tête, et ce ne sont pas les craintes de Nanon qui lui feront lâcher prise. Toinon est à l’école, il apprend le latin, et quand il revient au hameau, on pourrait lui dire comme Brizeux à son paysan : « Voici M. Flammik tout de neuf habillé. Ce n’est plus un paysan, ce n’est pas un bourgeois. » Il se frise la moustache, il porte le chapeau sur l’oreille. Pour entretenir ce beau modèle de sottise, les pauvres gens travaillent et se mettent à la gêne; l’expression provençale est bien plus énergique dans sa brièveté : ils s’esquichent, les malheureux! c’est-à-dire ils se serrent et se resserrent. Ce n’est rien encore : Toinon est parti pour Paris, et aussitôt le poète de s’écrier : « Esquiche-toi, Sauvaire ! » Ici le contraste des sacrifices du métayer et des dissipations du fils est marqué en traits de maître. La peinture est à la fois douloureuse et comique. Point de détails inutiles, point de déclamations; quelques mots seulement, mais chaque coup porte. Voilà le pauvre métayer qui vend un champ, une vigne, un pré, hélas! son petit jardin même, sa jolie plantation; bref, il ne leur resta rien «que les yeux pour pleurer. — Je t’avais bien prévenu, dit la femme. — Pourquoi pleurer, sotte que tu es? Nous aurons un avocat; c’est un métier d’or. » Et Toinon, que faisait-il? Ils l’attendirent longtemps, ils l’attendirent en vain. Au lieu de leur fils, ce fut l’huissier qui arriva un matin pour les chasser de la métairie. La mère mourut à l’hôpital; le père, instruit enfin de sa faute.

Son havresac au dos, son bâton à la main,
Disait de porte en porte en demandant son pain :
» N’élevez pas le fils au-dessus de son père[2]. »

Qu’on se représente l’effet de ce petit drame dans des campagnes où les prédications socialistes irritaient tant de stupides convoitises! Cette page est devenue populaire, dans le sens le plus complet. Ces mots se nen fasiam un avouca! sont aujourd’hui une espèce de proverbe dans nos villages de la Provence. M. Roumanille a développé plus tard cette veine du récit moral et populaire; jamais il n’a été mieux inspiré que lorsqu’il conseille aux laboureurs de son pays de rester attachés à leurs champs. Auprès des tristes aventures du métayer Sauvaire, il faut placer l’histoire de ce riche paysan, qui a voulu marier sa fille à la ville; cette belle Madeleine, à demi paysanne, à demi demoiselle, qui dédaigne Jean le maréchal, Denis le travailleur de terre, et qui finit par épouser un commis libertin, est aussi une figure qu’on n’oublie pas. Pour que la leçon se grave plus fortement dans l’esprit de ceux qui l’écoutent, le conteur n’hésite pas à répéter le sinistre avertissement qui a déjà retenti dans les hameaux de la vallée du Rhône : n’élevez pas la fille au-dessus de la mère! Ce n’est pas lui assurément, fils d’un jardinier de village, écrivain aujourd’hui et poète moraliste du Comtat, ce n’est pas lui qui blâmera l’instruction donnée aux enfans; si le fils ne s’était jamais élevé au-dessus de son père, il sait bien que le monde serait resté en place, et que le genre humain n’accomplirait pas les œuvres de Dieu. N’allons pas le chicaner sur ce point, ce serait faire acte de pédantisme et méconnaître volontairement sa pensée. Cette pensée, dans le cadre où il la présente, est aussi claire que juste, et avec quel art il a su l’exprimer, avec quelle précision et quel relief!

Nous avons dit que deux autres poètes, M. Théodore Aubanel et M. Frédéric Mistral, étaient venus se placer auprès de M. Roumanille dans le recueil des Provençales. M, Théodore Aubanel est le fils d’un imprimeur d’Avignon; élevé dans une famille sévèrement chrétienne, il unit aux croyances de son toit domestique une imagination inquiète et sombre. Je croirais volontiers que ses lectures favorites ont été les tercets de la Divine Comédie et les Iambes de M. Auguste Barbier. Son inspiration est concentrée; sa parole, brève, sifflante, part comme la flèche et frappe le but. Je ne sais si M. Aubanel se préoccupe beaucoup d’être apprécié du peuple; avant tout, c’est un artiste, et c’est aux artistes qu’il veut plaire. La langue provençale est pour lui une matière ductile et molle qu’il s’applique à rendre solide comme l’airain. Il écrit peu, mais tout ce qu’il écrit atteste la passion et la force, une force qui se contient pour éclater au moment marqué par le poète, une passion taciturne que révélera une explosion subite. Deux ou trois pièces, dans le recueil de M. Roumanille, ont suffi pour signaler chez M. Aubanel un des jeunes maîtres de la pléiade. Il excelle à graver en quelques traits une image à l’eau-forte, et quand on a vu ces vigoureuses estampes, on ne peut les oublier. Le rustique tableau intitulé les Faucheurs (li Segaire) est l’œuvre d’un burin qui n’hésite pas; chaque détail recueilli par l’observation est accusé d’une main ferme, et les trivialités même, s’il est possible d’en tirer parti, ne font pas reculer l’artiste. Voilà bien les rudes travailleurs, avec leurs culottes trouées et leurs visages bronzés au soleil, voilà les faux qui reluisent comme des épées, la luzerne qui tombe, les sauterelles qui bondissent; du matin au soir, on les voit, sous l’ardent ciel de juin, frapper, tailler, suer à la peine, avancer, avancer toujours, jusqu’à l’heure où ils reviennent sous leur toit manger la soupe à l’ail. Le poète ne glorifie pas la vie active à la manière de M. Roumanille; ce n’est pas une prédication affectueuse et souriante; il montre seulement par un petit coin du grand tableau du monde que le travail est la condition humaine, et que dans le plus humble des métiers manuels, chez les natures les plus incultes, il y a place encore pour une certaine joie d’artiste. « En est-il comme moi pour aiguiser la faux? » répète avec fierté le misérable tailleur de luzerne, et ce cri le soutient dans ses fatigues. L’idée est belle, la forme est sombre et d’une rusticité hardie. Les mendians de Gallot, les bohémiens de Rembrandt ne sont pas plus déguenillés que les faucheurs de M. Aubanel; qu’importe? Le faucheur est content et il rit de ses guenilles. Mais le chef-d’œuvre de M. Aubanel, c’est son Neuf Thermidor. Le poète, voulant chanter la chute du despote de la terreur, ne s’écriera pas, comme Marie-Joseph Chénier :

Salut, neuf thermidor, jour de la délivrance!


Non, il ne composera pas un hymne, il prendra part à l’action, et, arrachant au bourreau son arme, il lui tranchera la tête. C’est une peinture à la fois réelle et idéale. Rien de plus net, de plus précis que les images employées par le poète, et cependant on ne saurait dire quel est le lieu de la scène. Ce lieu, ne serait-ce pas la conscience de la patrie? Qu’on lise ce dialogue étrange entre la France et le bourreau.


LE NEUF THERMIDOR.
A MON MAITRE JOSEPH ROUMANILLE.

Ah ! dura terra, perche non t’apristi[3]!


« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Mais le sang a jailli sur ta veste, sur tes doigts. Bourreau, lave tes mains. — Et pourquoi? Demain je recommence : il reste encore à trancher tant de têtes!

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Tu es bourreau! Je le sais. Es-tu père? Un enfant ne t’a jamais ému. Sans frémir et sans avoir bu, tu fais mourir les enfans avec les mères.

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau. « — La place est toute pavée de tes morts. Ceux qui vivent encore te prient à genoux. Dis-moi, es-tu homme ou non?... — Laisse-moi, que j’achève ma journée.

« _ Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Dis-moi, quel goût a ton breuvage? Dans ton verre, le sang n’écume-t-il pas? Lorsque tu manges ton pain, ne crois-tu pas te nourrir de chair?

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — La sueur et la fatigue s’emparent de toi. Arrête ! Ton couteau s’ébrèche, ô bourreau! Tu pourrais bien nous manquer, et malheur à toi si la victime échappe!

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Elle a échappé, la victime! Mets à ton tour ta joue sur le billot, rouge de sang desséché. Les tendons de ton cou vont craquer. bourreau! l’heure est venue, il faut que ta tête saute.

« — Aiguisez de frais le grand couteau ; tranchons la tête du bourreau ! »


N’est-ce point là un tableau qui peut tenir sa place à côté des Iambes de M. Auguste Barbier? Cette passion, cette énergie concentrée, que j’ai signalée comme un trait dominant chez M. Aubanel, éclate dans le dernier vers avec une vigueur formidable. Ce n’est plus un homme qui parle, c’est un pays tout entier. Il semble qu’on entende un grand cri sortant à la fois de plusieurs millions de poitrines!

L’autre poète qui s’était révélé aussi dans li Prouvençalo, M. Frédéric Mistral, est le fils d’un propriétaire de campagne. Possesseur lui-même de deux belles fermes auprès du village de Maillane, à quelques lieues de Saint-Rémy, sur les limites de la Provence et du Comtat, M. Mistral, que des critiques ont transformé en paysan, en valet de ferme, sans lettres, sans culture, espèce de chantre primitif dont l’originalité serait garantie par une merveilleuse ignorance, M. Mistral est simplement ce que nos voisins d’outre-Manche appellent un gentleman-farmer ; il a fait des études, et d’excellentes études. Né à Maillane le 8 septembre 1830, sa première enfance s’est passée dans une pension de la Drôme, sa première jeunesse au collège d’Avignon. En 1847, il a passé, devant la faculté de Montpellier, un bon examen de bachelier ès lettres. Les écrivains qui l’ont habillé en pâtre ne sont pas plus pourvus que lui de titres et de diplômes. Son premier examen passé, M. Mistral en a subi bien d’autres; il est licencié en droit de la faculté d’Aix. S’il n’est pas avocat à Aix ou à Marseille, c’est qu’il a mieux aimé vivre tranquillement sur ses terres. Je ne donne pas ces détails pour diminuer la valeur poétique de M. Mistral, mais seulement pour substituer une physionomie réelle à un portrait de fantaisie. On peut être bachelier ès lettres, licencié en droit, docteur en médecine, et avoir le sentiment de la poésie puisée aux sources pures. Ce sentiment, M. Mistral le possède, parce qu’il a une imagination vive dans une âme simple et franche. Retiré aujourd’hui dans son village de Maillane, vivant avec ses fermiers, entouré de scènes rustiques dont nul détail n’est perdu pour son cœur et ses yeux, s’il a sous la main une riche matière de poésie naïve et grandiose, il ne renie pas, croyez-le bien, les enseignemens qui lui ont fourni le moyen de mettre cette matière en œuvre. Cet ignorant est un artiste, et un artiste d’une rare finesse, initié à tous les secrets de la forme, initié même, faut-il le dire? aux habiletés permises de la stratégie littéraire.

Dès la publication des Prouvençalo, M. Mistral était le censeur, le conseiller sympathique et sévère de la nouvelle école romane. Sur maintes questions de philologie, sa science et son goût faisaient autorité. Cette place immédiatement obtenue, il la devait, comme M. Aubanel, à un petit nombre de pièces qui avaient annoncé en lui un chanteur original et un linguiste des plus habiles. Je citerai entre autres la Belle d’Août, poétique légende pleine de larmes et de terreurs; la Folle Avoine, énergique satire de l’oisiveté insolente; l’ode Au Mistral, au roi des vents, à la cognée de Dieu frappant les grands chênes, à l’ange de désolation qui un jour sera envoyé pour détruire les cités et les peuples. Dans la pièce intitulée Amertume, le poète saisit violemment le voluptueux, et, le traînant au cimetière, il lui montre en d’horribles images ce que deviendra ce corps dont il est amoureux. Une autre fois, dans la Course de Taureaux, il peindra ces jeux hardis qui plaisent tant au peuple des campagnes, d’Arles à Tarascon, et de Tarascon à Nîmes. Aujourd’hui encore dans tous les petits villages de la vallée du Rhône, à Graveson, à Maillane, à Eyragues, à Fontvieille, chaque dimanche d’été, des courses de taureaux sont annoncées d’avance, et de tous les points de la vallée les gens des mas y courent en foule. Les arènes d’Arles et de Nîmes sont souvent consacrées à ces luttes ; à Beaucaire, on a construit un cirque tout exprès, et s’il n’y a ni cirque ni arènes, en quelques heures une enceinte est construite : des charrettes pressées, comme enchevêtrées les unes dans les autres autour d’une ligne circulaire, remplacent l’amphithéâtre antique, les noirs taureaux de la Camargue sont lâchés au milieu, et il faut voir alors les enfans du midi se disputer la gloire d’arracher la cocarde au front de l’animal effarouché. Avec quelle intrépidité ils le harcellent! Ce ne sont pas, comme en Espagne, des lutteurs de profession qui bravent la mort, à la façon des gladiateurs, en présence d’un public enivré; tout un peuple est dans l’arène, ouvriers et paysans sans luttent de souplesse et d’audace. Je voyais l’autre jour des soldats revenant d’Italie qui se mêlaient à la foule, et les vainqueurs mêmes de Solferino n’étaient pas toujours les plus hardis à saisir le taureau par les cornes. Ces divertissemens sont-ils plus blâmables que les courses d’Epsom ou de la Croix-de-Berny ? Les accidens y sont moins rares, et M. Mistral n’a pas été mal inspiré, lorsqu’il a décrit avec une fidélité si vive cette rude et virile gymnastique. Ces études, ces tableaux de mœurs, faisaient pressentir déjà chez M. Mistral le peintre énergique de la vie provençale. M. Roumanille toutefois gardait encore le premier rang, et l’auteur de la Belle d’Août ne faisait qu’exprimer le sentiment public, lorsque, dans la pièce intitulée Bonjour à tous, poétique ouverture de la farandole provençale, il énumérait les noms des doyens de la troupe : Pierre Bellot, Camille Reybaud, Crousillat, et s’écriait gaiement : « Mai Roumanille es lou migno ! c’est Roumanille qui est l’enfant aimé de la Muse ; il a fait un bouquet (il faut voir cela !), un bouquet de marguerites si fraîches, que toutes les filles de notre pays, sitôt qu’elles les ont vues, vite les ont attachées à leur corsage, disant : « Oh ! les jolies fleurs ! oh ! que soun poulidecto ! »

À cette farandole si bien conduite ont succédé bientôt d’intéressantes publications. Un petit poème élégiaque, les Songeuses, un poème héroï-comique en sept chants, la Cloche montée, un conte populaire, la Part de Dieu, ont prouvé que la verve de M. Roumanille était aussi variée que féconde. Les Songeuses, dont la conception est un peu faible, étincellent de détails exquis ; l’auteur des Margarideto n’a rien écrit de plus pur, rien qui soit plus élégamment travaillé ; ce serait un petit chef-d’œuvre, si l’on n’était obligé de dire : Materiam superabat opus. La Cloche montée est l’histoire très plaisante, et très poétique par momens, d’un certain sonneur de l’église Saint-Didier d’Avignon, brave homme passionné pour ses cloches et qui passe sa vie à recueillir de l’argent, sou par sou, de porte en porte, afin d’enrichir de notes nouvelles le carillon de son église. On devine ce qu’un tel cadre offrait d’occasions piquantes au peintre des mœurs avignonnaises. Cette fois M. Roumanille a lâché la bride à sa fantaisie comique ; soyez sûrs pourtant que les pensées élevées paraissent toujours à propos au milieu des plus vives bouffonneries. C’est là, je le sais bien, une peinture toute locale ; le héros du poème vit encore, et chacun peut le rencontrer dans la rue : qu’importe ? Cette joyeuse folie de M. Roumanille ne dépare pas l’aimable gravité de ses œuvres. Quant à la Part de Dieu, c’est un chant nouveau ajouté par le poète à sa riante prédication du travail ; il a retrouvé là ses meilleures notes, la gaieté au service du bon sens, la charité intelligente qui châtie en jouant le malheureux qu’elle veut sauver. Un pauvre ouvrier de la campagne a découvert un trésor, et ce trésor est bien à lui, car celui qui l’a déposé dans la cachette a écrit sur l’enveloppe : Je donne cet argent au premier qui le trouvera. Maudit trésor! le vice et la misère vont entrer avec lui dans la maison de l’ouvrier. Notre homme veut profiter aussitôt de sa bonne aubaine. Adieu le travail! adieu l’existence honnête et régulière! En vain sa femme essaie-t-elle de le mettre en garde contre l’ivresse que lui a donnée la vue des pièces d’or; les conseils les plus tendres ne font qu’irriter ses convoitises. Il s’habille de neuf et court à la ville. Il faut le suivre alors dans les magasins et les cafés. Ses gaucheries, ses mésaventures, le ridicule dont il se couvre, tout cela est raconté par l’auteur avec une gaieté impitoyable. Quel sens moral dans ces facéties! Chaque fois que M. Roumanille lit ce poème dans des réunions populaires, l’assemblée rit aux larmes. L’oiseau est bientôt plumé, comme on pense, et le ridicule citadin revient dans sa cabane, non pas Gros-Jean comme devant, mais plus misérable que jamais, car il a perdu son vrai trésor, le goût du travail et de la vertu. Heureusement, tandis que notre homme dépensait ainsi la part du diable, la femme avait fait la part de Dieu. Prévoyant la misère prochaine, elle avait distrait du trésor une petite somme, et c’est elle qui va rendre à son mari ses sentimens et sa vie d’autrefois. Cette morale n’est pas nouvelle, c’est l’histoire du savetier et du financier, du vieillard et de ses enfans; mais ces antiques lieux-communs doivent être rajeunis de siècle en siècle, la vraie poésie vivra éternellement sur ce fonds éternel. La Fontaine donnait une forme impérissable à des leçons vieilles comme le monde; M. Roumanille les approprie à son public et les rend siennes par l’originalité des détails.

Un des plus heureux épisodes dans cette renaissance de la poésie provençale, c’est la publication du recueil de noëls faite en 1856. Il y avait au XVIIe siècle un prêtre du Comtat, poète et musicien, qui passa toute sa vie à chanter des noëls. Il en composait à la fois les paroles et la musique. Quand il en avait terminé un, il en faisait un autre. Chaque année, au mois de décembre, de nouveaux noëls s’échappaient de sa retraite, comme une volée d’oiseaux. Chanter la venue du Christ, c’était l’occupation unique de cet excellent homme, et comme il était organiste d’une église d’Avignon, il popularisait lui-même ses chants en accompagnant la foule pieuse qui les entonnait à pleine voix. Ce ne sont pas des œuvres artificielles que ces noëls de Saboly; avec son imagination naïve, il apercevait les murs de Bethléem, il voyait l’étable, la crèche, le bœuf et l’âne, et c’est le plus sincèrement du monde qu’il partait pour adorer l’enfant-Dieu, appelant tous les gens du pays, pâtres et filles des champs. « Eh ! Jean, Estève, Sauvaire, eh ! vous autres, les pâtres du Luberon, les bouviers de la Camargue, vous ne savez pas la nouvelle? Le fils de Dieu est né. Arrivez, arrivez tous! » Et là-dessus des colloques s’engageaient entre le poète et les paysans. Ce thème variait sans fin. Rien d’abstrait, rien qui sentit la poésie convenue. C’étaient des dialogues, des épisodes touchans ou comiques, maintes familiarités qui saisissaient l’esprit. Il semblait en vérité que Bethléem fût en Provence, et que Jésus-Christ fût né là-bas, sous les oliviers, dans quelques mas des Alpines. Ces noëls de Saboly sont populaires d’un bout de la Provence à l’autre. Il y a deux siècles qu’on les chante, et on les chantera encore longtemps. Le peuple les entonne dans l’église aux jours consacrés; la nuit, le pâtre de la Crau les répète à la clarté des étoiles. « Quel est le recoin de la Provence, si écarté qu’il soit, où ces noëls n’aient pas pénétré? dit M. Mistral dans une vive notice sur Saboly. De Briançon en Arles et de Nîmes à Antibes, furetez de toutes parts, si vous trouvez un homme, une femme, un enfant qui ne connaisse pas au moins le noël de l’Hôte, je vous achète un merle blanc, et je vais le dire à Rome... Tout cela ne veut pas dire que Saboly soit un trouveur (troubaire) de première main, comme Homère, Dante, Corneille ou Lamartine; mais il n’y a si petit buisson qui ne donne de l’ombre au moins une fois par jour. Le travailleur qui endure la soif et la fatigue se délecte cent fois plus avec un noël de Saboly qu’avec une tragédie de Corneille. Saboly est le trouveur du pauvre monde, le chantre de la crèche, de l’âne, du foin, de l’étable, du froid, des langes, de la misère; et son bonheur et son triomphe, c’est de faire rire la misère, tout en la relevant. » Ces noëls si populaires, on n’en connaissait pas exactement la musique. Si l’imprimerie, en de nombreuses éditions, avait fidèlement conservé le texte des paroles, les airs, transmis de bouche en bouche, avaient subi des altérations inévitables. Or, il y a quelques années, ce texte musical, que l’on croyait perdu, fut retrouvé dans une bibliothèque particulière d’Avignon, et un savant musicien du pays, M. Séguin, le fit graver avec un soin religieux. Ce fut une occasion toute naturelle pour nos chanteurs provençaux. Déjà plus d’un parmi eux avait composé des noëls pour obéir au sentiment populaire et suivre la tradition; la découverte de ces airs primitifs fut comme un signal, et chacun se mit à l’œuvre. MM. Roumanille, Aubanel et Mistral publièrent une nouvelle édition de Saboly, accompagnée de tous les noëls récemment inspirés. Après la farandole joyeuse, la pieuse procession commençait. Le vieil organiste a dû tressaillir dans sa tombe; la tradition créée par lui revivait tout à coup avec une grâce originale. Par des sentiers jonchés de fleurs, une troupe de chanteurs allait vers le berceau de l’enfant Jésus. Où était ce berceau? A Bethléem ou dans la vallée du Rhône? On ne saurait le dire. Quelques-uns des poètes avaient repris le ton de l’histoire et s’inspiraient du récit évangélique, les autres, fidèles à la naïve tradition de Saboly, continuaient de peindre la Provence en glorifiant la crèche; mais, poésie idéale ou réalité familière, on ne voyait partout que des fleurs, partout on n’entendait que des chants.

Parmi ces noëls de 1856, il en est quelques-uns qui méritent une mention à part, ce sont les noëls charmans de M. Roumanille et les noëls terribles de M. Aubanel. M. Roumanille est de ceux qui ont conservé la tradition de Saboly; en allant à la crèche de Jésus, il ne sort jamais de la Provence. Ces petits enfans qui montent sur l’âne, qui jouent avec les cornes du bœuf, ce sont, comme les pâtres du vieil organiste, des enfans de Montmajour ou de Saint-Rémy. C’est une Provençale aussi, cette jeune fille aveugle qui supplie sa mère de la conduire à l’étable où le Sauveur vient de naître : « Mère, pourquoi me laisser seule ici? Je pleurerai, je me désolerai pendant que vous bercerez l’enfant. — Ma fille, qu’irais-tu faire à la crèche? Tes pauvres yeux sont condamnés à ne pas voir. Résigne-toi. A la vêprée, demain, quelle joie pour toi quand nous reviendrons! Nous te raconterons tout ce que nous aurons vu.» Mais l’aveugle prie si doucement, si tendrement, qu’il faut bien l’emmener à Bethléem ; elle arrive, elle met sur son cœur la main du divin enfant, et aussitôt la vue lui est rendue. Le poète a pris pour épigraphe ces paroles de saint Thomas d’Aquin : Præstet fides siipplementum sensuum defectui. Cette rectification des sens par la foi est exprimée ici avec une rare harmonie de style : le dernier vers, e ié végué ! et elle vit! est comme un cri de joie, comme l’explosion de la lumière dans les ténèbres. Tout autres sont les tableaux de M. Théodore Aubanel; là, plus de suaves histoires, plus de légendes et de peintures provençales; nous sommes bien dans l’antique Judée, et la vigoureuse imagination de l’auteur commente tragiquement les récits de l’Évangile. Tantôt ce sont les esclaves à qui un ange annonce la venue du rédempteur, et le servile troupeau, tout à coup réveillé, pousse une clameur à faire trembler les césars. Tantôt c’est le massacre des innocens. Le poète en a fait trois noëls qu’il appelle une trilogie : le premier, le Chien de saint Joseph, est d’un effet étrange et sinistre. Le chien du charpentier Joseph, le bon chien Labri, si connu des enfans du village, ne fait que hurler depuis le matin. Les mères tremblent, les enfans frissonnent : « Ce n’est rien, dit une voix; Joseph et Marie, en partant hier, l’ont oublié dans l’étable. Il en devient fou, et voilà la cause de ce sabbat d’enfer. Ouvrez-lui la porte, il se taira. » On ouvre, et Labri hurle encore. Les enfans le caressent, essaient de jouer avec lui; Labri hurle toujours, comme on dit que les chiens hurlent quand ils sentent la mort. Tout à coup, par la grande route, arrive au galop une troupe de cavaliers ; quel bruit ! que de visages sinistres ! que d’épées hors des fourreaux! Alors le chien, qui hurlait immobile, se mit à courir, hurlant toujours, dans toutes les rues de Bethléem. Après cette introduction si poétiquement effrayante, le lecteur est préparé à la seconde partie de la trilogie, intitulée le Massacre.


« Fermez à clé, barricadez les portes, car les brigands qui vaguent de toutes parts, vous ne savez pas, mères, où ils vont? Cachez, ôtez de leurs yeux et les berceaux et les enfans. Pour les chercher, la bande rôde. Ce sont les bourreaux envoyés par notre roi Hérode. Ni larmes ni cris ne les feront reculer.

« Cachez les enfans de lait, ils vont les égorger.

« O mères ! dans les rues, pour fuir ne soyez pas lentes, élancez-vous, ne reprenez pas haleine, courez, courez dans Bethléem ; sur votre cœur tremblant, serrez votre enfant qui sommeille ; étouffez avec la main ses cris, s’il se lamente éploré. N’entendez-vous pas hurler :

« Où sont les enfans de lait? nous voulons les égorger.

« — Brisons les portes barrées! un peu d’aide, camarade! Sur la porte de cette maison jouons, jouons de la hache! — Il n’y a personne! dit sur le seuil une femme toute pâle; mais la horde déjà montait dans la maison : — Dans les chambres d’en haut, nous avons entendu crier!

« Nous le voulons, ton enfant de lait, nous le voulons pour l’égorger!

« Oh ! quels coups ! quelle lutte ! ils ne sont pas assez forts : la mère est agile, elle a pris l’enfant ; mais le bourreau, saisissant la mère par les cheveux, frappe l’innocent qui à la mamelle tirait encore une gorgée. Dieu ! que son épée était tranchante ! Coupé en deux, l’enfant roule à terre.

« Où y a-t-il encore des enfans de lait, que nous allions les égorger ?

« Horreur! le croira-t-on? Hérode vint voir, à la nuit, si l’on avait massacré comme il faut! De temps en temps son pied se heurtait sur le sol aux jambes d’un enfant mort. Il disait en marchant : — Qu’il est doux de n’entendre ce soir personne souffler, personne parler !

« Où sont les enfans de lait ? on les a tous égorgés !

« O roi! à cette heure tu es maître. Que te fait Bethléem qui pleure? que t’importe d’être couvert de sang? Dis à tes bourreaux : grand merci. Dans ton palais, à loisir va reposer sur l’hermine. Un jour, qui n’est pas bien loin, de ton siège si haut nous te verrons descendre, mangé par les vers.

« Ils ne sont pas tous égorgés, Hérode, les enfans de lait! »


À ces peintures épouvantables, une imagination moins sombre aurait opposé l’image de Jésus sauvé, elle nous eût montré le divin enfant sur la route de l’Egypte, ou plus tard dans l’atelier de Joseph, ou bien encore dans le temple, grandissant en silence et se préparant à sa tâche; M. Aubanel a mieux aimé compléter son tableau en faisant retentir les lamentations des mères. Les malheureuses! elles poussent des cris à fendre l’âme, et quand chacune d’elles, en quelques mots, dépeint le pauvre innocent égorgé sur son sein, l’immense massacre apparaît tout entier dans son horreur. On voit que les sujets les plus tragiques attirent naturellement le jeune poète. Dans ce gracieux pèlerinage entrepris avec ses confrères, il n’a vu ni la crèche ni la Vierge, il n’a pas vu le bœuf, l’âne, la paille de l’étable, toutes ces images familières que Saboly mêlait naïvement à la glorification des mystères; il n’a vu qu’une horrible page de l’histoire judaïque. La trilogie des Innocens, comme la pièce du Neuf Thermidor, atteste la fidélité de M. Aubanel à une inspiration généreuse : la haine de la tyrannie et de ses lâches satellites. Je n’ai pas eu tort d’y signaler un reflet des ïambes de M. Auguste Barbier.

Les œuvres si diverses dont nous venons de parler ne sortaient pas du cadre que s’était fixé la nouvelle poésie provençale. Les tableaux de M. Mistral, les noëls de M. Aubanel, tout en révélant le soin curieux de l’artiste, s’adressaient encore au public populaire, le seul à qui puisse être destinée cette littérature toute locale. En un mot, on restait fidèle à l’inspiration première, on ne songeait pas à se faire applaudira Paris. Mais comment des talens jeunes, confians, qui sentent leurs forces, se résigneraient-ils à cette condition modeste? — Nous pouvons mieux faire, se disaient-ils. — M. Roumanille, préoccupé de l’influence morale beaucoup plus que des succès littéraires, se bornait sans peine à son humble auditoire; des artistes comme MM. Aubanel et Mistral devaient être impatiens de paraître sur un plus grand théâtre. Ils s’apercevaient bien que les beautés les plus neuves de leurs écrits étaient lettre close pour les laboureurs de la Provence. Ce vers sinistre, mounté vas, émé ton gran contéu ? j’ai vu bien des paysans qui en riaient; ce grand couteau n’était pour eux qu’un grand couteau, et non l’image poétiquement hardie de la terreur. La langue même de M. Aubanel et de M. Mistral n’était pas toujours comprise des habitans des mas ; les deux poètes façonnaient leur idiome en vue des effets littéraires qu’ils voulaient produire, non pas en vue de leur public naturel. Bref, leurs efforts et leur ambition dépassaient les frontières de cette Provence où s’enfermait scrupuleusement le fils du jardinier de Saint-Rémy. Où étaient donc leurs lecteurs et leurs juges? A Paris certainement, bien plutôt que dans la vallée du Rhône. Cette idée, j’en suis sûr, ne s’est pas formulée tout d’abord et aussi nettement dans leur esprit; ils s’y accoutumaient pourtant peu à peu, et au lieu d’écrire pour le peuple, ils se crurent assez forts pour rivaliser en provençal avec la littérature de la France. Telle fut l’inspiration de M. Mistral, il le proclame lui-même, lorsqu’il écrivit son poème de Miréio. Nous n’ignorons pas avec quel amour le jeune écrivain a composé son œuvre, que de longues années il a consacrées à la polir, à en effacer les taches, à y sertir maintes pierres précieuses dans l’or, comme un lapidaire qui travaille au collier d’une reine. Cette reine, pour M. Mistral, nous savons que c’est sa Provence bien-aimée, mais nous savons aussi qu’il a voulu faire proclamer à Paris la royauté de la Provence littéraire. Exprimons toute notre pensée; nous n’avons pu ouvrir son livre sans une vive inquiétude. Cette préoccupation de la critique, ce voyage à Paris, cette mise en scène, ces habiletés, ce succès si ardemment poursuivi, tout cela nous semblait un oubli fâcheux des conditions de la poésie populaire. Voyons cependant, lisons le poème : l’auteur a placé en regard le texte destiné à ses paysans et la traduction destinée aux lettrés; comparons la traduction et le texte.

Mireille est la fille du fermier Ramon, qui habite le mas des Micocoules. Vincent, fils de maître Ambroise, le vannier de Valabrègue, est amoureux de Mireille, qui, voyant sa bonne mine, son âme tendre et loyale si bien peinte dans ses regards, jure de ne pas épouser un autre que lui. Hélas! elle ne sait point, la pauvre enfant, qu’à la campagne comme à la ville la richesse pour les jeunes filles est souvent un gage de malheur. Mireille est riche, Vincent est pauvre; le jour où maître Ambroise vient raconter à Ramon quel mal d’amour tourmente son fils, maître Ramon, hors de lui, insulte le vieux vannier; le vieillard se redresse, prend son bâton et son manteau, et part en jetant de sinistres paroles à la maison inhospitalière. La prédiction de malheur s’accomplit. Mireille fuit le toit paternel, elle traverse la Crau, elle descend le Rhône; où va-t-elle ainsi, la fille désespérée? Elle va invoquer les saintes Maries, Marie-Madeleine, Marie Jacobé, Marie Salomé, à l’endroit même où, selon la légende, elles abordèrent en Provence après la mort de Jésus, à l’endroit où des milliers de malheureux viennent chaque année en pèlerinage et croient entendre leur voix dans le murmure des flots. Triste pèlerinage pour la belle amoureuse! Accoutumée à l’ombre des micocouliers, elle ne se défie pas du soleil de la Camargue, et tombe frappée par les implacables rayons. Elle tombe, elle meurt, consolée du moins par la présence de tous ceux qu’elle a aimés. Son père, sa mère, Vincent, tous sont accourus à son lit de mort. Au moment des adieux suprêmes, le délire emporte son âme, et elle croit voir les saintes Maries, les belles marinières, qui, à travers les flots étincelans, la conduisent dans le ciel bleu.

En quelques mots, voilà l’histoire de Mireille; mais M. Frédéric Mistral a le don de voir tout en grand et d’imprimer un signe de majesté primitive aux scènes et aux personnages qu’il décrit. Cette douloureuse élégie est soutenue d’un bout à l’autre par un souffle véritablement épique. Ses fermiers et ses pâtres nous reportent par instans aux premiers âges du monde. Leurs sentimens sont francs, leurs passions impétueuses, leur langage bref, plein, tout en images. Aussi grands que leur grande nature, ils remplissent sans peine le cadre magnifique que le poète leur a tracé. Au pied de ces âpres montagnes où dort le cadavre de l’antique cité des Baux, aux bords du Rhône, dans la Grau, dans la Camargue, au soleil de juin, pendant les nuits étoilées, sous les coups du mistral, courbeur des peupliers et des chênes, ces fiers enfans d’une terre de feu aiment, souffrent, combattent comme les héros des littératures primitives. La grâce ne manque pas au milieu de ces vigoureuses peintures, grâce sauvage, fleur agreste que le poète a cueillie au lever du jour encore humide de rosée. Le poème, qui finit par des images de mort, commence avec une suavité printanière. C’est la saison où il faut cueillir les feuilles de mûrier pour les vers à soie; Mireille venait de terminer sa tâche, quand le vannier Ambroise avec son fils Vincent arrivent au mas des Micocoules. Il y avait plus d’un an déjà que Vincent avait remarqué la grâce de Mireille; il va être ébloui en la revoyant. « Mireille était dans ses quinze ans. Côte bleue de Fontvieille, et vous, collines baussenques, et vous, plaines de la Crau, vous n’en avez plus vu d’aussi belle! Le gai soleil l’avait fait éclore, et, frais, ingénu, son visage, à fleur de joues, avait deux fossettes. Et son regard était une rosée qui dissipait toute douleur; des étoiles moins doux est le rayon et moins pur. Il lui brillait de noires tresses, qui tout le long formaient des boucles... Et folâtre, et sémillante, et sauvage quelque peu! Ah! dans un verre d’eau, en voyant cette grâce, tout à la fois vous l’eussiez bue!... » Fraîche image, bizarre, inattendue, qui peint bien ces subites amours sous un ciel enflammé ! D’un seul trait, les yeux boivent et s’enivrent : Ut vidi, ut perii ! Mireille aussi a ressenti cette soudaine ivresse; le soir, pendant la veillée, après que les vieillards ont chanté la chanson des marins provençaux, et les souvenirs de Suffren, et la guerre aux Anglais, Vincent raconte à Mireille ce qu’il a vu dans sa vie errante, et surtout ses victoires aux arènes de Nîmes dans les courses de taureaux. Son visage brille, son œil s’allume... « Mère, disait la jeune fille, écoutons, écoutons-le encore; à l’entendre parler, je passerais sans me plaindre mes veillées et ma vie. »

Cette arrivée à la ferme, ces récits de la veillée, les figures si vives de Mireille et de Vincent, tout ce premier tableau, plein de mouvement et de réalité, prépare très bien la fraîche églogue qui va suivre. C’est une matinée de mai. « Les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend alertes et gaies, telles qu’un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel au romarin des champs pierreux. » Mireille est à l’ouvrage, perchée sur une branche comme un oiseau; Vincent passe par Là avec son bonnet écarlate orné d’une plume de coq. Mireille l’appelle, Vincent accourt, et le gazouillement des amoureux commence sous la fouillée. Le travail n’avance guère. Mireille a trouvé sur l’arbre un nid de mésanges et caché dans son corsage la couvée nouvellement éclose; les oiseaux se débattent sur le sein de la jeune fille, qui pousse un cri de douleur; aussitôt Vincent de venir à son aide, et le trouble, le pudique embarras de Mireille, la candeur souriante du jeune vannier, tout cela est traité par le poète avec une grâce ingénue. Tout à coup la branche casse; Mireille et Vincent tombent tous deux sur l’ivraie. « Vous êtes-vous point fait de mal, Mireille? — Non, dit-elle; mais, comme un enfant qui pleure sans savoir pourquoi, j’ai quelque chose qui me tourmente. Mon cœur en bout, mon front en rêve, et le sang de mon corps ne peut rester calme. — Peut-être est-ce la peur que votre mère ne vous gronde pour avoir mis trop de temps à la feuille? — Oh! non, autre peine me tient... Mais, pourquoi me taire davantage? Vincent, Vincent, veux-tu le savoir? je t’aime! — Vous, vous, Mireille, vous dites que vous m’aimez! balbutie éperdu Lenfant de maître Ambroise. Est-ce pour vous jouer de mon cœur? — Que Dieu jamais ne m’emparadise, s’il est mensonge en mes paroles! reprend l’ardente et naïve enfant; mais si par cruauté tu ne veux pas de moi, ce sera moi, malade de tristesse, qu’à tes pieds tu verras se consumer. — Oh! ne parlez plus ainsi, Mireille. De moi jusqu’à vous il y a un labyrinthe; vous êtes la reine du mas des Micocoules, et moi, pauvre vannier, un batteur de campagne! »


« Eh ! que m’importe que mon bien-aimé soit un baron ou un vannier, pourvu qu’il me plaise à moi ? répondit-elle vite et tout en feu comme une lieuse de gerbes. Mais si tu veux que la langueur ne mine mon sang, dans tes haillons, pourquoi donc, ô Vincent, m’apparais-tu si beau?

« Devant la vierge ravissante, lui resta interdit, comme du haut des nues tombe peu à peu un oiseau fasciné. — Tu es donc magicienne, dit-il ensuite brusquement, pour que ta vue me dompte ainsi, pour que ta voix me monte à la tête et me rende insensé tel qu’un homme pris de vin?

« Ne vois-tu pas que ton embrassement a mis le feu dans mes pensées? car, tiens! si tu veux le savoir, dussé-je, pauvre porteur de falourdes, te servir de risée, je t’aime aussi, je t’aime, Mireille! je t’aime de tant d’amour que je te dévorerais !

« Je t’aime au point que si tes lèvres disaient : Je veux la chèvre d’or, la chèvre que nul mortel ne paît ni ne trait, qui, sous le roc de Bau-Manière, lèche la mousse des rochers, ou je me perdrais dans les carrières, ou tu me verrais ramener la chèvre au poil roux! « Je t’aime, ô jeune fille enchanteresse, au point que si tu disais : Je veux une étoile! il n’est traversée de mer, ni bois, ni torrent fou; il n’est ni bourreau, ni feu, ni fer, qui m’arrêtât! Au bout des pics, touchant le ciel, j’irais la prendre, et dimanche tu l’aurais appendue à ton cou !

« Mais, ô la plus belle, plus je te contemple, plus, hélas! je m’éblouis!,.. Je vis un figuier, une fois, dans mon chemin, cramponné à la roche nue contre la grotte de Vaucluse, si maigre, hélas! qu’aux lézards gris donnerait plus d’ombre une touffe de jasmin.

« Vers ses racines, une fois par an, vient clapoter l’onde voisine, et l’arbuste aride, à l’ardente fontaine qui monte à lui pour le désaltérer, autant qu’il veut se met à boire... Toute l’année cela lui suffit pour vivre. Comme la pierre à la bague, à moi cela s’applique.

« Car je suis, Mireille, le figuier, et toi la fontaine et la fraîcheur! Et plût au ciel, moi pauvret! plût au ciel, une fois l’an, que je pusse à genoux, comme à présent, me soleiller aux rayons de ton visage, et surtout que je pusse encore t’effleurer les doigts d’un baiser tremblant! »

« Mireille, palpitante d’amour, l’écoutait... Mais lui la prend éperdu, éperdue l’attire contre sa poitrine forte... « Mireille! cria tout à coup dans l’allée une voix de vieille femme, les vers à soie, à midi, ne mangeront donc rien? »

« Dans un pin, en grande animation, une volée de passereaux qui s’ébat remplit quelquefois d’un gai ramage la soirée qui fraîchit; mais d’un glaneur qui les guette, si tout d’un coup tombe la pierre, de toutes parts effrayés ils s’enfuient dans le bois.

« Troublé d’émoi, ainsi fuit par la lande le couple amoureux. Elle, devers le mas, sans dire mot, part à la hâte, sa feuillée sur la tête... Lui, immobile comme un songe-creux, la regarde courir au loin dans la friche. »


Après ce début si gracieux, il y a malheureusement des changemens de ton qui compromettent l’harmonie de l’ensemble. La scène où les jeunes filles, occupées à dépouiller les cocons, se confient leurs rêves et bâtissent de merveilleux châteaux en Espagne, nous transporte bien loin de la poésie populaire. On dirait une fantaisie composée pour un autre objet, et que l’auteur a placée bon gré, mal gré, dans son œuvre. J’imagine que M. Mistral avait écrit une étude d’après les poèmes du moyen âge, et qu’il n’a pas voulu la perdre. Ses paysannes des mas, Yseult, Aralaïs, Violane, s’expriment comme les princesses des Baux, comme les héroïnes de Bernard de Ventadour et de Raimbaud de Vaqueiras dans les cours d’amour du XIIe siècle. S’il n’y avait là une jolie chanson populaire très habilement mise en œuvre, la chanson de Magali, toute cette partie serait à effacer ou à refaire. Un autre changement de ton et d’allures bien plus fâcheux encore, c’est l’introduction de l’épopée artificielle au milieu de ces franches peintures. Pourquoi M. Mistral accumule-t-il en maints endroits soit des légendes fabuleuses, soit des traditions historiques dont le moindre défaut est de refroidir l’attention du lecteur ? Parce qu’il veut absolument transformer son idylle en poème épique. Or, il a beau faire, son poème est une idylle, idylle parfois grandiose, grâce à la touche hardie de son pinceau ; mais ce n’est pas, ce ne peut pas être une épopée, et chaque fois que l’auteur suit ces visées ambitieuses, c’est aux dépens de son œuvre. Rien de plus faux, par exemple, que le chant intitulé la Sorcière. Toute cette nécromancie grotesque au fond d’une caverne de la montagne semble une contrefaçon de la Nuit de Walpurgis dans le Faust de Goethe. Une telle fantasmagorie convient au Brocken du moyen âge ; elle fait une étrange figure sur les monts lumineux de notre Provence. Que les superstitions mises en scène par M. Mistral existent encore en certains lieux, je le veux bien ; ce qu’il y a de sûr pourtant, c’est que ces croyances ténébreuses ne sont pas rassemblées en un corps de doctrine, ne forment pas toute une religion occulte, comme dans le tableau de M. Mistral. Et si de pauvres insensés vont écouter avec confiance les clameurs d’une folle, jamais certainement, jamais la vive, la spirituelle Mireille n’a conduit Vincent chez la sorcière. L’érudit dans cet épisode a fait grand tort au poète ; pour montrer qu’il connaissait toutes les superstitions anciennes ou nouvelles du pays de Nostradamus, l’auteur de Miréio a calomnié la gentille fermière du mas des Micocoules. En général, toutes les fois que M. Mistral oublie son inspiration familière pour demander soit à l’épopée antique, soit à l’épopée du moyen âge des procédés artificiels, le souille épique l’abandonne. Quand il peint des choses réelles, des scènes vivantes, sans préoccupation de système, c’est là vraiment qu’il est épique. Débarrassons le poème des hors-d’œuvre qui ralentissent sa marche ; trois ou quatre grandes scènes, au milieu de bien des chants inutiles, attestent la main d’un maître.

Ces grandes scènes, ce sont les Prétendans, la Bataille, surtout le chant intitulé les Vieillards. Trois riches pâtres de la Provence, émerveillés de la grâce de Mireille, viennent la demander en mariage. Le premier est le berger Alari, qui possède mille bêtes à laine, et qui, tous les ans, aux approches de mai, les conduit lui-même dans les Alpes. La peinture de ce riche troupeau, quand il descend des montagnes au mois d’octobre pour passer l’hiver dans la Crau, rappelle les dénombremens homériques. On voit que le poète est à l’aise dans ces rustiques tableaux. Il peint ce qu’il a vu ; rien de convenu, rien d’artificiel ; les vives paroles, les images toutes fraîches, toutes neuves, se pressent sur sa bouche.

Comme en hiver la neige au sommet des collines.


Le berger Alari est donc un des prétendans à la main de Mireille. « Avec ses grands chiens blancs qui le suivaient dans les pâturages, les genoux boutonnés dans ses guêtres de peau, et l’air serein, et le front sage,… vous l’auriez cru le beau roi David, quand, vers le soir, au puits des aïeux, il allait, dans sa jeunesse, abreuver les troupeaux. » Ce roi David s’adresse lui-même à Mireille comme Jacob à Rébecca ; mais que sont les richesses d’Alari, et son grand air, et sa dignité patriarcale auprès de l’amour de Vincent ? « Un autre m’aime, je l’aime aussi, » répond la jeune fille, et d’un bond elle disparaît. Le grave berger s’en va lentement, dignement, ainsi qu’il était venu, plus lentement encore, hélas ! et l’âme tout en peine « en pensant qu’une si belle fille avait tant d’amour pour un autre que lui. » Quelques jours après, un second prétendant arrive ; c’est Véran, le gardien de cavales. Il vient du Sambuc, des grandes prairies de la Camargue, où il possède jusqu’à cent cavales blanches épointant les hauts roseaux des marécages. Quand elles partent comme l’éclair, on voit leurs crinières franches du ciseau flotter au-dessus de leur col comme l’écharpe d’une fée. Pour peindre ces fières cavales, l’auteur de Miréio a trouvé des couleurs que ne désavoueraient pas les maîtres de l’antique poésie. Comme elles aiment la mer, ces filles sauvages des prés salés ! Après dix ans d’exil, on les voit souvent, s’écrie-t-il, d’un bond revêche et subit, jeter bas quiconque les monte, d’un galop dévorer vingt lieues de marécages, flairant le vent, et, revenues au lieu où elles naquirent, respirer à pleins poumons l’air libre et les émanations salées de la mer. Échappée sans doute du char de Neptune, cette race indomptée est encore teinte d’écume, et quand la mer mugit, quand les vaisseaux sombrent dans la tempête, elles répondent aux fureurs des vagues par des hennissemens de bonheur. Le gardien des cavales blanches n’est pas plus heureux auprès de Mireille que le berger des grands troupeaux. Le troisième réussira-t-il ? C’est Ourrias, le toucheur de bœufs. Il vient des déserts de la Petite-Camargue, le pays des taureaux noirs.


« Aux grands soleils, sous les frimas, sous le battement des pluies diluviennes, là, seul avec ses vaches, Ourrias les paissait toute l’année. Né dans le troupeau, élevé avec les bœufs, des bœufs il avait la structure, et l’œil sauvage, et la noirceur, et l’air revêche, et l’âme dure. Un rondin à la main, le vêtement jeté par terre,

« Combien de fois, rude sevreur, des mamelles de leurs mères n’avait-il pas arraché, sevré les veaux, et sur la mère en courroux rompu de gourdins une brassée, jusqu’à ce qu’elle fuie l’orage de coups, hurlante, et retournant la tête entre les jeunes pins !

« Combien de bouvillons et de génisses, dans les ferrades camarguaises, n’avait-il pas renversés par les cornes ! Aussi en gardait-il entre les sourcils une balafre pareille à la nuée que la foudre déchire. »


Après que le poète a dessiné de pied en cap ce sauvage amoureux, après qu’il a raconté la ferrade où le toucheur, luttant contre un taureau, eut le front labouré d’un coup de corne, il le conduit auprès de Mireille, monté sur sa cavale et son trident à la main. Ourrias a beau adoucir sa voix pour parler à Mireille ; il y a trop de contrastes entre ce pâtre des taureaux noirs, taureau sauvage lui-même, et la blanche jeune fille du mas des Micocoules. Aussi, lorsque Mireille repousse la demande d’Ourrias, on voit bien que, dans sa pensée, elle prend plaisir à comparer le beau Vincent avec le dompteur de bœufs : elle rit, elle s’amuse, et une certaine joie railleuse fait vibrer ses paroles. L’imprudente ! Ourrias a tout deviné ; il a déjà vu le fils du vannier de Valabrègue errer autour des micocouliers ; c’est lui qu’elle aime, il en est sûr, et malheur à Vincent, si Ourrias le rencontre sur sa route !

Cette rencontre de Vincent et d’Ourrias est encore un des tableaux où le poète se montre à nous dans tout l’éclat de sa force et de sa richesse. Ourrias, la honte au front et le sang dans les yeux, est reparti pour la Camargue ; il pousse sa jument au galop, et, ruminant son affront, volontiers il eût cherché noise aux pierres de la Crau, volontiers de son trident il eût percé le soleil. Par le même sentier arrivait le beau Vincent, pieds nus, léger, et gai comme un lézard. Un rayon de bonheur illuminait sa loyale figure, car il songeait aux douces paroles que Mireille lui avait dites sous les mûriers. A sa vue, Ourrias est fou de rage, et il lui lance, sans épargner Mireille, d’effroyables injures. Vincent se redresse et riposte ; ce n’est pas lui seulement, c’est Mireille qu’il veut venger. Les outrages, les provocations, se croisent avant la lutte, comme dans les duels d’Homère ou dans les combats des Niebelungen. Enfin Ourrias descend de cheval, et, pareils à deux taureaux, voilà le dompteur de bœufs et le tresseur d’osier qui se précipitent l’un sur l’autre. Quel choc ! que de coups affreux ! Pieds et poings, ongles et dents, tout frappe et déchire. Ourrias, plus fort, est encore exalté par la haine ; Vincent, plus souple, est soutenu par l’amour de Mireille. C’est l’amour qui l’emporte ; après maints coups donnés et reçus, le vannier, lancé à terre, se relève, ramasse ses forces, et, se jetant sur l’ennemi, lui porte un coup mortel en pleine poitrine. Le Camarguais chancelle, une sueur glacée monde son visage, « et à grand bruit, tel qu’une tour, tombe le grand Ourrias au milieu de la lande ! » Vainement se débat-il encore ; le pied sur la poitrine du bouvier, Vincent est décidément vainqueur. — Va maintenant, dit-il, va-t’en cacher ton insolence et ta honte au milieu de tes taureaux ! — Cela dit, il lâche la bête féroce, et le bouvier bondit et part. Va-t-il cacher sa honte ? Non, une pensée infâme lui a traversé le cerveau, il va ramasser son trident. Ce n’est plus un lutteur, c’est un assassin. Du triple fer de sa longue lance, il perce Vincent, qui tombe tout sanglant sur l’herbe, les yeux tournés vers le mas des Micocoules, dont les blanches murailles brillent là-bas derrière les arbres. « Ce soir, dit le meurtrier en partant au galop sur sa jument, ce soir, les loups de la Crau vont rire à pareil festin. » Et, galopant toujours, il arrive au bras du Rhône qui le sépare de la Camargue. Le soleil est tombé, la nuit est déjà noire. Il aperçoit une barque montée par trois pêcheurs : — Holà ! ho ! gens de la barque, en pont ou en cale, me passeriez-vous, moi et ma jument ? — Viens vite, bon garnement, répond une voix moqueuse. — Ourrias s’assied sur la poupe, et la cavale, attachée par son licou, nage derrière la barque ; mais à peine Ourrias est-il assis, que la barque s’affaisse et chancelle : les planches sont pourries, l’eau filtre de toutes parts. « Nous portons mauvais poids, » dit le pilote. D’où vient donc qu’il est si tranquille, ce pilote, au moment où la barque va sombrer, et quand Ourrias, éperdu, pâle comme un spectre, sent déjà la main de Dieu ? D’où vient qu’il s’écrie : « Tu as tué quelqu’un, misérable ! » et que ni lui ni ses compagnons ne s’inquiètent de vider l’eau de la barque, ou de gagner la rive au plus vite ? C’est que ce n’est pas là un pilote ordinaire, ce ne sont pas des pêcheurs… Le poète s’est emparé hardiment d’une belle et sinistre légende des bords du Rhône. Pendant certaines nuits de l’année, selon la tradition populaire, les âmes des noyés reviennent sur la rive, et des deux côtés du fleuve on voit se dérouler la procession des morts. Ils reviennent pour chercher la trace du bien qu’ils ont fait dans la vie ; toute action vertueuse accomplie par eux sur la terre devient une fleur dans leurs mains, et lorsque la gerbe est assez forte, elle s’envole comme si elle avait des ailes, et les emporte au paradis. Quant aux âmes qui chercheraient en vain de pareils souvenirs, elles retombent ensevelies dans les vagues et y rouleront éternellement. Or, pendant que la procession s’agite, les lutins, les esprits nocturnes, sautant, dansant, prenant maintes formes, se mêlent familièrement à l’assemblée lugubre. Les pêcheurs qui ont recueilli Ourrias sont des lutins de la nuit ; insensibles aux cris du dompteur de bœufs, ils lui expliquent la cérémonie, ils lui montrent groupes par groupes les âmes des noyés cherchant les fleurs libératrices, et chaque mot de cette explication redouble les angoisses du meurtrier. Puis la barque s’engloutit, Ourrias roule au fond du fleuve, et les lutins s’envolent.

Tout ce tableau est tracé de main de maître. La rencontre d’Ourrias et de Vincent, le contraste de ces deux hommes opposés ainsi seul à seul dans l’immense solitude des plaines pierreuses, le combat, le crime du bouvier, sa course effrénée dans la Crau, son arrivée aux bords du Rhône, cette barque submergée au milieu de terreurs mystérieuses, tout cela est du plus grand effet. Employé de cette façon, le merveilleux n’a rien d’artificiel ; il se confond avec la réalité elle-même et semble la traduction extérieure de ce qui se passe au fond de la conscience. J’ai vu dans les Alpines de hardis laboureurs, anciens soldats et prêts à tout braver au soleil, qui tremblaient comme des enfans devant les superstitions de la nuit. À ces croyances qui troublent les plus forts, ajoutez chez le bouvier Ourrias les remords d’une âme criminelle, et ce récit fantastique n’a plus besoin de commentaire. Oui, Ourrias a vu les âmes des noyés sur la rive ; pendant que les pêcheurs vidaient l’eau de la barque et faisaient force de rames, il les a vus causer avec les fantômes, et quand la barque a sombré, ce n’est pas seulement l’orage qui a causé la mort de l’assassin, c’est le poids de son crime qui l’a précipité dans le gouffre.

Il faut encore citer les vigoureuses pages où le peintre d’Alari, de Véran et d’Ourrias met en scène deux vieillards, le père de Mireille et le père de Vincent. Voyez quelle simplicité et quelle grandeur ! Vincent est guéri de sa blessure, mais il va mourir d’amour s’il n’obtient pas la main de Mireille. Le pauvre vieux vannier de Valabrègue, maître Ambroise, se décide, non sans peine, à présenter sa demande au riche fermier Ramon. « Maître, dit le vieillard, conseillez-moi. Mon fils, qui jamais avant ce jour ne m’avait causé de chagrin, aime jusqu’à en mourir la fille d’un riche tenancier. Vainement ai-je essayé de détourner son esprit de ces pensées folles, il ne veut rien entendre. Dites-moi donc si avec mes haillons je dois aller demander la fille ou laisser mourir mon fils. » Maître Ramon ne voit là que la rébellion de l’enfant ; patriarche austère, ou plutôt semblable au pater familias antique, il s’indigne de voir l’autorité paternelle méconnue. « Un père est un père, ses volontés doivent être faites. Ah ! si de mon temps un fils eût résisté à son père ! Dieu nous en garde ! il l’eût tué peut-être. — Tuez-moi donc, s’écrie Mireille, enfiévrée et blême. C’est moi que Vincent aime, et, devant Dieu et Notre-Dame, nul n’aura mon âme que lui ! » À ces mots, il se fait un silence de mort. Puis les reproches et les malédictions éclatent : fille insensée ! coureuse ! bohémienne ! Pourquoi a-t-elle repoussé le riche berger Alari, le riche Véran et ses cent cavales blanches, le riche Ourrias et ses troupeaux de bœufs ? Pour épouser un vagabond ! Sa mère veut la chasser, son père jure de la soumettre au joug et profère des menaces horribles ; puis, tout à coup se tournant vers le vieux vannier :


« — Qui m’assure, malédiction ! reprend le vieillard bègue de colère ; Ambroise, qui m’assure que vous, vous, maître Ambroise, n’ayez point, avec votre gradin, machiné dans votre hutte ce rapt infâme? » L’indignation souleva chez celui-ci la vigueur d’autrefois.

« — Malheur de Dieu! s’écria-t-il soudain, si nous avons la fortune basse, en ce jour apprenez de moi que nous portons le cœur haut! Que je sache encore, elle n’est point vice, la pauvreté, ni souillure ! J’ai quarante ans de bon service, de service à l’armée, au son des canons rauques.

« A peine maniais-je une gaffe, je suis parti de Valabrègue, mousse de vaisseau. Perdu sur les plaines de la mer, de la mer tempétueuse ou limpide, j’ai vu l’empire de Mélinde, j’ai hanté l’Inde avec Suffren, et j’ai eu des jours plus amers que la mer!

« Soldat aussi des grandes guerres, j’ai parcouru tout l’univers avec ce haut guerrier qui monta du midi, et promena sa main destructive de l’Espagne aux steppes russes. Et tel qu’un arbre de poires sauvages, au bruit de ses tambours tremblait le monde secoué !

« Et dans l’horreur des abordages, et dans l’angoisse des naufrages, les riches, malgré tout, n’ont jamais fait ma part! Et moi, enfant du pauvre, moi qui n’avais dans ma patrie pas un coin de terre où planter le soc, pour elle quarante ans j’ai harassé ma chair !

« Et nous couchions à la gelée blanche, et ne mangions que du pain de chien, et, jaloux de mourir, nous courions au carnage pour défendre le nom de France! Mais de cela nul n’a souvenir!...

«... Le vieux grondeur rembarre ainsi maître Ambroise : — Et moi aussi j’ai entendu l’horrible tonnerre des bombes emplir la vallée des Toulonnais; d’Arcole j’ai vu le pont qui tombe, et les sables d’Egypte tout trempés de sang vivant.

« Mais au retour de ces guerres, à fouir, à bouleverser le sol, nous nous mîmes comme des hommes, de pied et d’ongles, au point de nous sécher la moelle. La journée s’entamait avant l’aube, et la lune des soirées nous a vus plus d’une fois ployés sur la houe.

« On dit : La terre est généreuse!... Mais, telle qu’un arbre d’avelines, à qui ne la frappe à grands coups, elle ne donne rien. Et si l’on comptait pas à pas les mottes de terre de cette aisance que mon travail m’a conquise, on compterait les gouttes de sueur qui ont ruisselé de mon front!

« Sainte Anne d’Apt! et il faut se taire! J’aurai donc, comme un satyre, ahané sans relâche aux travaux des champs, et mangé mes criblures, pour qu’en ma maison entre l’abondance, pour l’augmenter sans cesse, pour me mettre à l’honneur du monde ; puis je donnerai ma fille à un gueux couchant aux meules!

« Allez au tonnerre de Dieu ! Garde ton chien, je garde mon cygne. — Tel fut du maître le rude parler. L’autre vieillard, se levant de table, prit son manteau et son bâton, et n’ajouta que deux paroles : — Adieu! quelque jour n’ayez point de regrets!... »


Après ces violentes péripéties du drame rustique, les chants qui suivent seraient beaux encore, s’ils n’étaient point si longuement développés. « Qui tiendra la forte lionne quand, de retour en son antre, elle ne voit plus son lionceau? Hurlante soudain, légère et efflanquée, sur les montagnes barbaresques elle court... Un chasseur maure, dans les genêts épineux, le lui emporte au grand galop. Qui vous tiendra, filles amoureuses?... » Mireille a quitté le toit paternel, et elle n’y reviendra plus. Sa fuite à travers la Crau est un tableau très poétique; pourquoi l’auteur s’amuse-t-il trop aux détails? Pourquoi ces descriptions sans fin qui ralentissent l’action? Il faut en dire autant de la peinture de la ferme après le départ de Mireille, et aussi du tableau de la Camargue, de l’arrivée de la fugitive au village des Saintes-Maries, de l’apparition des saintes, et surtout de cette conférence singulière où Marie-Madeleine, Marie Jacobé et Marie Salomé, ordinairement plus secourables, exposent à la jeune fille mourante toutes les antiquités chrétiennes de la Provence. On retrouve ici les prétentions épiques dont je parlais tout à l’heure. Il est évident que le poète introduit de vive force dans son idylle les solennelles machines de l’épopée; or, comme le ciel et l’enfer doivent jouer un rôle dans l’épopée, les incantations de la sorcière au fond des cavernes des Alpines sont destinées à représenter l’enfer, de même que l’apparition des saintes et leur sermon historique représentent les splendeurs du paradis. Voilà le sens de cette érudition d’apparat et le but de ces fastidieux hors-d’œuvre. Assurément l’agonie de la jeune fille au milieu des regrets du père, des embrassemens de la mère et du désespoir de Vincent, l’extase et la mort de Mireille, emportée au ciel par les saintes, toutes ces peintures si vraies, si touchantes, produiraient une émotion bien autrement profonde, si dans l’intervalle qui sépare les scènes dramatiques de la ferme et la scène finale des Saintes-Maries, l’inspiration artificielle de la fausse épopée n’altérait la franche beauté du poème agreste.

Que reste-t-il donc des douze chants de Miréio? Une idylle vraiment originale, des tableaux pleins de vie, au début une suave églogue, une peinture exquise de l’amour ardent et ingénu, puis de grandes figures de pâtres, de fermiers, de vieillards, les scènes de l’existence rustique, c’est-à-dire les sentimens primitifs de l’homme, reproduites avec une majesté simple et comme par un chantre des anciens âges, une œuvre enfin qui, réduite de moitié, serait peut-être un modèle de poésie saine et robuste au milieu de tant d’imaginations efféminées. Ne comparons pas M. Frédéric Mistral à Homère, comme l’ont fait d’imprudens et peut-être de faux amis; n’allons pas non plus lui sacrifier les grands poètes de la société moderne, un Klopstock, un Goethe, un Schiller, un Chateaubriand, un Byron, sans parler de ceux qui vivent encore; pour remplacer ces chantres de l’âme qui ont exprimé nos doutes et nos prières, qui ont donné une voix éclatante aux aspirations de nos cœurs ou consolé nos angoisses, le récit des aventures de Mireille serait une ressource médiocre. Puisque le poème de M. Mistral a résisté à ces accablans éloges, il renferme en lui une force incontestable. Aimons cette force dans le cadre où le poète la déploie; aimons cette inspiration franche, ces richesses naïves, ce sentiment simple et profond des passions primordiales du cœur de l’homme, ce don de saisir et de peindre les aspects multiples de la nature; aimons toutes ces choses, et félicitons la Provence. Je parcourais dernièrement le pays qu’a illustré l’auteur de Miréio. Sur la montagne des Baux, sur les hauteurs de Saint-Gabriel, j’embrassais ce vaste horizon qui est le théâtre même de cette idylle grandiose : d’un côté, la riche plaine d’Avignon à Saint-Rémy, les mas répandus dans la campagne, les fermes entourées d’ormeaux et de micocouliers; au bas de l’autre versant, Arles, Montmajour, la Grau, la Camargue, et dans le fond les lignes bleues de la mer. Je pouvais suivre des yeux le chemin que Vincent avait pris si souvent, de Valabrègue au pied des petites Alpes ; vers le delta du Rhône, j’apercevais les chevaux sauvages, les taureaux à robe noire, et je devinais au milieu d’eux le gardien Véran et Ourrias le toucheur ; ce berger pensif dont j’ai rencontré l’immense troupeau sur la montagne, n’est-ce pas le lier Alari? Mireille elle-même, je l’ai rencontrée peut-être, car toutes ces figures sont vivantes, et désormais, pour qui aura lu Miréio, elles peupleront la vallée. Je voyais aussi ces plantes, ces arbres, ces animaux, qui donnent au paysage une physionomie reconnaissable, et que l’artiste a marqués d’un trait sur, les figuiers, les oliviers, les bois de pins, les chênes verts aux branches noueuses, la terre qui fume sous le soleil, les fleurs des rochers chargées de senteurs étranges, et les macreuses lustrées, les flamans aux ailes de feu, saluant le soir les derniers rayons du couchant. Certes j’avais admiré bien des fois cette contrée des Alpines; combien elle m’a paru plus belle depuis qu’un poète lui est né !

J’aurais voulu seulement (c’est là le principal reproche que j’adresse à M. Mistral), j’aurais voulu que ce poète, en s’inspirant si bien de la nature du midi, songeât davantage aux hommes qui sont le sujet de ses peintures. Dès la seconde strophe du poème, il promet, il se glorifie de ne chanter que pour les pâtres et pour les gens des mas,

Car cantan que per vautre, o pastre e gènt di mas !


Cette promesse, on le sait en Provence, M. Mistral ne l’a pas tenue. Il n’écrit pas pour les pâtres, mais pour les artistes. En traçant les portraits de Mireille et de Vincent, d’Alari et d’Ourrias, il n’a pas cherché à être lu un jour par les habitans des Alpines; il a songé à l’étonnement que nous causerait la nouveauté hardie de ses images. Je ne puis en douter lorsque je compare le texte provençal et la traduction française, que le poète lui-même a pris grand soin de publier en regard; je citerais maints endroits où le texte primitif a dû être modifié après coup, afin que la traduction fît meilleure figure. Cette traduction, si étrange qu’elle paraisse à première vue, a été composée avec beaucoup d’art, pour frapper un public de lettrés; l’étrangeté même n’y nuit pas, et c’est ainsi qu’en lisant une version littérale de quelque poème allemand ou anglais, nous sommes tentés de croire que les brusqueries de la forme, les tours forcés et bizarres, attestent la vigueur du texte original. Bref, étrange ou non, la traduction a vivement saisi les critiques; le texte provençal n’est pas toujours compris, je ne dis pas des gens du peuple, je dis des hommes même les plus habiles à manier ce langage. Voilà pourquoi le succès de Miréio, au lieu d’être signalé à Paris par la Provence, a été, non pas imposé assurément, mais recommandé à la Provence par les suffrages de Paris. N’était-ce pas le résultat contraire qu’aurait dû ambitionner le jeune poète?

Voyez en effet quelle situation fausse! Il écrit en provençal pour des lecteurs qui n’entendent point le provençal ; quant au peuple des champs et des montagnes, en supposant même qu’il ne fût pas souvent arrêté par tel mot tiré d’un vieux livre, par telle locution empruntée à un autre dialecte, il n’apprécierait qu’à demi des beautés de composition et de style destinées surtout à un public savant. La logique exigerait que M. Mistral, sans cesser d’étudier cette nature du midi, qu’il sent d’une façon si neuve, confiât ses impressions à la langue de Victor Hugo et de Lamartine. Ainsi a fait Brizeux : il a donné à ses paysans des chansons en langue celtique, et quand il a voulu consacrer un poème aux mœurs populaires de la Bretagne, quand il s’est adressé aux Français, c’est en français qu’il a écrit son poème. Pour justifier la contradiction que je signale (et l’on-voit bien qu’il l’a sentie lui-même), M. Mistral imagine une singulière excuse : s’il n’écrit pas en français un poème destiné cependant aux classes élevées de la France, c’est que la langue française est pauvre, plate, stérile, gourmée, empesée... Voici, en un mot, tout un réquisitoire dont il faut citer au moins quelques lignes : « Ceux qui n’ont pas vécu dans le midi, et surtout au milieu de nos populations rurales, ne peuvent se faire une idée de l’incompatibilité, de l’insuffisance, de la pauvreté de la langue du nord vis-à-vis des mœurs, des besoins et de l’organisation des méridionaux. La langue française, transplantée en Provence, fait l’effet de la défroque d’un dandy parisien adaptée aux robustes épaules d’un moissonneur bronzé par le soleil. Née sous un climat pluvieux, gourmée, empesée à l’étiquette des cours, façonnée avant tout à l’usage des classes élevées, cette langue est naturellement, et le sera toujours, antipathique aux libres allures, au caractère bouillant, aux mœurs agrestes, à la parole vive et imagée des Provençaux. Comme elle est plus factice, plus conventionnelle que toute autre, plus que toute autre aussi elle convient aux sciences, à la philosophie, à la politique, et aux besoins nouveaux d’une civilisation raffinée... Il est une foule de choses, et ce sont les plus humaines, les plus usuelles de la vie, que la poésie française ne peut rendre qu’avec des périphrases et des circonlocutions infinies... Un grand nombre d’expressions, de tournures et d’idées, poétiques et harmonieuses en provençal, traduites en français, tombent à plat. » Je m’apprêtais à réfuter cette invective, quand je me suis rappelé les beaux vers qu’on va lire. Un poète de notre pays jette l’injure à notre langue, laissons répondre un poète. Sous la forme didactique, où se reconnaît l’écrivain du XVIIIe siècle, vous trouverez des élans de style et de pensée qui révèlent le précurseur de notre poésie moderne.

O langue des Français! Est-il vrai que ton sort
Est de ramper toujours, et que toi seule as tort
Ou si d’un faible esprit l’indocile paresse
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse?
Il n’est sot traducteur de sa richesse enflé,
Sot auteur d’un poème ou d’un discours sifflé,
Ou d’un recueil ombré de chansons à la glace,
Qui ne vous avertisse, en sa fière préface,
Que, si son style épais vous fatigue d’abord,
Si sa prose vous pèse et bientôt vous endort.
Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie.
Il n’en est point coupable : — il n’est pas sans génie,
Il a tous les talens qui font les grands succès ;
Mais enfin, malgré lui, ce langage français,
Si faible en ses couleurs, si froid et si timide.
L’a contraint d’être lourd, gauche, plat, insipide!


A-t-il jamais résisté, ce langage viril et souple, à des artistes dignes de ce nom? Bien loin de là, tous les grands maîtres l’ont marqué de leur empreinte.


Ne sait-il pas, se reposant sur eux.
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux,
Creusant dans les détours de ces âmes profondes.
S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs fécondes?
Un rimeur voit partout un nuage, et jamais
D’un coup d’œil ferme et grand n’a saisi les objets.
La langue se refuse à ses demi-pensées.
De sang-froid, pas à pas, avec peine amassées.

Il se dépite alors, et, restant en chemin.
Il se plaint qu’elle échappe et glisse de sa main.
Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,
Ignore un tel supplice : il pense, il imagine;
Un langage imprévu, dans son âme produit,
Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit;
Les images, les mots, que le génie inspire,
Où l’univers entier vit, se meut et respire,
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir.
En foule à son cerveau se hâtent de courir.
D’eux-même ils vont chercher le nœud qui les rassemble.
Tout s’allie et se forme, et tout va naître ensemble.


L’Italie a la douceur du langage, l’Espagne la pompe et la fierté;


Et la Seine à la fois
De grâce et de fierté sut composer sa voix.
Mais ce langage, armé d’obstacles indociles.
Lutte, et ne veut plier que sous des mains habiles.
Est-ce un mal? Eh! plutôt rendons grâces aux dieux :
Un faux éclat long-temps ne peut tromper nos yeux.


Savez-vous qui a écrit ces vers et vengé ainsi la langue française? C’est un fils de la Grèce et de la beauté antique, un artiste qui connaissait, bien les secrets de notre idiome, car il mettait sa joie à en varier les tours, à en assouplir les formes, et il a tiré de cet instrument, si riche déjà, des accords tout nouveaux. J’ai nommé le chantre de l’Aveugle, de la Liberté, du Serment du jeu de Paume et de la Jeune captive. André Chénier traduisait ici en poète la pensée d’un des maîtres de la prose. En 1761, un écrivain italien, M. Deodati de’ Tovazzi, fit hommage à Voltaire d’une dissertation sur l’excellence de la langue italienne. L’auteur, avec cette emphase propre aux littératures épuisées, ne voyait qu’une langue dans le monde, et sacrifiait sans façon l’idiome de Corneille et de Bossuet, je ne dis pas à la langue de Dante et de Pétrarque, de Machiavel et de l’Arioste, mais à celle de Métastase et des académiciens della Crusca. Voltaire le remercia de son envoi, et dans une lettre, qui est un chef-d’œuvre d’esprit et de critique, il lui donna une excellente leçon de philologie. André Chénier, trente ans plus tard, pour répondre à d’impuissans écrivains, reprenait tous les argumens de Voltaire et les exprimait dans sa langue mélodieuse, montrant ainsi que la poésie novatrice, comme la prose consacrée, savait apprécier les merveilleuses ressources de notre langage. Or, depuis Voltaire et André Chénier, que de richesses nouvelles n’avons-nous pas acquises! quelles libertés fécondes! Combien de notes, j’allais dire combien d’octaves, ajoutées à notre clavier! Est-ce que les choses les plus simples, les détails les plus familiers de la vie n’ont pas été élevés à la dignité poétique par des maîtres habiles? est-ce que le travail secret des âmes n’a pas éveillé des accens inconnus jusque-là? Le sentiment de Dieu et de la nature n’a-t-il pas inspiré des pages sans modèle? M. Mistral, qui sacrifie la langue d’Alfred de Musset, de Lamartine, de Victor Hugo, de George Sand, de Brizeux, au rustique idiome des Provençaux, fera bien de méditer la lettre de Voltaire à M. Deodati de’ Tovazzi.

Nous avions commencé cette étude avec une sympathie sincère pour la poésie restaurée de la Provence, et nous voici amené à faire les objections les plus graves à l’un des chefs de cette poésie. C’est qu’il y a eu, dans le développement de la nouvelle école, une déviation manifeste. A l’heure où ce mouvement s’organisait, frappé du sentiment moral, des intentions modestes et d’autant plus fécondes de cette littérature populaire, nous encouragions cordialement M. Roumanille et ses amis. On avait bien voulu nous demander quelques pages où le caractère et le but de cette renaissance fussent clairement indiqués; dans l’introduction du recueil des Provençales, les éloges que nous donnions aux chantres de la vallée du Rhône étaient en même temps des avertissemens et des conseils. « Entreprise et conduite de cette façon, la renaissance de la poésie provençale, disions-nous, paraîtra digne d’un intérêt sérieux... Il est certains résultats acquis contre lesquels on réclamerait en vain : ni la civilisation moderne ni la langue française ne sont menacées par ce retour à des traditions particulières. Le culte de la famille ne nuit pas à l’amour de la cité; la petite patrie ne fait pas oublier la grande. » Or aujourd’hui la petite patrie fait un peu oublier la grande, et, pour glorifier le dialecte de quelques cantons, on traite avec dédain la langue de ce noble pays, illustré par tant de chefs-d’œuvre. Si je voulais mener jusqu’au bout la discussion à laquelle nous convie M. Mistral, je serais bien forcé de lui dire que le langage dont il se sert, très riche pour l’expression des choses simples, très approprié aux peintures populaires et rustiques, devient pauvre, stérile, plein de gaucherie et de sécheresse dès que la pensée s’élève; que, si les notes d’en bas sont graves et sonores, si celles du médium sont mélodieuses, les notes d’en haut, celles qui rendent les sublimes élans de l’esprit, qui enlèvent les âmes et percent les cieux, sont nulles ou peu s’en faut; que son récit des saintes Maries par exemple, et surtout le discours de saint Trophime, attestent en maints endroits cette insuffisance de la langue; que le poète enfin, pour se tirer d’embarras, a été obligé d’emprunter au français des tours, des mouvemens de phrase, et jusqu’à des expressions inconnues à ses lecteurs de Provence. Laissons là ces détails, auxquels M. Mistral lui-même m’a contraint de descendre; la grande faute que je lui reproche, c’est la situation contradictoire où il s’est placé. Puisque sa mâle et ardente imagination lui dicte des œuvres trop hautes pour son populaire auditoire, puisqu’il s’adresse à un public de lettrés et d’artistes, qu’il se rappelle les paroles d’André Chénier. Sa langue, c’est celle de la France; qu’il lutte avec elle, qu’il la plie à ses pensées, qu’il la marque, s’il peut, de son empreinte, comme l’ont fait tous les poètes originaux. Il pourra donner alors toute sa mesure, et ses vrais juges pourront le juger.

Nous tiendrons le même langage à M. Théodore Aubanel. Ou bien le vigoureux poète du Neuf Thermidor et du Massacre des Innocens se préoccupera toujours de l’humble public à qui s’adresse la littérature provençale du XIXe siècle, ou bien, s’il vise plus haut, il écrira résolument en français, afin d’éviter une situation fausse. M. Aubanel doit publier prochainement sous le titre d’Amertumes un recueil de pièces provençales qui contient toute une histoire de cœur. Nous avons lu quelques-unes de ces pages mouillées de larmes, et nous y avons remarqué un rare mélange de tendresse et de force. «Et toi, fier Aubanel, dit M. Mistral dans Miréio, toi qui des bois et des rivières cherches le sombre et le frais pour ton cœur consumé de rêves d’amour ! » C’est ce poète passionné qui va se révéler dans les Amertumes; son recueil, espèce de romancero de la douleur, est composé de pièces distinctes et unies cependant par une chaîne invisible, si bien que toutes les phases de la passion s’y développent, comme les péripéties d’un drame. N’est-il pas évident, à première vue, qu’un tel poème s’adresse à des esprits cultivés ? Ce ne sont ni les pâtres de la Camargue ni les fermiers des Alpines qui apprécieront ce romancero. M. Aubanel traduira sans doute son poème en français et ira chercher des lecteurs à Paris; mais ces lecteurs auront le droit de lui dire : « Pourquoi ne confiez-vous pas l’expression de ces plaintes touchantes à la langue de ceux qui doivent sympathiser avec vous? Vous avez l’enthousiasme de l’art, et vous convoitez la renommée littéraire ; pourquoi donc une discrétion si timide au milieu de la hardiesse que révèlent vos chants? Cette pusillanimité vous sera funeste; peu compris dans votre province à cause de la nature de vos œuvres, vous ne le serez guère davantage au sein de la grande patrie, si vous vous obstinez à écrire dans un dialecte inconnu à l’est et à l’ouest, au nord et au centre de la France, et qui, même chez vous, est de jour en jour abandonné des hautes classes. Résignez-vous à chanter, sans traduction française, pour le peuple de vos campagnes, ou bien mesurez-vous courageusement avec la langue nationale. »

Quant à M. Joseph Roumanille, on ne peut que lui souhaiter une continuation de succès. La langue qu’il emploie, langue morte ou condamnée à mourir pour les classes cultivées, est une langue vivante encore et qui vivra longtemps chez son rustique auditoire. Si l’auteur de Miréio est une imagination plus richement douée, si M. Aubanel déploie bien autrement de passion et de vigueur, le poète des Crèches n’a pas la moins bonne part. On nous assure que M. Roumanille n’éprouve aucune peine à proclamer la supériorité de ses émules; amoureux comme il l’est de l’idiome de ses chers paysans, il est heureux de voir cet idiome illustré par des œuvres brillantes. C’est lui qui a publié Miréio, et qui le premier, dans un cri de joie et de triomphe, a signalé l’œuvre de son ami comme l’épopée de la Provence moderne. Il annonce d’avance, avec la même cordialité, les recueils que prépare M. Théodore Aubanel. Nous lui conseillons cependant de ne pas imiter ses disciples d’autrefois, qu’il appelle aujourd’hui ses maîtres. Enfermé dans son humble domaine, il fera bien de ne pas chercher à en sortir; c’est la condition et le gage de son influence morale. — Il y a sept ans, je caractérisais ainsi ses premiers travaux : « Le témoignage d’une estime vraie, un précieux suffrage adressé à l’homme, voilà les récompenses que M. Roumanille préfère, après la vue même du bien qu’il a réussi à produire. Que les récompenses littéraires lui viennent un jour ou qu’elles lui fassent défaut, que Paris sache son nom ou l’ignore, il n’en sera ni plus ni moins dévoué à sa tâche. » M. Roumanille, nous l’espérons pour la Provence, restera fidèle à cette inspiration. Qu’il poursuive son apostolat populaire; que sa poésie sereine et riante continue de chanter les joies du travail, la grâce de la charité, les enchantemens de la nature; que ses peintures des mœurs agrestes, que ses satires sans fiel et ses figures comiques donnent encore de joyeuses leçons aux ouvriers de la ville et de la campagne : sa renommée, très modeste sans doute, sera solidement assise. Pendant bien des années, les paysans de la vallée du Rhône, récitant la Jeune Fille aveugle et la Part de Dieu, se rappelleront le fils du jardinier qui retrouva un matin la poésie provençale, si pure, si bienfaisante, à l’ombre des pommiers de Saint-Rémy.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Per che bel raison si car
    Se pert, che li clop e li ranc
    Canton e son trobador.


  2. La biasso su l’esquino, un bastoun à la man,
    Disié de porto en porto en demandan soun pan :
    « Aubourès pa lou fiéu au dessu de soun paire. »
  3. Dante, Inferno, c. 33.