La Nouvelle Revue Française/Tome 18

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La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XVIII (p. 1-800).




LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE




TOME XVIII





PARIS
3, RUE DE GRENELLE, 3
1922
APERÇU DE LA PSYCHANALYSE

��Toute la saison dernière, Einstein a été, chez nous, furieusement à la mode. Philaminte et Bélise s'en sont donné à cœur joie. Elles ne vous tendaient point l'assiette de petits fours sans vous mettre en demeure de choisir entre la relativité généralisée et la relativité restreinte. Et des gens qui auraient eu beaucoup de peine à définir le carré d'un nombre vous disaient, d'un air désabusé : a Mainte- nant qu'Einstein a démontré que tout est relatif... »

Cet hiver-ci sera, je le crains, la saison Freud. Les « tendances refoulées » commencent à faire, dans les salons, quelque bruit. Les dames content leur dernier rêve, en caressant l'espoir qu'un interprète audacieux y va découvrir toutes sortes d'abominations. Un auteur dramatique dont je tairai le nom, a déjà — voyant poindre la vogue — trouvé le temps d'écrire et de faire refuser par plusieurs directeurs une ou deux pièces nettement freudiennes. Je lui conseille de les corser un peu et de les oifrir d'urgence au Grand-Guignol. Enfin les revues spéciales, après avoir, pendant vingt-cinq ans, omis de constater l'existence de Freud, se donnent le ridicule de le découvrir, de discuter hâtivement ses thèses, ou, ce qui est plus touchant, de les admettre comme la chose la plus naturelle du monde.

La niaiserie de tels engouements ne mériterait pas d'être signalée une fois de plus, s'il n'y avait là qu'un travers de la bonne société. Ces petits accès se renouvellent périodi- quement chez nous depuis trois siècles, à la manière des épidémies de grippe ; et cela tient moins, sans doute, au

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tempérament français en particulier qu'aux habitudes de la pensée mondaine de tout temps et de tout pays. Mais les gens du monde ne sont pas seuls en cause. Nos spécialistes, nos savants, nos informateurs qualifiés sont aujourd'hui comme hier beaucoup trop lents à s'apercevoir de ce qui se passe hors de chez nous '. Les uns pèchent par paresse, d'autres par suffisance, d'autres par mauvaise foi. S'ils avaient la fermeté de « tenir le coup » jusqu'à la fin, leur attitude ne manquerait pas d'une certaine élégance. Le mépris constant des « barbares » et de leurs inventions n'est pas ce qui séduit le moins dans la Grèce ou la Chine d'autrefois. Mais non. Un beau jour, ils Lâchent pied. Ils cèdent à la vogue, comme à une panique. Ils ont ignoré et dédaigné tout le temps qu'il y avait mérite à connaître et à estimer au juste prix. Leur aveuglement cesse soudain sur une sommation de l'opinion commune. L'Institut s'ébranle trois mois après Je sais tout.

La Nouvelle Revue Française, qui ne se pique d'être ni l'un ni l'autre, n'en a pas les obligations. Si elle parle aujourd'hui des travaux de Freud, ce n'est point pour les signaler à. ses lecteurs, qu'elle suppose déjà avertis, ni pour faire chorus avec les voix de la mode. Mais il vient de paraître en français la première traduction de Freud qui soit importante ^ Les honnêtes gens qui l'ont lue trouve- ront légitime qu'on s'occupe ici d'un ouvrage de cette valeur et de cette portée. Ceux qui ne l'ont pas lue penseront avec nous qu'il y aurait de l'affectation à attendre que Freud soit passé de mode pour parler de lui.

��* *

��L'ensemble des travaux de Freud et de son école a été groupé par Freud lui-même autour de la notion et sous

1. Et chez nous aussi, pourrais-je ajouter ; mais je veux être aimable, et c'est affaiblir les reproches que de les accumuler.

2. Introduction à la Psychanalyse. Trad. S. Jaakélévitch (Payot).

�� � APERÇU DE LA PSYCHANALYSE 7

la rubrique de psychanalyse. Le mot « psychanalyse » veut dire : analyse du contenu psychique de l'être humain. Il peut sembler un équivalent prétentieux d' « analyse psycho- logique ». Mais ce dernier terme est devenu beaucoup trop fruste pour désigner quelque chose d'aussi neuf, en somme, et d'aussi complexe que la psychanalyse. Freud a donc eu pleinement raison de créer, ou d'adopté-', une expression neuve, qui est d'ailleurs le moins barbare possible.

En fait, le mot de psychanalyse se trouve aujourd'hui recouvrir quatre choses solidaires, mais distinctes : une méthode d'investigation propre à déceler le contenu de l'esprit ; une théorie étiologique des névroses ; une thé- rapeutique des névroses ; enfin une théorie psychologique générale.

��* ♦ *

��La psychanalyse, méthode d'investigation, ne se laisse pas aisément mettre en formules. Freud lui-même y réussit mal. Elle ne prend son intérêt, son originalité que dans l'application. Ce n'est pas une mauvaise note. En psycho- logie au moins, ce ne sont pas les méthodes qui s'exposent le plus brillamment qui sont les plus fécondes. Il y a même des méthodes dont la raison principale est de s'exposer, de fournir la matière d'un cours. Elles n'ont jamais servi à faire une seule découverte. Tout se passe entre l'écrivain et son papier, entre le conférencier et son auditoire. C'est de l'aviation d'appartement.

Je n'ai pas vu travailler les maîtres de la psychanalyse. Mais les rapports qu'ils nous donnent, les allusions même qu'ils font à leurs procédés laissent une impression favo- rable. Les gens qui ignorent tout de l'expérimentation psychologique — par exemple nombre de professionnels français de la psychologie et de la psychiatrie — ne peuvent manquer d'être mis en défiance. Tout cela leur semble bien fuyant, bien suspect. Les autres reconnaissent à plus d'un trait que Freud leur parle d'un pays où il est

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réellement allé. Nous aurons le temps de faire des réserves, de nous demander à quel point les « trouvailles » freu- diennes sont des « découvertes », de protester contre l'esprit aventureux de Freud. Mais ne lui disputons pas ce singu- lier mérite. La « matière psychique », il sait ce que c'est. Il l'a touchée, maniée ; il en a le sens. Il a, sur elle, moins des mots d'ingénieur que des mots d'ouvrier. Avant de le chicaner, que les ingénieurs aillent donc faire un an d'apprentissage.

L'expérimentation freudienne implique cette idée : l'obser- vation courante nous met en présence d'un aspect psycho- logique de l'être humain qui est composé ; composé au sens où l'on dit qu'un corps chimique est composé, mais aussi au sens que l'on dit qu'un visage est composé. Il s'agit donc d'une part de dégager des éléments, mais d'autre part de dissoudre une apparence mensongère et de vaincre les forces qui travaillent à la maintenir comme elles travaillèrent à la constituer. L'on voit bien que les deux tâches ne se confondent pas. Un composé chimique ne s'évertue pas à nous tromper sur sa composition. L'homme s'évertue à nous tromper et à se tromper sur lui-même, l'homme tel que Tout tait les conditions de la vie.

Or l'analyse traditionnelle a discerné cela beaucoup moins nettement que Freud. Trop souvent, elle accepte le moi tel qu'il se présente. Elle prétend bien dépasser la sur- face, atteindre les profondeurs cachées ; mais dans nombre de cas, elle se contente de fouiller le détail des apparences. Elle voit menu, ce qui n'est pas du tout la même chose que de voir profond. Il est clair qu'analyser jusqu'à l'inh- niment petit la couche superficielle d'un sol n'équivaut pas à un sondage géologique, fût-il grossier. Lors même qu'elle cherche les dessous, elle se laisse diriger par les indications voyantes de la surface. Elle ne soupçonne un gisement de fer que si les roches du dessus sont toutes rouillées, un de charbon, que si l'on piétine une poussière noire.

Si la surface d'un sol n'est trompeuse que par accident.

�� � APERÇU DE LA PSYCHANALYSE 9

celle d'une conscience l'est à la fois par accident et par arti- fice. D'où tant d'échecs et tant d'illusions de l'analyse tra- ditionnelle. La psychanalyse, avant de considérer le premier sens où le moi ' est composé (^coinme un corps chimique), con- sidère le second (composé comme un visage) et s'y attaque.

Deux voies d'accès à la vérité du moi, deux détours plu- tôt lui sont offerts.

D'une part, la sur\'eillance que le moi exerce sur lui- mêm.e, pour nous dérober ce qui se passe en lui, n'est pas toujours également stricte ni tendue. Il y a des moments et des formes de son activité où le moi laisse faiblir son système de défense, où, sans se livrer avec naïveté, il « se coupe », où ses mensonges — car il continue à mentir — paraissent « cousus de fil blanc ». Ainsi dans les actes man- ques et dans les rêves. Le type de l'acte manqué, c'est le lapsus. La psychologie traditionnelle, même quand elle se donne pour expérimentale, néglige l'étude du lapsus. Elle n'y voit qu'un « raté » de notre mécanisme, mental ou nerveux, qu'un accident, dépourvu de signification psycho- logique, dont une science vétilleuse pourrait s'amuser à rechercher les causes, mais qui ne tient pas plus à la vie profonde de l'esprit et ne nous renseigne pas mieux sur elle qu'une faute d'impression, explicable par la distraction ou la maladresse du typographe, ne tient à la pensée de l'auteur et ne nous aide à la pénétrer. La psychanalyse a eu le mérite de former cette hypothèse que le lapsus est <( un acte psychique complet ayant son but propre, une manifes- tation ayant son contenu et sa signification propres ». Plus généralement, l'acte manqué est un acte qui échappe au moi, c'est l'aveu d'une pensée, d'un sentiment, d'un désir secrets, aveu que le moi rattrape au plus vite et dont on est convenu de ne pas faire état dans l'ordinaire de la vie.

I. Le lecteur voudra bien admettre, pour la commodité du discours, que nous prenions ici les termes de moi, conscience, esprit... comme synonymes. Il s'agit, dans tous les cas, du contenu psychologique de letre humain, à tous les degrés de conscience et de personnalité.

�� � Muni de cette hypothèse, le psychanalyste s’attaque aux actes manques, que ses prédécesseurs lui ont abandonnés comme des scories négligeables, et nous devons reconnaître qu’il y fait quelques découvertes de prix. L’explication psychanalytique des actes manques est à la fois celle qui réussit le plus souvent et celle qui porte le plus loin. Donc, en bonne règle scientifique, c’est actuellement la meilleure. Voilà un premier résultat.

L’importance des rêves était plus aisée à apercevoir ; les études sur le rêve ont été nombreuses. Pourtant la psychologie ne s’est guère attachée au rêve qu’en lui prêtant les caractères d’une activité de résidu. Vous rêvez catastrophes parce que vous digérez mal, vo5’age au pôle, parce que votre couverture a glissé. Vous rêvez qu’on vous traîne en justice pour faillite frauduleuse, parce que vous vous êtes surmené la veille dans vos calculs de fin de mois. Explications intéressantes, mais courtes. Le rêve n’y apparaît que comme une suite un peu morbide de l’activité diurne, ou que comme une déformation fantastique d’événements corporels des plus médiocres. Rien à tirer de là quant à l’histoire et à l’avenir de notre moi profond. Souvent même, l’explication se fait à moindres frais encore. On admet que, pendant le sommeil, les courants nerveux circulent dans le cerveau non plus suivant les voies systématiques de l’action, mais suivant les liaisons fortuites que le repos laisse subsister — ou, pour parler un autre langage, que les images s’associent au petit bonheur. La psychanalyse forme l’hypothèse, que le rêve est une activité psychologique complète, ou si l’on veut suffisante, c’est-à-dire qui trouve sa raison d’être en elle-même et qui, comme toute fonction définie de l’être vivant, doit s’expliquer autant par le but qu’elle poursuit que par les causes qui la déterminent. Le rêve constituerait pour nos tendances et pour les forces qui s’y développent une sorte d’issue complémentaire. La vie réelle offre bien à nos tendances une issue, mais étroite, mais contrariée — parfois même barrée sévèAPERÇU DE LA PSYCHANALYSE II

rement. Le désir ne s'apaise que dans l'action et n'est inof- fensif qu'à ce prix. Le rêve, par les fantômes d'action qu'il suscite, joue l'accomplissement du désir et désarme le désir. Donc, pour ce qui est de la recherche analytique, le rêve complète, corrige ou dément l'image de nous-même que notre vie réelle s'évertue à dessiner. L'interprétation correcte des rêves n'importe pas moins au psychanalyste que n'importait au moraliste d'autrefois qui peignait un « caractère » l'interprétation des actes et des attitudes. Mais si le moi qui rêve se surveille moins que le moi qui parle ou qui agit, il se surveille encore. Il nous présente un visage qui est, à sa façon, composé, qui l'est plus maladroitement, - certes, ou pour mieux dire, qui l'est plutôt avec une subti- lité capricieuse de sauvage qu'avec une froide maîtrise de civilisé. En particulier, si le rêve « avoue » beaucoup plus souvent que l'action diurne, il ne le fait guère qu'en lan- gage symbolique ; et nous savons quelle ingéniosité l'ima- gination la plus primitive dépense à créer des symboles. D'où les difficultés et les périls de l'interprétation des rêves. L'hypothèse même du symbole ouvre le champ à toutes les fantaisies de la conjecture. Au xix^ siècle, quelles diva- gations n'a pas autorisées le symbolisme des mythes ?

Qu'il s'agisse de donner un sens aux actes manques ou aux rêves, la psychanalyse garde une attitude qui n'est qu'à demi active et qui la rapproche des sciences critiques. Le psychanalyste fait penser au philologue qui cherche le texte véritable derrière les leçons des manuscrits, ou à l'historien qui essaye de rétablir un événement grâce à la confron- tation d'un certain nombre de mensonges diplomatiques, d'inscriptions tendancieuses et de témoignages suspects. Le savant n'a pas l'initiative des faits ; il se contente d'en tirer le meilleur parti.

L'autre voie d'investigation psychanalytique se rapproche davantage des méthodes expérimentales. Elle consiste en somme à provoquer des états de détente du moi, à multi- plier, par l'intervention de l'art, les moments où le moi se

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surveille le moins, compose le moins son visage. Une telle intervention se laisse concevoir de bien des manières, et la psychanalyse est à cet égard beaucoup moins audacieuse qu'elle n'en a la renommée. En particulier il semble que Freud, après avoir recueilli de Técole de Charcot et dans cette école même la notion d'hypnose n'en ait fait ensuite que l'usage le plus banal. On a le sentiment qu'il s'est con- duit, sur ce point, en disciple timoré, qui recommence le travail du maître avec plus de respect que d'invention et finit par se dégoûter d'un instrument de recherche dont il n'a su ni maîtriser l'emploi ni perfectionner le principe. La théorie des régimes de la conscience, née en France, et la technique expérimentale qui s'y rapporte, paraissent en cela plus avancées que la psychanalyse.

Ce qu'on peut appeler l'expérimentation psychanaly- tique n'est guère que la mise au point de pratiques cou- rantes comme Vinlerrogatoire. L'interrogatoire, sans doute, reste, entre des mains inexpertes, un outil grossier et de fai- ble rendement. Mené par un gendarme, l'interrogatoire ne sera qu'une alternance mécanique de questions inertes, vides de curiosité, et de réponses platement défensives. Mené à loisir par un juge d'instruction habile, il se com- plique et déjà se transforme. Les questions ont alors moins pour objet de provoquer une réponse directe que d'obli- ger l'esprit du patient à prendre certaines postures qui le découvrent, qui le mettent soudain hors des gardes qu'il a préparées. L'idéal, dans bien des cas, est même de réussir à dédancher un monologue, le plus long possible. Si l'accusé parle une heure de suite et si le juge n'est pas distrait, c'est le juge qui gagne. La vérité est comme « ramenée du fond » par le torrent des paroles. Il se peut qu'elle passe fugitivement et morceau par morceau. Ayex l'agilité de tout saisir. Mais contre l'interrogatoire du juge, le moi se tend de toute sa force. Toutes les résistances de k vie viennent épauler la conscience qui ment. Remplacez le juge par le confesseur. Le moi n'a plus à sauver la carcasse. Il

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ment encore, par l'effet d'une contraction invétérée, mais il n'y a plus de raison capitale pour qu'il ne cesse pas de mentir. Au contraire l'aveu, l'aveu profond, s'il est sollicité sans brusquerie, procure une détente délicieuse.

Le pouvoir analytique de la confession est limité, d'or- dinaire, par les soucis mêmes du confesseur. Le confesseur se préoccupe plus encore du bien des âmes que de leur vérité. Dans l'aveu, il cherche le repentir. Son interroga- toire est orienté vers l'absolution. Enfin il lui arrive de manquer de temps ou d'aptitudes. Le psychanaliste est un confesseur qui se donne tout le loisir nécessaire et qui s'in- terdit, au moins provisoirement, tout autre souci que celui de connaître. De plus il est guidé par des hypothèses spécu- latives, aidé parles diverses notions et habiletés spéciales du psychologue, du physiologiste et du psychiatre.

Il ne serait donc pas entièrement injuste de prétendre qu'il manque à la méthode d'investigation psychanalytique ce quelque chose de premier, d'irréductible, qui caractérise chacune des grandes méthodes de la science, chacune des grandes techniques de laboratoire et qui, sans doute, en explique la fécondité. Car l'on conçoit très bien qu'avant l'emploi du microscope ou de la coloration chimique des tissus, qu'avant l'emploi du télescope ou celui de la spec- troscopie, certaines découvertes aient été impossibles ; et l'on conçoit non moins bien comment l'introduction de ces procédés a rendu les mêmes découvertes inévitables. Or quand il s'agit des résultats de la psychanalyse, on hésite à prononcer le mot de découvertes. A coup sûr, plusieurs d'entre eux sont fort brillants. On se récrie d'admiration. Voici l'analyse d'un cas de jalousie qui éblouit par la vir- tuosité de l'enquête et qui étonne par les profondeurs qu'elle atteint. L'on pense à Racine, à Stendhal, à Dos- toïevsky. L'on se demande si pour la première fois les savants à lunettes ne sont pas allés plus loin que les poètes- dans la connaissance du cœur de l'homme. Mais ce n'est pas là ce que la science entend par une découverte. Ordre-

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de faits nouveau et constant ; rapport de faits nouveau et constant ; on, si l'on veut : nouvelle famille de faits, nou- velle loi des faits ; tels sont les deux aspects de la découverte scientifique. La psychanalyse nous apporte autre chose, que je me garde de dédaigner, que je tâche seulement de déli- miter: peut-être un succédané de l'intuition poétique; plus sûrement encore une connaissance aiguë des faits particu- liers, une science de l'individuel. Je sais bien que la théorie des actes manques et celle de la fonction des rêves peuvent passer pour la formule de rapports généraux. Je n'oublie pas que la psychanalyse comme théorie psychologique générale nous reste à examiner. Mais la généralité à quoi l'on pré- tend ainsi est plutôt celle des « vues générales » que celle de la découverte scientifique.

Bref, pour nous en tenir au point que nous traitions, la psychanalyse, comme procédé de recherche, a plus d'ana- logie encore avec les habitudes de l'érudit ou celles du litté- rateur qu'avec celles du savant. Elle semble relever de Varty au sens large du mot, plus encore que de la science. Le savoir-faire y a plus de prix que la méthode même. Et ce n'est pas tant de la méthode que semblent naître les trouvailles, que d'une heureuse rencontre entre la richesse occasion- nelle de la matière et le talent personnel du chercheur.

��La psychanalyse, théorie étiologique des névroses, se ramène à l'hypothèse suivante : le symptôme névrotique est comme le rêve, comme l'acte manqué, une issue de secours aux tendances qui ne trouvent pas leur issue dans la vie réelle et normale. La vie de l'homme en société ne lui permet de réaliser qu'un certain nombre de ses désirs, de satisfaire qu'à une partie de ses tendances. La pensée de l'homme en société va plus loin : elle ne s'autorise même pas à prendre une conscience nette de celle de ses tendan- ces naturelles qui se heurtent le plus directement au veto social. D'où deux degrés de refoulement. Si je suis pauvre et

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si ma condition n'a aucune chance de s'améliorer, il n'est pas criminel mais il est absurde que ma pensée soit occu- pée d'automobiles et de châteaux ; je chasse tout cela de ma pensée active pour le refouler dans la région des rêve- ries et celle des. rêves nocturnes. Je me donne en rêve les automobiles et les châteaux que la vie s'obstine à me refuser. Mais si je désire le meurtre de mon frère, si je désire une union incestueuse, ce premier refoulement ne suffit pas. Je chasse mon désir plus loin, jusque dans la région de l'inconscient. Mêmes mes rêves nocturnes ne l'accueilleront que déguisé sous une forme symbolique.

Chez l'homme bien constitué, ce double refoulement fonctionne sans trop de peine. Les tendances refoulées se contentent de l'issue régulière que sont le rêve et la rêverie, •de l'issue étroite et fortuite qu'est l'acte manqué.

Mais il arrive que le travail incessant de refoulement -dépasse les forces du sujet. Le moi garde assez d'énergie pour empêcher la tendance de se satisfaire par l'acte, le meurtre ou l'inceste d'avoir lieu, mais non pour contenir la pression de la tendance avec le succès habituel. La tendance se donne une issue anormale, qui est le symptôme, sorte d'anévrisme psychique. Dans le symptôme, le moi névrosé joue, simule, sous des formes plus ou moins allégoriques, la satisfaction de son désir. La maladie devient un refuge où ie moi se dérobe à la tentation en feignant de lui céder.

Théorie d'une profondeur et d'une élégance admirables. Dans quelle mesure est-elle susceptible d'une démonstra- tion ? Par elle-même la matière s'y prête mal. Il faudrait iiéjà s'être mis d'accord sur la notion de névrose, sur les limites et sur le classement de cette famille d'affections. Les spécialistes n'ont pas l'air d'y réussir. Vues du dehors, leurs définitions et classifications n'inspirent aucune con- fiance. Celles que propose Freud n'ont guère meilleure mine.

Accordons aux spécialistes les moins suspects de par- tialité que la théorie freudienne rend compte d'un certain nombre de névroses, échoue à en expliquer beaucoup d'au-

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très et que dans tous les cas elle laisse subsister la princi- pale inconnue : pourquoi ce qui est rêve ou rêverie chez Pierre devient-il symptôme chez Paul ? Défaut con- génital ou acquis de résistance ? C'est un mot. L'explication

��reste à trouver

��*

  • *

��La thérapeutique freudienne des névroses découle de la théorie étiologique. C'est l'aspect de la psychanalyse le plus fameux, et qui assura la vogue de la doctrine. Nous n'en dirons qu'un mot.

Puisque la cause du symptôme lui est connue, le ps)xha- nalyste peut espérer agir sur elle et supprimer radicalement le symptôme, au lieu de le masquer ou de le dériver comme se contentent de le faire les psychiatres.

A l'origine de la névrose, il y a le refoulement. Suppri- mons le refoulement, nous supprimerons la névrose. Mais la chose n'est pas si simple. Voici un névrosé dont le mal vient de ce qu'il désire secrètement tuer son père et épou- ser sa mère (ce que les freudiens appellent galamment l'Œdipe- complexe). On conçoit bien une ordonnance héroïque : « Tuez Votre père, puis épousez votre mère » (ce que nous pourrions appeler V Œdipe-cure^. La névrose primitive guérirait du coup. Mais le remède coûte morale- ment trop cher, et de plus le patient risquerait d'être saisi par une névrose de remords, d'un pronostic encore plus sombre que la première.

La psychanalyse ne peut donc recourir à ce traitement direct que dans les cas où la libération de la tendance ne menace pas trop gravement la morale, ni la société ; par exemple lorsqu'une éducation puritaine a détourné le sujet des jouissances les plus légitimes. Néanmoins, certaines ordonnances psychanalvtiques ont fait scandale, dit-on. Circonstance qui ne prouve rien ni pour ni contre Freud.

Dans les autres cas, le traitement s'appuie sur la vertu curativc des idées « claires et distinctes ». Si l'on préfère.

�� � APERÇU DE LA PSYCHANALYSE ' I7

le traitement ne supprime que le refoulement du second degré (de la conscience à l'inconscient), pour laisser subsister le refoulement du premier degré (de l'acte à la tendance) dont le moi, fût-il aft'aibli, reste capable.

La psychanalyse, traitement, use de la psychanalyse, méthode de recherche. Le malade est appelé à prendre conscience progressivement de l'origine et de la signification de ses symptômes. Il assiste, il participe à l'enquête dont son moi est l'objet. Il est guéri, quand la tendance coupa- ble est venue tout entière se déployer sous la lumière de la conscience. Il est guéri quand il sait.

Ce qu'il y a là-dedans de socratique et aussi de stoïcien (vertu curative de la définition, traitement des fantômes inté- rieurs) n'est pas pour déplaire. La psychanalyse reprend de vieilles traditions de sagesse. L'expérience millénaire de la •confession chrétienne et de son pouvoir de purgation psychique y ajoute encore de l'autorité.

Que cette thérapeutique puisse obtenir des succès déci- sifs et durables, tout ce que nous savons de la vie de l'es- prit nous incline à l'admettre. Mais les échecs, les succès précaires ne sont-ils pas plus nombreux ? C'est une ques- tion de statistique, plus facile à poser qu'à résoudre. La constitution névropathique, quand elle est bien établie chez un individu, ne se rit-elle pas de ce traitement qui reste en somme local et circonstanciel ? Ne produit-elle pas, avec une déplorable fécondité, des pousses toujours nouvelles de symptômes ? Voilà ce que je n'ai aucune qualité pour trancher, mais que nos spécialistes feront bien de débattre avec honnêteté d'esprit, sous peine de rester de vingt ans en arrière sur leurs confrères d'Europe.

��La psychanalyse, théorie psychologique générale, a des ambitions trop vastes pour que nous songions même à les exposer dans les limites de. cet article. C'est d'ailleurs là <que commencent les aventures. C'est là aussi que les

�� � essayistes de tout poil, les informateurs et déformateurs de tout rang trouveront l’aliment le plus facile. Je m’en voudrais de rogner leur part.

Nous avons fait assez d’éloges à Freud pour nous permettre une remarque qu’il peut à la rigueur prendre encore pour un éloge. Quand on le lit, il arrive qu’on pense à Darwin ; il arrive aussi qu’on pense à Spencer et même à René Quinton. Je veux dire qu’entre deux idées desavant, il n’hésite pas à jeter une de ces « vues brillantes » qui témoignent, à coup sûr, d’une grande activité de pensée, qu’on a envie de déclarer « géniales », mais qu’on ne range pas ensuite dans le même coin de l’esprit que la bonne monnaie scientifique. Ce sont valeurs fiduciaires, liées au sort de la banque d’émission.

Je sais tout comme un autre apprécier ce qu’a de piquant, d’excitant, l’idée que l'angoisse, banale ou névrotique, a pour origine chez l’homme l’impression d’étouffementqu’éprouve le nouveau-né en sortant du ventre de sa mère. Loin de railler, je dis même que c’estune grande idée, une admirable intuition de poète. Je l’imagine très bien ramassée dans un verset de Tête d’Or. Mais je suis gêné qu’on fonde là-dessus toute une théorie, presque toute une clinique de la névrose d’angoisse, et cette confusion des genres, qui se répète vingt fois, finit par me choquer.

Elle m’inquiète aussi quant à la solidité de la théorie générale. La réduction de l’activité psychique à la libido, le pansexualisme, ont-ils été dictés à Freud par l’expérience ? Ne sont-ce pas plutôt des « vues brillantes », que l’expérience est par elle-même hors d’état de vérifier ? des « dadas » philosophiques qu’il serait plus loyal de présenter comme tels ?

La thèse est simple. Toute notre activité psychique, normale ou anormale, se ramène au jeu des tendances ; et toutes les tendances se ramènent, en fin d’analyse, à la tendance sexuelle, ou libido. La tendance sexuelle ne se confond pas avec l’impulsion génitale, car elle n’est pas liée APERÇU DE LA PSYCHANALYSE I9

comme celle-ci à la fonction des organes reproducteurs. Il faut entendre en somme par libido Tappétit général de l'être vivant pour la jouissance charnelle. Tous ses organes, au moins dans le principe, sont capables de la lui procurer. Mais pourquoi considérer comme sexuelle une tendance de cette généralité ? Pour deux raisons, l'une d'ordre logique, l'autre de chronologie. Si nous cherchons ce qu'il y a de commun et d'essentiel à toutes les formes du plaisir de la chair, c'est dans la jouissance spécialement sexuelle que nous le trouvons au plus haut point de concentration et de pureté. En d'autres termes un plaisir de la chair est plaisir par ce qu'il a de commun avec le plaisir dit sexuel. Le lan- gage en témoigne ; lorsqu'on parle des « jouissances de la chair », des « plaisirs du corps », sans spécifier, on reconnaît si bien le caractère éminent du plaisir sexuel qu'en fait on n'a voulu désigner que lui. La seconde raison est que, dans le développement de l'individu, la libido d'abord diffuse se ramasse peu à peu, se condense, au point de ne déborder qu'à peine, chez l'adulte normal, les limites de l'activité spécialement sexuelle et la fonction des organes génitaux.

La théorie freudienne des perversions sexuelles n'est pas la conclusion la moins ingénieuse qui se tire de ces prin- cipes. Toute perversion sexuelle provient d'un arrêt de développement de la libido ; car dans toute perversion de ce genre la libido déborde avec excès la fonction propre- ment génitale, ne réussit pas à s'y condenser ou même ne réussit pas à s'y rattacher. Tous les pervertis sont frappés d'infantilisme psychique. Ce sont de « grands enfants ». Leurs pratiques « monstrueuses », leurs états passionnels, si odieux à l'adulte normal, ne font que perpétuer ou que retrouver les émotions troubles et les jeux secrets de l'âge si mal appelé « innocent ». Ici Freud porte à la fameuse « pureté de l'enfance » un coup dont je crains fort qu'elle ne se relève jamais. Car il n'a pas pour lui que l'appareil de sa théorie. L'expérience est incontestablement de son côté. Vérité déplaisante ? peut-être ; dangereuse ? je ne le

�� � pense pas. Les grandes époques, les époques d’affirmation sereine, de civilisation bien construite, ont toutes cherché l’idéal de l’homme dans l’adulte normal. Ce sont les époques inquiètes et menteuses qui ont feint d’adorer chez l’enfant le meilleur de l’homme. « Ces anges ! » dit Tartufe.

Mais les fonctions supérieures de la vie humaine, qu’en fait-on ? Freud admet, après bien d’autres, une sublimation des tendances. Et s’il ne célèbre pas comme il convient le miracle de la société, il en aperçoit du moins les plus visibles effets. Chez l’homme social, la libido, traquée, se métamorphose. Elle nourrit, de son ardeur animale, les magnifiques travaux de l’esprit.

Et c’est ainsi que la doctrine freudienne, si occupée du moi, si favorable, dans son principe ou dans son apparence, à l’exaspération de la conscience individuelle et à un renouveau de l’individualisme, pourrait bien en fin de compte apporter sa pierre à la déification du groupe humain. De l’animal au dieu. Freud a travaillé sur l’animal. Il n’a pas travaillé pour lui.

Dans les pages qui précèdent, je me suis contenté d’ex- poser, et sommairement. Quand il m’est arrivé de faire une critique, je ne l’ai pas poussée à fond. Je n’ai pas cherché davantage à montrer tout ce que Freud doit à d’autres, tout ce que la psychanalyse donne volontiers pour des nouveautés prodigieuses, mais qui n’est que l’appropriation, la mise au point où la mise en système de connaissances depuis longtemps acquises. Le meilleur moyen d’apercevoir l’originalité d’une doctrine, c’est de commencer par l’admettre. La meilleure condition pour juger, c’est d’avoir compris. Nous autres Français, nous avons, en l’espèce, mille raisons de résister à l’engouement et de garder notre calme ; mais nous n’aurions aucune excuse de ne pas comprendre.

JULES ROMAINS FIL DE RÊVE

��Dans vos souvenirs Quels amants couchés ? Pour vos avenirs Quels songes clichés ?

��Un lointain décor Durci d'Apennins, Un nègre, des nains Qui sonnent du cor.

Un doigt qui ternit La moire dun lac. Deux œufs dans un nid Vos seins au hamac.

Vif printemps niçois. Carnaval moqueur. Bel été soi-soi. Passé cœur à cœur.

�� � 22 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La lune frangeant Une mer d'épis. Mois amers, dépits, La question d'argent.

Freins. Arrêt. Hôtel Tsigane et porto. Quel joli manteau La petite Untel !

A ces cadres, qui 1 La princesse Esther, Et Poniatoiuski Sautant dans l'Elster.

Le port et la nuit. Trois œillets aimés. Un verre qui luit. Un pas qui bruit. Et puis tout s'enfuit. Plus rien. Vous dorme^.

JEAN PELLERIN

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE

��Divis la plaine de Bagatelle, où les écoliers du jeudi jouent au ballon. La fin d'octobre. Après la guerre.

Moi, arrivant. — C'est terrible, mon cher abbé ! C'est une provocation ! Toute cette plaine est aux mains des hommes noirs.

L'abbé. — Je ne sais quel hasard, ou quelle convention tacite, livre chaque jeudi en entier ce grand terrain de Bagatelle aux seules maisons d'éducation catholique. On me dit que le recrutement des équipes de ballon est aujourd'hui assez difficile dans les lycées ; les élèves iraient le jeudi au dancing. Voici peut-être une demi- explication.

Moi. — J'aime ce lieu, j'aime ce lieu. Souvent^ lors- qu'un long matin je suis resté courbé sur ma table, le brusque besoin de la vie me prend, vif comme la colère ou la soif. Alors, en trois minutes, le frais petit tramway nous transporte, mon chien et moi, de Neuilly jusqu'à ce plein air : cette proximité du Bois me donne sans cesse ce qu'il me faut de temps perdu pour ne pas perdre ma vie. Je n'ai pas aperçu vos soutanes qu'aux visages des garçons qui s'acheminent j'ai reconnu de petits catholiques, comme on peut le faire encore, les dimanches matin, à la pous- sière des bancs de catéchisme sur leurs genoux nus. Avouons toutefois que j'avais davantage de mérite lorsque, à seize ans, je distinguais à leur tournure, dans mon collège, les élèves qui « faisaient » de l'anglais et ceux qui

�� � 2.\ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

faisaient de l'allemand. O jeudi, gentil jour ! Le dimanche est vraiment le jour de la bêtise triomphante, le jour le plus bête de la semaine. Mais jeudi est le jour de la jeu- nesse. Si Jésus revenait sur la terre, il choisirait certaine- ment un jeudi pour y apparaître. Tenez, je l'imagine descendant ici, parmi vos petits joueurs defoot. Ils s'arrêtent de jouer, viennent autour de lui, enlèvent leurs casquettes ; ils ne sont pas du tout étonnés. Nous deux (et le bon chien), nous restons un peu en arrière, attendant qu'il nous fasse signe, cependant que je songe : « C'était donc

��vrai ! »

��L'abbé. — En avez-vous douté ?

Moi. — Auprès d'eux ? Vous me faites souvenir du mot que m'a dit un grand athée : « Il n'y a jamais que devant un enfant que je regrette de ne pas croire ».

L'abbé. ^ Ils exhalent le christianisme comme une odeur, et nous, leurs maîtres, nous en sommes pénétrés. Voyez celui-là, si gentiment mal habillé, avec un certain chic naturel et en même temps ce débraillé, le chic des enfants riches mais dont les parents ne s'occupent pas. Eh bien, il y a cinq minutes, quand la marchande était là, il a acheté des gâteaux, puis a fait la grimace en disant : « Oh, je ne les aime pas. Si lu les veux... » et les a offerts à un de ses camarades, qui est boursier comme orphelin de guerre. Et ce camarade, vous entendez bien, n'était pas sou ami, et il n'est pas vrai qu'il n'aimait pas ces gâteaux, car il a menti, si vous aviez vu,, d'un mal ! Cependant voilà un enfant que vous ne voyez ici qu'en raison d'une faveur. II devrait être à l'heure actuelle en retenue, pour s'être découpé un masque de bandit dans son feutre mou. iMais suis-je bien sûr qu'il ne soit pas plus presque moi de Jésus- Christ ?

Moi. — Il reçoit davantage de grâce, je le crois. Ce n'est pas par un hasard que le plus jeune des disciples est celui qui fut préféré. Ce choix a un sens général très clair.

Charmide aussi avait seize ans, et Lysis. Rien d'éton-

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE 25

nant pour ceux qui croient à la mission divine du peuple grec.

L'abbé. — Je ne suis pas de ceux-là, je l'avoue.

Moi. — Admirez alors la rencontre des deux grandes sagesses qui sont restées la substance de notre vie morale. L'une, en propres termes, nous a proposé comme modèle les enfants ; l'autre a été versée dans des garçons qui, de nos jours, n'auraient pas encore passé leur bachot.

Il y a un signe sur la jeunesse.

L'abbé. — Retenez un peu les rênes, je vous prie. Je crains, voyez-vous, que vous ne travailliez à l'avènement d'un nouveau mal social — Vadohscentisme si vous voulez, ou \q juvémUsiue, concurrent du féminisme et dans le fond opposé à lui, — mal que provoquerait vite une conception du monde où la jeunesse est considérée comme tabou, le fait d'être mineur comme une preuve suffisante que l'on a raison, et l'âme d'un écolier de treize ans comme la plus riche et la plus importante dans la succession des âges : paradoxe qui trouve une complicité secrète dans l'anarchie intellectuelle de notre époque, mais que le bon sens rejette. D'autre part, je sais la formule que vous proposez froide- ment aux prêtres éducateurs : celle de créer de la crise chez les jeunes garçons « de treize à dix-sept ans » qui leur sont confiés ! — Tout cela me paraît réclamer quelque lumière. Mais entendons-nous, pas de fulgurations !

Moi. — Eh bien, soit. Je vous donnerai ce que je puis. Un dieu nous a préparé cette minute. De sentir à côté de nous ces êtres, il me semble que nous ne pourrons penser que justement, ou tout au moins proprement. Je suis sûr que Socrate n'aurait pas eu le désir de la vérité, s'il n'y avait eu autour de lui des âmes qu'il aimait, c'est- à-dire dont la seule existence engendrait en lui ce désir. Comme lui, nous voici au milieu des Jeux, à quelques stades de la cité, sans manquer même d'un nouvel Illissus que nous voyons scintiller derrière ces arbres. Et nous aurons sur lui cet avantage de n'être pas distraits par les

�� � 26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jeux, car il fiiut que je vous fasse tout de suite, mon cher abbé, pour être plus libre, une remarque qui me fait gros sur le cœur : je veux dire que vos enfants sont bien gen- tils, mais jouent bien mal. Savez-vous qu'ils n'ont pas la première notion de ce qu'est le foot-ball ? Enfin, je leur pardonne, à cause de ces deux qui causaient tout à l'heure pendant la mi-temps, les souliers lourds, les genoux cou- vers de boue, mâchant du chewing-gum et tels en tout que de gracieux petits butors. J'ai prêté l'oreille et j'ai entendu : « Virgile... » — O Virgile, le tilleul de Saint-Dié, qui a fleuri neuf cents mois de mai, me touche moins fort que vous refleurissant à chaque automne sur les lèvres d'une nouvelle génération d'enfants.

L'importance de l'adolescent, elle, ne me semble pas tant relative à nous. Un des contacts est perdu entre lui et l'inconnaissable. A la raison enfantine succède une folie qu'on nommerait justement morhus sacer : mots qui disent et la maladie et sa nature, mais aussi le respect que nous lui devons. Et c'est alors pour la destinée même du jeune homme que ce qui va se passer est surtout grave.

Treize ans ! Balzac a écrit : « La femme de quarante ans »^ donnant à cet âge un visage sans égal. L'âge de treize ans chez les garçons me semble aussi à part, aussi nettement distinct des douze et des quatorze ans, et bien que je n'aie trouvé cette observation dans nul des plus subtils traités de psychologie et de physiologie que j'ai lus touchant la jeunesse, je persiste à croire à la très franche spécialité de cet âge. Brève année éclatante ! Séncque dit que la splendeur de l'enfance paraît surtout à sa fin, comme les pommes ne sont jamais meilleures que lorsqu'elles commencent à passer. A treize ans, l'enfance jette son feu avant de s'éteindre. Elle traverse de ses dernières intuitions les premières réflexions de l'adolescence. L'intelligence est sortie de la puérilité, sans que l'obscurcissent encore les vapeurs de la vie pathétique qui va se déchaîner dans quel-

�� � Î-E JEUDI DE BAGATELLE 27

-qnes mois. Avant de s'en aller pour sept ans dans de ver- tigineuses oscillations, l'être se repose une minute en un merveilleux et émouvant équilibre. Jamais cet esprit n'aura plus de souplesse, plus de mémoire, plus de rapidité à concevoir et à comprendre, jamais ces dons ne se mon- treront plus dépouillés. Il n'est rien qu'on ne puisse deman- der à un garçon de treize ans. Dans tous les collèges, la classe •de troisième est une grande classe, de toutes la plus apte à de remarquables réalisations ; élèves de treize et de quatorze ans, ses éléments s'y complètent les uns les autres, les premiers ayant la supériorité intellectuelle sur les seconds, les seconds la supériorité affective. Et puis on rentre en Humanités. ■Quelque chose est mort. Quelque chose commence.

La tension douloureuse de cette époque qui commence, ■ce triste état pourtant pas nécessaire, si remédiable, si allé- geable, les méprises que multiplie l'endémique maladresse, le génie d'irriter avec cette intolérance sans force, de se faire mal juger avec cette gaucherie de parole, l'incapacité -d'être brefs, les efforts sans proportion, les achoppements sur des choses aplanies depuis des siècles, le faible orgueil (de quoi ? de quoi ?), l'âpreté et l'imprudence nées de la totale impuissance, le vain don de soi et la vaine candeur ■et la chevalerie pas reconnue, pas aidée, et tout ce qu'en- traîne de misères la poursuite non de la qualité mais du nombre, et tout ce que trois mille ans de pensée, effleurés «n dix mois, peuvent mettre de louvoiements perdus autour des faux visages de la vie... ah! je le sais bien, disons-le tout de suite, qu'il y a un virus qui infirme chaque pensée, chaque sentiment, chaque geste de cet âge. Et cependant, infirmes, ils n'en demeurent pas moins ks premiers, avec ce que comporte de puissance tyran- nique, dans la vie morale, le droit du premier occupant. « Illusion ! Mirage du souvenir ! Ne voyez-vous pas que •c'est un mauvais fanal sur la berge ? » Possible ! mais il allonge dans le fleuve une colonne éblouissante. Le reflet éclaire la nuit, pas le feu.

�� � 28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'Ancien a dit en d'autres termes : « Le vase conserve toujours l'odeur du premier vin qu'on y versa. » Inutile, je crois, d'insister. Ce terrain est solidement conquis.

L'abbé. — Permettez-moi une parenthèse. Vous avez dit : « Cet état pas nécessaire... » Mais enfin il est dans la nature. Votre chien aussi a eu la maladie quand il était jeune. Chacun de nous, cinq années de l'existence, doit revêtir cette tunique de Nessus qu'est pour lui la robe prétexte.

Moi. — Est-ce bien sûr ? Si peu que varient les condi- tions où grandit un adolescent, l'intensité de sa crise varie avec elles. Observez le garçon du peuple, l'apprenti, sans même aller plus loin que l'apparence, si révélatrice à cet âge. Il a encore la gravité de l'enfant, déjà le calme de l'homme qui a atteint sa force. Ni les disloquements, ni les gaucheries de nos collégiens ; souvent l'air, auprès d'eux, d'être d'une race supérieure ; il n'est pas (cette indi- cation physiologique a son prix) il n'est pas jusqu'à l'impureté de teint, si fréquente dans notre âge ingrat, qui à lui ne soit épargnée. La liberté de vie, le défaut de mau- vaise science, la simplicité de l'instruction sexuelle ont fait tout cela. Un échelon social plus haut, le fils du petit employé, qui fréquente l'école professionnelle, a déjà pris l'âcreté de notre adolescence bourgeoise. Croyez-moi. Il n'y a crise que par le malentendu entre l'être et ce monde ignoré que son désir et sa peur défigurent. Rapprochez-le doucement, ce monde, avec les divinations de la sympathie et de Tintelligence, votre crise passera comme une lettre à la poste. Je vous jure que mon fils à venir ne connaîtra de souffrance, ces jours-là, que la bonne souffrance : celle que je lui laisserai comme un instrument de sa vertu.

Or, nous voici arrivés tout naturellement dans une des raisons qui me justifient (je réponds toujours à votre pre- mière objection) : on ne dirigera jamais trop de lumière sur une àmc, lorsque, à cette heure où la plus dure tait secrètement le signal de détresse, son trouble génie parvient

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE 29

à provoquer un divorce auprès duquel celui des époux paraît dans l'ordre : le divorce entre le garçon et ses parents.

De ceci je parle avec une grande indépendance. Je n'ai eu qu'à me louer de mon père, et ma mère, très jeune d'âge, plus jeune ejicore de nature, me fit libre avec elle comme une sœur. Je n'ai pas là-dessus d'expérience per- sonnelle. Mais j'ai vu et j'ai entendu. J'ai reçu quelques confidences. Elles m'assurent dans la conviction qu'en cette matière ce que je devinais confusément est bien au-dessous de la réalité.

Des hommes me parlent. Ils ont vingt-cinq, trente-cinq, quarante ans. Ils en avaient quatorze le jour où la vie, en ricanant, a levé le masque. La Gorgone ! et ils la croyaient Ange ! Efi"royable apparition devant laquelle j'ai vu des gar- çons décomposés comme devant un spectre, du soir au len- demain le sang tourné, avec la fièvre et des vomissements. Mais je m'abuse ; vous êtes là-dessus plus savant que moi ; il me faudrait, pour vous instruire, vous raconter dans le détail les drames dont ces hommes m'ont fait le récit. Et voici que toujours, lorsqu'ils ont parlé : « Expliquez-moi maintenant, finissent-ils par me dire, comment mon père, ma mère, qui m'aimaient pourtant, n'ont rien vu, rien compris. Mes silences, mes rougeurs, mes larmes qu'à table je ne pouvais retenir, ma porte fermée à la clef, les sou- daines plongées au lit sans être malade, tout mon visage à l'âge où le visage change si l'on a seulement ^m/ât résolution d'être meilleur, ils n'ont rien aperçu, rien soupçonné dans le fils de leur sang, qui vivait sous leur toit, eux qui lisaient des romans ! qui allaient au théâtre ! Ah ! expliquez-moi cette monstruosité ». J'ai alors envie de leur répondre: « Vous dites qu'ils vous aimaient. Dites plutôt qu'ils ne vous aimaient pas assez. »

La puberté, on l'a dit, est une seconde naissance. L'avè- nement de l'âge d'homme en est une troisième. Chacune de ces naissances est aussi une mort : grande loi qui ne régit pas que les êtres. Si vous craignez un abus de mots à

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dire, avec moi, qu'à l'avènement de l'âge d'homme il y a mort de l'âme (on m'a fait cette plaisanterie : « Quoi ! Un catholique ! Parler de la mort de l'âme ! ») dites qu'il y a disparition de l'activité intérieure.

Si vous eussiez pris un instantané de la famille^ il y a un ou deux ans, quand le garçon était encore enfant, vous eus- siez vu la mère plongée dans le journal de modes ou les comptes de. cuisine, le père dans la cote de la Bourse ou un succédané de la Vie Parisienne ; en ce même instant, leur tils, qui les regarde^ a dans son cartable César et Tacite ; dans la vaste maisonnée, il est le seul à avoir notion qu'il y ait une civilisation de l'esprit. Aujourd'hui, adolescent, la situation est la même, mais au lieu d'un livre dans un car- table, c'est un feu qu'il a dans sa poitrine. Quand le fils se déchire et fait son feu, le père est tout abruti par le ralen- tissement, l'engourdissement et l'opacité de la vie. La pauvre mère, n'en parlons pas. Il est naturel qu'elle ne comprenne rien à ces histoires de garçons ; qu'elle veuille parler, gué- rir, nox nocti indicai scieniiam, c'est la nuit qui enseigne à la nuit '. La mère, qui aimait l'enfant câlineur, lui en veut de n'être plus assez faible, alors qu'il ne l'a jamais tant été. Le père, que martèle la lutte sociale^ lui en veut d'être trop faible devant un invisible qui ne menace jamais de se mettre en chiffres. Assez souvent une maladresse, une disgrâce phvsique se sont ajoutées à son empôtrement moral. Mille raisons refroidissent autour de lui une tendresse qui, chez des natures frustes, peut aller jusqu'à se tourner en aver- sion. Aimât-on dans le fond quelqu'un, s'il vous agace,, impuissant sera l'amour à survivre à des irritations de nerfs. Le fils rendra plus tard au père, en rudoiements parce que le vieillard tousse, les rebuts qu'il a reçus de lui à quinze ans, parce qu'il avait l'air niais.

Ce garçon repoussé développe son pouvoir de silence ;

��I. (La mère)... « Son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention complète ». Herbert Spencer, De VEducation..

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE 3I

le silence est une des conquêtes de la quatorzième année. Effrayant silence de cet âge, tellement universel, tel- lement régulier que lorsque vous verrez côte à côte un gar- çon et un homme dans la rue, s'ils ne s'adressent pas la parole, il suffit : vous savez que c'est le père et le fils. O mornes promenades du dimanche, jamais connues de moi, mais tant de fois rencontrées : le père et la mère et loin d'eux, se traînant, le plus loin possible, comme physique- ment répugné par leur vue, leur fils au visage éteint qu'ils- abandonnent et qui les a en horreur. Il fait sa vie et les en exclue. Lycéen, il la fait dans le monde extérieur, élève d'un collège religieux, il la fera le plus souvent à l'intérieur du collège même, parce que ce collège a l'âme envahis- sante. Désormais c'est le collège qui devra contenir, perfas et nef as, tout ce qui va naître de lui. C'est pourquoi, dans telle de ces maisons, j'ai vu bien des élèves sangloter à l'ar- rivée des grandes vacances. C'étaient les mêmes qui pleu- raient à la rentrée quand ils avaient dix ans.

Ah ! ne disons pas, comme vous le disiez tout à l'heure pour l'âge ingrat, que nous sommes dans une loi de la nature. Lâche refus d'agir, voilà ce que je vois dans ces sortes de « lois » là. Quoi que j'aie dans le cœur, le mot de bonté est un mot que je ne prononce jamais ; ce n'est pas pour aimer le voir sur les murs. Eh bien, cependant, quand je passe avenue de la Motte Picquet devant ce dis- pensaire qui affiche en grosses lettres : « Soyez bons pour la jeunesse », je songe qu'il suffirait de cette bonté, avec dedans ce qu'il faut d'intelligence pour que tout vaille, et caduque serait votre loi de la nature !

L'abbé. — Une bonté qui guérit en « créant de la crise » ! Car c'est cela que vous proposez aux prêtres éducateurs. Vous vous souvenez que c'est le second point sur lequel je voulais vous interroger. Et je ne l'accorde pas du tout avec ce que vous venez de dire d'une crise qui m'a l'air de pou- voir se passer fort bien de cette création .

Moi. — Quand vous étiez petit, mon cher abbé, s'il

�� � 32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

VOUS était arrivé de vous arracher une peau à la naissance de l'ongle, ce qui pique ferme, d'instinct vous vous pin- ciez vigoureusement à un centimètre de la petite blessure, jusqu'à ce que cette nouvelle sensation surpassât l'autre ; ainsi votre souffrance, ne dépendant plus que de votre volonté, devenait une sorte de jeu et cessait de vous affliger. Comparaison qui n'est pas raison, je m'em- presse de le dire. Nous en avons de plus sérieuses pour justifier le fait de créer délibérément, dans certaines natures, une crise surnuméraire à la crise de l'adolescence.

L'abbé. — Je suis curieux de ces raisons.

Moi. — Laissez-moi d'abord vous poser une question. Vous, prêtres éducateurs, quel est votre devoir ?

L'abbé. — Faire de l'éducation chrétienne.

Moi. — Mais qu'est-ce qu'une éducation chrétienne ? Je vais vous dire ma pensée. Je crois que c'est celle qui donne pour toujours, avec la fraîcheur d'émotion devant les formes sensibles du catholicisme, un tact spontané à reconnaître, dans l'extrême complexité du monde, l'acte ou le senti- ment qui est selon son génie. Génie tout caché, subtil sys- tème de prohibitions et de tolérances — règles absolues et sans appel, règles souffrant l'infraction, infractions à la let- tre, qui ne le sont pas à l'esprit — l'hérédité et l'amour même ne suffiraient pas à vous les découvrir. Il y faut tout un jeu inconscient de réactions et de déclics réflexes, que seule peut créer l'habitude personnelle: une seconde nature autonome, tellement profonde qu'elle se passerait des pra- tiques, et au besoin se passerait de la foi.

L'abbé. — Oh oh !

Moi. — Mon Dieu, oui, je ne crois pas que le don de la foi soit, en fait, un sine ijua non de l'éducation catholique. Sur dix hommes cultivés, qui ont des réactions catholiques et même sont pratiquants, combien, dans un sentiment pur de bravade, d'honneur, etc.. mettraient leur main au feu que la Trinité comporte trois personnes ? Ils agissent en tout comme si ce dogme et les autres étaient vrais ;

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE 3J

dans le fond ils n'ont qu'une espérance et — X'^^^"' x-.vS'jvoç — un beau risque. Ces hommes sont le corps du christia- nisme, ils le soutiennent, ils le propagent, dans une grande mesure ils le vivent, — de bonne foi, sans la foi.

L'abbé. — Paradoxe !

Mol — Paradoxe, certes. Mais boutade ? Aussi bien laissons cela, qui n'est ici nullement nécessaire. Cette réserve faite, vous paraît-il que j'ai défini justement le but de l'éducation catholique ?

L'abbé. — Cela me paraît.

Mol — Voici donc, en face de vous, ce but. Sous vous, une matière vierge, malléable, où tout va marquer et parfois à jamais. Et vous enfin, prêtre, avec tout pouvoir.

L'abbé. — Si les parents vous entendaient !

Mol — Eh bien ? Ils auraient mis leur fils au lycée, s'il ne fallait que lui faire réciter des leçons. Ils le mettent chez vous pour qu'on exerce sur lui une influence, avec tout ce que cette chose comporte de risques. Dans le cas où ils le mettent là, comme autre part, simplement pour qu'on ne le voie plus, eux-mêmes conviennent tacitement qu'ils renoncent à tenir leur rôle.

L'abbé. — Tout en en gardant jalousement les préroga- tives. Mais continuez...

Mol — Quel est le meilleur moyen pour atteindre ce but, avec cette matière ?

Si vous versez de l'huile sur de l'eau, sans plus faire, elles ne se mêleront pas. Si vous voulez que l'eau s'im- prègne, il faut battre. Si vous voulez que Dieu imprègne les âmes, quand Dieu est là tout autour, dense et délié comme il ne le sera jamais plus, battez les âmes.

Il est bien entendu que je ne vous parle ici que de can- didats à la vie raisonnable, et qu'il ne s'agit que de l'édu- cation des garçons. Il y aurait imprudence à livrer des filles à une vie sensible qui plus tard ne doit pas avoir de con- trepoids.

L'abbé. — Battre les âmes ! Dites le donc carrément,.

î

�� � 04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

VOUS croyez que Dieu pêche mieux en eau trouble. Après tout : Ciim infirmer, tune pofens sum ; nous sommes dans la phrase de saint Paul.

Mol — Vous l'avez dit cent fois : au collège ils doivent vivre leur religion. Primum vivere, d'abord vivre ; vous n'êtes pas des boîtes à bachot. Mais n'embrassiez-vous pas complètement ce que contenait ce terrible verbe que vous avanciez là : vivre ? Il ne faut pas qu'ils sortent de vos mains sans que tous leurs mécanismes, sans exception, aient fonctionné catholiquement, de peur que celui que vous aurez laissé inerte, s'il entre en action après vous, ne brouille tout parce qu'il n'aura pas reçu votre inflexion.- Ne dites pas qu'un directeur dirige, c'est-à-dire agit unique- ment sur ce qui existe déjà ; si vous vouliez ne pas susci- ter, il faudrait vous faire ombre, ombre immobile, et sourde, et muette, et cette ombre susciterait encore. -L'abbé. — Faire fonctionner un mécanisme avant son heure, c'est exactement de la prématuration. Il n'est pas un éducateur qui ne s'élève contre !

Mol — Comment douter que soit un bienfait cette royale avance sur les autres que vous leur donnez en leur apprenant à souffrir ! L'émotion précoce, qui hâte l'éveil de l'intelligence, l'infuse et l'aiguise pour des années. Abréger l'évolution d'un jeune être, c'est raccourcir le res- sort qui lance sa vie.

L'abbé. — En matière de don sensible, il me semble que déjà la pompe du culte, nos Fête-Dieu... . Moi. — Ah, de grâce, ne croyez pas qu'il suffise d'un souvenir d'encens ou de Fête-Dieu ; ce n'est jamais de cela que je parle ; on ne se fait pas ouvrir la porte avec un : « Vivent les sensations catholiques ! » Il faut que la vie ait été égorgée sur vous, et avoir été couvert de son sang, comme le néophyte dans le taurobole, pour être initié dans le mystère catholique. Pourquoi l'émotion religieuse, comme le constate une statistique célèbre, atteint-elle son maximum de fréquence chez l'homme pendant la puberté ?

�� � LE JEUDI DE BAGATELLE 35

Le psychologue Stanley Hall vous répond qu'à partir de douze ans le sentiment religieux croît dans la mesure où croît l'amour ; et il établit douze correspondances entre ces deux sentiments. Vous me comprenez ? Nous entendons amour au second sens de Yamor latin, à savoir passion en général. Le génie mâle qui apparaît vers la douzième année, .avec son trop et son défaut, le monde créé ne suffit pas pour sa faim. Il se dérive en fureur de connaître, il se dérive en goût du sacrifice, il se dérive en tendresses, en rêves de gloire, en fous dons de soi ; épuisé le réel, il veut encore et saute chez les ombres ; il va à Dieu de toute l'espèce.

O combien j'aime mon Christ dans l'instant qu'il se res- suscite, quand il s'élance comme le désir, quand de sa bouche éclate le chant qui éteint les plus rauques trom- pettes :

Toute puissance m'est donnée dans le ciel et sur la terre ! t

Il dit que toute puissance... Sur la terre ! Dans le ciel ! Rendons les armes ; il nous écrase ; on ne lutte pas avec son orgueil. Mais on peut s'inspirer de sa violence, on peut devenir violents de la violence évangélique. Entendez-vous les voix dans cette plaine, tandis que les passants ricanent : « Potaches... » ? Une voix dit :. « Je ne suis pas digne, oh non, je ne suis pas digne. » Une voix dit : « J'ai besoin d'avoir confiance en vous ». Une voix dit : « Je voudrais donner ma vie pour toi ». Ces paroles, je les ai entendues jadis. On les dira quand je ne serai plus. Les générations se les passent comme une flamme. Il est dans votre tradition, je dirais presque, si le mot n'était décrié, il est dans votre politique qu'elles soient dites. Dans toutes ces plaies ouver- tes, le dieu qui guette « comme un voleur » met unegoutte de son bonus odor. Que demain la chair se referme ! mais

I. Matth. XXVIII, 18.

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pour toujours ses derniers tissus macèrent dans la catholi- cité. Vous aussi, pour glisser votre vaccin, il vous faut donner des coups de lancette. N'est-ce rien que d'avoir eu un scrupule ? Créez en avec une prohibition, fût-elle la plus arbitraire. Créez les larmes de l'intelligence. Avec un appât créez la lutte et avec une frêle défaillance le remords. Créez une amitié pour que les prémices du cœur n'aillent pas à la dame du Boul'Mich, et quand cette amitié ne peut plus donner davantage, brisez-la afin qu'elle donne la souffrance, et qu'une fois dans sa vie ce garçon sache ce qu'est une souffrance qui est offerte. Créez de la vie pour le Seigneur- de-la-vie-plus-abondante, et pour eux-mêmes aussi, ces gar- çons, eux qui, les meilleurs surtout, sont guettés par la sécheresse, qui sans cesse devront lutter pour ne pas se déprendre et retourner avec les fils des bêtes. Dénouez tou- tes ces forces vierges ! Date pueris iras ! Donnez des pas- sions aux enfants pour qu'ils puissent vivre la passion de la religion.

L'abbé. — « La passion de la religion », l'expression choquante !

Mol — Elle est de Lacordaire : « La religion est une passion de l'humanité ». Et pour mon : « créer de la crise », laissez-moi l'abriter derrière le texte d'un grave professeur de philosophie au lycée, docteur es lettres, peu suspect de littérature lorsqu'il écrit dans une excellente mais fort pon- dérée étude ' : « Peut-être ne serait-il pas excessif d'affirmer que tout adolescent normal doit présenter dans sa mentalité un mélange de génie et de folie, et peut-être y a-t-il lieu de craindre pour la vitalité d'un grand garçon trop bien équi- libré. — La genèse d'une virilité morale maîtresse d'elle- même implique comme sa principale condition un appel constant aux virtualités émotives »...

Et enfin, pour finir, si vous restez dans votre première

��I. L'âme de Vadolescetit, par P. Mendousse, Bibliothèque de philoso- phie contemporaine, chez Alcan.

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objection, si vous pensez que ce qui est de cet âge est sans grande importance et s'arrangera toujours, si vous avez dit quelquefois à Tun de vos élèves : « Vous sourirez de tout cela à vingt ans », alors je vous dirai : raison de plus pour qu'ils fassent l'essai de ce qu'ils sont, — essai nécessaire à la formation de leur caractère — dans un temps où leur désor- dre éventuel troublera un collège au lieu de troubler toute une société ; c'est ainsi que vous donnez un vieux cuir à votre chiot, et pour qu'il se fasse les dents, et pour qu'il ne se les fasse pas sur vos carpettes.

L'abbé. — Mon cher ami, tout ceci peut être parfait dans certains cas exceptionnels, mais dans la pratique courante, combien dangereux ! Pour un prêtre qui aura la clair- voyance et la fermeté nécessaires, combien d'autres, excel- lents sans doute, mais épais ou maladroits, nous feront des cataclysmes ! Quelle nuancée, prudente audace il faudrait! Quelle sûreté de main et de cœur ! Souvenez-vous de Hello, disant à peu près : « Ne doit entreprendre une opé- ration que qui est sûr de ne pas s'évanouir ».

Moi. — Deux préfets de division seulement par collège, celui de la première et celui de la seconde divisions, auraient parfois cette tâche à remplir. Est-il impossible de trouver deux hommes de taille à chacun de vos principaux collèges ? En ce cas, ceux qui occuperont ces postes pour- ront bien ne pas intervenir ; votre collège aura peut-être un esprit, il n'aura pas d'âme. Et malheur aux collèges catho- liques sans âme ! J'aimerais mieux pour mon fils l'école des faunes.

Un des garçons s'approche. Le maillot bleu ardoise, aux poi- gnets et col capucine, frissonne sur lui comme l'oriflamme dans le haut vent prestigieux.

Regardez-le, ce garçon. Quelle merveille que cette su- prême fleur, française, catholique et romaine ! Essoufflé, avec ce beau regard, le sang rapide sous la peau brune, et déjà ses épaules droites, il est toute force et toute grâce ; c'est peu dire, il est toute intelligence et toute noblesse.

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C'est un exemplaire accompli. L'avenir qu'il porte en lui semble nié par ce point de perfection. Je vous admire de lui mettre la main sur l'épaule ! Pour moi je n'oserais pas le toucher. Je le respecte et il me fait peur. Assis dans le métro, lui debout, je me lèverais pour lui donner ma place. {Le garçon s'éloîgfie.) Il a souri ! Gloire au miracle ï Une âme est sortie de son sourire. Elle était ancienne comme les blés. Elle avait brûlé sur le parapet devant les gueules des mitrailleuses. Elle avait mis comme un bouquet de fleurs à chaque charrette de Thermidor. Elle avait filé les flèches des cathédrales, gonflé les joyeux sac- cageurs de villes, soupiré dans le vieux Charlemagne faisant sa petite plainte sur Roncevaux : « Dites-lui que je suis en mult grande peine... » Elle était bien plus ancienne encore. Elle n'était pas née au grondement des lions, derrière les grilles des ergastules ; pas même quand l'enfant nouveau-né posait sa main sur le front de Melchior. Elle erra sur la bouche de l'Hermès à l'heure où Cicéron, ayant fait un silence, écrivit que le pauvre est l'envoyé de Dieu. Criton, le matin de la ciguë, la vit se former comme une image sur les traits du Silène endormi. O mon cher abbé, cette âme est en désir dans chacun des garçons de notre race : elle n'aura l'être que si vous le lui donnez, et on donne l'être du fond d'un combat. Avec près de dix années de recul, je proclame que la mienne n'exista que du jour où un de vos collèges l'eut exercée par d'horribles tourments. Par delà l'âge d'airain des quatorze mois de ce collège, la tiédeur, qui a été maudite, comme mon dur Maître savait mau- dire ; en deçà, Rome sentie, Rome vécue, Rome luttée, Rome efficace et jusqu'au pourpre port. Celui-là ne se croyait pas si précis qui m'écrivait : « Vous avez fait de tout cela un buisson ardent ». Oui, un buisson ardent, c'est-à-dire l'apparition de Dieu. Mais Dieu au milieu des flammes.

Insensiblement, le jour donne lieu à la nuit. On voit briller des petites Jiaqucs d'eau, bleuâtres, comme des morceaux de ciel

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cassé. L'odeur de l'herbe humide et de la boue se fait plus drue. La lumière du couchant héroîse les êtres. Depuis la clarté de l'or jusqu'au sombre hâle brun de brique^ les visa- ges portent toutes les couleurs du feu.

Voici le soir, voici la grande nuit fraîche, la nuit au grand corps, ardente de fraîcheur. Vous rentrerez dans la nuit faite ; tous les réverbères seront allumés. Allons, rompez ces jeux. Dites que c'est l'heure. Donnez ce coup de sifflet qui perce encore mon passé comme un cri... ÇA soi-même, pendant que l'abbé fait cesser les ;Vmx.) Est-ce que j'ai parlé ? M'a-t-on entendu ? Calme était mon cœur quand je vins, sous les grands arbres, auprès de mon chien aux dents blanches. Depuis longtemps ma lèvre était serrée sur l'im- mobilité de ce cœur rigoureux, si fort qu'une petite plaie lui était venue qui jamais ne put se faire cicatrice. Et voici qu'au fond de moi-même un visage s'est rouvert auquel j'avais fermé les yeux. Il s'est rouvert, il m'a souri, il m'a fait lourd comme l'éponge pleine. Et j'ai eu froid, et ma lèvre a tremblé. O ma faim ! ô ma soif ! jusqu'au dernier jour, jusqu'au dernier jour. Et que vous me soyez douces encore, dans les ténèbres.

L'abbé, revenant. — Ils vont changer de vêtements dans la maison de la Pompe à feu...

On entend les roulements de tambours des jeunes soldats du Mont-Valérien, qui s'exercent sur les berges du fleuve.

Moi. — J'en vois un, tout là-bas, dans la poussière vio- lette, vers Suresnes. Tandis que tous les autres se rassem- blent, lui s'écarte toujours de plus en plus. Seul, ivre du soir, de l'angoisse du crépuscule, il court après le ballon de toutes ses forces, et quand il Ta rattrapé il l'envoie plus loin, et le poursuit encore, comme condamné à un supplice fabuleux qui l'empêche de plus jamais s'arrêter, comme pris d'une démence divine. Jusqu'où ira-t-il ? Est-ce qu'il est protégé ? Je prierais pour lui si j'étais son père.

L'abbé. — On ne le voit plus.

Moi. — J'en vois deux qui portent un poteau de but

�� � ^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISB

qu'ils ont enlevé, l'un à un bout et l'autre à l'autre bout. Je ne vois que leurs ombres. Ils marchent au même pas, pesamment. Ils ont l'air de brancardiers. L'abbé ne dit rien.

Moi. — J'en vois encore, là-bas. Quelles petites taches <ians cette étendue ! De si loin, on ne croirait pas qu'ils ont des âmes. J'en vois qui s'enfoncent sous bois, à la file indienne. Pourquoi sont-ils penchés comme cela en avant ? On croirait qu'ils ont le sac au dos.

Encore un silence. Les divisions d'un des collèges s'ébranlent.

L'abbé, à voix basse. — Vous aussi alors vous y aviez songé, qu'un jour, dans quelques années... Moi. — J'y songe sans cesse. L'abbé. — C'est affreux ! C'est affreux ! Moi. — Soyons tous forts.

Ils regardent eficore un petit temps.

L'abbé. — Allons, mon cher ami, au revoir. Moi. — Au revoir. Ne les laissez pas avoir froid.

Dans l'ombrCy à mesure qu'elles arrivent sur la route, les divisions en marche se mettent au pas cadencé.

Octobre ip2i.

HENRY DE MONTHERLANT

�� � ANDRE GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS

��Nous possédions des études sur les livres ou le style d'André Gide ; personne ne s'était encore aventuré à tra- cer de lui un portrait tant soit peu poussé. Il faut nous en féliciter, car si le travail eût été fait par un autre, Gide ne se serait sans doute pas avisé de réunir en une image d'ensemble les traits épars de sa pensée ; et comme per- sonne ne le connaît aussi lucidement qu'il le fait lui- même, nous aurions fort perdu au change. C'est en effet un portrait véritable que présente ce volume de Morceaux- Choisis ', non pas recueil des plus belles pages, mais des pages les plus significatives, de celles qui marquent le mieux la direction d'une œuvre et sa couleur. Mosaïque, si l'on veut, dont seulement quelques rares fragments avaient dès l'origine un caractère autobiographique ; tous les autres, empruntés à des œuvres d'imagination ou à des polémiques, y remplissaient leur rôle propre^ et ce n'est qu'indirectement, par raccroc, d'une manière désintéressée pourrait-on dire, qu'ils fournissent un renseignement sur l'auteur. Les témoignages qu'invoque André Gide n'ont pas été formulés pour la circonstance : c'est une garantie de bonne foi ; il en est qui sont vieux de trente ans : et c'est l'as- surance d'un recul suffisant pour distinguer les traits perma- nents de ce qui pourrait n'être que jeux de physionomie.

I. André Gide, Morceaux Choisis, éditions de la Nouvelle Revue Française.

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Un point frappe dès l'abord le lecteur même le plus familier avec l'œuvre de Gide : le puissant enrochement de cette œuvre dans le sol national et les multiples veines qui la relient à tous les grands gisements^ à tous les grands problèmes de notre époque. Parce qu'il s'est de bonne heure opposé à ce que la théorie barrésienne de l'enracine- ment provincial présente de vieillot, d'étouffé, de dépri- mant pour une jeunesse qui n'a pas répudié tout courage d'esprit et toute hardiesse de tempérament, parce qu'il a écrit : « Né à Paris, d'un père U:(élien et d'une mère Normande, où vouUâ^-vohs, Monsieur Barrés, que je m'enracine? J'ai donc pris Je parti de voyager... » on a trop vite oublié, ou feint d'oublier, qu'il ajoutait : « Entre h Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me veux d'autant plus Français que je ne h suis pas d'un seul morceau de France. » Je sais bien que ces pages choisies me parviennent avec une carte de visite où je lis : André Gide, en voyage... C'est avec des matériaux de cette sorte qu'on bâtit les légendes ; et si on lui a ifait celle d'un homme détaché, fuyant, nomade, reconnaissons que Gide s'est parfois amusé à donner le change. Mais ce serait n'être guère de chez nous que de ne pas savoir reconnaître, dans les mouvements d'un esprit aventureux, ce qu'il peut y avoir de sourire, d'impatience ou de boutade. Gide écrivait à Barrés : « Votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire », en quoi il ne se montrait peut-être ni Languedocien ni Normand, mais bien d'un peuple qui comprend des Bretons et des Alsaciens. Il écrivait encore : « A force de vouloir paraître Français, certains perdent toute grâce à l'être ; le plaisir d'être Français diminue à devenir contraint ; on l'est malgré tout, lorsqu'on l'est ». Et il ajoute : « Je consens que plus je serai Français plus je serai moi-même ; mais je sais aussi que plus je serai moi-même, plus je serai Français. »

On ne peut prendre position plus nette en son pays, en soi-même et hors de tous les partis. C'est là justement ce que les gens de parti jamais ne pardonnent. Quoi de plus

�� � ANDRÉ GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS 45

cuisant que les critiques d'un liomme qu'on ne peut accu- ser de prévention puisqu'il se permet parfois la louange ? N'osant le traiter ni de sot, ni d'imposteur, on tâche de s'en tirer en le traitant de versatile. Et pourtant si quelque chose surprend dans les pages de ce livre consacrées aux. questions générales, c'est l'unité du point de vue, c'est la. fidélité de l'auteur à ses prémisses. Qu'il s'agisse de France,. d'Allemagne, d'hérédité, de morale, d'écoles, d'influences, partout on reconnaît l'empreinte de la même personnalité et le jeu de la même raison. Quels qu'eussent été les pro- blèmes abordés par Gide, on acquiert la certitude que cet ingénieux esprit ne les aurait pas attaqués par la surface, mais par le noyau, et que tout ce qu'il y a chez lui de souplesse et d'invention il l'aurait utilisé à mieux atteindre le point le plus résistant de l'obstacle. D'autres font plus de bruit, soulèvent plus d'étincelles et de poussière, mais ils n'ont pas cette prise vigoureuse que donne la sûre intel- ligence des endroits où se trouvent les centres vitaux. — L'esprit de Gide est fort éloigné de l'esprit politique, non point parce que la politique est la science du possible et que la pensée de Gide manquerait de réalisme (je voudrais démontrer, tout au contraire, qu'elle a horreur de l'abs- traction) ; mais parce que la politique est aussi la science du compromis et que c'est justement devant cette nécessité là que Gide se dérobe. Pourtant rien non plus chez lui qui rappelle cet « au-dessus de la mêlée » que l'extrémité du péril nous a rendu odieux. Il ne traite nulle question où nous ne le sentions engagé, où il ne pose comme en- jeu ce qui lui tient le plus à cœur. Peu d'hommes sont plus incapables que lui de se donner à moitié, de s'inté- resser tièdement. C'est le secret de sa force là où il inter- vient ; c'est aussi la raison pour laquelle il refuse d'inter- venir plus souvent. Et c'est tout à la fois l'explication de son ascendant sans rival sur certaines natures et de son effacement aux yeux du grand nombre.

Une pensée n'a sur le public d'action directe que dans la

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mesure où elle consent à revêtir une forme oratoire^ c'est-à- dire où elle renonce à convaincre et s'efforce de dominer. L'orateur prie, adjure, menace ; ce qu'il faut qu'il obtienne, par force ou par douceur, c'est une capitulation de ceux qui l'écoutent. Dans cette pression, dans cette violence, dans ce désir de troubler l'auditeur pour surprendre son acquiescement, il y a une indiscrétion, une déloyauté qui déjà froissait Montaigne. Dans combien de pages des Essais ne proteste-t-il pas contre cette outrecuidance qui prévient le jugement de l'auditeur et en compromet l'honnêteté ; combien il a horreur lui-même de peser sur autrui. « C'est par manière de devis que te parle de tout, et de rien par manière d'advis,... pour esclaircir vostre internent, non pour l'obliger. Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. » Certes je vois tout ce qui sépare l'attitude d'un Gide, qui est d'abord artiste, de celle d'un Montaigne, qui est d'abord amateur de pensées. Le premier est nécessairement plus engagé dans sa sensibilité ; il n'aspire pas du tout à cette liberté pres- que inhumaine où l'autre met toute son application. Mais ce qui les rapproche, c'est ce goût de ne faire appel qu'au bon sens et au « courage ».

Les phrases de Gide sont toujours de plain-pied ; je veux dire qu'il ne les entasse pas, à la façon des orateurs, de telle sorte que la dernière, celle qui se trouve tout en haut de la période, tombe sur la tête de l'auditeur avec une force qu'elle ne doit pas à son propre poids mais à la hauteur d'où on l'a lancée. De même pour ses arguments : il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir. Il ne parle pas à des inférieurs mais à des pairs, et ce qui pourrait passer pour manque d'égards à l'adresse d'esprits qui ont besoin de ménagements constitue la plus belle, la plus rare marque d'estime, celle qui doit flatter un honnête homme à l'en- droit le plus délicat de sa fierté. « Je suis las de feindre d'édu- quer quelqu'un, s'écrie-t-il à la fin des Nourritures. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi? Nathanaël, jette mon livre; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée

�� � ANDRÉ GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS 45

par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela ». Non, Gide ne cherche pas à entraîner des disciples, mais à susciter des hommes ; et il sait qu'il ne faut pas trop tarder à laisser le jeune nageur se tirer d'affaire en pleine eau.

Il y a, chez le véritable aristocrate, une humiliation personnelle à voir domestiquer un de ses égaux. La marque du collier à une nuque qu'il croyait née pour l'indépen- dance le blesse dans le respect qu'il se doit à lui-même ; et, plutôt que d'asservir à son tour, il aime encore mieux ne pas faire valoir ses propres droits. Ses amis sont avant tout des compagnons de jeu ; il les veut de bon sang et de bonne culture, mais capables de lui tenir tête, de lui ren- voyer la balle la plus difficile, de le défier au saut des obsta- cles que, seul, il aurait tournés. Et si son attachement pour eux se pique d'une loyauté jalouse, il ne comporte pas cet appuiement de l'un sur l'autre auquel leur faiblesse contraint des êtres plus débiles. Si son humeur le pousse à la solitude, il peut y céder sans l'arrière-pensée qu'il jette ses familiers dans la misère et le désarroi ; il leur sait assez de ressource pour tirer profit de la séparation, comme ils en tiraient du commerce amical. « Nathanael, à présent, jette mon livre. Emancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-mot ; maintenant tu m'impor- tunes ; tu me retiens; T amour que je me suis surfait pour toi m'occupe trop... » Dures paroles, assurément, et qui tueraient tout ce qu'il peut y avoir d'alangui dans un attachement; mais paroles salubres, où un rien de bravoure ne messied pas et qui mettent une sorte de virile coquetterie à montrer moins d'émotion qu'elles n'en cachent peut-être en réalité.

Il n'est pas étonnant qu'une discrétion si hautaine décon- certe par un temps de vie chère où les luxes intellectuels prennent si vite un air de prodigalité. Dans la concurrence de ce lendemain de guerre, on n'a pas le moyen de faire les délicats. Un ton impératif passe pour une marque de force ; la prudence dans l'affirmation devient pusillanimité. Que cette prudence reste nécessaire dans les laboratoires.

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on le concède, mais comme l'infirmité de la science plutôt que sa vertu. La guerre a développé une promptitude de riposte, par suite de quoi la discussion, qui pouvait être moyen d'investigation, n'est plus qu'épisode de lutte. La réflexion même n'est plus qu'une phase de la tactique. Qu'en ces sortes d'escarmouches vous puissiez trouver avantage à être vaincu, pour peu que ce revers vous débarrasse d'une idée mal venue ou d'une prétention erro- née, voilà qui n'entre plus dans beaucoup de cerveaux. On rit à la pensée que telle découverte morale, telle exploration dans les replis des sentiments ne puissent se faire, tout comme les découvertes scientifiques, qu'avec des précau- tions particulières d'isolement et d'impartialité. Ne peser en rien sur le résultat de l'expérience, pas même par un désir qui risquerait d'en fausser l'interprétation, c'est la loi majeure des recherches exactes, celle qui ne pardonne aucun manquement. Or n'est-ce pas l'inconsciente applica- tion de cette règle d'or à un autre ordre d'investigations que définit Ménalque lorsqu'il dit : « Je me suis fait ductile, à Vamiahle, disponible par tous vies sens, attentif, écouteur jus- qu'à ne plus avoir une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de protester devant rien. »

Dans cette période de l'élaboration intellectuelle, il importe qu'aucune arrière-pensée, qu'aucune intention n'intervienne. On a reproché à Gide d'admirer ce mot de Renan : « Pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence. » Impertinence de dilettante ? Bien plutôt scrupule d'un homme qui sait quels lointains contre-coups tout geste provoque, au point que ses mouvements en sont gauchis. C'est une des préoc- cupations qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Gide que ce souci de se ménager des zones de solitude et de silence, où sa pensée puisse se fortifier comme un jeune cheval auquel on se garde d'imposer trop vite des far- deaux. Quelle autre explication donner à ces longues

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époques de maturation, où se détournant du public et barricadant les abords de sa pensée, il semblait vouloir rendre ses livres inaccessibles à ceux qu'un désir véritable ne porterait pas à les rechercher? «/^« vins à comprendre, dit un de ses personnages, que la parfaite sincérité, celle qui fait selon moi F être le plus valeureux, le plus digne, la sincérité non point seulement de l'acte même, mais du motif, ne s'obtient qu'avec l'effort le plus constant, mais le moins âpre, qu'avec le regard le plus clair — f entends par là le moins suspect de complaisance, et qu'avec le plus d'ironie, »

Plus nous avons mis d'héroïsme, pendant quatre ans, à gâcher toutes richesses, à jeter pêle-mêle les matériaux dont il fallait faire mitraille, plus il importe que quelque part idées et sentiments soient décortiqués à nouveau, triés, distillés, ramenés par l'analyse à leur état de pureté. Ce n'est pas, dira-t-on, de telles alchimies qui reconstitueront la force d'un pays. Elles ne s'en targuent pas plus que l'affûteur du rabot ne prétend être l'artisan du meuble. Mais qui dira le prix du rayonnement que peut répandre dans un esprit le parfait cristal d'une seule idée claire, et quel tranchant donne à Tintelligence d'une nation la seule présence de quelques hommes habiles à distinguer rigoureu- sement ? Pour invoquer encore une fois l'exemple de Mon- taigne, on aime à se souvenir que, dans les difficultés d'une ère troublée, il sut être de bon conseil et de bon service, qu'il remplit à son honneur de délicates missions auprès des princes. N'est-ce pourtant pas lui qui éludait avec une si jolie désinvolture les a conséquences » de ses paroles : « fe ne .serais pas si hardy à parler, s'il ni appartenait d'en estre creu ».

Est-ce à dire que Gide se désintéresse de l'influence qu'il peut exercer ? Assurément non. Mais sur qui et de quelle manière, tout est là. Dans une excellente conférence sur le rôle de l'influence en littérature (on regrette de n'en trouver aucun fragment dans ces morceaux choisis), il a montré comment les natures fortes trouvent partout ali-

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ment et fécondation, et précisément dans ce qui leur est le plus étranger. Les forts ne sont reconnaissants qu'aux impul- sions qu'on leur donne ; ils en veulent à un livre qui les accompagne trop jalousement, qui veille sur leurs pas jusqu'au bout. Ils ne demandent rien de tout élaboré, mais de beaux prétextes au labeur. L'influence à laquelle Gide peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer les forces auxquelles il fait appel, il les repré- senterait sans doute par des parallèles plus souvent que par des lignes convergentes. De là son extrême répugnance, dans ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à prendre parti. Il sait bien que, si l'art qu'il préfère est fils de l'esprit critique plus que de l'imagination, c'est par les idées que cet art vieillira le plus vite, si elles n'ont pas su se muer en sentiments et en personnages. (Il analyse quelque part très finement le prestige par lequel Stendhal, pourtant si loin de lui, ne manque jamais de le captiver : « Je me refuse sans cesse à Stendhal; je ne ferais que de V ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ; pivlongée, sa société me serait mortelle ; mais c'est toujours d'un visage nouveau que me sourient Mosca, Fabrice, et la duchesse... Le grand secret de cette diverse jeunesse, c'est que Stendhal ne veut proprement rien affirmer. »)

Gide sait aussi qu'il faut laisser la porte ouverte à l'ini- tiative des meilleurs lecteurs et que, si quelque chose décourage l'intérêt de la postérité, ce n'est pas les brèches qu'elle peut trouver dans une œuvre, mais bien plutôt sa trop méfiante fermeture. Que d'auteurs ont cru se bâtir des citadelles, qui n'ont fait que s'emmurer, et si étroite- ment que même les pilleurs de tombes ne se sont pas souciés de leur rendre visite. Nulle œuvre moins fortifiée que celle de Gide^ moins close à tous les vents. Nul auteur qui se préoccupe moins de masquer ses points découveris. Sans cesse il offre prise, et si ouvertement que les politi- ciens se croient en présence d'une ruse de plus. Cepen-

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dant pas de meilleure preuve que Gide ne vient pas se mesurer sur leur terrain.

Cette négligence à se garer est une prudence esthétique ou mieux une supérieure justesse de l'instinct. Mais quand bien Gide ne serait pas artiste, la seule logique imposerait à ce qu'il écrit un ordre par juxtaposition plutôt qu'un ordre déductif. A cela deux raisons : le relativisme de sa pensée, c'est-à-dire sa conception de la vie sous forme d'un éternel changement, et ses antinomies, c'est-à-dire la substitution du dialogue ou du drame au monologue intérieur.

De bonne heure le spectacle de la vie agricole a fait de la notion d'assolement une de ses idées-mères, et les études d'histoire naturelle ont fourni justification et for- mules à plusieurs de ses plus justes intuitions. Usure du terrain où croit longtemps une même espèce déplantes.; indolence des jeunes racines qui ne sont jamais émondées ; d'où bénéfice de la transplantation pour le jeune arbre ; et, pour le jeune homme dont on prétend faire un sujet de choix, profit au dépaysement, au voyage. Etoufiement des espèces rares par les plus communes ; traduisez : préca- lité des formes exquises de la culture. Apparition de variétés nouvelles chez les sujets les plus malingres d'un semis, plus souvent que chez les robustes; traduisez encore : uti- lisation de l'accident heureux, bon usage des maladies, apport de l'être d'exception dans l'harmonie générale. On pourrait multiplier les exemples, mais à la clef de toutes ces considérations on trouverait un sens profond du rythme vital, croissance et vieillissement, flux et reflux. Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus d'existence que les sociétés, répulsion à détruire quoi que ce soit, eftort pour intégrer dans le chœur les voix discordantes, sympa- thie pour toutes les forces, nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte. De même qu'il proteste contre ceux qui voudraient réduire la France à un seul de ses éléments constitutifs, à l'élément latin par exemple, de

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même il lui paraît folie de rejeter quoi que ce soit du concert européen. S'il y a un mysticisme chez Gide, c'est Yamor fati par lequel il se persuade que toute expérience, toute traverse^ toute épreuve sont faveurs du destin à qui sait bien les recevoir. « J'aime, dit-il, tout ce qui met Thoiume en demeure de périr ou d'être grand . » Optimisme qui n'est pas un mol oreiller, mais accessible à ceux-là seulement qui n'ont pas peur, qui ne subissent pas les événements avec passivité et chez qui la curiosité est une forme de courage. Comme il parle bien de cette audace, de cette avidité de l'esprit et des sens, qui malgré tant de déboires arrache obstinément Sindbad le Marin à un bien-être trop facile, « désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. »

On comprend qu'un tel point de départ rende tout dog- matisme impossible. Il y a constance dans les lois de l'esprit, il ne peut y en avoir dans leur application. Ce qui était opportun ne peut le rester indéfiniment. Tout mouvement retombe, toute théorie s'épuise, toute affirmation au bout d'un temps réclame son contraire. On a traité Gide d'héré- siarque, mais il aurait tout aussi bien inventé l'Eglise si les hérésies avaient manqué de contre-poids. En politique évi- demment, mais en art niême, on ne peut donner une posi- tion fixe au gouvernail. Parlant de l'extrême civilisation latine, Ménalque dit : « Je peignis la culture artistique montant à Jleur de peuple, à la manière d'une sécrétion, qui d'abord indi- que pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se dur- cit, s'oppose à tout parfait contact de l'esprit avec la nature, cache sous l'apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit gêné languit et bientôt s'étiole, puis meurt. Enfin poussant à bout ma pensée, je montrai la Culture, née de la vie, tuant la vie. » Or puisque toute civilisation dégage des toxines qui peu à peu l'empoisonnent, et qu'aucune ne peut prétendre à se prolonger indéfiniment, une angoissante question effleure en certains jours quiconque n'est pas aveu- glé d'infatuation nationale — et Gide ose la poser : dans le

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monde neuf qui s’édifie autour de nous, notre propre civili- sation sera-t-elle encore longtemps prolongeable ? Il répond avec une confiance que certains peuvent trouver sacrilège, mais qui est un hommage à notre vitalité : « Tout ce qui repré- sente la tradition est appelé à être bousculé et ce n’est que longtempt après que l’on pourra reconnaître^ à travers les bouleversements i la continuité malgré tout de notre tempérament, de notre histoire. C’est à ce qui na pas eu de voix jusqu’alors de parler. C’est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre F Allemagne qu’en nous retranchant derrière notre passé. Si la France n^est plus capable de nouveauté, pour qui serait-ce quelle lutte ? »

Cette notion de continuité dans l’alternance, de rythme dans le temps, est familière à tous les esprits que la vie intéresse plus que les doctrines. Mais elle se comphquechez André Gide d’un rythrne intérieur qui lui est particulier.

Quand, après un roman et des traités d’une tonalité religieuse, méditative et un peu abstraite, parurent les Nourritures Terrestres, on trouva naturel que le jeune homme trop sage s’avisât de jeter sa gourme. Quand il donna y Immoraliste, on le considéra comme endurci et l’on s’en consola. Par la Porte Etroite il parut rentrer au bercail, ce qui était encore dans l’ordre. Mais le Retour de l’Enfant Prodigue fit les gens s’entre-regarder. Que signifiait cette nostalgie et cette approbation du vagabondage chez celui que le baiser de la Mère faisait pleurer de tendresse et qui avait si chèrement acheté la réconciliation ? Survinrent les Caves^ et l’on ne douta plus qu’on ne fût en présence d’un relapse. Mais voici la Symphonie Pastorale, et l’on désespéra de com- prendre. Croyants et libres penseurs, également déçus, criaient à l’infidélité, à l’inconstance, à la perversité. Un homme qui n’a pas fait honneur, ce jour-là, à son intelligence souvent si haute, disait de Gide : « Son esprit, son talent^ son tour d’imaginalian sont d’une coquette achevée ; ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferPi qu’à la faveur d’une pénombre officieuse et d’un propice clair 52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

obscur. » On se fût épargné bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les pages les plus ivres des Nour- ritures et en comprenant que des accents d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur, même prodigieu- sement doué, ni chez un être exceptionnellement réceptif mais falot et la proie du vent.

Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres, la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son imagination travaillait autour de deux pôles et sa cons- cience prenait l'habitude de deux mouvements complémen- taires : l'un de repliement, l'autre d'expansion. Il est vrai- semblable que, dans la joie première de la découverte, il dut se laisser aller à cette double attirance, à. cette obligation double, sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l'une de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste. Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une auraient célébré la vic- toire d'un vigoureux esprit sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide, tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement sa grandeur.

La pensée moderne sous toutes ses formes n'est guère que la combinaison, à des dosages infiniment variés, d'élé- ments chrétiens et païens. Rares sont les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions médianes où l'Eglise semi-pélagiennc côtoie un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté, que de priser en toute créature ou en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et se refuse plus encore que

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ce qu'elle a de général et de conciliant. Il n'était pas moins dans son caractère de ne rien consentir à répudier qui puisse mener l'homme à un haut degré d'excellence. Ne voulant rien affaiblir et rien abandonner, il se condamnait à vivre au point où les deux tendances se heurtent, à deve- nir lui-même un des lieux où le drame se joue entre elles.

On rencontre chez Walter Pater quelque chose qui rap- pelle cette attitude d'esprit. Dans la manière dont il parle des hommes de la Renaissance, d'un Pic de la Mirandole par exemple, on retrouve cet effort pour conserver, dans tout l'é- clat du renouveau païen, le plus exquis du christianisme. Mais l'analyse de Pater garde un caractère cérébral ; chez Gide le conflit s'enfonce dans des régions autrement pathétiques.

Si le dialogue n'est pas la forme la plus naturelle de son écriture, il est le mode le plus spontané de sa pensée — j'entends un dialogue qui n'est pas un artifice d'exposition, comme chez les deux bonshommes qu'aimait à faire conver- ser Rémy de Gourmont et qui, parfaitement d'accord dès le début, ne s'appliquaient qu'à mettre en valeur la pensée tout unilinéaire de leur patron ; non, un dialogue entre deux antagonistes qui, dans l'amour ou dans la haine, s'efforcent chacun de dominer l'autre et pour aucun des- quels l'auteur n'a parié. Et comme certaines causes sont trop vastes pour pouvoir s'exprimer en répliques alternées ou pour cohabiter dans un même récit, ce sont des livres entiers qui se répondent en un dramatique débat.

Tantôt la parole appartient au christianisme, à celui qui trouve sa grandeur dans l'humiliation de l'orgueil humain, christianisme sans volupté ni complaisance, qui n'est jamais las de dépouiller le corps au profit de l'âme et le monde au profit de Dieu. Tantôt au contraire c'est l'orgueil qui s'exalte, qui rompt les barrières et se dicte ses propres lois, poussant l'audace jusqu'aux confins du crime, les dépassant même. Saint Augustin ou Pascal ne refuseraient pas d'accueillir Alissa comme leur fille spirituelle et Nietzsche sourirait avec tendresse à Lafcadio. Certes Les

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démons qui tourmentent Saûl ou ceux qui rôdent sous les noms de Ménalque, de Protos, d'Edouard mettent en œu- vre de terribles séductions ; ils savent prendre l'éloquence et la beauté de Lucifer ; leur courage ne le cède qu'aux plus braves. Mais c'est manquer de respect à Dieu que de lui opposer des diables ridicules dont les petits enfants même n'ont pas peur. En vrai manichéen^ Gide n'a garde de déprécier le rôle de Satan ; mais il lui impose de telles exigences^ il ne lui reconnaît sa part de royauté qu'à des conditions si ardues que pour un peu il lui enseignerait la vertu, (f Ce gue j'attends de vous, dit un des tentateurs à Laf- cadiO;, c'est le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. L'émotion gêne ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on l'élude, ou que seu- lement elle diminue. » Le même personnage dit ailleurs : « L'habitude et le besoin d'une discipline me laissaient entrevoir, échappé de la règle commune, tout autre chose qu'un simple abandon et qui -me permettait de hausser les épaules lorsque je m'entendais accuser de n'écouter plus désormais que l'incitation du plaisir. Et cette règle nouvelle que je m'imposais : agir selon la plus grande sincérité, impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte ^ue jamais je ne ni apparus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé de ne plus l'être, je veux dire : de ne l'être plus qu'à ma façon. » Un écrivain n'est corrupteur que s'il fleurit fallacieu- sement le chemin défendu, s'il en dissimule les fondrières et l'aboutissement. C'est ce qu'on ne peut reprocher à Gide. Est-ce à dire pour cela que son immoralisme soit de tout repos ? Il n'y prétend pas. Mais la contrepartie ne l'était pas non plus, cette âpre et mortelle recherche de Dieu, où tant de protestants comme de catholiques refusèrent de reconnaître la porte même la moins large de leur religion.

Et cependant, malgré tant d'antagonismes intimes, l'œuvre de Gide n'est pas celle d'un esprit tourmenté. C'est même celle d'un homme qui conserve, parfois à la stupeur des gens sérieux, des disponibilités de fantaisie et le goût

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du jeu. Mais tant de liberté ne lui est pennise que parce que son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une conscience sereine. Ce n'est pas le lieu de parler de de cet art ; les Morceaux Choisis n'essaient pas d'en donner une idée complète, bien qu'ils en montrent les directives. C'est dramatiser à l'excès l'image de Gide que de ne pas balancer tout ce qui a été dit dans les pages qui précèdent, par une étude de son classicisme. L'un ne va pas sans l'autre, n'est pas intelligible et harmonieux sans l'autre. C'est la certitude esthétique qui a rendu possibles tant de perplexités morales, et celles-ci à leur tour empêchent la sclérose de l'art, lui assurent un perpétuel rajeunissement, font que nous ne cesserons jamais de regarder avec attente vers les nouveaux livres que Gide pourra nous donner. Une langue si mesurée, si claire, si aisée n'implique pas nécessairement une pensée sans trouble, mais elle suppose un calme, une maîtrise de soi, un plaisir au travail qui sont déjà une forme du bonheur. Chez ceux qui ont la passion de leur métier, c'est dans le métier même qu'il faut chercher en dernier ressort le plus certain de leur morale et de leur paix intérieure. A vouloir considérer, en dehors des œuvres qui les enveloppent, les tendances de Gide, on leur prête sans le vouloir quelque chose de tendu, de heurté, qu'elles n'ont point. Je me reprocherais cette trahison si je ne pouvais supposer, chez tous les lecteurs de cette revue, la familiarité avec des paysages pour lesquels cette analyse ne cherche qu'à dresser un plan schématique. Quelques hachures représentent une chaîne de montagnes; elles n'en disent ni la couleur, ni la lumière, ni le climat. Gide veut que l'œuvre d'art soit le dernier refuge du plaisir, et ceux qui détestent le plus sa pensée ne peuvent se défendre de goûter dans ses livres ce qu'il considère comme la lin dernière de l'art :

ordre et beauté, Luxe, cahiie et volupté.

JEAN SCHLUMBERGER

�� � LA NUIT DES SIX JOURS

��Depuis trois soirs on la voyait. Elle était seule, sauf pour les danses, qu'elle ne manquait pas mais avec le professeur ou des copines. Quand on l'invitait, elle refusait ; moi comme les autres, bien que je fusse venu pour elle, et elle le savait. Ce n'était pas son dos lacté, sa robe de jais, trem- blante pluie noire, un excès de bijoux d'onyx, dont des yeux étirés et noués aux guignes de l'oreille ; c'était plutôt son nez aplati, le bondissement de sa poitrine, son beau teint juif de vigne sulfatée, cet isolement un peu louche. Et aussi, plu- sieurs fois par soirée, de curieuses manœuvres vers le lavabo et le téléphone.

Elle payait ses consommations et non le maître d'hôtel. Elle allait des boissons courtes aux boissons longues. Ce furent, ce troisième soir, entre minuit et deux heures, deux champagnes, six anisettes et un carafon de fine 67, sans compter les cure-dents et les amandes vertes.

Elle monta au téléphone ; moi derrière elle.

« C'est Léa. Avez-vous du bon lait ? Ça roule ?... Pas de point de côté ? Il a mangé ? Ah... ? Au biberon ? »

Nous nous connûmes davantage dans le cadre du lavabo sans eau, souillé de pétales, de chalumeaux, de poupées rompues, de cocaïne, de rendez-vous et de poudre Rachel. Elle se considérait sans pitié sous la lampe jusqu'à se baiser sur les lèvres dans la glace. Sur la buée de cette haleine j'inscrivis mon cœur. Elle haussa une épaule.

Elle avait un corsage noir sur lequel des fonctionnaires chinois d'argent se consultaient au seuil d'une pagode.

�� � LA NUIT DES SIX JOURS 57

« Rien à louer ? demandai-je^ en posant mon doigt à la porte de la pagode, chaque fois que le motif s'en répétait sur sa poitrine. Elle se redressa comme une majuscule :

— Ça vous prend souvent ?

La dame du lavabo, qui s'essuyait les mains à un pardes- sus, fit volte-face et pour moi intercéda.

— Oui, vous avez l'air d'un gentleman, dit Léa. Mais quand je suis schlass, je me trompe toujours.

Du balcon, à mi-corps hors des archets dressés, on voyait les nègres en costume de plage mastiquer à vide, trembler d'un paludisme sacré. Des iris de cuivre tordu, boutures du métro, éclairaient des paysages de Seine, non plus malme- nés par les usines, mais inondés de poésie et où des nus frileux se rinçaient. Pressés corps à corps dans la cuve des valses les danseurs talonnaient. La salle sentait le bouillon- minute, l'œuf couvi, l'aisselle et « Un jour viendra ».

— Où habitez-vous ? lui dis-je. Je vous aime. Elle ouvrit les yeux comme des œufs sur le plat.

— Tu charries ou t'as 1' béguin ?

— Les deux, comme toujours, à la fois. Elle, inévitablement :

— Il me semble vous avoir vu déjà quelque part ?

— Vous êtes ma sœur, dis-je en baisant sa robe, et indis- pensable.

Je dus lui apparaître hardi, méprisable et dénué de libre arbitre. Elle se dégagea :

— Vous avez l'air bien pressé.

— Non, mais tout ce que je fais, je le fais vite et mal, de peur de cesser trop tôt d'avoir envie.

— Il va être deux heures, il faut que je me débine.

— Pas avant que vous m'ayez dit pourquoi vous dispa- raissez à chaque instant ? Vous en vendez ?

— Pas souvent, répondit-elle.Je ne tiens pas à tirer cinq ans.

— Alors ?

— C'est pour avoir des nouvelles de mon ami, qui tra- vaille.

�� � 58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Qu'est-ce qu'il fait, votre ami ?

— Il est stayer... Un six dayman.

?

— Il court les Six Jours, quoi. Vous n'avez jamais entendu parler de Petitmathieu. D'où sortez-vous ?

D'un geste elle s'enveloppa de quatre-vingt dix-huit lapins blancs.

— Je ne fais pas veiller mon cocher. Arrêtez-moi un taxi. Direction Grenelle.

Le long d'une Seine recourbée, le compteur kilométrique battit comme un cœur fou. Des perles roses égrenées le long du Cours-la-Reine, des égouts phosphoreux, sa toux sèche, ébauches d'effusions, serments à moi-même de faire cesser les équivoques à partir du Champ-de-Mars, voitures de choux bleus.

— C'est drôle qu'on fasse surveiller la nuit par la police à cause de ses mœurs.

Grenelle. L'eau plie sous le joug du pont. Des feux rouges pour le parapet des amoureux, des feux verts pour celui des hommes d'affaires. 14 francs 25.

Moi inquiet :

— Vous habitez Paris ?

— Outil, dit-elle. Qui vous cause de chez moi ? Je vais au Vel' d'hiv pour les primes de deux heures.

  • *

Un passage souterrain conduit au pesage. Tapis de « La Place Clichy » levés par les courants d'air. A mi-chemin, ce fut un tonnerre sur nos têtes. Les lattes gémirent. Puis, apparurent le cirque de bois et son couvercle de verre unis par un brouillard divisé en lumineuses sections coniques. Sous des ombrelles émaillées les lampes voltaïques suivaient la piste ; Léa se dressa sur la pointe des pieds, frigide et impériale.

— Vous voyez : jaune et noir... Les Guêpes... l'équipe

�� � LA NUIT DES SIX JOURS 59

des as. Cest Van den Hoven qui est en course. On va réveiller Petitmathieu pour les primes de deux heures.

Des sifflets efBlés coupèrent le ciel. Puis il y eut quatre ■mille clameurs, de ces clameurs parisiennes, du fond de la «orge.

L'Australien tentait un lâchage. Les sprints commençaient. Plus haut que les placards de publicité, je vis les traits tirés, les yeux ardents des populaires. Un orchestre éclata. Latriche chantait. On reprit en chœur « Hardi coco ! » ce qui anima le train. Les seize coureurs repassaient^ sans un écart, toutes les vingt secondes, se surveillaient, en peloton compact.

Le pesage occupait le fond du vélodrome. A chaque extrémité les virages debout comme des murs, que les coureurs dans leur élan escaladaient jusqu'aux mots « la plus homogène des essences ». Le tableau de pointage is'anima. Des chiffres descendirent. D'autres montèrent.

— 4^ nuit. 85^ heure. 2.300 kil. 650.

— Tenez, le voilà, voilà mon chéri qui monte en selle, dit Léa.

Petitmathieu roulait tout seul encore, se dandinant, comme son maillot, jaune et noir, tout frisé, le cou sale, yeux faux de chat,

— C qu'il est bath, pour une quatrième nuit, mon gosse. Le porte- voix nickelé annonça deux primes de cent francs,

que calibra le claquement des pistolets.

— Avançons-nous, le train devient plus dur. Tenez, il nous a vus.

Il m'avait vu. Je tenais la main de Léa. Nous échan- geâmes en un éclair un regard haineux d'homme à homme.

Allongé encore en un fuseau, le bruit se faisait à chaque tour plus bref. A la cloche, ce fut comme une bille lancée et les seize hommes passèrent, projetés sur les lignes droites par les virages tordus.

— Léa, murmurai-je, si nous nous couchions en délices, comme dit ce vieux calviniste d'Agrippa d'Aubigné ? -Qu'est-ce que vous prenez le matin ?

�� � éo LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les hurlements de la foule furent inhumains.

— Vous êtes louf, répondit-elle. Nous les rouler quand ce chéri est là à tourner sur bois : il me semble que je serais une maladie, un fond d'évier, de la boue, si je pen- sais à autre chose qu'à lui pendant ces six jours et ces six nuits.

A l'emballage, ils s'abattirent sur la prime comme des carpes sur un quignon, l'Italien laineux, le géant suisse, les Corses à tête de rempiles et tous les nègres parmi des Fla- mands roux.

— C'est fini : c'est pour l'Australien. La poisse ! Petit- mathieu s'est laissé enfermer, dit Léa. Il va descendre de selle, allons le voir, cet amour.

Le quartier des coureurs avait poussé au bout de la piste, au petit virage. Chaque homme disposait d'une niche en planches avec un lit de camp fermé de rideaux. On lisait en lettres au pochoir: STAND VELOX. EQUIPE PETIT- MATHIEU-VAN DEN HOVEN. Un projecteur éclairait jus- qu'au fond des cabines, permettant à la foule de ne perdre aucun des gestes de ses favoris, même au repos. Les soigneurs allaient et venaient en blouse blanche d'hôpital, parmi des bruits d'assiette, des taches de pétrole et de graisse, compo- sant des embrocations sur des chaises de jardin, avec des œufs et du camphre. Roulements démontés, cadres,- ron- delles de caoutchouc, ouates noires no)'ées dans des cuvet- tes. Petitmathieu était étendu sur le dos, les bras derrière la nuque, livrant au masseur des cuisses poilues à veines for- tes. Celui-ci les tapotait, les rendant molles comme une étoffe.

— Bibendum, permettez qu'on l'embrasse, dit Léa au manager.

Petitmathieu ouvrit l'œil.

— Ça va bien, fit-il de mauvaise humeur, et en l'écar- tant. Laisse lui faire son boulot.

— Tu n'es pas rasé, mon vilain.

�� � LA NUIT DES SIX JOURS 6l

— Fous-moi la paix.

Il y eut un silence. Le peloton passait à la corde, nous frôlant et les ombres s'inscrivaient sur les tentes. Les jambes nues tournaient comme des mécaniques. Van den Hoven en passant nous cria :

— Vivement demain soir !

Je fis la connaissance de Petitmathieu, mais il n'eut pas Tair de me considérer comme présent. Il ronchonnait. Plus souvent qu'on lui apprendrait à se relever pour une putain de prime. Et de cent balles encore. Public de fau- chés ! Des râleux qui viennent avec leurs poules, bien heu- reux encore quand ce n'est pas pour cueillir les femmes des autres.

Ses cuisses étaient maintenant un ivoire mouillé.

— Petitmathieu, debout là dedans ! crièrent au-de«3sus des lions Peugeot, inexorables, les populaires. Mais il fit signe de la main qu'il en avait marre.

Les mécaniciens souillés, avec une barbe de cinq jours, en chemise khaki, bandaient les guidons au fil poissé, met- taient en fliisceaux les roues à vérifier, serraient un écrou.

Petitmathieu ne trouvait pas le bien-être.

— Le ventre, quand vas-tu te décider à me travailler le ventre ?

Le masseur écarta l'élastique de la culotte ; on lut au-dessous du nombril : « ^"^ régiment de. ^ouaves, V^ compa- gnie » et la devise « Tant que ça peut » ; il passa à plat la paume de sa main sur les intestins.

— Sucre-moi les fesses avec du talc.

Ceux que leur équipier venait de relayer, descendaient d-e machine pour dormir deux heures. Les managers les arrêtaient au guidon et à la selle, dénouaient leurs lanières aux pédales, transportaient avec de tendres soins ces pou- lains vers le lit.

Puis tout s'aménagea pour la nuit. Malgré le bruit, des concurrents ronflaient. D'autres le corps hors des couver- tures rigolaient de lit à lit, comme à la chambrée. On

�� � 62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

entendit le souffle des pompes à pneus suivi de l'échappe- ment de l'air comprimé hors des valves.

Comme un gisant, Petitmathieu se tenait toujours sur le dos les doigts ornés d'ongles carrés et noirs et de grosses bagues d'or rouge, croisés sur la poitrine. Léa s'assit à ses pieds et se mit du rose aux joues. Je m'éloignai.

Derrière la baraque, j'entendais Petitmathieu :

— J' t'avais pourtant défendu de foutre les pieds chez Maxim's pendant la course. Léa expliqua qu'elle était trop nerveuse, qu'elle ne pouvait rester chez elle. Elle ne parve- nait pas à s'endormir. Elle ne pensait qu'à lui, qu'à ses belles cuisses qui en mettaient, qu'à sa figure chérie, avec ses petits cheveux noirs frisés, sa moustache à la Chariot, sa mâchoire, ses yeux fixés au pneu d'arrière de l'en- traîneur, qu'à son chandail grenat attaché au cou par des boutons de nacre. En était-il à sa première épreuve ? N'avait-elle pas vécu au télégraphe tout le temps qu'il avait tourné à Madison Square, l'année précédente ?

Ecrasés par ces 105 heures de travail et 2.872 km. 580,- les coureurs tournaient en file indienne, au bruit argentin des billes. Un nègre était au commandement. Certains avaient mis des lunettes. Parfois l'un d'eux cre- vait ou une chaîne sautait. En hâte on réveillait son cama- rade assoupi, on l'asseyait de force sur la selle ; tout en dormant il collait au peloton. La ronde devenait monotone comme en toutes les fins de nuit, où, sauf à l'occasion d'une défaillance, personne ne songeait à « se sauver».

Léa me rejoignit au pesage.

— Cassez-vous. Sans cela il ne pourra pas s'endormir. Tout le temps il nous surveille. Cela le rend fou de savoir que je suis avec quelqu'un et qu'il ne peut pas quitter sa taule. Tant plus que la fatigue augmentera et tant plus qu'il deviendra nerveux.

Ce n'est pas qu'il vous en veuille, il vous trouve même assez gentil, bien qu'un peu demi-siphon, continus-t-elle ; mais c'est après moi qu'il en a. Il ne veut pas que j'aille

�� � LA NUIT DES SIX JOURS ' 6^

chez Maxim 's, ni que je danse. C'est un homme à la redresse.

J'appris aussi que Petitmathieu ne lui permettait que l'Excelsior, la brasserie des coureurs, pour la correspondance et les visites. Là, il était sûr au moins de savoir, à cause des copains et des garçons de café.

J'eus beau lui promettre une surprise, un cadeau, l'hon- neur sauf, je ne pus décider Léa à venir chez moi. J'obtins seulement d'aller lui faire une visite-apéritif, le lendemain. J'avais besoin d'elle. Elle décrivait de jolies courbes grasses, et sa voix rauque, un enchantement, me ravissait. Tant de peau douce, apaisée de baumes, lavée d'onguents, tant de bijoux, de mets précieux, de teintures, de drogues, de ten- dresses, au service de ces cuisses velues, fortes, comme des bielles qui reposaient maintenant enroulées précieusement dans des couvertures. C'était tout un jeu illogique et pour- tant naturel où j'entrais en tiers, qui m'étonnait^ m'irritait, en tous cas me donnait seul la force de supporter ce moment atroce où les amateurs de nuit se voient obligés de s'avouer vaincus.

�� ��Coucher de soleil. Grenadine. L'heure était facile comme l'asphalte. Un apaisement tombait, malgré la brû- lure des amers. J'attendais Léa à la brasserie de la Porte Maillot. Elle descendit de Montmartre, en coupé de louage, vêtue d'un manteau de loutre, vers les apéritifs à l'eau.

— Cela me rappelle ma jeunesse, quand j'ai connu Petitmathieu. J'avais une chambre au mois rue des Acacias.

Mon premier mot fut pour lui demander des nouvelles de la course.

— Un peu fatigué, dit-elle. Maux de reins. Et des coli- ques. Mais l'autre équipe de tête aussi. L'Australien est amoché. Epanchement de synovie. Il laisse ça là. On a fait du sur-place toute la matinée ; du tourisme, quoi !

— Et Van den Hoven ?

— Tourne, comme un sauvage, toujours. Mais pour la

�� � ^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tète, tu sais, pour la combine, il n'y est pas. C'est Biben- dum et Petitmathieu qui sont là pour un coup.

Je m'aperçus que mon plaisir de retrouver Léa n'était plus sans mélange. J'aimais ses mains plébéiennes, ses pau- pières de crêpe gris, ce cœur aride que la force magique- ment ouvrait, mais sans pouvoir oublier la lutte ronde qui continuait là-bas.

Rangées au bord du trottoir, les autos des consomma- teurs épuisaient les formes étranges. Elles étaient des canons, des yachts, des baignoires, des dirigeables. D'autres ne présentaient qu'un châssis hâtivement couvert d'une caisse à Champagne. Leurs maîtres, ces jeunes gens laqués, si beaux, qui attendent les heures derrière une glace, avenue des Champs-Elysées, dans une pièce carrelée où il n'y a qu'un palmier, un tapis de prière et un châssis nickelé. Cela rappelle les dames des bas quartiers d'Amsterdam, derrière leurs vitrines.

Entre les tables, les sommeliers volaient, tenant entre chaque doigt un apéritif noir. Des mécanos en salopette, des cyclistes avec des pneus roulés autour du corps, des pugilistes qui sortaient de chez Cuny.

Chaque homme abordait l'autre avec le geste de sa spé- cialité. Cordialement les bantams se délivraient des cro- cliets dans les côtes, les trois-quarts se plaquaient aux jambes.

Léa était toujours belle, et rebelle. Seule une cravate jaune et noir, aux couleurs de l'équipe, que j'avais achetée spécialement, l'émut. Elle avait un grand chapeau de feutre blanc piqué d'une plume de faisan et des pendants d'oreilles en filigrane qui rappelaient le Far West et les dames qui tirent derrière leur dos dans une glace. Je le lui dis. Je lui dis aussi sans ménagements que je n'étais pas un homme comme Petitmathieu avec pour devise « Tant que ça peut », que je n'avais jamais rien su vouloir six jours et six nuits de suite, que le médecin m'interdisait les bains froids, que mon cœur était une pièce détachée, que les femmes très

�� � LA NUIT DES SIX JOURS G^

maigres avec des cheveux bouclés avaient leur charme.

Elle parut, par contre, capturée quand elle sut que je connaissais les lacs italiens, l'auteur de Tipperary et que j'avais des autographes du Maréchal JofFre. Je me vantai même de posséder dans mon atelier la reproduction exacte d'une tente de chef arabe et de pouvoir lui jouer au violon les Trilles du Diable, de Tartini. Elle me regarda.

— On peut dire que vous n'êtes pas comme tout le

��monde.

��— Merci, Léa. Seules, les femmes vous disent de ces choses ; et pourtant c'est avec elles surtout qu'on est comme tout le monde. ,

On entendait au loin une chasse passer sous les fortifica- tions, et ce cor si mélancolique résonner sous le scenic de Luna Park qui est comme la cale d'un grand paquebot immobilisé dans un chantier en faillite.

��*

  • *

��Je dus m'avouer avec humeur en arrivant le soir même au vélodrome que je ne venais pas moins pour la course que pour Léa ; à l'affichage rien n'était changé. Mais tout de suite il y eut branle-bas. Les six coureurs tournaient en un ruban où se mêlaient le vert, le jaune, le blanc, le grenat,, l'orangé. D'une pédale souple ils usaient les planches polies par le travail, au coup de cloche surveillant les démarras;es.

Petitmathieu était en selle ; il me vit et me fit un sou- rire d'amitié de la paupière gauche ; il y eut une tentative d'échappade vers le km. 3421, à la 131^ heure.

Les balustrades gémirent sous la poussée des populaires surprises pendant le dîner, la bouche pleine.

Le nègre, le nez au guidon, partit en flèche, prit un demi-tour, maintint son avance.

Ce fut la bagarre. Ceux qui soufî"raient d'une chute, ceux qui se tenaient les reins, ceux qui avaient une roue voilée,

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�� � 66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tour à tour furent lâchés, bientôt doublés. Mené par Petit- mathieu, le peloton s'élançait dans le sillage du noir qui commençait à défaillir, tournait la tête ; son coéquipier dormait et ne venait pas ; la foule l'appelait à laide.

— Coco, gueule d'empeigne, à cheval !

Un garçon laissa choir un bock du premier étage. Le hall trembla sous les hurlements, les crécelles, les coups de sifflets, jusqu'à ce que le nègre se redressât, remontât les mains au haut du guidon, « vivant sur sa lancée », témoi- gnant qu'il n'en voulait plus.

Alors, j'allai au quartier des coureurs.

Petitmathieu commençait à dîner de belle façon. Débar- bouillé, rasé, beau gosse dans un peignoir de cachemire, il tenait à la main une côtelette dans laquelle il mordait. Assise sur le bord du lit, Léa le regardait mastiquer, le regard humide et soumis. Il m'offrit une tasse de Champagne et, dans une boite de dissolution, des œuf§ à la neige.

J'étais fier de connaître ce coureur, « un ténor de pédale » disait le programme. Je me prenais à avoir l'orgueil de ses jambes souples, de son endurance, de ses genoux sans bles- sure. Je lui marquai ma sympathie et l'encourageai.

— J'ai ramené la meute, expliqua-t-il simplement. Le nègre à ce train-là n'a pas tardé à être écœuré. Le tout, c'est que la chasse s'organise.

Petitmathieu m'étonnait surtout par son calme, dînant paisiblement, en bourgeois, quelques minutes après cette poursuite, entouré de ses soigneurs diligents, de sa femme aimante, calé dans des coussins, avec, au dos, un paravent à glycines qui lui taillait dans le vide une manière d'inté- rieur.

Léa lui tenait un doigt tendrement et ne disait rien. Je les aimais tous deux également. Je le leur dis.

Nous trinquâmes. Léa récita ce compliment :

A notre santé qui nous est chère à tous

et qu'on a tant besoin

parce qu'avec la santé on peut avoir de l'argent

��

avec de l’argent on peut acheter du sucre
avec du sucre on attrape des mouches.

Petitmathieu m’expliquait son bonheur :

— Ce qu’elle est marrante ! Avec ça, bonne fille. Et quand il faut, les petits plats, les compresses, tout le reste. Et un cocher au mois qui sonne de la trompe et qui connaît les champignons. Pleine d’instruction et de conversation, faisant rire en société. Pour le particulier, une peau avec des veines comme les fleuves sur les cartes de géographie, une tignasse jusqu’aux talons (pas ces trois tifs qu’ont les femmes au jour d’aujourd’hui, et qui ne fatiguent pas le peigne fin), une poitrine urf, du vrai frigorifié ; et puis se mettant au plumard avec application et n’y allant pas que d’une fesse ; se lavant les dents après les repas, prenant les asperges avec une pince exprès pour, et pas de corset :

— Vous verrez, dit-il, quand vous la connaîtrez mieux.

L’orchestre jouait un boston qui était des montagnes russes. De cimes exquises, on était précipité dans les vallées langoureuses des refrains. Des comédiens à mâchoire poudrée arrivèrent, après le théâtre. Ils voulurent danser, mais le peuple les traita de feignants, de crâneurs, de mangeurs de saucisson.

Je laissai Petitmathieu en pleine verve, amusant son public, faisant semblant d’être couché avec Léa dans sa cabine.

Je dus promettre de revenir le lendemain pour le grand coup et de passer la nuit.

Sixième nuit, 158 heure, 3962 k. 570. Même spectacle monotone. Harassés, les écureuils dormaient en tournant ; l’un accrochait une roue et tombait, entraînant les cama- rades. On entendait des cris anglais, des jurons turcs, une clameur parfois, qu’expliquait un abandon ; puis la ronde recommençait. 68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il était très tard. Les sprints de la nuit étaient finis. Les coureurs tournaient, les mains à l'envers, pour se reposer les poignets, enveloppés dans des passe-montagnes, contre le froid nocturne.

Petitmathieu reposait dans sa cage. Van den Hoven faisait son obscure besogne de nuit, laissant à son équipier le brillant travail des dernières heures qui allait commen- cer. J'offris mes services à Bibendum, la figure déformée par la fatigue comme dans une cuiller. En bras de chemise nous mîmes un boyau au fond d'un seau pour découvrir la crevaison. Léa me surprit dans cet exercice. J'étais si occupé que je lui parlai à peine. Elle s'en plaignit. Je haussai les épaules.

Beaucoup de spectateurs passaient la nuit. Couchés sur la tache rose ou livide des journaux sportifs, des enfants dormaient. Des plantons de l'Ecole Militaire, des chauf- feurs de grande maison, des ouvriers des Moulineaux, avant l'usine, des expéditionnaires avant le bureau, des couples provinciaux en deuil, bâillaient, se tenaient éveil- lés à coups de manilles, faisaient sauter des canettes.

��* *

��Nous enroulant dans des couvertures, la tête sur des sacs, côte à côte, nous attendîmes le jour. Léa me prit la main.

— Quels petits os ! Je sens que je vais être « chipée pour vous », disait-elle, comme dans les fausses romances popu- laires. Vous êtes le contraire d'un recordman. Vous avez plutôt l'air d'un prêtre ou d'un chanteur comique. Vous ne causez guère, mais vous avez de la vivacité. Et puis j'ai toujours rêvé de m'intéresser à quelqu'un qui n'aurait pas beaucoup de santé. Un jeune artiste, par exemple, avec un col ouvert, des veines trop bleues et une fine barbe en pointe... Je suis à toi.

— Rien ne pouvait me faire plus de plaisir, hier encore,

�� � LA NUIT DES SIX JOURS 69

répondis-je, en la caressant. Et peut-être demain. Mais aujourd'hui tout mon cœur est ici : je suis la proie d'une seule pensée qui est la victoire de Petitmathieu. Je ne m'ap- partiens pas ; vous non plus. Nous sommes devenus une partie du vélodrome, un instant de la course, l'attente de la victoire. Quelques heures encore, et pensez au déclic des appareils, à la foule, aux éditions spéciales, au banquet, avec des drapeaux et des députés. Nous aurons un peu contribué à gagner tout cela à notre vainqueur.

— Mon chéri, dit Léa vexée, tu as une belle âme. C'est bath ça. C'est délicat. Je t'aime plus encore.

La déception tordait ses lèvres.

Elle ne dit plus rien. Elle ferma les yeux. Puis je l'en- tendis, mais sans doute en rêve :

— Je ne sais pas comment Petitmathieu va prendre ça... A notre droite, par dessus la publicité du vernis Eternol,

par dessus le vitrage, un jour désolé apparut, salué par le piano mécanique. Je chantai :

Dans l'aube et ses draps douteux

les coqs ébréchés s'interpellent ;

reniements roses, fleurs aux poubelles.

Mon amour diminue singulièrement pendant que vous dormez.

PAUL MORAND

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

UN LIVRE DE GUERRE

On se plaint souvent que la grande guerre n'ait pas encore produit la littérature immédiate qu'on en attendait. Il semble même, au premier abord, que nos guerres civiles aient donné davantage. Le Panama nous a laissé Leurs Figures, l'aflaire Drey- fus survit en Monsieur Bergeret à Paris. Déjà la guerre de Vendée avait été d'un meilleur rendement — pour le roman du moins — que les guerres de la Révolution et de l'Empire. Il est vrai que M. Anatole France nous promet sur la guerre un livre dans le genre de Vile des Pingouins. Mais cette Ile n'était pas du meil- leur France. La littérature de guerre a été, comme dirait M. Ferrero, une littérature de quantité plutôt qu'une littérature de qualité. On espérait mieux. Peut-être cet espoir lui-même faisait-il à son objet une mauvaise atmosphère. Il fut entendu dès le troisième jour de la mobilisation que cela allait donner de la littérature, et de la fameuse. Tel homme de lettres, mort aujourd'hui, à qui on refusait une autorisation et une automo- bile militaires pour suivre les opérations, s'écriait dans les cou- loirs du ministère : « Je vous mets sur la conscience la littéra- ture que vous étoutî'ez ! » Sur quelle conscience doit peser, et combien plus lourdement ! celle qui n'a pas été étouffée — celle de l'arrière, j'entends. Arrière ou avant, la guerre produisit une littérature hâtive à laquelle manquèrent les forces souter- raines et lentes, et qui parut née avant terme, sans le laps de temps qui lui eût fourni l'ombre, le mystère, le silence. Il est impossible à un médium de travailler utilement devant un sceptique, à plus forte raison devant un illusionniste professionnel. L'esprit, l'in-

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 7I

connu qui parle à travers les œuvres littéraires, a des délicatesses pareilles, il vient comme un voleur à l'instant où il n'est pas attendu. S'il admet d'être attendu, il ne souffre pas d'être guetté. On le guettait trop.

En le guettant on lui dictait ses formes. On n'avait pour exprimer une sensibilité nouvelle que des formes littéraires anciennes. On peut dire sans exagération que presque toute la littérature de guerre dérive de deux types : celui de Servitude et grandeur militaires et celui du roman naturaliste ; le livre de méditation morale individuelle, et la tranche de vie. Notez d'ail- leurs que ces deux types appartiennent l'un et l'autre profondé- ment à ce qu'on pourrait appeler la littérature militaire de paix. Le capitaine Renaud est un anti-Lasalle, un anti-Marbot, il exprime une destinée manquéc de soldat, comme Chatterton exprime une destinée manquée de poète, comme Alfred de Vigny exprime personnellement les deux. Le livre de Vigny est le produit naturel d'un temps où l'on ne se bat plus. Et il en est de même, à un autre point de vue, du roman naturaliste, dont le type est fourni moins par l'artificielle et consciencieuse Débâcle que par l'innombrable roman de l'intellectuel à la caserne, genre Sous-Offset Miserey. Non seulement du temps où on ne se bat pas, mais de l'homme qui ne se croit pas fait pour se bat- tre, et qui, contre le métier militaire auquel il est contraint, réa- git en décomposant les ridicules et l'automatisme que comporte ce métier comme tous les métiers, à commencer (ou à finir) par celui de romancier naturaliste. Ce roman est produit naturelle- ment par une société où tout bourgeois doit passer par la caserne ; il l'a été plus naturellement encore après la loi de 1889, et la guerre lui a donné une ampleur, une carrière, une résonance illimitées. Si M. Barbusse n'avait pas écrit le Feu, la place du Feu eût été tenue par un des nombreux romans analogues. Aucun n'était plus attendu, son lit était tout fait. Le Feu a joué dans la littérature le rôle du Peut-on dire ? dans le journalisme : l'image qui représentait la lutte héroïque de notre Gustave et de la vieille dame aux ciseaux tenait dans la vie militaire laméme place que la vignette du P^7'^Dwc/;^e dans la vie révolutionnaire. Le roman naturaliste, comme le Peut-on dire ? attestait que le soldat savait en mettre un coup, mais qu'il n'était pas là pour son plaisir, ah mais non ! et qu'il prenait figure de réclamation

�� � 72 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vivante et de protestation éternelle. Les soldats de Napoléon •étaient aussi des grognards, mais comme la presse libre n'avait •existé ni sous le roi, ni sous la République, ni sous l'Empereur, aucune littérature ne leur avait appris à grogner en musique, et •c'est pourquoi leur grognement n'a eu aucune expression litté- raire. En 1914 le roman naturaliste n'était nullement mort, il .avait même une académie presque à lui seul, celle de M. de Concourt ; il se montra tout de suite un peu là.

Ces deux littératures prévues ont fourni des œuvres d'un haut intérêt. On pourrait mettre sur le rayon de Servitude et grandeur militaires l'admirable Capitaine de M. Antoine Rcdicr. Peu après la guerre l'officier qui signait Jean des Vigiies-Roucrcs a publié un ^ow un chef! qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques de quartier des lycées. Et, une fois abattu le déchet de l'artificiel et du truqué, on recueillerait bien des colonnes de telle anthologie morale. Quant aux centaines de récits de la vie militaire, c'est par leur masse qu'ils valent, plutôt qu'indivi- duellement. Ils forment un tas, un bataillon. Je connais quel- ■qu'un qui, les ayant religieusement collectionnés, en a garni un réduit en forme de cagna, avec des rondins et les petites femmes d'Hérouard. Ils sont reliés en bleu horizon, et portent Jes galons rouges, argent ou or, qui indiquent le grade de leur auteur. Cela ne ferait pas mal dans la maison de M. Pierre Loti, entre le salon turc et la chambre japonaise. Heureux qui comme Ulysse...

Et pourtant il eût pu et dû sortir autre chose que ces deux types prévus. Quoi ? Il me semble que je le vois à peu près •après avoir lu V Agonie du Mont-Renaud de M. Ceorges Gaudv. S'il me fallait faire un classement des livres de guerre, donner des rangs, je crois bien que c'est celui-là que je mettrais le pre- mier. Mais il est probable que dans un jury j'appartiendrais à la minorité. Je vais donc donner mes raisons.

��*

��Ce n'est pas qu'on y trouve de grandes qualités littéraires. Le style est d'une correction terne, et rien ne séduit moins : peut- être M. Gaudy est-il instituteur, ou exerce-t-il une profession analogue. Ajoutons que le livre est peu vivant. L'auteur réussit

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 73

mal à mettre en pied les camarades dont il parle. Il ne sait même pas les faire parler. Les propos qu'ils tiennent sont insignifiants, précisément parce qu'ils sont vrais. Il n'y a qu'un homme de lettres qui puisse transposer la vie pour la faire paraître de la vie, et trouver l'angle de convention qui donne, dans l'optique du livre, devrais poilus. Nous avons tous fait en version latine cette vieille histoire. Un bouffon de foire imite admirablement le cri du cochon. Un paysan trouve que ce n'est pas extraordi- naire et qu'il en ferait bien autant. L'assistance murmure, fina- lement défi et rendez-vous pour le jour suivant. Le lendemain le paysan est là, le bouff'on commence, applaudi comme la veille ; son concurrent lui succède, mais la foule le couvre de huées et donne la palme au bouffon. Le paysan montre alors un porcelet qu'iltenait sous son manteau et qu'il faisait crier en lui tirant l'oreille : « Voyez quels juges vous êtes : c'est le cochon que vous sifflez. » La foule avait probablement raison. La vérité de l'art n'est pas celle de la nature. Le bouffon devait donner mieux que le cochon l'illusion d'un cochon. Il en est du livçe comme du théâtre, où la vie militaire ne pourra jamais être ren- due par un soldat, mais par un habile acteur maquillé en soldat. Il est dès lors naturel que la littérature de guerre ait été une littérature fort « civile ». M. Barbusse figurait dans son escouade comme M. Madelin au G. Q.- G. Le romancier naturaliste et l'agrégé d'histoire ont fait leur métier civil. Dans leurs livres le « civilisme », comme disait le P. Didon, coule à pleins bords. Et moi qui n'ai jamais été qu'un civil mal mobilisé, je serais bien le dernier à le leur reprocher.

Si le livre de M. Gaudy vous paraît inférieur au Feu, soyez certain que c'est le poilu que vous sifflez. De la première ligne à la dernière, voilà le livre d'un soldat, qui n'est que cela, d'un homme au sens de la terminologie militaire. Ce qui remplit d'admiration c'est moins ce qu'il dit que ce qu'il ne dit pas. L'au- teur est un caporal du 57e régiment d'infanterie. Une fait pas la moindre allusion à sa vie civile. Est-il clubmen, banquier, pro- fesseur, garçon d'hôtel, terrassier ou camelot? Nous n'avons pas à le savoir. Il est le caporal Gaudy, de la 5^ escouade de la 6« com- pagnie (capitaine Taravan) du 57^ régiment d'infanterie (colonel Bussy). Il a fait toute la guerre, en partie comme simple soldat. Il a été nommé caporal après un stage d'instruction. Cela même

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il ne le dit pas et c'est moi qui le devine en lisant entre les lignes- (a le capitaine Taravan qty fut mon chef au C. I. D. »). De sa vie militaire depuis le début de la guerre il ne nous entretient pas; à peine une allusion à sa présence à l'Yser et à Verdun. Aucun souci de se faire valoir. Aucun souci de portraicturer, avec cette ironie aimable qui est le péché mignon du Français intel- ligent, ses camarades et ses chefs. Rien de ce qui fait la raison d'être habituelle du livre de guerre. Jamais il ne serait venu à l'idée de ce caporal de mettre du noir sur du blanc si, en mars- avril 19 18, son régiment, sa compagnie, son escouade n'avaient pu se croire, sur un point, les maîtres de l'heure. A la Marne il y a eu la victoire parce que chaque homme a dit : Il faut que cela soit fait ! Le caporal, après la défense du Mont-Renaud, a écrit son livre à la suite d'un : Il faut que cela soit dit ! Et cela a été dit comme cela a été fait, la même âme circulant dans l'un et dans l'autre.

« J'ai lu, dit M. Bergson dans une des conférences de ï Energie Spirituelle, quelque part l'histoire d'un sous-lieutenant que les hasards de la bataille, la disparition de ses chefs tués ou blessés, avaient appelé à l'honneur de commander le régiment : toute sa vie il y pensa, toute sa vie il en parla, et du souvenir de ces quelques heures son existence entière resta imprégnée. » Je suis persuadé que si ce sous-lieutenant avait essayé de faire passer dans un livre ces quelques heures, il eût donné à ce sou- venir une expression aussi saisissante que le rapport, publié par Iz Nouvelle Revue Française, du commandant Jagueneaud sur le. naufrage de la Ville de Saiut-Naiaire. M. Gaudy a passé non pas quelques heures, mais plusieurs jours dans cette tension.. Le Mont-Renaud est un château sur une éminence qui, à la sortie de Noyon, se trouve en travers de la route de Compiègne à Paris. Dans la bataille décisive de mars-avril 191 8, où l'offen- sive de Ludendorf fut brisée, le Mont-Renaud servit de pivot à la ligne française. Le caporal Gaudy l'occupa, au début, avec un petit poste de cinq hommes. Le château fut détruit, et le 57« régiment aussi, pendant la bataille qui suivit, mais l'ennemi ne passa pas.

D'un bout à l'autre du livre, il n'y a pas une seule ligne qui décèle la moindre vanité. Mais on y trouve une grande, une étonnante fierté. On comprend à quel point la fierté est le

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 75

ressort de la vraie vie militaire, la pierre d'angle qui permet dans^ une guerre comme celle-là le Civis munis erat. Etl'étymologie ne nous trompe pas, le bloc militaire doit se comprendre dans son ampleur, l'honneur militaire aussi, fierté est bien la forme fran- cisée, humanisée, de /«rocf/fl^. Fierté à' èXxo. un chti '. tnes hommes , je donne l'ordre.. . reviennent souvent, et cela, bien que d'un simple caporal, ne détone pas du tout, parce que c'est, dans les circonstances, le ressort militaire absolument nécessaire. Dans ces circonstances, la responsabilité d'un caporal, c'est-à-dire du commandement immédiatement en contact avec le soldat, de la règle de plomb qui épouse encore le contour de l'objet, n'est pas une plaisanterie. — Fierté de ses chefs, tous représentés avec un héroïsme tout intérieur, sans littérature et qui n'a rien à voir avec le geste de bronze sur une place publique ou dans les colonnes d'un journal. A Noyon, au moment où les Allemands entrent dans la ville, le caporal rencontre le général Dauvé, qui lui donne un ordre :

« li avait voulu demeurer le dernier et tous ses hommes étaient partis qu'il était resté encore, seul, près de l'ennemi. J'ai pensé à lui bien des fois et à la noblesse d'âme de tant de chefs merveilleux qui font notre gloire. Ce souvenir et beaucoup d'autres me reviennent quand j'entends mal parler de nos officiers par des individus qui ont toujours cherché les postes de tout repos. Le crapaud regarde voler l'aigle et bave dans sa fange. »

C'est la seule métaphore du livre. Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas. Mais du ridicule au sublime il y a exactement le même pas, et celui-ci notre caporal est en passe de le franchir. Cela pourrait être du Courteline. (Comme le Quil mourût ! pourrait être de Molière : Supposez Harpagon à qui on viendrait dire que son fils n'a pas pu défendre sa cassette contre trois voleurs). Laissons l'ironie baver dans sa fange, et louons même M. Gaudy de ne pas ravaler, en l'appliquant à ces individus, le nom d'embusqué, dignement porté à la Compagnie par les pionniers, les cuisiniers, le cycliste.

Enfin et surtout la fierté du numéro de son régiment. Un sentiment qui existait bien chez presque tous les soldats de la guerre, mais au fond de la conscience, et qui ne s'exprimait guère que de façon oflicielle et forcée. Ici elle apparaît, dans l'absence de littérature, avec une netteté de médaille. Ce caporal

�� � 76 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

prend sa place, toute sa place, mais rien que sa place, une place dans le rang. Il a tenu parce que l'escouade a tenu, l'escouade a tenu parce que la compagnie a tenu. L'homme n'est rien, et il part, c'est là :

« Les assaillants de la ferme ont découvert, «dar.-, un appartement de cet immeuble, une inscription gravée en larges lettres sur le mur : « Nous n'avons plus de pain, mais nous aurons Paris. »

Si la route de la capitale emprunte la vallée de l'Oise, ce n'est pas cette semaine que les Allemands défileront sur les Champs- Elysées. Le Mont-Renaud est la porte qu'il faut enfoncer à tout prix. C'est un pivot sur lequel s'appuie la ligne française établie sur la ligne droite. Si ce point cède, il est évident que les unités qui occupent l'Arbroye et les hauteurs qui se succèdent jusqu'à Lassi- gny devront se replier, ou ne pourront tenir longtemps. Tous les efforts ennemis s'exerceront sur nous, par conséquent. Mais notre hon- neur est engagé sur ce morceau de champ. Les régiments du i^r Corps, en position sur la rive gauche, assistent à notre duel. Partout on voit flamboyer l'orage.

Partout Ton sait, et l'on dit : C'est le 57e qui tient là-bas ! »

Vous vous souvenez de cette page où Marbot raconte une mission périlleuse qu'il accomplit la lîuit, en Autriche je crois, et qu'il a reçue directement de Napoléon. La situation est com- promise, il va échouer, on lui tire des coups de fusil. La fenêtre centrale du château où se trouve l'empereur s'ouvre alors au loin toute rouge comme un point minuscule dans la nuit. C'est cette fusillade qu'on a entendue au château ; on sait que c'est sur Marbot qu'on tire et qu'il est en train de remplir, s'il le peut, sa mission. « L'Empereur et les maréchaux te regardent ! » Un courage nouveau, invincible, l'emplit, les obstacles tombent et il réussit. Voilà le haut lyrisme de la guerre, lafleur de flamme. Les exploits ne demeurent pas sans gloire au luilieu des ténèbres. . . La page du poilu du 57'-"et celle de jMarbot se répondent comme des feux dans la littérature des souvenirs militaires. Je voudrais citer l'arrivée de l'aumônier et la confession dans le château, la blessure de Biget et son retour avec sa fiche d'évacuation. Lisez-les.

��*

  • *

��Ce livre sans littérature se trouve beau exactement par les mômes lois qui font la haute beauté littéraire. L'Agonie du

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 77

Mont-Renaud c'est le Cimetière (VEylau de la littérature de guerre. Le hasard de la vie militaire a offert toute faite à M. Gaudy la situation que le génie de Victor Hugo avait su repérer dans ses souvenirs de famille. Il n'y a dans toute notre poésie que deux récits de bataille immortels : celui de Corneille dans le Cid, et, ici, celui de Hugo. Le Cimetière l'emporte proba- blement. Ce n'est pas une bataille d'ensemble, c'est un coin du champ de bataille, l'engagement d'une compagnie. Une situation comme celle de la 6" compagnie du 57^.

Nous étions les gardiens du centre, et la poignée Dlionunes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée Va s'acharner, et j'eusse aimé mieux être ailleurs

Les poilus du 57= eussent aussi préféré être ailleurs. Je ne crois pas qu'aucun récit mette en une lumière plus claire que celui de M. Gaudy les dessous du courage, en fasse mieux sai- sir la charpente et l'ossature. Quand il a peur et qu'il voudrait bien se mettre à l'abri, il sait simplement que ce serait un aban- don de poste, et qu'un abandon de poste cela ne badine pas. Tout simplement. II n'y a pas plus de courage militaire sans la peur du code militaire qu'il n'y a de sensibilité sans corps ; l'armée ne va pas plus sans ses lois écrites que l'Etat. Comme les poisons- dans la composition des remèdes, cette peur-là devient l'anta- goniste de la peur. Comme le garde-fou d'un pont, qui ne vous sert qu'à vous enlever l'idée que vous pourriez tomber, cette peur militaire vous enlève la peur civile, la peur humaine. Et la ten- sion extraordinaire d'un tel moment peut fort bien faire d'un sol- dat un homme littéralement sans peur.

« Le bouillon arrive ensuite. Cette eau tiède, préparée à Pajet dans une cave, est dénommée bouillon par habitude. Ensuite on nous donne des haricots. Je les mange avec les doigts, n'ayant pas de cuiller. C'est fini. Nous ue devons avoir faim que dans vingt-quatre heures.

— Je roupillerais bien ! dit Lhoumeau.

Les autres aussi dormiraient. Mais peut-on se coucher dans la vase ?

Nous restons debout, adossés à la paroi molle de la tranchée, sous- la pluie qui ruisselle. L'eau charge ma capote comme une éponge ; je la sens descendre par filets glacés le long de mon dos.

On acquiert, à force de souffrir, une indiff"érence absolue pour toute souff'rance nouvelle. Une de plus ou de moins !...

Nous sommes habitués à vivre sans sommeil, à manger quand

�� � c’est la mode, à grelotter dans la boue. Cette vie, qui semblerait terrible à des gens de l’arrière, nous en avons épuisé l’amertume. A présent, on laisse faire, on se laisse aller.

Je ne suis pas davantage troublé par l’approche de cette attaque. Si ceux qui m’aiment, là-bas, pouvaient lire dans mon âme, en ce moment, ils seraient effrayés en voyant combien je suis loin d’eux. Je n’y pense même plus, à eux. Vivre ? Mourir ? Ces mots pour moi n’ont plus de sens. »

Ceux qui ont fait la guerre sentent comme tout cela est vrai, profond, nu. Voilà l’état de grâce du soldat, direct et sans littérature. Comparez-lui les trois exemples de littérature que vous avez lus cent fois, et que j’appellerai le pompier, le naturaliste et le moral.

A vrai dire le premier n’est pas de la littérature, c’est du journalisme de guerre ou de la chose officielle. Pour le pompier, le soldat, à cette heure, sent derrière lui, comme dans le Rêve de Détaille, tout le musée de l’armée, la patrie en le temps et en l’espace, Paris et sa banlieue, etc.. Quand Pétain eut défendu Verdun, on lui annonça qu’un représentant de nos plus grands quotidiens demandait à le voir. Le général ordonna en mau- gréant qu’on le fît entrer. « Qu’est-ce que vous voulez ? — Mon général, au nom de la France, permettez-moi de vous embrasser ! ■ — Si c’est pour des sonneries (la cédille s’égara en route) fichez-moi le camp. » Le caporal Gaudy, dans sa tranchée, paraît penser, comme son chef, que l’heure n’est pas à la sonnerie.

Le naturaliste allongera en trois pages ces mots, capitaux pour lui : « On laisse faire, on se laisse aller ». Ils sont tournés chez M. Gaudy du côté de la tension, de la valeur, de l’efficace militaire : il les retournera de l’autre côté, il mettra en lumière la misère et la brutalité de la situation. Il n’y aura plus là que de la chair à canon et de la boue qui se mêleront.

Le troisième, le moral, fera de cette tranchée le sujet d’une méditation, sur la vie, la mort, et autres grandes idées. Je ne dis pas que les diverses « méditations dans la tranchée » aient été toutes composées dans un bureau de l’arrière, mais je suis bien sûr qu’elles ont été écrites dans des secteurs calmes. Le caporal Gaudy ne médite pas. Vivre et mourir n’ont pour lui plus de sens. Et cette phrase même c’est une réflexion d’auteur qui habille la nudité morale absolue et parfaite du soldat à l’heure H. 151ÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 79

Comme toute la littérature de guerre appartient à ces trois types (je laisse de côté le goguenard, qui nous a donné les savoureux Mémoires d'un Rat), il n'est pas étonnant qu'elle fasse beaucoup de fatras. Ou plutôt ces trois types ont pu nous ren- dre bien des moments et des sentiments vrais, même le pre- mier, souvent très sincère, mais ils étaient incapables par défi- nition de faire voir le vainqueur dans l'acte et le moment de sa victoire. M. Gaudy me paraît l'avoir fait. Ni en 1914 ni en 1918 il n'y a eu de miracle de la Marne. Il y a eu la volonté et la raison, l'organisation militaire, qui est la poi- gnée de l'arme, aboutissant inflexiblement à la pointe, la pointe victorieuse qui tient, claire et dure, dans ce livre.

V Agonie du Ment-Renaud est un épisode de la bataille de Paris, faite de milliers d'épisodes semblables. Une bataille qui s'est terminée par la victoire comme la bataille de 187 1 s'est terminée par la défaite. Or M. Paul Gsell vient de recueillir parmi des Propos d'Anatole France, le récit d'une affaire de 1871 dans laquelle figura l'illustre Maître, alors garde national, et qui m'induit à bien des réflexions quand je la lis après V Agonie du Mont-Renaud.

« Le commandant de notre bataillon était un gros épicier de notre quartier. Il manquait d'autorité, il faut le dire, car il cherchait à ména- ger ses pratiques.

Un journous reçûmes l'ordre de participera une sortie. On nous envoya sur les bords de la Marne. Notre commandant était splendide sous son uniforme tout flambant qui n'avait jamais servi... Comme il faisait caracoler sa bête, elle se cabra de toute sa hauteur, tomba sur le dos et tua net notre commandant, en lui cassant les reins.

Nous regrettâmes peu notre chef. Nous primes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs et de nous allonger sur l'herbe de la berge. Nous y restâmes couchés toute la matinée, puis tout l'après-midi. Au loin l'artillerie tonnait... Nous n'eûmes garde de marcher au canon.

Vers le soir, sur le chemin qui dominait la rive, nous vîmes des marins courir. Beaucoup étaient noirs de poudre. Des blessés portaient des bandages sanglants. Ces braves gens s'étaient bien battus, mais ils avaient dû céder à la mauvaise fortune.

Quelle idée nous vint ? Nous nous mîmes à crier : Vive la flotte !

Cette exclamation que les matelots jugèrent ironique, eut le don de les courroucer. Quelques-uns foncèrent sur nous baïonnette en avant. Ceci nous parut dangereux. Nous quittâmes précipitamment les ■talus gazonnés et nous gagnâmes du terrain. Comme nous étions bien

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reposés et que les poursuivants étaient accablés de fatigue, nous pûmes leur échapper sans peine.

Nous rentrâines à Paris, mais notre longue inaction nous pesait et nous avions grand'faim. Aussi n'éprouvâmes-nous aucun scrupule à piller une boulangerie que nous rencontrâmes sur notre chemin...

Telle fut notre conduite. Je ne m'en vante pas, oh 1 non, je ne m'en vante pas. Mais la vérité m'est chère et je lui rends hommage. »

Couvrons la nudité de notre père dévoilé par M. Gsell. Les petits-fils des Parisiens qui se comportèrent si mollement, en I 870, sur la Marne, se trouvèrent sur la même rivière, qua- rante-quatre et quarante-huit ans après. Ils n'étaient ni plus ni moins braves que leurs grands-pères. Ce qu'ils eurent en plus ce n'est pas la vertu propre, c'est le dressage et l'encadre- ment militaires en lesquels M. France voit le mal, et dont est rempli le livre de M. Gaudy. Aucun soldat de 1914 à 1918, racontant la guerre, heureusement ne pourra dire : « Nous prî- mes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs... Nous n'eû- mes earde de marcher au canon. » Si tout cela eût été confié à leur libre initiative, ils eussent fait souvent comme M. Bergeret et comme les francs-archers de Bagnolet parmi lesquels il ci porta le képi. Et alors les « matinées de la villa Saïd » eussent consisté en 1914 à voir si les officiers allemands, logés dans les chambres à vitraux que nous peint M. Gsell, avaient bien tout le nécessaire, et si leurs ordonnances respectaient les bouteilles de la cave encore épargnées par la Kommendalur. Mais les soldats n'avaient pas de parti à prendre, et ne votaient pas à mains levées pour savoir s'il fallait marcher au canon. Le militarisme sévissait dans toute son horreur. Quand un commandant avait les reins cassés, on n'était pas débarrassé pour cela de l'en- geance des galonnés, un capitaine prenait le commandement du bataillon, et si les quatre capitaines et tous les ofticiers étaient tués, cela pouvait finir par un sergent, peut-être aussi mal em- bouché que celui qui voyait l'honneur de la mère de M. Roux entaché par l'inhabileté de son fils sur le terrain de manœuvre, mais fort utile pour barrer avec une unité bien groupée le che- min que suivait un ennemi curieux de mettre dans sa soupe les légumes du jardin d'Epicure. Ce qui a failli nous vaincre en 1914, c'est une armée admirablement organisée. Ce qui a vaincu celte armée, ce n'est pas des soldats plus braves que les siens, c'est

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une armée encore mieux organisée, un commandement dont les échelons, du généralissime au caporal, étaient plus souplement solidaires. La valeur d'une armée, comme celle de tout ce qui existe, n'est pas faite de son énergie potentielle, mais de son énergie utilisable, et la discipline, le commandement, conver- tissent seuls son énergie potentielle en énergie utilisable. D'elle-même, toute énergie utilisable se dégrade en énergie potentielle, et les physiciens nous enseignent qu'en cela con- sistera la mort de l'univers. Si nous considérons une armée comme un système clos, le roman naturaliste, le Feu ou la Débâcle, éprouvent et nous font éprouver la pente de cette dégra- dation de l'énergie, mettent en lumière et en valeur ce qui rend possible la transformation d'une unité organisée en le troupeau couché que nous étale le France de M. Gsell. Et c'est la direction la plus naturelle du roman professionnel, qui trouve dans le natu- ralisme sa pente de facilité. N'ayant que la « vie » à la bouche, il ne peut peindre de la vie que ce qui anticipe la mort. La vie, M. Bergson l'a largement enseigné, remonte au contraire cette pente. L'organisation transforme l'énergie potentielle en éner- gie utilisable. Et aucune organisation n'y arrive de manière plus saisissante, plus efficace que l'organisation militaire. Un général ne doit considérer les hommes que comme des éléments d'unités, des signes dans des combinaisons. Il est en bien plus mauvaise posture qu'un caporal pour rendre dans un livre cette vivante énergie militaire, pour la faire voir sur le point même où elle agit, pour la faire sentir à son maximum de tension et de concentration, comme cette page attribuée M. France nous la fait connaître dans sa détente et sa dégradation absolues. Aussi rien dans l'abondante littérature d'Etat-Major ou de G. Q.. G. ne me paraît valoir ce récit d'un caporal. <( La plus sale situa- lion de l'armée », dit-on communément, et avec raison, puisque le caporal n'a que des responsabilités sans avantages matériels. Mais la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l'armée, puisque le caporal n'est pas chef vivant en chef, mais chef vivant en soldat, c'est-à-dire connaissant les deux côtés de la médaille. Seul un caporal pouvait peut-être frapper cette médaille à deux faces.

ALBERT THIBAUDET

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�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE

��Théâtre Edouard MI : Jacqueline, comédie en 3 actes^ de M. Sacha Guitry, d'après une nouvelle de M. Henri Du- vernois.

Odéom : Louis XI, curieux homme, pièce en 6 tableaux, de M. Paul Fort.

Théâtre des Arts : Le Cousin de Valparaiso, comédie en 3 actes, de MM. J. F. Fonson et Jean Kolb.

Variétés : La Revue des Fariétés, de MM. Rip et Régis Gi- gnoux.

Allons ! décidons-nous. II le faut. Ecrivons une chronique dramatique. Une de plus après tant d'autres ! Le tout est de s'y mettre. Le reste, ensuite, viendra tout seul. On se demande^ sans doute, la raison de ce début, qui paraîtra singulier, peut- être ? C'est bien simple : je m'exhorte, je me pousse, je m'en- courage. Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Cela se peut. Je ne me crois pas unique. Le contraire aussi se peut. Ce n'est peut-être qu'une bizarrerie de mon caractère. Cette bizarrerie c'est ceci : j'ai toujours plus envie de faire autre chose que la chose que j'ai à faire et ce qu'il faut que je néglige a pour moi plus d'attrait que ce dont je m'occupe. J'ai depuis quelque temps différents travaux à mener de pair : un long récit que je donne par fragments à une revue, une rubrique que je devrais tenir au moins une fois par mois dans une autre revue, enfin cette chronique dramatique que j'ai reprise ici, et si je l'ai reprise c'est bien tout de même que cela m'a plu. Eh ! bien, ces travaux mettent dans mon esprit une fantaisie dont je ne sais trop si elle est enviable. Il est une de ces trois occupations que je préfère absolument aux deux autres. Seulement, ne

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me demandez pas laquelle. Je ne le sais pas moi-même. Cela dépend des jours. Cela dépend surtout de celle dont je suis obligé de m'occuper. Mon long récit m'intéresse. J'y parle de moi, de ma famille : trois ou quatre personnes assez drôles, des gens que j'ai connus quand j'étais enfant. C'est un sujet qui m'amuse. Je me plains toujours de ne pouvoir y travailler comme je le voudrais. Le loisir m'en est-il donné ou faut-il enfin que je m'y décide parce que le jour est arrivé ? Aussitôt je pense au plaisir que j'aurais à écrire une chronique drama- tique, à célébrer les mérites de tel auteur et de sa pièce qui m'a fait passer une si remarquable soirée, pendant laquelle je maudissais le théâtre à le voir sous cet aspect. Naturellement, le jour arrive de l'écrire à son tour, cette chronique dramatique. Alors, l'ennui que j'ai subi au théâtre se répand à l'avance sur tout ce que je dois écrire. Au diable l'auteur et sa pièce et même les compliments que des gens du même talent en ont faits ! Je pense combien il me serait plus agréable d'écrire une Ga- zette, sur un sujet qui me plairait, à ma guise, libre de me laisser aller au gré de mon caprice, sans être limité dans mon sujet, sans avoir à rendre compte de quoi que ce soit, ni porter aucun jugement, libre en un mot d'écrire uniquement pour mon plaisir. Et quand enfin je m'y décide, à écrire une Gazette, vous croyez que je suis satisfait ? Hélas ! c'est mal me con- naître, c'est mal connaître le démon qui m'anime et cette humeur jamais la même qui est la mienne. A ce moment-là, c'est mon récit qui m'occupe l'esprit, c'est cela seul qui existe pour moi, c'est à cela que je voudrais travailler, et ma Gazette ne me dit plus rien, et, comme rien ne me force, je passe ma soirée à rêver au lieu d'écrire. Je suis là ce que j'ai toujours été, ce que je suis encore, et pour tout : mobile, instable, distrait, incertain, jamais content de rien. Je regrette ce que je n'ai plus, je désire ce que je n'ai pas, ce que j'ai m'est indiffé- rent. Beaumarchais avait raison : posséder n'est rien, c'est jouir -qui est tout. J'aurai beaucoup joui, par le désir plus que par la possession. De même, je n'aurai pas écrit bien des choses, pou;r avoir épuisé à y rêver le plaisir qu'elles me donnaient. Vous voyez que j'ai raison de m'exhorter, de me pousser, de m'encou- rager, puisque, devant écrire cette chronique dramatique, j'aurais bien plus envie d'écrire autre chose. Ecrivons-la, cependant.

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Les gens qui discutent le talent de M. Sacha Guitry^ comme auteur dramatique auront-ils changé d'avis après avoir vu Jac- ijueline ? Ils le traitent souvent d'amuseur superficiel. Sans doute, il a écrit quelques petites choses rapides et un peu lâchées qui souftVent difficilement qu'on les revoie. Mais comment peut-on nier le très grand talent de l'auteur dramatique qui ■nous a donné Jean de La Fontaine, Debiirau, Le Veilleur de nuit, et cette petite merveille d'émotion et de vérité : les deux cou- verts ? M. Sacha Guitry n'a pas seulement de l'esprit, ce qui serait déjà beaucoup. Et quand je parle d'esprit, je ne parle pas seulement de l'esprit de saillies ou de reparties. Je veux dire qu'il a encore l'esprit de ne pas prêcher ni moraliser et de ne pas tomber dans toutes les niaiseries de cette époque. Il a éga- lement à un très haut degré le don du naturel, de la simpli- cité, de la vérité, une grande finesse d'observation, tout cela nullement dénué d'une sensibilité qui se cache et ne se montre ■que pour rire d'elle-même. Quand tant d'autres auteurs, qui pourtant se croient bien supérieurs à lui, parce qu'ils sont graves et compliqués, ne savent que nous ennuyer avec leur phraséologie artificielle et leurs sujets inventés, lui toujours nous amuse, nous intéresse et nous touche souvent, avec des tableaux et un dialogue qui sont pris dans la vie même. Je ne le -connais pas. Je ne lui ai jamais parlé. Je me suis même dérobé ^devant l'invitation à faire sa connaissance. Je suis sauvage, timide. Les gens que je ne connais pas me glacent, m'ôtent tous mes moyens. Quand je me trouve devant eux, obligé de parler, je sens que j'ai l'air bête, et c'est un air que je préfère qu'on ne me voie pas. Je suis de même avec les gens que je connais et que je n'ai pas vus depuis longtemps : je préfère ne pas les voir. J'aurais trop de choses à dire et à entendre. Cela m'ennuierait. Quand il m'arrive de les rencontrer dans une rue, vivement, si je le peux, je prends une autre rue pour les éviter. Quel besoin d'ailleurs de connaître les gens ? On se fait très bien d'eux une idée sans cela. Je connais tous les dons de M. Sacha Guitry. Je devine un rapport parfait entre sa per- sonne et ses travaux. Cela me suffit, et à lui aussi, je pense. Si tout le monde était comme moi, que d'importuns en moins i Je continuerai à me contenter de le regarder avec un certain air quand il m'arrive de le rencontrer, sans qu'il se doute qu'il m'a

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devant lui. Une seule fois, j'ai failli lui parler, à la première de Pasteur. Il était à côté de moi dans une baignoire. J'avais envie de me montrer, de me présenter moi-même, et de lui dire, comme je le pensais : « Eh ! bien, vous avez fait, cette fois-ci, ime bien fichue chose. Je ne vous en fais vraiment pas com- pliment. » Il est probable que nous en aurions ri tous les deux. Comme on le voit, pour un écrivain, je suis original au moins dans mon caractère. Je laisse à d'autres, plu;:, favorisés, comme Madame Aurel, par exemple, de l'être dans ce qu'ils écrivent et d'être si quelconques dans leur personne.

Pour la première fois, je crois, M. Sacha Guitry, avec Jacqueline, nous a donné une pièce dont le sujet n'est pas proprement de lui. Il a porté au théâtre une nouvelle de M. Henri Duvernois : Morte la bête... parue dans le premier volume des Œuvres libres. On connaît M. Henri Duvernois. C'est un conteur de grand talent. Il n'est pas un conte, une nouvelle de lui qui n'ait son intérêt, qui ne donne du plaisir à lire, qui n'ait, bien mieux, ce mérite qui compte en littéra- ture : être de lui, être du Duvernois, et non pas quelque chose de ressemblant à la production courante. Je mettrai à côté de lui M. Frédéric Boutet, également écrivain de contes et de nouvelles, dans lesquels il y a toujours quelque chose, un détail d'analyse, d'observation, de vérité ou d'émotion^ qui retient^ amuse, émeut ou fait rêver. J'ajouterai, en ce qui concerne M. Henri Duvernois, que sa philosophie litté- raire, le domaine de ses idées, non seulement n'est pas médio- cre et froid comme chez beaucoup d'autres conteurs, mais au contraire a toujours de la générosité, de la bonté, de l'élé- vation, sensible et humaine, faite tout ensemble d'intelligence et d'indulgence. J'ai la faiblesse d'être intéressé par cela aussi. Dirai-je encore, avec ma manie de considérer les hommes autant que leurs œuvres, que l'homme, chez M. Henri Duver- nois, paraît valoir l'écrivain, discret et eiîacé comme il est, au contraire de tant de cabotins et cabotines littéraires qui se mani- festent à chaque instant et, jugeant qu'on n'imprime pas assez leur nom, l'écrivent eux-mêmes dans tous les endroits qu'ils peuvent trouver. Je m'attends bien à surprendre en écrivant tout ce qui précède. Je n'ai pas l'habitude de faire ainsi des compliments. Il paraît que je suis généralement méchant.

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moqueur, dénigreur, tournant tout en caricature, toujours porté aux critiques les plus vives. On assure même que cela tient chez moi aux motifs les plus flatteurs : je suis envieux, jaloux, aigri, sans respect pour rien, j'ai de petites vengeances à exercer, je me paie de mes déceptions, je n'écris ainsi que par dépit. Un jour, je suis allé entendre réciter des vers de quel- ques-unes de nos muses. Je n'ai pas trouvé ces vers très poé- tiques et je l'ai dit. Sait-on la raison qu'a inventée Madame Au- rel, que j'avais célébrée elle-même comme la muse de l'amphi- gouri ? Celle-ci : ne pouvant rien obtenir des femmes, je me vengeais en les attaquant. Elle n'oubliait qu'un petit détail. On donnait, en eiïet, le même jour, un petit drame de Madame Ra- childe qui ne m'avait pas déplu et dont j'avais dit du bien. Du moment que j'égratignais parce qu'on m'avait évincé, si je faisais des compliments.... On en a bien ri au Mercure. Madame Aurel prétend aussi que si je parle si souvent de sa personne, c'est par dépit de n'être jamais invité chez elle. Là, c'est ma vanité qui est en jeu. On a un salon, on ne m'in- vite pas, — moi qui ne vais nulle part ! — donc, je critique. De quoi se plaint-elle ? Je ne manque pas une occasion de le dire : elle est unique. Elle écrit comme personne n'a jamais écrit. Elle a recréé la syntaxe et donné un sens nouveau à tous les mots. Molière n'a pas peint une femme savante ni une précieuse ridicule plus réussie. Elle sait très bien que malgré ses livres, ses articles, ses réceptions, ses conférences et ses notes à tous les journaux, elle est très peu connue. Je travaille à sa réputation, en parlant d'elle ! Préférait-elle que je me moque d'elle, comme font certaines gens qui passent leur temps à lui donner des surnoms, dont le dernier : La Femme à bardes, pour sa ménagerie de poètes, est peut-être le meilleur? Enfin, dernier exemple, dans un portrait d'ailleurs merveilleusement iait sinon exact, le directeur d'une jeune revue a exprimé récemment cette opinion que pour persifler ainsi sans cesse je devais être diminué dans mon être physique. Bossu, proba- blement ? Il est vrai qu'au lieu d'une diminution, ce serait plutôt là une augmentation. Tous ces gens sont bien drôles. On ne peut écrire, à les entendre, sans arrière-pensée : ressen- timent ou intérêt. Je ne serais donc pas étonné, devant le bien que je dis aujourd'hui de M. Henri Duvernois, qu'oa

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me suppose un calcul intéressé au moins littérairement. Que M. Henri Duvernois, lui tout au moins, se rassure. Je n'ai rien à lui demander. Je ne songe pas du tout qu'il est un des directeurs des Œuvres libres et je ne le flatte pas en vue de lui porter un manuscrit. Je n'ai pas de manuscrit. J'ai dit que je suis changeant dans mon travail et qu'il suflit que j'aie à écrire une chose pour m'intéresser bien plus à une autre. J'ajoute à cela de manquer complètement de patience et d'assiduité. Un roman ! même une simple nouvelle ! J'admire les gens qui écrivent de ces choses. J'admire encore plus ceux qui peuvent passer un an ou deux à écrire un livre de deux ou trois cents pages. Comment font-ils ? Comment peuvent-ils s'intéresser pendant si longtemps au même sujet ? n'en être pas fatigués, lassés, distraits ? Certes, j'aime écrire. Je crois même que je n'aime que cela au monde, — avec le plaisir de ne rien faire, de rêver, seul, silencieux, assis dans un bon fauteuil. Mais quoi que j'écrive, et si fort que cela me plaise, quand j'ai atteint quinze pages de mon écriture, qui équivalent à peu près à quinze pages de cette revue, il ne faut pas m'en demander plus, que j'aie fini ou non. Mon entrain est à bout, j'ai déjà commencé à penser à autre chose, l'intérêt est épuisé pour moi, j'ai besoin de changer, et plutôt que de poursuivre si je n'ai pas fini, je tourne court, je termine au petit bonheur, laissant au lecteur, si j'en ai un, le soin de s'imaginer à sa guise ce qui aurait dû suivre. Je n'ai donc rien à proposer à M. Henri Duvernois. Pourquoi j'ai parlé de lui comme je l'ai fait plus haut ? Mon Dieu ! c'est bien simple. C'est pour la même raison que tout ce que j'écris. Je connais, pour avoir vu ses manuscrits et ses épreuves, la façon d'écrire qu'avait Paul Adam, et, je le disais de son vivant, je le tiens pour un sot littéraire, ampoulé, fumeux et illisible. Je lisais, ces jours-ci, sur son compte, des articles dithyrambiques qui me faisaient bien rire. Cet homme qui demandait, au début de la guerre, qu'on formât une légion de tous les civils décorés de la Légion d'honneur ! On mesure la niaiserie d'un homme, à une telle idée. Il m'arrive quelque- fois d'ouvrir les romans de M. Paul Bourget, petits, prétentieux, niais. On n'est pas plus comique par le sérieux guindé et l'air grand monde que ce penseur et ce moraliste. J'ai horreur de Flaubert, que je ne puis lire, qui me fait pitié pour son artisterie

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de style, sa rhétorique déclamatoire, et je le tiens sur ce point pour le contraire du véritable écrivain. C'est de lui, après Jean-Jacques et Chateaubriand, que nous vient toute la mau- vaise littérature d'aujourd'hui. Que sont-ils, eux et bien d'autres, à côté de l'écrivain admirable comme sensibilité, intelligence supérieure, spontanéité de l'expression, liberté morale la plus complète, que je ne nommerai pas et qui m'a donné de si vifs plaisirs que je voudrais être seul à le connaître ? Il m'arrive de dire et d'écrire ces choses, comme j'en dis et écris bien d'autres. Pourquoi ? Par plaisir, d'abord, c'est le premier point et le plus important pour moi. Ensuite, parce que je le pense. Et je me retiens d'ajouter: parce que c'est vrai. Je me moque bien, après cela, de ce qu'on peiit dire de moi, en bien ou en mal. Je profite de l'occasion pour l'apprendre à ces mes- sieurs et dames qui me prêtent de si jolis mobiles pour les petites choses que j'écris. Je n'ai qu'un nuage à mon ciel, c'est que je voudrais bien avoir du talent et que, souvent, je ne m'en trouve guère.

Mais je reviens à la Jacqueline de M. Sacha Guitry. Je vous ai parlé du grand talent de M. Henri Duvernois. L'idée maî- tresse de la pièce lui revient, puisqu'elle n'est que la mise à la scène de sa nouvelle. Pourtant lisez Morte la héte... étaliez voir Jacqueline. Vous verrez le merveilleux travail dramatique de M. Sacha Guitry et si les gens qui le jugent seulement sur ses côtés d'amuseur sont dans le vrai. Ce n'est pas trop dire qu'il a encore augmenté les mérites et l'intérêt de la nouvelle. Si rare est le fait, les œuvres littéraires portées à la scène s'en trouvant généralement diminuées, qu'il vaut d'être signalé, M. Sacha Guitry a resserré, condensé, écrit un dialogue extrê- inement plein et bref et atteint par là à une force d'impression étonnante. Par exemple, le personnage de Jacqueline ne paraît pas. C'est un personnage dont il est seulement question dans la pièce, dont parlent les autres personnages, rien de plus. Mais la manière dont ils en parlent est si vivante, si pénétrante, que pendant toute la partie du premier acte qu'il est question d'elle, jusqu'au moment qu'on apprend qu'elle est morte, on s'attend à la voir entrer en scène et prendre part à l'action comme les autres. Même les modifications, les changements qu'a apportés M. Sacha Guitry ont servi l'intérêt de la pièce. Un des person-

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nages, Vincelon, dans la nouvelle de M. Henri Duvernols, est employé de ministère. Dans Jacqueline, il est peintre. Etant peintre, il parle de son art. J'en appelle à ceux qui l'ont entendu. Il n'est pas de mots plus délicieux, plus sensibles, plus vrais, d'un artiste sur son art, avec ses scrupules, ses hésitations, ses doutes, ses illusions, et la distance qui sépare la réalisation de la conception. Ce changement a fourni en outre à M. Sacha Guitry un élément très dramatique, quand le mari de Jacque- line, devant son portrait, oeuvre de Vincelon, étrangle, pour la venger, la femme qui l'a tuée. Sans doute, cette fin de la pièce, — la même que dans la nouvelle, — peut sembler un peu mélodramatique. Sans doute aussi, le personnage princi- pal, après le changement qui s'est fait en lui depuis la mort de Jacqueline et sous l'effet des réflexions qu'il a faites sur ses torts de mari, peut sembler manquer à ses sentiments de pardon en tuant ainsi à son tour. Mais on peut répondre à cela que, brutal et violent foncièrement, le changement n'a pas pu modifier bien profondément son caractère, et que celui-ci réveillé pur le cha- grin et la provocation, il est revenu tout à coup à sa vraie nature. Ce sont d'ailleurs là des détails sans importance dans cette œuvre pleine des sentiments les plus vrais et les plus tou- chants, exprimés dans un style admirable de brièveté et de sim- plicité, et dont la force d'impression sur le spectateur est très grande, sans rien qui sorte de la vraisemblance. L'interpréta- tion est hors de pair, avec M. Lucien Guitry, M. Berthier et Madame Yvonne Printemps, à qui je finirai par trouver encore plus de talent dans les rôles difficiles que dans les petits rôles simplement amusants.

J'en suis désolé pour M. Paul Fort, mais j'ai rarement vu une pièce plus ennuyeuse que son Louis XI, pourtant « curieux homme ». On se demande en vain la signification de ces tableaux sans lien entre eux. On se demande même, car c'est, pour par- tie, de l'histoire de France, et si loin de nous qu'on l'a tout à fait oubliée, ce que sont, par rapport les uns aux autres, chacun de ces personnages qu'on entend discourir. C'est aussi de la poésie, paraît-il ? Je ne l'ai vue, pour ma part, cette poésie, à aucun endroit de la pièce. Tout cela m'a paru verbeux, terne^ déclamatoire inutilement, et incohérent. La vérité manque, et la fantaisie est médiocre. J'ai lu dans quelques journaux des

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•éloges attendrissants sur une certaine petite ballade délicieuse •du Petit Louis XI qu'un acteur dit au premier tableau. J'ai bien vu un acteur qui avait l'air de réciter quelque chose à des com- parses assemblés autour de lui, mais il se tortillait si bien en récitant, sans doute pour se mettre d'accord avec le maniérisme •de son texte, que je n'en ai pas entendu une syllabe. Il faut attendre toute une soirée, c'est long ! le sixième et dernier tableau de cette pièce pour voir et entendre quelque chose qui semble enfin avoir un peu de sens. Encore est-il joué le plus •déplorablement du monde, comme beaucoup d'autres parties de l'œuvre. Je ne me doutais pas que M. Duard, que je rencontre souvent et qui a l'air si simple, pouvait être à ce point uncomé- ■dien déclamatoire, emphatique et puéril, et d'un vieux jeu à rendre jaloux M. Raphaël Duflos lui-même. Je connais M. Dau- villier depuis longtemps et je ne me suis pas étonné de le voir ridicule une fois de plus. On ne peut d'ailleurs retenir de toute l'interprétation que M. Chambreuil, un comédien de grand talent et qui a été, comme à son habitude, remarquable dans un rôle, — mauvais, ■ — de duc de Bourgogne dont je ne sais guère, je l'avoue, et je ne chercherai pas à le savoir, ni l'importance et le rôle exact dans la pièce, ni ce qu'il est par rapport aux autres personnages. Louis XI curieux homme, sons le rapport des décors et des costumes, a été monté à l'Odéon fastueusement. Pour parler comme Shakespeare, qui n'a rien à voir dans cette affaire, -c'est là beaucoup de bruit pour rien.

M. François Fonson, l'auteur dramatique belge, dont on a joué plusieurs pièces avec grand succès, a donné au Théâtre des Arts, en collaboration avec M. Jean Kolb, une nouveaiité : Le Cousin de Valparaiso. Le premier acte est charmant de bonho- mie, de finesse, d'observation, avec le ton comique le plus juste. La suite est malheureusement insignifiante, dans son assemblage de lieux communs dramatiques.

Aux Variétés, La Revue des Variétés, de MM. Rip et Régis <jignoux, a des parties amusantes, comme toutes les revues. On y voit M. Signoret, qui est un fantaisiste de grand style. Une «cène nous montre La Fontaine, revenu au milieu de nous, et ayant refait ses fables selon la morale de notre époque. Auquel des deux auteurs appartient cela ? Je veux dire lequel des deux

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l'a trouvé et écrit ? Il y a là autant d'esprit que de finesse dans la satire légère.

Je ne suis pas très fort en fait de Cubistes et de Dadaïstes. Ce qu'ils font est fort loin de mes goûts, je ne saurais rien en •dire de précis etje ne sais même par trop si je ne les confonds pas les uns avec les autres. Je lis cependant quelquefois les feuilles que ces messieurs publient et )'y trouve souvent des choses qui ne me déplaisent pas, hardies, originales, quel- quefois même pleines de bon sens. Vous penserez comme moi, j'en suis sûr, en lisant ces quelques pensées ou apho- rismes, comme vous voudrez, que j'ai relevés au cours de mes lectures.

Ceci, de M. Erik Satie : « Toute ma jeunesse on me disait : Vous verrez, quand vous aurez cinquante ans. J'ai cinquante ans. Je n'ai rien vu. »

Ceci, de je ne sais qui : « Si vous voulez avoir des idées pro- pres, changez-en comme de chemises. »

Ceci encore, également de je ne sais qui : « Les hommes cou- verts de croix font penser à un cimetière. »

Bien des gens qui disent pis que pendre des Cubistes et des Dadaïstes n'ont rien écrit qui vaille une seule de ces petites -choses. J'ai tenu à vous les faire connaître pour mettre un peu d'esprit dans cette chronique.

MAURICE BOISSARD

�� � NOTES

��LITTÉRATURE GÉNÉRALE

LES PROPOS D'ANATOLE FRANCE, par Paul Gseîî (Grasset).

Il n'est personne, en France et à l'étranger, qui n'ait reconnu que le prix Nobel a été décerné cette année au plus grand écri- vain français d'aujourd'hui. M. Anatole France est entouré d'une vénération à laquelle les Propos que publie M. Gsell n'ajouteront pas grand'chose. Il y a moins à glaner dans ces entretiens que dans ceux que le même auteur nous rapportait de Rodin ; les matinées de la villa Saïd ne laissent pas beaucoup plus de matière aux Eckermann bénévoles qu'autrefois les diners Magny. A moins que M. Gsell ne soit un pince-sans- rire,.. Alphonse Allais écrivait parfois des A la manière de Sarcey, que nous rappellent curieusement tels propos de M. Bergeret :

Si les Bretons comprenaient notre langue je crois qu'ils accepte- raient facilement le collectivisme. Ils y sont préparés par la pratique des biens communaux, qui sont nombreux chez eux, comme dans tous les pays pauvres... Par malheur nous n'avons pas d'orateurs sachant leur patois.

L'alcoolisme aussi leur est funeste.

Ce qui est certain, c'est que durant mon dernier séjour à Quibe- ron, ils m'ont paru fort arriérés.

Ils n'appliquent aucune des nouvelles méthodes de pêche. C'est au petit bonheur qu'ils vont à la rencontre du poisson.

Ce qui m'a confirmé dans mon jugement défavorable sur leur intelligence, c'est une conversation que j'ai saisie entre deux Bre- tonnes.

J'arrête ma citation, car ici M. Bergeret retrouve un char- mant sourire, et cette conversation l'induit en des jugements

�� � de haute philosophie sur l'amour. Nous mettrons donc le livre de M. Gsell non à côté du Journal des Concourt, mais tout près des Mémorables de Xénophon et des Vies de Diogène Laërce. L'un et l'autre sont sévèrement jugés à cause de l'insigni- fiance (?) des propos qu'ils nous rapportent l'un de Socrate et l'autre de Diogène le Cynique. Excellente raison pour croire que ces propos sont vrais. Les entretiens de M, Bergeret, s'ils eussent été recueillis par M. Goubin, eussent comporté fort peu de substantifique moelle. Il fallait Platon à Socrate et M. France à

M. Bergeret. albert thibaudet

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LE PASSAGE DE L'AISNE, par Emile Ckrmont. (Les Cahiers Verts, Grasset).

Je me demande si M. Daniel Halévy en publiant ce cinquième Cahier Vert s'est rendu compte de l'arme qu'il pourrait devenir entre les mains d'antimilitaristes intelligents. Jamais encore acte d'accusation plus écrasant n'avait été dressé contre l'impéritie et la sottise du commandement français de 19 14 que ce récit, rédigé sur l'ordre de son colonel par le sergent (ou le sous-lieu- tenant) Emile Clermont, du passage de l'Aisne et des combats soutenus sur le plateau de Nouvron par le 238^ d'infanterie, entre le 13 et le 21 septembre 19 14.

Les « directives » données à Clermont par son chef de corps sont évidentes dès les premières pages : mettre en valeur la con- duite du régiment et de son commandant au cours de ces dures journées, et aussi rejeter sur le Général de Division toute la res- ponsabilité des lourdes pertes subies parle 238^.

Faire traverser l'Aisne en plein jour à tout un régiment, sous les vues et le canon de l'ennemi, sans nécessité pressante, au lieu d'attendre la nuit ; emprunter à un colonel une compagnie sans lui dire ce qu'on en veut faire ; enlever les trois-quarts de sa troupe à un capitaine qui part à la contre-attaque sans même l'en prévenir, voilà de quoi convaincre en effet ce général d'in- capacité notoire et d'affolement caractérisé.

Mais que dire de la façon de manœuvrer du chef de corps, des chefs de bataillon et de compagnie dont Clermont a mission de chanter les louanges ? Que dire de ce chef de corps qui, à proximité de l'ennemi, au lieu de largement articuler ses troupes,

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traîne après soi en un seul bloc tout son régiment, le rassemble en masse aux endroits les plus propres à attirer les obus (une ferme occupée par des batteries françaises en action, un parc de château, etc.). Et la manière dont les compagnies marchent au combat a de quoi scandaliser le plus jeunet des petits aspirants de 1918. Et l'entassement des effectifs dans les tranchées à rai- son d'un homme par cinquante centimètres courant ! Et le mépris de toutes les règles du service de sûreté en station qui prescrivait une ligne de surveillance nettement différenciée de la ligne de résistance !

Je ne crois pas qu'un seul vétéran de l'armée Maunouryetde l'armée Franchet d'Espérey, qui bordaient l'Aisne en sep- tembre 14, puisse lire les pages de Clermont sans revivre tous ses accablements et toutes ses colères d'alors devant les bouche- ries inutiles qui se succédaient.

Le Passage de l'Aisne a un autre intérêt, intérêt de premier ordre pour l'historien qui fut en son temps soldat. C'est, à ma connaissance, le seul récit organique, cohérent et complet d'un combat de 1914. I! est l'œuvre d'un universitaire rompu aux. disciplines de l'histoire, d'un romancier et d'un psychologue de- grande classe, et enfin d'un acteur. Ce récit est-il vraiment com- plet, est-il seulement exact ? Aucun combattant sincère ne l'ad- mettra. Cet échec d'un Clermont a une importance énorme, car il semble bien qu'on puisse en conclure l'impossibilité d'écrire des récits de batailles. On analyse, on étudie un combat, on ne le raconte pas.

Emile Clermont a, pour composer son récit, apparemment utilisé plusieurs sources très différentes : d'abord sa mémoire et son carnet de route ; en second lieu, le carnet d'ordres reçus et donnés par son chef de corps, le journal de marche du régiment, les situations-rapports, peut-être quelques comptes-rendus de chefs de bataillon, de compagnie ou de section, des motifs de citation ; en troisième et dernier lieu, les témoignages oraux et peut-être écrits de soldats et d'officiers ayant pris part aux combats. Il avait donc puisé à toutes les meilleures sources et aux seules directes. Et cependant son récit n'est pas véridique.

C'est que le combat est un agglomérat d'infiniment petits, qu'on reste impuissant à dénombrer. La mort d'un agent de liaison suffit à entraîner un désastre ou une victoire. Clermont

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le sait : au^jsi son récit abonde-t-il en traits relatifs aux agents- de liaison. Sans doute est-il complet sur ce chapitre, et c'est le seul oii il soit loisible de l'être, car les avatars des porteurs d'or- dre, qui circulent d'un échelon de commandement à un autre^ sont toujours connus et gardés aux archives.

Mais sur l'évolution et l'issue du combat combien d'autres- « infiniment petits » influent autant que les porteurs d'ordres l Et ce sont précisément ceux-là qui sont au cœur du combat, qui forment le tissu même du combat et qu'on ne peut atteindre. On ne peut les atteindre pour toutes sortes de raisons : parfois parce que les acteurs sont morts ; parfois parce que les comptes- rendus sont truqués, souvent parce que les acteurs eux-mêmes ont accompli sans s'en apercevoir un acte décisif.

Il faudrait des pages pour démontrer l'invraisemblance de- bien des détails du combat du 20 septembre tel que le rapporte Clermont. Constatons simplement qu'on y use de la baïonnette- d'une façon bien continue et qu'on y agit avec une continuité surprenante, alors que les hôpitaux ont soigné un nombre insi- gnifiant de blessures par arme blanche et qu'un combat se compose surtout pour la troupe d'interminables attentes.

La narration d'Emile Clermont n'en est pas moins de premier ordre. Pour chaque phase, il définit les quatre éléments essen- tiels : le terrain, l'état-major, les officiers de troupe, les soldats.. Et s'il ne parvient pas à conter le combat, il en fournit l'atmos- phère. Son Pfli,ya^f t/f /'^^w/t' est un document psychologique d'une vérité totale sur l'état d'âme des chefs et de la troupe après- la Marne.

Quant au style, il est parfait de simplicité, de netteté et d'ai- sance. Son grand air de ressemblance avec celui des Mémoires de Marbot surprend : il serait curieux de savoir si Clermont a pratiqué Marbot avant de rédiger son récit, ou bien s'il n'y a là que rencontre fortuite. benjamin crémieux

... MAIS L'ART EST DIFFICILE (IP série), ^^r Jacques Bouleiiger (Plon-Nourrit).

K Comme une fable est plus intéressante que sa morale, en critique les considérants sont plus intéressants que la sentence », déclare M. Jacques Boulenger dans sa préface, page xii. Décla-

�� � ration assez décourageante puisqu’il ne la formule qu’après avoir proclamé l’impuissance scientifique, dogmatique et historique de la critique. Empirisme et impressionnisme, voilà, selon lui, son seul lot, et le goût, son unique pierre de touche.

S’il fallait donner un sous-titre à l’ouvrage de M. Boulenger, on choisirait donc volontiers celui de « Considérations critiques » plutôt que celui de « Jugements critiques ». Ce n’est pas que M. Boulenger craigne de conclure ou d’afficher préférences et antipathies, mais c’est qu’il a avant tout le souci de mettre en équation chaque problème et d’en examiner toutes les solutions possibles, et non point seulement celle qui lui paraît la meilleure ou la plus élégante. (D’où parfois un manque de concision, mais peut-être inévitable.)

C’est, dans chacune de ses études, à une discussion loyale, nourrie, d’une entière bonne foi que M. Boulenger nous convie. Il fournit en faveur de l’écrivain qu’il n’aime pas et que nous chérissons des arguments auxquels nous n’avions pas songé, et inversement, il signale chez celui qu’il aime des faiblesses que nous, qui ne l’aimons point, n’avions pas aperçues. Jamais chez lui ne se rencontrent cette malveillance, ce mépris à peine déguisé ou cette rosserie qui nous gâtent certaines pages critiques de Lemaître et rnême de France. L’ironie en critique est une arme déloyale.

Le second mérite de M. Boulenger, dont la culture a de profondes racines dans le passé national, est de situer les œuvres qu’il étudie dans une tradition, d’en démêler les tenants et aboutissants. Façon polie de montrer le manque d’originalité de la plupart, sans doute, mais plus encore souci de montrer la continuité de toutes les belles traditions littéraires françaises et de combattre ceux qui prétendent ne conserver qu’une ou deux ou trois de ces traditions et condamner les autres sans appel.

Un troisième mérite de M. Boulenger, c’est le courage avec lequel il affronte les grandes discussions « de base », si l’on peut dire : problème du style, stendhalisme, dandysme, naturalisme, etc.. Il s’y montre excellent.

M. Boulenger a bien fait de préciser ses préférences littéraires et de dérouler tout au long ses théories sur l’art d’écrire. On souhaite à présent lui voir appliquer sa lucidité, sa finesse et NOTES 97

son art dialectique à des sujets moins « de tout repos », à l'étude d'œuvres et d'hommes nouveaux. Débrouiller le chaos actuel de la littérature, et, parmi les grands talents qui se font jour, discerner les stériles et les féconds, voilà une tâche digne de M. Boulenger. . benjamin crémieux

  • *

VIES IMAGINAIRES, par Marcel Schwo^ (Grès).

J'aime que Marcel Schwob écrive : « L'Art ne désire que l'unique ». La vie d'un héros me touche davantage si j'en con- nais un détail singulier plutôt que les grands événements qui la composent. L'attitude de Jeanne d'Arc sur le bûcher, celle de Napoléon à Sainte-Hélène ne m'intéressent pas et je ne m'en souviens plus, mais je n'ai pas oublié que « Scaliger frémissait à l'aspect du cresson » quoique je ne sache plus aujourd'hui oii j'ai pu lire cette belle phrase. Je sais que l'assassin Burger ôta son chapeau devant les restes de sa victime enterrés au pied d'un arbre du bois de Clamart et je ne me rappelle p.<s sans intérêt qu'un oncle de mon père rechercha le mouvement per- pétuel.

L'œuvre de Marcel Schwob n'est pas une annexe du Musée Grévin. Empédocle, Crates, Paolo Uccello, le Capitaine Kicl. ces mannequins ne sont pas morts et nous les voyons aux pri- ses avec les difficultés de la vie. Une biographie de Marcel Schwob possède pour moi les mêmes qualités d'évocation qu'un haï-kaï d'un poète japonais ou d'un poète français, Jean Paul- han, Paul Eluard. Ce livre procure une volupté de l'esprit qui, pour être solitaire et un peu artificielle, n'en est pas moins

douce. GEORGES GABORY

LA POÉSIE

ADONIS, par Jean de La Fontaine, avec une introduction de Paul Valéry (Au Masque d'or).

Sous le titre général de « Florilège Français », M. J. L. Vau- doyer se propose de publier des oeuvres littéraires appartenant aux quatre derniers siècles, chacune d'elles étant accompagnée d'un essai dû à la plume d'un écrivain contemporain, Le pre- mier volume de cette collection est \' Adonis de La Fontaine, au

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sujet duquel M. Paul Valéry a écrit quelque trente pages d'une prose délicieuse, parfaitement digne des beaux vers qui vien- nent ensuite. Avant d'aborder le commentaire d'Adonis, l'au- teur du Cimetière marin déiinit la condition du véritable poète, laquelle ne saurait être l'état de rêve.

« Je n'y vois, écrit-il, que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice. Celui qui veut écrire son rêve doit être infini- ment éveillé Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du

songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu'il lui fallut pour s'opposer à la dissipation permanente des pensées. »

Cette juste remarque n'est pas seulement le résultat d'une spé- culation critique : elle est encore le fruit de l'expérience de M. Paul Valéry, dont l'œuvre tout entière est une longue méditation, poursuivie tantôt dans la sérénité, tantôt dans l'an- goisse, de ce qu'Edgar Poe appelait la genèse du poème. Sentir n'est rien, pour l'artiste, sans la mémoire ; et le don poétique est une spécialisation de la mémoire. « S'opposer à la dissipa- tion des pensées.... dit M. Valéry, ...changer ce qui passe en ce qui subsiste », et Montaigne : « Le travail est à l'accouchement et non à la création. » C'est une vue de simple bon sens, et Saint-Marc Girardin, qui se faisait gloire de cette humble vertu intellectuelle pour laquelle les romantiques affichèrent un dédain profond, a fort bien marqué « l'intervalle inconcevable », comme dit M. Valéry, qui sépare la conception de l'expression :

« Quand l'auteur est face à face avec son idée encore pure et vierge, c'est alors vraiment qu'il jouit du commerce des dieux ; il n'a eu encore ni les embarras ni les gênes de l'expression... L'idée n'est pour lui qu'une inspiration et qu'une émotion intime. Mais bientôt il veut mettre au dehors ce qu'il a au dedans de lui-même ; il veut faire sortir de son front cette minerve conçue dans son cerveau... Alors commence la lutte contre le style et contre les mots. Il veut exprimer son émotion telle qu'elle est ; il ne le peut. Ce qui était si pur et si beau comme inspiration encore indistincte et confuse, d'abord s'obscurcit comme pensée, puis enfin, comme phrase, s'évanouit. Il avait du génie au fond du cerveau ; sur le papier, il n'est plus qu'un sot...

... Ainsi, par cette disproportion entre la pensée et le terme, entre l'image qui brille, vraie et pure, dans le cerveau, et l'image terne et

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obscure qui pâlit sur le papier, le public n'a jamais que le quart ou la moitié de la poésie que nos poètes ont dans leur génie ; ils gardent toujours, quoique malgré eux, une bonne partie de leur secret. »

Qu'on veuille bien excuser cette longue citation en faveur de la clarté dans laquelle le problème qui nous occupe se trouve placé. Au fond, avec mille nuances délicates, avec les images les plus heureuses, et surtout l'accent émouvant de l'expérience personnelle, M. Paul Valéry, dans la première partie de son discours ne dit guère autre chose que cela.

Il s'agit maintenant de déterminer le mode d'expression. Malgré toutes les précautions oratoires et tout le soin qu'il prend de ne pas heurter ceux qui réduisent les règles prosodi- ques « à l'observance des lois naturelles de l'âme et de l'ouïe », M. Valéry décide en faveur des règles anciennes. Son choix, à ce qu'il paraît, ne s'est pas fixé par caprice : ce fut mariage de raison ; la passion n'est venue qu'après comme une grâce méri- tée. Nos pères estimaient fort, dit-on, de telles alliances, et fondaient volontiers des espoirs sur les fruits d'aussi sages amours. M. Valéry fait du reste la part belle à « lu liberté ». Elle est si séduisante, concède-t-il ; « elle l'est particulièrement pour les poètes. » Au vrai, la liberté prosodique flatte surtout leur vanité, chacun étant assez enclins à faire « de son oreille et de son coeur un diapason et une horloge universels », à ne suivre d'autres lois que celles qu'il déduit de ses propres erre- ments.

Observons toutefois que l'anarchie prosodique a peu d'adeptes déclarés. Tout poète se flatte d'obéir à des lois, des lois faites à son usage, sur mesure, mais enfin des lois. Nul ne se fait gloire d'être un fol ou un insouciant, tout de même que les peintres, après avoir oublié, négligé ou rejeté toutes les règles com.munes, s'évertuent à la recherche de nouvelles disciplines !

Mais M. Valéry, s'adressant aux partisans de cette prétendue liberté, ne songe qu'aux poètes. Avec une ironie secrète, qui a bien du charme, il vise au point sensible et feint de s'intéresser à leur gloire. Ne risquent-ils pas, en inventant une règle qui leur soit personnelle, « d'être mal entendus, mal lus, mal décla- més » ? Aussi tâche-t-il à leur montrer l'avantage de l'ancienne prosodie dont l'arbitraire, à son avis, n'est pas plus grand que

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celui du langage. Et M. Valéry de pousser son apologie du vers régulier ; j'oserai dire qu'il la pousse trop loin et dans une direction quelque peu hasardeuse. Cette loi « assez insen- sée, toujours dure, parfois atroce », est-il vrai qu'elle soit arbi- traire à ce point ? Ou plutôt la prosodie de Malherbe n'est-elle pas l'aboutissement logique d'une longue évolution conforme au génie de la langue ? Voit-on que cette évolution ait été marquée seulement par l'établissement de contraintes nou- velles ? Tout au contraire. Le langage poétique, au début du xvir siècle, est infiniment plus libre, moins gêné dans des tourments artificiels que deux siècles auparavant. A la vérité, les règles de la prosodie classique sont les vraies lois naturelles de notre langue poétique, non pas sorties du cerveau d'un législateur (Boileau lui-même n'a fait que rédiger le code du meilleur usage poétique en son temps), mais découvertes progressivement et adaptées aux changements de la langue vulgaire. Leur fixité n'est qu'apparente et leurs exigences mêmes n'ont rien d'inhumain. M. Paul Valéry n'est pas de cet avis : « Les exigences d'une stricte prosodie, écrit-il, sont l'artifice qui confère au langage naturel les qualités d'une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n'étaient pas à demi-insensées, et qu'elles n'excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absur- des. »

Pourquoi donc ? Encore une fois, et M. Valér\' lui-même le note ailleurs, elles n'excitent que la révolte de l'orgueil, alors qu'au contraire la raison et la sensibilité d'un vrai poète s'en accommodent fort bien. Au xv^ siècle, les rhétoriqueurs imagi- nèrent des obligations factices qui dans leur infinie complication. constituaient en effet la plus conventionnelle des disciplines, celle-là même qui, beaucoup plus justement que la prosodie traditionnelle, mériterait d'être comparée par M. Valéry aux règles du jeu d'échecs. Encore faudrait-il démontrer que les dites règles ne sont pas le fruit d'améliorations successives- apportées à un jeu plus rudimentaire, comme on a vu de nos jours le bridge dériver du whist, puis le bridge primitif engen- drer le bridge aux enchères, puis le bridge « opposition », par le bridge u au plafond », en attendant quelque complication nouvelle toujours possible, puisqu'il s'agit bien, en l'espèce, de

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constructions arbitraires '. A la vérité, le génie d'une langue est une contrainte invisible plus générale, qui embrasse et limite toutes les autres ; quand l'imagination des législateurs ou la présomption des poètes rebelles s'aventure au-delà, elle se perd dans le néant des systèmes gratuits.

Mais sans doute M. Paul Valéry n'est-il pas, au fond, très éloigné de cette manière de voir. S'il s'est efforcé de justifier la prosodie traditionnelle par d'autres raisons que celles qu'on met -en avant d'habitude, c'est peut-être qu'il a craint, en prenant ces dernières à son compte, de piquer trop mollement l'attention des esprits prévenus en faveur de la nouveauté et qu'on ne con- vainct guère sans les déconcerter d'abord.

Ce qu'il avance touchant l'heureux effet d'une discipline acceptée nous remet en mémoire le vers de La Motte, que le poète des Odes et du Serpent aurait mauvaise grâce à renier :

Dans la contrainte ri^^oiireuse Où l'esprit semble resserre, Il acquiert cette force heureuse Qui l'élève au plus haut degré. Telle dans les canaux, pressée Avec plus de force élancée, L'onde s'élève dans les airs...

Certes, le poète qui suit la règle classique ne peut pas tout dire, mais tout n'a pas besoin d'être dit et la plus stricte con- trainte offre bien moins de dangers que la faculté de tout dire. 'Nul ne saurait se flatter de nous rendre la sensation dans sa fraîcheur originelle, de transporter la nature telle quelle dans une œuvre d'art, sans tomber dans un réalisme ou dans un impressionnisme qui n'ont bientôt plus rien d'humain. La poé- sie, comme la peinture, est art d'imitation, et de même que le plaisir de l'imitation est plus vif quand celle-ci est obtenue par les moyens les plus imprévus, ainsi le plaisir d'une expression achevée est le plus délicat et surtout le plus durable. L'art suprême est justement de ressusciter dans l'esprit du lecteur cette féerie intérieure de la conception qu'il faut bien renoncer à projeter telle quelle sur le papier.

I . Encore les habiles au bridge sont-ils fondés à penser que leur jeu favori a aussi son génie propre.

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Aussi bien, quand M. Paul Valéry nous entraîne à sa suite dans « l'arcane de la génération des poèmes », on ne saurait souhaiter guide plus subtil ; et pour quiconque se plaît à médi- ter sur « l'acte même des muses », c'est un enchantement que cette promenade au labyrinthe d'Apollon.

Ayant ainsi disposé le lecteur à mieux entendre le poème de La Fontaine, M. Paul Valéry en entreprend la lecture commen- tée. Ici aucune réserve n'est de mise ; il faut rendre les armes à tant de sagacité dans la dilection, à tant de clairvoyance dans l'amour. Voici une remarque qui avait déjà été faite, mais non pas avec la même netteté : « Dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire. » D'où la nécessité d'écrire des vers plats. C'est à quoi se refusait Mal- larmé, c'est à quoi M. Valéry lui-même ne se résigne qu'à son corps défendant. Mais il y viendra. Il y viendra parce qu'il a quelque chose à dire, et qu'il nourrit des pensées complexes qui veulent être expliquées, élucidées, enchaînées. C'est là qu'in- tervient l'art des transitions, le plus délicat de tous, selon Boi- leau, qui reprochait à La Bruyère d'en avoir éludé la difficulté ; un art oii La Fontaine excella, et dont il a donné maint exemple étonnant dans ces Contes dont M. Paul Valéry fait trop bon mar- ché. Pour aimer Adonis, faut-il mépriser hCotiiiisane amoureuse et refuser d'admettre plusieui's genres de poésie, entre l'expres- sion lyrique toute pure et le discours didactique ? M. Paul Valéry trouve admirable « l'attaque » de la partie finale, la plainte funèbre de Vénus. Jamais l'art des vers ne fut poussé plus loin.

Préte^-moi des soupirs, ô vents, qui sur vos ailes Portâtes à Vénus de si irisles nouvelles...

De pareilles beautés décourageraient d'écrire si l'on ne les oubliait, ou si l'habitude n'en émoussait l'éclat. Mais cette tran- sition pleine d'énergie et de grâce est d'autant plus frappante que les précédentes étaient plus simples :

Enfin pour divertir l'ennui qui le possède...

ou encore celle-ci :

// est temps dépenser aux funestes moments On la triste Vénus doit quitter son aniani...

que M. Valéry semble trouver trop prosaïque, poussé peut-être

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en l'occurrence par quelque dépit secret de ce que La Fontaine ne soit pas suffisamment sensible à ces tortures nobles éternelles qui sont pour le poète de la Jeune Parque le prix de sa fidélité aux disciplines classiques.

Martyr docile, innocent condamné Dont la ferveur attise le supplice,

tel nous apparaît M. Paul Valéry. La Fontaine porte plus allègrement ses chaînes. Aussi ces deux captifs ressemblent-ils à ceux de Michel-Ange, que l'auteur d'Adonis a dépeint (dans une lettre à sa femme) :

L'un toutefois de son destin soupire. L'antre paraît un peu moins mutiné. Heureux captifs. . .

Oui, heureux captifs ! et l'on conçoit qu^e M. Paul Valéry ait, malgré tout, préféré son esclavage, quitte à en exagérer un peu les rigueurs, à cette liberté dont il a vu d'autres poètes, ses contemporains, tirer tant de vanité et si peu de bénéfice. Sans doute, dans sa dévotion à la muse régulière, il entre un grain de masochisme. Mais il sait bien et il laisse clairement entendre, avec cette décence noble qui donne tant de prix à sa pensée et à son verbe, qu'il a choisi la meilleure part.

ROGER ALLARD

LE ROMAN

BATOUALA, par René Maran (Albin Michel).

Le Prix Concourt vient d'être attribué à cet ouvrage. Les membres de l'Académie ont eu quelque mal à se départager et seule la voix du Président que les statuts déclarent prépondé- rante, a pu faire pencher la balance en sa faveur. La Cavalière Eisa de notre collaborateur Pierre Mac Orlan et VEpithalanie de Jacques Chardonne lui firent en effet longtemps contrepoids et obtinrent tour à tour chacun cinq voix.

Batouala, nègre congolais, s'éveille dans sa case, s'étire, se lève, se gratte, sort dans le brouillard, rentre, fume sa pipe, déjeune servi par Yassiguindja, qui est l'une de ses neuf épouses, cherche les chiques entre ses doigts de pieds, puis, vers midi, monte sur la colline et invite à coups de tams-tams les popula-

�� � Î04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAIS

îions environnantes à la prochaine fête de la circoncision. Pendant son absence, arrive chez lui Bissibingui, le Don Juan de la tribu. Il a déjà trompé Batouala avec huit de ses femmes. Quant à Yassiguindja, la neuvième, elle n'attend que « l'occa- sion favorable pour manifester à ce dernier la haine qu'elle a de lui ». Mais Batouala est jaloux, contrairement aux autres

��îîegres.

��Le possesseur habituel, nous apprend M. Maran, si on use de son bien, il suffit qu'on le dédomm;ige en poules, en cabris ou en pagnes du préjudice causé. Et tout est pour le mieux.

Malheureusement, il fallait prévoir qu'il n'en serait pas de même avec Batouala. Jaloux, vindicatif et violent, on pouvait être sûr que, malgré la coutunie, il n'hésiterait pas à supprimer ceux qui passeraient sur ses terres. Yassiguindja... était fixée sur ce point.

Pourquoi Batouala n'a-t-il pas sur ce point la même insrou- ciance que les autres Congolais ? M. Maran ne nous le dit pas.

Suit la description de la fête de la ganza ou circoncision. Fête obscène et volontiers sanglante. Le père de Batouala meurt d'y avoir bu trop de Pernod. On l'enterre selon les rites. Yassi- guindja accusée de l'avoir tué en lui jetant un sort propose à Bissibingui de fuir avec lui. Bissibingui temporise jusqu'après la saison des chasses. Il espère pendant une chasse tuer Batouala d'un coup de sagaie. Batouala nourrit le même projet. Le feu €st mis à la brousse : la chasse bat plein ; une sagaie frôle le corps de Bissibingui. C'est Batouala qui l'avait lancée. Une panthère jaillit de la brousse et ouvre d'un coup de patte le ■ventre de Batouala qui en meurt huit jours plus tard. Yassi- guindja et Bissibingui se marieront.

Pendant les fêtes de la ganza et les préparatifs de la chasse, les Noirs parlent entre eux des Blancs et se racontent des légendes. Le récit est encadré de descriptions du pays Con- golais.

Tel est, en cent cinquante petites pages, le « véritable roman nègre » promis à la page de garde, la « succession d'eaux-fortes » qu'annonce la préface et où M. René Maran « a poussé la cons- cience objective jusqu'à supprimer des réflexions que l'on aurait pu lui attribuer. »

Entre tous les sujets de « véritables romans nègres » qui s'offraient à lui : roman du clan primitif et de ses luttes intes-

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îines ; roman des rapports entre Noirs et Blancs ; roman du mulâtre ; roman du nègre instruit et civilisé ; roman du fonc- tionnaire indigène, etc., M. Maran a choisi d'écrire le roman psychologique du nègre encore sauvage, de noter le défilé des pensées, images, désirs, sentiments dans son âme fruste. Il a remarquablement réussi dans ses deux premiers chapitres, véri- tables monologues intérieurs de son héros. Mais il n'a pas eu le même bonheur dans la suite de son récit.

Ce roman de la jalousie qui ressemble, quant au lond, à n'importe quelle histoire d'apache ou de vendetta corse, pour- quoi l'avoir traité si la jalousie est un sentiment exceptionnel chez les nègres Congolais ?

Mais ce sujet d'exception une fois admis, les détails de l'aven- ture, la logique sentimentale et le jeu d'idées des héros vont-ils être typiquement nègres ? On attendait dans les palabres et les dialogues des personnages quelque chose d'un peu semblable à ce qu'on rencontrait par exemple dans les Hain-Teny nierinas traduits par Jean Paulhan : des associations d'idées surprenantes, cette navette continuelle entre le plan du fabuleux et celui du réel, des procédés cérébraux et verbaux vraiment africains.

Onomatopées mises à part (il est vrai qu'elles foisonnent), Batouala pense et discourt de la façon la plus européenne qui soit :

« Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des blancs. Je leur reproche surtout leur duplicité... II y a une trentaine de lunes, notre caoutchouc, on l'achetait encore à raison de trois francs le kilo. Sans ombre d'explication, du jour au lendemain, la même quantité de banga ne nous a plus été payée que quinze sous. »

Et que dire de ce récit de la mort du chasseur Coquelin par Bissibingui :

Il fit un écart pour éviter l'énorme bête, l'évita, prit du champ, épaula de nouveau son fusil, appuya sur la gâchette... Tac ! un raté.

Et un peu plus loin :

Lorsqu'il reprit ses sens, mon Coquelin, toujours absolument seul, se semait faible, ah ! si faible...

Ce « tac ! un raté » et ce « faible, ah ! si faible » ne sentent-ils pas davantage la fréquentation de M. René Maizeroy que celle de la brousse équatoriale.

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Il y a pourtant un grand souci d'exotisme dans ce livre : mais il se limite presque uniquement à l'emploi de vocables nègres ^ Un lexique à la fin du volume ne serait pas inutile. Une phrase comme celle-ci : « les sons discordants des balafons et des koundés s'unissaient au tam-tam des li'nghas » peut évoquer une musique barbare. Mais un cliquetis de syllabes incompré- sibles, s'il peut suggérer quelques grossières images auditives, ne pourra en aucun cas suggérer d'images visuelles. « Ils avaient quitté leur kagas, leur brousse, leurs patas-patas boueux, n'en dit pas plus en vérité que « ils avaient quitté leur brousse. » Et qu'est-ce qu'un ciel « couleur de latérite » ?

Imagine-t-on un auteur français situant un roman en Alle- magne et écrivant : « Un Kalb se mit à meugler. Une Fliege bourdonnait. Un Hund aboyait, etc.. » ? M. Maran écrit : « léhé, les m'balas, il n'est plus temps de barrir ! Vous, les- voungbas, vous feriez bien de ne plus afïouiller vos bauges,. d'un groin vorace !.., Gogouas, enfuyez-vous en meuglant,, etc.. »

Veut-on maintenant une idée du français tel que l'écrit M. Maran ?

Et d'avance des Européens que je viserai, je les sais si lâches que je suis sûr que pas un n'osera me donner le plus léger démenti. — Si l'inintelligence caractérisait le nègre, il n'y aurait que fort peu d'Européens. — Et produisent les arbres un frisseus de mille feuilles mouillées. » — « Un brusque mépris haussa ses épaules. — Trop haut est le ciel dont semble l'azur incolore à force de lumière ! — Allez vers où des fumées noirâtres n'annoncent pas que le feu dévore la brousse. »

Par son style, Balouala est peut-être un « véritable roman

nègre ». ^

LES HOMMES ABANDONNÉS, par Georges Duhamel (Mercure de France).

Avec ce dernier recueil de nouvelles, Georges Duhamel prend décidément figure de Maupassantdel'unanimisme. Ce que Mau- passant fit pour l'esthétique de Croisset et de Médan, Duhamel est en train de le réaliser pour l'esthétique de l'Abbaye : il ia rend accessible au grand public ; sans en rien renoncer, il sert

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d'intermédiaire entre le lecteur moyen et ses camarades d'École. Après l'avoir lu, on peut aborder de plain-pied Puissances de Paris ou Un Etre en marche de Jules Romains, et on goûte mieux certaines œuvres « à côté » de l'unanimisme, celles de Pierre Hamp par- exemple ou de Jean-Richard Bloch.

C'est que les récits de Duhamel ont la belle humeur, la fran- che carrure, l'allure entraînante, bref l'abord facile qui captive et retient le public.

La sensibilité nuancée et volontiers généralisatrice, la bonho- mie à la fois railleuse et attendrie, toute la grande camaraderie humaine, tout l'optimisme quand même de Civilisation et de Vie des Martyrs se retrouvent dans les huit récits dont se com- posent Les hommes abandonnés, et l'on s'aperçoit une fois de plus que le sens de la camaraderie est le fond même de l'unanimisme de Duhamel, mais il y a, dans ce nouveau livre, un effort plus net pour représenter des groupes et analyser les rapports entre collectivités et individus.

En sous-titre, Duhamel aurait pu écrire : « Huit exercices sur des thèmes unanimistes. » Ces thèmes méritent qu'on les énu- mère et qu'on s'arrête un instant à les examiner. Premier thème (JLc Voiiurier) : étude de l'inflMence occulte de la pensée du groupe sur l'individu. Développement : un homme qui vit honnête et paisible est, sans qu'il s'en doute, tenu pour uo assassin dans un village qu'il a habité autrefois ; cette opinion collective est si forte 'qu'elle finit par faire de lui sans raison aucune un meurtrier ; c'est une sorte d'envoûtement social. Deuxième thème qui est la contre-partie exacte du précédent (Nouvelle Rencontre de Salavin) : étude de l'influence occulte delà pensée de l'individu sur le groupe. Développement : un homme souhaite si fort la mort d'un autre homme et l'amour d'une femme que l'un et l'autre surviennent brusquement et sans rai- son apparente. Ces deux premiers thèmes relèvent d'un mysti- cisme unanimiste sans restriction. Aussi Duhamel a-t-il soin de faire toutes ses réserves, dans le premier cas, sur le récit de son Voiturier et dans le deuxième, de nous avertir que son héros a simplement rêvé.

Troisième thème (On ne saurait tout dire) : vie d'un groupe d'amis dans une circonstance donnée. Quatrième thème (L'Epave') : vie d'un groupe social — un village — dans une

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-circonstance donnée. Cinquième thème (Origine et Prospérité ■des Singes) : naissance et développement d'une légende privée de tout fondement historique.

Sixième thème (^L'Expédition) : étude de la résistance d'un groupe aux contingences, de sa capacité à vivre la vie qu'il s'est prescrite sans que rien l'en détourne. Développement : un juge de paix, un docteur et des étudiants en goguette ne se laissent pas distraire de leur joie par un meurtre qui les oblige pourtant à une descente de justice et à une autopsie ; l'existence ■du groupe joyeux ne se laisse entamer ni par les détails maca- bres, ni par le sort d'un malheureux, accusé à tort et à moitié lynché par les paysans ; né pour boire et pour rire, le groupe achève sa soirée en buvant et riant.

Septième thème (La Chambre de l'Horloge) : confrontation d'un individu avec un groupe qui lui est totalement étranger, dans l'espèce d'un enfant avec un asile de vieillards. Huitième thème (Le Bengali) : confrontation encore de deux individus avec une ville inconnue et avec les divertissements de cette ville qui se changent pour eux en pitié et en tristesse, tant il est vrai qu'on ne peut se divertir qu'à l'intérieur et selon les modes de son propre groupe.

Que devient la réalité dans des récits systématisés de la sorte ? Sauf peut-être dans la Chambre de l'Horloge ou le Ben- gali, elle est sinon absente, du moins tellement déformée qu'on hésite à la reconnaître. Il n'y a pas la moindre vraisemblance dans tous ces récits, ce sont des constructions arbitraires, nées ■d'abstractions ce sont des recompositions du même ordre que celles des peintres cubistes. Ou plutôt, pour ne pas sortir du domaine de la littérature, disons que ce ne sont pas des his- toires, mais des légendes que nous conte Duhamel.

Le caractère légendaire, épique de la prose unanimiste n'a pas encore été suffisamment mis en relief. C'est là une des mille manières dont s'y prend le xx« siècle pour se libérer de la servi- tude historique que romantisme et naturalisme lui avaient im- posée. On ne saurait tout dire est une épopée héroï-comique de la même veine que le Lutrin de Boileau.

Qjue Duhamel, en traitant des sujets si spéciaux, ne heurte, ni n'étonne, c'est ce qu'on s'expliquerait mal, si on ne remar- quait qu'il a superposé des études de caractères à chacune de

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ses études unanimistes. Les premières font avaler la dure pilule des secondes. Celui que rebuterait le fond d'Origine et Prospé- rité des Singes ne résiste pas à la verve étourdissante et aux his- toires de l'extraordinaire docteur qui en fut un des héros. La Chambre de l'Horloge n'est, si l'on veut, qu'une émouvante his- toire d'enfance. Le village deVEpave lui-même n'est pas présenté en bloc comme Cromedeyrc-le-Vieil, mais habitant par -habitante A l'intérieur du collectif, Duhamel prend toujours soin d'intro- duire des individus capables à eux seuls de retenir l'intérêt.

Il faut encore tenir compte du ton employé par Duhamel pour achever de comprendre pourquoi il ne choque aucune routine. C'est le ton de l'observation clinique, l'énumération de symp- tômes, sans recherches étiologiques, ni diagnostic. Cette absence de dogmatisme, ce merveilleux dans lequel il se meut sans avoir l'air de s'en douter, tout cela empêche qu'on s'irrite contre lui.

Tous ces personnages individuels ou collectifs vivent-ils d'une vie complète et qui donne l'impression de la vie vérita- ble ? Evidemment non. L'emprise finit presque toujours avec le récit. C'est peut-être notre vision qui n'est pas encore au point» C'est peut-être que des héros de légende ne peuvent vivre l'existence minutieuse et ressemblante à crier, minute par minute, des personnages de Marcel Proust.

BKNJAMIN CRÉMIEUX

�� ��TERRE DE CHANAAN, par Louis Chadourne {k\hn\ Michel).

Louis Chadourne nous conte l'histoire d'un rêveur qui se laisse prendre aux paroles dorées d'un aventurier, son cama- rade d'enfance, et qui, désabusé, revient finir ses jours sous- T'heureuse médiocrité du toit paternel. Il s'agit, comme l'a dit un autre trompeur, qui frappait des douros de cuivre, et même de plomb, de « conquérir le fabuleux métal — Que Cinpango mûrit dans ses mines lointaines. »

Nous avions plus de sympathie que de solides raisons pour écouter la voix séductrice de Louis Chadourne et nous embar- quer à la suite de ses héros, car l'auteur du Maître du Navire. par sa tournure d'esprit, était déjà enclin à décevoir et à désen-

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chanter. Quant à celui de VInquièie Adolescence, il plaisait par des grâces ambiguës de Chérubin chez les Pères, qui faisaient plutôt présager un élégiaque au cœur meurtri qu'un homme d'action. Cependant, nous sommes sur le pont de la Mariqiiita, et l'on nous égrène d'abord des souvenirs de jeunesse pour tuer le temps et nous inspirer confiance. L'auteur excelle en ce genre délicat, sa poésie n'ayant pas encore drapé la robe virile. Ensuite, nous faisons connaissance d'une troupe de saltimban- ques, mais fort incomplètement d'une trapéziste, cette demoi- selle Letchy qui semble appelée à jouer un rôle prépondérant, qui parle du Nirvana comme M. Jules Bois, et qui doit mourir à la fin du roman sans en avoir dit beaucoup plus, ni sans que nous sachions si elle fut ou non la maîtresse de quelqu'un. Quelle étrange histoire !... Par cette queue de poisson, l'on voit du moins que Mi'= ou M'"^ Letchy est une sirène. Enfin, après une traversée où l'on s'étonne un peu trop des choses du ciel et de la mer pour un second voyage au long cours (voir le Maître du Navire), nons nous demandons, dans cette ville de Puerto-Léon, si l'auteur va bientôt se décider à corser l'intrigue et rassembler ses forces. Quand il en prend le parti, le roman est trop avancé, le héros regrette sa province, et moi les feuille- tons d'aventures écrits vers 1850, où, sans paraître davantage se soucier de la littérature descriptive, de la psychologie et de la métaphysique, des écrivains oubliés répandaient à pleines mains les dons véritables des conteurs, procédant par larges tableaux, substituant l'action au récit, et laissant poliment au lecteur le soin facile de déterminer le caractère des personna- ges d'après leurs actes. J'ajoute que ces écrivains avaient pour le moins autant d'imagination que Walter Scott ou Dumas père, et que c'est, hélas ! cette qualité maîtresse qui fait défaut dans la Terre de Chanaan. Ce n'est pas à dire qu'elle manque à Louis Chadourne.

Est-ce donc qu'en essayant de nous exposer les avatars d'un « aventurier malgré lui », jouet virevoltant du Hasard, Louis Chadourne se soit fondu dans son héros : que la timidité, l'es- prit critique, la sensibilité morbide et le désenchantement pré- maturé de celui-ci, l'aient empêché, lui l'auteur, de concevoir et d'amplifier ? Toujours contraint, ou prêt d'abréger pour retourner plus tôt en Périgord, on croit l'entendre soupirer

�� � Î^OTES III

avec Corbière : c< Vais m'en aller /... » Cette sorte de mimétisme produit d'excellents effets dans un roman purement psycholo- gique, où l'action tient peu de place, où le nombre des personnages est restreint, où l'on suppose une grande part d'autobiographie ; mais elle est une entrave au récit d'imagina- tion, où l'auteur doit se multiplier et paraître brûler ses vais- seaux.

En vérité, le romancier était libre de s'attacher à la fausse situation de son héros, de monter ce Jean Loubeyrac en épin- gle ; mais je songe au parti différent qu'en aurait tiré Pierre Mac Orlan, avec sa fantaisie et son comique amer. Si Jean Loubeyrac est Chadourne lui-même, je crains pour la sensible victime que les sympathies ne se détournent et ne rallient l'entraîneur Carvés, qui incarne vraiment la Poésie et la Virilité ; qui voit, dis-je, renaître ses illusions de leurs propres cendres, et qui goûte le mâle plaisir d'enchaîner à sa suite des hordes d'illu- minés. Dans un roman d'aventures, les faibles ont toujours tort.

Enfin, l'économie de l'ouvrage me paraît bousculée, dans cette troisième partie où l'auteur semble avoir pratiqué des coupures. Il y a, en général, trop de descriptions littéraires, où r « atmosphère » aurait suffi, et trop de considérations philoso- phiques, même pour un familier de Montaigne. L'épigraphe lapidaire en disait assez : Nous n'allons pas, on nous emporte... Je songe, à mon tour, au vers d'Horace :

Cœlum, non animum mutant, qui trans mare currunt.

Le Pot au Noir, que l'on attend avec une curiosité qui honore Louis Chadourne, me démentira peut-être, mais je crois que le romancier avait trouvé sa voie d'analyste dans V Inquiète Adoles- cence, et dans un curieux hors-d'oeuvre du Maître du Navire, où il est question du vice de l'Homme, c'est-à-dire du masochisme.

FERNAND FLEURET

QUAND LA TERRE TREMBLA, par Claude Amt ^Grasset).

Il y a d'abord la révolution russe ; puis la révolution dans le «cœur d'une belle jeune fille et d'un quadragénaire ardent. Ce

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sont deux fables mêlées. Pour la première, l'auteur s'est docu- menté sur place ; la seconde est plus humaine, plus conven- tionnelle, moins russe. On y cherche en vain cette précieuse folie que les Slaves répandent. Cette idylle sous la terreur, très soigneusement composée, se tient à distance égale de la com- plainte romanesque et de la synthèse historique. A vrai dire, Lénine (p. 51, un excellent instantané) et les dieux bolchevicks- n'apparaissent pas comme ayant très soif. Jusqu'au dénouement le héros et l'héroïne peuvent aimer sans être de corvée au balayage. Savinski n'est que tardivement arrêté, et pour atteinte évidente à la sûreté de l'Etat. Mais l'amour est anti-social, et, à ce titre, puni par l'âpre vertu de l'Institut Smolny. Une fois dis- parues « ces agitations qu'on appelle plaisirs », il ne reste plus que l'histoire de la Russie, et nous attendons encore qu'on nous conte véridiquement cette importante aventure.

PAUL MORAND

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  • *

��LES NOCTURNES, par Georges Imann (Grasset).

Le milieu des révolutionnaires russes — juifs pour la plu- part — réfugiés à Genève pendant la guerre, celui des diplo- mates et des espions, intercommunicants, sont évoqués avec une réelle puissance. Roman à clef peut-être, mais surtout roman d'aventures. La femme fatale et l'homme fatal dressés en pied par Imann ne s'oublient pas.

Il est dommage que le beau drame se change vers la page 200 en un mélo un peu vulgaire et qu'à la noble impartialité du romancier succède je ne sais quelle frénésie chauvine et réac- tionnaire. D'un coup ses héros d'une psychologie si nuancée jusque-là se transforment en pantins d'Ambigu : le Traître, la Repentie, le Jeune Premier, etc..

Ajoutons d'ailleurs que si, à partir de ce moment, le mérite du livre nous paraît décroître, l'intérêt n'en est pas diminué le moins du monde. On lira tout ce roman avec avidité.

Le gros détaut du livre, c'est sa forme. On peut être un bon romancier sans fignoler son style. Mais trop souvent M. Imann essaie de fignoler, il tombe alors dans la mauvaise littérature. Je ne crois pas qu'il devienne jamais un « styliste ». Il a assez de dons précieux pour se passer de celui-là. Qu'il n'essaie pas

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de forcer son talent dans ce sens, et ce sera parfait, car c'est un art aussi que de faire oublier au lecteur — et même au critique — qu'on s'exprime avec des mots. benjamin crémieux

LETTRES ÉTRANGÈRES

LE SIXIÈME CENTENAIRE DE DANTE : LE OPERE DI DANTE, testo critico (Bemporad, 1 lorence). — LA POESIA DI DANTE, par Benedetto Croce (Laterza, Barij. — ODE JUBILAIRE POUR LE SIX-CENTIÈME ANNI- VERSAIRE DE LA MORT DE DANTE, par Paul Claudel (Nouvelle Revue Française).

Le sixième centenaire de Dante ne se solderait que par un excédent de discours et d'articles aussi éphémères les uns que les autres si l'éditeur Bemporad de Florence n'avait en sep- tembre publié le texte critique de toute l'œuvre dantesque, complet en un volume et remarquablement imprimé. Faut-il le dire ? Les Italiens ne possèdent pas encore d'édition critique de leur Altissiuio Poeia. Ils vont en avoir une incessamment par les soins de la Società Dantesca, subventionnée par l'Etat italien, et c'est le texte de cette grande édition critique, tel qu'il a été établi par des maîtres de premier ordre, que nous offre Bemporad par anticipation. On ne pourra plus goûter Dante désormais dans un texte autre que celui-là. Cette édition est un beau titre de gloire pour la Faculté des Lettres de Flo- rence où enseignent presque tous les érudits qui y ont colla- boré. Pio Rajna, Ernesto-Giacomo Parodi, Ermenegildo Pis- telli, et le bon conservateur de la Laurentienne Rostagno, gardien jaloux du manuscrit taché par Paul-Louis Courier et ■des cahiers de Napoléon, ils ont tous mis la main"à la pâte et le résultat fait le plus grand honneur à la science italienne. C'est par de telles oeuvres collectives qu'un pays trop souvent méconnu s'impose au respect universel.

On ne peut passer sous silence le livre de Benedetto Croce sur la Poesia di Dante, bien que ce soit un de]souvrages les moins réussis de l'illustre philosophe et critique napolitain et qu'il sente un peu la hâte.

La thèse que soutient M. Croce est d'ailleurs sans intérêt

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pratique, puisque d'instinct la plupart des étrangers qui lisent Dante se la sont appropriée. Ne voir dans la. Divine Comcdie qu'un certain nombre d'épisodes lyriques, reliés par de fasti- dieux récitatifs, négliger de parti-pris la construction du poème, l'enchaînement des parties, la superposition des allé- gories, le contenu théologique et philosophique, c'est ne rien ajouter à la compréhension de Dante et c'est peut-être lui retrancher quelque chose. On pouvait attendre davantage de M. Croce ; mais il s'est borné à appliquer strictement sa méthode critique, sa conception de l'art purement lyrique, qui ne sort pas renforcée de cette confrontation avec Dante.

Que la poésie catholique de Dante puisse encore être puis- samment ressentie et que le grand poème chrétien soit encore un édifice solide et non pas un ensemble de belles ruines éparses, comme le voudrait M. Croce, il suffit pour s'en convaincre de lire l'Ode Jubilaire que vient de publier Paul Claudel.

Les futurs exégètes de Claudel, après avoir fait dans son génie poétique la part des tragiques grecs et de l'Extrême- Orient, auront à étudier l'influence de Dante sur lui. Influence de première importance parce qu'elle n'est pas adjonction, triais concordance, on serait par moment tenté de dire : réin- carnation. Claudel reconnaît en Dante ce qu'il y a de meilleur en lui-même : la massivité de la pensée qui ne consent pas à s'émietter dans l'analyse, la gaieté et l'ironie géantes, le didactisme lyrique.

Dans VOdc Jubilaire qui est du pur Claudel, il y a, malgré tout, comme un pastiche dantesque. Quiconque connaît assez bien la Divine' Comédie a par instant l'impression d'un simple centon. Impression fausse, i! n')' a presque jamais réminiscence^ mais seulement parfaite similitude ou désir de rivaliser. Et la grande strophe sur l'Italie (pp. 35-6-7) ne rivalise-t-elle pas vraiment avec tel passage du Purgatoire ou du Paradis ?

Regarde-la, eette colonne Italienne, comme un corps, cette terre longue et resserrée dans le soleil...

Pas un mot de verbiage, l'explication la plus chargée de sens du génie et du tourment dantesques, suspendus entre terre et ciel, et, pour la première fois chez Claudel, l'idée de

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la grande collaboration entre l'homme et Dieu, qui était le fond du catholicisme de Péguy. Mais, chez Claudel, cette col- laboration n'est qu'un don gratuit de Dieu à l'homme, une association où l'un apporte tout et l'autre rien que sa bonne volonté :

Quand il fit l' Homme à Son image, c'était à Son image de créateur.

Il a mis en chacun de nous un peu de son pouvoir animateur.

Pour terminer, il convient enfin de citer le discours de Maurice Barrés à la cérémonie de la Sorbonne, publié par la Revue Hebdomadaire, où Dante homme de lettres était ingénieuse- ment analvsé. benjamin crémieux

  • *

LA SPHÈRE ET LA CROIX, par G. K. Chesterton, traduction Charles Grolleau (G. Crès et C").

Je n'ai pas à présenter G. K. Chesterton au lecteur. Néan- moins les divers ouvrages traduits qui ont fait connaître son nom en France ont plutôt déconcerté qu'éclairé ceux-là même qui s'y sont plu. Chesterton nous livre la clef de son humour philosophique dans un volume d'essais que nous promet M. Charles Grolleau : Orthodoxy. Tant que nous ne la tiendrons pas, nous aurons quelque mal à nous y reconnaître, à moins pourtant de recourir aux précieuses études de Jean Florence, d'André Chevrillon et de Joseph de Tonquédec. Le nommé Jeudi, le Napoléon de Nothing-Hill, la Clairvoyance du PèreBroiun, romans d'aventures et de fantaisie, ne projettent que des lueurs sur la doctrine chestertonienne et ils risquent par là de nous la faire prendre en bloc pour le paradoxe un peu gros d'un esprit )0\'ial et fantasque qui a plaisir à égarer ceux qui l'écoutent, en soulignant ses propres contradictions. Mais à défaut d'Ortho- doxie, il est cependant un roman qui nous la donne presque « en clair », presque liée, presque logique, c'est la Sphère et là Croix dont j'ai à parler aujourd'hui. Roman idéologique, roman apo- logétique. Les aventures dTvan Maclan et de M. Turnbull(qui cherchent en vain, durant trois cents pages, un propice terrain de rencontre pour y vider, le fer en main, une querelle d'ordre religieux) n'est pas autre chose que l'illustration cocasse d'une idée symbolique qui fait le centre même des préoccupations de Chesterton : l'opposition de la Sphère, représentant le monde

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selon la science athée et de la Croix, représentant le monde selon la foi. Le professeur Lucifer a enlevé, on ne sait d'où, dans son aéronef, l'ermite Michael ; comme ils discutent ferme dans les nuages, l'appareil s'accroche à la croix qui couronne le dôme de l'église Saint-Paul, à Londres et, à la faveur de cet acci- dent, l'un va plaider pour la sphère, l'autre pour la croix. Ecou- tez le premier :

Ce globe est raisonnable. Cette croix est déraisonnable. C'est un animal à quatre pattes dont l'une est plus longue que les autres. Le globe est logique. La croix est arbitraire. Avant tout le globe est consé- quent avec lui-même ; la croix est essentiellement et par-dessus tout ennemie d'elle-même. La croix est le conflit de deux lignes hostiles, de deux directions inconciliables. Cette chose muette qui se dresse ici est une collision, une rupture violente, une lutte dans la pierre... Sa forme même est une contradiction.

A quoi l'autre répond « avec sérénité » :

Ce que vous dites est parfaitement vrai. Mais nous aimons les contradictions, l'homme en est une ; c'est un animal dont la supério- rilé sur les autres animaux réside dans le fait qu'il est tombé. Cette croix est comme vous le dites une éternelle collision ; j'en suis une. C'est une lutte de pierre ; toute forme de vie est une lutte dans la chair. La forme de la croix est irrationnelle, tout comme la forme de l'animal humain est irrationnelle. Vous dites que la croix est un qua- drupède avec un membre plus long que le reste du corps. Je dis que l'homme est un quadrupède qui ne se sert que de deux pattes.

Et comme le professeur Lucifer objecte que « l'élément de lutte et de contradiction » tient sa place, en effet, « à un cer- tain degré de l'évolution, » que « la croix représente l'étape la plus inférieure du développement et la sphère la plus élevée », que la croix est « l'arbre amer de l'histoire de l'homme », la sphère « le fruit mûr et final » et que par conséquent la sphère doit couronner la croix comme le fruit couronne l'arbre et non la croix la sphère, comme sur l'église Saint-Paul, l'ermite Michael réplique par une boutade qu'il nous donne comme décisive : « Essayez donc de placer la sphère en haut de la croix et vous verrez se produire la conséquence logique de votre plan logique : elle tombera. »

Vo'ûk le thème posé par le prologue. Après quoi commencent les aventures rocambolcsques du chrétien Mac lan et de l'athée

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Turnbull, les deux derniers hommes sur terre, ou tout au moins dans le Royaume-Uni que le Seigneur — qui vomit les tièdes — ait à juste titre épargnés ; car seuls ils sont capables, de donner leur vie pour leurs convictions intimes, l'un pour son athéisme scientifique — et pour la Sphère, l'autre pour la Très Sainte Vierge que le premier a outragée — et pour la Croix. Comment le romancier réussit à nous attacher à leurs pas, en dosant les agréments dont son art multiple dispose, art de conteur, de paysagiste, d'ironiste, de poète et d'apologiste, je n'ai pas à le démontrer. Le fait est qu'on le suit et qu'on a plai- sir à le suivre.

Mais le tout ne fait pas un tout, je veux dire une œuvre d'art, au sens où on l'entend chez nous. Progression à peine mar- quée, digressions inattendues, épisodes arbitraires qui pourraient être plus nombreux — et moins aussi, sans grand dommage ici ou là. De quoi on sent que l'auteur ne se soucie guère, appliquant en somme sa théorie sur la liberté de l'artiste qui, contraire- ment au savant (voir Orthodoxy^ peut à son gré faire mourir ou revivre ses personnages, ressusciter Juliette, marier la nourrice avec Roméo, en dépit de toute logique, de toute attente, de toute préparation. Sans doute la composition n'est-elle pas pour un anglo-saxon ce qu'elle est pour un français ; je ne suis pas bien sûr que les Voyages de Gulliver soient beaucoup mieux composés que la Sphère et la Croix. (Mais, même chez nous, le Pantagruel?^ La vérité, c'est que nous sommes en présence d'une forme d'art qui échappe aux formes de l'art, qui a la prétention d'être tout ensemble un pamphlet, un roman, un poème, un discours. Dans son livre sur Chesterton, si riche en citations judicieusement choisies, le R. P. de Tonquédec traduit pour nous un passage significatif tiré d'Hereiics.

Personne n'est assez sage, lisons-nous, pour devenir un grand artiste, sans l'être assez pour désirer être philosophe. Personne n'est assez énergique pour réussir dans l'art, sans l'être assez pour désirer dépasser l'art. U)i grand artiste ne se contente de rien, si ce n'est du tout. On peut exprimer cela si l'on veut, en disant que pour trouver de la Doctrine, il faut s'adresser aux grands artistes. Mais la psychologie du sujet nous apprend que ce n'est pas ainsi qu'il faut poser la thèse. La thèse vraie, c'est que pour trouver un art tant soit peu vivant et hardi, nous devons nous adresser aux doctrinaires.

�� � Il8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Autrement dit, dans Chesterton, car il est évident que c'est pour lui qu'il plaide, la doctrine est le principal et il s'agira, par tous les moyens, de l'infuser en l'âme du lecteur et de la dif- fuser aussi loin que possible. Orlhodoxy n'est pas pour tout le monde ; ce sera le livre des gens sérieux. La Sphère et la Croix est pour tout le monde, véhicule-omnibus d'une vérité essen- tielle et urgente qui doit être abordable à tous.

Revenons donc à cette vérité centrale. Elle s'exprime claire- ment à la page 120 du livre : jndesfructibilité du christianisme — pratiquement parlant — par celui que le romancier appelle « le grand libre-penseur «pour le distinguer des petits... l'auteur des Propos d'Alain par exemple.

Ce qu'il déttuit (L grand libre-penseur)... ce n'est pas le christia- nisme... c'est le libre-penseur venu avant lui. La libre-pensée peut être suggestive, elle peut être excitante, posséder autant qu'il vous plaira ces mérites qui viennent de la vivacité et de la variété. Mais il est une qualité que la libre-pensée ne peut jamais revendiquer : la libre-pensée ne peut jamais être un élément de progrés. Elle ne le peut pas parce qu'elle n'accepte rien du passé ; elle recommence chaque fois au com- mencement et chaque fois s'en va dans une direction nouvelle. Tous les philosophes rationalistes sont partis sur des routes différentes, si bien qu'il est impossible de dire lequel a été le plus loin. Non, il n'y a que deux choses qui progressent réellement et toutes les deux accep- tent des accMmM/aYîOHi d'<iMfon/c... La première est la science stricte- ment physique. La seconde est l'Eglise catholique... Si vous voulez un exemple d'une chose avant progressé dans le monde moral parla même méthode que la science dans le monde matériel, pa:- des additions cons- tantes ne détruisant rien de ce qui a précédé, alors je dis qu'il n'en est qu'une. Et c'est Nous.

Je ne suivrai pas Chesterton dans sa brillante et parfois cap- tieuse discussion. Il dit Nous, sans avoir peut-être tout à fait le droit de le dire, n'ayant pas encore que je sache, fait sa soumission à Rome. Il a voué à la raison une haine affreuse qui n'est pas précisément orthodoxe. S'il n'engage pas l'Eglise dans ses conclusions extrêmes, il la sert du moins par ses arguments. C'est un apologiste du dehors. Il garde ainsi, peut-être, les coudées plus franches, mais risque, par ailleurs, de verser dans ce qu'il déteste le plus, l'hérésie. A force d'insis-' ter, après R. H. Benson, sur les « paradoxes » du catholicisme il s'expose à n'y voir plus rien que de paradoxal. — Il nous faut le

�� � NOTES 1 1 9

prendre pour ce qu'il est,. J. de Tonquédec parle très justement de ces « poussées de fièvre dialectique par lesquelles l'écrivain semble prendre, à tâche de démontrer sur lui-même sa thèse des abus de l'argumentation. » C'est sa faiblesse, c'est sa force. C'est notre délectation. Avec ses « systèmes de verre filé » avec ses «reprises de fer» inlassables, je connais peu d'écrivains qui communiquent au lecteur une excitation intellectuelle plus vive. On a, en outre, le plaisir exceptionnel de trouver devant soi un homme entier dans ses convictions, qui nous invite à fortifier les nôtres.

Ge dont nous souffrons aujourd'hui, c'est d'un déplacement vicieux de l'humilité. A tous les coins de rue on est exposé à rencontrer un homme qui profère cette assertion frénétique et blasphématoire : « Je puis me tromper. » Chaque jour vous croisez quelqu'un qui vous dit : « Evidemment, mon point de vue peut n'être pas juste. » Evidemment au contraire, son point de vue doit être juste — ou ce n'est pas son point de vue.

HENRI GHÉON

  • *

RADIEUSE AURORE, par Jack London (La Renais- sance du Livre).

C'est, au moins pour les deux premiers tiers, un des meilleurs romans qu'ait écrit le grand romancier si justement populaire en pays de langue anglaise et en Scandinavie et encore trop peu connu en France. Quel livre direct, taillé en plein roc ! Quelle présentation saisissante de l'action, de la volonté, de l'homme nu ! La traduction de Madame Alice Bosquet est excellente. Ceux qui aiment ce genre de comparaisons feront des réflexions utiles en se souvenant à ce propos à' Un Homme Heureux de Jean Schlumberger,

ALBERT THIBAUDET

��:i: *

��LE KAISER. LA TRIPLE RÉVOLUTION, par Walthn Rathenau. Traduction française (Editions du Rhin).

A maintes reprises la Nouvelle Revue Française a signalé l'importance de la pensée de Rathenau. Outre qu'elle s'exerce de façon critique sur l'Allemagne du passé — cet examen de

�� � I-iO LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE

conscience n'est pas pour nous déplaire — elle s'attache aussi aux problèmes d'un avenir auquel la France autant que l'Alle- magne est intéressée. Et dans le domaine économique, poli- tique, autant que dans celui des idées, l'action de Rathenau grandit. Il est donc bon qu'après les études qui présentaient ses conceptions en raccourci nous puissions remonter aux sources et lire ses écrits dans une traduction française. C'est à ce besoin que répondent les Ediiioiis du Rhin en publiant aujourd'hui deux premiers volumes, Le Kaiser et La Triple Révolution, qui ne manqueront pas de trouver leurs lecteurs.

FÉLIX BERTAUX

��* *

��LE COURRIER DES MUSES.

Les faits-divers de la littérature sont moins beaux que ceux de la vie. Hélas ! je n'ai jamais coupé de jeune fille en morceaux, Landru brûlait ce qu'il avait adoré, moi je ne brûle que des manuscrits, et encore ! Depuis dix ans quel poète s'est en allé sans laisser d'adresse, sauf Jacques Vaché qui, gentiment, se dora la pilule d'opium et que ses amis surnommèrent Dada-la- Mort. Parfois, on fait un petit voyage à Cythère, à Gomorrhe, à Sodome. Simple échange de sensations. D'ailleurs, les mots sont aussi doux que des baisers. Henri Ghéona bien voulu écrire que j'avais formulé la maxime du temps présent :

Jours et nuits passes à boire La vie avec une paille.

Douceur de regarder le paysage du Tendre qu'on ne reverra jamais. Joie de sentir pressé contre son corps un corps qu'on ne connaîtra plus. Plaisir de déguster les sorbets du paradoxe, les idées fraîches comme des boissons glacées — et cela pour tenter vainement de tuer le vers.

« Tout le monde s'ennuie... Pépère s'ennuie... Mémère s'en- nuie », disait une Baronne mise au théâtre par Max Jacob et dont le modèle est bien connu à Montparnasse. Au printemps dernier, tout le monde s'ennuyait lorsqu'on apprit soudain une grande nouvelle. On en parla un peu partout, autour des tables de quelques cafés toujours pleins de gloire et de fumée, dans le bureau des revues, au milieu des épreuves d'imprimerie, aux.

�� � NOTES 1 2 r

Champs-Elysées, sous le manteau d'Arlequin. Il s'agissait de fonder une colonie artistique à Tahiti.

Les futurs voyageurs parlaient de l'expédition avec enthou- siasme. On en avait assez de Montparnasse, de Montmartre, des ballets russes, du cinéma. Désormais, tout allait se passer comme- dans les romans de Stevenson. On cultiverait la vanille, là-bas, aux environs de Papeete. On ferait de la grande peinture. Chaque acheteur d'un tableau recevrait en prime un paquet de vanille et réciproquement. Quelqu'un proposa de nommer la Colonie « Les pères cubistes de Tahiti ».

Faut-il ajouter que les plus chauds partisans du voyage n'y croyaient pas trop ? Je me souviens encore de l'accent avec lequel Paul Budry me dit un jour :

— Nous avons un petit schooner qui tient assez bien l'eau. Le Capitaine...

Le Capitaine était l'ami de la femme d'un peintre cubiste, il avait navigué dans les mers du Nord, son originalité était d'avoir tout récemment tetté une otarie — une soif curieuse l'altérait du. lait de tous les mammifères. La dame présenta l'équipage au Capitaine qui, deux heures durant, vanta l'île merveilleuse. Une voix dit :

— Naturellement, Capitaine, vous êtes allé déjà à Tahiti.

— Non, dit le Capitaine, mais j'ai lu de fort jolies descriptions de ce pays et cela m'a donné le désir de le connaître.

Le Capitaine partit de Paris au Havre pour acheter le petit, schooner. Il n'est jamais revenu. Les colons manques racontent leur mésaventure dans les bars du Quartier Latin. Pour se con- soler, un membre de l'équipage fait jouer à son gramophone les plus mélancoliques des airs hawaïens. La dame du vaisseau fantôme a peut-être entrepris quelque autre voyage, sentimental.

♦ *

Dernier événement de l'arrière-saison : La revue Action a organisé une exposition de peinture moderne à Rouen. Le pre- mier jour, matinée artistique. M""^ Jane Mortier a joué de la musique d'Erik Satie, de Georges Auric, qu'on appelle malicieu- sement « le Six », de Francis Poulenc, de Darius Milhaud et d'Albert Roussel. Florent Fels a parlé du cubisme et du post-

�� � 122 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cubisme. J'ai prononcé quelques mots sur la jeune poésie et j'aurais pu écrire ces lignes dans la chambre d'un vieil hôtel, tout près de la Cathédrale.

Le mot « déconcertant » se lit plusieurs fois dans le compte- rendu des journaux locaux; toutefois, M. Destin, rédacteur en chef de la Dépêche de Rouen, a des opinions sur la peinture. Il estime que celle d'Irène Lagut est candide. Un autre journaliste, M. Dubosc, déclare que Modigliani « eut son heure de célébrité » •et nomme « Le jeune homme au camélia » un laurier-rose de Monte-Carlo peint par Léopold Survage. A tout péché miséri- corde. Je me rappelle avoir jadis confondu un compotier de Juan Gris avec le portrait de sa femme. J'en fais humblement

l'aveu.

  • *

M. Clément Vautel chargé de représenter au Journal cet « esprit français » cher aux commis-voyageurs de table d'hôte, M. Clément Vautel y faisait l'autre jour de la haute esthétique :

« Les chefs-d'œuvre, c'est une question d'atmosphère, de milieu, d'époque », disait-il, sans savoir sans doute qu'il se recontrait avec Francis Picabia :

ce Les chefs-d'œuvre sont un anachronisme. »

M. Clément Vautel, qui doit être flatté d'une telle similitude d'opinions, déclare la guerre au Père Ubu. Selon lui, l'œuvre de Jarry « n'ajoute vraiment pas grand'chose à la littérature ». Ainsi, c'est la révolte des palotins, Monsieur Prud'homme contre Monsieur Ubu. Encore qu'une telle attitude ne soit que ridicule, quelques jeunes gens de ma génération peuvent avoir la faiblesse d'en être iiYités s'ils se souviennent du rôle joué par Alfred Jarry dans leur évolution littéraire. Mais faut-il s'étonner que M. Clément Vautel ne respecte pas les statues ? Il sait qu'il aura bientôt la sienne.

Deux statues du Salon d'Automne sont le prétexte d'une anecdote amusante.

Il paraît qu'aux Champs-Elysées, la veille du Vernissage, un peintre, cubiste et théoricien du cubisme, parlait, selon son habitude, de l'attrait qu'a cette forme d'art « pour le peuple ». Son interlocuteur n'étant point convaincu, le peintre appela un ouvrier qui passait dans le hall de la sculpture et le pria de

�� � UOTES 123

choisir entre deux marbres, l'un une femme déformée, l'autre un nu d'homme académique.

— Si l'on t'offrait une de ces statues, laquelle prendrais-tu ? L'ouvrier fit deux pas en arrière, ferma l'œil gauche, étendit

3a main droite et du doigt désigna l'œuvre cubiste.

— Vous voyez, s'écria le peintre. L'ouvrier dit en souriant :

— Oui, parce que l'autre, ça m'ennuierait à cause de mes • enfants...

Le peintre garda le silence.

��*

��Le peuple sans doute va murmurer en apprenant que M. Paul Gavault quittera bientôt le second Théâtre-Français dont il avait su faire le premier théâtre de quartier.

Dans le Manuscrit trouvé dans un chapeau, André Salmon évoque ce poète si pauvre que « 1 orsqu'on lui ofi"rit un fauteuil -à l'Académie, il demanda la permission de l'emporter chez lui ». C'était peut-être un pareil désir et l'espérance de le voir réalisé ■qui poussait un certain nombre d'invraisemblables candidats à solliciter la direction de l'Odéon. Le rêve d'une situation bril- lante a embelli durant quelques jours la vie de plusieurs litté- rateurs infortunés, mais ce n'était qu'un rêve et le Ministère s'est décidé. M. Gémier va entrer à l'Odéon par la grande porte et — plaisanterie facile — par le grand escalier. Dom Basile dit méchamment que M. Gémier a été nommé par erreur, par mégarde, par Mégard, mais doit-on faire le moindre crédit à ces bruits de coulisses ?

L'Odéon va-t-il reprendre sa vieille réputation de désert et d'asile de nuit ? Pourra-t-on dormir dans les loges ou bien y donner des rendez-vous galants ? Nous le saurons au prin- temps prochain, M. Gémier n'est peut-être pas un excellent administrateur, mais il fut parfois un grand acteur et un met- teur en scène ingénieux. Il eut quelques idées curieuses. Par exemple quand il monta Œdipe, Roi de Thèhes au Cirque- d'Hiver 011 il avait dépensé sans compter les capitaux de Monsieur S., il savait qu'avec la salle pleine chaque soir, il _perdait de l'argent mais il espérait refuser du monde et, jouet

�� � 1^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'une comique illusion, il comptait comme un bénéfice le prix des places des spectateurs refusés. D'ailleurs, j'ignore si M. Gémier jouera de beaux spectacles et je n'ai pas besoin de le savoir pour écrire cette chronique légère dont le but, outre celui de renseigner les lecteurs de la N. R. F. sur les faits-divers artistiques, est de faire dire à Daniel D'Arthez : « Quel fatal emploi de l'esprit ! »

GEORGES GABORV

��*

  • *

��LES REVUES

M. BEAUNIER A-T-IL LU CLAUDEL ?

Cette troublante question est posée par M. Henri Rambaud, directeur de la gentille Revue Fédéraliste dans une lettre que publient les Essais Critiques de M. Azaïs (n° du i'- nov.) :

Vous avez certainement lu, dans la Reine des Deux-Mondes du i-^r juillet, les pages que M. André Beaunier y consacre aux Chapelles littéraires de M. Lasserre, ou plus exactement, à sa seule étude sur M. Claudel. Avez-vous remarqué que toutes les citations que M. Beau- nier y fait de M. Claudel (je dis : toutes ; j'ai vérifié, et tiens mes références à votre disposition) sont tirées du livre de M. Lasserre ? Voilà qui est déjà curieux et qui ne témoigne pas d'une familiarité extrême avec l'œuvre de M. Claudel. Il \- a plus curieux encore. Par deux fois, une faute d'impression altérait les citations de M. Lasserre. Une rare coïncidence veut qu'à son tour l'imprimeur de M. Beaunier commette les mêmes fautes. Oh ! les fautes heureuses ! Elles font rêver délicieusement.

Oui, rêver. Je me garderai bien de conclure. Comment croire que M. Beaunier ait négligé de lire M. Claudel, lui qui le condamne avec la même assurance qu'il reproche auxclaudéliens de mettre à le louer ? Que dis-je, la même assurance ? Il rendrait des points à ces pharisiens, comme il les appelle. M. Lasserre était sévère, mais encore s'appli- quait-il à faire le départ du beau et du laid dans cette œuvre mêlée. Rien ne tempère la sévérité de M. Beaunier. Il déclare tout net que M. Claudel est inintelligible. « Vous comprenez ? demande-t-il à ses admirateurs. Je le nie ! » Un érudit comme M. Beaunier n'afHrme pas ces choses-là sans de bonnes raisons.

�� � LES REVUES J2^

La probité m'oblige à dire qu'il ne se vante pas d'avoir beaucoup pra- tiqué son auteur ; sans doute dirait-il qu'il n'a pas de temps à perdre à le lire. Tel est bien notre avis. Après cet article, c'est un devoir pour ceux qui aiment ses livres (car il en a de charmants, savez-vous ?) que de le détourner de ce genre d'études.

Dire pourtant que c'est ainsi que se fait la critique ! Et le public n'y voit goutte : il souffre tout. Peut-être serait-il bon de l'avertir.

��OPINIONS LITTÉRAIRES DE VICTOR HUGO

Dans la Revue de Paris du i^"" novembre 1921, M. Gustave Simon donne de nouvelles Opinions littéraires de Victor Hugo, Quelques réflexions fines :

Voltaire dans ses poèmes évite soigneusement la poésie, comme on •évite un ami avec qui l'on veut se brouiller.

Mais en général c'est d'une sorte de Sinaï que partent, comme autant de pompeux éclairs, les jugements du poète :

Pascal fou est encore grand écrivain. La santé du génie peut sur- vivre à la santé de la raison....

Pascal écrase l'homme entre deux éternités.

Voltaire est le soleil couchant du vieux monde ; Rousseau est le soleil levant du monde nouveau.

Et l'on ne peut lire sans un peu d'amusement cette descrip- tion enfantine et magnifique que Hugo nous donne, sans doute d'après ses expériences personnelles, de l'opération du génie :

Le poète est un prophète. Spiritus fiât. Le souffle, ce prodigieux mystère, voilà son maître.

Ce que l'on nomme génie est une irrésistible résultante d'une foule ■de phénomènes intimes, à la fois obscurs et flamboyants, sublimation, mais quelquefois effarement, de celui qui les éprouve. Empêchez-le donc, ce prophète, ce visionnaire, de voir le mal, par exemple, et, selon l'angle où il le voit, d'être pris tantôt d'une formidable colère, tantôt d'une inépuisable pitié. Par la raison que dans la création il y a du gouffre, il y a du vertige dans le génie.

�� � 126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE JOUEUR DE TAROTS

Ce charme ! il prit âme et corps Et dispersa tous efforts. Que comprendre à ma parole f Il faut qu'elle fuie et vole ! O saisons, ô châteaux !

On n'aurait pas cru que ces petits poèmes si ésotériques des

Illuminations pussent jamais avoir de postérité. Pourtant après

les tentatives de Paul Eluard, voici dans le Mercure de France

du i^"" novembre, sous le titre : Le joumr de tarots ; les cinquante—^

deux cartes et la règle, et sous la signature de M. Ker Frank

Houx, une série de petites images intérieures où se reconnaît

la tradition de Rimbaud, et qui impliquent un indéniable

talent :

seide fenêtre

une main claire

rose une lumière entre les doigts

adieu

point de visage

les éphémères

l'ondue pleine la nuit bleue.

■ *

moulin qui tourne dévide la rivière nnon qui trotte déroule le chemin

chevalier de la marjolaine et toi qui fais des pieds des mains ta vie comme une pelote

ce matin suspendu

cette lune qui s'efface

couleur incertaine de ciel

pluie ou neige

quel jour sera-ce

heau notre soir secret toujours pareil.

��MEMENTQ Revues Françaises.

Action (Nov.) : Lettres, poèmes en prose et en vers, notes, souvenirs, réflexions et fait-divers de Céline Arnauld, Antonin Artaud, Paul

�� � MEMENTO ' 127

Budry, Georges Gabon', Max Jacob, André Salmon, Marcel Sauvage.

L'Amour de l'art (Nov.) : Jean Marchand, par Claude-Roger Marx ; Louis Chariot, par André Warnod ; Albert Guindet, par Charles Vildrac.

Ariste (no i) : Critiques et poèmes de Ker Frank Houx, Henri Pourrat, J. Vialatte.

Une nouvelle jeune revue Aventure, que Pierre Mac Orlan pré- sente en quelques pages fort curieuses, contient des poèmes et des proses de Louis Aragon, Henri Cliquennois, René Crevel, Georges Limbour, Roger Vitrac, Jacques Baron, etc.

Bulletin de la vie artistique (y^ Nov.) : Confidences d'Angel Zarraga.

Les Cahiers idéalistes (Oct.) : Poèmes en Prose de Max Jacob, Marcel Sauvage, Joseph Rivière, Louis de Gonzague-Frick, Alexandre Arnoux, Luc Durtain.

La CoNNArss.\NCE (Sept. -Oct.) : Littérature et catholicisme, par Emile Dermenghem.

Le Crapouillot (16 nov.) : « Le î^osse » (The Kid) de Charlie Chaplin, par Jean Galtiei'-Boissière.

Causeries typographiques (n» 3) : Les exemplaires de chapelle, dîme prélevée par les pressiers, par Marins Audin.

L'Esprit nouveau (no 10) : Les Jrcres Le Nain, par Vauvrecy.

Essais critiques (i^ Nov.) : Autour d'une réédition de M. Maurice Barrés, par Azaïs.

Le Feu (Oct.) : La nuit tourne sur la mer, par J. d'Arbaud.

Les Feuilles libres (Oct.) : Comme nu homme, par André Salmon.

Gazette du Bon Ton (uo 8) : planches de Ch. Martin et G. Lepape.

La Grande Revue (Oct.) : Panurge à la guerre, par A. Thibaudet.

Les Marges (15 Oct.) : Les derniers jours d'Alfred Jarry, par Jean Saltas ; Harry, par Pierre Guéguen.

Mercure DE FRANCE (15 Oct.) : Une philosophie de la relation, par Jules de Gauhier ; (15 nov.) : Poème?, par Daniel Thaly ; Industrie, par Philippe Girardet.

La Nervie (Sept. -Oct.) : Elégie, par Ph. Chabaneix.

L'Œuf dur (nov.) : Variations sur quelques Empereurs Romains, par Mathias Lûbeck.

Pour le plaisir (15 Oct.) : Vol plané, par Fagus-

La Renaissance d'Occident (Août) : Poèmes, par Joseph Deheil.

La Revue Critique (Oct.) : Le Classicisme fantôme, par Eugène Marsan.

La Revue de Genève (i^'-Nov.) : Le secret de Rembrandt, par François Fosca.

La Revue de Paris (15 Oct.) : Le Dilemne du docteur, par Bernard

�� � Shaw; Renan an séminaire, par Pierre Lasserrc ; (le^ Dec.) : La Mesure du Temps, par Emile Bord.

Revue Hebdomadaire (29 Oct.) : L’Epithalame de J. Chardonne, par Fr. le Grix. (3 Dec.) : Le Comte de Gobineau, par Jacques de Lacretelle; Le Mouchoir rouge, par le Comte de Gobineau.

La Revue de France (15 Nov.-ier Dec.) : L’OphéUa, par Marius- Ary Leblond.

La Revue Rhénane (Novembre) : Les lettres françaises et la guerre, par Jacques Rivière ; Daragnès, par André Warnod.

Signaux (le"" Nov.) : Une journée en Manche, par Jean-Richard Bloch ; Poèmes Domestiques, par Gustave Van Hecke. (le"" Dec): Corniaud, par Pierre Mac Orlan.

Revues Allemandes.

Die Neue Runschau : Aus den Wcstiichen Sagen, par Annette Kolb ; — Frankreich und Europa, par Alfred Weber ; — Oscar IVildes Pariser Tage, par Franlv Harris

��* *

RÉCENTES PUBLICATIONS ANGLAISES.

The Craft of Fiction, par Percy Luhhock (Jonathan Cape).

BooKS ON THE Table, par Edmond Gosse (William Heineman).

More Essays on Books, par Clutlon Brock (Methuen).

Memories ans Notes, par Sir Sydney Colvin (Arnold).

Molière, par Arthur Tillcy (The Cambridge University Press),

A History of Pisa, Xl^h AND Xllt’i Centuries, par William Heyiuood (Cambridge University Press).

The Metaphysical Poets and Lyrics of the XVIIt’i Century, par Herbert Grierson (The Clarendon Press, Oxford).

The Cambridge History of American Literature, Vols. III et IV (The Cambridge University Press).

Coquette, roman, par Frank Swinnerton.

Adrienne Tower, roman, par Mme Basil de Selincourt (Anne Sedgwick) (Arnold).

M. Waddington of Wick, roman, par May Sinclair.


LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD.

ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART. IV'

��DOSTOÏEVSKI

��Cette courte allocution, lue au Vieux-Colombier pour la célébration du centenaire de Dostoïevski, peut être considérée comme une sorte d'introduction aux six leçons sur Dostoïevski que j'ai promises à l'école de Jacques Copeau ' :

Mesdames et Messieurs,

Les admirateurs de Dostoïevski étaient, il y a quelques années, assez peu nombreux ; mais comme il advient tou- jours lorsque les premiers admirateurs sont recrutés dans l'élite, leur nombre va toujours grandissant, et la salle du Vieux-Colombier est beaucoup trop petite pour les contenir tous aujourd'hui. Comment il se fait que certains esprits demeurent encore réfractaires à son œuvre admirable, c'est ce que je voudrais d'abord examiner. Car, pour triompher d'une incompréhension, le meilleur moyen t'est de la tenir pour sincère et de tâcher de la comprendre.

Ce qu'on a surtout reproché à Dostoïevski au nom de notre logique occidentale, c'est, je crois, le caractère irrai- sonné, irrésolu et souvent presque irresponsable de ses per- sonnages. C'est tout ce qui, dans leur figure, peut paraître grimaçant et forcené. Ce n'est pas, nous dit-on, de la vie réelle qu'il représente; ce sont des cauchemars. Je crois cela parfaitement faux ; mais accordons-le, provisoirement, et ne nous contentons pas de répondre, avec Freud, qu'il y a

I. Voir p. 256.

�� � 130 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

plus de sincérité dans nos rêves que dans les actions de notre vie. Ecoutons plutôt ce que Dostoïevski lui-même dit des rêves, et des « absurdités et impossibilités évidentes dont foisonnent nos songes et que vous admettez sur-le-champ, sans presque en éprouver de surprise, alors même que, d'autre part, votre intelligence déploie une puissance inac- coutumée. Pourquoi, continue-t-il, quand vous vous réveil- lez et rentrez dans le monde, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une rare vivacité, que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée par vous ? L'extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous sentez que ce tissu d'absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui appartient à votre vie véritable, quelque chose qui existe, et qui a tou- jours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous... » {V Idiot, t. II, p. 185).

Ce que Dostoïevski dit ici du rêve, nous l'appliquerons à ses propres livres, non que je consente un seul instant à assimiler ses récits à l'absurdité de certains rêves, mais bien parce que nous sentons également, au réveil de ses livres, — et lors même que notre raison se refuse à y donner un assentiment total, — nous sentons qu'il vient de tou- cher quelque point secret « qui appartient à notre vie véritable », Et je crois que nous trouverons ici l'expli- cation de ce refus de certaines intelligences devant le génie de Dostoïevski, au nom de la culture occidentale. Car je remarque aussitôt que dans toute notre littérature occidentale, et je ne parle pas de la française seulement, le roman, à part de très rares exceptions, ne s'occupe que des relations des hommes entre eux, rapports passionnels ou intellectuels, rapports de famille, de société, de classes sociales — mais jamais, presque jamais des rapports de l'individu avec lui-même ou avec Dieu — qui priment ici tous les autres. Je crois que rien ne fera mieux comprendre ce que je veux dire que ce mot d'un Russe que rapporte

�� � DOSTOÏEVSKI 131

M"^ Hoffmann dans sa biographie de Dostoïevski (la meil- leure et de beaucoup, que je connaisse — mais qui n'est pas traduite, malheureusement), mot par lequel elle pré- tend précisément nous faire sentir une des particularités de l'âme russe." Ce Russe donc, à qui l'on reprochait son inexactitude, ripostait très sérieusement : « Oui, la vie est difficile ! Il y a des instants qui demandent à être vécus correctement, et qui sont bien plus importants que le fait d'être exact à un rendez-vous. » La vie intime est ici plus importante que les .rapports des hommes entre eux. C'est bien là, ne croyez-vous pas, le secret de Dostoïevski, ce qui tout à la fois le rend si grand, si important pour quelques uns, si insupportable pour beaucoup d'autres.

Et je ne prétends pas un instant que l'Occidental, le Français, soit de part en part et uniquement un être de société, qui n'existe qu'avec un costume : les Pensées de Pascal sont là, les Fleurs du Mal, livres graves et solitaires, et néanmoins aussi français que n'importe quels autres livres de notre littérature. Mais il semble qu'un certain ordre de problèmes, d'angoisses, de passions, de rapports, soient réservés au moraliste, au théologien, au poète et que le roman n'ait que faire de s'en laisser encombrer. De tous les livres de Balzac, Lanis Lambert est sans doute le moins réussi ; en tout cas, ce n'était qu'un monologue. Le pro- dige réalisé par Dostoïevski, c'est que chacun de ses person- nages, et il en a créé tout un peuple, existe d'abord en fonc- tion de lui-même, et que chacun de ces êtres intimes, avec son secret particulier, se présente à nous dans toute sa complexité problématique ; le prodige^ c'est que ce sont précisément ces problèmes que vivent chacun de ses person- nages, et je devrais dire : qui vivent aux dépens de chacun de ses personnages — ces problèmes qui se heurtent, se combattent, et s'humanisent pour agoniser ou pour triom- pher devant nous.

Il n'y a pas de question si haute que le roman de Dos- toïevski ne l'aborde. Mais, immédiatement après avoir dit

�� � Ï32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ceci, il me faut ajouter : il ne l'aborde jamais d'une manière abstraite, les idées n'existent jamais chez lui qu'en fonction de l'individu ; et c'est là ce qui fait leur perpétuelle relati- vité ; c'est là ce qui fait également leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la providence et la vie éternelle que parce qu'il sait qu'il doit mourir dans peu de jours ou d'heures (c'est Hippolyte de VIdiot), tel autre dans les Possédés édi6e toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu'il doit se tuer dans un quart d'heure — et l'on ne sait plus, en l'entendant parler, s'il pense ceci parce qu'il doit se tuer, ou s'il doit se tuer parce qu'il pense ceci. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraordi- naires,, ses plus divines intuitions, c'est à l'approche de la crise d'épilepsie qu'il les doit. Et de cette remarque je ne veux point tirer pour le moment d'autre conclusion que ceci : que les romans de Dostoïevski tout en étant les romans — et j'allais dire les livres — les plus chargés de pensée ne sont jamais abstraits, mais restent aussi les romans, les livres les plus pantelants de vie, que je connaisse.

Et c'est pourquoi, si représentatifs que soient les person- nages de Dostoïevski, jamais on ne les voit quitter l'huma- nité pour ainsi dire, et devenir symboliques. Ce ne sont non plus jamais des iypes comme dans notre comédie clas- sique ; ils restent des individus, aussi spéciaux que les plus particuliers personnages de Dickens, aussi puissamment dessinés et peints que n'importe quel portrait d'aucune lit- térature. Ecoutez ceci :

II y a des gens dont il est difficile d-e dire quelque chose qui les présente d'emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu'on appelle communément les hommes « ordi- naires », la « masse », et qui, en effet, constituent l'immense majorité de l'espèce humaine. A cette vaste catégorie appar- tiennent plusieurs des personnages de notre récit, et notamment Gabriel Ardalionovitch.

�� � DOSTOÏEVSKI 133

Voici donc des personnages qu'il va être particulièrement difficile de caractériser. Que va-t-il parvenir à en dire :

Presque depuis l'adolescence, Gabriel Ardalionovitch avait été tourmenté par le sentiment constant de sa médiocrité, en même temps que par l'envie irrésistible de se convaincre qu'il était un homme supérieur. Plein d'appétits violents, il avait, pour ainsi dire, les nerfs agacés de naissance, et il croyait à la force de ses désirs parce qu'ils étaient impétueux. Sa rage de se distinguer le poussait parfois à risquer le coup de tète le plus inconsidéré, mais toujours au dernier moment notre héros se trouvait trop raisonnable pour s'y résoudre. Cela le tuait '.

et voici pour un des personnages les plus effacés. Il faut ajouter que les autres, les grandes figures de premier plan, il ne les peint pas, pour ainsi dire, mais les laisse se peindre elles-mêmes, tout au cours du livre, en un portrait sans cesse changeant, jamais achevé. Ses principaux personnages restent toujours en formation, toujours mal dégagés de l'ombre. Je remarque en passant combien profondément il diffère par là de Balzac dont le souci principal semble être toujours la parfaite conséquence du personnage. Celui-ci dessine comme David ; celui-là peint comme Rembrandt, et ses peintures sont d'un art si puissant et souvent si par- fait que, n'y aurait-il pas derrière elles, autour d'elles, de telles profondeurs de pensée, je crois bien que Dostoïevski resterait encore le plus grand de tous les romanciers.

ANDRÉ GIDE

I Lldiot, II, pp. 193-194.

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DOSTOÏEVSKY
ET
LA LUTTE CONTRE LES ÉVIDENCES


LÉON SCHESTOV


Dans le domaine de la spéculation systématique, nous n’avons pas encore formé d’école, nous autres Russes, nous ne possédons pas encore de traditions qui puissent être comparées aux écoles françaises, allemandes, anglaises dont la plupart de nos philosophes ont toujours subi jusqu’ici les influences et auxquelles quelques-uns d’entre eux ne surent opposer que certaines traditions orientales : néo-platoniciennes, gnostiques, patristiques. Le génie russe — et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles — si téméraire qu’il soit — s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il se lance ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette même réalité, au fait, son point de départ et son aboutissement. Celui qui veut juger de la pensée russe doit s’adresser donc non aux professeurs de philosophie, non aux gnosséologues et métaphysiciens de profession, parmi lesquels, pourtant, il y a des hommes de grand talent, tels Zossky, Franck et d’autres encore, mais à tous nos romanciers, à nos poètes, à nos critiques, à nos publicistes qui travaillent tous sur le vif.

L’œuvre philosophique et critique de Léon Schestov, totalement inconnue en France[1], est extrêmement caractéristique à cet égard. Schestov est certainement l’esprit le plus original, le plus audacieux, le plus profond parmi les écrivains russes contemporains, le plus complexe aussi et le plus difficile à définir.

« Quel est l’objet de la philosophie, demande Schestov. Faut-il rechercher la signification du tout et travailler obstinément à édifier une théodicée parfaite à l’exemple de Leibniz et de tant d’autres penseurs célèbres, ou bien faut-il s’attacher à suivre jusqu’au bout les destinées des individus particuliers, autrement dit : poser des questions, qui excluent toutes possibilités de réponse ? » Schestov choisit la seconde voie, malgré ses difficultés et ses dangers : il s’attache à l’individuel, au concret, au fait unique, spécial. Bergson veut que le philosophe fasse appel au « romancier hardi » qui « déchire la toile habilement tissée de notre moi conventionnel pour nous montrer sous cette logique apparente une absurdité fondamentale ». C’est ce que fait justement Schestov : il s’adresse tour à tour à Shakespeare, à Ibsen, à Tolstoï, à Dostoïevsky, à Tchékhov, à Nietzsche ; ce n’est pas leurs idées, leur philosophie, leur système en eux-mêmes, qui l’intéressent, c’est leur personnalité vivante et celle de leurs héros, telles qu’elles se manifestent dans leurs œuvres. Il les presse, il les questionne, il les tourmente, impitoyable, non pour en tirer des leçons, des conclusions générales. Mais pour nous faire saisir ainsi, toute palpitante, une réalité profondément cachée, pour nous faire pressentir et entrevoir brusquement une vérité obscure qui se dérobait à l’étreinte de la raison.

La témérité de ses recherches, l’audace tranquille de ses points d’interrogation lui attirent l’accusation de scepticisme et de cynisme. Son scepticisme, en réalité, n’est qu’un procédé, une méthode d’examen ; sous ce rapport on pourrait le rapprocher de Socrate, avec lequel, d’ailleurs, il a encore d’autres points de contact. Schestov doute, mais il ne se confine pas dans ce doute, il ne s’y plaît pas : il cherche toujours, tantôt en « gémissant » pour employer l’expression de Pascal souvent citée par lui, et tantôt en plaisantant, en riant de lui-même et des autres, toujours ardent et inquiet.

Ses maîtres furent Nietzsche, le Nietzsche d’Humain, trop humain, du Gai Savoir ; puis Dostoïesvky, Tolstoï, Pascal qui l’aidèrent à découvrir sa propre personnalité, fortifièrent son courage, son audace et versèrent en lui une soif inextinguible de liberté. Ses recherches l’orientèrent plus tard vers l’étude de Plotin, de saint Augustin, des mystiques médiévaux, de Luther.

Son style extrêmement simple, familier même, dépouillé d’artifices, sans trace de pédantisme et d’une admirable limpidité, le place parmi les meilleurs prosateurs russes. Mais cette simplicité est toute de surface ; sous ce ton familier se cache une pensée étrangement subtile, toujours tendue, qui creuse et fouille profondément. Rien n’est plus clair, ne paraît plus facile qu’un aphorisme, qu’une étude de Schestov pour les esprits ingénus ; rien n’est plus compliqué, plus obscurément attirant pour ceux qui essayent d’y pénétrer plus avant.

Schestov débuta avec Shakespeare et son critique Brandès, puis suivirent avec plusieurs années d’intervalle : Le Bien dans la doctrine de Nietzsche et de Tolstoï, Dostoïevsky et Nietzsche, un premier recueil d’aphorismes : L’apothéose du déracinement, et deux volumes d’essais philosophiques et critiques : Débats et Conclusions et Les Grandes Veilles ; deux autres volumes vont paraître prochainement : Les Mille et une Nuits et De la Racine des choses. L’article sur Dostoïevsky que nous publions ici est la traduction, fortement abrégée (avec l’autorisation de l’auteur), d’une vaste étude de Schestov que publie, à l’occasion du centenaire de Dostoïevsky, la revue russe Les Annales Contemporaines.

BORIS DE SCHLŒZER


I[modifier]

 
Τίς δ' οἶδεν εἰ τὸ ζῆν μέν ἐστι
κατθανεῖν, τὸ κατθανεῖν δὲ ζῆν.
EURIPIDE


« Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie. »

Platon, dans un de ses dialogues, fait répéter ces paroles par Socrate, le plus sage d’entre les hommes, celui-là même qui créa la théorie des idées générales et considéra le premier la netteté et la clarté de nos jugements comme l’indice de leur vérité. Depuis les temps déjà anciens les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique ; seuls les hommes ordinaires savent bien ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Comment se peut-il que les plus sages hésitent là où les esprits ordinaires ne voient aucune difficulté ? Et pourquoi donc les difficultés sont-elles toujours réservées aux plus sages ? Or il ne peut y avoir de difficulté plus atroce que de ne pas savoir si l’on est mort ou vivant ? La « Justice » exigerait que cette connaissance ou bien cette ignorance fût l’apanage de tous les humains. Que dis-je la justice ! C’est la logique elle-même qui l’exigerait, car il est absurde que les uns sachent distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privés de cette connaissance ; ceux qui la possèdent diffèrent complètement de ceux auxquels elle est refusée et nous n’avons donc pas le droit de les considérer tous comme appartenant à l’espèce humaine. Celui-là seul est un homme, qui sait ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Celui qui ne le sait pas, celui qui, ne fût-ce que de loin en loin, ne fût-ce que pour un instant seulement, cesse de saisir la limite qui sépare la vie de la mort, celui-là cesse d’être un homme pour devenir... pour devenir quoi ?

Il y a lieu d’ajouter pourtant que de naissance tous les hommes savent très bien distinguer la vie de la mort. L’ignorance ne vient — à ceux qui sont prédestinés — que plus tard seulement et — si tout ne nous trompe pas — brusquement, on ne sait d’où, ni comment. Mais il y a plus. Cette ignorance n’est qu’intermittente : elle s’efface et cède la place à la connaissance normale aussi brusquement, aussi subitement qu’elle était apparue. Euripide et Socrate, et tous ceux qui sont destinés à porter le fardeau sacré de la suprême ignorance, tous savent très bien ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort. Mais il leur arrive d’éprouver exceptionnellement la sensation que leur connaissance ordinaire les abandonne. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce qu’ils savaient eux-mêmes il n’y a qu’un instant, ce que le consentement unanime confirmait et justifiait, cela même perd à leurs yeux toute signification. Ils possèdent maintenant leur propre savoir, injustifié, injustifiable, inadmissible pour les autres. Peut-on jamais espérer en effet que le doute d’Euripide soit unanimement admis ?

Un ancien livre raconte que l’Ange de la Mort, qui descend vers l’homme pour séparer l’âme du corps, est couvert d'yeux. Qu’a-t-il besoin de tous ces yeux ? Je pense qu’ils ne sont pas pour lui : l’Ange de la Mort s’aperçoit parfois qu’il est venu trop tôt, que le terme de l’homme n’est pas encore échu ; dans ce cas il n’emporte pas son âme, il ne se montre même pas à elle, mais il laisse à l’homme une de ces nombreuses paires d’yeux dont son corps est couvert. Et l’homme sait alors — en plus de ce que voient les autres hommes et de ce qu’il voit lui-même avec ses yeux naturels — des choses nouvelles et étranges, et il les voit autrement que les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitants des « autres mondes », c’est-à-dire qu’elles existent pour lui non « nécessairement », mais « librement », qu’elles sont et qu’au même instant elles ne sont pas, qu’elles apparaissent quand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Or, comme tous les autres organes des sens et même notre raison sont en connexion étroite avec notre vision ordinaire, et que l’expérience de l’homme tout entière, individuelle et collective, s’y raccorde aussi, les nouvelles visions paraissent ridicules, fantastiques et semblent être produites par une imagination déréglée. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il, non pas la folie poétique, l’inspiration dont il est question même dans les manuels de philosophie et d’esthétique et qui, sous les noms d’Eros, de Manie, d’Extase, fut tant de fois décrite et justifiée où et quand il le fallait, mais cette folie qu’on traite dans les cabanons. Alors, c’est la lutte entre les deux visions, lutte dont l’issue est aussi problématique et aussi mystérieuse que les débuts.

Dostoïevsky fut certainement un de ceux qui possédèrent cette double vue. Mais quand donc fut-il visité par l’Ange de la mort ? Le plus naturel serait de supposer que ce fut lorsqu’il écoutait au pied de l’échafaud la lecture de son arrêt de mort. Il est probable pourtant que les suppositions « naturelles » ne sont plus de mise ici. Nous pénétrons dans le domaine de l’antinaturel, du fantastique par excellence et si nous voulons y entrevoir quelque chose, il nous faut renoncer à toutes les méthodes, à tous les procédés qui donnaient jusqu’ici à nos vérités et à notre connaissance une certitude garantie. On exigera peut-être de nous un sacrifice plus important encore. Il faudra peut-être que nous soyons prêts à admettre que la certitude n’est nullement le prédicat de la vérité ou, pour mieux dire, que la certitude n’a absolument rien de commun avec la vérité. Il se peut que tout le charme, toute l’attirance de ces vérités consistent justement en ce qu’elles nous délivrent de la certitude, en ce qu’elles nous font espérer vaincre ce qu’on appelle les évidences.

Ce n’est donc pas lorsqu’il attendait l’exécution de l’arrêt que Dostoïevsky fut visité par l’Ange de la mort. Et ce n’est pas non plus lorsqu’il vivait au bagne. Les Souvenirs de la Maison des Morts, une des meilleures œuvres de Dostoïevsky, en font foi. L’auteur des Souvenirs est encore plein d’espoirs. Il souffre, il souffre terriblement, mais il se souvient toujours qu’en dehors des murs de cette prison, il y a encore une autre vie. Le coin de ciel bleu qu’il entrevoit par dessus les hautes murailles lui est une promesse de liberté. Un temps viendra, et la prison, les visages marqués, les jurons ignobles, les coups, les gardiens, la saleté, les chaînes — tout cela passera et une nouvelle existence commencera, noble, élevée. « Je ne suis pas ici pour toujours », se répète-t-il constamment ; « bientôt, bientôt je serai là-bas. » Là-bas c’est la liberté. La véritable vie, riche, pleine de signification, n’existe que là où l’homme voit au-dessus de lui non plus un petit coin du ciel, mais un dôme immense, là où il n’y a plus de murs, mais où s’étend un espace infini, là où la liberté est illimitée — en Russie, à Moscou, à Pétersbourg, au milieu d’hommes intelligents, bons, actifs et libres.

II[modifier]

Dostoïevsky a terminé son temps de bagne ; il a fini aussi son service militaire. Il est à Tver, puis à Pétersbourg. Tout ce qu’il attendait se réalise. Il est un homme libre, comme tous les hommes dont il enviait le sort lorsqu’il portait des chaînes. Il ne lui reste donc plus qu’à accomplir les engagements qu’il a pris en prison vis-à-vis de lui-même. Il faut croire que Dostoïevsky n’a pas oublié si tôt ces engagements, son « programme » et qu’il a fait plus d’une tentative désespérée pour arranger sa vie de telle sorte que les « anciennes chutes et les anciennes erreurs » ne se répètent plus. Mais il semble que plus il s’y est efforcé, moins il y a réussi. Il fit bientôt la remarque que la vie libre ressemblait de plus en plus à l’existence du bagne et que « jadis le ciel tout entier » qui, lorsqu’il était en prison, lui paraissait illimité, l’oppressait et l’écrasait tout autant que les plafonds bas du bagne ; que les idéals à l’aide desquels il apaisait son âme au temps où il vivait parmi les derniers des hommes, que ces idéals n’élevaient pas l’homme, ne le libéraient pas, mais l’enchaînaient et l’humiliaient tout autant que les fers qu’il portait au bagne. Le ciel oppresse, les idéals enchaînent et l’existence humaine tout entière n’est plus qu’un sommeil lourd, douloureux, plein de cauchemars.

Comment cela s’est-il produit ? Hier encore Dostoïevsky écrivait ses Souvenirs de la Maison des Morts ; la vie des forçats lui paraissait un cauchemar ; mais il suffisait d’enlever les chaînes, d’ouvrir les portes de la prison et l’homme serait libre et la vie atteindrait sa plénitude. Les yeux de Dostoïevsky le lui certifiaient, ainsi que tous ses autres sens, et même la « divine » raison. Mais voilà que contre tous ces témoignages un autre se dresse, qui les détruit.

Dostoïevsky ne pouvait repousser le don qui lui avait été fait, de même que nous ne pouvons repousser les cadeaux de l’Ange de la Vie. Tout ce que nous possédons, nous le recevons, on ne sait de qui, on ne sait d’où. Tout cela nous a été octroyé, avant même que nous ayons eu le pouvoir de poser des questions et d’y répondre. La seconde vue fut donnée à Dostoïevsky, qui ne la demandait pas, d’une façon aussi inattendue, aussi subite que la première.

Dostoïevsky découvrit brusquement que le ciel et les murs de la prison, les idéals et les chaînes ne se contredisent nullement, comme il le voulait, comme il le pensait auparavant, quand il voulait et quand il pensait comme tous les gens normaux. Ils ne se contredisent pas, parce qu’ils sens la même chose. Il n’y a pas de ciel, il n’y a de ciel nulle part, il n’y a qu’un horizon bas et borné. Il n’y a pas d’idéals, il n’y a que des chaînes, invisibles, il est vrai, mais qui maintiennent l’homme plus solidement encore que les fers.

Nul acte d’héroïsme, nulle « bonne œuvre » ne peuvent ouvrir devant l’homme les portes de ce lieu de « détention à perpétuité ». Les vœux qu’il avait formés au bagne lui parurent alors sacrilèges. Il se produisit en lui à peu près ce qui était déjà arrivé à Luther quand il s’était souvenu avec horreur des vœux qu’il avait prononcés en entrant au couvent : Ecce ! Deus, tibi voveo impietatem et blasphemiam per totam meam vitam.

C’est cette « vision » nouvelle qui forme le thème de la Voix souterraine, une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature universelle. La plupart n’ont vu et ne veulent voir jusqu’ici dans ce petit livre qu’une leçon. Il y a là-bas, quelque part, dans les souterrains, des êtres misérables, malades, anormaux, frappés par le sort, qui dans leur rage impuissante atteignent les dernières limites de la négation. Ces êtres, d’ailleurs, sont le produit de notre époque ; il n’en existait même pas jusqu’à ces dernières années. Dostoïevsky lui-même nous suggère ce point de vue dans la note qu’il place en tête de l’œuvre. Il se peut qu’il ait été sincère à ce moment, et véridique. Les vérités du genre de celles qui apparurent aux yeux de l’homme souterrain sont telles, de par leur origine même, qu’on peut les énoncer, mais qu’il n’est pas nécessaire, qu’il est impossible même d’en faire des vérités bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-là même ne peut en prendre possession qui les a découvertes. Dostoïevsky lui-même ne fut pas certain, jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir vraiment vu ce qu’il avait décrit dans la Voix souterraine. C’est ce qui explique le style si étrange du récit de l’homme souterrain ; c’est à cause de cela que chacune de ses phrases dément la précédente et s’en rit, c’est là l’explication de ces crises d’enthousiasme, de joie inexplicable entrecoupées par les explosions d’un désespoir non moins inexplicable. Il semble que le pied lui ait manqué et qu’il tombe dans un abîme sans fond. C’est l’allégresse du vol, la peur de ne plus sentir le sol sous ses pieds et l’horreur du vide.

Dès les premières pages du récit, nous sentons qu’une puissance formidable, surnaturelle (peut-être que cette fois notre jugement ne nous trompe pas — rappelez-vous l’Ange de la Mort) enlève l’écrivain et l’emporte. Il est en extase, il est « hors de lui », il court il ne sait où, il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :

« Oui, l’homme du XIXe siècle doit être, est moralement obligé d’être un individu sans caractère, l’homme d’action doit être un esprit médiocre. Telle est la conviction de ma quarantaine. J’ai quarante ans ; or, quarante ans, c’est toute la vie. Il est inconvenant, bas, immoral de vivre plus de quarante ans ! Qui vit plus de quarante ans ? — Répondez-moi sincèrement, honnêtement. Je vous le dirai, moi : les imbéciles et les chenapans. Je dirai cela en face à tous les vieillards, à tous ces vieillards à la chevelure argentée et parfumée. Je le dirai en face à tout l’univers. J’ai le droit de le dire parce que je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans, jusqu’à soixante-dix ans, jusqu’à quatre-vingts ans. Attendez, laissez-moi reprendre souffle ! »


III[modifier]

En effet, dès le début il faut s’arrêter et reprendre souffle. Et ces mots pourraient servir de conclusion à chacun des chapitres qui suivent : laissez-moi reprendre souffle. Dostoïevsky lui-même et son lecteur ont la respiration coupée par l’élan fougueux, sauvage de ces pensées « nouvelles ». Il ne comprend pas ce qu’il éprouve, et pourquoi ces pensées. Sont-ce même des pensées ? A qui adresser ces questions ? à ces questions nul ne peut répondre ; ni les autres, ni Dostoïevsky lui-même ne peuvent être certains que ces questions puissent être même posées, qu’elles aient une signification quelconque. Mais il est impossible aussi de les écarter et il semble même parfois qu’il ne faille pas les écarter. Relisez cette phrase, par exemple : « L’homme du XIXe siècle doit être un individu sans caractère ; l’homme d’action doit être un esprit médiocre ». Est-ce une conviction sérieuse ou bien un assemblage de mots vides de sens ? A première vue cela ne fait même pas question — des mots ! Mais permettez-moi de vous rappeler que Plotin (dont Dostoïevsky, je crois, n’avait jamais entendu parler) émet la même pensée, bien que sous une autre forme. Lui aussi affirme que l’homme d’action est toujours médiocre, que l’essence même de l’action est une limitation. Celui qui ne peut pas, qui ne veut pas « penser », « contempler », celui-là agit. Mais Plotin, qui est tout aussi « hors de lui » que Dostoïevsky, dit cela très tranquillement, presque comme une chose qui va de soi, que tout le monde sait, que tout le monde admet. II se peut qu’il ait raison : quand on veut dire quelque chose qui contredit les jugements unanimement admis, le mieux est de ne pas élever la voix. Le problématique, l’impossible même, présenté comme une chose évidente par elle-même, est souvent facilement admis comme tel.

Platon aussi d’ailleurs connaissait le « souterrain », mais il l’avait appelé « grotte » ; il créa ainsi l’admirable parabole, célèbre dans le monde entier. Il fit si bien qu’il ne vint à l’esprit de personne que la grotte de Platon était un « souterrain » et que Platon était un être anormal, maladif, aigri, un de ceux pour lesquels les autres hommes, les hommes normaux doivent imaginer des théories, des traitements, etc. Or il arriva à Dostoïevsky dans son souterrain la même chose qu’à Platon dans sa grotte : ses nouveaux yeux s’ouvrirent et l’homme ne découvrit plus qu’ombres et fantômes là où « tous » voyaient la réalité ; il entrevit la vraie, l’unique réalité dans ce qui pour « tous » n’existait même pas.

Antisthène, qui se considérait comme l’élève de Socrate, disait qu’il préférerait perdre la raison que de ressentir un plaisir. Et Diogène, que ses contemporains appelaient un Socrate dément, craignait par dessus tout au monde l’équilibré, l’accompli. Il semble bien que sous certains rapports la vie de Diogène nous découvre la vraie nature de Socrate plus complètement que les brillants dialogues de Platon. Celui en tout cas qui veut comprendre Socrate doit étudier l’affreux visage de Diogène tout autant que les admirables traits classiques de Platon. Le Socrate dément est peut-être bien celui qui nous parlera sincèrement de lui-même. L’homme sain d’esprit — l’imbécile aussi bien que l’intelligent — ne nous parle pas en réalité de lui-même, mais de ce qui peut être nécessaire et utile à tous. Sa santé consiste justement en cela qu’il émet des jugements bons pour tous, et ne voit même que ce qui est bon pour tous et dans tous les cas. Mais les cyniques ont passé sans laisser de traces dans l’histoire. Ce qui caractérise justement l’histoire, c’est qu’avec un art admirable, presque humain, conscient, elle efface les traces de tout ce qui survient d’étrange dans le monde, d’extraordinaire. L’objet principal de la science de l’histoire, telle qu’on la comprend toujours, est de rétablir le passé sous l’aspect d’une série d’événements reliés entre eux par la causalité. Pour les historiens, Socrate n’était et ne devait être qu’un « homme en général ». Ce qu’il y avait en lui de spécifiquement « socratique » « n’avait pas d’avenir » et n’existait donc pas aux yeux de l’historien. L’historien n’accorde une certaine signification qu’à ce qui est entré dans le cours du temps et le nourrit ; le reste ne le concerne pas. Ce qui est important, c’est Socrate « homme d’action », celui qui a laissé des traces de son existence dans le torrent de la vie sociale. Aujourd’hui encore nous avons besoin des « pensées » de Socrate. Nous avons besoin de certaines de ses actions qui peuvent servir d’exemple, de sa fermeté, de son calme en face de la mort. Mais quant à Socrate lui-même, quelqu’un en a-t-il besoin ? C’est justement parce qu’il n’était nécessaire à personne qu’il a disparu sans laisser de traces. S’il avait été nécessaire, il y aurait eu une « loi » pour le conserver.


IV[modifier]

Dostoïevsky voyait aussi la vie avec des yeux d’historien, des yeux naturels. Mais quand on lui donna une seconde paire d’yeux, il vit autre chose. Le « souterrain », ce n’est pas du tout cette niche misérable où Dostoïevsky fait vivre son héros et ce n’est pas non plus sa solitude. Au contraire — il faut se le répéter continuellement — Dostoïevsky recherche la solitude pour s’évader, pour essayer de s’évader du « souterrain » (de la « grotte » de Platon) dans lequel « tous » doivent vivre, que tous considèrent comme le seul monde réel, comme le seul monde possible, c’est-à-dire justifié par la raison. C’est ce que nous observons aussi chez les moines du moyen-âge. Ils haïssaient par-dessus tout cet équilibre mental qui apparaît à la raison comme le but suprême de la vie sur terre. L’ascétisme n’avait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense généralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout s’arracher à cette « omnitude » [2] dont parle chez Dostoïevsky l’homme souterrain, à cette conscience commune que le vocabulaire scolaire et philosophique appelle « conscience en général ». Ignace de Loyola formule ainsi la règle fondamentale des Exercitia spiritualia : Quanto se magis reperit anima segregatam et solitariam, tanto aptiorem se ipsam reddit ad quaerendum intelligendumque Creatorem et Dominum suum.

La conscience commune, voilà l’ennemi principal de Dostoïevsky. Aristote avait déjà déclaré que l’homme qui n’aurait besoin de personne serait dieu ou bête fauve. Dostoïevsky, de même que les saints qui sauvaient leur âme, entend sans cesse une voix mystérieuse lui chuchoter : « Ose ! recherche le désert, la solitude. Tu y seras une bête fauve ou bien un dieu. Rien n’est certain d’avance : renonce d’abord à la conscience commune et après on verra. Ou plutôt, c’est bien pis : si tu renonces à cette conscience, tu seras métamorphosé d’abord en bête, et ce n’est que plus tard, quand ? personne ne le sait — qu’aura lieu la dernière métamorphose ». D’ailleurs, cette dernière métamorphose n’est pas certaine. N’est-il pas évident en effet que l’homme peut se transformer en bête fauve, mais qu’il ne lui est pas donné de devenir un dieu ? Une expérience millénaire est là pour nous confirmer que les hommes se sont transformés souvent en bêtes fauves, mais qu’il n’y a pas eu jusqu’ici de dieux parmi eux. Lisez les confessions de l’homme souterrain. A chaque page il raconte sur son propre compte des choses presque incroyables. « En réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que vous alliez tous au diable, voilà ce qu’il me faut. Il me faut ma tranquillité. Mais sais-tu que pour n’être pas dérangé je vendrais immédiatement l’univers tout entier pour un kopeck ! Que le monde entier périsse ou que je ne boive pas de thé ? Je dirai : que le monde entier périsse, pourvu que je boive toujours mon thé. Savais-tu cela, ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis un chenapan, un misérable, un paresseux, un égoïste. » Et à la page suivante, de nouveau : « Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bête des vers qui soient sur la terre. » L’œuvre est remplie de confessions semblables. Mais lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous ils se considéraient comme les êtres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la création. Ce n’était nullement par excès d’humilité ; ils se voyaient vraiment tels. Saint Bernard, sainte Thérèse, tous avaient horreur d’eux-mêmes.

Nous avons toutes les raisons de croire que lorsque Dostoïevsky décrivait son souterrain, il connaissait fort peu les livres des saints. Il ne se sent soutenu par aucune autorité, par aucune tradition. Il agit à ses propres risques et périls et il lui semble que lui seul, depuis que le monde existe, a vu ces choses extraordinaires. « Je suis seul, et ils sont tous ! » s’écrie-t-il épouvanté. Arraché à la conscience commune, rejeté en dehors de l’unique monde réel dont la réalité est justement fondée sur cette conscience commune — car sur quelle autre base la réalité a-t-elle jamais pu être fondée ? — Dostoïevsky paraît suspendu entre ciel et terre. Le sol s’est dérobé sous ses pieds et il ne sait pas si c’est la mort, ou le miracle de la seconde naissance.

Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hommes en ce que leurs pieds ne touchent jamais la terre, qu’ils n’ont pas besoin de point d’appui, de sol. Mais ce sont des dieux, des dieux anciens d’ailleurs, des êtres mythologiques. Et Dostoïevsky sait très bien, tout comme un autre, mieux qu’un autre, que les anciens dieux, ainsi que le Dieu nouveau, ont été bannis par la raison hors des limites de l’expérience et ne sont plus que des idées pures.


V[modifier]

Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts Dostoïevsky parle souvent des condamnés au « bagne à perpétuité » et de leurs tentatives d’évasion désespérées. L’homme connaît les risques qu’il court et combien il y a peu d’espoir ; il se décide pourtant. Au bagne déjà, Dostoïevsky était surtout attiré par les hommes décidés qui ne reculent devant rien. Il tâchait de comprendre leur psychologie. Mais cela ne lui réussit pas, non par manque d’esprit d’observation, mais parce qu’il n’y a là rien à comprendre. La décision est « inexplicable ». Dostoïevsky ne pouvait que constater que les gens décidés sont partout rares. Il aurait été plus exact de dire qu’en général il n’existe pas de gens « décidés », qu’il n’y a que de grandes décisions, qu’il est impossible de comprendre, car rien ne les soutient et par essence même elles excluent tout motif. Elles ne sont soumises à aucune règle ; ce sont des « décisions » et de « grandes » décisions, justement parce qu’elles sont en dehors de toutes les règles et, par conséquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoïevsky ne s’en rendait pas encore compte ; il croyait, comme tout le monde, que l’expérience humaine a ses limites et que ces limites sont déterminées par des principes intangibles, éternels. Mais dans le « souterrain » une vérité nouvelle lui apparut : ces principes n’existent pas et la loi de la raison suffisante qui est à leur base n’est qu’une suggestion de l’homme qui adore sa propre limite et se prosterne devant elle.

« Devant le mur, les gens simples et les gens d’action reculent très sincèrement. Ce mur n’est pas pour eux ce qu’il est pour nous, une excuse, un prétexte pour se détourner du chemin, prétexte auquel nous-mêmes souvent n’ajoutons pas foi, mais dont nous sommes très heureux de profiter. Non, ils reculent de bon cœur. Le mur a quelque chose de tranquillisant pour eux, de moral, de définitif, quelque chose même de mystique, peut-être... Eh bien, c’est justement cet homme simple que je considère comme l’homme normal, tel que l’avait voulu voir la tendre mère nature, quand elle le faisait aimablement naître sur la terre. J’envie au moins cet homme. Il est bête, je ne discute pas, mais il se peut que l’homme normal doive être bête, qu’en savez-vous ? Il se peut même que ce soit très beau. »

Réfléchissez à ces paroles ; elles valent la peine qu’on y réfléchisse. Ce n’est pas un paradoxe irritant, c’est une admirable intuition philosophique. Comme toutes les pensées nouvelles de l’homme « souterrain » elle prend la forme d’une question, non d’une réponse. Et puis, il y a cet inévitable « peut-être » qui semble mis là tout exprès pour transformer les réponses naissantes en questions nouvelles auxquelles il n’y aura plus de réponse à faire : il se peut que l’homme normal doive être bête ; il se peut que cela soit même beau ; toujours ce « peut-être » qui affaiblit et discrédite la pensée, cette clarté douteuse, clignotante, insupportable pour le sens commun, qui détruit les contours des objets, efface les limites entre les choses, à tel point qu’on ne saisit plus où finissent les unes, où commencent les autres ; on perd toute confiance en soi-même, tout mouvement vers un but déterminé devient impos sible. Mais le principal est que cette ignorance apparaît brusquement non comme une malédiction, mais comme un don du ciel...

« Oh, dites-moi, qui est-ce qui a déclaré le premier, qui est-ce qui a proclamé le premier que l’homme, si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses véritables intérêts, sur ses intérêts normaux, deviendrait immédiatement bon et honnête, car étant éclairé par la science et comprenant ses véritables intérêts, il verrait justement dans le bien son propre avantage ; or, il est entendu que personne ne peut agir sciemment contre son intérêt ; l’homme ainsi serait donc obligé nécessairement de faire le bien ? O enfant ! Enfant pur et naïf !... L’intérêt’ ! Qu’est-ce que l’intérêt ? Que direz-vous s’il arrive un jour que l’intérêt humain non seulement puisse consister, mais doive même consister en certain cas à se souhaiter non du bien, mais du mal ? S’il en est ainsi, si ce cas peut se présenter, la règle tombe en poussière. »

Qu’est ce qui attire Dostoïevsky ? Le « peut-être », l’inattendu, le subit, les ténèbres, le caprice, cela justement qui, au point de vue du bon sens et de la science, n’existe pas ou n’existe que négativement. Dostoïevsky sait très bien ce que tout le monde pense, il sait aussi, bien qu’il n’ait pas connu les doctrines des philosophes, que depuis les temps déjà anciens le crime le plus grand a toujours été de manquer de respect aux règles. Mais un soupçon horrible pénètre dans son âme : ne se peut-il pas qu’en cela justement les hommes se soient toujours trompés ?

Si jamais la Critique de la Raison Pure fut écrite, il faut la chercher chez Dostoïevsky, dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus. Ce que nous a donné Kant, ce n’est pas la critique, c’est l’apologie de la raison pure : comment Kant a-t-il posé la question ? La science mathématique existe, les sciences naturelles existent ; y a-t-il place pour une science métaphysique dont la structure logique serait identique à celle des sciences positives qui se sont déjà justifiées ? C’est là ce que Kant appelait « critiquer », « se réveiller du sommeil dogmatique » ! Mais il fallait avant tout poser la question de savoir si les sciences positives s’étaient vraiment justifiées, si elles avaient le droit d’appeler « connaissance » leur savoir ? Ce qu’elles nous apprennent n’est-ce pas illusion et mensonge ? Kant s’est si mal réveillé de son sommeil scientifique qu’il ne se pose même pas cette question. Il est « convaincu » que les sciences positives sont justifiées par le succès, c’est-à-dire par les services qu’elles ont rendus aux hommes. Elles ne peuvent donc pas être jugées, mais ce sont elles qui jugent. Si la métaphysique veut exister, elle doit au préalable demander la sanction et la bénédiction des mathématiques et des sciences naturelles.

Chez Dostoïevsky, au contraire, c’est la métaphysique qui juge les sciences positives. Kant pose la question : la métaphysique est-elle possible ? Si elle est possible, continuons les tentatives de nos prédécesseurs. Si non, renonçons-y, adorons notre limite. L’impossibilité est une limite naturelle ; il y a en elle quelque chose de tranquillisant, de mystique même. Le catholicisme lui-même affirme : Deus impossibilia non jubet.

Dieu n’exige pas l’impossible. Mais c’est ici que se manifeste la seconde vue. L’homme souterrain, ce même homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes, s’écrie tout à coup d’une voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux dans l’homme souterrain), d’une voix qui n’est pas la sienne (la voix de l’homme souterrain n’est pas la sienne, de même que ses yeux ne lui appartiennent pas) : « Fausseté, mensonge ! Dieu exige l’impossible ! Dieu n’exige que l’impossible. Vous tous, vous cédez devant le mur ; mais je vous déclare que vos murs, votre « impossible » n’est qu’une excuse, un prétexte et que votre Dieu, ce Dieu qui n’exige ;pas l’impossible, est non Dieu, mais une affreuse idole. »

VI[modifier]

Nous nous souvenons de la rage avec laquelle l’homme souterrain s’est jeté à la gorge des vérités évidentes, guindées dans la conscience de leurs droits souverains, intangibles. Ecoutez encore ceci, mais cessez de croire que vous avez à faire à un fonctionnaire pétersbourgeois, infime et méprisable : « Je continue au sujet des gens aux nerfs solides... ces messieurs s’humilient immédiatement devant l’impossibilité. Impossibilité, donc muraille de pierre. Quelle muraille de pierre ? Mais les lois naturelles, évidemment, les conclusions des sciences naturelles, les mathématiques. Essayez de discuter ! — Pardon, vous dira-t-on, impossible de discuter : deux et deux font quatre. La nature ne demande pas votre autorisation ; elle ne se préoccupe pas de vos désirs et si ses lois vous plaisent ou non. Vous êtes obligé de l’accepter telle qu’elle est, ainsi, par conséquent, que tous ses résultats. Le mur est un mur, etc., etc. — Mais mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec les lois de la nature et de l’arithmétique, si ces lois pour une cause ou pour une autre ne me plaisent pas ? Je ne pourrai naturellement pas briser ce mur avec mon front, si je n’ai pas les forces suffisantes pour le démolir, mais je ne pactiserai pas avec lui pour la seule raison que c’est un mur en pierre et que mes forces n’y suffisent pas. Comme si cette muraille était un apaisement et suggérait la moindre idée de paix pour la raison qu’elle est bâtie sur « deux fois deux font quatre » ! Oh, absurdité des absurdités ! Il est bien plus difficile de tout comprendre, de prendre conscience de toutes les impossibilités et de toutes les murailles de pierre, de ne pactiser avec aucune d’elles si cela te dégoûte, d’arriver en épuisant les combinaisons logiques les plus inéluctables aux conclusions les plus affreuses sur le thème éternel de ta propre responsabilité (bien que tu voies clairement que tu n’en es nullement responsable), de te plonger voluptueusement en conséquence dans l’inertie, en grinçant silencieusement des dents, et de penser que tu ne peux même pas te révolter contre qui que ce soit, car il n’y a personne et il n’y aura jamais personne ; probablement que c’est une farce, une tricherie, que c’est un simple galimatias — on ne sait quoi et on ne sait qui. »

Il se peut que vous soyez déjà fatigué de suivre la pensée de Dostoïevsky et ses efforts désespérés pour renverser les évidences invincibles... Vous ne savez pas s’il parle sérieusement ou s’il se moque de vous. Peut-on, en effet, ne pas s’incliner devant un mur ? Peut-on opposer à la nature qui fait son œuvre sans songer à nous, notre « moi », petit et faible, et qualifier d’absurdes les jugements qui nient cette possibilité ?

Mais Dostoïevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger du possible et de l’impossible. La théorie de la connaissance ne pose pas cette question, car, s’il n’est pas donné à la raison de juger de la possibilité et de l’impossibilité, qui donc pourra alors en juger ? Alors, tout serait possible et tout serait impossible. Et Dostoïevsky, comme s’il se moquait de nous, avoue par dessus le marché qu’il n’a pas les forces nécessaires pour renverser la muraille. Il admet donc une certaine impossibilité, une certaine limite ? Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas même dans le chaos, mais dans le néant où disparaît avec les règles, les lois, les idées, la réalité tout entière ! Il semble bien qu’au-delà de certaines limites il faille également éprouver cela. L’homme délivré de l’atroce pouvoir des idées s’engage dans des régions si extraordinaires, si peu connues, qu’il doit lui sembler qu’il a quitté la réalité, et qu’il est entré dans le néant éternel. Dostoïevsky ne fut pas le premier à vivre ce passage infiniment terrible d’une existence à une autre. Quinze cents ans avant lui, Plotin qui avait essayé lui aussi de « survoler » notre expérience, raconte qu’au pre mier moment on a l’impression que tout disparaît et on ressent une peur folle devant le pur néant [3]. J’ajouterai que Plotin n’a pas tout dit, qu’il a caché le plus important : telle n’est pas seulement la première étape, mais la seconde aussi et toutes celles qui suivent. L’âme rejetée hors des limites normales ne peut jamais se délivrer de sa terreur, quoi qu’on nous raconte des joies extatiques. La joie ici n’exclut pas la terreur. Ces états sont liés organiquement l’un à l’autre : pour qu’il y ait joie sublime il faut qu’il y ait terreur atroce.

Un effort véritablement surnaturel est nécessaire pour que l’homme ose opposer son moi à l’univers, à la nature, à la suprême évidence : le « tout » ne veut pas compter avec moi, je ne compte pas avec le « tout ».

Que le « tout » triomphe ! Dostoïevsky trouve même une sorte de volupté à nous faire part de ses défaites incessantes et de ses malheurs. Nul avant lui et nul après lui n’a jamais décrit avec cette abondance désespérante toutes les humiliations, toutes les souffrances d’une âme écrasée par les « évidences ». Il s’arrache cette confession : « Est-ce que l’homme qui a pris conscience de lui-même peut vraiment se respecter ? » Qui peut en effet respecter l’impuissance et la petitesse ? On offense l’homme souterrain, on le chasse, on le bat. Et lui, il semble ne rechercher que les occasions de souffrir encore et davantage. Plus on l’offense, en effet, plus on l’humilie, plus on l’écrase, plus il est proche du but qu’il poursuit : s’évader de la « grotte », de cette contrée ensorcelée où règnent les lois, les principes, les « évidences », hors de l’empire idéal des gens « sains » et « normaux ». L’homme souterrain est l’être le plus malheureux, le plus misérable, le plus pitoyable. Mais l’homme « normal » c’est-à-dire, l’homme qui vit dans ce même souterrain, mais ne va pas jusqu’à soupçonner que c’est un souterrain et est convaincu que sa vie est la vie véritable, suprême, sa science la science la plus parfaite, son bien, le bien absolu, qu’il est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de tout, cet homme-là provoque dans la région souterraine un rire homérique.


VII[modifier]

Dostoïevsky pose la question : le « tout », la conscience commune (d’où proviennent les évidences) ont-ils droit aux hautes prérogatives dont ils se sont emparés, autrement dit, la raison a-t-elle le droit de juger de façon autonome, sans rendre compte à personne, ou bien n’y a-t-il là qu’une prise de possession que les siècles ont sanctifiée. Dans la discussion entre le « tout » et l’homme particulier vivant, Dostoïevsky soulève la question de droit : le « tout » s’est emparé du pouvoir ; il faut le lui enlever et pour cela il faut cesser de croire au bon droit du « tout » et se dire que ce qui fait la force de l’adversaire c’est notre foi en sa puissance. Si c’est ainsi, il nous faut lutter contre les principes de la connaissance scientifique non plus au moyen d’arguments, mais en employant d’autres armes. Les arguments pouvaient servir tant que nous admettions les prémisses dont ils découlaient, mais puisque nous n’y croyons plus, il faut chercher autre chose.

« Deux fois deux quatre, messieurs, ce n’est déjà plus la vie, c’est la mort. En tout cas, l’homme a toujours craint ce « deux fois deux quatre » et moi, j’en ai peur encore maintenant. Il est vrai que l’homme ne s’occupe que de rechercher ce deux fois deux quatre..., il sacrifie sa vie à ces recherches, mais quant à le trouver, à le découvrir véritablement — je vous jure qu’il en a peur... Mais deux fois deux quatre, c’est, à mon avis, une simple impudence. Deux fois deux quatre nous regarde insolemment ; les mains sur les hanches il se plante en travers de notre route et nous crache au visage. J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante. »

Vous n’êtes pas habitué à de tels arguments ; vous êtes même offensé peut-être qu’en parlant de la théorie de la connaissance je cite ces passages de Dostoïevsky. Vous auriez raison si Dostoïevsky n’avait pas soulevé la question de droit. Mais deux fois deux quatre, la raison avec toutes ses évidences ne veulent justement pas admettre qu’on discute la question de droit ; s’ils l’admettent ils perdent leur cause. Ils ne veulent pas être jugés ; ils veulent être juges et législateurs, et si quelqu’un refuse de leur concéder ce droit ;, ils lui lancent l’anathème, ils le retranchent de l’église humaine, œcuménique. Ici cesse toute possibilité de discussion, ici commence une lutte désespérée, mortelle. L’homme souterrain est privé au nom de la raison de la protection des lois. Et voilà que cet homme misérable, humilié, pitoyable, ose se dresser pour la défense de ses soi-disant droits. Mais comment s’y prendre pour renverser ce tyran, quelles méthodes imaginer ? N’oubliez pas que tous les arguments sont des arguments rationnels qui n’existent que pour soutenir les prétentions de la raison. Il n’y a qu’un moyen : se moquer, invectiver et à toutes les exigences de la raison opposer un « non » catégorique. A la raison, qui crée les règles et bénit les gens normaux, Dostoïevsky répond : « Pourquoi êtes-vous si solidement, si solennellement convaincu que seul le normal est nécessaire, le positif, en un mot, ce qui donne le bien-être. La raison ne se trompe-t-elle pas ? Il se peut fort que l’homme aime autre chose que le bien-être ? Peut-être qu’il aime tout autant la souffrance ?... Il arrive parfois que l’homme aime la souffrance, jusqu’à la passion. C’est un fait. Nulle nécessité de s’en référer à l’histoire universelle. Questionnez-vous vous-même, si seulement vous avez vécu. Quant à mon opinion à moi, je vous dirai qu’il est même inconvenant de n’aimer que le bien-être. Est-ce bien, est-ce mal, mais il est parfois très agréable de briser quelque chose. Je ne défends d’ailleurs pas ici la souffrance ou le bien-être, mais je suis pour mon caprice et pour qu’il me soit garanti, quand il le faut. Dans les vaudevilles, par exemple, les souffrances ne sont pas admises, je le sais. On ne peut les admettre dans un palais de cristal : la souffrance est un doute, une négation, mais qu’est-ce qu’un palais de cristal dont on peut douter. Or je suis sûr que l’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. »

En face de cette argumentation, les preuves les plus subtiles élaborées au cours de milliers d’années par les théories de la connaissance doivent s’évanouir. Ce n’est plus la loi, ce n’est plus le principe qui exigent et obtiennent des garanties, c’est le caprice, le caprice qui, par sa nature même, comme tout le monde le sait, ne peut prétendre ni à octroyer ni à recevoir des garanties quelconques. Nier cela c’est nier l’évidence, mais c’est justement contre les évidences, comme je l’ai déjà dit, que lutte Dostoïevsky. Nos évidences ne sont que des suggestions, de même que notre vie, il le répète tout le temps, n’est pas la vie, mais la mort. Et si vous voulez comprendre Dostoïevsky, vous devez toujours vous souvenir de sa « thèse fondamentale » : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut choisir : ou bien renversons le « deux fois deux quatre » ou bien admettons que la mort est le dernier mot de la vie, son tribunal suprême.

C’est là la source de la haine de Dostoïevsky contre le bien-être, l’équilibre, la satisfaction et c’est de là que découle son paradoxe fantastique : l’homme aime la souffrance.

En lisant aujourd’hui Dostoïevsky nous ne savons pas au juste si nous avons le droit de protester contre l’impudence du « deux fois deux quatre » ou bien si nous devons, comme par le passé, courber l’échine devant lui. Dostoïevsky aussi ne savait pas s’il avait terrassé son ennemi ou s’il était retombé sou s sa loi.

Il ne l’a pas su jusqu’aux derniers jours de sa vie. S’étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c’était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l’ordre procure à l’homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus lui en imposer.

Celui à qui l’Ange de la Mort a octroyé son don mystérieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L’homme souterrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « œuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l’homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c’était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu’il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s’épanouissait plus largement en lui. C’est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l’ignorance ; c’est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c’est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

LEON SCHESTOV

(Traduit par B. DE SCHLŒZER)

Notes[modifier]

  1. 1Quelques ouvrages de Schestov ont été traduits en anglais. Les éditions allemande et italienne de ses œuvres choisies sont actuellement en préparation.
  2. Dostoïevsky crée un néologisme : « vsiemstvo » (de « vsiè » nous tous) littéralement « omnitude », ce qui est commun à tous.
  3. Φοβεῖταιμὴ οὐδὲν ἔχῃ (VI En. 1. 9 cap. 3).

158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il ne l'a pas su jusqu'aux derniers jours de sa vie. S'étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c'était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l'ordre procure à l'homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pou- vaient plus lui en imposer.

Celui à qui l'Ange de la Mort a octroyé son don mys- térieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accom- pagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L'homme sou- terrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « oeuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l'homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c'était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu'il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s'épanouissait plus largement en lui. C'est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l'ignorance ; c'est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c'est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c'est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

(Traduit par B. de Schlœzer) léon schestov

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DEUX LETTRES DE DOSTOÏEVSKY


La première des deux lettres que l’on va lire a paru dans les numéros 12 et 13, aujourd’hui introuvables, de la Vogue (1886) ; elle ne figure pas dans le volume de Correspondance qu’a publié la librairie du Mercure de France. Adressée à Mikhaïl Dostoïevsky, frère aîné de Théodor, elle fut écrite par celui-ci à l’époque de sa libération, peu de temps après la publication des Souvenirs de la Maison des Morts.

La seconde lettre était inédite en russe jusqu’à ces derniers temps. C’est le journal bolchéviste de Riga Novi Put qui l’a révélée. Le présent numéro était déjà sous presse quand le Mercure de France en a publié une traduction par M. Bienstock.


Le 22 février 1854.

Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble. Mais avant tout laisse-moi te demander, au nom de Dieu, pourquoi tu ne m’as pas encore écrit une seule ligne. Je n’aurais jamais cru cela ! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti venir le véritable désespoir en pensant que, peut-être, tu n’existais plus : et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide.

D’autres fois je me persuadais que tu vivais encore, mais alors la colère me prenait (surtout à mes heures — si fréquentes ! — de maladie), et je t’accablais d’amers reproches. Mais bientôt je t’excusais ; je te justifiais de mille manières et je tâchais de me tranquilliser. Car je n’ai jamais perdu ma confiance en toi : je crois que tu m’aimes et que tu ne m’as pas oublié.

Je t’ai écrit une lettre par l’intermédiaire de notre état-major. Elle a dû certainement te parvenir. J’attendais une réponse et je n’ai jamais rien reçu. Se pourrait-il qu’on t’eût défendu de m’écrire ? Mais cela est permis ! Tous les condamnés politiques reçoivent ici plusieurs lettres par an. Doura en recevait souvent. Maintes fois, sur la demande des autorités locales, l’autorisation accordée aux condamnés politiques de correspondre avec leurs parents a été confirmée. Mais je crois avoir deviné la véritable cause de ton silence : c’est ton apathie naturelle. Tu n’auras pas jugé utile d’aller à la préfecture de police, ou, si tu y es allé, tu te seras contenté de la première réponse négative d’un employé peu au courant, peut-être, des règlements. Tu m’as fait beaucoup souffrir… S’il ne peut même pas faire des démarches pour obtenir le droit de m’écrire, pensais-je, il se souciera bien moins encore de solliciter pour obtenir quelque faveur plus importante !… Écris-moi, réponds-moi le plus tôt possible, n’attends pas une occasion, écris-moi d’abord officiellement, mais une lettre détaillée, étendue.

Je suis comme un membre retranché de notre famille et je voudrais y reprendre ma place. Ne le pourrai-je donc pas ? Les absents ont toujours tort. Sera-ce donc vrai, même pour nous ? Non, n’est-ce pas ? Je puis avoir confiance en toi !

Voilà déjà huit jours que je suis libéré des travaux forcés[1]. Je t’envoie cette lettre sous le secret le plus absolu, ne la communique à personne. Je t’enverrai aussi une lettre officielle par l’intermédiaire de l’état-major de l’armée de Sibérie. À cette dernière lettre tu répondras immédiatement et à la présente dès que tu auras une occasion favorable. En tous cas, et cela dans la lettre officielle, il faut que tu me racontes dans tous leurs détails les principaux événements de ta vie durant ces quatre années. Pour moi, je voudrais t’envoyer des volumes ! mais c’est à peine si j’aurai le temps nécessaire pour t’écrire cette lettre. Je ne te dirai donc que le plus important.

« Important ! » Eh ! que s’est-il passé d’important pour moi dans ces derniers temps ! Et pourtant, en y réfléchissant, je vois bien que je ne pourrai tout te dire dans une lettre. Comment t’envoyer tout ce que j’ai dans la tête ? Te faire comprendre ma vie, les convictions que j’ai acquises, mes occupations durant ce temps, ce n’est pas possible. Je n’aime pas à faire les choses à moitié : ne dire qu’une partie de la vérité, c’est ne rien dire. Voici du moins l’essence de cette vérité : tu l’auras tout entière si tu sais lire. Je te dois ce récit. Je vais donc commencer à réunir mes souvenirs.

Tu te rappelles comment nous nous sommes séparés, mon cher, mon ami, mon meilleur ami. Dès que tu m’eus quitté[2]… on nous emmena tous trois, Dourov, Yastrjembsky[3] et moi, pour nous mettre les fers. C’est à minuit — juste à l’instant de la Noël, — qu’on m’a mis les fers pour la première fois. Ils pèsent dix livres et la marche en est très incommodée. Puis on nous fit monter dans des traîneaux découverts, chacun à part avec un gendarme (cela faisait quatre traîneaux, le feldyeguer[4] en ayant un pour lui seul) et nous quittâmes Saint-Pétersbourg.

J’avais le cœur gros ; la multitude de mes sentiments me troublait. Il me semblait que j’étais pris dans un tourbillon et je ne ressentais qu’un désespoir morne. Mais l’air frais me ranima et, comme il arrive toujours à chaque changement dans la vie, la vivacité même de mes impressions me rendit mon courage, de sorte qu’au bout de très peu de temps je fus rasséréné. Je me mis à regarder avec intérêt Pétersbourg que nous traversions. Les maisons étaient éclairées en l’honneur de la fête, et je disais adieu à chacune d’elles, l’une après l’autre. Nous dépassâmes ta maison. Celle de Krorevsky était tout illuminée. C’est là que je devins mortellement triste. Je savais par toi-même qu’il y avait un arbre de Noël et qu’Emilia Théodorovna devait y conduire les enfants ; il me semblait que je leur disais adieu. Que je les regrettais ! et que de fois encore, plusieurs années après je me les suis rappelés avec les larmes dans les yeux !

Nous allions à Yaroslavl. Après trois ou quatre stations, nous nous arrêtâmes vers l’aube à Schlisselbourg, dans un traktir. Nous nous jetâmes sur le thé comme si nous n’avions pas mangé pendant une semaine. Huit mois de prison et soixante verstes de route nous avaient mis en si bel appétit que je m’en souviens avec plaisir. J’étais gai. Dourov parlait sans cesse. Quant à Yastrjembsky, il voyait l’avenir en noir. Nous tâtâmes notre feldyeguer. C’était un bon vieillard, plein d’expérience ; il a traversé toute l’Europe en portant des dépêches. Il nous traita avec une douceur, une bonté qu’on ne peut s’imaginer. Il nous fut bien précieux tout le long de la route. Son nom est Kousma Prokolyitch. Entre autres complaisances il eut celle de nous procurer des traîneaux couverts, ce qui ne nous fut pas indifférent car le froid devenait terrible.

Le lendemain étant un jour de fête, les yamschtchiki[5] avaient revêtu l’armiak[6] en drap gris allemand avec des ceintures écarlates. Dans les rues des villages pas une âme. Il faisait une splendide journée d’hiver. On nous fit traverser les déserts des gouvernements de Pétersbourg, Novgorov, Yaroslavl, etc. Nous ne rencontrions que des petites villes sans importance et clairsemées, mais à cause des fêtes nous trouvions partout à manger et à boire. Nous avions horriblement froid quoique nous fussions chaudement vêtus. Tu ne peux t’imaginer comme il est intolérable de passer sans bouger dix heures dans la kibitka[7] et de faire ainsi cinq à six stations par jour. J’avais froid jusqu’au cœur et c’est à peine si je parvenais à me réchauffer dans une chambre chaude. Dans le gouvernement de Perm nous avons eu une nuit de 40 degrés[8] : je ne te conseille pas de faire cette expérience, c’est assez désagréable.

Le passage de l’Oural fut un désastre. Il y avait un orage de neige. Les chevaux et les kibtki s’enfoncèrent ; il fallut descendre, — c’était en pleine nuit, — et attendre qu’on les eût dégagés. Autour de nous la neige, l’orage, la frontière de l’Europe ; devant nous la Sibérie et le mystère de notre avenir ; derrière nous tout notre passé. C’était triste. J’ai pleuré.

Pendant tout notre voyage des villages entiers accouraient pour nous voir et, malgré nos fers, on nous faisait payer triple dans les stations. Mais Kousma Prokolyitch prenait à son compte près de la moitié de nos dépenses : il l’exigea ; de sorte que nous ..... ne dépensâmes que quinze roubles d’argent chacun.

Le 11 janvier 1850, nous arrivâmes à Tobolsk. Après nous avoir présentés aux autorités on nous fouilla, on nous prit tout notre argent, et on nous mit, moi, Doura et Yastrjembsky dans un compartiment à part, tandis que Spieschner et ses amis[9] en occupaient un autre : nous ne nous sommes ainsi presque pas vus.

Je voudrais te parler en détail des six jours que nous passâmes à Tobolsk et de l’impression que j’en ai gardé. Mais ce n’est pas le moment. Je puis seulement te dire que nous avons été entourés de tant de sympathie, de tant de compassion que nous nous sentions heureux. Les anciens déportés[10] (ou du moins, non pas eux mais leurs femmes) s’intéressaient à nous comme à des parents. Âmes merveilleuses que vingt-cinq ans de malheur ont éprouvées sans les aigrir ! D’ailleurs nous n’avons pu que les entrevoir car on nous surveillait très sévèrement. Elles nous envoyaient des vivres et des vêtements. Elles nous consolaient, nous encourageaient. Moi qui suis parti sans rien, sans même emporter les vêtements nécessaires, j’avais eu le loisir de m’en repentir le long de la route............................................ Aussi ai-je bien accueilli les couvertures qu’elles nous ont procurées.

Enfin nous partîmes.

Trois jours après nous arrivions à Omsk.

Déjà à Tobolsk j’avais appris quels devaient être nos chefs immédiats. Le commandant était un homme très honnête. Mais le major de place de Krivtsov était un gredin comme il y en a peu, barbare, maniaque, querelleur, ivrogne, en un mot tout ce qu’on peut imaginer de plus vil.

Le jour même de notre arrivée, il nous traita de sots Dourov et moi, à cause des motifs de notre condamnation, et jura qu’à la première infraction il nous ferait infliger un châtiment corporel. Il était major de place depuis deux ans et commettait au su et vu de tous des injustices criantes. Il passa en justice deux ans plus tard. Dieu m’a préservé de cette brute ! Il arrivait toujours ivre (je ne l’ai jamais vu autrement), cherchait querelle aux condamnés et les frappait sous prétexte qu’il était « saoul à tout casser ». D’autres fois, pendant sa visite de nuit, parce qu’un homme dormait sur le côté droit, parce qu’un autre parlait en rêvant, enfin pour tous les prétextes qui lui passaient par la tête, nouvelle distribution de coups : et c’était avec un tel homme qu’il fallait vivre sans attirer sa colère ! et cet homme adressait tous les mois des rapports sur nous à Saint-Pétersbourg.

J’avais fait connaissance avec les forçats à Tobolsk.

À Omsk, je devais rester avec eux quatre années entières !

C’est un peuple grossier, irrité et exaspéré que celui-là ! Sa haine pour les nobles dépasse toute mesure. Aussi, en notre qualité de nobles, nous accueillit-on avec une joie féroce. Ces malheureux nous auraient dévorés si on le leur avait permis. Du reste juge toi-même quelle défense nous pouvions avoir contre des gens avec lesquels il nous fallait vivre, boire, manger et dormir des années durant et qui, à la moindre de nos plaintes, répondaient par des torrents d’injures. — « Vous autres les nobles, becs de fer, vous nous écrasiez… Des messieurs, vous autres, et vous torturiez le peuple, et maintenant vous voilà pris, vous voilà pareils au dernier des derniers, pareils à nous-mêmes. »

Voilà leur thème !… Et pendant quatre ans ces deux cent cinquante bourreaux ne se lassèrent pas de nous tourmenter. C’était leur consolation, leur plaisir ; cela les occupait. Si nous leur avons échappé, c’est par l’indifférence, par la supériorité morale qu’ils ne pouvaient comprendre mais qu’ils subissaient et parce que nous ne cédions jamais devant eux. Ils avaient toujours conscience qu’ils nous étaient inférieurs. Ils ignoraient les motifs de notre peine ; nous nous taisions à ce sujet, préférant subir leur haine. Mais nous étions très malheureux. Le régime militaire des travaux forcés est plus dur que le civil.

J’ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux. Le travail était dur. Il m’est arrivé de travailler, épuisé déjà, pendant le mauvais temps, sous la pluie, dans la boue, ou bien pendant le froid intolérable de l’hiver. Une fois je suis resté quatre heures à exécuter un travail supplémentaire : le mercure était pris ; il y avait plus de 40 degrés de froid. J’ai eu un pied gelé.

Nous vivions en tas, tous ensemble dans la même caserne.

Imagine-toi un vieux bâtiment délabré, une construction en bois, hors d’usage et depuis longtemps condamnée à être abattue. L’été on y étouffait, l’hiver on y gelait.

Le plancher était pourri, recouvert d’un verschok[11] de saleté. Les petites croisées étaient vertes de crasse, au point que, même dans la journée, c’est à peine si on pouvait lire. Pendant l’hiver elles étaient couvertes d’un verschok de glace. Le plafond suintait. Les murs étaient crevassés. Nous étions serrés comme des harengs dans un tonneau. On avait beau mettre six bûches dans le poêle ? aucune chaleur (la glace fondait à peine dans la chambre), mais une fumée insupportable : et voilà pour tout l’hiver.

Les forçats lavaient eux-mêmes leur linge dans les chambres, de sorte qu’il y avait des mares d’eau partout ; on ne savait où marcher. De la tombée de la nuit jusqu’au jour il était défendu de sortir, sous quelque prétexte que ce fût, et on mettait à l’entrée des chambres un baquet pour un usage que tu devines ; toute la nuit la puanteur nous asphyxiait. « Mais, disaient les forçats, puisqu’on est des êtres vivants, comment ne pas faire des cochonneries. »

Pour lit deux planches de bois nu ; on ne nous permettait qu’un oreiller. Pour couvertures des manteaux courts qui nous laissaient les pieds découverts ; toute la nuit nous grelottions. Les punaises, les poux, les cafards, on aurait pu les mesurer au boisseau. Notre costume d’hiver consistait en deux manteaux fourrés, des plus usés, et qui ne tenaient pas chaud du tout ; aux pieds des bottes à courtes tiges, et allez ! marchez comme ça en Sibérie !

On nous donnait à manger du pain et du schtschi[12] où le règlement prescrivait de mettre un quart de livre de viande par homme. Mais cette viande était hachée, et je n’ai jamais pu la découvrir. Les jours de fête, nous avions du cacha[13], presque sans beurre ; pendant le carême, de la choucroute à l’eau, rien de plus. Mon estomac s’est extrêmement débilité, j’ai été plus d’une fois malade. Juge s’il eût été possible de vivre sans argent ! Si je n’en avais pas eu, que serais-je devenu ? Les forçats ordinaires ne pouvaient pas plus que nous se contenter de ce régime ; mais ils font tous à l’intérieur de la caserne un petit commerce et gagnent quelques kopeks. Moi, je buvais du thé et j’obtenais quelquefois pour de l’argent le morceau de viande qui m’était dû : c’est ce qui m’a sauvé. De plus il aurait été impossible de ne pas fumer, on aurait été asphyxié dans une telle atmosphère ; mais il fallait se cacher.

J’ai passé plus d’un jour à l’hôpital. J’ai eu des crises d’épilepsie, rares, il est vrai. J’ai encore des douleurs rhumatismales aux pieds. À part cela, ma santé est bonne. À tous ces désagréments ajoute la presque complète privation de livres. Quand je pouvais par hasard m’en procurer un, il fallait le lire furtivement, au milieu de l’incessante haine de mes camarades, de la tyrannie de nos gardiens, et au bruit des disputes, des injures, des cris, dans un perpétuel tapage, jamais seul ! Et cela quatre ans, — quatre ans ! Parole, dire que nous étions mal ce n’est pas assez dire ! Ajoute cette appréhension continuelle de commettre quelque infraction, qui met l’esprit dans une gêne stérilisante, et tu auras le bilan de ma vie.

Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas, ce serait trop long. La constante méditation où je fuyais l’amère réalité n’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances qu’auparavant je ne prévoyais même pas. Mais ce ne sont encore que des hypothèses ; donc passons. Seulement toi, ne m’oublie pas, aide-moi. Il me faut des livres, de l’argent : fais-m’en parvenir, au nom du Christ !

Omsk est une vilaine petite ville ; presque pas d’arbres ; une chaleur excessive, du vent et de la poussière en été ; en hiver un vent glacial. Je n’ai pas vu la campagne. La ville est sale ; soldatesque et par conséquent débauchée au plus haut point. (Je parle du peuple.) Si je n’avais pas rencontré des âmes sympathiques, je crois que j’aurais été perdu. Konstantin Ivonitch Ivanor a été un frère pour moi. Il m’a rendu tous les bons offices possibles. Je lui dois de l’argent. S’il vient à Pétersbourg remercie-le. Je lui dois vingt-cinq roubles. Mais comment payer cette cordialité, cette constante disposition à réaliser chacun de mes désirs, ces attentions, ces soins ?… Et il n’était pas le seul ! — Frère, il y a beaucoup d’âmes nobles dans le monde.

Je t’ai déjà dit que ton silence m’a bien tourmenté. Mais je te remercie pour l’envoi d’argent. Dans ta plus prochaine lettre (même dans la lettre officielle, car je ne suis pas encore sûr de pouvoir te donner une autre adresse), donne-moi des détails sur toi, sur Emilia Theodorovna, les enfants, les parents, les amis, nos connaissances de Moscou, qui vit, qui est mort. Parle-moi de ton commerce : avec quel capital fais-tu maintenant tes affaires ? réussis-tu ? As-tu déjà quelque chose ? Enfin pourras-tu m’aider pécuniairement et de combien pourras-tu m’aider par an ? Ne m’envoie l’argent dans la lettre officielle que si je ne trouve pas d’autre adresse ; en tout cas, signe toujours Mikhaïl Pétrovitch (tu comprends ?) Mais j’ai encore un peu d’argent ; en revanche, je n’ai pas de livres. Si tu peux, envoie-moi les revues de cette année, par exemple les Annales de la Patrie.

Mais voici le plus important : Il me faut (à tout prix) les historiens antiques (traduction française) et les nouveaux[14] ; quelques économistes et les Pères de l’Église. Choisis les éditions les moins coûteuses et les plus compactes. Envoie immédiatement. Je suis détaché à Sémipalatinsk, presque dans le steppe Kirgize. Je t’enverrai l’adresse exacte. En attendant, voici : Sémipalatinsk, à l’homme du 7e bataillon de ligne de l’armée de Sibérie. C’est l’adresse officielle ; elle te servira pour les lettres (n’oublie pas de signer Mikhaïl Pétrovitch). Je t’en donnerai une autre pour les livres. — Le premier livre dont j’aie besoin, c’est le lexicon allemand.

J’ignore encore ce qui m’attend à Sémipalatinsk. (L’avenir immédiat m’intéresse peu.) Mais l’autre avenir m’est moins indifférent. Frère, fais des démarches pour moi ; demande si, dans un an ou deux, je ne pourrai pas être envoyé au Caucase : c’est au moins la Russie ! Voilà mon plus ardent désir. Frère, excuse-moi, au nom du Christ ! Ne m’oublie pas ! Voilà que je dispose de tout, même de ton avoir. C’est que je n’ai pas perdu ma confiance en toi : tu es mon frère et tu m’as aimé ? Il me faut de l’argent. Il me faut vivre, frère ! Ces années ne seront pas sans fruit ! Il me faut de l’argent et des livres. Ce que tu dépenseras pour moi ne sera pas perdu. Va, tu ne dévaliseras pas tes enfants en me venant en aide. Prie que je vive seulement et je leur rendrai le tout avec usure. On me permettra bien d’imprimer d’ici cinq ou six ans ; peut-être plus tôt ; il peut survenir bien des changements ! et je n’écrirai plus de babioles. Tu entendras parler de moi.

Bientôt nous nous reverrons, frère. J’y crois comme à deux fois deux font quatre. Je me sens sûr de moi. Je vois devant moi mon avenir et tout ce que je ferai. Je suis content de ma vie. Je ne redoute que les gens et l’arbitraire ! Je puis tomber sur un chef qui me prenne en haine. (Cela n’est, hélas ! pas impossible !) Il me cherchera chicane, m’épuisera d’exercices militaires que je ne pourrai supporter, car je suis très affaibli. « Ce sont des gens simples », me dira-t-on pour m’encourager. Mais un homme simple est bien plus à craindre qu’un homme compliqué.

D’ailleurs les hommes sont partout les mêmes. Aux travaux forcés, parmi des brigands, j’ai fini par découvrir des hommes, des hommes véritables, des caractères profonds, puissants, beaux. De l’or sous de l’ordure ? Il y en avait qui, par certains aspects de leur nature, forçaient l’estime ; d’autres étaient beaux tout entiers, absolument. J’ai appris à lire à un jeune Tcherky envoyé au bagne pour brigandage ; je lui ai même enseigné le russe. De quelle reconnaissance il m’entourait ! Un autre forçat pleurait en me quittant ; je lui ai donné de l’argent — très peu — : il m’en a une gratitude sans bornes. Et pourtant mon caractère s’était aigri ; j’étais avec eux capricieux, inconstant ; mais ils avaient égard à l’état de mon esprit et supportaient tout de moi, sans murmurer. Et que de types merveilleux j’ai pu observer au bagne ! J’ai vécu de leur vie et je puis me vanter de les bien connaître.

Que d’histoires d’aventuriers et de brigands j’ai recueillies ! Je pourrais en faire des volumes. Quel peuple extraordinaire ! Je n’ai pas perdu mon temps : si je n’ai pas étudié la Russie, je sais par cœur le peuple russe, bien peu le connaissent comme moi… Je crois que je me vante ? C’est pardonnable, n’est-ce pas ?

Frère ! encore une fois, dis-moi les principaux événements de ta vie. Écris-moi à Sémipalatinsk officiellement et officieusement, comme nous en sommes convenus. Parle-moi de nos amis de Saint-Pétersbourg. Mets-moi au courant de la littérature (en détail), et enfin donne-moi des nouvelles de nos amis de Moscou.

Que fait le frère Kolia ? la sœur Paschegnka (c’est le principal) ? L’oncle vit-il toujours ? Que fait le frère Andréï ? J’écris à la tante par la sœur Verotchka.

Rappelle-toi bien que cette lettre est un secret. Pour Dieu, cache-la ou plutôt brûle-la. — Ne compromettons personne. N’oublie pas de m’envoyer des livres, mon cher ami, surtout les historiens, les économistes, les Annales de la Patrie, les Pères de l’Église et l’Histoire de l’Église. Envoie à différentes reprises, mais envoie. Je dispose de ta bourse comme de la mienne : c’est que je ne connais pas l’état de tes affaires. Écris-moi donc à ce sujet quelque chose de précis, que je puisse m’en faire une idée. Mais, sache, frère, que les livres sont ma vie, ma nourriture, mon avenir ! Ne me délaisse pas, au nom de Dieu ! Demande l’autorisation de m’envoyer les livres officiellement, mais agis avec prudence. Si on te la refuse, adresse-les à Konstantin Ivanovitch : il me les fera parvenir. Du reste, Konstantin Ivanovitch ira lui-même à Pétersbourg cette année. Il te dira tout. Quelle famille il a ! Quelle femme ! C’est la fille du décembriste Annenkov. Quel cœur ! Quelle âme ! et ce qu’ils ont souffert !

À Sémipalatinsk je m’occuperai tout de suite de trouver une autre adresse. Je n’irai que dans huit jours. Je suis retenu ici par une indisposition.

Envoie-moi le Koran, Kant (Critique de la raison pure), Hegel, — surtout son Histoire de la Philosophie. — Mon avenir dépend de tous ces livres. Mais surtout remue-toi pour m’obtenir d’être transféré au Caucase. Demande à des gens bien informés où je pourrais publier mes livres et quelles démarches il faudrait faire. D’ailleurs, je ne compte rien publier avant deux ou trois ans. Mais d’ici là, aide-moi à vivre, je t’en conjure ! Si je n’ai pas un peu d’argent, je serai tué par le service ! Je compte sur toi !

Mes autres parents ne pourraient-ils aussi m’aider, au moins pour une fois ? Ils te remettraient l’argent et tu me l’enverrais. Mais, dans mes lettres à Vérotchka et à la tante, je ne demande rien ; elles comprendront elles-mêmes, si le cœur leur en dit.

Filipov, en partant pour Sébastopol, m’a donné vingt-cinq roubles. Il les a laissés chez le commandant Norbokov, sans me prévenir. Il craignait que je vinsse à manquer d’argent. Excellent cœur !

Tous les exilés vivent comme ci comme ça. Foll a fini son temps. Il est à Tomsk et se porte bien. Yastrjembske finit son temps à Tara. Spiechnev est dans le gouvernement d’Irskousk où il a conquis l’estime et l’affection de tous. Quelle étrange fortune il a ! Partout, même chez les gens les plus médiocres, les moins cordiaux, il excite la sympathie. Pétraschevsky n’a pas retrouvé sa raison. Mombelli et Fiva sont en bonne santé, tandis que le pauvre Grigoriev est tout à fait fou, il est à l’hôpital.

Et autour de toi quoi de nouveau ? Vois-tu Madame Pleschtscheev ? Que fait son fils ? Des condamnés de passage ici m’ont appris qu’il est au fort d’Orsk. Golovinski est depuis au Caucase. Où en es-tu de tes projets littéraires ? Écris-tu quelque chose ? Que fait Krorevskory[15] ? Quels rapports avez-vous ? Ostrovsky[16] ne me plaît pas. Je n’ai rien lu de Pissemsky. Drouginisie[17] me fait mal au cœur. Eugénie Touv[18] m’a enthousiasmé. Krestovsky[19] me plaît aussi.

Je voudrais t’écrire beaucoup plus longuement. Mais mes souvenirs datent déjà de si loin que j’ai eu de la peine à me remémorer ceux que je consigne dans cette lettre.

Assure-moi que nous n’avons pas changé l’un pour l’autre.

Embrasse les enfants. Se souviennent-ils de leur oncle Fédia ? Salut à tous les amis, mais ne leur montre pas cette lettre.

Adieu, adieu, mon bien cher ! tu entendras parler de moi et peut-être nous reverrons-nous. Oui, certainement, nous nous reverrons. Adieu. Relis bien tout ce que je t’écris. Toi, écris-moi le plus souvent possible, même officiellement. Je vous embrasse mille fois, toi et les tiens.

Ton
DOSTOÏEVSKY.


P.-S. — As-tu reçu le conte pour les enfants que j’ai écrit à Raveline[20] ? n’en fais aucun usage et ne le montre à personne.

Qui est ce Tchernov qui a écrit le Ménechme en 1850 ?

Envoie-moi, je te prie, des cigares, non pas des plus chers, mais des cigares américains et des cigarettes.


Le 22 février.

Il est possible que je parte demain pour Sémipalantinsk. C’est même à peu près sûr. Konstantin Ivanovitch restera ici jusqu’au mois de mai. Écris-moi le plus souvent possible. Pour Dieu, fais des démarches ! Obtiens que je sois envoyé au Caucase ou quelque part loin de Sibérie.

Maintenant, je vais écrire des romans et des drames. Mais j’ai encore à lire beaucoup, beaucoup : ne m’oublie donc pas !

Encore une fois adieu.

TH. D.

(Traduit par E. HALPÉRINE et CH. MORICE). 172 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ce supplice d'enfer. Ayant pris tant d'argent au Messager Russe (14.500), j'espérais depuis le commencement de l'année que la poésie ne me délaisserait pas, que l'idée poétique m'apparaîtrait et se développerait vers la fin de 70 et que j'aurais le temps de contenter tout le monde. Cela me paraissait d'autant plus pro- bable, que nombre d'idées germaient dans ma tète et dans mon âme ou s'y faisaient pressentir. Mais elles ne faisaient que pas- ser rapidement ; or, ce qu'il fallait, c'était les incarner complé- ment ; mais cette incarnation se produit toujours brusquement, quand on ne s'y attend pas ; impossible d'}' compter. Ce n'est qu'après que le cœur a reçu l'image complète qu'on peut passer à la réalisation et calculer sans crainte d'erreur.

J'ai commencé alors à me torturer l'esprit pour inventer un nouveau roman. Je ne voulais pour rien au monde continuer les anciens. Je ne pouvais pas. J'ai réfléchi du 4 au 18 décembre inclus, vieux style. En moyenne je trouvais bien six plans par jour, j'imagine (pas moins). Ma tête est devenue un moulin. Je ne comprends pas comment je ne suis pas devenu fou. Enfin, le 18 décembre je me suis mis à écrire un nouveau roman. Le 5 janvier (n. st.) j'ai expédié à la rédaction les cinq chapitres de la première partie.

En somme, je ne sais pas moi-même ce que j'ai envoyé. Mais pour autant que je peux me faire une opinion, la chose ne paie pas de mine et ne produit pas d'effet. Il y a longtemps déjà qu'une idée me persécutait, mais je crai- gnais d'en faire un roman, parce que cette idée est trop difficile à réaliser et que je n'y suis pas préparé, bien qu'elle soit extrê- mement tentante et que je l'aime. Il s'agit de représenter un homme parfaitement bon. Il ne peut y avoir rien de plus diffi- cile, à mon avis, surtout à notre époque. Vous serez certaine- ment d'accord avec moi. Cette idée m'était déjà apparue sous une certaine forme, qui n'en reflétait pourtant qu'un aspect par- ticulier, or, il faut en donner une image complète. Seule, ma situation désespérée pouvait m'obliger à reprendre ce projet, insuffisamment mûri. J'ai risqué à la roulette ; « peut-être que cela se développera sous la plume ». C'est impardonnable.

Les grandes lignes du plan sont déjà arrêtées. J'entrevois dans la suite des détails qui me tentent beaucoup et soutiennent mon ardeur. Mais le tout ! Mais le héros ! Car le tout chez moi

�� � DEUX LETTRES DE DOSTOÏEVSKY I73

c'est le héros. Cela s'arrange ainsi. Je dois fournir ce person- nage. Se développera-t-il sous la plume ? Et imaginez-vous les choses épouvantables qui m'arrivent : en plus du héros il y a encore une héroïne, par conséquent deux héros. Et en plus de ces deux héros, il y a encore deux caractères tout à fait impor- tants, c'est-à-dire presque des héros (quant aux caractères secondaires dont je dois tenir scrupuleusement compte, ils sont en nombre infini, et le roman est en deux parties). Deux de ces quatre héros ont déjà leurs traits bien marqués dans mon âme, le troisième ne se dessine pas encore, et le quatrième, c'est-à- dire le principal, le héros, est fort pâle. Peut-être qu'il se tient solidement dans mon cœur, mais il est terriblement difficile à faire. Il faudra en tout cas, pour écrire cela, avoir deux fois plus de temps au minimum,

La première partie est faible, à mon avis. Mais il me sem- ble qu'on peut encore sauver les choses parce que rien n'est compromis et il est possible de tout développer d'une façon satisfaisante dans les parties qui vont suivre (oh, si cela pou- vait être !). En somme, la première partie n'est qu'une intro- duction. Une chose est nécessaire, c'est qu'elle éveille un cer- tain intérêt pour ce qui suivra. Mais je ne puis vraiment pas juger de cela. Je n'ai qu'un lecteur, Anna Grigorievna. Cela lui plaît beaucoup ; mais elle ne peut être juge dans mon cas.

Dans la seconde partie tout doit être définitivement mis en place (mais sera loin d'être éclairci). Il y aura là une scène (des principales), mais me réussira-t-elle ? J'en ai pourtant fait une esquisse, et c'est bien.

En général, tout est encore dans l'avenir ; mais j'attends de vous un jugement sévère. La deuxième partie décidera de tout. Elle est la plus difficile, mais vous m'écrirez aussi au sujet de la première ("bien que je sais très sincèrement qu'elle n'est pas bonne), écrivez-moi tout de même. De plus, je vous en sup- plie, dès que le Messager Russe paraîtra, faites-moi savoir si mon roman est publié. J'ai une peur horrible d'être malgré tout arrivé en retard ; or il m'était de la première importance de paraître en janvier. Au nom de Dieu, prévenez-moi immédiate- ment, afin que je le sache, en deux lignes au moins.

En envoyant à Katkov la première partie, je lui ai écrit

�� � 174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

presque la même chose qu'à vous. Le roman s'appelle V Idiot. Personne, d'ailleurs, ne peut être son propre juge, surtout quand la première ardeur n'est pas encore calmée. Il se peut que la première partie ne soit pas mauvaise. Si je n'ai pas déve- loppé le caractère principal, cela était nécessité par le plan géné- ral. C'est pourquoi j'attends votre jugement avec une impa- tience avide.

Mais c'est assez parlé du roman. Tout ce travail depuis le i8 janvier m'a tellement excité que je ne puis pensera rien d'autre, ni parler d'autre chose.

Je vous dirai quelques mots maintenant de notre vie quo - tidienne depuis que je ne vous ai plus écrit.

Ma vie, naturellement, c'est mon travail. Mais au moins, maintenant, je ne suis plus dans le besoin, grâce à l'envoi régu- lier de 100 r. par mois. Et pourtant, nos effets sont continuel- lement chez le préteur. Nous les rachetons chaque fois que nous recevons l'argent, mais à la fin du mois nous les engageons de nouveau. Anna Grigorievna m'est un véritable aide et c'est déjà un écrivain. Son amour pour moi est infini, bien qu'il y ait pourtant beaucoup de divergences entre nos caractères...

{Traduit par boris de schloezer)

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DE DOSTOÏEVSKY ET DE L’INSONDABLE



L’idée d’un personnage étant donnée dans son esprit, il y a, pour le romancier, deux manières bien différentes de la mettre en œuvre : ou bien il peut insister sur sa complexité, ou bien il peut souligner sa cohérence ; de cette âme qu’il va engendrer, ou bien il peut vouloir produire toute l’obscurité, ou bien il peut vouloir la supprimer pour le lecteur ; en la dépeignant, ou bien il réservera ses cavernes, ou bien il les explorera.

André Gide a défini plus haut très justement les raisons pour lesquelles Dostoïevsky s’est heurté en France à tant d’incompréhension. Il y faut ajouter, je crois, celle-ci, que, dans ses inventions psychologiques, il suit toujours la première de ces deux méthodes, tandis que tous nos dons nous ont toujours inclinés à ne pratiquer que la seconde.

On sent que le fait qui a le plus frappé Dostoïevsky et auquel il s’est voulu d’un bout à l’autre de son œuvre fidèle, est celui de la cohabitation dans chaque conscience d’instincts à la fois contradictoires et irréductibles. Il est peut-être le premier qui ait résolument envisagé en face l’absurdité de nos sentiments tels qu’ils se conjoignent en nous spontanément et qui, dans un élan d’enthousiasme et d’amour pour la nature humaine, ait osé embrasser cette absurdité comme un idéal. Dans tous ses personnages, c’est elle qu’il cherche à révéler, et même, et surtout chez ceux qui lui sont sympathiques.

Il accuserait pour un peu le désordre qu’il trouve dans ses modèles ; il romprait de sa propre main les fils qui maintiennent malgré tout leurs aspirations en faisceau ; il porterait le trouble et l’incoordination dans la série de leurs sentiments.

En tous cas il s’intéresse avant tout à leurs abîmes et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondables possible qu’il met tous ses soins. À mesure qu’il insuffle à son personnage la vie romanesque (et c’est le moyen qu’il choisit de lui insuffler cette vie), il se préoccupe de faire apparaître l’insuffisance des raisons par lesquelles on serait tenté d’expliquer ses déterminations ; il place celles-ci à chaque fois en rapport avec un x qui est le seul fond qu’il consente à donner à cette âme. Et cet x, loin d’en poursuivre la définition, il nous retire sans cesse les moyens que nous croyons apercevoir de le faire entrer en équation avec des valeurs connues.

Nous, au contraire, placés en face de la complexité d’une âme, à mesure que nous cherchons à la représenter, d’instinct nous cherchons à l’organiser. Notre description même est un effort d’intégration. Quelque chose en nous, que nous ne sommes pas maîtres d’empêcher, aussitôt se déclenche qui nous montre les attaches intérieures du modèle, la solidarité de ses aspects. Au besoin nous donnons un coup de pouce : nous supprimons quelques petits traits divergents, nous interprétons quelques détails obscurs dans le sens le plus favorable à la constitution d’une unité psychologique.

Nous répugnons toujours, en traçant le portrait d’un personnage, à y rien laisser d’indéfini : « Il y avait du je ne sais quoi dans tout Monsieur de la Rochefoucauld », écrit le cardinal de Retz. — Oui, mais justement il l’exprime pour que le lecteur n’ait pas à l’y sentir.

Jamais rien, dans le personnage suscité, ne reste béant par où des inspirations imprévues pourraient lui venir. Quand nous le faisons parler, jamais rien ne résonne inexplicablement, jamais rien ne fait entendre un son différent pour l’esprit et pour l’imagination.

Dans tous les interstices de son caractère nous pénétrons avec notre cire industrieuse, et nous les cimentons. Une parfaite obturation de ses abîmes : tel est l’idéal auquel nous tendons. Et j’imagine que c’est cela qui doit gêner les étrangers devant le Néron de Racine, ou même devant le Julien de Stendhal. Nous ne donnons jamais le vertige de l’âme humaine.



C’est Dostoïevsky le premier qui m’a fait sentir notre insuffisance sur ce point. J’en ai été confus pendant longtemps et pour rien au monde je n’eusse osé comparer aucun de nos romanciers ni de nos dramaturges au terrible évocateur d’inconnu que je découvrais en lui.

Et puis des réflexions me sont venues peu à peu, qui se sont trouvées dirigées non pas contre l’œuvre de Dostoïevsky, mais contre l’excellence, ou tout au moins contre la précellence de sa méthode.

Celle-ci, d’abord que l’abîme n’est rien aussi longtemps qu’on n’y descend pas. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il en est dans les romans de Dostoïevsky comme je vais dire ; mais enfin un abîme, cela peut très bien se dessiner en trompe-l’œil. On peut très bien capter et conduire les regards vers les lointains d’une âme, mais sans que ceux-ci perdent leur caractère hypothétique. Le fait qu’un personnage agit d’une manière dont rien ne peut rendre compte, n’implique pas forcément qu’il y a en lui des profondeurs que rien ne permettra jamais d’atteindre : il peut aussi avoir été inspiré par sa seule inconsistance, qui est chose de surface, et définissable.

Après tout l’explication d’une âme ne comporte pas a priori beaucoup plus d’arrangement et de truquage que l’insistance sur son mystère. Il ne s’agit que de ne pas se tromper, que de ne pas aller contre la vie. Rien ne me fera penser qu’avec une suffisante intuition, on ne puisse pas donner à la fois à un personnage de la profondeur et de la conséquence.

Nous devons nous méfier, nous français, de notre tendance à simplifier, à réduire au même dénominateur. Mais pour peu que nous soyons en garde contre elle et que nous ne la laissions jamais prendre le pas sur la complication du réel, elle peut nous faire apercevoir des enchaînements qui eux aussi sont du réel, et font partie de la nature psychique.

Car enfin l’être humain, si particulier soit-il, tant qu’il n’est pas fou, et peut-être même lorsqu’il l’est, — l’être humain n’échappe jamais dans son fond à une certaine logique. D’une action à l’autre il se retrouve ; il peut agir sans cesse contre la raison, et pourtant obéir à une certaine idée. Prenons des mots plus vagues : à une certaine disposition, à un certain pli de son cerveau qui est comme le moule de toute sa vie spirituelle. Et même lorsqu’il se contredit, qui peut affirmer, tant qu’il ne l’a pas analysée, que cette contradiction soit autre chose que la réfraction, par les événements, d’une tendance simple ?


Plutôt que d’égarer l’esprit vers un infini psychologique, on peut très bien concevoir que la tâche du romancier soit de le ramener, par la seule continuité de ses peintures, vers cet événement secret, mais concret et connaissable. L’effort de sa raison peut fort bien l’aider dans sa représentation de la vie. Il peut, en le dessinant, rechercher la loi d’un individu sans tomber pour autant dans l’abstraction ni dans le schématisme. Sa patience, son instinct des résistances auront ici la plus grande importance. Mais s’il en est doué, en même temps que de ce que j’appellerai la faculté d’adhérence aux intuitions, il pourra produire une œuvre qui dépassera, en profondeur même, tout ce que l’aventureux génie de Dostoïevski a pu fonder. Car en psychologie, il faut que je me permette de le redire encore, la véritable profondeur, c’est celle qu’on explore.

JACQUES RIVIÈRE



MA MÈRE ET LES LIVRES

��La lampe, par l'ouverture supérieure de l'abat-jour, éclairait une paroi cannelée de dos de livres, reliés. Le mur opposé était jaune, du jaune sale des dos de livres brochés, lus, relus, haillonneux. Quelques « traduits de l'anglais y), — un franc vingt-cinq — rehaussaient de rouge le rayon du bas.

A mi-hauteur, Musset, Voltaire, et les Quatre Evangiles brillaient sous la basane feuille-morte. Littré, Larousse et Becquerel bombaient des dos de tortues noires. D'Orbi- gny, déchiqueté par le culte irrévérencieux de quatre enfants, effeuillait ses pages blasonnées de dalhias, de per- roquets, de méduses à chevelures roses et d'ornithoryn- ques.

Camille Flammarion, bleu, étoile d'or, contenait les pla- nètes jaunes, les cratères froids et crayeux de la lune, Saturne qui roule, perle irisée, libre dans son anneau...

Deux solides volets couleur de glèbe reliaient Elisée Reclus. Musset, Voltaire, jaspés, Balzac noir et Shakes^ peare olive...

Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir, après tant d'années, cette pièce maçonnée de livres. Autrefois, je les distinguais aussi dans le noir. Je ne prenais pas de lampe pour choisir l'un d'eux, le soir, il me suffisait de pianoter le long des rayons. Détruits, perdus et volés, je les dénom- bre encore. Presque tous m'avaient vue naître.

Il y eut un temps où, avant de savoir lire, je me logeais en boule entre deux tomes du Larousse comme un chien

�� � l8o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans sa niche. Labiche et Daudet se sont insinués, tôt, dans mon enfance heureuse, maîtres condescendants qui jouent avec un élève familier. Mérimée vint en même temps, séduisant et dur, et qui éblouit parfois mes huit ans d'une lumière inintelligible. Les Misérables aussi, oui, les Misérables, — malgré Gavroche ; mais je parle là d'une passion raisonneuse, qui connut des froideurs et de longs détachements. Point d'amour entre Dumas et moi, sauf que le Collier de la Reine rutila, quelques nuits, dans mes songes, au col condamné de Jeanne de la Motte. Ni l'en- thousiasme fraternel, ni l'étonnement désapprobateur de mes parents n'obtinrent que je prisse de l'intérêt aux Mous- quetaires..,

De livres enfantins, il n'en fut jamais question. Amou- reuse de la Princesse en son char, rêveuse sous un si long croissant de lune, et de la Belle qui dormait au bois, entre ses pages prostrés ; éprise du Seigneur Chat botté d'en- tonnoirs, j'essayai de retrouver dans le texte de Per- rault les noirs de velours, l'éclair d'argent, les ruines, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds de Gustave Doré : au bout de deux pages je retournais, déçue, à Doré. Je n'ai lu l'aventure de la Biche, de la Belle, que dans les fraîches images de Walter Crâne. Les gros caractères du texte cou- raient de l'un à l'autre tableau comme le réseau de tulle uni qui porte les médaillons espacés d'une dentelle. Pas un mot n'a franchi le seuil que je lui barrais. Où s'en vont, plus tard, cette volonté énorme d'ignorer, cette force tranquille employée à bannir et à s'écarter ?...

Des livres, des livres, des livres... Ce n'est pas que je lusse beaucoup. Je lisais et relisais les mêmes. Mais tous m'étaient nécessaires. Leur présence, leur odeur, les lettres de leurs titres et le grain de leur cuir... Les plus herméti- ques ne m'étaient-ils pas les plus chers ? Voilà longtemps que j'ai oublié l'auteur d'une Encyclopédie habillée de rouge, mais les références alphabétiques, indiquées sur chaque tome, composent indélébilement un mot magi-

�� � MA MÈRE ET LES LIVRES iSl

que : Aphbicécladiggalhymaroidphorebstevanxy. Que j'aimai ce Guizot, de vert et d'or paré, jamais déclos ! Et ce Voyage d'Anacharsis inviolé ! Si l'Histoire du Consulat et de l'Empire échoua un jour sur les quais, je gage qu'une pancarte mentionne fièrement son « état de neuf»...

Les dix-huit volumes de Saint-Simon se relayaient au chevet de ma mère, la nuit ; elle y trouvait des plaisirs renaissants, et s'étonnait qu'à huit ans je ne les partageasse pas tous.

— Pourquoi ne lis-tu pas Saint-Simon ? me deman- dait-elle. C'est curieux de voir le temps qu'il faut à des enfants pour adopter des livres intéressants !

Beaux livres que je lisais, beaux livres que je ne lisais pas, chaud revêtement des murs du logis natal, tapisserie dont mes yeux initiés flattaient la bigarrure cachée... J'y connus, bien avant l'nge de l'amour, que l'amour est com- pliqué et tyrannique et même encombrant, puisque ma mère lui chicanait sa place.

— C'est beaucoup d'embarras, tant d'amour, dans ces livres, disait-elle. Mon pauvre Minet-Chéri, les gens ont d'autres chats à fouetter, dans la vie. Tous ces amoureux que tu vois dans les livres, ils n'ont donc jamais ni enfants à élever, ni jardin à soigner ? Minet-Chéri, je te fais juge : est-ce que vous m'avez jamais, toi et tes frères, entendue rabâcher autour de l'amour comme ces gens font dans les livres ? Et pourtant je pourrais réclamer voix au chapitre, je pense ; j'ai eu deux maris et quatre enfants !

Les tentants abîmes de la peur, ouverts dans maint roman, grouillaient suffisamment, si je m'y penchais, de fantômes classiquement blancs, de sorciers, d'ombres, d'animaux maléfiques, mais cet au-delà ne s'agrippait pas, pour monter jusqu'à moi, à mes tresses pendantes, conte- nus qu'ils étaient par quelques mots conjurateurs...

— Tu as lu cette histoire de fantôme, Minet-Chéri ? Comme c'est joli, n'est-ce pas ? Y a-t-il quelque chose de plus joli que cette page où le fantôme se promène à

�� � l82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

minuit, sous la lune,, dans le cimetière ? Quand l'auteur dit, tu sais, que la lumière de la lune passait au travers du fantôme et qu'il ne faisait pas d'ombre sur l'herbe... Ce doit être ravissant, un fantôme. Je voudrais bien en voir un, je t'appellerais. Malheureusement ils n'existent pas. Si je pouvais me faire fantôme après ma vie, je n'y manque- rais pas, pour ton plaisir et pour le mien. Tu as lu aussi cette stupide histoire d'une morte qui se venge ? Se ven- ger, je vous demande un peu ! Ce ne serait pas la peine de mourir, si on ne devenait pas plus raisonnable après qu'avant. Les morts, va, c'est un bien tranquille voisinage. Je n'ai pas de tracas avec mes voisins vivants, je me charge de n'en avoir jamais avec mes voisins morts !

Je ne sais quelle froideur Uttéraire, saine à tout prendre, me garda du délire romanesque, et me porta un peu plus tard, quand j'affrontai tels livres dont le pouvoir éprouvé semblait infaillible, — à raisonner quand je n'aurais dû être qu'une victime enivrée. Imitais-je encore en cela ma mère, qu'une candeur particulière inclinait à nier le mal, ce pendant que sa curiosité le cherchait et le contemplait, pêle-mêle avec le bien, d'un œil émerveillé ?

— Celui-ci ? Celui-ci n'est pas un mauvais livre, Minet- Chéri, me disait-elle. Oui, je sais bien, il y a cette scène, ce chapitre.... Mais c'est du roman. Ils sont à court d'in- ventions, tu comprends, les écrivains, depuis le temps. Tu aurais pu attendre un an ou deux, avant de le lire... Que veux-tu ! débrouille-toi là dedans, Minet-Chéri. Tu es assez intelligente pour garder pour toi ce que tu comprendras trop... Et peut-être n'y a-t-il pas de mauvais livres...

Il y avait pourtant ceux que mon père enfermait dans son secrétaire en bois de thuva. Mais il enfermait surtout le nom de l'auteur.

— Je ne vois pas d'utilité à ce que les enfants hsent Zola !

Zola l'ennuyait, et plutôt que d'y chercher une raison de nous le pernaettre ou de nous le défendre, il mettait à

�� � MA MÈRE ET LES LIVRES - 183

l'index un Zola intégral, massif, accru périodiquement d'alluvions jaunes.

— Maman, pourquoi est-ce que je ne peux pas lire Zola ?

Les yeux gris, si malhabiles à mentir, me montraient leur perplexité :

— J'aime mieux, évidemment, que tu ne lises pas cer- tains Zola...

— Alors, donne-moi ceux qui ne sont pas « certains » ? Elle me donna la Faute de l'Ahbé Moitret, et le Docteur

Pascal, et Germinal. Mais je voulus, blessée qu'on ver- rouillât, en défiance de moi, un coin de cette maison où les portes battaient, où les chats entraient la nuit, où la cave et le pot à beurre se vidaient mystérieusement, — je voulus les autres. Je les eus. Si elle en garde, après, de la honte, une fille de quatorze ans n'a ni peine ni mérite à tromper des parents au cœur pur. Je m'en allai au jardin, avec mon premier livre dérobé. Une assez douceâtre his- toire d'hérédité l'emplissait, mon Dieu, comme plusieurs autres Zola. La cousine robuste et bonne cédait son cousin aimé à une malingre amie, et tout se fût passé comme sous Ohnet, ma foi, si la chétive épouse n'avait connu la joie de mettre un enfant au monde. Elle lui donnait le jour soudain, avec un luxe brusque et cru de détails, une minutie anatomique, une complaisance dans la couleur, l'odeur, l'attitude, le cri, où je ne reconnus rien de ma tranquille compétence de jeune fille des champs. Je me sentis crédule, effarée, menacée dans mon destin de petite femelle... Amours des bêtes paissantes, chats coiffant les chattes comme des fauves leur proie, précision paysanne, presque austère, des fermières parlant de leur taure vierge ou de leur fille en mal d'enfant, je vous appelai à mon aide. Mais j'appelai surtout la voix conjuratrice :

— Quand je t'ai mise au monde, toi la dernière, Minet- Chéri, j'ai souffert trois jours et deux nuits. Pendant que je te portais, j'étais grosse comme une tour. Trois jours, ça

�� � 184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

paraît long... Les bêtes nous font honte, à nous autres femmes qui ne savons plus enfanter joyeusement. Mais je n'ai jamais regretté ma peine : on dit que les enfants, portés comme toi si haut, et lents à descendre vers la lumière, sont toujours des enfants très chéris, parce qu'ils ont voulu se loger tout près du cœur de leur mère, et ne la quitter qu'à regret...

En vain je voulais que les doux mots de l'exorcisme, rassemblés à la hâte, chantassent à mes oreilles : un bour- donnement argentin m'assourdissait. D'autres mots, sous mes yeux, peignaient la chair écartelée, l'excrément, le sang souillé... Je réussis à lever la tête, et vis qu'un jardin bleuâtre, des murs couleur de fumée vacillaient étrange- ment sous un ciel devenu jaune... Le gazon me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais tués, dans la cuisine.

Quand je repris conscience, le ciel avait recouvré son azur, et je respirais, le nez frotté d'eau de Cologne, aux pieds de ma mère.

— Tu vas mieux, Minet-Chéri ?

— Oui... je ne sais pas ce que j'ai eu...

Les yeux gris, par degrés rassurés, s'attachaient aux miens.

— Je le sais, moi... Un bon petit coup de doigt-de-Dieu sur la tête, bien appliqué...

Je restais pâle et chagrine, et ma mère se trompa :

— Laisse donc, laisse donc... Ce n'est pas si terrible, va, c'est loin d'être si terrible, l'arrivée d'un enfant. Et c'est beaucoup plus beau dans la réalité. La peine qu'on y prend s'oublie si vite, tu verras !... La preuve que toutes les femmes l'oublient, c'est qu'il n'y a jamais que les hommes — est-ce que ça le regardait, voyons, ce Zola ? — qui en font des histoires...

COLETTE

�� � ÉCLAIRAGES

��RÉCIPROCITÉS

��Les bruits que fait en bas la ville Avec ses tramiuays, ses autos, Ne 111 arrivent pas moins sonores Que les cris ailés des grillons

Je mène ma curiosité Avec une égale allégresse Sur les rails des chemins de fer Et parmi le vol des abeilles.

Mes yeux prennent autant d'iinacres Entre les murs carrés et secs, Qu'il y a di fleurs minuscules Dans la grappe du poivrier.

�� � l86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��MIROIR

��A l'heure où les chauves-souris Vont remplacer les hirondelles, Les barques s'éloignent du bord Comme des rats, en ligne droite.

Veau de la rade, presque obscure, A des reflets passés de vieux miroir Dans le cadre doré du quai de brique Où brille encore un reste de soleil.

La belle a pris l'une des barques Et cingle en ligne droite, elle sait où ; En partant, elle a glissé dans sa bourse Le miroir que je lui avais donné.

�� � ECLAIRAGES

��187

��SOURCES

��Qu'un cerceau d'en- surgisse de Idmïît A cette place où le jour na pu faire U autre prodige que du bruit, Qu'importe si ce n'est qu'une réclame ?

L'orchestre étroit d'un vieux taxi Fait pour deux rangs de réverbères Plus de festin que le roulis Des cent-chevaux millionnaires.

J'ai dans la tête plus d'orgueil Lorsque je baisse les paupières, Que cette foule où je suis seul Et qui rugit les yeux ouverts.

�� � l88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��RAIL HUMIDE

��Le tramway roule sous les arhes, On entend grincer le troley Comme le bec du diamant Sur la surface d'une vitre.

Je prends la route qui descend Pleine d^eau, sans appui, fatale, Plus le moindre bruit de trarnivay, Le moindre reflet électrique.

Vais-je enfoncer jusqu'aux genoux ? La lune sortant d'un nuage M'écoute et glisse une Imur De rail au long de deux ornières.

�� � ÉCLAIRAGES 189

��SIMPLICITE

��La machine qui répète Le mouvement sans broncher Est aussi simple que l'enfant Oui répète sa prière.

Faites, mon Dieu, que Je fil Ne s'échappe de l' aiguille, Faites, mon Dieu, que ma main Ne lâche ce quelle tient.

��FRANZ HELLENS

�� � LES PARAMÈTRES

��Où le mensonge commence et prend corps, où il cesse d'être le consentement à ce qui est pour devenir le complice de l'erreur, je suis bien incapable de le dire. Tout d'abord, si je me prêtais à l'idée qu'on prenait de moi, sans doute qu'elle me révélait quelque réalité cachée. De nouvelles conditions d'existence, la campagne, faisaient éclater cette qualité de citadin aux dépens des autres éléments de ma personnalité. Je me sentais ainsi envisagé qu'il fallait parler des cultures avec étonnement, des heures auxquelles s'ou- vrent les fleurs et se ferment les étoiles ; mes questions avaient alors valeur de réponses pour qui les attendait, pour moi bientôt.

Parisien, me voilà devenu parisien. J'accentue involon- tairement mon ignorance, ma gaucherie, mes nœuds de cravate. Charmante prostitution : c'était tout à l'heure un jeu. J'essaye aujourd'hui de siffler les airs à la mode que je

n'ai pas retenus.

Sur la route de S. à R., au mois d'août 19..., un homme trouve un enfant de douze ans pendu à un arbre et déjà violet. Dépendu l'enfant refuse d'expliquer son aventure. On ne peut rien obtenir de lui touchant ses origines. Il est placé comme ouvrier agricole chez un fermier. Il accomplit ponctuellement son ouvrage pendant trois ans. A quinze ans, interrogé à nouveau, il plaisante, prétend avoir oublié. Une femme de la cuisine, poussée par la curiosité, le ren- contre à l'heure de la sieste derrière une meule :

�� � « Tout seul, Roland, c’est la coutume ? — Vous voyez, Marie, l’habitude. »

Un homme, venu le vent sait d’où, s’établit dans une petite maison au bord de l’Oise un été. Il prend vite la manie d’aller chez le passeur plaisanter avec les deux filles qui servent aux clients de la bière et de la limonade. Elles n’auront jamais que ce petit nom, Paul, abandonné de guerre lasse. L’une imagine qu’il se cache de la police, l’autre qu’il se dérobe à un amour.

Marceline roule dans la chaleur un corps lourd du secret qui depuis un an bientôt se détacha d’elLe. Elle s’arrête et croise les mains. Marceline, Marceline, quelles chansons : il y a de la fierté dans le secret, mais l’ennui c’est de ne pouvoir rien dire. On s’enivre, paraît-il, pour se délier la langue. Marceline pense à prendre un amant dont le corps serait beau comme l’alcool, une espèce de bête de confiance.

Roland a rencontré l’étranger qui est un peu plus pâle que les autres hommes. C’était dans le chemin creux où il y avait juste la place de passer, et à terre ces excellents petits fruits rouges, qu’on écrase du pied en pensant aux femmes. Roland voyait bien venir l’inconnu. Il ne s’est pas garé. Il l’a bousculé. L’autre n’a rien dit, a pris le poignet gauche de Roland, l’a serré et a ri, sans que Roland qui aurait crié de douleur songe à parler. Puis il est parti. Il était habillé de gris clair, avec un chapeau de paille et des souliers découverts ; et une chaîne de montre.

Marceline pense à ce parisien du bord de l’eau. Elle s’est promenée dans les champs. Elle a mis du rouge. Thomas, 192 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le valet de chamore des C..., Taccoste : « Je ne plaisante pas, tu es belle ». Elle a le cœur plus haut placé.

Paul songe à d'autres lieux : les femmes ont des cheveux comme des plumes et chantent bas, bas, des airs où meu- rent tous les hommes qu'elles aiment. Sœurs des éponges dans les cases bleues et jaunes, qu'attendent-elles de la vie, sinon ces visiteurs aperçus dans la rue et qui ne monteront peut-être pas. Les fontaines, et les bouches de fard s'étei- gnent dans un benjoin de brunes.

Les deux filles du passeur comptaient retenir ce soir l'inconnu dans leur chambre. Il n'a pas compris. Songeait-il à les séparer ? Elles se savent trop jalouses. A un moment, il riait : le plastron de sa chemise, boutons sautés, s'entre- baîlla sur une poitrine blanche. Irma et Claude se surveil- laient. Thomas, le domestique, est entré. Il voulait passer

l'Oise.

Marie attendait Thomas et rêvait de Roland. Elle avait un corsage écossais. Quand ils furent près de dormir, elle dit à Thomas : « Tu es bien jeune, tu ne sais pas ce que c'est, petit. Laisse-toi faire et dis-moi ce que tu sens » Thomas dormait comme toujours, la bouche ouverte.

Marceline dans les champs soufile les chanterelles : ce sont des secrets. Effeuille les pâquerettes : elles en savent long. Regarde ses seins par l'ouverture de sa guimpe : il les aimera. Se lisse le front avec le lait des pavots : qu'il me nomme la rousse. N'est-il pas roux lui-même comme le matin et le soir ? On soupire derrière une meule : si c'était lui ? Ce n'était que Roland, seul, qui n'avait pas entendu venir.

�� � LES PARAMÈTRES 193

Claude a vu entrer chez Paul une femme élégante des- cendue d'une automobile. Le chauffeur était vêtu de blanc. Elle a planté là ses seaux, elle a tout dit à Irma. Amers reproches : on en serait venu aux coups sans la petite fille d'un voisin qui entra pour une bonne raison. Les sœurs l'ont assise entre elles, l'ont caressée.

Sur une espèce de fourrure, Paul regarde la visiteuse, qui rampe comme un serpent.

« Zéphie, tu es bien brune. Tu ressembles à ce jeune garçon l'autre jour dans le chemin des baies saignantes. Je vais te tordre le poignet. « 

Elle, crie.

Marie lave le linge, Roland passe. Elle crie quelque

chose qu'il ne comprend pas. Il s'approche. Elle s'aide à

lui pour se lever. Le voilà taché de savon. Ah bien, qu'a-

t-elle ?

Thomas refuse, rouge, de se prêter aux fantaisies de Marie. Puis cède. Il change de manières avec elle. Sans-gêne et plus galant.

Le soir il raconte les détails de l'affaire au cabaret du passeur. Irma et Claude se sont prises par la taille. Deux moissonneurs rient. La petite voisine entre.

Paul fait la planche dans l'O-se. Bonheur qui ne s'appar- tient plus, l'élément. Je n'ai plus de cheveux, ni vraiment de mains, avec pouce et ongles, etc. Songer au désir. Zéphie quand elle a trop bu, c'est le fleuve. La paresse qui est entre le matin et l'amour.

��De la berge, Roland regarde Paul dans l'eau, son caleçon blanc traversé par l'eau courante, n'oubliez pas qu'il fait la

15

�� � 194 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

planche. Une flèche rousse remonte au milieu de son ventre. Un brusque mouvement des jarrets ride l'eau.

Marceline en chemise dans sa chambre de la ferme attend en plein jour un miracle qui ne se produit pas.

Cest au grenier que couche Roland. On avait quelque chose à lui dire. On est monté. Il était tout nu près de la lucarne et il soufflait dans ses mains.

Marie cache quelque chose à Thomas. Il la battra pour avoir l'objet. Il l'aura. C'est une carte postale en couleurs : Le Baiser :

Si je vous dis que je vous aime, Me refuserez-vous le bonheur suprême ? Thomas retourne la carte : elle est neuve. Il n'a pas remarqué que l'amoureux était roux.

Paul se baigne. Sur le rivage, Roland se déshabille. Au moment de se mettre à l'eau il hésite, immobile. Paul l'aperçoit, lui fait signe. Roland s'enfuit ses vêtements sur le bras.

Il rencontre Marceline.

Marie parle toute seule en battant son linge. Elle répond aux avances de l'étranger. Elle est vertueuse. Mais Roland surgit ; elle se jette sur lui et le prend par les jambes.

Ici son battoir en l'air, elle voit que Roland est là qui la regarde et qui l'entendit.

Roland par la fenêtre du passeur voit Claude et Irma sur

leur lit, rieuses. La petite voisine, six ans, Lina, les quitte.

Thomas surprend Roland au guet, s'indigne. Quelle

�� � LES PARAMETRES I95

raclée. Roland ferme les yeux, tournoie un peu, et tombe comme d'insolation. Thomas, inquiet, avec remords, lui tape dans les mains. L'eau de la rivière. Il soulève la tête de sa victime, l'appuie contre soi, parle. Les yeux de Roland s'allongent sans s'ouvrir. Il gémit. Il se tourne contre l'homme qui ne sait ce qu'il advient. Il gémit. Tout à coup ses lèvres se collent aux lèvres de Thomas. Quel baiser de putain. Les yeux ne se sont pas rouverts. Roland murmure : « Maman. »

Claude, Irma, la petite Lina, Paul au cabaret. Il s'agit de la petite : « Du satin », dit Irma. Paul rit de ses dents cou- pantes : « Je vais vous montrer ma villa. » Irma prend son bras droit, Claude son bras gauche. La petite marche devant.

« Vous dites qu'elle a six ans ? »

��Thomas raconte à Marie le baiser de Roland. Mais par exemple, tu ne trouves pas ça drôle ? Elle ne rit pas. C'est insensé, on croirait que tu m'en veux. Elle est bien bonne. Pour ce galeux. Tiens, le voilà. Et des injures.

Roland les yeux candides. Roland comme devant. Il a des yeux cernés comme ceux des anges. Marie pense que ses bras sont plus beaux que tout au monde. Elle est sérieuse, la gorge serrée.

Thomas plaisante dur. Roland rougit.

Marie a une idée : « Mon petit Roland. »

Thomas a compris. Il la battra. Roland s'enfuit.

Il va se jeter à plat ventre dans les hautes herbes du bord de l'eau.

D'où on voit la villa de l'étranger, et son petit canot

amarré à la berge. Le petit canot dans lequel il rame en

maillot vert.

Marceline dans les sainfoins. Elle mâche une herbe. Elle

�� � 196 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

respire avec un bruit de forge. Le vent relève sa jupe sur son ventre. Elle n'a rien à cacher au soleil. Il lui mord le ventre. Il la cuit. Il la perce. Elle n'est pas vierge.

Le soleil est un roux comme elle, bien entendu comme elle. Entre frère et sœur, est-ce que ça compte ?

��Roland mâche de la terre ; se met des fourmis dans l'oreille ; cache des pierres dans ses souliers ; et les fait revenir sous sa semelle ; enfonce tout à coup goulûment ses lèvres dans le pli de son coude gauche ; contemple les contractions des muscles sous la peau de son bras ; avec son couteau se fait froid à un sein ; s'ensanglante le front en le cognant aux arbres ; enfin, n'y tenant plus, se fait gratter la tête par n'importe qui sous n'importe quel prétexte.

��A quoi rêve Paul dans son jardin ? Il froisse une fleur, sent ses doigts, et se couche à terre. Une ombre descend des arbres sur son front. Une main jadis balançait un éven- tail du geste même de l'amour. Entre les écailles du pied, on apercevait tout le corps de la femme. Une chose nue et difficile. Elle jouait au refus quand il n'y avait plus loisir. Sa fuite était plus épouvantable que le retrait de la mer aux marées d'équinoxe.

Marie apporte le linge à Paul. « Vous êtes à la ferme », et Paul s'enquiert de Roland. Marie, tant pis, raconte tout : le pendu, le baiser, la meule. Un peu pêle-mêle. La carte- postale. Elle a dit : « Blond comme vous ». Il a compris. Ses dents coupantes, coupantes, entrent dans une épaule ferme, et grincent un peu. Il prend un peu de linge dans

le panier de Marie.

Roland qui danse en se regardant dans la rivière tombe dans la vase et se salit jusqu'au front. A ce moment, Paul

�� � passe et le dévisage. Il a un jeune chien qui vient à Roland et se frotte, dressé, à la jambe droite de son pantalon.

Marceline tire les vers du nez à Lina, moyennant une surprise et des caresses dans le dos.

« Il a des cheveux en feu sur le bide et c’est doux comme du quinquina. »

Après tout, cette enfant l’a vu comme tout le monde. A six ans, déjà menteuse, tu n’as pas honte. Lina pleure.

Par deux portes, Marceline et Roland entrent à l’église, le seul endroit frais du pays. Il est deux heures. Un même mensonge les mène au même bénitier. Le hasard emmêle un peu leurs doigts et les démêle. Pendant une heure, ils se regarderont en dessous, seuls, sans bouger. Puis Roland s’agitera doucement.

Marceline alors sort de l’église.

Au retour, dans son grenier, Roland trouve Marceline. « Nous avons un secret chacun. » Elle ne sait que dire cela, et cette parenté suffisante, nous sommes collègues, explique sa présence, sa volonté très simple.

Il n’y a qu’une chose qu’ils ne s’avouent pas, un autre lien plus fort, une communauté de désir : tous deux pen- sent au même homme roux, et blanc comme une laitue.

Mon secret, c’est que Thomas avant toi, l’année dernière, elle se tait. Il n’est pas déçu, il la méprise. Elle ne saura jamais le secret de Roland, ce n’était pas la peine d’avoir toutes ces complaisances. Elle a un peu de paille partout. Ces greniers. Roland la chasse.

Il est seul. Il va essayer de retrouver ses plaisirs innocents. Il ne veut pas que cette femme compte. 198 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ce n'est pas un secret le secret de Marceline. Thomas l'a dit partout sans doute, c'est comme avec Marie. Il ne semble pas pourtant. Personne n'a l'air de comprendre ses insinuations.

Alors ce secret ridicule, s'il le veut, Roland, ne sera plus un secret. Il dit tout à tout le monde. Thomas l'an dernier, et lui le matin même. Elle lui a fait ci avec la bouche, ça quand il l'a voulu. Et ceci donc sans qu'il demande rien, parce qu'elle en avait l'envie depuis six mois. Et l'enfant qu'elle avait fait tomber elle-même, et comment.

On n'en revenait pas, il paraît : Marceline si réservée.

On arrêtera Marceline pour infanticide, qu'ils disent. Effacée.

Roland sera témoin : il voit la belle robe du juge. Un homme magnifique. Un peu roux toutefois. Il y a des gens qui ne détestent pas ça.

Maintenant c'est Paul qui, de sa fenêtre, regarde Roland qui se baigne, et qui se noiera sans que personne vienne à son aide.

LOUIS ARAGON

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

��MALLARME ET RIMBAUD

11 m'arriva d'écrire ici, il y a quelques mois, qu'on pouvait discerner, à la pointe extrême de la littérature actuelle, une influence de Mallarmé et de Rimbaud. C'était à propos de la Suzanne de M. Giraudoux, dans l'île de laquelle se trouvait un rocher Rimbaud, et qui, en nageant une ou deux heures, eût pu découvrir, non loin de cette île, le pays de la Prose pour des Esseintes. Je fus repris avec quelque sévérité. M. Georges Le Cardonnel assura, dans la Revue Universelle, qu'il n'en était rien, que ces gens-là n'intéressaient que quelques maboules, et que je voyais la littérature française de l'observatoire d'Upsal, dans des verres taillés par André Gide.

L'article avant été traduit en allemand dans la Revue Rhénane, le Journal m'accusa de bourrer le crâne des Rhénans avec ces fariboles. Comme beaucoup de gens de goût, et même de grands écrivains, continuent à croire que les noms de Mal- larmé et Rimbaud ne correspondent qu'à une mystification montée dans ce qu'on appelle les cénacles, il n'est peut-être pas inutile de revenir sur ce sujet, non pour de vaines polémiques, mais en vue d'honnêtes précisions.

Pour ce qui regarde Mallarmé, il faut bien s'entendre sur sa place et son influence actuelles. Il est certain qu'on ne l'imite plus, et que, durant le bref laps où ils sévirent, ses imi- tateurs furent parfaitement ridicules. On peut (cela se défen- drait) juger un écrivain d'après son rayonnement de clichés et sur sa capacité d'être imité. Les grands classiques du xviie siècle ont été imités servilement pendant plus de cent ans. Victor Hugo l'était encore au début de ce siècle. Les maîtres du sym-

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bolisme, et aussi les Concourt, le furent presque une dizaine d'années. Cette proportion décroissante est significative. On n'est imité que dans la mesure où les imitateurs se croient originaux en imitant. Voltaire pouvait de bonne foi se croire original en alignant des centons de Racine, penser que, si Racine n'eût pas existé, lui Voltaire eût tout de même écrit ZanCy parce que Racine n'avait fait que découvrir la raison et le beau uniques, comme Colomb avait découvert l'Amérique, et que \'oltaire aurait aussi bien pu les découvrir plus tard, comme un autre navigateur aurait pu trouver la même Amé- rique que Colomb. Telle est la croyance implicite qui donne bonne conscience et vigueur reproductrice à l'imitation. Ajoutons que Racine ayant fait mieux qu'Euripide en imitant Euripide, Voltaire pouvait candidement s'imaginer qu'à son tour il ferait mieux que Racine en imitant Racine (oubliant que le mot imitation était une étiquette qui recouvrait dans les deux cas deux réalités fort différentes). Tout cela nous place exac- tement à l'antipode de Mallarmé. Certes Mallarmé avait com- . mencé par imiter Baudelaire (Rollinat l'appelait méchamment un Baudelaire en morceaux qui n'a jamais pu se recoller). Mais il était allé bien vite vers une paradoxale originalité, une peur maladive du cliché et du lieu commun, s'était créé, moitié de son propre fonds, et moitié par volonté ou par point d'honneur, une manière, la plus individuelle possible, de s'exprimer. Il excluait dès lors, au même titre qu'une imitation dont il eût été l'auteur, une imitation dont il fût devenu l'objet. Et (sauf par naïveté ou par jeu) ni ses vers ni sa prose ne furent vraiment imités.

Comment pouvons-nous dès lors parler de son influence, et que pourrait être cette influence ? Voici. Je ne crois pas écrire de paradoxe en disant que le petit et frêle recueil des poésies de Mallarmé est cher bien moins, et avec moins de raison, aux amoureux de la poésie de Mallarmé qu'il ne l'est aux amoureux de la poésie française. C'est Racine que nous aimons d'abord en Racine, Hugo en Hugo. Mais si nous ne cherchions dans Mallarmé qu'à aimer Mallarmé, nos raisons seraient un peu frôles. Nous n'éprouvons pas ici le contact avec un grand cou- rant de sensibilité, d'intelligence, d'humanité. Mais nous éprou- vons le contact avec la poésie française, à son extrémité la

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plus fine, la plus logique, — la plus diabolique, alkis-je dire, en songeant que le diable est le meilleur logicien. Mallarmé n'a eu qu'un sujet, n'a fixé que sur un point ses yeux interrogateurs et rêveurs : le fait littéraire, l'existence et la vie du vers, du poème, du livre. Il est, à ce point de vue, le Boileau du roman- tismie, ou plutôt il indique d'un doigt tendu (comme le Saint Jean des tableaux) la place que devrait occuper dans l'art du xix^ siècle un Boileau. Ne dites pas de mal de Nicolas, écrivait Voltaire : cela porte malheur. Et Sainte-Beuve répondait à des railleries vieillottes de Taine sur Boileau que celui qui méprise Boileau risque de mépriser au fond toute poésie. Comme Voltaire et Sainte-Beuve avaient raison ! L'auteur de VArt Poétique n'est pas un des dieux de la poésie, mais il en est le prêtre, et on ne saurait guère mépriser le rôle du prêtre sans mépriser la religion. Mallarmé a tenu dans l'autre massif français qui équilibre la poésie classique une place analogue. Rien d'étonnant qu'il se trouve au croisement exact, à la patte d'oie de ces trois routes du xix^ siècle poétique, le romantisme, le Parnasse, le symbolisme, et qu'on puisse presque indifférem- ment voir en lui l'aboutissement et la logique absolue de ces trois mouvements en apparence ennemis. Il ne se mêle pas à leurs disputes — abhorret a sanguine. Il fait partie du service spirituel. Il dit la messe également pour tous trois, la messe de la poésie pure.

L'influence essentielle exercée par Mallarmé a été celle de son exemple. Un homme avait mis son idéal à réaliser non pas- une œuvre aussi parfaite, aussi vivante, aussi bienfaisante que possible, mais à pousser le plus loin possible dans la direction de l'absolu la poésie française, à atteindre une extrémité. Ainsi un explorateur qui, laissant à d'autres les Amériques et les Eldorados, ne s'attacherait qu'à planter un drapeau dans les glaces sur ce point mathématique qu'est le pôle. Certes, s'il y avait à choisir entre l'un et l'autre, il vaudrait mieux découvrir l'Australie ou le Congo que le pôle Sud. Mais il n'y a pas à choisir. L'ensemble des explorations forme un bloc, un tout, déposé par une division spontanée du travail. Et le résultat c'est la découverte de la terre entière, où restent encore bien des espaces inconnus, mais où toutes les grandes lignes sont repé- rées. On pourrait voir dans la poésie, dans la littérature, un.

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effort analogue. L'exemple de Mallarmé n'a fait naître aucun chef-d'œuvre, le pays de la Prose pour des Esscintes n'a encore produit ni sa Légende des Siècles, ni sa Bovary. Mais il a suscité tout un mouvement d'exploration. Les possibilités de la litté- rature française ont été examinées et sondées. Les nombreuses écoles littéraires d'avant-guerre et d'après-guerre (si différentes, mais qui ont ce trait commun d'aller à l'extrémité de quelque chose, de représenter des paroxysmes) n'ont pas encore trouvé de trésor, mais elles ont retourné un champ. Si Mallarmé n'eût pas existé, ni Claudel, ni Apollinaire, ni Romains, ni Proust, ni Giraudoux, n'eussent été avec cette bonne conscience allègre (et un peu provocatrice), vers l'accomplissement de leur des- tinée particulière. Ils eussent cherché plus de compromis. L'influence de Mallarmé ne s'est pas exercée sur le contenu de la littérature, mais sur la manière de poser le problème litté- raire.

N'exagérons d'ailleurs pas cette restriction. Si l'influence de Mallarmé nous apparaît surtout comme une influence formelle, qui modifie l'atmosphère plutôt que les objets littéraires, il ne faut pas oublier qu'il a laissé un héritier direct, qui est Paul Valéry. Or Valéry est peut-être le moins discuté des poètes d'aujourd'hui. Tous ceux qui parlent de ses odes s'en déclarent les admirateurs. Et si les formes les plus récentes de sa poésie ne procèdent pas directement de Mallarmé, ce n'en est pas moins le doigt de Mallarmé qui lui désigne silencieusement la cime et l'air raréfié où atteindre. L'hommage à Valéry com- porte, qu'on le veuille ou non, un hommage à Mallarmé. Quant à l'influence positive exercée par Un Coup de Dés (exhumé en 1 894 du tombeau de Cosmopolis) sur les essais de poésie ou de prose littéraire ou calligrammatique, elle n'adonné que des curiosités de bibliothèque, qui font passer quelques quarts d'heure agréables, mais dont aucune ne rappelle évidem- ment en quoi que ce soit le caractère presque tragique de cet admirable poème.

L'influence de Rimbaud a été aussi difterente de celle de Mallarmé que les deux auteurs étaient eux-mêmes diflerents. Mais l'un comme l'autre a aujourd'hui son représentant, son héritier direct. Si Mallarmé getiuit Yzléry, Rimbaud getiuit Claudel. Et ce n'est pas un hasard si la gloire est venue à

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 203

Claudel au moment même où Rimbaud agissait sur l'extrême- gauche littéraire.

L'action de Rimbaud sur le symbolisme proprement dit avait été très faible. On récitait volontiers et on admirait à juste titre les Chercheuses de poux et le Bateau ivre à cause de leurs vers étonnants, de leur mouvement à la fois baudelairien et parnas- sien. Mais les écrivains symbolistes à qui il m'arriva de parler des Illuminations les considéraient comme un amas incom- préhensible de folies qui avaient dû avoir du sens au moment 011 Rimbaud les écrivait, l'avaient en tout cas depuis longtemps perdu. On les mettait sur le même rayon que les Chants de Mal- doror. Ce qui intéressait surtout chez Rimbaud, c'était, comme chez Mallarmé, sa destinée. Avoir écrit enfant les plus admi- rables vers, être passé de là à un brouillon en apparence inin- telligible, fait pour le poète seul, avoir jugé ensuite que ce n'était plus la peine d'écrire, avoir laissé derrière lui comme un bagage inutile la littérature, avoir réalisé, pour une Afrique vraie, ce départ qui, chez les écrivains, avorte toujours en un roman ou un poème, voilà qui excitait les imaginations et apparaissait comme un horizon de vertus héroïques. Rimbaud, qui avait renoncé à la littérature, fut 'canonisé comme un saint de la littérature. Et même comme un saint tout court. Claudel nous affirme qu'il est sauvé, avec la même certitude (si peu chrétienne en somme) qui fait déclarer au poète des Cinq grandes odes que Hugo, Michelet et Renan cuisent en enfer. La place de Mallarmé était celle de l'homme dont la chair est triste et qui a lu tous les livres ; la place de Rimbaud paraissait celle de l'homme qui aurait pu écrire tous les livres, mais qui, con- tent de s'être transporté une fois aux limites de la littérature, n'a plus écrit.

On pourrait être tenté de comparer cette place à celle de Petrus Borel dans le romantisme. « Dire que j'ai cru en Petrus ! » constatait mélancoliquement Gautier à la fin de sa vie. Et de vieux symbolistes s'accusent aujourd'hui, en souriant, d'avoir cru en Rimbaud. Je ne crois pas que ce soit la même chose, à moins qu'on ne se place au point de vue de Sirius. Si Petrus et Rimbaud ont eu leur raison d'être dans les cénacles, dans ce que M. Lasserre appelle les chapelles, ils ne l'ont pas eue en la même qualité. C'est le cénacle qui agit sur Petrus, le forme

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à son image et admire en lui sa propre fumée, tandis que Rim baud agit sur le cénacle. Il n’y a jamais eu eu une influence de Petrus, tandis qu’il y a encore, un demi-siècle après les Illuminations, une influence de Rimbaud, celle même dont M. Max Jacob se défend vainement dans la préface du Cornet à Dés.

Ces poèmes de Rimbaud, que la génération symboliste savait par cœur, on les oublie à peu près aujourd’hui. En revanche il semble qu’on lise avec ferveur et profit les Illuminations et Une Saison en Enfer. Le livre avait d’ailleurs, je crois, inspiré Jarry. Il me souvient de promenades avec lui où des spectacles de la rue étaient référés subtilement à tel passage des Illuminations. Et ce courant est sensible dans son œuvre (trop oubliée au profit du seul Ulni), des Minutes de sable mémorial à Messaline. Une revue posait naguère, à peu près, à des écrivains cette question : « Croyez-vous qu’une littérature inspirée de Rimbaud^ de Lautréamont et de Jarry soit aujourd’hui possible? » Très possible, trop possible, trop peu capable de sortir de ce pur possible. N’oublions pas, d’ailleurs, que du point de vue médi- cal, fort relatif comme on sait, les Chants de Maldoror furent écrits par un fou (« un vrai », comme on dit du député qui exerce la profession de vétérinaire, ou du saltimbanque des Folies-Bergères que le Jura élut jadis sénateur) et que Rimbaud et Jarry demeurèrent, comme bien des poètes plus grands qu’eux, en coquetterie avec la folie.

C’est précisément dans le genre de folie propre à Rimbaud qu’on trouverait, je crois, la clef des Illuminations. Rimbaud était un chemineau, pour qui la vie consista longtemps en ceci: aller indéfiniment à pied sur les grandes routes. C’est ainsi qu’il parcourut une partie de l’Europe et de l’Afrique. Les aliénistes ont décrit et classé depuis longtemps cette folie ambulatoire, qui n’est, comme toutes les folies, que le développement anormal d’une tendance naturelle. Comme Rimbaud était avec cela fort intelligent, et qu’il avait du génie, il sut tirer parti de cette ten- dance, et, voyageant inlassablement en l’Abyssinie, il était, lorsqu’il mourut à Marseille, sur le point d’y repartir, en passe de faire une grosse fortune commerciale.

Il aurait fait, ou plutôt il fit, sur les mêmes voies, sa fortune littéraire. Le Voyage de Baudelaire, c’est le voyage d’un séden- taire ; le Bateau Ivre c’est le Voyage d’un voyageur, d’un

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maniaque du déplacement, qui imite bien la toupie et la boule, et porte dans son sangles puissances vagabondes du mouvement pour le mouvement. Quant aux Illuminations, qui paraissent avoir été écrites pendant ses continuels voyages à pied entre Charleville et Paris, c'est précisément le livre de la route : c'est de la littérature décentrée, exaspérée par l'optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau.

Presque tous les morceaux des Ilhtmiiiatious semhhnt rédigés sur un talus, dans un champ, au bord de la route, par un homme en qui la marche, le grand air, ont développé furieusement les puissances du rêve. Lisez, presque au début du livre, les trois poèmes Mystique, Aube, Fleurs. Le premier est simplement la vision d'un homme couché, qui regarde le paysage en ren- versant la tête. La sensation d'étrangeté, de fraîcheur, de cou- leurs retrempées, de monde neuf qui vous vient alors est bien connue de ceux qui aiment la course en montagne. Elle est comparable à l'effet d'une bonne bouteille de Beaune, et je la trouve pour ma part, fort digne d'avoir son expression littéraire. Si vous essayez d'en donner cette expression littéraire, vous q\iî êtes habitués à voir les choses droites, c'est-à-dire dans la direc- tion et les conditions où elles vous sont utiles et où elles facilitent votre action, vous arriverez au résultat le plus médiocre, parce que vous aurez exprimé le monde renversé avec les images habi- tuelles du monde droit. 11 vous arrivera la même aventure qu'à M. Richepin qui a « chanté », comme on dit, les vagabonds et les gueux en normalien d'autrefois, faiseur de vers latins. (Rien de plus semblable, de plus symétrique que Gabrielle et le Che- mineau : le notaire père de famille et le vagabond conventionnel, ce sont deux têtes en carton que le même poète s'est faites pour deux mardis-gras différents.) Mais Rimbaud, chemineau authen- tique, et qui, après des journées de soixante kilomètres, allonge dans un champ ses grandes jambes et sa tête renversée, le monde qu'il voit alors, qu'il voit ainsi, c'est son monde vrai. Il pourrait dire comme Ruy Blas : je suis déguisé [quand je suis autrement. Il est déguisé quand il est dégrisé, dégrisé de cet air vif, chargé d'une invraisemblable proportion d'oxygène, comme celui que le docteur Ox fit respirer aux habitants du village hollandais. Aiihe c'est simplement une course dans le matin, — un admirable morceau, d'une clarté et d'une fraîcheur

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presque sacrées, d'une langue aussi belle que n'importe quelle page française, et qui tient à notre mémoire, ainsi qu'une giro- flée à un mur, aussi bien que les plus beaux vers. Fleurs contient les mêmes musiques. Il faut bien du parti-pris pour trouver inintelligibles des poèmes qui sont la lumière même (il est vrai que c'est une question d'habitude, et que les critiques d'art ont longtemps estimé absurdes les tableaux impressionnistes qui étaient tout en valeurs de lumière). Dès qu'on a compris ce parti-pris naturel de Rimbaud, cette optique de l'homme des routes, cette faculté d'évoquer partout des spectacles intérieurs, de planter sur tous les prés sa tente de pourpre et son cirque ambulant, on ne trouve presque aucune difficulté dans les Illu- minations.

Les Illuminations ont eu une postérité. J'ai nommé tout à l'heure Jarry. Mais Connaissance de l'Est relève directement de Rimbaud, et, aussi, bien des passages de M. Luc Durtain. Rim- baud aura laissé dans la littérature, au même titre que des poètes plus grands que lui, une manière originale de sentir la nature. Tellement unique chez lui qu'il put croire lui-même de bonne foi à la pure folie des Illuminations, avoir honte de son livre et en vouloir détruire l'édition. Il a été justifié lorsqu'il a trouvé son public, lorsque sa sensibilité a passé dans d'autres sensibi- lités. Les résistances qu'il a rencontrées sont, jusqu'à un cer- tain point, analogues à celles qu'a rencontrées Baudelaire. La poésie de Baudelaire, c'est essentiellement cette découverte que l'homme d'une grande capitale n'est pas l'homme de la nature, et qu'il comporte une poésie originale, différente, et même ennemie, delà poésie de la nature. La découverte de Rimbaud, ou plutôt celle que nous faisons en lisant Rimbaud, c'est que l'homme en mouvement n'est pas l'homme au repos, que s'il y a une poésie de l'homme en mouvement, elle doit être fort différente de la poésie de l'homme au repos, ne pas être faite avec des extraits du repos, des vues sur le repos, mais porter sur un monde senti et repensé à neuf. A une époque où le cinéma est roi, oi^i la physique et la métaphysique sont transformées par ce point de vue du mouvement, il n'est pas étonnant que cette littérature attire notre attention et exerce une influence. Ceux qui se scandalisent et lèvent les bras au ciel en verront bien d'autres. albert thibaudet

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE

��J'étais à flâner dans mon cabinet, en compagnie de quel- ques-uns de mes chats, quand la bonne ouvrit la porte, et je vis entrer mon vieil ami, l'amateur de théâtre, que j'avais presque oublié, depuis des années que je ne l'ai pas vu. C'était bien lui, toujours habillé à la mode de sa jeunesse, avec son visage hardi, un peu plus fané par l'âge, ses yeux bruns restés très vifs, sa bouche aux lèvres serrées, où. la malice et l'éloquence s'expri- ment avant qu'il parle. Je l'ai connu voilà bien longtemps, quand je fréquentais avec assiduité la Comédie française. Il était là comme chez lui, allant de la salle au foyer des artistes, connu de tous et bavardant avec tous. Quel âge peut-il bien avoir ? On ne saurait le dire. Quelquefois, il laisse pousser sa barbe, elle est toute blanche, et alors le vieillard apparaît. Mais le plus souvent, proprement rasé, toujours mince et droit, et alerte, il fait illusion. Qu'a-t-il fait au juste dans sa vie ? Toutes sortes de choses ! Il a certainement dû jouer la comédie dans sa jeu- nesse, car il a dans toute sa personne quelque chose de la fan- taisie, de la pose et de l'allure dégagée de l'acteur. Il a dû écrire aussi, car il paraît savoir beaucoup de choses et je crois bien avoir entendu dire qu'il s'est mêlé un jour d'ajouter quel- ques paragraphes au Paradoxe de Diderot sur le Comédien. Je l'écoutais souvent causer avec mon père, quand j'étais enfant, et il m'émerveillait par l'entrain de ses paroles, qu'il lançait comme s'il les eût adressées à un nombreux auditoire, par l'animation de sa physionomie, sur laquelle se peignaient tou- tes les expressions de ses discours, par ses gestes à la fois étu- diés et naturels, comme s'il se fût trouvé sur la scène. Je ne lui ai jamais connu de femme ni d'enfants et je n'ai jamais su non plus où il logeait. Sans doute, quand il a fini de se montrer, se

�� � 208 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

retire-t-il dans une chambre modeste, dans un quartier qu'on ignore, cachant là sa pauvreté et ses regrets ou ses déceptions, ne laissant voir à tous que le beau de son personnage. Je l'as- socie dans ma pensée à ces vieux acteurs sans gloire que j'ai connus dans mon enfance et dont le type plein de pittoresque tend de plus en plus à disparaître.

Il entra donc, et dans ma surprise j'étais encore à le regarder qu'il médit : k Eh ! bien, il paraît que vous faites de la critique dramatique. J'ai appris cela l'autre jour, qu'on parlait de votre père et que la conversation est venue sur vous. La critique dra- matique ! Cela m'intéresse. C'est encore du théâtre. Ecrirez- vous quelque chose sur Molière, qu'on célèbre en ce moment ? C'est un grand sujet. C'est à lui seul presque tout le théâtre. C'en est, en tout cas, un côté considérable, Molière... »

Je sentais qu'il allait se lancer et je répondis aussitôt : « C'est un grand sujet, justement, et c'est pourquoi je ne me risquerai pas à le traiter. Je ne suis pas comme vous, qui savez si bien parler de ce que vous aimez. (11 sourit d'un air avantageux à ce compliment). Moi, l'admiration me rend timide, me remplit de scrupules, je doute de mes forces et souvent je préfère me taire. Si je vous disais que les pièces que j'ai le plus admirées, et qui méritaient de l'être, j'en ai rarement rendu compte dans mes chroniques dramatiques. Leurs auteurs ont certainement dû se tromper sur l'opinion que j'en avais. Ils ont dû croire que je trouvais leur œuvre négligeable, qu'elle ne m'avait pas plu, et que, peut-être, plutôt que d'en dire du mal, j'avais jugé mieux de me taire. C'était précisément le contraire. Je ne me taisais que parce que je doutais de mes moyens pour parler de ces pièces comme elles méritaient qu'on en parlât, pour dire tout le bien que j'en pensais. Je me sentais peu de chose à côté de ces auteurs et mon talent bien mince auprès du leur. Comment dire tous ces mérites, ce ton naturel et vrai, ce dialogue aisé et vivant, ces personnages criants de ressemblance, l'émotion contenue dans telle scène, le comique se dégageant de telle autre ? J'étais sorti du spectacle plein d'enthousiasme, de plaisir, plein du contentement qu'il existât encore des auteurs dramatiques de cette sorte à une époque où ils se font décidément rares. Je m'étais dit qu'il y avait là matière à une belle chronique, j'étais fermement résolu à l'écrire, et le

�� � CHRONiaUE DRAMATIQUE 209

moment venu, timide, embarrassé, hésitant... Que de fois je l'ai senti et je me le suis dit qu'il est plus facile de dire du mal d'une mauvaise pièce que démontrer les mérites d'une pièce excellente ! Cela m'est arrivé notamment pour L'Indiscret, de M. Edmond Sée, une oeuvre vraiment remarquable...»

Mon vieil ami ne m'écoutait pas. 11 avait posé son chapeau, avait pris un fauteuil, l'avait approché de la cheminée, et, face à la glace, s'était assis. Il m'interrompit : « Molière... »

« Je dois l'avouer, lui dis-je, j'ai été longtemps avant de l'ai- mer. Je me rappelle comme il me déplaisait quand j'étais un jeune homme. J'avais à ce sujet des discussions avec mon père. Je le trouvais bas, commun, terre à terre.

Je vis de boinie soupe et non de beau la)igage...

ce vers, dans lequel je voulais voir toute sa philosophie, m'in- dignait. Je trouvais sa langue triviale, sans élégance, manquant de finesse. Cette santé d'esprit et d'expression, qui est un de ses grands mérites, me choquait. J'avais cet idéalisme et ce romanesque de la jeunesse, lesquels sont souvent si loin de la vérité. Et, comme on est à cet âge, je m'entêtais. Le Misanthrope seul me plaisait... En un mot, je ne le connaissais pas et je manquais d'expérience pour le juger et l'apprécier. Depuis, je me suis joliment rattrapé. Je le dis souvent dans une association qu'on m'a quelquefois reprochée : Molière et Shakespeare. Voilà à mon avis les deux pôles du théâtre. Je donne pour eux tous les Grecs et tous les Romains, tous les Corneille et tous les Racine. Quand on a vécu, et qu'on a su vivre en observant, et qu'en observant on a su retenir, on ne peut pas ne pas aimer Molière, qui a peint les hommes si véri- diquement. Il a, lui aussi, sa poésie, qui est grande, et sa mélancolie, qui est pénétrante, et sa passion, qui est profonde. Une grande partie de son œuvre est son histoire, sous bien des personnages c'est lui qui s'exprime, et c'est encore ce qui le fait si humain. Et quelle fantaisie, quelle simplicité, quel don du comique et de la satire, quels accents vrais et touchants, quelle merveilleuse galerie... »

« Molière... », dit une nouvelle fois mon vieil ami, l'ama- teur de théâtre. Il s'était assis à son aise, les jambes allongées au feu. Il faisait de sa main droite des mouvements légers dans

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l'espace, comme s'il eût jngé oiseux mes propos et voulut cal- mer l'impatience qu'ils lui causaient, et, son visage offert à sa vue dans la glace, oubliant presque que j'étais là et semblant se par- ler à lui-même :

« Molière, répéta-t-il, quand on parle de lui, même sans observer l'ordre chronologique, il faut commencer par L'Etourdi, qui est sa première pièce, ou par La Jalousie du Barbouillé. L'Etourdi est ime pièce charmante et pleine de gaieté. Elle porte la marque de la première jeunesse du poète. Quand Molière la fit représenter, sur le tréteau qui lui ser%'ait encorede théâtre, il était jeune, beau, plein des plus grandes espérances de succès et de fortune. On peut ajouter qu'il avait la chance de trouver, à son début, la sympathie et l'admiration populaires. Il comprenait déjà qu'il serait le maître des esprits et des intel- ligences de son temps. 11 sentait qu'il serait un jour le favori du rci. Déjà la ville et la cour fêtaient L'Etourdi comme une œuvre pleine de sourires.

« Mascarille était déjà un enfant de Molière et bien étonné était celui-ci de se voir deux fois applaudi, pour son jeu et pour ses vers. Ajoutez toutes les complications et toutes les joies d'une intrigue italienne, la passion d'un amour vif et bien senti, la gaieté surabondante d'un écrivain jeune, sûr de plaire et qui pourtant avait tout à créer : la langue, les mœurs, l'esprit, l'art et les convenances de la comédie. Ecoutez avec soin L'Etourdi et vous comprendrez quel sage esprit se cachait sous ce vers abondant, ingénieux, facile, net et vif et si bien fait. La langue nouvelle s'y montre dans tout son éclat, l'esprit dans toute sa verve, le dialogue plein d'une grâce et d'un naturel inimitables. A chaque instant, éclate la bonne humeur de ce merveilleux génie qui annonçait déjà son admirable destinée. Il échappe à Turlupin, à Scaramouche, aux joies licencieuses des tréteaux de Tabarin et cependant il n'en est pas encore si éloigné que de temps à autre il ne se rappelle quelques-uns des lazzis de ces illustres farceurs.

a A cette époque, la comédie en est encore à la gaieté et aux hasards d'une aventure. C'est la comédie de la place publique, l'esprit de plein air, le rire qui tait qu'on se tient à deux mains pour ne pas éclater. 11 faut donc accepterces vieilles et franches comédies qui ont été pour Molière une source si féconde de

�� � CHRONIQUE DRAMATIQ.UE 211

vraie gaieté. Il est bien vrai que ce Mascarille est un drôle malavisé, qui se permet des plaisanteries excessives. Mais il y met tant de bonne foi et de bonne humeur ! Tout le monde lui pardonne, même ses dupes. Fourbe, mais fourbe fort amusant. Il fait de l'intrigue pour le plaisir, non par intérêt. Il y est passé maître et connaît son adresse. Il a la bravoure d'un héros. Quand il est vaincu, découvert, battu et sans argent, il ne s'en relève que plus vif et rendu plus fort. Rappelé/: -vous ce vers :

Oui, je vais te servir un plat de ma façon !

C'est l'homme qui savoure déjà sa vengeance. Il est fier ? A-t-il si tort ? Auprès de ces tranquilles bourgeois, de ces riches sans soucis, presque plus logiquement que Figaro, songeant à ses mérites, il peut s'écrier : Et moi, morbleu ! Aussi quand son maître lui dit ces vers :

Lorsque nie ramassant tout entier en moi-même J'ai conçu, digéré, produit un stratagème Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas. . .

nous trouvons ce pauvre Lélie bien imprudent. Il offense sa providence. Privé du génie de Mascarille, il est perdu. Heureu- sement Mascarille pardonne. Il pardonne par orgueil, sachant bien que la défaite de son maître lui serait attribuée à lui- même.

« L'Etourdi fut joué pour la première fois à Lyon en 1653. Il fut jouéàPaiis cinq années plus tard. Lagrange, jeune et beau, jouait Lélie. Mademoiselle de Brie, grande, bien faite, très jolie, qui resta jeune jusqu'à cinquante ans, jouait Célie. Mademoi- selle Duparc, qui fut aimée à la fois par les deux Corneille, par Racine, par La Fontaine, par Molière, et qui n'aima, pour son compte, que Racine, jouait le rôle d'Hippolyte. Pandolphe, c'était Louis Béjart, qui était un peu boiteux, ayant été blessé en séparant un jour des hommes qui se battaient à l'épée au Palais-Royal. Enfin, Mascarille c'était Molière. Sentez-vous bien tout ce qu'évoquent ces noms aux premiers temps de la gloire de Molière ? Messieurs les sociétaires du Théâtre français, que vos noms sont petits à côté de ceux-là et quelle distance vous sépare de pareils prédécesseurs !

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« Le Mariage forcé est également une pièce charmante. Il n'y a guère de comédie écrite avec plus de vivacité, de grâce et d'énergie. Voltaire l'appelait une farce ? C'est bel et bien une comédie et dans laquelle on retrouve, à plusieurs endroits, toutes les hardiesses de bon sens de Molière. Sganarelle est le plus populaire des personnages créés par Molière. C'est le bourgeois ridicule, ou le bourgeois enrichi. Cette fois-ci, il veut se marier et se marie malgré lui. Aux premiers mots qu'il dit, on devine toutes les mésaventures qui l'attendent : « Si l'on m'apporte de l'argent, qu'on me vienne quérir vite chez le sei- gneur Géronimo ; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti et que je ne dois rentrer de toute la journée. »

« L'argent est l'unique occupation et la seule ambition de Sganarelle. Enrichi, il veut prendre femme. Encore veut-il qu'elle soit noble. Il va demander conseil à son compère Géro- nimo, bourgeois de bon sens. Celui-ci, le prenant au sérieux, veut lui donner d'abord un bon conseil. « Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? » lui demande-t-il. C'est une question bien simple et bien naturelle. Pourtant Sganarelle n'y a pas pensé. Géronimo fait le compte. Il en résulte que Sganarelle a cinquante-deux ans. «Songez-y, seigneur Sganarelle ! » A quoi Sganarelle répond : « Est-ce qu'on songe à cela ? Et puis, j'ai l'œil vif, la poitrine forte, le jarret nerveux... » A quoi Géro- nimo lui répond à son tour « que le mariage est en soi une folie, à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mû- rement avant de la faire, mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout » et le déclare le plus ridicule du monde, « si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous allez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes ». Sganarelle, morti- fié et s'entétant, oppose des raisons sans réplique : il est résolu de se marier, la fille lui plaît, il l'aime de tout son cœur, il l'a demandée à son père, le mariage doit se conclure ce soir, il a donné sa parole. Géronimo change alors de système et autant qu'il décourageait Sganarelle de se marier, l'y encourage main- tenant de la meilleure façon. Rappelez-vous le tableau que Sganarelle se fait de son mariage, de son ménage, de sa mai- son : « Que j'aurai de plaisir de voir des créatures qui vont sor- tir de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la

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maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville et me diront de petites folies les plus agréables du monde ! » Ce sont depetits détails charmants. Et rappelez-vous la réflexion qu'il se fait à lui-même sur son union : « Mon mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde et je fais rire tous ceux à qui j'en parle ». C'est du meilleur comique.

« Dorimène paraît. Cette belle fille est impatiente d'échapper à la pauvreté et aux brutalités de la maison paternelle et ne s'inquiète guère d'examiner le mari qu'on lui donne. Elle pense bien être la maîtresse dans la maison de ce mari. Cela lui suffit. Elle va se « donner du divertissement et réparer comme il faut le temps perdu ». Quant à Sganarelle, qui n'a jamais été à pareille fête, il s'extasie sur son bonheur : « Vous allez être à moi delà tête aux pieds, et je serai maître de tout, de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétis- santes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli... » L'imbécile ne voit pas que plus ces petits yeux sont éveillés, plus vite ils découvriront ses cinquante-deux ans cachés sous sa perruque, que plus sa femme promènera son petit nez fripon moins elle restera à la maison. (Ju'a-t-il à faire de ses lèvres appétissantes et pense-t-il qu'elle tendra ses oreilles amoureuses à l'écouter ? Il y a dans tout ce dialogue entre Sganarelle et Dorimène une gaieté et une sagesse qu'on ne saurait trop applaudir. Sganarelle, ébloui, veut encore prendre conseil du prudent Géronimo. Trop tard ! Celui-ci sait à quoi s'en tenir. Il le renvoie au seigneur Pancrace, Aristote-Pancrace, comme l'appelle Sganarelle pour se faire écouter de lui.

« Nous ne voyons plus aujourd'hui, dans cette scène du doc- teur Pancrace, qu'une scène de comédie. Au temps de Molière, c'était un acte de courage. La philosophie de Descartes mettait dans les esprits ses premières lumières. L'Université, qui ne voyait que par Aristote, s'inquiétait des progrès de la doctrine nouvelle et s'agitait pour faire remettre en vigueur un arrêt qui défendait, sous peine de mort, d'enseigner aucune doctrine contraire à celle d'Aristote. La philosophie de Descartes trou- vait ainsi un premier appui dans Molière, comme elle devait en trouver un, plus tard, dans Boileau. Et l'important, c'était que cette comédie du Mariage forcé était jouée en plein Louvre, devant le roi, et applaudie par lui. Il était impossible de se

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moquer plus gaiement d'Aristote et de sa cabale. Pancrace s'emporte comme un philosophe ignorant. Il se répand en injures et en sottises. Il appelle à son aide le ciel et l'enfer. C'est pourtant un philosophe qui sait lire et écrire, comme dit Sganarelle, croyant lui faire là le plus beau compliment.

« Le Docteur Marphurius n'est pas moins divertissant. Mais lui n'est qu'une invention de Molière. Vous savez comme Sga- narelle, qui veut décidément savoir à quoi s'en tenir sur son mariage, se met en tête d'aller consulter une sorte de grand magicien. C'est alors qu'il rencontre Dorimène avec Lycaste, son amant. Un amant auquel elle ne tient guère plus qu'à Sganarelle. « Je n'ai point de bien, dit-elle à Lycaste, et vous n'en avez point aussi. Or, vous savez qu'avec cela on passe mal le temps au m.onde. J'ai embrassé cette occasion de me mettre à mon aise et j<i l'ai fait sur l'espérance de me voir bientôt déli- vrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant qu'il soit peu et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre ». Et comme Sganarelle se montre à eux : « Ah ! nous parlions de vous et nous en disions tout le bien qu'on en saurait dire. »

« Enfin, Sganarelle preud la résolution de se débarrasser de cette atîaire. Il va trouver son futur beau-père. Celui-ci le salue et l'accueille comme son gendre. Plus Sganarelle s'inquiète de cet accueil, plus il s'enferre. Quand il ose enfin avouer ses répugnances au mariage projeté, le seigneur Alcantor n'a l'air de rien. Mais il a juré de se débarrasser de sa fille, Sganarelle ne peut lui échapper, et il va avertir l'homme d'affaires de la mai- son, le bretteur Alcidas, qui saura bien le mettre à la raison. Il n'y a rien de heurté dans le dialogue de Molière dans cette scène entre Sganarelle et le père de Dorimène. Il tire toujours le plus beau parti des éléments comiques. Molière a trouvé Le Mariage forcé à la même source que le Bourgeois geniiWomme, George Dandin, l'Ecole des maris, l'Ecole des femmes, les Femmes savantes, le Malade Imaginaire, en un mot toutes ces admirables leçons qu'il a données à la bourgeoisie de son temps, qu'il a défendue jusqu'au bout contre les courtisans et les hypocrites, les méde- cins et les coquettes, les charlatans de toute espèce, si puissants qu'ils pussent être... »

Mon vieil ami l'amateur de théâtre parla encore pendant un

�� � CHRONIQUE DRAMATiaUE 21 5

bon moment. Il aborda les grandes pièces de Molière : Tartufe, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, Don Juan... Il était assis, je l'ai dit, face à la glace, me tournant le dos. Je l'écoutais et le regardais, assis derrière lui, à quelques pas, à ma table de tra- vail. Pendant qu'iLparlait, ne pouvant me voir et d'ailleurs peu occupé de moi, et prenant des temps comme au théâtre, j'écri- vais ce qu'il disait. J'ai remis au net tant bien que mal les premiers feuillets, pour en composer cette chronique. Elle a ainsi ce mérite, indiscutable on en conviendra, en dehors de la présentation de mon vieil ami, de ne pas contenir un seul mot de moi.

MAURICE BOISSARD

�� � NOTES

��LITTÉRATURE GÉNÉRALE

MADAME DE SÉVIGXÉ, pâv André Hallays (Perrin).

Tant qu'on est jeune, on a peu de goût pour M'"^ de Sévi- gné. Les lettres citées dans les anthologies sont souvent celles dont le brio sent un peu l'esprit de salon et le désir de briller ; quant aux autres, leur naturel, leur fraîcheur, leur vie prodi- gieuse n'apparaissent clairement qu'à des lecteurs déjà dégoûtés de la pédanterie et de l'abstraction. Mais d'autres raisons encore expliquent cette aversion de la jeunesse. Pour elle, l'amour maternel de M""^ de Sévigné représente ce que l'esprit de famille a de plus pesant. Tant bien que mal, on arrive à se défendre contre un père despotique, tandis qu'on est sans armes contre une mère trop aimante. En secret, les écoliers prennent tous le parti de M'"= de Grignan, et ce que les maîtres leur représentent comme une odieuse sécheresse de cœur ne leur semble qu'une légitime échappatoire aux tyrannies des adultes. Plus tard, les positions étant renversées, on risque d'épouser un peu aveuglément la cause d'une mère si durement rabrouée. On soupèse quelques mots terribles, épars dans les lettres à sa fille : « Vous savez quelle inclination j'ai eue toute ma vie pour vous : tout ce qui peut m'avoir rendue haïssable vient de ce fonds » ; ou encore : « Ce n'est pas une chose aisée à soutenir que la pensée de ne pas être aimée de vous ; croyez-m'en. » On finit parj^jOublier ce qu'il y a d'injustice chez cette mère idolâtre et qu'elle n'a jamais accablé son fils, pourtant affectueux et aimable, sous de bien vives protestations d'amour. Le livre de M. Hallays jette sur les sentiments réciproques de cette famille une lumière qui ne laisse rien d'essentiel dans l'ombre ; et il le fait avec ce goût des choses de l'esprit et du cœur, à la fois pénétrant et discret, qui sait ne jamais froisser l'objet de son investigation.

�� � NOTES 2 1 7

Mais si l'on cherche un intérêt en dehors de la pure joie d'en- tendre bavarder Sévigné, ce n'est pas dans sa personne même qu'on le trouvera, c'est dans l'image qu'elle trace de la vie privée au xvir siècle. Comme l'indique bien M. Hallays, sa correspondance est le principal document que nous possédions sur ce point. Peu de problèmes, aujourd'hui, nous semblent plus importants que de savoir quel fut, aux divers siècles pas- sés, le véritable niveau de la culture, ce qu'on goûta d'aisance, de sécurité, d'agrément à vivre. Il n'y a pas d'autre méthode pour circonscrire l'idée de progrès, jalonner le chemin par- couru et chercher si le 2:ain vaut ou non les sacrifices dont on le paie. L'heureux caractère de M™^ de Sévigné, sa bonne santé, les facilités que la vie lui a prodiguées empêchent que son optimisme puisse être pris au pied de la lettre. Sa situation sociale limite à un milieu assez restreint les renseignements qu'elle nous fournit. Toujours est-il que nous nous sentons de plain-pied avec ce milieu-là ; nous ne voyons pas quelles nuances de notre sensibilité, sans excepter le sentiment de la nature, n'y auraient pas été comprises. Les raffinements ont changé d'objets mais ils se valent. Peut-être sommes-nous d'ailleurs plus rapprochés de cette génération formée par la Fronde et qui a conservé une remarquable franchise du collier, que nous ne le sommes de la suivante. Le point sur lequel M^is de Sévigné nous donne moins d'indication, c'est l'étendue qu'avait au xvir siècle la zone de culture. Si la question de qualité est à peu près claire, celle de quantité l'est beaucoup moins ; or il est évident qu'elle n'importe pas moins que l'autre.

Mais voici de bien lourdes considérations à propos de lettres où tout est enjouement et vie, et d'un commentaire qui excelle par le goût, la bonne grâce et la ferveur.

JEAN SCHLUMBERGER

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��PAUL ADAM, par Camille Maiidair (Flammarion).

M. Camille Mauclair a écrit sur la vie, la carrière littéraire et l'œuvre de Paul Adam un livre attentif, complet, ému, tel qu'on l'attendait d'un ami et d'un compagnon d'Adam. Adam était

�� � 2l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

un beau caractère d'homme et d'écrivain. Dans son œuvre trop abondante le choix est déjà fait. M. Mauclair n'a rien voulu en sacrifier, l'a analysée tout entière avec la même piété, et il rame difficilement sur cette barque trop chargée. Ce qui restera, c'est la suite de romans sur la famille Héricourt, î'En- Jant d'Austerlifi, la Force, la Ruse, mémoires romancés d'une inspiration puissante, où il y a seulement trop de maçonnerie, de carbonarisme et autres fariboles. On tirerait du reste au moins un volume d'admirables pages choisies. M. Mauclair dit avec raison que Paul Adam auteur de nouvelles mériterait d'être moins méconnu. Il met justement à sa place le Serpent Noir, qui reste un des beaux romans d'Adam. Quant au Trust, sur lequel comptait surtout l'auteur et qui était, je crois, son œuvre favorite, c'est un roman fort artificiel que M. Mauclair compare un peu imprudemment à ceux de Jack London. Le livre de M. Mauclair sera des plus utiles à qui voudra étudier dans sa ViQ profonde la génération littéraire qui va de 1889 à la guerre,

ALBERT THIBAUDET

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��POÈTE TRAGIQUE, par André Suarès (Emile Paul).

Les feuilles qui composent un livre de M. Suarès paraissent, comme celles où écrivaient les oracles, jetées quelque peu au hasard de l'inspiration. Mais peu importe : de Marc-Aurèle à Montaigne et à Pascal, il ne manque pas de grands livres humains qui sont complètement affranchis du parti-pris de la composition. Ce serait léser l'auteur de Poète Tragique que d'ap- précier seulement la netteté de médaille et le son métallique d'admirables phrases, qui roulent sous les yeux comme des pièces d'or sous les doigts. Ce qui fait l'intérêt de ce gros livre, comme de ces portraits en vingt pages qui demeurent pour moi (avec le Voyage du Condottiere) le meilleur de l'œuvre de M. Suarès, c'est la passion âpre qu'il met à revivre pour son propre compte la vie d'un grand homme, la conviction rude, la hardiesse de condottiere, avec laquelle il s'installe en un Shakespeare comme en un Salluste ou un Pascal, pour dire non pas : La maison m'appartient ! mais tantôt : A nous deux ! et tantôt : Nous deux. Dans ce livre ce n'est ni Shakespeare ni Suarès que nous avons sous les yeux, mais un magnifique com-

�� � NOTES 21^

posé de l'un et de l'autre, qui s'appelle Poète tragique. Non poète auteur de tragédies indépendantes de lui et qui vont après lui leur libre chemin, mais poète dont les tragédies ne sont considérées que comme la figure de son tragique intérieur, les reflets de son jeu intérieur. M. Suarès ne descend pas le fleuve jusqu'à ses bouches, mais il remonte vers la source, et une fois qu'il y est parvenu il y mire un visage que, à chaque page, nous reconnaissons pour le sien. Le mystère où flotie la personne de Shakespeare rend ce procédé facile et permet qu'il porte en toute sûreté ses magnifiques fruits. C'est ainsi que Victor Hugo avait déjà conçu son William Shakespeare, auquel on a raison de rendre aujourd'hui hommage, bien qu'en des termes parfois impropres. Le livre de M. Suarès procède des mêmes direc- tions. Le jour où on écrira sur la critique romantique le grand livre sympathique et clairvoyant auquel elle a droit, on y fera une place aux livres ardents et lyriques où M. Suarès a mêlé, en grand musicien, son âme à celle des héros de l'art et de la pensée. Albert thibaudet

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��LETTRES A SIXTINE, par jRemy de Goiirmont (Mer- cure de France).

Ces lettres, ces notes et ces petits poèmes adressés à celle qui inspira Sixtiiie ne manqueront pas d'attirer la curiosité de tous les 5:élateurs de Gourmont. Ils pourront rapprocher l'aven- ture réelle et l'aventure du roman, observer l'arrangement des faits, marquer les variantes ; et cette lecture mettra en lumière pour eux l'élaboration du fameux « roman de la vie céré- brale ». Ils trouveront sous forme de ballade une nouvelle des- cription de la robe « aux ondulations pourprescentes » et pour- ront comparer les deux morceaux. Ils reconnaîtront dans la correspondance d'amour, fine et tourmentée, le caractère essen- tiel de Gourmont, qui fut toute sa vie dévoré par l'analyse de la sensualité. Ils seront instruits de certaines vues de l'écrivain, en 1887, au sujet de sa carrière : « Quant à cette crainte d'arri- ver trop vite, disait-il, je la crois chimérique. Je puis arriver, à mon âge, sans danger, ne me sentant aucunement dans la voie de la stérilité, au contraire. Puis, une fois arrivé, c'est-à-dire connu, au lieu d'un but général on a des buts particuliers,

�� � 220 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

telle œuvre, tel succès spécial, un genre différent de celui dans lequel on s'est fait connaître, une bataille à gagner sur un ter- rain neuf, le théâtre. » Enfin ils retiendront quelques pensées qui peignent bien Gourmont et font présager les Lettres à l'Amadoue ; celle-ci entre autres : « Le plaisir est humain et divin ; il est cpirituel ; ce n'est pas un instinct qui le domine, il a une âme. Il n'est pas égoïste et même ne s'épanouit qu'en autrui. La chair ne frissonne qu'aux frissons de la chair ; le plaisir ne vit que du plaisir qu'il donne. »

Toutefois, ces fragments recueillis en marge de Si.xliiie sont destinés principalement aux « gourmontiens » et n'offrent aux autres qu'une substance assez mince.

JACQUES DE LACRETELLE

LES PHILOSOPHIES PLURALISTES EN ANGLE- TERRE ET EN AMÉRIQUE, par /. ÎFahl (Alcan).

Le livre de M. Wahl nous donne du mouvement pragmatiste et pluraliste en pays anglo-saxon, une carte claire et bien faite. Il juge ce mouvement avec sympathie et fait bien saisir l'utilité de sa réaction contre le monisme dont le xix^ siècle a connu tant de formes étroites. Aujourd'hui, si l'excellente revue philoso- phique anglaise The Mov.ist voulait rester entièrement fidèle à son titre, elle n'aurait plus guère de copie. Le pluralisme, dont l'influence en pays anglo-saxon s'est heureusement conjuguée avec celle de Bergson, a donné à la philosophie du jeu, de l'air, de l'espace. Peut-être M. Wahl aurait-il pu le rattacher d'une façon précise aux grands courants de la philosophie anglaise, qui, depuis Bacon, forme un pays intellectuel origi- nal. Une philosophie intellectualiste est conduite nécessaire- ment au monisme, et l'esprit anglo-saxon a toujours répugné à l'intellectualisme des grandes philosophies continentales. De Bacon, de Hume, de Mill (je ne dis pas de Berkeley et de Spen- cer) je crois qu'il serait facile d'extraire sinon des thèses plura- listes, du moins un esprit pluraliste. Le demi-pluraliste Renou- vier se rattache à Hume par delà Kant, et ce que James retrouve avec enthousiasme dans le criticisme français ne sont-ce pas les éléments que celui-ci tenait de Hume ?

ALBERT THIBAUDET

�� � NOTES 22 1

��JACOB COW LE PIRATE OU SI LES MOTS SONT DES SIGNES, par Jean Paulhan (Au Sans Pareil).

Le livret de M. Jean Paulhan présente sous une forme ellip- tique des idées fort justes sur les rapports de la pensée et du lan- gage. Il est dédié à M. Paul Valéry ; nous y retrouvons certaines manières de parler que celui-ci avait cultivées au contact de Mallarmé, et qui servent excellemment à serrer le contour et à épouser les méandres de la réflexion la plus mobile. Il pourrait l'être aussi à M. Bergson, car il se propose de montrer que nous parlons, non par signes de ce que nous pensons, mais par un mouvement dont le signe est tantôt l'arrêt, tantôt le point de départ. De même nous ne pensons pas par images. Ce que nous croyons dans l'image réalité positive est défaillance, ou déficience. M. Paulhan le montre par des exemples ingénieux. Son livret soulève d'ailleurs plus de questions qu'il n'en résout : ce sont des notes provisoires en vue d'une théorie du mot et de l'image. Il serait à souhaiter qu'il les développât.

ALBERT THIBAUDET

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��LES PRÉLUDES, par Octave Mans (Robert Sand, Bruxelles).

Un roman, certes non ; plutôt des souvenirs, à peine trans- posés. Les impressions d'art, comme le pèlerinage à Bayreuth, y tiennent la haute et importante place qui convenait, à cette époque où le roi fou présidait encore l'assemblée des spectateurs en état de grâce, l'époque où Wagner vivait. Tel qu'il se présente, un recueil charmant, d'une sensibilité déjà lointaine de la nôtre, mais qui se fait bien comprendre, d'un style plus proche peut-être de la causerie que de l'écriture, mais qui ne gêne pas.

Octave Maus exerçait, en Belgique, une considérable influence personnelle, dans le domaine des arts, et son eff"ort appelle la sympathie. Il entendait, il aimait les lettres, la musique, les arts français : son admiration pour Wagner ne l'égarait pas. Il restait maître de son choix. Il eut le loisir de dire ses goûts et

�� � 222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ses dégoûts dans la gazette qu'il dirigeait à Bruxelles ; il le fit avec intelligence, avec ferveur; il illustrait en quelque sorte ses articles, conférences et polémiques par des concerts, des expo- sitions qui eurent du retentissement, qui étonnèrent, qui scan- dalisèrent et dont il sut défendre les tendances de « libre esthé- tique ».

Le livre qu'il laisse presque achevé ne l'évoquera que pour ceux qui le fréquentèrent de près : ils y trouveront comme le parfum de cet esprit attachant et de ce noble cœur.

GILBERT DE VOISINS

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HAUT-VIVARAIS D'HIVER, par Jean-Marc Bernard, dauphinois (Au Pigeonnier).

Tout ce que le zèle de ses amis nous a révélé de l'œuvre inachevée de Jean-Marc Bernard avive les regrets d'une perte si déplorable.

Ces quelques pages ont été inspirées au poète dauphinois par une lecture d'un auteur oublié, son compatriote, Christophe de Gamon, qui vécut au xvi^ siècle. Le prétexte est mince, mais prête à des descriptions conduites avec la sobriété à laquelle J.-M. Bernard s'efforçait :

... Ce paysage sévère, sous le ciel de décembre, m'emplit d'une satisfaction qui n'est pas de la joie, mais comme le désir de se bien posséder. Dans ces lieux, l'austérité de la nature oblige à la maîtrise de soi, à la sage économie de la pensée et du sentiment ; elle enseigne à tout savoir tirer de son cœur.

On trouverait sans peine encore deux ou trois phrases comme celle-là que persoruie ne s'étonnerait de rencontrer dans la Vie de Rancé.

Cette plaquette est ornée de dessins de Bernard Naudin et de bois d'un métier assez faible. Un livre de vers, édité dans ^ la même collection, offre un frontispice et des ornements dans un goût modern-style assez fâcheux, en parfait désaccord en tout cas avec l'art du poète, et qui peut compromettre le succès d'une tentative intéressante.

ROGER ALLARD

�� �� � NOTES 223

LA POÉSIE

LA DANSE MACABRE (Bi-bliothèque du Hérisson, Malfère, édit.); LA GUIRLANDE A L'ÉPOUSÉE {Id.) ; JONCHÉE DE FLEURS SUR LE PAVÉ DU ROI par

Fagus (Nouv. Librairie Nationale).

M. Fagus, dès la publication de son poème Ixion (1903), a marqué sa volonté de composer une œuvre cyclique, de dimen- sions assez amples pour contenir un monde de visions, de sen- timents et d'idées. L'ar2:ument orénéral de son œuvre encore inachevée nous est donné dans l'avis au lecteur qui précède la Danse macabre : « Stat Crux dum volvitur Orbis». Les inten- tions du poète ainsi définies, il y a lieu d'observer qu'il s'est accordé les plusgrandes libertés dans la composition, jusqu'à faire rentrer, de gré ou de force, dans le cadre de cette vaste épopée, des pièces qui n'ont trait que fort indirectement au dessein primitif.

Le héros de ce poème semble être le pécheur, l'homme en proie à ses appétits, que la grâce divine vient toucher au bord de l'abîme. La danse macabre est en somme une sorte de « Grande Tentation ». C'est assez dire que la conduite du poème rappelle un peu celle des revues à grand spectacle qu'on voit dans les music-halls : Défilés d'amants célèbres, de fantoches fameux, d'illustres criminels, avec Don Juan, l'inévitable com- père. Cette comparaison ne saurait déplaire à M. Fagus, qui entend user de toutes les formes poétiques, même les plus décriées et qui fait difficilement des vers de mirliton :

... Petite hétaïre Qu'un soir je cueillis, Quels mots sauront dire Quel bien tu me fis ? Ta caresse étrange Fait crier : Asse^ Coquine, cher ange Tu m'as terrassé !...

L'auteur nous confie, du reste, qu'il a écrit cette danse macabre « dans l'arrière-pensée d'une glose musicale ». Si je comprends cette arrière -pensée, il s'agit bien d'adapter

�� � 224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

aux paroles des airs connus, toujours selon la formule des revues. Aussi bien M. Fagus n'hésite-t-il jamais à introduire dans son poème des fragments de chansons populaires ; le réper- toire des rondes enfantines et des vieux airs à boire et à danser n'a pas de secrets pour lui. Il en tire des effets singuliers, quel- quefois touchants et lorsque, se tenant à égale distance de Laforgue et de Villon, il adoucit son ironie d'un accent de charité évangélique, son discours ne manque ni d'ampleur, ni de mouvement.

Ainsi dans l'épisode des fiançailles et des unions volontaire- ment stériles, le cortège des saints Innocents menés à l'Enfant Jésus par Saint Nicolas offre une saveur naïve et fran- chement populaire qui fait songer aux anciens Noëls.

Au demeurant ce long poème se lit sans ennui. En dépit de la couleur macabre et satanique que le poète a voulu répandre sur ses tableaux de luxures extraordinaires, il ne saurait effrayer les sceptiques ; tout au plus peut-être son insistance pourrait-elle troubler les âmes pieuses...

Pour ma part j'ai regardé avec plaisir ces images d'Epinal violemment coloriées, surtout lorsque M. Fagus, empruntant le style monotone et tragique des complaintes triviales, suivait au plus près son génie familier. • roger allard

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��Deux Poètes chrétiens : POLYMNIE, ODES ET STANCES, par Jacques Reynaud, lyonnais (Au Pigeon- nier). — VERS LA MAISON DU PÈRE, par RenéSahmé, poèmes (Revue des Jeunes).

Sous l'invocation de Polymnie, M. Jacques Reynaud a réuni neuf poèmes de forme traditionnelle, odes et stances, dont l'inspiration mâle, l'accent plein de fermeté et les sûres cadences font souvent penser aux humanistes catholiques du xvip siècle non moins qu'à Malherbe sur qui notre poète semble avoir voulu se régler. Son art gagnerait beaucoup à répudier des épithètes et des tours trop prévus, des images dénuées de surprise. Non moins solide, il serait plus vivant.

Voici quelques strophes, tirées d'une des meilleures pièces du recueil, le Délire d'Orphée :

�� � NOTES 22 5

Amour, de tons les biens que dispense ta fraude, En est-il de plus vains que les plus désirés ? Depuis que sur ces bords, misérable, je rode, Les ombres m'ont défiguré.

Eurydice, Eurydice, est-il vrai que la Parque T'a ravi la beauté que tu tenais des dieux, Et que l'ajfreux nocher t'emporte dans sa barque, Implacable et silencieux f

]e te retrouverai pensive et reposée ;

Jamais printemps plus beau n'aura lui sous le ciel, Et ta frêle beauté, par l'amour reposée. Rendra jaloux les immortels.

Le livre se clôt sur une Ode à Psyché, réponse à l'appel fameux de M. Charles Maurras « Où sont les sources de la joie ? » Pour M. Jacques Reynaud elles sont aux flancs ensanglantés du Gol- gotha. 11 le proclame sur un mode grave qu'il définit lui-même

ainsi :

Théologie et haute foi ;

Mais pour les contraindre à ma loi

Il me faudrait ton a me, â Dante...

Si étranger qu'on puisse être aux sentiments qui font vivre cette poésie, on ne restera pas insensible à la gravité sévère de ces chants noblement retenus.

En revanche, je n'éprouve aucun embarras à déclarer mon aversion pour la fadeur pieuse des propos de dames patronesses ou les confidences d'ex-adolescents inquiets qui ont introduit dans les sacristies, avec leur « sensibilité frémissante », style Chambre hlatiche, les béguineries à la Rodenbach, les cousines de M. Francis Jammes, et leurs oncles planteurs. Il y a beaucoup trop de tout cela pour mon goût dans les poésies de M. René Salomé. Si j'étais catholique, rien ne me choquerait davantage que cette manie de prêter au langage de la foi ces petites minau- deries, ces couleurs désuètes, ces tons démodés. Les choses qu'il aime bien, auxquelles il croit ferme, comment un vrai poète en peut-il parler comme d'antiquailles touchantes, et non comme de réalités vivantes et qu'on tâche à faire vivre.

ROGER ALLARD

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LE CYGNE ANDROGYNE, par Joseph Ddteil (Images de Paris).

M. Joseph Delteil est fort capable d'écrire un jour d'excel- lentes choses. Voici de lui une impression rhénane qui n'est pas sans ingéniosité :

Une femme de circonstance Passe sept fois sur un pont nain. Des courtisanes de Mayence Sifflent un air contemporain. ... Un due couronné d'épines Brait sur un mode primitif...

Mais l'auteur se satisfait rarement d'un style aussi simple. Il est question dans ses vers de « vent théologal qui flagelle les reins », de « besaces d'ombre qui pendent à des âmes » et d'autres objets non moins cocasses. Le titre du recueil est à lui seul une trouvaille.

Ecoutons cependant chanter les filles de Crète qui viennent « attester au ciel pur » leurs « amples cœurs de monstres » :

Nous venons, dieu Cretois, en tumulte, t'oj^rir Nos seins vertigineux et des drachmes de cuivre, Et t'orner de soupirs, et te Jaurer d'olives. Et brandir à Iras tors nos thyrses de roseaux. Afin que ta faveur, dkeu d'outrance, bientôt. Accorde, un soir de Sacre, à nos fièvres insignes L'étreinte des Taureaux ou le baiser des Cygnes.

Voilà sans doute des façons de s'exprimer fort ridicules ; est-il certain qu'elles eussent paru telles il y a quinze ans, et avec une pareille évidence. M. Joseph Delteil a découvert la poésie dans le faux Bois sacré de M. Henri de Régnier, aux nymphes fardées par M. Raphaël Collin, de l'Institut. Le ton qui régnait en ces lieux nous paraît aussi lointain que les tournures et les petits chapeaux haut-perchés. Il est probable que le matériel emprunté aux llluminalions par des débutants mieux informés des modes du jour que M. Delteil connaîtra bientôt semblable décri.

ROGER ALLARD

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POÈMES DE GUERRE et POÈMES EN PROSE, par Gérard Malîet, préface de Jmn-Lmiis Vaudoyer (Société lit- téraire de France).

La dernière année avant la guerre, par quelques notes, Gérard Mallet avait collaboré à la Nouvelle Revue française et il comptait apporter un concours de plus en plus régulier à cette revue dont il avait été un des premiers amis. Le volume de vers qu'a- vait imprimé la Presse Sainte-Catherine, Heures et Rêves, per- met à ceux qui furent ses familiers de retrouver sa loyauté, son goût de la méditation et cette pudeur sentimentale qui était un de ses traits dominants. La plaquette où sont réunis ses der- niers vers et celle qui comprend une série d'essais en prose con- tribueront à mieux éclairer sa figure où une sorte de candeur mettait à la fois de la fraîcheur et de la gravité. Mais la réserve qui lui rendait toute expansion si difficile empêche trop souvent, ici encore, de deviner quelle chaleur de cœur se cachait en lui. Seuls ceux qui l'ont connu le sauront.

Il eût sans doute souhaité recevoir à cette place, pour toute louange, celles que lui décerne sa dernière citation : « Bien qu'appartenant à l'armée territoriale par son âge, a servi depuis le début de la campagne dans un régiment actif. Aussi brave que modeste, a toujours été un modèle de dévouement et d'énergie, possédant au plus haut point l'idée du devoir. Offi- cier informateur dans un régiment américain, pendant les com- bats du 1 1 juillet au 7 août 191 8, a fait preuve d'un courage intrépide et d'un merveilleux esprit de sacrifice. » S'attachant à sa tâche de sous-officier d'infanterie, il s'était en effet donné à la guerre avec une abnégation patiente et lucide, aussi enne- mi du panache que de la faveur, refusant jusqu'à la fin d'accep- ter un poste moins exposé,

Dans Vexaltatiûn toujours neuve et robuste Du respect reconquis dans cette guerre juste.

Jean-Louis Vaudoyer écrit, dans une préface émue : « La conscience militaire de Mallet se lisait dans ses yeux, dans sa démarche, dans l'attitude confiante et modestement résolue de tout son corps. Pourtant son sourire, un peu tiré, parfois un peu nerveux, découvrait tout à coup la pure volupté du sacri-

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fîce. Ce sourire ignorait qu'il était triste ; il trahissait incons- ciemment la détresse matérielle, la tension morale. Quelle élé- gance de cœur ! C'est par un sourire involontaire que ce poète reflétait les marques du carnage et du combat. » Le sourire de Gérard Mallet était ce qu'il y avait de plus particulier et de plus charmant dans son visage ; il faut se le rappeler pour donner toute sa signification à la stoïque mélancolie de ses dernières années. jean schlumberger

��LUNES EN PAPIER, par André Malraux, avec des gravures sur bois de Feruand Léger (Editions de la Galerie Simon).

André Malraux, l'éventreur de poupées, est aussi marchand de petits ballons rouges ou montreur de marionnettes. Il fait danser élégamment les sept péchés capitaux, la Mort en smoking et d'autres personnages bien sympathiques. Un beau soir, dans une ville imaginaire, au clair de la lune en papier, la Mort se laisse mourir et dit :

... Moi j'en ai assez, vous dis-je, j'en ai assez ! Je suis malade, on me cherche noise : je prends mon parapluie et je m'en vais. Mon départ, d'ailleurs, sera une mystification honorable. On m'appelle la Mort, mais vous savez bien que je suis seulement l'Accident...

Les bois de Fernand Léger illustrent singulièrement ce livre qu'André Malraux a eu l'attention d'écrire en une langue très

pure. GEORGES GABORY

LE ROMAN

CHRONIQUES ITALIENNES, de Stendhal (La Con- naissance).

Beyle aurait pu aussi être affecté à un consulat en Angleterre. Il aurait pesté contre la foire aux vanités, qui s'ouvrait en ces années victoriennes. Mais son anglomanie n'eût :peut-étre pas été moindre que son italolâtrie. Il aurait célébré l'âge d'Elisabeth ou la Restauration libertine. Son ironie (puisqu'il est le fils de ce wiii^ français qui doit la vie aux Anglais) y eût gagné, au lieu de se trouver si dépaysée chez les Italiens, qui ignorent, jusqu'à l'invraisemblance, l'usage de ce stylet. Beyle

�� � se fût aussi rendu compte que l'amour-passion, les beaux tra- vers erotiques, les grands crimes, et même le plaisir, c'est chez les races du Nord qu'il faut les chercher. (On s'étonne toujours qu'un voyageur aussi averti que Stendhal se laisse abuser par l'erreur romantique qui dit les pays de soleil des pays d'amour.) Enfin, en admettant qu'il eût persévéré dans son goût des latitu- des méridionales, quand Beyle eût quitté l'Angleterre, c'est nous, Français, qui aurions profité de ses enthousiasmes au lieu d'être sans cesse l'objet de ses comparaisons peu flatteuses qui agace- raient à la longue si l'on ne pensait qu'il se borne au fond à nous reprocher ce cœur trop sec qui fut le sien.

Mais rien de tout cela n'a eu lieu, et ce ne sont pas des Chro- niques anglaises d'après Holinshed, mais des Chroniques italiennes que Stendhal nous a données. M. René-Louis Doyon nous les présente aujourd'hui dans la collection des chefs-d'œuvre de la Connaissance, en une excellente édition critique accompagnée de notes, documents, fac-similés et portraits. L'idée est heureuse d'avoir, pour la première fois, réuni les trois préfaces écrites par Stendhal dans les manuscrits italiens. Ces préfaces, les notes, le choix des textes, leur présentation au public de Buioz, tout respire l'ardente admiration de l'auteur pour la Renaissance italienne et ses héros pré-uietzchéens. Il goûte le plaisir aride de traiter impersonnellement des sujets romantiques. C'est son droit. Mais n'a-t-il pas perdu bien des années à ces excavations, enlisé dans les boues de Civita-Vecchia ? De 1833 à 1840 naissent la presse, les banques, les chemins de fer, toute la vie moderne. Pendant ce temps Beyle était dans ses archives. Com- meTit Balzac employait-il ces mêmes années ? Et auquel des deux va notre cœur ? paul morand

L'ASSASSINAT DE MONSIEUR FUALDÈS, par

Armand Praviel (Perrin).

La surprise est-elle l'élément le plus attachant de l'art ou du crime, qui semblent souvent les expressions différentes d'un même état sensible et qu'on peut croire encore des manifesta- tions morbides, sinon sexuelles ? Certaines formes d'art ou de crime correspondent directement aux besoins d'une époque.

L'affaire Landru représentera sans doute la nôtre. L'affaire

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Fualdès évoque justement la Terreur Blanche. Bastide, Jausion, Coiard, légendaires sujets de vignettes, marchèrent au supplice, un beau matin de printemps.

Dedans la maison Bancale, Lieu de prostitution. Les bandits de l'Aveyron Vont faire leur bacchanale.

disait la complainte célèbre. L'angoisse possédait tous les habi- tants du Rouergue. Des délateurs passionnés apportaient au Tribunal cent faux témoignages opposés que les juges cher- chaient à concilier pour envoyer à l'échafaud les trois innocents qu'avait désignés l'ange tombé d'un ciel de lit suranné, l'hysté- rique Amazone, Clarisse Manzon qu'on regrette de ne pas voir figurer dans l'un de ces romans de George Sand où les héros masculins « tiennent à la fois de la gazelle et du cheval arabe ».

M. Armand Praviel raconte parfaitement cette histoire tra- gique d'une erreur judiciaire que précède une préface où M. Marcel Prévost dit ses opinions sur le roman français et sa façon de lire les manuscrits. Georges gabory

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��TERNOVE, par le Camîe de Gobineuu (Perrin).

Terncrve est un premier roman. Gobineau l'écrivit en 1847, ^ l'âge de trente et un ans. Les Déhais en eurent la primeur sous le titre à'Octave et Marguerite. Comme l'indique ce titre, on y déclame encore un peu dans le goût pathétique de l'époque impériale :

Le séjour dans les bois avait été le complément de la scène nocturne pour l'imagination exaUée d'Octave. Les nuits passées sur la mousse, au pied d'un arbre, à l'abri d'un roc, tandis que le vent soufflait et que la chouette faisait entendre son cri funeste aux alen- tours...

Nous voyons un despotique meunier, acquéreur du bien de ses ci-devant maîtres ; sa petite fille, au doux cœur de laquelle luttent des globules jacobins et du sang bleu ; le héros qui, d'abord avide de gloire, ruiné par la Révolution, coagulé

�� � ensuite dans un provincial bien-être, peut, grâce à l'amour, racheter du consolidé.

La donnée n'est pas, comme on voit, très nouvelle, et rap- pelle Mademoiselle de la Séglière, qui est de la même époque. Mais déjà Gobineau s'y révèle formellement comme un roman- cier ardent, travailleur forcené et honnête, avec autant de pas- sion que d'idées, créateur de types secondaires non débilités par leur naissance accidentelle, mais au contiaire pleins de vie violente, d'esprit ou d'humeur.

L'action, par moments, se suspend, pour faire place à de la peinture d'histoire : les Cent Jl. 'rs forment le fond de ce roman d'amour. M. T. de Visan nous rplique, dans sa préface, qu'Arthur de Gobineau utilisa à cette occasion des souvenirs de Louis de Gobineau, son père, ancien officier royaliste qui avait suivi le Comte d'Artois à Gand. L'idée est heureuse. Loin de surcharger le récit, ces pages historiques l'animent et en élargissent le sens. On n'oubliera pas ces Champs-Elysées nocturnes, et les Princes, à la lueur des réverbères, gagnant la Belgique avec leur escorte de Cent-Suisses et de mousque- taires noirs, tandis que des acclamations déjà retentissent der- rière eux, sur la route de Lyon,

PAUL MORAND

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LE BAR DE LA FOURCHE. — LA CONSCIENCE DANS LE MAL, par Gilbert de Voisins (Crès).

Gilbert de Voisins a écrit depuis quinze ans des romans plus mûris, plus fouillés, de plus vaste portée littéraire et morale que le Bar de la Fourche. « Ce récit d'actions violentes commises en un pays lointain », comme il le définit dans sa dédicace, reste sa réussite la plus complète, et, d'une façon absolue, une réus- site complète.

Nous voyons bien aujourd'hui tous les éléments qui ont été utilisés par lui, mais il fallait songer à les rassembler, et pour cer- tains, les découvrir. Oui, ce Bar de la Fourche est hanté par des hommes et des femmes assez peu différents des héros de Jean Loirain, de Buhu de Montparnasse ou du Tigre et Coquelicot. Oui, il rappelle un peu l'auberge du début de Vile au Trésor, et comme dans le roman de Stevenson, c'est un jeune garçon

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qui raconte les scènes auxquelles il a assisté. Oui encore, les allusions à l'aventure proviennent de Stevenson et de Conrad. Oui enfin, certains procédés sont un peu grand-guignolesques.

Mais tout cela réuni fait un maître-livre dont i'érotismey nécessaire selon Mac Orlan à tout roman d'aventures, est le ciment. Mais n'est pas erotique qui veut. Pour ne pas verser dans la pornographie gratuite, il faut pour exprimer le déchaînement de l'instinct, le rut, tous les grands sentiments élémentaires, la soumission de l'homme à l'électricité de l'at- mosphère, à l'odeur de la forêt ou de la terre en gésine, ime puissance qu'aucun de nos romanciers d'aventures n'a au même degré que Gilbert de Voisins.

Actions violentes et pays lointain... le poème de la foret vierge, de la ruée vers l'or ennoblissant la vulgarité de cette populace ivre et obscène, justifiant la stature morale et les crimes de Van Horst, sans que cette déformation et cette amplification tour à tour lyrique et épique empêchent la vérité des caractères: Kid, Carletti, Maria, Caldaguès, Jane Holly.

Et par là-dessus, le style nerveux, sobre, juxtaposé, un amble sec qui soudain s'accélère en un galop aux délices duquel on ne résiste pas.

La Conscience dans Je mal, récemment parue, est encore un roman d'aventures. Mais autant Gilbert de \'oisins était à l'aise dans le Bar de la Fourche pour employer tous les accessoires et les procédés qui lui plaisaient, autant il se trouve contraint aujourd'hui, après Mac Orlan, Pierre Benoit et autres aventu- riers actifs.

Aussi la Conscience dans le mal fait-elle, dans son effort pour renouveler le genre, un peu figure de gageure. D'abord, ce ne sera plus le héros qui quittera son pays pour courir après l'aventure, ce sera l'aventure qui viendra le trouver à domicile. Un cirque entre deux tournées dresse ses tentes dans les prairies normandes de Mathieu Delannes. Et ce cirque, loin de symbo- liser l'invitation au voyage, la vie libre et nomade, le naturisme païen, tout ce qui pourrait séduire et tenter un célibataire jouis- seur et blasé comme Delannes, représentera l'horreur du péché, la plus funèbre des contraintes protestantes. Le puritain qui le dirige se propose la moralisation de ses artistes d'abord, du public ensuite. Si par exemple il exhibe des monstres, ce sera.

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pour rappeler aux spectateurs que l'homme n'est que laideur et poussière, et pour les rejeter dans la crainte de Dieu.

Le puritanisme au cirque ! Il y avait là une idée toute céré- brale, mais vaste et complexe. Difficile à monnayer en chapitres de roman, à coup sûr. Mais M. de Voisins, en la réduisant à un drame d'amour entre la femme captive de ce maniaque et le galant Mathieu Delannes, l'a trop rétrécie. Le beau rebondisse- ment psychologique de la fin, cette condamnation à la vie en commun de ces deux êtres qui ne s'aiment pas ne suffit pas à justifier le livre. Et malgré sa grandeur dans les dernières scènes, le personnage du manager puritain est loin d'être « réalisé » comme le Van Horst du Bar de la Fourche.

Le véritable sujet est en somme à peu près escamoté. Il y a cependant des morceaux de premier ordre : l'apparition du jeune acrobate, à l'aube, sur un cheval blanc au galop ou le repas des monstres. On aimera aussi le style fluide et parfois vaporeux de tout le livre. benjamin cpémieux

LA DERNIÈRE AUBERGE, par Martial Piéchaud (Bernard Grasset).

On connaissait M. Martial Piéchaud par un roman, le Retour dans la Nuit, et surtout une pièce. Mademoiselle Pascal, repré- sentée il y a quelques mois à l'Odéon. Celle-ci, malgré des défauts de jeunesse, révélait une force dramatique peu com- mune, une honnêteté, une simplicité généralement absentes de la comédie bourgeoise telle que nous l'ont faite les succes- seurs d'Augier et de Dumas fils. Nous retrouvons ces qualités dans le nouveau roman de M. Piéchaud, mais peut-être dimi- nuées, en tout cas moins immédiatement sensibles. La forme dramatique a ceci pour elle, qu'elle force l'écrivain à concentrer son effort sur l'essentiel, je veux dire sur les réactions de ses personnages. La motivation y demeure le plus souvent impli- cite. Elle sera au contraire explicite chez le romancier et, de ce fait, les figures qu'il tracera risqueront de perdre en force ce qu'elles gagneront en nuance. Mais je ne prétends pas donner pour absolue cette opposition et on a vu le cas de grands romanciers usant presque exclusivement des procédés du dra- maturge : voyez Dostoïevsky, Je crois M. Martial Piéchaud

�� � plus doué pour parler au nom de ses héros que pour les peindre du dehors. Dépouillez l’action de la Dernière Auberge des descriptions, des explications, des entr’actes, toutes choses nécessaires dans un roman pour nous donner l’impression pittoresque d’un milieu et le sentiment du temps qui s’écoule, vous aurez une tragédie saisissante, aui pourrait ressembler aux Revenants, mais se déroulant sur un a- ire plan, le plan chrétien-catholique, celui de la responsabilité personnelle et de la faute héréditaire. On souhaite à chaque page ce resserrement. C’est dire que la matière psychologique de l’ouvrage n’est pas — et loin de là — indifférente. A côté d’un héros un peu insuffisant, le lieutenant de Charrière, se dresse au moins une figure vivante, celle de sa tante Mlle  Maucombes, vieille fille déçue, aigrie et pourtant bonne. Ni Boylesve, ni Estaunié, aucun de nos romanciers de moeurs provinciales n’a réussi plus complètement un portrait. Comme eux, M. Piéchaud s’avance sur un terrain sûr et, à part une concession un peu facile à la mode déjà passée de la « pitié russe » qu’il sied de ne confondre point avec la charité chrétienne (je songe au personnage de la petite prostituée « la Souris ») il suit la grande tradition balzacienne qui a produit en France tant de beaux fruits. Mais si Balzac pouvait s’abandonnera son génie, M. Piéchaud devra resserrer et régler ses dons.

henri ghéon

UNE HISTOIRE DE DOUZE HEURES, par F. J. Bon Jean (Rieder).

Ce livre répond à une des questions que nous nous sommes le plus souvent posées au cours de la guerre. A quoi pensaient, que pensaient nos prisonniers en Allemagne ? Non pas la masse, pour qui les obligations de la captivité ne différaient peut-être pas beaucoup de celles de la tranchée ou de l’usine, mais les êtres les plus conscients, les hommes libres, l’élite. M. F. J. Bonjean nous en montre une demi-douzaine, dans un camp de Bavière, qui ont su se trouver parmi la foule et qui entre-choquent leurs personnalités, exaspérées par le cafard avec une violence qui confine parfois à la haine. Il y a un peintre, un philosophe, un aristocrate ami des sports, un ingénieur, un soldat NOTES 235

<ie métier, et enfin, poète et penseur à la fois, Sevrierle héros central du livre, qui semble autobiographique.

La scène est d'abord dans le coin de baraque où vit Sevrier. Il est midi. L'histoire finira à minuit dans la baraque où le peintre et le sportsman font popote en commun. Douze heures pendant lesquelles ces hommes parlent, discutent, souffrent, mettant à BU le fond de leur pensée et de leur âme. Chacun d'eux sait ce ■qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il croit ou a cru vouloir. Con- versations de damnés qui s'agrippent chacun à urx espoir diffé- rent, qui se fournissent chacun une explication différente du mal dont ils souffrent et dont souffre le monde. Ces conceptions diverses, nous les connaissons : celle qu'expose le sportsman, Drieu La Rochelle et Elie Faure ont mis tout leur lyrisme à l'animer ; celle du soldat de métier, nous la retrouvons dans l'Action Française et VEcho de Paris de chaque jour ; celle de l'ingénieur, nous l'avons trouvée dans tous ces livres qui ont fourmillé après l'armistice : Produire, Agir, Mettons de l'ordre dans la maison! La reconstruction de la France, etc.. ; les idées du philosophe, du peintre et de Sévrier, plus subtiles et plus pro- fondes, nous en avons eu l'écho dans des conversations particu- lières ou nous les avons agitées en nous. Ici elles nous sont pré- sentées dans l'ambiance de désolation où elles ont été conçues.

Certes, les personnages sont des types, des façons de penser, de sentir, d'être, plutôt que des individus ; ils symbolisent le jeu multiforme d'un cerveau et d'une âme singulièrement riches et héroïques. Toutes les raisons de vivre, de lutter ou de renoncer, remises en question par la guerre, nous les voyons soudain à nu, à cru chez ces écorchés vifs. Et si parfois la roue ■dentée de leurs raisonnements semble tourner à vide, souvent aussi, elle nous accroche et nous déchire jusqu'aux entrailles.

L'orgie des dernières pages autour du « ragoùtmonstre obtenu par la fusion de plusieurs plats expédiés en boîtes soudées » et de « huit bouteilles de vin et quatre de liqueurs, pour dix per- sonnes » est un morceau hallucinant.

Mais pourquoi, dans ce beau livre pathétique et austère, avoir introduit cette série de poèmes en prose quasi erotiques, assez mal réussis, qui n'ajoutent rien à l'émotion du lecteur et dont le ton est indigne de Sevrier, leur pseudo-auteur.

BENJAMIN CRÉMIEUX

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UNE REPENTIE (MARIE-MAGDELAINE), par Marcelle Vioux (Fasquelle).

Bien qu’au bout d’une centaine de pages la monotonie et la mollesse d’un style déjà poncif obligent à fermer le livre, c’est un excellent travail d’élève bien doué, qui a lu Renan, France, Louys, et surtout Flaubert. Je ne serais pas étonné qu’il cachât dans son pupitre le Péplos Vert de Maurice de Waleffe, et je le serais encore moins qu’il lût ostensiblement Sienkiewicz sous l’abat-jour familial. Ce n’est pas ce qu’il ferait de mieux. Mais c’est incroyable comme en deux ans, soit depuis la copie dactylographiée d’Une enlisée, que le hasard me mit entre les mains, c’est incroyable comme l’élève a progressé en goût, en orthographe, en grammaire. Et même, il sait du grec ! Sauter du Certificat d’Études à la Rhétorique supérieure n’est pas donné à tout le monde, et l’on ne dira pas que la bourse des Professions libérales n’a guère profité à son titulaire, lequel a fait mentir le vieil adage : Natura non facit saltus

Je m’excuse de parler de l’auteur au masculin, puisque c’est une femme. Cela n’était pas douteux avec l’Enlisée, mais on peut l’oublier à la lecture d’Une Repentie. Que de choses incroyables et déconcertantes !

Il y a lieu de penser que, l’année prochaine, Marcelle Vioux, qui a fait retour à Dieu et sait dorénavant

Ce que c’est qu’hypostase avecque syndérise,

nous mènera derechef visiter les « saincts lieux », ceux qui, du moins, ayant quelque analogie avec le Chemin de Damas, permettent de mêler heureusement le sacré au profane dans une équitable évocation. Oui, que diriez-vous, par exemple, d’un Saint Paul « avant et après » ? Des courtisanes, des cinèdes, des orgies, deux pincées de Forberg et de Mirabeau, mais aussi des tableaux de sainteté peints avec amour et non sans une certaine fadeur qui rappelle Renan par Saint-Sulpice.

Je ne crois pas que Marcelle Vioux soit une bonne recrue ni pour la Morale ni pour l’Église ; je crois plutôt qu’elle drainera le denier de St-Pierre chez M. Fasquelle. Ce sont là d’habiles conversions en argent.

fernand fleuret
NOTES 237

LES ARTS

LES PEINTRES FRANÇAIS NOUVEAUX. — MAU- RICE UTRILLO, par Frmicis Carco.

Francis Carco n'est pas seulement Mon Homme, le héros du soir des revues de music-hall, c'est aussi un poète qui sait trouver des mots inquiétants et des accents désolés tout au fond d'un « cœur qui s'écœure ».

Il appartenait à l'auteur des Scènes de la Vie de Montmartre d'évoquer l'ombre incertaine de Maurice Utrillo, l'enfant perdu de la Butte, cette ombre qui, glissant parfois sur le mur du petit cimetière de la rue des Saules, troublait la solitude amou- reuse des couples attardés. Peintre de Montmartre, Maurice Utrillo l'est aussi d'une banlieue mélancolique et grise et des villages arides du nord de l'Ile-de-France. Il possède un don d'évocation tragique et les couleurs de sa palette ne sont pas sans danger. Il n'aime pas la figure humaine et presque tous ses tableaux sont des paysages : cours de casernes, rues étroites et sombres, coins de Paris sous la neige. Certaines toiles de son avant-dernière période, la plus abondante — elle comprend, dit son biographe, près d'un millier de toiles faites en trois années — certaines toiles ont un sinistre reflet d'exécution capitale. Le petit jour descend. On croit voir la guillotine, les bras au ciel. On croit entendre au loin le roulement suprême des tambours voilés de crêpe.

Toutes les œuvres de Maurice Utrillo ne sont pas dues au » tremblement des mains dans l'alcoolisme » dont parlait Lau- tréamont, mais il y a quelque amertume à penser que les meil- leures furent faites dans les maisons de santé oià leur auteur fut mené, de temps en temps, par le délire alcoolique et qu'elles sont l'expression des désirs et des rêves d'un pauvre malade qui

ne peut s'évader.

MARIE LAURENCIN, par Roger Allard (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Habile aux jeux de grâce, l'amazone Marie Laurencin ne par- donne leur sexe aux poètes que parce qu'ils l'ont chantée. Nar-

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cisse changé en femme, elle effeuille ses souvenirs au gré de l'eau perverse du miroir qui la reflète. Les images charmantes où elle s'est tendrement fixée dansent et jouent sous un ciel trop joli pour être vrai, Eves dédaignant l'Homme-Serpent dans un paradis artificiel.

Comme ses sœurs de tendresse prises au chevalet, Marie Laurencin sait de tristes chansons des rues et des romances sentimentales qui font pleurer, je me souviens d'une qu'elle chanta délicieusement, un soir d'été :

Dedans Paris, v a une maison Remplie de Princes, de Princesses, Remplie de Ducs et de Barons Qui pleurent le Maréchal Biron.

Je ne saurais pas dire tout ce qu'elle mit de tristesse dans ces vers anciens, il faut l'entendre et la voir et ceux qui l'ont vue ne peuvent oublier qu'elle est la grâce et la douceur de Paris.

Aux célèbres symboles féminins, la ceinture de Vénus ou le nez de Cléopâtre, ne faut-il pas ajouter les pinceaux de Marie qui créèrent un monde adorable et faux ? Comment peindre la dame à l'éventail ? Roger Allard l'a su et l'exquise aquarelle qu'il nous donne semble faite avec les couleurs de l'arc-en-ciel ou le sang rose d'une colombe égorgée pour plaire à la Reine de Cythère. Georges gaborv

LETTRES ÉTRANGÈRES

LA QUESTION DES RAPPORTS INTELLECTUELS AVEC L'ALLEMAGNE.

Les considérations sur l'opportunité d'une reprise des rela- tions intellectuelles entre la France et l'Allemagne, que les lec- teurs de la N. R. F. auront pu lire dans notre numéro de novembre rencontrèrent un assentiment qui me montra que je n'avais pas inutilement parlé ^ A l'appui de ce que j'avançais, je citais les opinions du Français Thibaudet et de l'Allemand Curtius, mais ne parlais qu'en mon nom propre, et ne préten-

I . Voir page 125.

�� � NOTES 23^

dais engager ni la France certes, ni tel parti, ni même la A^. R. F.

CependantMonsieur J., dans h Revue Française, s'indigne : Qui suis-je ? Mandataire de quel groupe? — et précisément parceque je ne parlais qu'en mon nom propre, ma voix dit-il, n'a aucune importance, — de sorte que je ne comprends même pas pour- quoi il cherche à la couvrir. Entre temps, et pour plus de com- modité il nous annonce que Curtius, lui du moins, « vient de se convertir au catholicisme » — ce qui est faux,

Massis dans la Revue Universelle, pour mieux combattre Cur- tius, lui fait dire que le nationalisme français est moribond. — C'est faux. Curtius dit exactement le contraire.

De tels procédés de discussion, cette falsification de la pen- sée d'autrui (cet autrui fût-il un ennemi) discréditent la France et aident à l'aveugler ; et cela au moment où il lui importe le plus d'y voir clair, et d'être considérée. L'heure est très grave. Quelques esprits de bonne volonté (il en est. Dieu merci, des deux côtés du Rhin) pas trop ignorants de la question, tâchent, sans élever la voix, de discuter avec bonne foi, sans passion. Comme ils ne sont d'aucun parti, aussitôt contre eux tous les partis s'élèvent : « Vous n'avez pas qualité pour parler ».

Que vous cherchiez à discréditer et à falsifier ma pensée, peu importe ; si mon œuvre même ne sufiit pas à protester contre le camouflage, tant pis pour elle ; passons. Mais quand il s'agit d'un étranger aux écrits duquel le lecteur ne peut se reporter, la falsification me paraît beaucoup plus grave. Si je ne citais ces quelques lignes d'une lettre de Curtius ■, comment le lec- teur français pourrait-il savoir que M. Massis l'a trompé ?

« C'est une tâche bien ingrate, vous l'avez éprouvé vous- même, de vouloir introduire un peu de bon sens et de bonne foi dans les relations franco-allemandes... L'article de Massis est d'une incompréhension haineuse et préméditée. Il me fait dire que le nationalisme français est moribond. Eh ! je ne sais que trop que c'est le contraire qui est vrai. — J'aurais plaisir à me rencontrer avec des adversaires honnêtes, et je suis toujours prêt à apprendre. Mais je ne peux pas entrer en conversation avec des gens qui au lieu de critiquer, ne savent que dénigrer et fausser ».

I. La lettre est écrite eu français ; je ne traduis pas : je transcris.

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M. Curtius a également protesté contre une grave mésinterprétation de sa pensée, dans l’article que M. Muret consacrait dans les Débats à son livre sur Maurice Barrès. Cette protestation qui parut dans des journaux allemands n’a été reproduite, que je sache, dans aucun journal français. C’est ainsi que chez nous les faux jugements s’accréditent. La N. R. F. s’efforcera toujours de remettre les choses au point, estimant qu’elle sert ainsi la France mieux qu’en soufflant sur les passions.

andré gide

DÉSOBÉIR, par Henry Thoreau. Traduit de l’anglais par Léon Bazalgette (Rieder).

Léon Bazalgette a traduit Whitman. Louis Fabulet a traduit Kipling. Avec André Gide et Valéry Larbaud, ce sont eux qui ont le plus fait depuis vingt ans pour répandre chez nous la connaissance de la littérature anglo-saxonne moderne et contemporaine.

Rien de plus justifié que la fière protestation de Fabulet, exclu des cérémonies de la Sorbonne en l’honneur de Kipling. Il a fallu la guerre et les crédits de la propagande officielle pour informer nos maîtres de l’enseignement supérieur, titulaires de chaires de langues vivantes, qu’il y avait des hommes vivants dans les pays qu’ils étaient chargés d’étudier et que leur tâche n’était pas uniquement besogne de nécrophore.

Aujourd’hui c’est l’Américain Henry Thoreau (1817-1862) dont la leçon nous est proposée. Et ce n’est point par quelque professeur spécialiste, c’est encore par Bazalgette et Fabulet. Désobéir, que publie Bazalgette dans la collection des Prosateurs Étrangers Modernes qu’il dirige, est un recueil d’essais choisis dans toute l’œuvre de Thoreau. Fabulet donnera prochainement aux éditions de la Nouvelle Revue Française une traduction de Walden, le plus important ouvrage de Thoreau.

Il est donc, avant d’avoir lu Walden, assez difficile de juger tout ce que Thoreau peut apporter de salubre et de tonifiant soit aux simples lecteurs, soit aux écrivains français. Car c’est cela que nous annonce Bazalgette dans son Introduction. Mais on peut s’en faire une idée déjà assez nette en lisant Désobéir. Il se dégage de tous ces essais une impression de santé intellectuelle, morale, physique, une impression de courage intellectuel, moral et physique qui ferait penser à ce que nous a déjà apporté Kipling, si le ressort de cette santé et de ce courage, au lieu d’être national et social, n’était purement individuel. Individualisme et idéalisme joints, plus que joints, soudés ensemble, cela représente la résolution d’une antinomie qui peut nous paraître irréductible, ou tout au moins la synthèse de deux formules fort éloignées l’une de l’autre. Si Thoreau s’affirme avec tant d’éclat anti-esclavagiste, s’il défend envers et contre tous John Brown, condamné à la pendaison pour avoir tenté de soulever les noirs de Virginie, c’est parce qu’il ressent personnellement l’offense faite à sa liberté propre par l’existence de l’esclavage. Libertaire, c’est la qualification qui lui convient le mieux, révolté contre toutes les contraintes de la société. Et non pas seulement de la société, mais encore de la civilisation.

Tout ce qui n’est pas dans Désobéir rébellion contre les injustices sociales et le pharisaïsme, est un acte d’accusation contre les aises inutiles, les complications de la vie civilisée, un hymne à la vie naturelle, à la vie dans les bois, à la façon joyeuse des oiseaux et des fleurs.

Littérairement, il y a dans la façon carrée dont Thoreau attaque ses dissertations, dans son lyrisme dru et familier quelque chose d’attirant. Est-ce très différent de ce que nous enseignait Whitman ? Il ne le semble pas : mais comme Thoreau écrit en prose, et non en vers, il a des articulations dans la phrase, un rythme dans la diction qui lui sont propres et dont il n’y a pas d’exemple dans notre littérature.

Intellectuellement et moralement, il me semble difficile que Thoreau puisse exercer une grande influence. Traduit avant la guerre, il aurait pu n’en être pas de même. Mais après cinq ans de tranchées et de vie dans les bois, ce n’est pas le bonheur par la suppression de la civilisation que cherche l’homme occidental, mais par un aménagement plus rationnel et plus équitable de la civilisation. Quand on n’est pas content du régime, aujourd’hui, on ne devient pas anarchiste, mais communiste. On ne cherche pas à s’évader de la contrainte sociale, mais à en modifier les conditions, sans la relâcher, bien au contraire, en l’accentuant.

Il y a en outre dans Thoreau un côté Kantien et un côté Mévah-Raymond Duncan qui le revêt d’un léger, très léger ridicule à nos yeux et compromettra peut-être sa fortune en France.

Mais attendons Walden.


BENJAMIN CRÉMIEUX

VERLAINE, par Harold Nicolson (Constable).

M. Harold Nicolson vient de faire paraître en anglais un travail important sur Verlaine. Fils d’un grand diplomate britannique fidèle ami de la France, lui-même une des jeunes gloires du Foreign Office et de la Société des Nations, M. Harold Nicolson n’a pas cru impossible, à l’encontre de ce qui se voit trop souvent, de concilier l’intellectualisme et la francophilie ; nous lui en sommes très reconnaissants. Tout en traitant son sujet avec application et modestie, l’auteur laisse percer une personnalité très attachante, une sensibilité intelligente, fine, ironique non sans dandysme, et une connaissance fort approfondie de notre littérature et de nos modes poétiques.

M. Nicolson étudie Verlaine avec beaucoup de patience et une certaine sympathie. Il a réussi à contrôler ses réflexes britanniques devant un personnage d’une aussi incroyable féminité. Il nous explique, ce qui n’est pas inexact, que Verlaine est un peu oublié dans un siècle où la nuance passe un mauvais quart d’heure. Mais voit-il aussi juste en écrivant que Verlaine est un libérateur du vers français ? Nous en doutons. Dix lignes de Rimbaud ont plus fait à cet égard que toute l’œuvre de Lélian. M. Nicolson n’aime pas Sagesse. Pour lui, les Français n’ont pas la veine mystique. La conversion de Verlaine est trop rapide (too burried). Que dire de celle de St Paul, que les Anglais admirent tant ?

Je ne querellerai M. Nicolson que lorsqu’après avoir constaté l’importance de l’élément étranger dans les écoles poétiques françaises de la fin du xixe siècle, il conclut que Verlaine étant des Ardennes, comme d’ailleurs Rimbaud, n’est guère français ; pas plus que René Ghil, belge, G. Kahn, juif, Laforgue né à Montevideo, Corbière et Villiers, bretons et Mallarmé, de Sens ! Savoir à ce point sa géographie, c’est ne plus la savoir. À NOTES 243

ce titre, Kipling et Shaw ne sont pas des écrivains anglais, et M. Nicoison lui-même, qui est né en Perse... Et quoi qu'en dise l'auteur, nous n'avons pas laissé à Arthur Symons le soin de nous révéler V'erlaine.

Nous pardonnerons à M. Nicoison car il est taquin, un peu superficiel, plein d'esprit, en somme l'un des nôtres. Je veux traduire cette amusante page de critique du caractère français, par laquelle s'ouvre le dernier chapitre de son livre :

« De toutes les races civilisées, k race française est peut-être la plus douée, de même qu'elle en est certainement la plus charmante. Mais les Français ont un défaut capital : ils n'ont pas le sens de l'infini. Ils possèdent en vérité toutes les qualités de l'âme et de l'intelligence, mais de façon si vive, si consciente, si précise qu'il ne leur re'^te plus aucune marge pour se déployer. Pas de gradation. Aussi voit-on le Français avoir du patriotisme mais pas d'esprit public ; de la perspica- cité mais pas de larges vues ; de l'esprit mais pas d'humour ; de la personnalité mais pas d'individualisme ; de la discipline mais pas d'ordre... Il n'a pas cette intuition joyeuse et gaffeuse des Anglais... Dans les questions pratiques et objectives, comme la guerre euro- péenne, cette adaptabilité particulière du génie français joue admirable- ment. Quand il s'agit de questions subjectives, comme la littérature ou la politique, les Français ont des tendances à la convention et aux vues courtes... Le génie français s'élève alors comme un glacier, arro- gant, lucide et froid. L'esprit français est architectural, méfiant, cir- conspect, équilibré, absorbé par des soucis de proportions, de stabilité et du sens de l'article qu'il tient en main. Il répudie l'improvisé. Il veut, non seulement savoir où va le créateur mais être bien sûr que le créateur est lui-même conscient de ses propres tendances... De tout ceci naît cette rigide discipline sous l'empire de laquelle la littérature française prospère et se multiplie... »

Il fallait citer cette page d'analyse brillante et un peu rèche qui est bien dans la manière de M. Nicoison, avant de lui tendre les mains, comme font les Français.

PAUL MORAND

LE FILS DE LA SERVANTE, par Auguste Strindherg, traduit par M. Camille Pollak (Leroux).

Jamais deux sans trois. Après Ma Vie d'Enfant de Gorki et Ainsi va toute chair de Butler, après une enfance russe et une

�� � 244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

enfance anglaise, voici une enfance suédoise, celle de Strind- berg. M. Lucien Maury a eu en effet l'heureuse idée de publier dans la Bibliothèque Scandinave qu'il dirige les six volumes autobiographiques épars dans l'œuvre de Strindberg, qui en compte plus de cent. Le premier : Le Fils de la Servante, vient de paraître.

On ne résiste pas à l'élan de cette confession, malgré toutes les entorses à la vérité qu'on y devine. C'est que ces déforma- tions, ces exagérations perpétuelles font partie de la sincérité de Strindberg. Son livre est un réquisitoire et un plaidoyer, l'un et l'autre également ardents. Réquisitoire contre la famille, contre la société bourgeoise ; plaidoyer en faveur des droits de l'en- fant. Il y a toute une part de l'intérêt du livre que le lecteur étranger perçoit difficilement : celle qui a trait à la Suède, au régime scolaire, moral ou politique suédois.

Mais il reste de quoi captiver et émouvoir, des analyses de sentiments enfantins d'une acuité extraordinaire et un art sobre et puissant de conteur qui font pardonner les dissertations d'or- dre moral et social dont le jaillissement du récit est parfois ralenti.

Et surtout il y a, se dressant en chair et en âme, le déconcer- tant, antipathique et attirant Strindberg.

BENJAMIN CRÉMIEUX

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��LE CAMÉLÉON, par Johan Bojer (Calmann-Lévy).

Un des traits qui dominent chez M. Johan Bojer et l'oppo- sent assez nettement à la plupart des romanciers français, c'est le souci de traiter le paysage comme une force agissante, non comme un simple décor, et de montrer l'homme subissant les influences de la nature autant ou plus que de la société. Le même trait se retrouve chez maint écrivain Scandinave ; nulle part il n'apparaît mieux que dans le Pan de Knut Hamsun. Mais c'est là qu'on en voit l'excès : les passions ne semblent plus que des reflets du paysage, et la passivité de l'âme se révèle jusqu'en ses sursauts d'énergie. Dès que ce parti pris n'est plus justifié par le choix même du sujet, il entraîne cette pauvreté de psychologie qui choque dans Victoria. Une

�� � NOTES 245

réflexion plus ferme, une plus large culture, des relations amicales avec l'esprit latin, ont rendu M. Bojer autrement capable de suivre la courbe d'un vrai caractère. Dans la Grande Faim, l'importance accordée aux circonstances exté- rieures, les vides immenses qui divisent l'action, le refus d'une logique étrangère au réel, ne nuisent point à cette logique plus profonde qui saisit une loi de constance sous les variations de l'être intérieur. Notez pourtant que la conclasion — où le sens de la vie se découvre à la clarté d'un pardon surhumain — répond sans doute à un dessein préconçu d'apostolat. Pour l'amener, l'auteur a dû forcer les événements, mais non fausser son personnage : on comprend que celui-ci, dans la ruine de ses forces, finisse précisément ainsi, bien qu'en d'autres con- jonctures il pût finir autrement.

L'histoire d'Andréas Berget est assurément plus simple ; l'intérêt en est d'étaler, dans le grossissement d'un cas mor- bide, un bon nombre de motifs présents en chacun de nous. Le Caméléon, ce garçon menteur qui devient escroc de haute volée, c'est le faible cherchant sa force dans la ruse ; mais c'est en même temps l'acteur heureux d'imiter les gestes, le poète heureux d'imiter les âmes, l'imaginatif accueillant aux rêves — , et tout homme enfin, qui voudrait être plusieurs hommes et mener plusieurs vies. En l'absence de tous motifs qui lui opposeraient leur frein, le hovarysme peut ainsi s'exas- pérer en manie. L'écueil du sujet réside en ceci que, le thème une fois donné, chaque lecteur peut de lui-même inventer les variations. Avec trop d'aventures, ou trop peu, nous aurions là soit un récit qui se répète, soit un schème tout sec, un dessin sans couleur. Le goût de M. Bojer se reconnaît au choix, au rythme et à la gradation des faits ; il nous donne, à ce qu'il me semble, tout le nécessaire et rien de plus. Il fallait le cha- pitre d'amour pour montrer le trompeur pris à son piège et s'éveillant,. par un peu de douleur, à la sincérité. Il fallait le chapitre final de la prison pour montrer la vocation plus forte que toutes les épreuves, le démon intérieur triomphant dans la tolie au seuil même de la mort.

MICHEL ARNAULD

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�� � 24e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

QUATORZE DÉCEMBRE, par Dmitri Mérejkawsky, traduit par Michel de Granimt (Bossard).

Deux hommes semblent coexister en Dmitri Mérejkowsky : l'artiste intuitif, le créateur et le théoricien dogmatique, le rai- sonneur. C'est l'impression que produisent tous ses romans, à commencer par Julien l'Apostat, le premier, pour finir par Quatoric Décembre dont la traduction française vient de paraître. Ces deux hommes s'opposent et se combattent ; et c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui triomphe. Quand l'artiste réussira se débarrasser du contrôle tatillon et de l'emprise du théoricien et parvient à lui imposer sa libre fantaisie, Mérejkowsky nous donne alors d'excellentes pages, pleines de grâce, de naturel, écrites dans une langue alerte, expressive. Mais ce ne sont, hélas ! que des pages, pas même des chapitres, car le plus sou- vent c'est le théoricien raisonneur qui domine : son action des- séchante se manifeste non seulement dans le plan général de l'oeuvre, dans le dessin des caractères, mais jusque dans les des- criptions et les plus infimes détails.

Quatorze Décembre marque sous ce rapport la complète défaite de l'artiste (défaite non irrémédiable, espérons-le), qui ne réussit à faire entendre sa voix que trois ou quatre fois au cours de ce roman de quatre cents pages. Seul résonne le reste du temps le verbe autoritaire et coupant du théoricien religieux et social, qui dirige les mouvements, les paroles, les pensées de ses personnages, tel un caporal son escouade.Le début du roman produit une excellente impression et autorise les plus radieux espoirs : l'éveil de l'amour entre le prince Galitzine et Marie Tolytcheva qui deviendra plus tard sa femme, leur voyage en diligence, le portrait de la jeune fille, bien qu'un peu appuyé (on saisit trop facilement l'intention symbolique de l'auteur), tout cela est du bon Mérejkowsky. Mais le plaisir est de courte durée, le rideau est rapidement tiré, et pour longtemps. Pas un être \nvant parmi tous ces personnages : révolutionnaires décem- bristes, généraux, courtisans; tous, et Nicolas I lui-même ne sont que des marionnettes dont on distingue facilement les ficelles, et l'armature. Dmitri Mérejkowsky veut être son propre commentateur ; il craint de laisser un doute quelconque au lecteur ; il ne veut lui permettre aucune initiative, aucune

�� � NOTES 247

liberté : il répète, il souligne, il appuie^ il insiste (cette insis- tance de mauvais goût gâte la scène du supplice qui aurait pu être admirable), tant et si bien que le lecteur qui ne veut pas qu'on lui mâche et qu'on lui triture sa nourriture, finalement se rebiffe et refuse en bloc les personnages et les idées de l'auteur — idées d'ailleurs généralement élémentaires, stériles et qui ne prêtent qu'à des développements d'une monotonie désespérante.

On connaît la méthode de Mérejkowsky pu plutôt sa vision simpliste qui ne saisit les choses que sous l'aspect de la dualité et de l'opposition des contraires. Il fut un temps où il n'appli- quait ce schème qu'avec un certain tact, une certaine prudence ; mais il n'en est plus le maître aujourd'hui : avec la régularité d'une machine sa pensée schématique brise, écrase et broie la vivante réalité.

La traduction française est agréable à lire et correcte, à part quelques erreurs insignifiantes.

B. DE SCHLŒZER

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��CONTES ET LÉGENDES DU BOUDDHISME CHI- NOIS, par Edouard Chavannes. Préface et vocabulaire de Sylvain Lévi, avec bois dessinés et gravés par Andrée Kar- pelês (Bossard). — FABLES CHINOISES DU IIP AU VIIL SIÈCLE DE NOTRE ÈRE, versifiées par M-^ Ed. Chavannes (Bossard).

Ces Contes et ces Fables puisés dans le Bouddhisme chinois, sont extraits des Cinq cents Contes et Apologues ' traduits par le maître si profondément regretté de la sinologie. D'achat facile et bon marché, quoique d'édition élégante, ils feront connaître hors du cercle étroit des spécialistes la contribution capitale apportée à l'étude du folk-lore universel par Ed. Chavannes, en retrouvant dans le canon bouddhique chinois de vieux apologues hindous, convertis en récits édifiants et mis de la sorte au service d'une reli- gion particulière. Pour chacun d'entre eux, une « table de con-

I. Leroux, éditeur.

�� � 2^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cordance » précise fort à propos la version du même récit ou sa transposition chez Esope, chez Phèdre, dans les Mille et une Nuits, chez La Fontaine. En rcHsant ainsi, affublés d'une cer- taine couleur locale, empreints d'une ambiance, d'une senti- mentalité particulières, des apologues qui nous sont familiers, nous ne pouvons que nous initier par une voie prompte et sûre à la pensée indienne, qui, si elle n'a point créé de toutes pièces ces récits, les a toutefois présentés à sa propre image dans tant d'œuvres auxquelles elle s'est complu : la Brhatkathà et le Paû- caiantra brahmaniques, les Avadàvas elles Jâlakas bouddhiques, sans compter les Purânas sectaires et les fables jainas de Pùr- nabhadra. N'est-ce pas déjà, en effet, à l'utilisation qu'il a faite de ces apologues, que le Bouddhisme fut redevable de sa rapide propagation à travers l'Asie, notamment dans cette Chine qui nous a si fidèlement conservé, traduits dans sa langue en des circonstances et à des dates dont la précision importe si fort à l'histoire, ces traits d'une sagesse vraiment collective et d'autant plus humaine, composée à la fois d'humour et de naïveté ? Madame Chavannes et l'Association Française des Amis de l'Orient rendent, par cette double publication, non seulement hommage à une illustre mémoire, mais service à l'histoire comparée des civilisations.

p. MASSON-OURSEL

« *

��LE COURRIER DES MUSES.

L'ironie permet de souffrir en public. Les soirs de pluie, les soirs de tristesse, des cafés toujours pleins de gloire entr'ou- vrent doucement leurs portes. Les amis sont assis autour d'un guéridon de stuc. Des mots s'envolent dans la fumée des cigares.

— Prométhée, s'il vous plaît, donnez-moi un peu de feu du ciel...

Le beau temps n'est plus des cafés littéraires. Aujourd'hui, quand les poètes vont au café, ils laissent leur lyre au vestiaire, pour ne pas se faire remarquer, et n'écrivent plus à l'encre v^rte de l'absinthe qu'imitent mal des liqueurs de consolation. Apol- lon s'est noyé dans les miroirs infidèles où les filles du Parnasse

�� � KOTES ' 249

cherchent en vain leur reflet. Monsieur Prud'homme dirait volontiers : Tous les arts sont sœurs ! La poésie, la peinture dont le culte a remplacé le culte de la poésie, dans les cafés de Mont- parnasse. Les couleurs sont des folles. Elles viennent d'envahir « La Rotonde » qui, secouant enfin son nuage de plâtre et fardée à blanc, fait un aimable accueil aux passants du boule- vard. Là, récemment, eut lieu le Vernissage d'une exposition picturale « des meilleures œuvres de l'époque ». Trois cents personnes de « toutes les élites » comme disait, je crois, Paul Adam, se sont rencontrées dans les salons éclatants. On a chanté, dansé, parait-il, on s'en est donné à cœur-joie, à cœur- tristesse. Ah ! que

La bJdiiche déesse Raison

Sombre dans les flots du Champagne...

Oifert par la m.aison, ce Champagne où des ennemis intimes ont noyé de vieilles rancunes, puis se sont embrassés — char- mant tableau vivant auprès des natures mortes. La peinture adoucit les mœurs.

On peut craindre la contagion. Les couleurs ne sont pas toujours sans danger et Montparnasse est menacé par la maladie de l'arc-en-ciel. La nature morte devient une seconde nature et nulle part on ne peut entrer sans entendre parler d'esthé- tique.

Et que de temples ! « La Rotonde », le « Parnasse », le « Petit Napolitain », le « Caméléon », joli nom pour un café d'artistes où l'on organise de petites soirées littéraires bien gentilles !

Où allons-nous ? La Closerie des Lilas est triste et défleurie. Je ne sais pourquoi j'y étais l'autre jour, avec un ami. Un joli papillon réclame vint se poser devant lui, sur la table : « Votre nom est cité dans cet ouvrage. »

Quelle touchante attention ! Et songez que le papillon sor- tait d'une enveloppe doublée d'un bulletin de souscription. Je connais de belles ruses d'éditeur. Dans les vitrines, des volumes reposent qui portent de charmantes ceintures de couleur tendre. Les bandes de librairie, il y a une collection à faire ! L'une insinue :

Des milliers de jeunes femmes portent aujourd'hui des lunettes.

�� � 250 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Cela tient surtout aux publications mal fabriquées qu'elles lisent, etc. etc.. Prenez mon ours.

L'autre affirme, en gros caractères :

PRIX DU ROMAN

puis, plus bas, discrètement : 5.75 ou 6.50.

Où faut-il se réfugier ? Le café des Deux-Magots garde un aspect agréable malgré ses récentes transformations, ses lambris dorés, ses glaces brillantes. D'ailleurs Montparnasse n'est pas le seul pays des Muses, Montmartre non plus et le soir, dans un grand bar du quartier de l'Opéra se réunissent quelquefois les sept membies d'un comité d'organisation du Congrès Inierna- lional pour la dctermiiutioii des directives et la défense de l'esprit moderne.

Le Congrès tiendra ses séances à Paris, en mars. Le prix d'entrée sera basé sur l'égalité des changes, un franc valant un mark, une couronne un shelling. L'un des sept m'a dit que le but du Congrès serait de renseigner le monde entier sur les mouvements perpétuels de la pensée. L'Irlande enverrait des délégués, Lénine un représentanl, Freud viendrait lui- même. Il serait question de créer un ministère de l'Esprit.

... Et dans Paris, il y a encore quelques cafés obscurs où j'ai rencontré parfois cette ombre inquiète à qui je murmurais :

Je t'apporte ce soir mon cœur un peu fané, Muse, il est tard, Paris sommeille sous la pluie ; Depuis longtemps, hélas ! la terre a mal tourne. Allons-nous en hors de ce monde où l'on s'ennuie...

GEORGES GABORY

��LES REVUES

A PROPOS D'ANDRÉ GIDE

M. François Mauriac répond dans l'Université de Paris à l'article sur André Gide de M. Henri Massis, qu'a publié la Revue Universelle, du 1 5 novembre :

Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle pré- servé, Massis, d'appliquer à un chrétien — fût-il Gide — l'épithète

�� � LES REVUES 25 I

de « démoniaque » ? Gide n'est peut-être pas si ennemi de Dieu qu'il vous plaît à dire. Sans doute Claudel, Jammes, bons chiens bergers, grondent et tournent autour de cette brebis perdue, qui pousse le goût de la conversion jusqu'à se convertir chaque jour à une vérité diffé- rente. Efforçons-nous pourtant de comprendre, chez Gide, un cas de sincérité terrible : nulle trace en lui de ce que Stendhal appelle injus- tement hypocrisie et qu'il dénonce chez les hommes du xvi^ siècle. C'est vrai que le choix d'une doctrine nous oblige, dans les instants où des forces en nous la renient, à continuer de la professer des lèvres, jusqu'au retour de la Grâce. Gide est l'homme qui ne se résignerait pas à incHner, fût-ce une minute, l'automate.

Quelle louange dans ce reproche que vous lui faites de n'avoir voulu exprimer que sa jeunesse «... sans souci d'exprimer rien d'autre et ne souhaitant que de l'exprimer mieux... »! A ce goût de la perfection, à ce scrupule, accordons une valeur même morale. Un livre de Gide nous est une leçon de mesure, de renoncement, — renoncement for- mel mais qui intéresse aussi le cœur. Apprenons de lui le refus des succès faciles et cette dignité de l'écrivain qui est, Massis, une émi- nente vertu. Le mépris de la gloire viagère, lequel de nos aînés nous l'enseigna ?

il ne signifie rien de dire que Gide ne choisit pas. Il choisit de pen- ser, mais la pensée est action ; il choisit de « goûter », mais le goût est actif. Un Gide sert d'autant mieux qu'il ne prémédite pas de servir ; il sert la France en écrivant le français mieux que personne au monde ; asservie à une fin morale, sa langue serait peut-être moins pure ; cet art exquis vaut par son désintéressement ; en tout cas, utilisé, il serait autre ; il ne s'agit pas de l'ériger en exemple : à chacun sa mission, et je vous accorde qu'il ne faudrait pas beaucoup de Gide dans les lettres... mais je ne crois pas à ce péril...

Ce que vous appelez « l'antagonisme de l'esthétique et de la morale» donne à l'œuvre de Gide sa valeur humaine. Les créateurs catholiques reconnaissent ici le grand débat qui les déchire (les créateurs, je ne dis pas : les critiques) ; si, convertis, il nous est donné de le clore enfin, ce débat, devrons-nous insulter nos maîtres et nos camarades moins heureux ? Hors le catholicisme, l'attitude de Gide n'offre rien qui cho- que la raison : son désordre intérieur devient la matière de son art, sans doute, m.ais c'est là le plus noble usage que l'homm.e sans Dieu puisse faire de sa misère.

Dénonçant le goût de Gide pour les « natures félines », pour les êtres primitifs et sauvages, vous obtenez, Massis, un facile effet de cour d'assises. Pourquoi omettre de rappeler que ce goût est commun à tous les artistes ? Il explique en partie l'œuvre de Stendhal et celle de Mérimée (pour citer des noms que votre chapelle honore). L'un en

�� � Italie, l’autre en Espagne et en Corse n’ont rien fait que chercher des Lafcadios — des êtres se faisant à eux-mêmes leur loi. Voulez-vous toute ma pensée ? Il ne m’a jamais paru, si l’on n’est pas catholique, qu’on puisse aimer le peuple d’une autre manière.

Une pratique plus ancienne du catholicisme vous aurait révélé le secret de Gide. Il dut être de ces enfants dont on dit dans nos familles chrétiennes : il a la vocation. Car cet homme si ondoyant fut toujours la proie d’une fixe passion : agir sur les jeunes cœurs. A ce signe reconnaissons l’homme prédestiné à l’apostolat. Mais, né hors du ber- cail, que ferait-il de ce redoutable don ? Il joue, il s’en divertit. Ce don lui devient une « fin en soi ». N’empêche que son œuvre rend témoi- gnage. Elle ne nous révèle que des joies déçues, des soifs irritées, des expériences vaines, et ce silence de Narcisse vieilli, penché sur sa fon- taine et détournant soudain des yeux pleins de larmes. Parce qu’il irrite notre soif, Gide nous fait souvenir de l’eau du puits de Jacob. Multiple, Gide se délivre dans ses ouvrages. Ce sont, non des disciples vivants, comme vous l’en accusez, mais les fils de son génie qu’il charge d’accomplir les gestes dangereux ou défendus. Lafcadio peut sans doute faire du mal ; il peut faire du bien aussi, car tout poison est un remède ; il guérit ou tue selon la dose, et selon le tempérament qui le reçoit. Quel écrivain se vanterait de ne troubler personne ? Qui sait si certains « jugements » ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme ? Soyons humbles, Massis !

Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la Grâce. La mission de Gide est de jeter des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen de conscience. Ne le suivons pas au delà : lui-même nous supplie de ne pas le suivre et de nous prému- nir contre tous les maîtres qui ne sont pas le Maître. Gide démoniaque? Ah ! moins sans doute que tel ou tel écrivain bien pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau de lecteurs et surtout de lectrices « dirigées », — et pas plus que Socrate, accusé de corrompre la jeu- nesse parce qu’elle apprenait de lui à se connaître. Il me souvient d’avoir entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec une étrange passion : attendons le jugement de Dieu.

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��LES RELATIONS INTELLECTUELLES FRANCO-ALLEMANDES

A l’article d’André Gide sur la Reprise iks relations lutellcc- liielles avec V Allemagne, que nous avons public ici même, c’est M. Paul Souday, qui, dans Paris-Midi du 4 novembre, a fait, le

�� � LES REVUES 2$^

premier, écho. Des considérations fort intéressantes qu'il allé- guait pour fortifier la thèse d'André Gide, nous nous permettons de détacher ce qui suit :

Proscrire un grand écrivain, un grand penseur, ou plus générale- ment, une grande littérature pour des raisons de nationalité, c'est vou- loir s'appauvrir et s'anémier l'esprit. Se replier étroitement sur soi- même, fermer ses fenêtres aux souffles du dehors, vivre dans cette atmosphère de chambre de malade, c'est pour un peuple, si bien doué soit-il, se condamner à une décadence plus ou moins rapide, mais iné- vitable. La France ne l'a jamais fait, pas même à l'âge classique et sous Louis XIV. Le nationalisme est une sottise moderne, née en Allemagne, et qui aurait bien dû y rester.

Et plus loin :

C'est un danger pour la civilisation française que la campagne con- tre Goethe, Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, contre la langue, la philosophie et la musique allemandes, qui ont utilement contribué à la formation de beaucoup de nos artistes et de nos écri- vains. Bien entendu, il ne faut jamais accepter naïvement et sans con- trôle tous les produits d'importation. L'esprit critique garde ses droits. Mais la xénophobie intellectuelle est une variété de la manie du sui- cide.

Un peu plus tard. M, Fortunat Strowski s'étant prononcé dans la Renaissance du 12 novembre contre tout commerce intellectuel avec es Allemands, M, PaulSouday est revenu cou- rageusement à la charge dans Paris-Midi et a défendu de nou- veau en termes excellents la cause du bon sens :

Même si l'Allemagne avait des accès de nationalisme intellectuel, plus excusables du reste chez les vaincus que chez les vainqueurs, nous devrions marquer le coup, mais ce ne serait pas une raison pour imiter cette sottise. C'est au surplus en l'imitant que nous ferions son jeu. Pour jouer une bonne partie de nationalisme, il faut être deux. Chaque nationalisme s'entraîne et s'excite au contact de l'autre. Asi- nus asinum fricat.

(On peut même dire : a besoin de l'autre pour s'exciter et lui est reconnaissant de toutes ses manifestations. Voir l'article de M. René Johannet sur Curtius et Klemperer dans la Revue Universelle du i« décembre.)

Ce qui gênera et déconcertera le plus les chauvins allemands, ce sera que nous restions bons européens et imperturbablement attachés à la

�� � haute culture universelle. Tant pis pour l’Allemagne si elle tient à s’en séparer !

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Nous ne croyons pas que ce soit sa tendance profonde ni que « la conversion vers l’Est » que, d’après Curtius, la jeunesse allemande est en train d’opérer, entraîne une désaffection définitive des valeurs occidentales, et notamment françaises.

Cependant il est un fait très important sur lequel Pierre Mille, toujours à propos de l’article d’André Gide, a fort juste- ment attiré l’attention dans la Dépêche de Toulouse du 17 novembre, et qu’on ne saurait négliger sans simplifier arbi- trairement la question si complexe des rapports intellectuels franco-allemands. Voici ce fait exposé par Pierre Mille lui- même :

C’est, comme le dit M. Curtius, en Russie et en Extrême-Orient, que l’Allemagne va chercher une influence fécondatrice... Mais je me persuade que ce phénomène a une cause plus profonde [que le dépit de la défaite et l’attirance pour le bolchévisme]. Et c’est que, dans son essence, l’Allemand est romantique, ne peut être que romantique, tandis que, malgré des œuvres magnifiques, le romantisme n’a jamais touché les Français que superficiellement, et que nous sommes déjà en pleine réaction contre lui. Il a donné chez nous tout ce qu’il pouvait donner, il s’est épuisé, et maintenant nous cherchons autre chose.

En peinture, en sculpture, à travers les divagations des jeunes écoles, nous recherchons « le style », et nous passons par une période d’intellectualisme qui se traduit par une tendance, pour l’instant excessive, à l’idéographie : l’artiste cherche à faire comprendre, au lieu de faire sentir. En littérature, même intellectualisme ; et la cérébralité rem- place la sensualité. On n’en est encore qu’aux tâtonnements ; on commence seulement de créer le vocabulaire adéquat à ce nouveau genre d’expression littéraire, qui n’est pas classique, est beaucoup plus complexe que l’ancien cartésianisme des dix-septième et dix-huidème siècles, mais se rapproche pourtant davantage du classicisme que du romantisme. Il faut suivre attentivement les essais des nouveaux venus qui essuient les plâtres, comme jadis les Millevoye et les ChênedoUé essuyèrent les plâtres pour les grands romantiques, et disparurent. Et l’on comprend qu’ils se réclament de Baudelaire qui, en ce sens, fut leur précurseur. Avant tout, et que! que soit leur talent parfois exceptionnel, leur principal mérite est de fabriquer l’outil indispensable à la génération future. Mais qu’est-ce que l’Allemagne peut faire de cet outil ? Il ne lui convient pas, et elle s’en rend compte. LES REVUES 255

Voilà, je pense, l'explication du fait évident que constate M. Curtius. Quelque effort que des esprits généreux et justes « fassent pour réta- blir les ponts et les voies de communication » entre les peuples, nous sommes à un moment où chaque culture nationale se ramasse, pour ainsi dire, sur elle-n\ême, se cherche et se concentre. La culture fran- çaise se découvre psychologique et cérébrale. L'Allemagne sent qu'elle est métaphysique et intimement romantique. Elle regarde alors vers l'Extrême-Orient, vers l'Inde, qui avait déjà inspiré Schopenhauer. Cela est naturel et inévitable. D'ailleurs, pour la paix future du monde, elle eût pu plus mal choisir : sauf au Japon, les civilisations, les philo- sophies, les littératures d'Extrême-Orient ne sont point nationalistes.

En tous cas, même si les deux cultures française et alle- mande devaient aller désormais en divergeant, il n'y aurait là qu'une raison de plus pour elles de se connaître et de s'étudier, s'il est vrai qu'on ne prend jamais une conscience profonde de soi-même que par réaction contre un antagoniste.

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L'ÉCOLE DES HAUTES-ÉTUDES

La linguistique et la philologie étaient, vers le milieu du xix'^ siècle, des sciences allemandes : la littérature persane était enseignée à Paris par un Allemand, Mohl ; l'assyriologie par Oppert, la philologie grecque par Weil ; pour préparer une édition du Thésaurus d'Henri Estienne, l'on faisait venir Hase d'Allemagne. C'est à l'Ecole des Hautes-Etudes et à ses premiers maîtres, Monod, Bréal, Gaston Paris, de Rougé, formés à l'école des savants allemands, que la philologie française doit son existence et son rayonnement.

M. Meillet écrit dans la Revue de France (15 Janvier), à l'occasion du cinquantenaire de cette Ecole :

C'est un de ses maîtres, G. Maspéro, qui a été durant plus de quarante ans le chef de l'égyptologic en France et en Egypte ; c'est un de ses maîtres qui a tiécouvert et publié le code célèbre d'Hammou- rabi ; c'est un de ses maîtres, James Darraesteter, qui a renouvelé la philologie de VAvcsta, et ce sont des hommes formés à l'École des Hautes-Études qui, en organisant l'École d'Extrême-Orient, ont donné à la France une place éminente dans l'étude de l'Asie. Une œuvre d'importance nationale, comme X Atlas linguistique de la France, est due tout entière à l'École des Hautes-Études.

�� � 2^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et pourtant ces grands ouvrages et les 228 volumes de la Bibliothèque qu'elle a publiés sont le moindre de ses titres de gloire. Plus encore que de ses publications, elle est fiére des élèves qu'elle a formés. Quelques jeunes gens, à peine rétribués, enseignant dans de vieilles salles qui servaient de magasins à la Bibliothèque de la Sorbonnc, ont renouvelé tout l'enseignement des lettres en France.

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ÉCOLE DU VIEUX-COLOMBIER

Six causeries d'André Gide sur DOSTOIEVSKY

Tous les samedis à 16 h. 30 à partir du samedi 18 février.

Samedis 18 et 25 février ; samedis 4, 11, 18 et 25 mars.

Les six causeries auront lieu au Vieux-Colombier même dans la bibliothèque des comédiens.

La bibliothèque ne pouvant contenir que 70 personnes, les places ne sont mises en vente qu'à l'abonnement.

Les souscriptions (50 francs pour les six causeries) sont reçues dès maintenant au Secrétariat du Vieux-Colombier (21, rue du Vieux-Colombier, Paris, 6*=).

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��RECENTES PUBLICATIONS ALLEMANDES

Gerhart Hauptmann : Aitim. Làndliches Liehesgedicht in 24 Gesâti- gen (Berlin. S. Fischer).

Hermann Hesse : AusgeiLuiblte Gedichte (Berlin. S. Fischer).

Otto Flake : Diu kleine Loghuch (Berlin. S. Fischer).

Jacob Wassermann : Mein Weg als Deutscher und Jiide (Berlin. -S. Fischer).

Thomas Mann : Rede und Antwort. GesatiinieJte Abhandlungeu und kleine Aufsât:^e (Berlin. S. Fischer).

LiNKE PooT : Der Deutsche Maskeuball (Berlin. S. Fischer).

Kasimir Edschmidt : Frauen (Berlin. Paul Cassirer).

Martin Buber : Der grosse Maggid, und seine Nachfolge (Littera- rische Anstalt, Rùtteu und Lôning. Francfort sur le Main).

Verkûndigung. Anthologie junger Lyrik, herausgegeben von Rudolf Kayser (Munich. Roland Verlag). D*" Albert Mundt.

LE gérant : GASTON GALLIMARD. A13BEVII.LE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

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LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT

Après l'Aube ardente et la Journée brève, M. Abel Hermant nous donne aujourd'hui le dernier panneau de son triptyque: le Crépuscule tragique[21]. Son héros, Philippe Lefebvre, dont l' « aube ardente » se levait aux environs de 1882, est conduit dans cette dernière œuvre jusqu'à l'armistice de 1918. Il est donc exactement de cette génération de Français dont le mortalis œvi spatium, du moins en sa vraie valeur, se sera écoulé d'une guerre à l'autre et il nous est peint dans cet espace.

Encore qu'il soit loisible de nier qu'on ait voulu faire la psychologie de cette génération, ou seulement d'une de ses fractions, quand on n'en a montré le représentant ni devant le Boulangisme, ni devant le Panamisme, ni devant l'af- faire Dreyfus, je doute que M. Abel Hermant se défende beaucoup de cette prétention. J'en doute d'autant plus qu'elle serait fort suffisamment justifiée. Son Philippe Lefebvre est bien, par certains traits, une fidèle image de l'intellectuel aisé de cette époque ; et si ses traits nous sont montrés dans l'âme intime plutôt que dans l'âme sociale, s'ils baignent dans la pénombre de la vie privée plutôt que dans le grand jour de la place publique, le portrait n'en réussit que mieux à ne point faire double emploi avec tel de ses glorieux précédents et ce qu'il perd peut-être en grandeur il le gagne en vertu pénétrante.

Ces traits, osons le dire (M. Hermant n'y est pour rien), 258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sont de ceux qui rendraient cette génération assez peu sympathique, surtout par contraste avec celle qui l'a suivie ; ils sont des formes diverses de son agrippement à la vie, de sa douleur d'en être dépossédé, de son application à jouir du moi, de cet individualisme effréné dont la génération de la Marne et de Verdun semble assez bien exempte.

Voici le sentiment de la brièveté de la jeunesse, de la foudroyante fugacité de la force et des beaux jours, sentiment assurément vieux comme le monde, mais dont la violente conscience, dont l'étreinte forcenée semble bien un triste monopole de la génération de Philippe. Qu'est-ce que la plainte des grands romantiques (Chateaubriand excepté), qu'est-ce que le soupir des Feuilles d'automne :

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années. Pour mouvoir fui si vite et vous être éloignées Me croyant satisfait...

auprès des rugissements de désespoir poussés en ce sens par les Loti et les Noailles[22] ? Le cri de Philippe monte dans une tonalité plus discrète, mais n'en sort pas moins des régions les plus profondes, c'est-à-dire les plus basses (aussi les plus poignantes), de l'attachement au moi : « André, écrit-il à un ami, dans la nuit près du berceau de son fils qui vient de naître, le flambeau qui vient de s'allumer m'a signifié pour la première fois qu'un jour, bientôt, mon propre flambeau doit s'éteindre... André, j'ai faim de tout, je n'ai encore tâté de rien et voici que la cène est finie. »

Puis cette autre forme de l'accrochement de l'individu à lui-même, de son refus de se nier au profit de plus grand que soi : le sentiment — conscient, c'est là le nouveau — LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 259

de la rivalité profonde, comme organique, des pères et des fils, de ce que M. Hermant appelle fort heureusement la loi d'airain des successions. L'avenir sera confondu du nombre d'œuvres de ce temps (le Vieil Homme, la Gloire ; je n'ai pas dit d'œuvres d'art) qui font état de ce sentiment ; rien ne lui montrera mieux la crânerie de notre époque à de plus en plus ouvrir les yeux sur les cloaques du cœur humain. (C'est ce qu'elle appelle le progrès en psychologie.) A dire vrai, cette rivalité parcourt l'ouvrage de M. Hermant surtout d'une manière sourde et latente. Ajoutons que les circonstances dans lesquelles l'auteur la fait monter à la conscience de ses héros la rendent particulièrement pathétique : c'est l'apparition d'une femme, la polonaise Zosia Wielickza, dont le jeune Rex Lefebvre pressent qu'elle va ravir son père à la fidélité du foyer ; c'est un manuscrit de Rex que lit Philippe et où celui-ci, écrivain lui-même, découvre une esthétique chère à ses jeunes cadets — un peu « belphégorienne », M. Hermant a retrouvé le mot — et qui condamne la sienne. Le tout, d'ailleurs, traversé par une attirance de Philippe vers ces valeurs qui se dressent contre lui, par des reprises du père sur le fils, par un courant d'affection profonde et réciproque qui donnent aux rapports des deux hommes un ton singulièrement humain dans leur complexité.

Voici enfin, et surtout, l'irritante minutie de cette génération à cultiver sa sensation, à l'aiguiser par l'analyse, à prendre conscience de ce travail, à le vénérer. « Philippe, nous dit-on, poursuivait un examen et un commentaire perpétuel de tout ce qui l'affectait à mesure ; jamais il n'eût accordé que la réflexion affaiblit le sentiment, quand il avait chaque jour tant de preuves qu'elle l'affine et le multiplie. » Voilà un homme qui a dû fortement goûter les premiers livres de M. Barrés ; on croirait même parfois qu'il les a faits. Ce tour d'esprit de Philippe donne lieu à des mouvements fort savoureux : ici, c'est son application à jouir d'une doctrine « d'une façon toute puérile » avant 260 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de la disséquer ; là, c'est son art, au moment de cueillir sa maîtresse, à ménager tous les raffinements de son désir en en retardant l'échéance. Notons encore sa science à se dédoubler, à se regarder agir, aimer, à éprouver des sentiments compliqués, à les étudier jusqu'en des circonstances qui, chez un simple homme de cœur, ne laisseraient de place qu'à un cri ; par exemple, lorsqu'au moment de revoir un fils qu'il avait cru tué, il trouve moyen de ratiociner sur ce sentiment qu'il se découvre : que l'idée de la résurrection le déconcerte plus que celle de la mort. Evidemment Philippe est de ces monstres dont parle Renan qui, dans un cataclysme cosmique où sombrerait notre globe, s'occuperaient à réviser leur conception du monde. Ce n'est toutefois point de cette furie de comprendre que je féliciterai les petits-neveux de Philippe de s'être affranchis.

Philippe présente encore d'autres traits bien spécifiques de sa génération : par exemple, la nature de son patriotisme et de son évolution. Sans doute, c'est à ce sujet qu'on eût aimé que M, Hermant nous montrât les réactions de son héros en face d'une crise qui fit, il y a vingt ans, pâlir, chez tant d' « intellectuels », la notion de patrie devant celle de justice ; qu'il nous fît voir la succession des positions de Philippe par rapport à son attitude d'alors à mesure que grandissaient, depuis 1905, les provocations d'outre- Rhin. Toujours est-il que ce patriote assez mou et rebuté par les outrances du chauvinisme, en 1880, qui dirait volontiers avec un des parrains de sa sensibilité [23] : « Le patriotisme, belle vertu, mais rarement fine et ingénieuse », qui sent l'instinct de la conservation nationale refluer à sa conscience vers 1900 devant la vague montante de l'internationalisme, et en arrive, le jour de la déclaration de guerre, à trouver que le profil de sa femme a quelque chose de romain, est un dessin fort juste de la courbe du patriotisme chez une grande partie de sa promotion. LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 261

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Philippe est donc bien, et en un large sens, un homme de sa génération. Toutefois, ce qui me retient le plus en lui, c'est d'autres traits par lesquels, au contraire, il jure avec elle ; par lesquels, plus exactement, il m'apparaît comme un survivant de l'ancienne France — d'une ancienne France — dans un temps qui a précisément commencé d'en déposer les principaux attributs.

Philippe a — et conserve — le culte de la raison ; il ne se sent aucun goût pour « ces soi-disant philosophies où la sensibilité est tout, où l'entendement n'a point de part», et, d'une manière générale, pour toute doctrine qui inscrit en tête de ses valeurs un état irrationnel de l'esprit : vague mysticité ou foi précise. M. Abel Hermant oppose en cela Philippe à la génération de son fils ; il eût pu aussi bien l'opposer à la sienne. Philippe appartient à une promotion d'hommes de lettres, qui, élevés par Taine et Renan, et presque tous entrés dans la lice sous les bannières de la raison, sont pour la plupart, et pour des motifs qui ne sont pas toujours d'ordre uniquement pratique, passés depuis lors au camp adverse. La désertion a commencé vers 1890, avec le haro poussé par Faguet contre le XVIIIe siècle, qui, non seulement n'est pas chrétien, mais ne serait, paraît-il, pas français, et elle s'est poursuivie jusqu'à il y a une dizaine d'années. Philippe, que nous retrouvons à cinquante ans aussi areligieux qu'à vingt-cinq, cachant mal l'impatience que lui cause dans le monde le voisinage d'une soutane et s'irritant de ce que son fils passe pour « bien pensant », ne doit pas seulement heurter les amis du jeune Rex, mais faire scandale parmi ses pairs. Je ne serais pas surpris que cet entêtement lui ait coûté gros dans sa carrière ; notamment si, comme son talent l'y autorisait, il a brigué l'Académie. S'il persiste à solliciter les suffrages de cette brillante compagnie (car je ne sache pas qu'il en 262 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

soit encore) je lui crierais volontiers comme Andromaque à son héros : « Insensé, ton courage te perdra. »

Observons combien le culte de la raison est pratiqué par Philippe à la française, je veux dire avec naturel, avec modération, avec sourire. Rien de cet embrassement sombre et fatal qu'en fait tel illustre de ses contemporains, apôtre patenté de classicisme, et dans lequel un Bœhm ou un Gerson (l'ardeur mystique peut prendre le rationalisme pour objet tout comme autre chose) se reconnaîtrait certes plus qu'un Rivarol. Notons aussi le consentement de Lefebvre à n'avoir point les suffrages de ses cadets, l'absence chez lui de la seule pensée de les conquérir. Cela déjà suffirait à le distinguer de ce maître qu'on croit parfois deviner en lui, qui, salué de la jeunesse de 1880, veut aussi celle de 1922 et dont l'effort de ces dix dernières années semble admettre pour devise : Hodie mihi, cras mihi.

Mais ne forçons rien. La génération de Philippe, dans la mesure où elle est restée fidèle à la raison, se trouve aux prises surtout avec celle qui la suit. M. Hermant symbolise ce conflit dans le geste de Rex se faisant soldat dès 1910 et partant pour l'Afrique comme on se fait moine et dans la douleur du père qui sent la leçon que l'enfant entend donner à ses valeurs. Il y a là une hostilité secrète, une souffrance vive et inarticulée, toujours baignée d'une grande affection mutuelle, dont l'effet est poignant. L'avouerai-je ? je ne partage pas entièrement la sévérité de l'auteur (ce n'est point là, d'ailleurs, qu'il l'exprime) pour l'anti-intellectualisme de la promotion de Rex, pour son « pragmatisme ». Sans doute, l'attitude de ces « jeunes gens d'aujourd'hui » aura tenu à des causes dont certaines sont peu sympathiques : l'abaissement de leur culture, une sourde soif d'en prendre comme une revanche sur des aînés mieux partagés, le parti-pris puéril qu'ont tant de générations de faire pièce coûte que coûte à ceux qui les précèdent, d'autres encore. Il en est une toutefois qui paraît évidente et ne laisse pas que d'émouvoir : c'est le sentiment qu'ils avaient LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 263

en grand nombre des terribles épreuves auxquelles ils étaient promis. La haine de la pure raison est assez explicable chez ceux qui sentent venir l'heure de se battre et de mourir et le cri de guerre poussé contre l'esprit critique, bien avant 1914, par les Péguy, les Psichari, les Paul Drouot, prend un sens aujourd'hui singulièrement tragique. M. Abel Hermant pourra toutefois me répondre que les héros de Denain et de Fontenoy (dont la race n'est d'ailleurs pas éteinte) n'eurent pas besoin de maudire la raison pour savoir mourir.

Les deux générations dont il s'agit ici me semblent un fulgurant exemple de cette loi que Renan croyait discerner à travers l'histoire, selon laquelle le haut degré d'intellectualité d'une époque se paye d'une assez faible moralité, cependant qu'une haute tenue morale a pour rançon un pauvre étiage intellectuel. La génération de Philippe, placée dans des conditions exceptionnellement favorables à la culture de l'esprit (songez que pendant quinze ans, de 1890 à 1905, elle a pu croire — à faux, mais il n'importe — à la fin des grandes guerres ; songez, du point de vue social, économique, à la tranquillité relative de cette période) aura été particulièrement éprise de savoir et de beauté en même temps qu'assez peu étreinte par la préoccupation des problèmes de la raison pratique ; elle s'est définie dans son culte pour Anatole France ; la suivante, prise dans des difficultés de toute sorte [24] et de plus en plus angoissantes et résolue d'y faire face, se sera montrée, en sa plus grande 264 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

partie, méprisante — et incapable — d'intellectualité pure et toute vibrante de passion morale ; elle se signe dans Péguy. C'aura été une heure tragique que ces années d'avant-guerre où tant de jeunes gens, sentant monter le péril et s'enfonçant de plus en plus dans les fureurs de l'action et de la foi, se prenaient d'une véritable haine pour leurs aînés dont la jeunesse spéculative leur paraissait avoir été une trahison à la patrie, cependant que ceux-ci articulaient des défenses spécieuses ou balbutiaient des mea culpa plus ou moins nets qui ne désarmaient personne. Aujourd'hui la paix est faite ; les jeunes fervents de l'action, ayant sauvé la France, se sont donné l'élégance de pardonner aux vieux leur religion de l'esprit. Bien mieux — M. Hermant l'a noté — ils veulent y venir, à cette religion. Le pourront-ils ? Ne sont-ils pas, et quoi qu'ils veuillent, con- damnés pour toujours à leur sombre discipline ? L'un d'eux, des plus représentatifs, tout récemment encore, s'élevant précisément contre M. Anatole France, déclarait n'accorder le rang suprême qu'aux œuvres « inspirées par une conviction profonde », en sorte que son esthétique est ainsi faite que les clameurs d'Ezéchiel y ont le pas sur l'Iliade. On se demande avec tristesse si ce jeune héros n'est pas, plus encore que ne l'a dit un des siens en un morceau célèbre, d'une génération « sacrifiée ». On va plus loin, et l'on se demande si elle serait souhaitable, cette revenue de la jeunesse au pur culte de l'esprit ; si l'avenir ne s'annonce pas tel que, pour bien longtemps encore, la France aura autrement besoin de voir ses fils vénérer l'énergie du cœur et la furie de la volonté que la perfection de la pensée ; si l'ado- ration de cette dernière — du moins par une jeunesse compacte — n'est pas un de ces nombreux luxes que l'humanité de demain ne pourra plus s'offrir.

Triste rayon, es-tu l'aurore

Du jour qui ne doit pas finir ?

Marquons un autre trait par quoi Philippe nous semble LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 265

un spécimen de l'ancienne âme française égaré dans un temps qui commence à l'abdiquer : son goût — dans tous les ordres, en fait de paysage comme de philosophie — pour le mesuré, le modéré, son aversion pour l'illimité, pour l'infini. (Voir son malaise devant les énormités de l'Engadine, son bien-être devant toutes les expressions du génie grec.) Ce trait qui rattache Philippe à la pensée française plus peut-être encore qu'il ne croit (car nos métaphysiciens eux-mêmes, Descartes et Malebranche, sont des infinitistes très mauvais teint; je le montrerais si c'était le lieu), ce trait requiert notre attention spéciale en ce que Philippe l'a manifestement hérité de son père spirituel. M. Abel Hermant nous paraît un des seuls dans la génération de 1890, dans la promotion des Barrés et des Maeterlinck, dont le fond ni la forme n'aient été mordus rigoureusement en rien par le romantisme hégélien, importé chez nous à cette date ; dont l'œuvre, pour parler plus généralement, soit indemne — combien indemne ! le mot seul que je vais prononcer fait sourire, dit à propos de notre auteur — de toute pâmoison panthéiste. C'est peut-être là ce qui explique la situation particulière faite à son œuvre, laquelle évidemment n'a point connu de succès de forum.

Ce n'est pas dire une chose très différente de dire que M. Abel Hermant est un des seuls de sa génération qui n'aura pas été atteint : de la religion de Pascal, de ce Pascal qui devait attendre l'intrusion chez nous de la philosophie pathétique pour être salué de père de la pensée française (voilez-vous, Voltaire et Montesquieu !) L'auteur des Pensées, lui aussi, eût pu dire : « Je serai compris vers 1880. »

Notez combien ce goût du mesuré, du fini, du pur intelligible, est en quelque sorte organique chez notre auteur, combien il y est inscrit dans ce qui, chez l'écrivain, signe le plus profondément le tempérament de l'homme : dans le ton de son verbe, dans la coupe de sa phrase, dans le choix de ses images, dans les proportions de ses développements, 266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans la nature de ses explications (toujours données par exemples, par du concret, comme chez Voltaire). On ne peut s'empêcher ne songer à tel de ses brillants contemporains qui défend la mesure et la clarté françaises dans un style infiniment plus semblable à celui de Novalis que de La Bruyère. Je pense souvent, à propos de M. Hermant, à ce mot de M. Pierre Lasserre, dans son beau livre sur l'Esprit de la musigue française : « Il faut être Français sans le faire exprès ; c'est la bonne manière. » Et, de fait, M. Hermant ne clame pas, comme d'autres, depuis vingt ans : « Je suis Français ! » ; il l'est. C'est pourquoi on le dit surtout de ces autres.

Au reste, ne félicitons pas à l'excès notre auteur de cette sensibilité au pur intelligible, d'être de ceux qui jamais ne murmurèrent :

l'infini me tourmente.

Là est évidemment la limite de son beau talent : une certaine absence d'inquiétude, d'atmosphère de mystère, une manière d'être peut-être plus statique que dynamique de l'œuvre et de ses héros. Si l'on nomme âme, avec une fameuse philosophie chère à la génération de Rex, une certaine « inquiétude de vie », on pourrait dire que les personnages de M. Hermant, qui ont toujours et en si haut relief un caractère, n'ont pas toujours une âme [25]. En lisant le brillant romancier, je pense souvent que les romantiques ont tout de même apporté quelque chose et me surprendrais parfois à devenir belphégorien — si je ne l'étais déjà. M. Hermant ne s'affectera certes point de ces réserves, car il est en belle compagnie : le procès que je lui fais, c'est celui que Schlegel et Jacobi (en quelle bande me voilà !) ont fait à nos classiques — et Michelet à la Grèce.

Disons bien vite que ne point créer d'atmosphère de mystère n'implique nullement qu'on ne sache atteindre les LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 267

choses dans leur nature la plus intime, la plus profonde, la plus « mystérieuse ». De cette pénétration la nouvelle œuvre de M. Hermant donne maint exemple ; par-dessus tout dans cette merveilleuse analyse de la « paternité passionnée » de Philippe, de ce père qui se sent heureux que son fils ne ressemble qu'à lui, que la mère n'y ait pas mis sa marque, qui, le retrouvant mutilé, souffre de cette humiliation, de cette diminution de la chair qu'il a créée, tandis que pour la mère au cœur simpliste il suffit que l'enfant vive. J'ai idée que bien des pères se sentiront décelés au plus secret de leur cœur par de telles pages, et, plus généralement, tous les parents par la notation de cette tendance qu'ont Philippe et Madeleine, quand ils croient leur fils mort, à se le rappeler surtout enfant, de leur joie, lorsqu'il leur est rendu, à retrouver en lui le sourire du premier âge. Saint-Evremond loue un de nos grands tragiques « d'être allé jusqu'au fond de l'âme de ses personnages pour y voir former les passions, y découvrir ce qu'il y a de plus caché dans leurs mouvements », ce qui ne veut pas dire du tout (il ne l'en eût d'ailleurs point loué) d'avoir épandu aucune ombre de mystère sur ces profondeurs. L'œuvre de M. Hermant me semble tomber souvent sous le coup de cet éloge. Au surplus, des lignes comme celles- ci sont parfaitement baignées de mystère dans leur teneur analytique ':

Rex avait levé les yeux sur son père et le gênait d'un de ces inquiétants regards d'enfants, dont on ne sait jamais s'ils sont vagues et vides, ou s'ils contiennent, avec l'immense mémoire de tout le passé, la prévision de tout l'avenir.

M. Abel Hermant, disions-nous, pose toujours ses idées dans le concret ; plus exactement, il ne les conçoit qu'insérées en des mouvements de sensibilité humaine, liées à des âmes. Ce trait, qu'il a encore transmis à son héros (Philippe le note dans une page émouvante [26]) fait bien de 268 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'un et de l'autre des intellectuels de leur nation, de cette nation où tant de véritables philosophes ont produit leur pensée sous les espèces du conte, du roman, du dialogue, où les plus grands critiques s'appellent Bayle et Sainte- Beuve qui n'ont jamais su séparer un système de l'âme particulière qui lavait conçu. C'est évidemment ce caractère d'incidentes, de choses dites à l'occasion d'autres, qui fait que les idées de M. Hermant, malgré leur très fréquente valeur dans leur subtilité, sont assez peu retenues en tant que telles. N'est-elle pas valable comme idée cette remarque, jetée en passant, que « langage impérial ne signifie pas langage de cour, mais militaire et plébéien » ; que « le protocole, qui évolue dans les monarchies, demeure inflexible dans les républiques » ; que « l'absence est une habitude et comme les autres habitudes ne peut se rompre sans qu'à la joie se mêle un peu de déplaisir » et mainte autre, d'une véritable généralité ? Tel est le béotisme de nos contemporains que les idées n'ont leur respect que produites sous forme dogmatique (le succès de M, Bergeret ne me donne que plus raison). C'est une des nombreuses hontes de ce temps que l'auteur de la Discorde et des Grands Bourgeois soit moins considéré comme penseur que tel solennel assembleur de truismes sur la Sagesse et la Destinée eu sur « la chair humaine ».

Rassemblons ces traits : culte de la raison, du mesuré, du concret, absence de toute emphase, de tout dogmatisme, de tout romantisme. Rapprochons-les de ces autres par lesquels l'auteur achève de modeler son héros : surveillance de sa sensibilité, application à la cacher au monde jusque sous les dehors de l'inhumain, pudeur des larmes ; perfection de politesse, de respect des convenances d'autrui ; refus de se croire le centre de l'univers, d'égaler son petit moi aux plus grandes choses ; acceptation de la fatalité, répugnance à s'exagérer la puissance du vouloir humain. Avions- nous tort de dire que la haute saveur de Philippe est d'être un survivant de l'ancienne France, — proprement du dixLE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 269

huitième siècle — égaré aux âges pathétiques ? Comment a-t-on pu, encore une fois, voir en cet élégant un de nos maîtres aussi célèbre par sa pesante autolâtrie et son grave moralisme que par les belles cadences de ses doctes périodes ? S'il me fallait à tout prix identifier cette espèce de Champfort en smoking que m'apparaît Lefebvre, je songerais bien plutôt à un autre de nos coryphées littéraires, vrai gentil- homme de lettres, infiniment voisin de M. Abel Hermant, et j'oserais me souvenir que Phidias, en sculptant sa Minerve, s'était dextrement enchâssé, dit l'histoire, aux plis de la robe de son modèle.

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                       *   *

M. Abel Hermant promène son héros à travers des péripéties qui lui sont une occasion de portraits, d'évocations de milieux, de scènes de toute sorte où non seulement se retrouvent tous les dons bien connus de l'illustre romancier mais où d'autres se révèlent.

Voici le jeune Philippe à Oxford, dans l'orbite du barde Ashley Bell, l'« Adam américain » exilé aux jardins anglais et qui semble bien être à Whitman ce que le Choulette du Lys rouge est à Verlaine. Elle est inoubliable cette vision du grand vieillard, les cheveux au vent, le col nu, dont les bras en s'ouvrant font naturellement le geste de la prière, à la fois puissant et puéril, catéchisant et priapique, toujours inféodé à la nature en ses désirs, en ses clartés profondes, en ses contradictions. Tout autour se groupent les disciples : Rex Tintagel, le délicieux camarade de Philippe et son introducteur dans la communauté, tour à tour questionneur et recueilli ; le jeune lord Swanage, aux cheveux pâles et moirés, qui traite avec le maître de pair à compagnon ; l'Allemand Lembach, qui prend des notes ; le petit Liphook, qui admire de confiance ; enfin, Philippe, chez qui la dévotion, comme il sied à sa race, n'exclut pas l'ironie. Le tout forme un tableau exquis. Tel retour à la tombée du jour, 270 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avec Bell vaticinant au milieu de ces éphèbes, a sa place toute marquée dans les anthologies.

Philippe s'est marié, est devenu un brillant écrivain, admis de droit dans les milieux les plus choisis. Le voici chez les Goncourt, chez la princesse Mathilde, dans un fameux salon tenu par une ex-biche du second Empire, qui voyage dans la galerie de M. Hermant sous le nom de Mme de Chézery. L'histoire puisera comme chez un Saint-Simon dans ces pages où de grandes vedettes de ce dernier demi-siècle — un Jean Lorrain, un Montesquiou, un Jules Lemaître — sont évoquées en si haut relief [27]. Mais elle y puisera comme chez un Saint-Simon philosophe, qui saurait saisir le sens historique des spectacles dont il est témoin. N'est-ce pas un moment de l'histoire, du moins de l'histoire des mœurs, que l'auteur discerne quand il nous montre en Mme de Chézery une épave du demi-monde de 1865 pouvant enseigner le bon ton aux grandes dames de 1910 ? N'est-ce pas tout popolare de la famille Bonaparte, tout le secret de sa poésie et de sa séduction qu'il projette dans cette scène où la princesse Mathilde, jugeant insuffisante la gratification qu'elle a fait remettre à des Napolitains qui viennent de jouer chez elle et voulant y joindre un remerciement, s'avance toute seule au pied de leur estrade, et, après leur avoir adressé deux ou trois phrases en italien, fait plusieurs courtes révérences, elle, la nièce du grand empereur, devant ces pauvres musiciens, avant de s'en retourner, du même pas lent et majestueux, vers ses hôtes ? Les Monmerqué de l'avenir aimeront de trouver dans Zosia Wieliczka un portrait de Marie Bashkirtseff, en même temps que l'histoire plus générale y apprendra des traits de l'intelLE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 27 1

lectuelle exotique vers 1900, avec sa fatigante intelligence qui ne désarme jamais, son irritante adaptation immédiate à toute chose, sa « connaissance de notre littérature » qui consiste à ignorer maint de nos phénix cependant que tel oisillon de chapelle lui est familier. — Les randonnées de Philippe, en Allemagne, en Grèce, en Pologne, pour rejoin- dre la vagabonde Zosia, sont l'occasion des plus heureuses descriptions, encore que l'auteur, vrai disciple des anciens, nous peigne moins les choses que leur réaction sur les âmes ; j'aime, entre d'autres, cette page où Philippe, dans une petite ville de Posnanie, découvre que l'Allemagne est plus alle- mande, le matin, quand elle fait son marché ; cette autre où il retrouve dans l'architecture du château de Zosia l'âme de la polonaise, si différente de la sienne qu'il « ne pouvait l'admirer que jusqu'à la passion, non jusqu'à la sympathie. »

Retenons cet hommage à la sympathie. Il s'apparente à un trait qu'on n'a pas assez fait ressortir chez notre auteur, encore qu'il soit remarquable chez le peintre terrible et comme diabolique de tant de vilenies et de convulsions : le bonheur de modeler, à l'occasion, une âme noble et sereine, un être d'équilibre et de paix. Ce trait, qui s'aperçoit déjà, par exemple, dans le portrait de Madame Morand-Fargueil du Joyeux garçon, paraît ici dans celui de Madeleine, la femme de Philippe, avec ses yeux gris « qui se reposent à loisir sur les objets et sur les âmes », toute sa personne qui exprime « la compagne dont le cœur est sûr. » L'auteur enveloppe cette exquise créature dans la même caresse où Balzac berce Madame Firmiani et Thackeray Amélie Osborne. Une fois de plus, on se dit que tous les Satans n'aiment qu'Eloa.

Aussi bien M. Hermant — rappelant par là encore son frère en satanisme Thackeray — peint avec un bonheur tout spécial le charme des familles unies, la poésie des foyers purs. Souvenons-nous, dans la Discorde, des vieux Lengellier. La nouvelle œuvre présente en ce sens deux

�� � 272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vrais joyaux : dans la Journée brève, le tableau des I.efebvre au dîner de l'éditeur Mercadier ; dans le Crépuscule tragique, la scène où, la nuit, dans le cabinet de Philippe, Made- leine et son mari lisent l'un près de l'autre le manuscrit de leur fils. Sans doute le ménage, ici, n'est point pui ; Phi- lippe est infidèle ; mais l'auteur sait, jusque sous cette tache, faire briller la lumière de l'ordre conjugal ; avec quel art, quelle émotion de pinceau! jugez-en :

Dans ce ménage toujours ami, même aux jours les plus som- bres, l'adultère n'avait pas été une plaie secrète, mais il avait été un péché muet... Madeleine savait que c'était elle qui avait la meilleure part, mais elle n'eût point souffert que Philippe lui dît : « C'est toi que j'aime » ; car cette phrase, salie par l'usage que l'on en fait, et qui est cependant, le plus souvent, une vé- rité, il fallait, pour lui laisser toute sa valeur, justement qu'il ne la dît point et que ce fût elle qui la sentît.

Au lien si fort qui les unissait et qui ne s'était pas rompu, s'ajoutait celui d'une reconnaissance délicate. Ces deux êtres à qui la vulgarité était en horreur se savaient gré, infini- ment, de pouvoir grâce à une entente tacite, vivre ce drame sans y rien admettre de trivial, sans faire aucune des scènes à faire. Madeleine n'avait ni revendiqué ni repris sa place : elle l'avait gardée.

Convenez-en : il n'y a que les démons pour trouver de ces débauches de pureté.

  • *

Mais voici de grandes pages, et un ton auquel l'auteur ne nous avait pas habitués. Déjà, dans Y Aube ardente, l'an- nonce par Bell de guerres terribles, — plus terribles que toutes celles qu'on a vues, parce que les nations vont main- tenant devenir àts personnes, — avait fait passer sur l'œuvre un grand souflle. (J'avoue que l'épisode du vieux barde, retrouvé mourant par Philippe dans une ambulance en 191 5, me semble un peu forcé.) Voici maintenant la guerre elle-même, le sourd malaise de la France à partir de la

�� � LE TRIPTYQUE DE M. A BEL HERMANT 273

mi-juillet 19 14, la préparation de l'Allemagne dès cette date, notre angoisse des premiers revers, notre confiance en dépit d'eux ; ces grandes choses nous sont montrées dans de menus faits, dans l'atmosphère d'une répétition générale le 14 juillet 19 14, dans les impressions de Phi- lippe lors d'une dernière traversée de l'Allemagne quel- ques jours plus tard, dans une entrevue furtive de Rex et de ses parents sur un quai d'embarquement à la fin d'août ; mais l'auteur a su, dans la peinture de ces petites scènes, faire sentir toute la grandeur qui les sous-tend, comme un de ses maîtres jadis avait su peindre tout le mouvement d'une grande bataille dans les avatars d'un petit troupier et d'une vivandière le long d'un chemin de traverse. Puis c'est le deuil de la famille française, Rex « porté disparu », la douleur des parents si poignante dans sa dignité, dans son silence, dans sa pure inté- riorité. Enfin, Rex n'étant que prisonnier (avec un bras en moins) et interné en Suisse où Philippe monte le voir, c'est, chez le quinquagénaire, la reconnaissance mêlée de vénération pour le jeune héros sorti de lui. M. Abel Hermant illustre ce sentiment en rappelant dans la mémoire de Philippe un mot qui aurait été réellement prononcé, celui d'un pauvre paysan dont le fils était mort à bord d'un sous-marin coulé et qui aurait dit : « Il me semble que mon fils est devenu mon père. » L'auteur a traité ces mouvements d'âme relatifs à la guerre dans un tel symbolisme qu'on dirait que ce mot est de son invention et que c'est la réalité qui Ta pris à l'artiste.

��Quelles que soient ces beautés, la haute valeur de l'ou- vrage me semble être ailleurs et dans la peinture de choses apparemment plus humbles.

Elle est dans la peinture d'Oxford, du ravissement du jeune Philippe à découvrir la cité élue, le charme de ses prairies, la poésie de ses vieilles pierres, à embrasser la

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�� � 274 ^A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jovialité de son idéalisme, sa mystique de la camaraderie, la perfection de son libéralisme ; elle est dans la peinture du souvenir qu'il en garde 'comme d'un baume de pureté versé à la source de sa vie et qui en parfume tout le cours.

Elle est dans la peinture, en ce même Oxford, de la camaraderie de Philippe et du jeune RexTintagel (la scène de la baignade est déjà dans toutes les mémoires) ; dans la caresse, — l'émotion, — avec laquelle l'auteur a noté ces jalousies subtiles et inavouées, ces inquiétudes muettes, ces réconciliations tacites, tout ce réseau de tendresse chaude et discrète dont se compose l'affection de deux jeunes hommes au cœur fier; dans le bonheur avec lequel il a fait, dans VAube ardente, un vrai poème de l'amitié.

Elle est dans la peinture du profond humanisme de Philippe, de l'intimité totale et continue de son esprit et de son cœur avec le génie grec, principalement avec Platon. Plus exactement, elle est dans les combinaisons que, tout le long de l'ouvrage, l'auteur fait de ces trois thèmes : par exemple dans cette scène du voyage de Grèce — la perle de l'œuvre selon nous — où le jeune Rex Lefebvre, dont le seul prénom sonne le rappel du thème d'adoration d'Oxford, recueille en ses petites mains les larmes de la fontaine de Castalie pour les faire boire à son père et communier avec lui dans la vénération de la terre de beauté.

Mais non seulement c'est dans ces peintures qu'est la haute saveur de l'ouvrage, là qu'on trouve ses grandes réussites, — et ce parfum de mystère que nous souhai- tions plus haut, — mais c'est là, très évidemment, qu'est le véritable intérêt de l'auteur, le sujet qui lui tient au cœur. Ce sont ces choses qui, dans l'ensemble qu'il peint, lui paraissent cardinales. C'est à elles que les autres, si grandes qu'elles soient, sont rapportées. Voyez, par exemple, comme les pensées de Philippe devant la guerre montante sont gouvernées par les souvenirs d'Oxford et du voyage de Grèce. Au sur-

�� � LE TRIPTYQUE DE M. ABEL HERMANT 275

plus, l'auteur sait ce qu'il fait quand il achève son œuvre sur un retour de Philippe à la cité galloise ; l'impression qu'il veut nous laisser, c'est que les drames de la vie de son héros, de la génération qui a vu la guerre, passent pour lui au secorid plan devant les enchantements de Le- febvre à Oxford et ses autres émois de même nature.

Et alors, devant cette étrange échelle de valeurs, devant ce dilettante qui subordonne les plus grands mouvements de l'histoire à des émotions de luxe parce qu'elles lui sont chères, on reste un moment interdit. On reprend, non sans révolte, (comme quand M. de Porto-Riche faisait ]ouev \e Marchand d'estampes au début de 19 18, pendant la défection russe et la terrible menace allemande) le mot du vieux Romain à propos d'un autre voluptueux :

Bella gérant alii ; Protesilaus amat !

Mais bientôt on se ressaisit, on se dégage de cette véné- ration dont s'aveugle toute époque pour les événements qui ont été sa chair et son sang ; et on découvre alors, que c'est le dilettante qui voit juste, que c'est lui qui fait une classification vraiment philosophique des choses, qui su- bordonne l'anecdotique à l'éternel ; que le cataclysme de 1 9 1 4 est un épisode par rapport au « miracle grec » et à l'amitié des creurs virils, et que les jeunes voix de Lysis et de Ménexène répondant à Socrate sous les platanes de rilyssus ont plus de retentissement dans la mémoire des hommes que le fracas des armes de Chéronée. La trilogie de M. Hermant pose, et dans la même lumière de grâce, dans la même abolition de dogmatisme, la même hiérar- chie de valeurs que Thaïs ou que l'œuvre historique de Renan. Elle est bien l'expression — une des dernières peut-être et non la moins précieuse — de la France intel- lectualiste et spéculative, dans son contraste avec la France montante, éprise, nécessairement hélas ! et peut-être pour son salut, des religions de la morale et de l'action.

JULIEN BENDA

�� � POÈMES

��LE FORT

��Le fort souscrit, dans la bauUlasse, à l'écrase-jnoi des chemins qu'insinue, aux mains des ragasses, ]a nue au ventre parchemin.

Passé le fossé, passe V arche ; la porte grince sur ses freins, le sergent hurle une chose., arche, le soldat crotté plie les reins.

Herbe et ciel à la fois démarrent

au vent, à l'eau... Quand numrrons-nous

de l'ennui jà jusqu'aux genoux ?

�� � POEMES

« C'est vrai, dit Savry, qu'on a marre ! » crachant loin de lui, d'un seul coup, le fort, la pluie, la boue, et tout.

��277

��*

  • *

��Bon soldat de pose à trois heures, pisse au frais sur les pâquerettes. Tu viendras cueillir la fleurette, à dimanche, quelle y demeure.

Le ciel rosit sous la tonnelle, l'hej-he fleurit sur le pré mou ; premières feuilles pointent belles leur lance tendre en cœur vert-chou.

Copain, j'exhibe mes radis ;

va, fais le mort, l'œil en dessous,

toi qui n'as un maravédis,

tandis que j'allonge, faux riche, pour nos deux cafés-bols, six sons... De nous, c'est encor moi qui triche.

��Brou-Lyon, l^i-j

�� � 278 / LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��AUTOMNE

��Beauté, bouquet brandi du jour qui va périr, beauté, quand vous retrouverai-je ?

Qu'un lacet déjà cède et vont les fleurs pourrir quand tus les chœurs et le chorêge !

L'oiseau, qui passe au ciel tire à lui son reflet, cher souvenir, de l'eau qui tremble,

comme toi, jour forgé des feux sur ce palais de ma vie. à ma mort ensemble.

Mais l'instant qui se double au vain, trop vain miroir

de notre esprit qui le possède, quand l'arrache déjà le courant fleuve noir,

se retourne et nous crie à l'aide.

Femme, chanson, soleil, feuille auvent, fleurs, mes fruits,

comme vous êtes périssables, et comme le silence est fort après le bruit,

comme h font les grains de sable !

Octobre 1^21.

�� � POEMES 279

��CIVITA VECCHIA

��Les bœufs blancs au bord de la mer, Leurs cornes font de longs accents, Tirent la herse dans le sens Des sillons où dort Démèter.

A l'horizon, la bande mauve Du ciel qui naît sur tout cela, Et les nuages qui se sauvent Mourir sur Civita Vecchia.

Mélancolie, ô double plaine Longue de la terre et des eaux ! Le train soulève des oiseaux.

Ce sont augures, par centaines Silence et paix entiers, sans nul Monument de Stendhal, Consul !

�� � 280 LA NOUVELLE I^EVUE FRANÇAISE

��ROME

��Quatre U:(ards boivent le vif Rayon qui tarde au Colysée ; Heure où Von fer me les musées. Le couchant allonge les ifs.

Les chats coiupisscnl la Trajane, La garde monte au Vatican ; Destins encor, toge ou soutane ? Mais César a fichu son camp.

Le Tibre mord de vieilles pierres, fupiter rend les clefs à Pierre, Un roi s'enferme au Quirinal.

Et sous le cintre d'une arcade, — On danse ferme à l'Ambassade Descend un vieux char triomphal.

�� � POÈMES 281

��NAPLES

��Je te retrouve, Napoli, Soleil Dieu iaiiré cï épliichures , Luisant sur les architectures Des cheveux des sœurs Rondoli !

Barbe vcrie des fiuocchi, Port de pourpre aux bras des mâtures. Blocs de couleur des couvertures Aux balcons mieux que sur les lits.

Je te retrouve encor qui chantes, Matrone aux deux joues éclatantes, Vautrée aux cris de la Chiaia.

Foin de l'art avare et des livres, O toi dont les gorges sont ivres, Can:;one Napolitana !

��CAMILLE SCHUWEK

�� �


LA CONTAGIEUSE MISÈRE


Une des idées probablement les plus vieilles du monde sur le commerce et les échanges est qu’on fait fortune en mettant les autres en misère. La vente a eu la même psychologie que le vol. Pressurer le vaincu, le débiteur, le client jusqu’à ce que rien ne lui reste a permis l’axiome : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. » Ce vieil esprit du vol, de la guerre et de la chasse, qui croit qu’on n’est enrichi que par ses victimes, a déjà été très atténué dans l’emploi et la rétribution des ouvriers. Les épuiser de travail en les payant le moins possible, sans s’occuper du soin de conserver leurs forces, fut une pratique longtemps considérée comme très fructueuse pour l’employeur. La dégradation de la santé des ouvriers par la liberté d’en tirer profit sans restriction parut ensuite un état ruineux pour la nation. L’ère des lois sociales commença. Le même phénomène s’accomplit actuellement entre le commerçant et le client. Enrichir, prolonger l’homme à qui l’on vend paraît plus fructueux que de l’épuiser à misère. Dans une civilisation commerciale, être impitoyable à l’acheteur cause la ruine du fabricant, du vendeur. Le matérialisme historique aboutit à la justification de la pitié. Les conséquences de la guerre 1914-1918 prouvent l’absurdité de vouloir établir la fortune d’une partie du monde sur la ruine de l’autre. La démonstration de la solidarité universelle est faite d’une manière énorme, non par l’intelligence des hommes qui ne se montrent capables que de la subir et l’exprimer à mesure qu’ils la comprennent, mais par une fatalité matérielle plus puissante que les forces spirituelles. On voit enfin que les haines patriotiques ne peuvent subsister que dans la misère. Les nations ne s’étaient jusqu’ici précautionnées que contre la contamination pathologique. Aucune n’avait l’idée de mettre la nation voisine en état de maladie pour se maintenir soi en état de santé, mais chacune croyait se maintenir en fortune en tenant autrui en misère.

L’internationalisme commercial d’avant 1914 pouvait encore affirmer qu’une nation avait intérêt à vaincre l’autre. Il apparaît après les hostilités de 1914-1918 qu’une nation en frappant une autre se frappe elle-même. L’idée de Norman Angell que la guerre appauvrit toutes les nations belligérantes, même le vainqueur levant tribut, est étendue jusqu’à la preuve que la guerre associe toutes les nations pour la réparation des ruines qu’elles se sont causées. Quand même cela serait une iniquité par égard à une nation assaillie, c’est une réalité, non pas amenée par le raisonnement et la justice des hommes, mais imposée à eux comme une intempérie, un cataclysme, une loi physique. Il n’y a pas entre les nations de non-solidarité devant la misère de l’une d’entre elles. Quand la pénurie et l’inanition sévissent en Russie, en Autriche, les effets en courent jusqu’en Angleterre et en Amérique par le chômage des usines dont les produits ne sont plus achetés par les peuples dépourvus. Il faut aider le vaincu, enrichir le client, procurer le crédit à qui doit payer le tribut. La France se rebute à cette solidarité internationale qui n’a pas été pensée par elle. Des révélations s’accomplissent matériellement qui ne sont point encore établies dans l’esprit des peuples mais déjà les contraignent et les dominent. L’idée vient dernière, entraînée par les faits. La France basant son raisonnement sur la justice d’obliger l’Allemagne à réparer les ruines qu’elle a accomplies ; l’Allemagne voulant l’éviter et réserver sa fortune au détriment de la France, ont cependant un intérêt commun sur quoi leurs sentiments ne leur permettent pas de s’entendre. Se cherchant des raisons de guerre par prétextes historiques elles étaient dans l’erreur ; se cherchant des raisons de paiement par preuves de justice, elles sont encore dans l’erreur ; non dans l’erreur spirituelle, mais dans l’erreur matérielle. Il faut qu’elles raisonnent sur la simple idée de profit commun. L’Allemagne doit réparer la ruine de la France qui doit aider l’Allemagne à redevenir riche. Cela ne sauverait pas encore leur fortune si d’autres nations étaient autour d’elles en misère : Russie, Autriche.

Jamais la fatalité de l’association n’a tellement démenti l’idée de lutte. Car il y a une fatalité plus qu’une idée de l’association. Tandis qu’il y a une idée et une pratique de la lutte. Toutes les vieilles habitudes de penser collectivement agissent contre l’intérêt commun des nations accoutumées séculairement à se haïr et y ayant des causes glorifiées. Il faudrait une négation de l’Histoire par raison d’intérêt général. Ce n’est pas une possibilité que les hommes enseignent mais qu’ils réprouvent.

L’humanité n’est pas arrivée par la philosophie et la morale à bien définir la solidarité universelle. Elle la prouve par le négoce. Le commerce impose ce qu’aucune religion n’a pu suffisamment enseigner et pratiquer : la démonstration de l’idiotie de la guerre. La réprobation contre le mercanti est une des vieilles erreurs dues à l’esprit de noblesse et au goût de la fainéantise.

Parmi les nombreuses manières de classer les hommes, il en est une fort importante qui est de distinguer les fabricants des trafiquants. Les fabricants agissent sur la matière, y incorporent la valeur du travail. Les trafiquants la chargent de leur bénéfice ; ils agissent sur les hommes et en tirent profit. Un fabricant isolé dans une île y peut prospérer par la force de son travail sur les choses brutes : le bois, la pierre, la terre. Un trafiquant ne peut rien faire seul. Il faut des hommes autour de lui, des fabricants qui créent les objets dont il trafique, des clients sur qui il réalise son profit. Plus les hommes communiquent entre eux et étendent la civilisation, plus le trafiquant régit le fabricant, plus le vendeur domine le producteur. Une nation sans vendeurs serait ruinée par son travail dont l’accumulation la réduirait à la misère. Le monde est arrivé à souffrir par la force de fabrication dont il a si longtemps manqué.

Ce qui crée la puissance du solitaire dans l’île ruine une collectivité ; car le produit du travail doit être consommé, sinon son prix baisse entraînant le salaire ouvrier, la valeur de l’usine, la fortune nationale. Contre quoi le vendeur est sauveur.

Le commerçant est le grand fraterniste de l’humanité. Il vaut plus que le chrétien pour la pacification du monde. Religieux et vendeurs ont accompli la sottise d’aider l’armée et de croire prospérer par la guerre. Chaque nation a invoqué Dieu et la lutte économique pour écraser le concurrent fabricant et vendeur. Avant que la religion ne revienne à la fraternité des fidèles, le commerce a compris qu’il devait sauver le client. Jésus-Christ qui n’avait aucun sens commercial a commis une des plus grandes erreurs d’économie politique de tous les temps en chassant les marchands du Temple. C’est le commerce qui réclame aujourd’hui la solidarité internationale dont le christianisme a été incapable. L’idée de la solidarité mondiale est vivante surtout chez les peuples marchands : les Américains, les Anglais. La misère épidémique déterminée par la guerre 1914-1918 démontre l’universalisme. Un peuple vendeur, tel que les États-Unis d’Amérique, ne peut plus se désintéresser d’un peuple belliqueux tel que la Pologne ou la Serbie. Il n’y a de politique fructueuse que celle qui fait que les nations reconnaissent entre elles les liens qui pratiquement existent. L’Amérique n’est isolée de rien de ce qui se passe en Europe. On a estimé que l’humanité aurait par cette dernière guerre un tel dégoût du militarisme qu’elle s’en guérirait, mais si elle n’est pas encore délivrée du vieil esprit de pugnacité, elle bénéficie de la création d’un nouvel esprit commercial qui pourrait bien accomplir le salut du monde. Ayant éprouvé la misère épidémique l’humanité avance dans l’idée de solidarité. Rien de si grand ne s’est jamais passé dans la civilisation qui arrive enfin à éprouver fortement l’universalisme. Ce n’est pas une idéologie, mais un réalisme. Les faits déterminent la pensée des hommes. Ils voient les choses comme jamais ils ne les avaient vues malgré qu’ils les accomplissent depuis des milliers d’ans. La science chimiste et mécanicienne augmentant les facilités de meurtre prétendait que les créant aussi énormes, elle abrégerait d’abord la guerre, puis la rendrait impossible. Ainsi le génial inventeur d’explosif devenait un bienfaiteur de l’humanité qu’il dégoûtait du meurtre s’il l’en gavait. Il n’y a point paru mais au contraire que la race humaine ne tirait pas encore de la science homicide, vassale de la haine, une suffisante satisfaction. Peut-on espérer pour tenter encore le salut du monde une foi scientifique, comme il y a eu une foi religieuse ? Le commerce arrive plus vite que la religion et la science à imposer à l’humanité la solidarité.

Le travail est encore fou dans ses lois et sa pensée qui tantôt lui montrent la guerre comme nécessaire pour vendre le produit des usines ; tantôt lui prouvent la folie de tuer, de diminuer par le massacre la clientèle et de consommer sottement les matières par la simple destruction.

La puissance scientifique peut dès maintenant agir pour préparer la prochaine guerre, mais la puissance commerciale est la seule actuellement puissante pour l’éviter. Elle a appris la loi de la contagion de la misère ; jamais l’internationalisme de fait n’a bénéficié d’une telle démonstration. Mais le nationalisme de sentiment n’est qu’atténué. Les peuples arrivent lentement à la certitude que la misère est épidémique comme la peste. Mieux que la maladie elle démontre la solidarité humaine. On parviendra à proclamer après : « Aimez-vous les uns les autres », « Achetez les uns aux autres », qui pourrait bien être un christianisme commercial plus efficace pour la fraternité humaine que l’ancien christianisme religieux.

Mais de quoi seront de nouveau capables les nations quand elles auront refait leur fortune ? De s’en servir pour se remettre en misère ? L’internationalisme économique peut fort bien recréer le nationalisme de sentiment qui attend que les commerçants aient payé assez d’impôts à l’État pour qu’il puisse reconstituer les armées. Dès que l’Allemagne sera enrichie par la fabrication et le négoce, elle voudra une revanche militaire. C’est pourquoi la France est fondée à la maintenir pauvre pour qu’elle ne soit plus assaillante. Comment imposer à l’Europe la solidarité de la fortune après la solidarité de la misère ? La pénurie mène à l’union par humiliation du nationalisme appauvrisseur ; l’abondance mène à la pugnacité par l’orgueil du nationalisme enrichi. L’Angleterre veut que l’Allemagne soit forte pour commercer. La France craint que l’Allemagne ne redevienne puissante pour guerroyer.

Comment développer le commercial sans ressusciter le belliqueux ? La meilleure garantie de paix est-elle dans la continuation de la misère tant que les peuples d’Europe ne sont pas capables de penser au rebours des nationalismes et de toutes les haines historiques pour parvenir à l’union dont aucun ne sera exclu : ni le Français, ni l’Allemand, ni le Russe.

Contre cela quelle nation est la plus éprise de soi, contente de penser pour elle seule ; méfiante devant la création d’un esprit européen et d’une économie humanitaire. Il apparaît au monde entier que c’est la France. Il faut l’en plaindre avant de l’en blâmer. Elle est dernière à comprendre les intentions nouvelles parce qu’elle serait première à subir leur fausseté. Elle veut la paix par tous les anciens moyens de la guerre et s’armer première pour ne pas être première attaquée. Elle ne fait pas confiance. Elle se rétracte sur son droit. Juridiquement elle est raisonnable. Avant tout elle veut son dû. Humainement elle est pitoyable, avarement recroquevillée sur l’esprit ancien, subissant du monde entier l’attaque d’idées nouvelles qu’elle nie simplement sans y répondre par une création d’idées. L’humanité veut une foi. La France n’est capable que de caractère. Obstinée et sommaire, durement certaine de l’invariabilité de son histoire, elle est la nation de Jeanne d’Arc plus que de la Révolution. Toute sa psychologie est de résistance à l’invasion, non de propagation d’une philosophie. Elle a remis sur son écusson : « Dieu et mon droit » et y ajoute pour l’Allemagne : « Paye-moi. »

Elle a une âme de créancier. Et elle est une créancière maladroite, usant son temps et la sensibilité de son opinion publique à réclamer la punition des coupables de guerre allemands, ce qui est d’une réalisation impossible parce que différée. Il faut se souvenir aujourd’hui pour s’indigner. Les peuples ont d’autres soucis que l’indignation. Ils ont la misère. La France pense juste mais mal à propos. Elle est une intelligence à retardement. Parce que ses hommes qui sont tombés sur les champs de bataille ont aboli avec eux une partie énorme de son esprit. C’est pour les morts qu’elle se veut intraitable. Et c’est l’esprit mort avec les morts qui l’aurait maintenue compréhensive, largement humaine. Il ne faut point la haïr pour son inintelligence momentanée. Elle a perdu dans cette guerre sa fortune, sa santé, sa philosophie. Le monde exige d’elle, après un million et demi de morts, une loi nouvelle. On lui demande Mirabeau et le patriotisme humanitaire ; elle n’est capable que de Poincaré et du patriotisme anti-germain. Cela changera, mais dans la mesure où l’Allemagne dira sa volonté de fraternité, sa foi dans l’esprit nouveau, sa résolution de démocratie. Le monde entier qui veut la fin de la contagieuse misère, a un espoir qu’il n’ose pas dire, un espoir attendu depuis des siècles, et sans la réalisation duquel l’Europe sera définitivement débile : l’alliance franco-allemande qui est la première condition des États-Unis d’Europe et de la paix du monde.

pierre hamp



LETTRE SUR LES ORATEURS


Notre pays, mon ami, traverse une époque troublée ; on le devinerait, si mille tristesses n’en donnaient preuve à toute heure du jour, on le devinerait, dis-je, à l’épanouissement de l’art oratoire. Les pluies d’automne ont cette vertu de faire, en une nuit, éclore à profusion les champignons sur un sol qui, la veille encore, n’en portait nulle trace. Pareillement les grands phénomènes politiques suscitent, d’un jour à l’autre, le miraculeux talent de la parole : l’Auspasie est malheureuse, l’Auspasie est divisée, l’Auspasie parle ; les tribunes s’érigent à tous les carrefours et, par légions, les orateurs naissent du pavé.

Réunir cent personnes satisfaites et leur faire entendre un long discours, voilà une entreprise téméraire et qui semble vouée à l’échec. En revanche, qu’il est aisé de grouper les foules opprimées, pour leur parler des souffrances qu’elles endurent ! Les peuples heureux, qui n’ont pas d’histoire, n’ont pas davantage d’orateurs. Mais l’éloquence fleurit en enfer, n’en doutez pas.

Les Auspasiens sont grands bavards ; à cet égard, leur réputation date de l’antiquité. La parole est si fort en honneur parmi nous que celui qui s’en trouve défavorisé ne saurait prétendre à aucune influence, eût-il, par ailleurs, les dons les plus rares et les mérites les plus respectables. Ici, l’autorité est affaire de langue et de souffle. Les intérêts du pays sont confiés à des assemblées que l’on nomme parlements, parce que leur unique soin est la parlerie. En fait, le pouvoir est aux mains d’un petit groupe de 290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rhéteurs qui ont tous, dans les circonstances graves, fait montre d'un larjmx bien musclé. Il serait surprenant que, sous un tel régime, les qualités que l'on exige d'un ma- gistrat, d'un prêtre ou d'un médecin ne fussent pas, d'abord, des qualités vocales. Elles sont telles, en effet, et ^ qui sait proférer des phrases est tenu quitte d'autres ta- lents. A ce compte, devinez comment vont les choses en Auspasie.

Mon ami, ce n'est pas pour lamenter en vain sur les malheurs de mon pays et le règne des avocats que j'en- treprends de vous distraire aujourd'hui des nobles travaux de l'agriculture. J'ai pris à tâche de vous peindre les mœurs de mes compatriotes, non d'en faire l'inutile sa- tire. Je suis impropre à la critique et si, parfois, je vous parais capable d'humeur, excusez-moi : il y a là plus de larmes que de fiel.

Malgré la défiance que j'éprouve à l'égard des réunions, j'ai été plusieurs fois, cette année, entendre les orateurs. Remarquez-le, bon ami, je choisis mes mots de manière à vous montrer que je n'ai pas choisi mes orateurs. Ceux que j'ai pu observer se ressemblaient curieusement entre eux. Ennemi des généralités téméraires, je juge toutefois que cette espèce manifeste des caractères assez constants. La diversité des individus est prodigieuse, mais la mul- titude n'est pas créature humaine, elle présente, dans ses coutumes, dans ses réactions, une constance presque mi- nérale. Comme il n'y a pas cent façons de traiter la foule, il n'y a que peu de variété dans les méthodes oratoires. En vous entretenant de quelques-uns de ces parleurs, j'ai donc l'impression, en partie justifiée, de vous présenter toute la caste.

Comme les églises, comme les tribunaux, les réunions publiques ont une clientèle. La foule qui les hante se recrute dans une société étroitement circonscrite. Au théâtre, l'assistance offre le plus souvent du mélange, une morne confusion des catégories. Presque toujours, la

�� � réunion publique est pure ; non pas, entendez bien, que ses hommes professent les mêmes opinions et se réclament du même parti, mais en ce sens qu’ils sont tous possédés de la même passion. Ils ne viennent pas là en oisifs et pour combattre le désœuvrement, mais comme à une volupté qui se donnerait toutes les apparences d’un devoir. Ils prennent sur leur repos le temps de ces cérémonies ; ils s’imposent, pour y participer, des privations et des soins ; ils font de longs chemins en dépit des intempéries, désertent leur foyer, découragent l’amour, essuient des vexations, souffrent mille incommodités et, s’il faut donner de l’argent, en donnent.

Ils s’entassent à l’intérieur d’édifices qui n’ont le plus souvent d’autre agrément que leur grande capacité. Le confort amollit les passions : il n’a que faire en ces lieux. Les hommes se pressent sur des bancs grossiers, s’accroupissent sur des gradins ; certains se tiennent debout, les uns contre les autres, serrés comme les épis d’une gerbe. Si la place fait défaut, ils s’accrochent aux boiseries, se hissent jusqu’aux saillies des murailles ; ils s’installent sur les corniches et laissent pendre leurs jambes dans le vide. Plus on est tassé, mieux cela vaut : la buée des haleines se condense sur les murailles et ruisselle ; la chaleur circule activement d’un corps à l’autre et les opinions, dans cette serre moite, deviennent turgescentes, comme un fruit près d’éclater.

Qu’attend donc ce peuple impatient ? Quel spectacle rare et curieux lui promet-on ? Va-t-on, comme au cirque, voir paraître les clowns bigarrés, les animaux féroces et savants, les boxeurs à l’art sauvage, la troupe des danseuses demi-nues, les monstres qui excitent le ricanement et la compassion, les acrobates ingénieux et terribles ? Point. Ce qui va se passer est bien plus enivrant, bien plus angoissant, bien plus délicieux que tout cela : un homme va parler à des hommes.

L’assemblée escompte son plaisir. Ceux qui connaissent 292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'orateur discutent ses mérites, le décrivent, le miment et donnent un avant-2;oût de sa manière. Ils discourent en connaisseurs, appréciant la voix, le geste, le débit. Ils rappellent ses succès précédents, commentent ses- tentatives et ses échecs. Ils évoquent les émotions qu'ils doivent au tribun, les jours où, grâce à lui, ils connurent l'extase, l'assouvissement. Ils en parlent comme les femmes font d'un ténor.

Quoi qu'ils affirment, ils ne viennent pas là pour ap- prendre quelque chose. Depuis longtemps, la conviction est enchaînée dans leur cœur. Si d'aventure elle doit se trouver ébranlée tout à l'heure, ce ne sera pas sous l'effort de la raison, mais à cause d'un geste impérieux, d'un cri opportun. Ce qu'ils savent, ce qu'ils sentent, ils l'ont appris et compris ailleurs. Ils ne veulent pas être instruits, ce soir, mais étreints. Ils ne sont pas ici pour travailler, mais pour jouir. La science ? Il y en a dans les livres et peut- être des bribes dans les journaux ; ce que l'on vient cher- cher ici, c'est cette voix chantante, bondissante, agile, mâle, qui s'introduit en nous comme une caresse un peu bru- tale, qui nous exalte et nous grise, nous disant justement ce que nous voulons nous entendre dire, ce que nous atten- dons, ce que nous connaissons.

C'est alors que paraît l'orateur. Des milliers d'5^eux se fixent sur lui avec avidité. Une bourrasque d'applaudisse- ments l'enveloppe, le fouaille. On attend beaucoup de lui ; on attend tout. Il faut qu'il se dépasse, qu'il nous possède plus totalement que jamais. Que ces premiers bravos lui soient un encouragement, mais aussi un ordre, une me- nace.

Silence ! Silence ! Il va parler ; il parle.

��*

��Vous croyez peut-être, mon ami, que l'orateur est un homme chargé de preuves, un homme qui paraît devant

�� � LETTRE SUR LES ORATEURS 293

le public en brandissant un pesant portefeuille. Détrom- pez-vous. Qui a réglé d'avance son discours, qui sait d'avance ce qu'il dira n'est point orateur. Un fâcheux, un pédant, peut-être. Cet auditoire ne ressemble guère à une classe d'écoliers. Qu'un pédagogue dispense aux moineaux la becquée, belle affaire ! Il n'est pas question de nourri- ture, ici, mais d'enthousiasme, d'amour, de possession. Qui peut prévoir ce qu'il improvisera au déduit ? L'inven- tion du mâle ne saurait compter sans les fantaisies de la femelle. Ici, la femelle est légion.

Le véritable orateur sait parfois ce qu'il voudrait dire, il ne sait jamais ce qu'il dira.

Celui que j'entendis hier et que je voudrais vous pein- dre est un petit homme replet dont la mine n'explique aucunement le prestige. Il a vu le jour dans l'Auspasie méridionale, riche en rhéteurs : cela n'est pas sans assurer à son débit un charme pittoresque, de l'accent, de la cha- leur, de l'emphase.

Les succès oratoires lui valent une grande fortune politique. Il est chargé de tant de soins qu'il serait vrai- ment en peine d'en supporter seul le poids ; il attelle à son char plusieurs tâcherons que nous appelons ici des secré- taires, par désir qu'ils se montrent secrets sur la qualité des services qu'ils rendent à leur maître. En fait, ils s'occu- pent activement à penser pour le grand homme : il n'a pas trop de toutes ses forces pour proférer ses discours. Pareils aux mouches industrieuses qui quêtent le nectar de toute une prairie, les secrétaires de Barbadou usent leurs jours à butiner de par le monde des hommes. Lui, comme le bourdon, mange, parade et fait son bruit.

Il est très recherché : pas de vraie fête sans lui. Il se dépense courageusement. Il va de tribune en tribune. Il n'a plus, pour méditer, que le temps qu'il passe en fiacre. Encore lui faut-il, pendant ses minutes de recueillement, souffrir l'éloge des fâcheux.

�� � 294 LA. NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il soigne sa voix, rhoisit ses boissons, invoque à tout propos ses médecins, gémit sur son goût du tabac et traite sa gorge comme une châsse.

Parlera-t-il aujourd'hui ? Enfreindra-t-il les décrets de la Faculté ? Risquera-t-il sa santé, son organe ? Vrai, s'il ne s'agissait de la cause... Mais il connaît son devoir : il parlera. Il est sensible aux égards, accessible aux prières, respectueux de la nécessité, touché d'une simple poignée de main. Soit ! Soit ! Il parlera. Il saura se sacrifier. Qu'on ne le remercie point.

Barbadou monte à la tribune. Les applaudissements de la multitude crépitent sur son âme comme sur la peau d'une timbale. Il en éprouve une étrange volupté : quelque chose en lui se gonfle, se tend, se dresse.

Le voilà en chaire. D'un coup d'œil turtif, il a mesuré l'espace offert aux évolutions de son corps. D'un autre coup d'œil, celui-ci large, pesant, autoritaire, il embrasse le champ de bataille. Un général qui compte les bataillons dans la plaine ? Non : un matelot qui, de la grande vergue, interroge l'horizon marin.

Une mer, en vérité ! Une mer grondante de passions. Une mer, avec ses bas-fonds, ses brisants, ses abîjnes, ses bonasses et ses fureurs. Il la regarde sans trop d'anxiété : il n'en est pas à sa première traversée.

Les derniers bravos hésitent, puis meurent. Un silence frissonnant s'étale. Barbadou le laisse durer, comme l'homme qui veut irriter l'amour avant que de le satisfaire. Enfin, quand il sent l'attention tendue à l'extrême, il fonce, il pénètre... C'est lent et fort. Un peu sourd, son premier coup de gosier fait songer à un coup de reins.

L'assemblée frémit. Toutes les haleines, retenues pen- dant le grand silence, s'échappent des poitrines avec un petit râle voluptueux.

Barbadou parle debout : c'est un véritable orateur. Il n'}^ a que les professeurs, les magisters, les petits bourgeois de la parole pour confier à une chaise leurs fesses fatiguées.

�� � LETTRE SUR LES ORATEURS ' 295

Qu'on y prenne garde : l'éloquence n'est pas un métier, mais une passion.

Et Barbadou parle. Il parle avec sa bouche, avec sa barbe, avec ses bras courts et robustes, avec son torse hale- tant, avec ses orteils convulsés dans les brodequins.

Les mots étaient épars dans l'air, comme des milliers de; génies invisibles. Troupeau sans maître, les mots sem- blaient à jamais dispersés dans l'infini. Barbadou a fait un geste de la main et les mots sont venus se ranger dans sa poitrine ; ils sortent en bon ordre par la gorge musclée ; ils obéissent tout à coup, comme des conscrits à l'exercice. Barbadou a l'air d'un dompteur de bruits.

L'assemblée est heureuse. Elle suit la courbe des phrases comme une musique. Vous le savez, mon ami, il n'y a pas trente-six façons de faire de la musique, il y en a deux : on joue fort et on joue doucement. Quand on a enflé les sons, il n'y a plus qu'à les éteindre et, quand on les a suffisamment, assourdis, il reste à les enfler. Barbadou n'ignore pas cette règle. Tantôt il voile l'éclat de sa parole ; ce n'est plus qu'une caresse sournoise, énervante ; alors toutes les bouches s'entr'ouvre'nt et s'emplissent de salive. Tantôt il lâche de généreux rugissements ; aussitôt, dans toute l'assemblée, les mains se ferment, les mâchoires grincent, les sourcils se tordent.

Parfois Barbadou ménage un bref repos, soit qu'il laisse la foule perchée au sommet d'une gamme vertigineuse, soit qu'il la dépose mollement au pied d'une période en pente douce. L'auditoire ne se fait pas prier ; il connaît son devoir : il applaudit. Cest la réplique, c'est sa façon de rendre le baiser, de remercier, d'exciter le mâle.

Alors Barbadou repart en hennissant. Il a posé devant lui une montre qu'il regarde souvent, qu'il ne verra jamais. Le temps n'a point affaire ici. Barbadou ira jusqu'à l'anéantissement. Ça durera ce que ça doit durer.

Il parle. Et que dit-il ? Ah ! mon ami, ne m'en deman- ez pas trop. Vous avez accoutumé de chercher les mots

�� � 296 ■ LA XOIJVELLE REVUE FRANÇAISE

dans des livres ; vous entendez que ces mots aient une place, un sens, un destin. Vous êtes plein d'exigence. Vous ne savez rien de l'art oratoire. Restez dans votre solitude et ne troublez pas notre plaisir.

Vous qui, dix nuits de suite, avez gémi sur une ligne de Spinoza sans toucher au terme de votre méditation, vous qui, cicpuis l'adolescence, murmurez, chaque jour, le même vers de Ronsard, vous ne pourriez que troubler notre joie sans la partager. Vous êtes l'homme des amours languissantes. Ici, ce n'est qu'assaut, frénésie, râle, pantel- lement.

Des deux mains, l'homme a saisi, comme un bastin- gage, la balustrade de la tribune. Il l'étreint, l'ébranlé, la frappe. Il rampe d'une extrémité à l'autre. Un fouve en cage. Va-t-il bondir, sauter, plonger dans cet océan humain qui ondule à ses pieds ? Non pas ! Soudain calmé, il lâche prise et recule. Il se tient droit, dans un équilibre qui semble prodigieux. Il tourne sur lui-même, lève les bras, prend à témoin les niurailles, la charpente du faîte, les globes lumineux d'où tombe la clarté. Puis les bras s'abattent, les mains saisissent le bastingage et l'étreignent de nouveau comme pour parer à un coup de roulis. Le bois résiste en grinçant : il est fait à ces rudes caresses. Dix ans d'éloquence l'ont imprégné d'une crasse vénérable.

Et Barbadou parle toujours. Que s'il avait formé des résolutions, elles sont loin. L'éloquence est nourrie d'imprévu ; elle se rit des programmes. L'esprit souffle où il veut et bien parler n'est point parler comme l'on pense. D'ailleurs Barbadou ne pense pas : il parle. C'est périlleuse besogne.

\oici qu'un peu d'inattention se manifeste dans l'audi- toire... Barbadou sent une petite sueur d'angoisse sourdre à ses tempes. Il a fait fausse route, mais rien n'est perdu ; il est encore temps, pour Ihabile nautonier, de rejeter la nef en pleine eau. Cette phrase qui partait au nord, un coup de barre énergique va la tourner de bout en bout et

�� � LETTRE SUR LES ORATEURS ' 297

la renvoyer vers le bud. Cette affirmation longuement pré- parée va, par une adroite et soudaine combinaison des syl- labes, s'épanouir en négation. C'est le miracle de la parole qu'elle soit à ce point indépendante de l'esprit. Une seule chose, maintenant, importe : le succès. Que Barbadou triomphe et la cause est sauvée, puisque Barbadou est d'abord l'homme de la cause ! Barbadou est aussi l'homme de tous les sacrifices : il saura sacrifier ses idées à son succès puisque de son succès dépend la grandeur de ses idées.

Par de petits gloussements d'aise, l'assistance manifeste son approbation ; la voici regagnée au jeu. Et Barbadou frappe de grands coups : il fait donner les mots magiques, une série de mots acérés comme des banderilles et que l'orateur adroit plante audacieusement dans le cuir de la bète.

Les mots magiques ne sont pas éternels. Leur fortune se décide un jour et dure une saison. Ce sont parfois d'humbles mots que les événements ont tirés de la roture ; parfois ce sont des noms propres chargés de haine, gonflés d'amour ; parfois des mots savants que personne ne com- prend tout à fait mais qu'on reconnaît comme des signes, comme des drapeaux.

L'orateur remplit une grande phrase de mots morts, rien que de l'étoupe, rien que de la bourre ; puis, pour finir, il fait fuser un mot magique et toute la phrase éclate comme une mine.

Chaque fois que paraît un mot magique, l'assemblée s'ébroue, l'assemblée rue. Elle applaudit, elle hurle, elle jouit. Barbadou connaît les endroits sensibles ; il y appuie, il y revient sans pudeur.

Maintenant, la partie est gagnée, il le sent, il le sait ; il peut songer un peu à son propre plaisir. Il va le faire durer, soyez sûr. Chacun son tour. Des mots, du bruit, du bruit ! Et Barbadou parle, parle, jusqu'à ce que, ruisse- lant de sueur, exténué, étourdi, titubant, il descende de la

�� � 298 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tribune en serrant toutes les mains, même celles qu'on ne lui tend pas.

��*

  • *

��L'éloquence est un plat qui se mange chaud. Il paraît, excellent ami, que la postérité fait le plus souvent bon marché des produits de l'art oratoire. De quoi les par- leurs n'ont nul souci, car ils ne travaillent pas à crédit. Comme les comédiens, ils reçoivent comptant leur part de gloire. A quoi bon tirer des traites sur l'avenir ? Plutôt ce feu de joie ! Plutôt ce délire ! Toute l'éternité pour cette seule minute ! Ainsi pensent les aventureux et les impa- tients.

L'auteur des Caractères a fort justement écrit : « Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre : il 3'^ a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. » Eh quoi ! consumer le meilleur de ses jours dans une solitude laborieuse pour briguer les suf- frages d'une poignée de rêveurs dont la plupart demeurent à naître ! Fi donc ! Mieux vaut jouer tout notre patrimoine d'un seul coup et sur une seule carte. Mieux vaut jouer.

Il y a toujours dans la parole une part de jeu.

Si le jury qui pourvoit les échafauds recevait par écrit plaidoiries et réquisitoires, il se tromperait moins souvent, moins grièvement. Mais il faut jouer.

Si les assemblées qui font la l'oi et votent la guerre se défiaient de la rhétorique et du bavardage, il y aurait plus de sagesse dans la conduite des nations. Mais il faut jouer.

Si les peuples qui cherchent à tâtons leur bonheur renonçaient à l'ivresse des mots, plus redoutable que celle du vin... Mais il faut jouer, vous dis-je ! Il faut jouer.

Joueur celui qui ne sait où le caprice d'une période le peut conduire et qui ne s'en lance pas moins d'un cœur léger dans l'aventure.

Joueur celui qui confie sa raison, comme une nacelle de papier, aux m^ouvements, aux orages de la multitude.

�� � LETTRE SUR LES ORATEURS ' 299

Il faut jouer et plus fort est l'enjeu, plus aiguë sera la volupté. Je doute qu'un véritable amateur d'éloquence trouve plaisir au génie d'un maître bavard s'il doit en jouir solitairement. Hypothèse absurde, d'ailleurs, car quel orateur donnera- sa mesure à moins d'un auditoire nom- breux. L'orateur fait l'auditoire, mais l'auditoire le lui rend bien.

On dit que d'illustres tribuns ont recherché et obtenu la faveur de la postérité en faisant métier d'écrivain et en composant mot pour mot leurs plus belles pièces. Voilà qui est proprement tricher. Que diable, il y a des règles à ce jeu.

J'ai connu maints jeunes hommes pourvus d'un larynx vigoureux, d'un léger talent et d'une ambition magnifique. Presque tous ont demandé à la tribune des lauriers que trente ans de labeur opiniâtre ne leur eussent peut-être point procurés.

Leur en ferai-je grief ? A Dieu ne plaise ! Par des che- mins secrets et tortueux la tristesse, je le sens, me ramène à la tolérance.

Allons ! il faut des orateurs, comm.e il paraît qu'il faut un coup de rhum avant l'action violente. Vous le savez, durant la dernière guerre, les mialheureux qu'on envoyait à l'assaut recevait une forte ration d'eau-de-vie, car Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre. Vertu des poisons ! II faut des mots, beaucoup de mots, pour que l'homme renonce à son libre arbitre, à la souveraineté de son juge- ment.

Mon ami, je fais amende honorable et m'interdis doré- navant, notez-le, toute vaine récrimination. Je renonce à imaginer que l'humanité pourrait être autre que nous la voyons. Je m'engage à respecter les obscurs desseins de la nature, à honorer l'orage, l'avalanche, les sauterelles et l'orateur. Toutes choses sont à leur place dans ce monde misérable, même le pathétique désir d'un monde meilleur.

GEORGES DUHAMEL

�� � LA GARDE-MALADE

��Pour Georgette. I

— Alors, demanda la jeune femme avec humeur, il ne veut pas aller à l'hôpital ?

— Je voulons point non plus qu'il y aille, dit la vieille. Le vieux, lui, assis dans son lit sous l'énorme édredon

rouge, se taisait, regardant à peine cette bru dont il reni- flait le parfum avec ennui. Trois oreillers lui calaient le dos, car il était cruellement voûté et ne pouvait plus se cou- cher que sur le flanc. Entre les rideaux bleus à fleurs, on voyait mal son visage jaune, ses traits longs, son grand nez, ses lèvres molles qui tremblaient.

x\u pied du lit, son fils affaissé sur une chaise de paille souff"rait silencieusement. La déchéance de l'ancêtre lui tourmentait' le cœur : à peine s'il reconnaissait cette coura- geuse figure autrefois penchée sur sa jeunesse, ces rides tra- cées à la charrue, cette dureté paysanne où ne disparaissait pas la noblesse humaine... Surtout la vaine querelle de sa femme et de sa belle-mère l'ofi'ensait : il eût voulu les pren- dre, toutes les deux, par les épaules, et les pousser dehors. Seul alors avec son père, il trouverait les phrases néces- saires.

Cependant, faible, il ne disait rien.

Les deux femmes se défiaient du regard et du sourire. Dans leur attitude déjcà et dans leur costume, leurs deux vies combattaient.

�� � La paysanne, empaquetée dans un caraco noir et dans un tablier bleu, se tenait un peu déjetée, ses doigts croisés sur le ventre. Un mouchoir à carreaux, jaune et violet, serrait ses cheveux gris. Et là-dessous, la peau brûlée et couleur de brique se collait sur des os saillant si fort que yeux, la bouche, en étaient tout rétrécis, et que le nez paraissait tranchant entre les sourcils et les lèvres parallèles.

La parisienne portait l’uniforme de la petite bourgeoisie où elle gravitait péniblement : une robe brune ajustée, un corsage où pendait une montre d’or, un chapeau de plumes noires. Ses mains soignées jouaient avec un manchon inutile. Et sous ses cheveux roussis, son visage attentivement pâli, attentivement déridé, surprenait par un agrément convenu qui n’exprimait rien.

Autour d’elles, les meubles suyeux et fatigués, la petite table, le petit poêle, une grosse marmite de fonte accrochée à la crémaillère ; la mé sur laquelle reposait de la vaisselle à laver ; un autre lit ; des claies à fromage au plafond, des ustensiles de cuisine derrière la porte ; et, peigné par les barreaux de la claire-voie fermant à demi la baie, un soleil d’hiver couché tristement sur le carrelage.

Les femmes discutaient, le poêle mangeait son bois avec des grognements joyeux, on entendait parfois la vache mugir. Le père et le fils se considéraient ; puis le vieillard grommela :

— Je voulons mourir ici, mais le plus tôt sera le mieux.

Le fils ne dit rien, la bru protesta.

— Ah, quelle horreur ! comment peut-on penser des choses pareilles quand on a des enfants qui vous aiment !

Elle avait en effet des beaux-frères et des belles-sœurs ; mais se détestant tous, ils ne faisaient jamais leur visite ensemble au père.

— Bien, poursuivait la jeune femme, il restera ici. L’hôpital est plus confortable ; mais quoi, nous respecterons vos caprices ! 302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le vieillard soupira, puis, faisant ébouler les oreillers, il se tourna du côté du mur. Sa bru reprit sans s'émou- voir :

— Mais qui est-ce qui prendra soin de lui ? Vous tra- vaillez aux champs, vous allez en journée, qui est-ce qui le lèvera, le lavera, l'arrangera r*

— Nini ! cria la paysanne.

Des sabots trottèrent dehors et une fillette entra. Robuste et hâlée, elle paraissait un peu plus que ses douze ans. Figure ronde, lèvres bien ourlées et gonflées d'un sang sombre, gai petit nez retroussé : le tout éclairé du bon feu de deux yeux noisette. Un tablier à carreaux, serré sur de vieilles cottes, lui donnait une grâce bizarre et tou- chante.

— Quoi ! s'exclama la dame, c'est Eugénie qui s'occu- pera de son grand-père !

— Oh, dit l'enfant d'une voix nette, il peut encore s'ai- der, il n'y a qu'à le conduire, je ferai bien ça !

La grand-mère sourit, le lils sourit aussi ; sa femme bégayait indignée et embarrassée.

— Mais les convenances ! Enfin il y a des choses que les enfants ne peuvent p-as faire !

Elle en dit bien davantage. Eugénie l'écoutait avec sur- prise, et quand par hasard, en se lamentant ainsi, la dame de Paris la regardait, elle détournait les yeux, examinant les souliers fins et décousus de sa tante avec une moquerie sournoise.

��II

��Les visiteurs firent ce trouble et repartirent : c'était tou- jours ainsi.

Au long de l'année, depuis qu'ils avaient quitté le bourg natal, les entants d'Etienne Harry le venaient voir de fête en fête. Au carnaval arrivaient les deux aînés, célibataires, et dont on disait qu'ils faisaient les quatre-cent-dix-neui

�� � LA GARDE-MALADE ^Oj

coups : l'un employé de chemin de (er et l'autre voiturier. Ils traitaient leur père et leur belle-mère avec une cordialité brutale. La plus jeune des filles, mariée à un mécanicien normand, apportait à Pâques des choses de la mer. Son Etiennette, une petite bossue intelligente, méchante, jolie, tourmentait Eugénie jusqu'aux larmes. A la Pentecôte apparaissait l'autre fille, femme d'un épicier dont elle avait été la bonne : elle distribuait des friandises et laissait pour quatre jours deux garçonnets un peu niais. Le premier fils du second lit, un professeur, accourait en septembre, tan- tôt du nord, tantôt du midi, traînant une famille diaboli- que. A Noël enfin, ce Benjamin, qui avait tué sa mère pour naître, et qui végétait dans le plus bas journalisme, muet, triste, humilié par sa pauvreté et par l'élégance men- songère de sa femme.

Ils évitaient de se trouver ensemble : les héritiers de la morte jalousaient par cupidité les héritiers de la vivante ; tandis que les intellectuels, les ouvriers et les commer- çants se méprisaient les uns les autres. Par politesse, par habitude, ils prenaient ainsi des vues de la déchéance de leur père ; puis ils l'oubliaient. D'ailleurs, aucun d'eux n'eût su vraiment l'aider : ils luttaient comme ils pou- vaient contre des patrons, contre des clients, contre des enfants ; et la vie les abîmait un peu plus d'année en année. Le vieux les accueillait en silence : il embrassait ses filles et ses brus, serrait la main de ses fils et de ses gen-* dres, caressait avec des préférences variables les tout-petits. Leur mésintelligence ne l'étonnait pas. Il avait haï sa sœur et ses frères aussi tant qu'ils avaient vécu. Au fond, il était orgueilleux et humilié : orgueilleux d'avoir si loin répandu son sang autour du pauvre village où il était né, d'où il n'était pas sorti ; humilié que, s'acharnant toutes et tous à ces conquêtes extérieures, nul de ses fils, nulle de ses filles n'eût voulu demeurer aver lui pour continuer la race au lieu où elle s'était fiiite.

Le père d'Eugénie, dernier enfluit du second mariage, y

�� � 304 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avait travaillé dans la ferme même, six ou sept ans. Labou- reur, il s'entendait à tout ouvrage et peinait comme un galérien. Une pleurésie le tua à trente ans, sa femme traîna six mois après lui, l'enfant resta seule. Ses grands- parents l'aimaient ; ils refusèrent au curé, qui le leur pro- posa, de la mettre aux mains des religieuses à Orléans, et ils la gardèrent avec eux.

Eux vieillissaient, elle devenait jeune, ils vivaient de concert une difficile et triste vie.

��III

��A l'aube, en hiver, on levait l'homme. C'était la charge de sa femme. Elle le découvrait, le tirait des draps, lui pas- sait son pantalon, l'asseyait sur une chaise auprès du poêle. Le reste regardait Eugénie : elle avait sauté du lit qu'elle occupait dans l'autre chambre, et vite vêtue, elle accourait. Elle chaussait son grand-père avec des précautions tendres : ayant remarqué que le contact de ses mains froides le fai- sait frissonner, elle les mettait tiédir, une minute, au four du petit poêle^ et leur caresse ensuite lui était douce.

Il conservait son gilet pour dormir ; mais sans sa bonne veste de velours, il se trouvait nu. Or sa tête, à cause de la courbure de son dos, n'était guère qu'à quinze ou vingt centimètres de ses genoux ; ses bras pendaient tristement au long de ses mollets : et s'il pouvait les redresser, il ne réussissait presque plus à lever la face. Eugénie harnachait pourtant vite le pauvre homme. Ramenant toute l'étoffe sur le col, elle présentait les deux manches. Le vieillard offrait ses poings : les manches glissaient. Les poings res-- sortis_, il était facile de déplier le vêtement et de serrer un bouton sous la poitrine inclinée.

Après quoi, la petite fille se reculait en souriant, regar- dant son grand-père et l'embrassait.

Un jour, il grogna en lui voyant ce sourire.

�� � LA GARDE-MALADE ' 305

— Tu fais ton apprentissage, Nini ?

Il ne pensait qu'à une seule chose : au jour prochain, qu'il souhaitait à la fois et qui l'épouvantait, au Jour où il serait étendu sous ces douces mains drapant le dernier drap. Mais eût-elle deviné ce dégoût amer de la vie, enfant que cette épreuve étrange mûrissait, elle l'eût caché soigneuse- ment à l'homme humilié, elle n'aurait pas répondu autre- ment qu'elle répondit :

— Oui, pour quand j'aurai un petit gars !

Cette parole instinctive émut le cœur du malheureux ; il attira Nini sur ses genoux, et la baisa au hasard sur les joues, sur les yeux, ce qui ne lui arrivait jamais tant il était habitué à elle.

Tout de même, l'amertume revint bien vite en lui, la source étant inépuisable. Il dit entre ses lèvres molles :

— Pourtant, quelle chose c'est-il que la vie ? J'ons travaillé, j'ons élevé sept gosses, j'ons vu la guerre, et me voilà comme ça !

La petite fille l'écoutait et le comprenait. Elle dit d'un seul sourire ce qu'un homme eût mis longtemps à inventer :

— Puisque t'as encore une petite boelle, c'est-il pas assez !

Elle parlait français aux parisiens et gâtinais à son grand- père. Il ne se plaignit plus ; mais comment jamais se fût-il

��résigné ?

��L'habillage terminé, l'enfant lavait l'homme. Elle mouil- lait une serviette dans l'eau tiède et la lui passait délicate- ment sur le front, sur les joues, la nuque et le cou. Puis elle frottait un peu plus fort les mains et les poignets par- courus de cordes grises et bleues. La grand'mère, se réser- vant la toilette du dimanche, déclarait ces deux opérations bien suffisantes.

Ensuite, tous trois prenaient leur repas. Jusqu'à son épuisement, le vieillard s'était toujours contenté de pain bis et de fromage ; mais depuis qu'il ne pouvait plus

20

�� � 306 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pétrir, ni enfourner ni défourner, et qu'il s'était dégoûté, au bout d'un mois, d'imposer ce travail éreintant à sa femme, il se résignait au café et au pain blanc. L'enfant lui trempait une soupe dans son bol : il péchait la croûte et la mie spongieuses ; puis, avec lenteur, et serrant les lèvres, il arrivait à manger presque proprement.

La grand'mère souriait, elle baissait les paupières sur un peu d'eau qui ne coulait pas de ses yeux. Ils ne se sen- taient pas seuls. Quelqu'un, une Pensée, une Force, accompagnait continuellement le vieillard. A le regarder, on comprenait bien qu'on voyait un être déjà différent de l'homme.

Puis la vieille femme s'en allait. Elle avait pensé d'abord vendre les champs de son mari ; mais les héritiers des deux lits s'y étant opposés, elle occupait dessus des ouvriers qu'elle surveillait et qu'elle aidait, aussi dure et sèche qu'eux-mêmes. Par les gros temps, elle cousait ou lessivait au bourg. ?.\.

S'il faisait beau, Eugénie installait son grand'père sur le banc qui vacillait soutenu par quatre bâtons auprès de la porte. Elle balayait le carrelage, elles essuyait les meubles.

S'il ventait ou s'il pleuvait, ils demeuraient à se chauffer dans la poussière et la fumée. Ils ne parlaient presque pas. C'était la plus mauvaise heure. Le coucou sonnait quand il le jugeait nécessaire. C'était une occupation que d'obser- ver, le long du mur mal peint, la descente des pois rouil- leux et de leur ombre. La pluie trempait la mousse des tuiles comme une éponge; des gouttes qui tombaient par la cheminée formaient, sous le pot de la crémaillère, de gi^osses boulettes de cendre. Les rafales, derrière la grange, brutalisaient les vieux pommiers. De temps en temps, la vache mugissait ou donnait un coup de pied au mur. Le fumier, la suie, la terre, Therbe enveloppaient la maison dans leurs odeurs comme dans un brouillard successive- ment aigre et fade.

�� � LA GARDE-MALADE 3O7

Parfois, Eugénie atteignait, dans le coin de la fenêtre, quelque journal, — Y Indépendant du Gdtinais, traînant là du dernier dimanche ; un Petit Parisien sans date, toujoun; nouveau, toujours oublié ; — ou quelque livre, — un vieil almanach cubique à couverture rouge, où la liste des foires alternait avec des littératures bêtasses ; un ancien bouquin d'école. Tour de France ou Pages choisies des Clas- siques ; l'un des deux prix qu'elle avait obtenus autrefois, où il était question, en langage sibyllin, de la grande Révo- lution et de la Télégraphie sans fil ; — et elle lisait tout haut, tristement.

Elle ne s'intéressait pas au journal, il ne s'intéressait pas au livre. Pourtant ils subissaient tous deux la kcture, comme si, à cause de ce bruit, ils avaient espéré ne plus entendre la troisième pensée travailler dans le silence.

Midi arrivait. Tantôt la grand'mère revenait pour le déjeuner; tantôt elle chargeait la petite fille de ce soin facile. Eugénie préparait deux œufs, choisissait un fro- mage, des noix, tirait un peu de piquette violette. Au début, l'homme s'irritait souvent.

— Nom de Guieu ! Encore manger 1 Et ça me sert-il à autre chose qu'à chier ?

Il regardait ses poignets tordus, ses mains tendineuses, dont les os crevaient le parchemin ocreux et fripé. Élevant sa tête de côté avec un effort de bœuf sous le joug, il écou- tait l'enfant, à l'imitation de sa femme, lui reprocher ses gros mots.

— Qu'est-ce qu'il faut dire, alors ? demandait-il.

— Il ne faut rien dire, répondait-elle.

Il mâchait bien de ses dents indéracinables, et, salivant un peu des coins de la bouche, il avalait avec honte.

— Ah, gronda-t-il un jour, si je m'étions seulement pendu dans le guernier! A quoi que je sons bon, à pré- sent ? Dis, Nini, t'aimerais pas mieux que je sois mort !

Elle détourna la tête, elle répliqua d'une voix toute faible :

�� � 308 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

■ — Et moi, à quoi que je servirais ?

Question qui le fit rire de son obscur rire mou, puis qui le fit taire.

Il ruminait ensuite, vaguement ensommeillé, pendant une heure morose. Ensuite, un signe à la petite fille : elle se levait du banc où elle frottait sans bruit les assiettes et, prenant son grand'père par la main, elle l'em- menait.

Il fallait passer le chemin ferré, contourner le fumier qui s'amoncelait entre quatre ruisseaux de purin, gagner au coin de la grange une cahute de planches où l'on avait creusé un trou rond à même la terre.

L'enfant aidait le vieillard comme une nourrice son nourrisson. Elle lui tirait son vêtement, il patientait sur ses jambes roides. Parfois, s'il se tenait mal et risquait de tomber ou de se salir^, Eugénie disait avec tendresse :

— Plus à droite, grand'père... avance un peu !

11 obéissait. La nécessité les conduisait, la pitié veillait sur eux, ils ne se trouvaient pas abandonnés. — L'enfant le rajustait, ils revenaient à la maison.

Selon le temps, ils rentraient dans la chambre sombre et tuaient les heures une à une comme le matin ; ou bien ils restaient dehors, sur le banc, à contempler au loin la terre.

Le chemin de la Rivière, blanc et miroitant, partageait la vue. A gauche et à droite, jusqu'aux haies, aux poteaux et aux rails de la voie ferrée^ le paysage se composait simple et bariolé avec des pièces vertes ou brunes. D'un côté, les bâtiments rouges de la gare, de l'autre un hameau qui dormait dans un fond entre des arbres le limitaient. Quel- ques noyers, un chêne, des poiriers se tenaient tout noirs dans les champs. Au long du chemin, régulièrement espa- cés, des tas de cailloux ressemblaient pour Eugénie à des maisonnettes et pour son grand'père à des tombes. Il n'y avait pas d'autre mouvement en tout cela que l'éloigncment du soleil vers la droite et le rapprochement inverse des ombres.

�� � LA GARDE-MALADE 309

Au delà du passage à niveaa, la terre montait douce- ment, avec la souplesse vivante des plaines, jusqu'à toucher le ciel à la hauteur des )œux. La différence des cultures y traçait des lignes fermes comme celles d'un monument. Un petit cortège- d'arbres, çâ et là, s'ordonnait sur une crête. Et tout au loin, deux faibles plateaux mauves, inter- rompus par de beaux peupliers droits qui suivaient la rivière, comme une ceinture avec sa boucle changeante, serraient la taille du monde.

Cette vue enchantait Eugénie. Elle la goûtait, elle la respirait, elle s'y promenait seule en songe, libre pour le travail ou pour le jeu. Elle en revenait plus douce pour le vieillard qui n'en foulerait plus jamais le sol gras et dru, ni l'herbe et le blé.

Lui n'y voyait que bien peu avec ses yeux presque éteints : mais aux bruits et aux odeurs, il reconnaissait la vie éternelle. Des paysans traînaient sur. la route une char- rue, une herse ou un rouleau : chaque caillou, chaque pointe de fer, chaque fibre de bois parlaient alors. Il répon- dait des choses que la petite fille n'entendait pas, et où il n'y avait ni admiration, ni regret, ni plaisir, mais seule- ment l'idée du labeur et du profit. Les passants continuaient le dialogue.

— Tu te reposains donc, père Quenne, vieux feignant !

— C'est bien mon tour, disait-il.

Puis il était question des blés, des betteraves, des avoines, des machines, du député et du curé. Quelques événements de Paris, parfois, faisaient qu'on s'occupait des inventions nouvelles et de la guerre. Là-dessus, le vieillard avait son expérience et ses méthodes : il les communiquait, on les écoutait, il servait donc encore ; un peu de sang lui revenait dans les tempes et dans les joues.

Il respirait les heures, les saisons et le vent. Quand il sentait la fumée de la gare, il disait :

— Il va faire chaud.

Et lorsque le fleur fort de la sapinière à droite lui

�� � 310 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

arrivait par dessus les herbages et les emblavures, il annon- çait :

— Mais demain, il va pieuvre.

Eugénie lui réclamait des explications : il les donnait d'une voix sourde où revivait un peu de joie. Elle contes- tait sur la foi d'un vague souvenir d'école, il se moquait d'elle. Se reportant à l'almanach, ils n'y comprenaient plus rien ni l'un ni l'autre.

L'hiver finissait. La neige fondait en une nuit au creux des sillons. La terre paraissait molle et lavée, reteinte. Les vents de Mars soufilaient, dispersant un parfum d'herbes. Les arbres des champs commençaient à reverdir et à refleu- rir. Les oiseaux reparlaient. Le jeune blé levait avec un frisson chaque matin plus ample. Et puis sonnaient les cloches de Pâques.

Les jours s'élargissaient sur le ciel. Le soleil d'abord rou- lait sur la cime même des peupliers de la rivière, puis un peu au-dessus : et s'étant couché en avril à peine au delà du passage à niveau, en mai il s'en allait jusque dans les bois. Les foins, l'avoine, le froment mûrissaient au signe des ressorts vigoureux du monde.

Le soir tombant, la grand'mère rentrait, soignait sa vache, faisait chauffer du lait pour le vieillard. Elleetl'enfant le mettaient ensuite au ht : il restait assis contre ses oreil- lers, ou plié à travers comme un dur chevron d'os, atten- dant.

Parfois, quelque visite, à cette heure-là, venait avec son aumône : une bonne femme du bourg, qui voulait un peu veiller et qui bavardait bas avec la grand'mère ou très haut avec le grand'père ; une petite fille de l'école, qui apportait un cahier ou une leçon à Eugé- nie, laquelle n'étudiait plus guère, au vif regret de l'institutrice. On permettait aux deux enfants de jouer dehors, mais elles ne jouaient pas, causant avec un sérieux bizarre de la classe, de la vieillesse, des champs, du temps. ^

�� � LA GARDE-MALADE 3 II

— Qu'est-ce que je ferions sans cette boelle ! soupirait la grand'mère.

— Pour sûr qu'a vous aïdaint ben ! disait la voisine. Elles chuchotaient. La lampe fumait. Entre les rideaux

bleus, le mur recevait la silhouette du vieillard et des oreillers comme des montagnes d'ombre.

Les jours s'épuisaient ainsi. Les dimanches approvision- naient la semaine.

Avant la messe, la grand'mère s'appliquait à changer son pauvre homme. Dès que le barbier l'avait rasé, elle lui récurait l'os, non sans rudesse. Puis, le dépouillant avec ses doigts crochus comme avec des ongles, elle lui passait en deux coups la chemise et le caleçon qu'Eugénie faisait tiédir. Elle se tenait très sage auprès du poêle : les jambes et les bras de toile pendaient à ses mains des deux côtés du tuyau noir. Le grand-père, appuyant sa vie à la douceur sérieuse de sa petite-fille, oubliait un m.oment l'incurable tristesse où il agonisait.

Ensuite et alternativement, tantôt la vieille femme, tan- tôt l'enfant se rendaient à la messe. Non qu'elles crussent à rien : l'une avait jugé le dogme faux parce qu'elle ne voyait jamais l'instituteur à l'église, l'autre était si pure que l'odeur de l'encens lui déplaisait et l'ombre étoilée en jaune. Elles allaient aux nouvelles : avant, après le service, on parlait des morts, des mariages, des naissances, des baptêmes, des premières communions, et, sous couleur de religion, toujours de vie. Le père se plaignait du soleil, le fils partait au régiment, la fille n'écrivait plus de Paris, la mère relevait de maladie. Mots qui revenaient à la maison comme des visiteurs : on les répétait, on les commentait, l'impotent reprenait en eux un peu de passion et de quoi penser encore.

Pour ravitailler les dimanches, il n'y avait que les Pari- siens. La grand'mère les appelait tous ainsi, qu'ils vinssent de Paris, de la mer ou de la Bourgogne. Ils apportaient leurs soucis, leur égoïsme, leurs préjugés ; ils laissaient

�� � 312 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

leurs enfants une semaine, une demi-semaine ; mais leur souvenir s'enrichissait après leur départ. Eugénie organi- sait leur légende moqueuse. Un cousin confondait la herse avec la charrue ; une cousine voulait accompagner le vieil- lard partout, et la garde-malade la renvoyait par des farces admirablement combinées ; une tante parlait d'hôpital, de secours, de conseil de famille, de pudeur, et n'v pensait jamais deux fois.

Tout cela, dans la mémoire et l'imagination attentives de la petite fille, faisait une agitation aussitôt commu- niquée au grand-père. Ainsi ces abandonnés plongeaient encore un peu, juste assez pour ne pas mourir, dans l'eau sociale.

��IV

��Le vieillard prit un mauvais rhume, ne se leva plus et, le troisième jour, entra en agonie.

C'était juillet : la moisson dévastait les fermes et préci- pitait jusqu'au délire la vie. Au moment où débuta le râle, Eugénie se trouvait seule et savait qu'elle serait seule tout le soir. Cette idée l'afiola d'abord : elle courut à la porte, bouscula la claire-voie et, se hâtant sur le chemin, cria :

— Au secours !

Le chemin, les champs de regain, d'éteules et de meu- les s'étendaient vides jusqu'aux peupliers ; les machines travaillaient derrière les bois, hors de la vue.

L'enfant buta contre une pierre, faillit tomber, se mit à pleurer. Le râle du grand-père la rappela dans la maison.

Elle resta debout auprès du lit, ne sachant que taire. Le mourant, étendu de son long sur le dos, pilait sous lui les oreillers : il semblait un peu moins courbé. Ses yeux écur- quillés ne voyaient rien. La pomme d'Adam montait et descendait dans son cou. Et de ses lèvres mi-ouvertes sor-

�� � LA GARDE-MALADE ' . 3'^y

tait, mesuré par son haleine, un bruit caverneux dont le retentissement remplissait la chambre.

Sa main gauche, à la hauteur de son genou, grattait les draps. Sa main droite pendait. L'enfant 1^ saisit, elle était molle et chaude.- Ce contact la rassura, elle retrouva la force de crier :

— Grand-père !

Il ne s'interrompit pas, trop occupé à mourir. L'enfant recommença à pleurer.

— Grand-père ! oh, grand-père !

Elle regarda dans l'effroi ce visage qui pâlissait sous le hâle. Quelques mouvements lents et doux traçaient des rides aux deux côtés du nez et au bord des oreilles. Dans l'effort désespéré du souffle, le cou se gonflait et se creu- sait, le menton s'élevait et s'abaissait, la tête alourdie des- cendait plus livide au milieu de l'oreiller jaune.

Ce travail m^ystérieux, consentement et résistance, inté- ressa Eugénie. Appuyée à la forte main, elle se tint pleine de curiosité et d'horreur.

Quelques instants, le râle s'arrêta ; une respiration égale, courte et douce, vibra, chuchotant l'espérance ; puis il reprit en sourdine, écartant à peine les lèvres violescentes.

— Grand-père ! soupirait l'enfant, grand-père !

Elle sentit qu'il allait mourir. Un remerciement, un conseil ne sortiraient-ils pas de cette bouche tordue ?

— Oh, parle-moi !

Et gémissant ainsi, elle serrait aussi fort qu'elle le pou- vait dans ses deux mains la grande lourde main molle. Mais il ne répondait pas. Son soupir à deux temps allait à peine plus haut que celui d'un homme qui dort...

Les tressaillements de son visage se ralentissaient. Ses doigts sur les draps ne bougeaient plus.

Eugénie s'accota au bois du lit : élevée au-dessus de son âge et de tout âge, elle se soumit à la Loi.

Soudain, le corps du grand-père glissa, ses genoux se plièrent et saillirent, il se tint en plusieurs angles sous la

�� � 314 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

couverture. Eperdue, Eugénie ôta un oreiller de sous ses épaules, et réunissant toutes ses forces, les ramena sur le traversin. Il lui sembla encore que le moribond se redres- sait.

Ses traits n'exprimaient plus ni souffrance ni connais- sance. Ses paupières fermaient à demi ses yeux : un rayon jaune passait entre les cils et rasait les joues pâles. Tout le visage était devenu immobile, sauf les lèvres, dont l'écarte- ment régulier accompagnait le battement du cou. Et le râle ne rendait plus qu'un très petit bruit de bise.

Il s'arrêta sans que l'enfant s'y fût attendue. Cela fit un étrange silence, comme si tout à coup le monde lui-même s'était arrêté. Elle interrogea les objets et les meubles autour d'elle.

Puis le coucou du mur sonna quatre heures : et quand le même silence se fut refait, énorme et creux, autour de la dernière vibration, Eugénie comprit.

Pourtant, la main qu'elle tenait n'était pas froide. Elle la lâcha tout à coup et, obéissant à un souvenir obscur, s'en alla sur la pointe du pied décrocher le petit miroir rond de la cheminée. Elle monta sur une chaise et, présentant la glace aux lèvres du vieillard, n'y recueillit aucune buée.

Elle ne dit rien, elle ne pensa rien : elle se mit à l'ou-

��vrage.

��Elle ôta les oreillers, n'en laissant qu'un : le mort s'y appuya, droit comme dans sa jeunesse. D'abord, l'enfant en avait peur ainsi que d'un mannequin de marbre. Mais il était tiède et léger, ses membres restaient souples comme ceux d'un petit garçon, elle se rassura. Avec précaution, elle déploya le drap bien proprement sur lui. Elle se rap- pela qu'il fallait fermer les yeux, on le lui avait dit à l'église ; elle s'y reprit à deux ou trois fois, les paupières glissant déjà sur l'iris jaune : elle y réussit enfin, et voyant dès lors, dans sa dignité terrible et sa paix, cette face immo- bile, elle en baisa la joue et pleura.

Elle n'avait plus peur, elle avait du chagrin. Elle pensa à

�� � LA GARDE-MALADE ' ^15

fuir pour l'oublier, à partir pour ramener sa grand'mère de la moissonneuse. Mais c'était très loin, et d'ailleurs pou- vait-elle abandonner ainsi le pauvre mort ? Elle se chercha encore du travail.

Elle fit chauffer un peu d'eau, et très doucement, avec une petite éponge, essaya de laver les joues terreuses. Mais elles se refroidissaieni. Effrayée, Eugénie jeta sa cuvette, rangea ses linges et se mit, sans faire aucun bruit, à balayer la maison et à épousseter les meubles.

Cela fini, le soleil avait baissé et le rectangle de la porte était jaune. Elle prit une bougie qu'elle alluma, versa quel- que eau bénite dans une assiette sur la table du chevet, y mit tremper deux brins de buis qui pendaient au mur, sous un vieux numéro bariolé de tirage au sort. Enfin elle se nettoya longuement les mains, brossa sa robe, se peigna : et quand elle vit qu'aucun ouvrage ne restait et que la grand'mère ne rentrait pas, elle s'assit au pied du lit, sur la chaise de paille, et regardant le mort, frissonna.

Elle savait une ou deux prières. Elle les dit tout bas devant elle. Puis leur latin lui déplut. Elle prononça alors ce qu'elle pensait :

— A présent, il va se reposer ; et, moi, je retournerai un peu à l'école avant de travailler.

Elle se troubla, souffrit, se résigna. Elle se rappela comme on se rappelle un voyage, par une impression générale de lassitude, de plaisir, de regrets et mille détails touchants, l'année passée ainsi à soigner son grand-père ; elle soup- çonna obscurément ce qu'elle avait gagné et perdu dans ce long espace de vie, et tout ce qu'elle n'oublierait plus. Joi- gnant les mains, elle en remercia le mort sévère qui rêvait sur l'oreiller, les yeux clos, la bouche mal fermée entre les lèvres livides, le nez pincé déjà sous une pression très froide...

Elle finit par s'endormir : et c'est ainsi que la grand'-mère les trouva tous les deux, le mort veillant sur la vivante, à l'heure où elle revint harassée à ce labeur nouveau.

�� � 3l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��V

��Après l'enterrement, selon Tusage, et quoique les enfants du mort, soucieux delà succession, ne dussent pas repartir tout de suite, on fit un festin.

La grand'mère servait, avec une vieille femme du village qu'on employait, à cause de son adresse et de sa piété, à ensevelir les morts. Eugénie avait disparu parmi ses cousins et ses cousines. La table était longue, allant de la cheminée à la porte de la seconde chambre : et tous ces gens du Nord, du Midi, de Paris, ramenés par le deuil seul à leur source, se regardaient et regardaient leurs assiettes en cau- sant de leurs intérêts et parfois de leur père.

Presque tous se montraient hostiles à la veuve. Ses pro- pres enfants la défendaient tout juste. Les uns, arguant de la présence d'une mineure, voulaient qu'on vendît aussitôt la ferme et les champs ; les autres, énumérant les qualités de leur mère, qu'on lui laissât l'usufruit.

Un compliment plus maladroit que les autres fit se dres- ser le corsage noir de la Benjamine.

— Parlons-en ! siffla-t-elle. On ne nous a même pas prévenus que le père était malade !

Il y eut une rumeur, approbations et protestations mé- langées.

— Personne n'était là, poursuivait-elle et le pauvre homme est mort tout seul comme un chien !

— Il y avait moi, dit Eugénie, de sa voix nette.

— Ce n'était pas ta place ! s'écria la jeune femme. Ce n'est pas la place des enfants.

La rumeur s'enfla ; les uns parlaient de l'hospice et des convenances ; les autres de cruauté, de dignité ; la majorité devenait impitoyable.

— Bah, chuchota l'ensevelisseuse, les morts sont moins

�� � LA GARDE-MALADE ' 31?

à craindre que les vivants. On n'a qu'à dire deux Pater et deux Ave, et ça ne vous fait plus rien du tout.

Il y avait des anticléricaux dans la famille, ils murmu- rèrent.

— Moi, dit Eugénie, je n'ai pas eu peur, j'ai dormi, j'avais besoin de me reposer comme lui.

Les Parisiens s'indignèrent. L'enfant les regarda lente- ment un à un et les jugea. Puis elle sourit à sa grand'mère avec sécurité. Instruite par la pitié, par la maladie, par la nudité, par la mort, elle se sentit prête à la vie.

ALBERT THIERRY

�� � FEUILLETS

I

On a dit que je cours après ma jeunesse. Il est vrai. Et pas seulement après la mienne. Plus encore que la beauté, la jeunesse m'attire, et d'un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu'elle a toujours raison contre nous. Je crois que loin de chercher à l'instruire, c'est d'elle que nous, les aînés, devons chercher instruction. Et je sais bien que la jeunesse est capable d'erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de les prévenir de notre mieux. Mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l'empêche. Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d'un message et qu'elle le doit délivrer ; notre rôle est d'aider cette délivrance. Je crois que ce que l'on appelle « expérience », n'est souvent que de la fatigue inavouée, de la résignation, du déboire. Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d'Alfred de Vigny, souvent citée, qui paraît simple seulement lors- qu'on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c'est une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mur. » Peu m'importe du reste que Vigny lui-même n'y ait peut-être point vu toute la signification que j'y mets ; cette phrase, je la fais mienne.

Il est bien peu de mes contemporains qui soient restés fidèles à leur jeunesse. Ils ont presque tous transigé. C'est ce qu'ils appellent « se laisser instruire par la vie». La vérité qui était en eux, ils l'ont reniée. Les vérités d'emFEUILLETS ' 319

prunt sont celles à quoi l'on se cramponne le plus forte- ment, et d'autant plus qu'elles demeurent étrangères à notre être intime. Il faut beaucoup plus de précaution pour délivrer son propre message, beaucoup plus de pru- dence — que pour donner son adhésion et ajouter sa voix à un parti déjà constitué.

II

J'ai tant aimé Flaubert!... Tout ce qu'on écrit contre lui me meurtrit ; mais combien plus encore ce que je me retiens d'écrire moi-même. Sa Correspondance a durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé la Bible. C'était mon réservoir d'énergie. Elle proposait à ma ferveur une forme de sainteté nouvelle. Je pense que les élèves de Gustave Moreau ont eu pour leur maître une semblable vénération. Mais Gustave Moreau n'est pas plus un grand peintre que Flaubert, hélas ! n'est un grand écrivain. Celui-ci le sent bien : il n'écrit pas si bien qu'il s'efforce de bien écrire. Les vrais maîtres, Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Bossuet, ne se donnaient pas tant de mal. Lorsque je relis Flau- bert aujourd'hui, sans plus autant de révérence, ce n'est jamais sans peine, sans chagrin. Je vois partout conten- tion, gaucherie. Chaque phrase ne sort d'embarras que par une extrême simplification de la syntaxe ; elle mor- celle et juxtapose. Elle n'obient non plus la fusion que l'analyse ; les éléments en restent à l'état brut. Mais avec plus de don réel et qui nécessiterait moins de peine, avec plus d'assurance, nous verrions sa dévotion faiblir, et, partant, notre admiration.

III

J'ai été voir Matisse à Nice. Ah ! quel homme charmant ! Il m'a fait entrer dans une chambre assez petite, oblon- gue, étroite comme un large couloir. C'est dans cette

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chambre qu'il vit, qu'il travaille ; les murs sont tapissés de ses dernières toiles qu'il ne parvient pas à voir avec assez de recul, même dans le reflet de l'armoire à glace. Il peint aussi longtemps que le jour dure, puis, à la lumière de la lampe, il dessine. Il n'est pas de ceux qui pensent qu'ils travaillent dès qu'ils ont en main plume ou pinceau ; il cherche sans cesse, il s'eflbrce ; les plus exquises de ses toiles sont celles dont il est le moins satisfait, car il dédaigne les eftets qu'il obtient désor- mais à coup sûr. Il reporte votre attention vers d'autres toiles, moins accomplies, mais où se lit une recherche que ses admirateurs de la première heure, et vous savez s'il en a, n'attendaient certes pas de lui, qui peut-être va leur déplaire et qu'ils ne comprendront pas. Il parle de pré- cision, de réalisme ; il aspire à pouvoir dessiner propre- ment une main, « des doigts qui n'aient pas l'air de bouts de cigare », à mettre un œil en place, c'est-à-dire au- dessus du nez et de côté suffisamment pour laisser place au second œil. Il dit : « Ce n'est pas tout de bien dessiner une main ; encore faut-il qu'elle fasse partie de l'ensem- ble ». Car c'est de l'ensemble qu'il est parti : mais c'est là qu'il faut revenir. Et d'une part, dans ses dessins, il soigne à présent des détails qui s'efforcent vers un ensem- ble, d'autre part dans sa peinture il s'efforce vers des détails qui ne contreviennent pas à l'émotion de l'en- semble. Bref, à cinquante ans, le voici qui redécouvre ces élémentaires vérités que l'école enseignait aux élèves ; le voici qui vers la fin de sa vie va rejoindre le point de départ des grands maîtres : de Mantegna, de Michel Ange, dont ensuite nous feuilletâmes des reproductions. « Voyez ! me criait-il, comme c'est dessiné, cette main ! » Car on en revenait toujours aux mains, comme au morceau de choix le plus difficile. Et il me redisait le mot atroce de Forain : « A présent que les Allemands n'achètent plus notre peinture, nos jeunes vont devoir apprendre à faire les mains. »

�� � FEUILLETS - 321

Et je pensais que sans doute il importait de désap- prendre d'abord tout ce qui ne devenait plus qu'un acquis banal, et que l'on ne savait vraiment bien que ce qu'une exigence personnelle vous avait fait apprendre avec peine. Mais lorsque j'entendais Matisse protester que rien ne l'irritait plus aujourd'hui que d'entendre admirer telle ou telle de ses toiles, oubliant que chacune, à ses yeux, n'était qu'un acheminement vers autre chose, et s'écrier : « Ce qui m'importe, ce n'est jamais ce que j'ai fait, c'est ce que je veux faire. Je voudrais n'être jugé que sur l'en- semble de mon œuvre, la courbe générale de ma ligne, de mon évolution » — si je ne pouvais lui refuser l'assentiment de ma sympathie, je pensais pourtant qu'il demandait l'impossible ; qu'un peintre ne peut être jugé que sur des œuvres, et dispersées ; qu'il commet rare imprudence en renonçant à faire un tableau.

ANDRÉ GIDE

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�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

��LE ROMAN DU PLAISIR

On a médité souvent et tristement sur la mort des livres. Le passé nous y invite, et nous modelons l'avenir à son image. Le naufrage de tant d'oeuvres grecques et latines nous paraît annon- cer un destin pareil à nos littératures modernes ; l'usure du papier, les révolutions futures, le dégoût possible de la lecture et de l'écriture, nous sont représentés, par nos bibliothécaires, bibliophiles, bibliomanes, bibliophagesoubibliophobes, comme des périls vraisemblables. Habcnt sua fata lihclli. Et pourtant, s'ils sont sujets aux coups des divinités mauvaises, il me sem- ble que, tout compte fait, le génie immanent de la terre attache à leur conservation une valeur précieuse, étend sur eux une aile presque miraculeuse. Nous avons gardé, après tout, la plus grande partie des chefs-d'œuvre admirés des anciens, et, quand on songe aux chances de destruction, on imagine qu'il a fallu vraiment qu'ils fussent conduits jusqu'à nous, comme le jeune Tobie, par la main d'un ange. L'ange gardien des livres (certains penseront peut-être que c'est un diable) n'a pas fini de veiller sur eux et il leur fera peut-être traverser despasplus dangereux. Le jour oià l'espèce humaine aurait terminé sa mission et transmis à d'autres êtres la charge de figurer l'avant-garde à la pointe de la vie ter- restre en marche, il est probable que cesêtres trouveraient moyen de recueillir l'héritage de nos livres, et qu'ils rêveraient, sur ces livres, à l'humanité, comme nous imaginons la vie d'Athènes et de Rome entre les feuillets de Platon ou d'Horace.

Ils trouveraient dès lors dans nos livres, et bien mieux encore que nous, ce que nous y trouvons nous-mêmes : une grande fa- brique d'illusion. Les livres à vrai dire ne nous trompent jamais complètement sur nous, parce qu'en même temps que nous les lisons nous nous sentons vivre, et que nous savons corriger con-

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 323

tinuellemenî l'écart entre l'homme qu'on voit dans les livres et l'homme réel. Mais ils nous trompent abondamment sur la nature, et s'ils nous aident à l'utiliser pour notre action, ils nous empêchent de l'éprouver dans son être. Nous devons, pour pas- ser ce Styx, les dépouiller avec nos autres vêtements sociaux. Dès lors nos livres tromperont nos successeurs sur l'humanité bien plus encore qu'ils ne nous trompent sur la nature ; ceux-ci ne pourront les corriger par leur expérience, parce qu'ils ne seront pas des hommes ; et ils ne pourront en tirer le schème pratique d'une action sur nous, puisque nous ne serons plus. Dès lors la trace ou la reproduction de nos livres risquerait de figurer dans ce magasin d'inventions anciennes et délaissées parmi lesquelles le Cavor de Wells retrouve, chez les lunaires, notre télégraphie sans fil (Tagore affirme ingénument que nos plus subtiles philosophies d'Occident gisent pareillement au rebut dans la vieille ferraille de l'Inde). Mais n'oublions pas que nous avons passé par un moyen-âge, que l'antiquité y a été con- servée pendant dix siècles comme une ferraille obscure et rouil- lée, et qu'il est bien des voies imprévues au bout desquelles cette ferraille, fourbie à neuf, redevient utile et belle.

Je m'excuse de cette longue préface 011 j'ai voulu seulement introduire des êtres imaginaires, mais après tout possibles, qui, succédant aux hommes, se les représenteraient d'après les livres que nous leur aurions, par quelque artifice, laissés. (Supposez une humanité condamnée à périr en quelques années par une modification inévitable et graduelle de son atmosphère, et s'em- ployant à jeter sa « bouteille à la mer », c'est-à-dire à semer sur sa planète quelques témoignages quasi indestructibles de son passage, à graver des livres sur un métal durable, à faciliter la besogne des Champollions extra-humains, à laisser un témoi- gnage comme l'Arne Da Knussem de Jules Verne ou le Cavor de Wells.) Nous transmettrions sans doute à ces héritiers une image bien diiférente de notre image réelle. Et, (pour en arriver tout de même, après avoir tant musé, à l'objet de ce discours) si notre intelligence et notre action leur apparaîtraient tout de même sous un jour assez exact, nous ne leur apporterions guère de quoi les aider à se représenter nos plaisirs. Ils seraient devant nous comme nous devant l'Egypte. Les Egyp- tiens ne nous ayant laissé que des monuments funéraires.

�� � n’ayant employé qu’à la vie d’outre-tombe leur génie monu- mental et plastique, nous en concluons candidement qu’ils ne devaient penser qu’à la mort et ressembler à un peuple de chartreux où on se disait l’un à l’autre : Frère, il faut mourir.

Trahit sua quemque voluptas. Et pourtant il n’est rien dont la littérature s’occupe moins que du plaisir, j’entends le plaisir physique. Et il va de soi que la faute n’en est pas à la littérature, mais bien au plaisir, qui ne se révèle pas susceptible d’expression littéraire. Il y a une littérature amoureuse, une littérature élégiaque, une littérature tragique ; il n’y a presque pas de littérature voluptueuse. Celle que nous a laissée le xviii^ siècle (on mettra les noms) ne vaut pas cher. Et il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver dans les Mille el une nuits traduites par M. Mardrus la présence ou l’image du plaisir. On en dirait volontiers ce que dit Montaigne d’un vers miorne et précis d’Ovide qui le « chaponne ». Le plaisir de la table nous a fourni, au crépuscule de la douceur de vivre, le livre charmant de Brillât-Savarin. L’autre plaisir ne donne lieu qu’à des polissonneries lugubres comme l’Art de jouir de La Mettrie. Mieux vaut être, dit Stuart Mill, Socrate malheureux qu’un pourceau satisfait. L’essence et l’ordinaire de la littérature s’appliquent généralement à ce Socrate malheureux, et sa plus riche matière ce sont les misères d’un roi dépossédé.

C’est aussi que (le mot style étant pris dans son sens le plus large) il n’y a littérature que là où il y a style, et le style figure pour nous un plaisir qui en évoque lointainement et subtilement d’autres, mais ne souffre pas d’être recouvert par un autre. Tout plaisir exprimé littérairement devient plaisir de style, et sa lumière propre s’efface dans cette lumière, comme la clarté des étoiles dans celle du jour. Le contraire se passe pour nos douleurs, nos misères de roi dépossédé. Si le plaisir est lumière, la douleur est ombre. La lumière du plaisir littéraire n’absorbe pas cette ombre, mais au contraire la met en valeur, et un sujet tragique ou triste palpite et vit dans ce clair-obscur. La lumière qui transfigure cette ombre ne saurait (à moins d’un artifice qui ne va pas très loin, comme chez certains Hollandais ou chez les impressionnistes) transfigurer une autre lumière. Or, pour RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 325

emprunter au même ordre physique une autre métaphore, l'in- terférence du plaisir de style et d'un autre plaisir produit facile- ment un déplaisir, comme l'interférence de deux ondes lumi- neuses engendre une zone obscure.

Le problème ne ,se pose d'ailleurs de cette manière qu'en littérature. Si on l'étudiait dans les autres arts, il faudrait en modifier les termes, et tel n'est pas mon dessein. Je veux sim- plement noter que le poète, l'auteur dramatique, le romancier sont mal à l'aise et se trouvent tout de suite pris de court devant le plaisir. Et le lecteur, le spectateur ne savent trop que penser et que dire. Un livre qui implique un appel à la sensualité, pour peu qu'il révèle quelque talent, trouve des lecteurs par milliers. 11 a pour lui non Socrate malheureux, mais ce qui sans être satisfait, sommeille et gros-ne dans le cœur humain... Le criti- que, homme sage et qui vit au-dessus des passions humaines, impose comme saint Antoine silence à ce compagnon disgra- cieux. Il fait, en bon globule blanc, la police de l'organisme littéraire. Mais pour certains ce saint Antoine est un Paphnuce... Je songe ici au conflit entre M. Henry Bataille (soutenu en somme par le public puisque ses pièces font de l'argent) et la critique, à leurs injures et à leurs exclusions mutuelles. C'est un sujet que je retrouverai un jour sur mon chemin.

��Ce chemin où, au lieu de marcher, je m'assieds sur un banc d'où je regarde un paysage un peu trop lointain, je m'y suis engagé à la suite de deux romans agréables et charmants, Suxanne et le Plaisir, de M. André Beaunier, et les Taupes de M. Francis de Miomandre.

Les pages ordinaires de M. Beaunier sont pour mon goût, et même pour ma raison, un peu réactionnaires et ses romans ingénieux m'apparaissent, dans le recul des souvenirs, bien iné- gaux. Je n'aime pas beaucoup sa manière de romancer l'histoire, et i'iWoH/g m'a fait froncer le sourcil. Mais depuis son Joubert aucun de ses livres ne m'a autant intéressé que celte Suzanne.

C'est un sujettrès neuf, comme tous ceux qui portent précisé- ment sur le plaisir (je ne dis pas, bien entendu, sur l'amour) M. Beaunier n'a eu qu'à ouvrir les yeux et à voir vivre le monde d'aujourd'hui pour cueillir et placer dans son roman, exquise-

�� � 326 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment écrit, la figure d'une petite femme toute charmante et bonne, qui ne vit que pour le plaisir, ne respire que le plaisir, et le jour où cet air respirable lui manque, brusquement tari par la mort de celui qui incarnait pour elle le plaisir définitif, meurt de la plus inévitable asphyxie. Ce petit changement de point de vue, cette présence du plaisir, aussi volontaire et méthodique chez l'auteur qu'elle est libre et spontanée chez son héroïne, suffisent pour donner une figxire nouvelle au plus traditionnel thème du roman français. Ainsi l'auteur de Valentine Pacquanlt n'avait pas eu de peine à écrire une Bovary plus âpre et plus char- nelle. Pour M. Chérau le corps de la femme prenait un poids de fatalité, tandis que pour M. Beaunier il ne comporte qu'une pente de plaisir, — une pente par laquelle s'écoulent et s'éteignent son âme et sa vie. Et, tout autour, M. Beaunier a mis en place les touches, les harmoniques voluptueuses qui donnent au livre ses fonds, ses valeurs, son unité. Ce livre eût été un peu frêle pour porter le titre lourd de Roman du Plaisir, ou simplement celui de // Piacere de d'Annunzio. Suzanne et le Plaisir fait un titre qui nous met de plain-pied avec sa fragilité, sa grâce et ses demi-teintes.

Mais ce roman sur le plaisir, pourquoi M. Beaunier (et sans doute aussi tout écrivain avisé) lui donne-t-il pour sujet une femme et non un homme ? L'homme est après tout aussi ardent et aussi naïf que la femme dans la recherche du plaisir. Peut-être plus : la langue n'a pas d'équivalent féminin du terme de viveur. Et, quels que soient les accommodements avec le ciel de lit, l'homme connaît mieux, évidemment, le plaisir de l'homme qu'il ne connaît le plaisir de la femme. L'homme de plaisir a d'ailleurs fourni son contingent littéraire au roman et au théâtre. M. Lavedan en a fait de façon abondante et amu- sante la physiologie, depuis Viveurs et le Fienx Marcheur jus- qu'à la série des Leur. Lucien Mùhlfeld écrit sur ce thème une jolie et adroite Carrière d'André Tourette.Mzis voici la différence.

L'homme a toujours écrit le roman du plaisir de l'homme sur un ton railleur, désenchanté, parfois envieux. L'écrivain s'ingénie à reconnaître et à révéler les tares, les faiblesses, les sottises de l'homme de plaisir. Il l'étudié en le méprisant ou en le détestant, en voulant faire partager ce sentiment au lecteur. Le plaisir, épousé sympathiquement par l'auteur, intéressera peu.

�� � Ou plutôt distinguons. S’il s’agit du plaisir des jeunes gens, il est trop spontané, trop simple, trop inconscient pour que sa peinture aille bien loin. La jeunesse, pour l’art, est l’âge de la vie, non l’âge du plaisir. L’homme de plaisir c’est l’épicurien, et on ne devient guère que vers quarante ans un vrai épicurien. Un des personnages de M. Beaunier dit que l’âge heureux c’est cinquante ans, quand la vie est faite et qu’il n’y a plus qu’à en jouir. Peut-être ! mais lorsque la vie est faite, elle n’a plus qu’à se défaire, et elle n’y manque pas. Nous serions écœurés de voir le centenaire de Brillat-Savarin célébré par l’Association des Étudiants. Une heureuse impécuniosité la garde contre cette faute de goût. Mais une tablée de messieurs mûrs, chauves, ventrus, hauts en couleur, devant la carpe à la Chambord ou l’oreiller de la Belle-Aurore, nous plaît comme une image parfaite et une harmonie de la vie. Nous n’allons guère plus loin : le roman vrai et franc du vieil épicurien aurait bien des chances d’être désagréable, et surtout — vice rédhibitoire — de révolter toutes les femmes.

Vieux ou jeune l’homme de plaisir (il ne s’agit pas évidemment de don Juan) ne sera guère admis par le public littéraire. Ce sera toujours une figure plus ou moins ridicule ou odieuse. Il n’en est pas de même de la femme. La littérature va ici à l’encontre des mœurs. Les mœurs et même les lois, qui permettent à l’homme de « s’amuser », le défendent à la femme. Et pourtant la femme qui, sans méchanceté, vit pour le plaisir, est sympathique à l’homme et à la littérature des hommes. (Sinon à celle des femmes : le rapport est inverse, et maintenant les lionnes savent peindre.) Voyez Renaud promettre à Claudine, comme une grâce de plus, avec Rézy, ce qu’il déplore, avec l’opinion publique, chez son fils Marcel. Qu’une jeune et jolie femme aille au bout de tous les plaisirs, dit l’homme, pourquoi pas ? Elle n’en est que plus belle, et cette beauté c’est une promesse de bonheur. — Pour elle ou pour vous ? — C’est tout au moins une Idée du bonheur, une Idée du plaisir : l’artiste platonicien relaye l’homme épicurien. Et en effet il y faut un artiste, comme Colette et M. Beaunier. Hors du monde de l’art on s’indignera. Où donc ai-je lu cette variante de l’Évangile ? Quand Jésus eut arrêté par un mot divin le bras de ceux qui lapidaient la femme adultère, un Juif survenu n’en ramassa pas ^28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

moins un très gros pavé. — « Malheureux, lui dit le Maître, pour frapper cette pécheresse te crois-tu donc sans péché ? • — Non, mais je suis son mari. » M. Beaunier expliquerait à ce forcené — comme le fait à son fils la mère même de François — ■ qu'il n'y a pas de vilaines femmes qui trompent leurs maris, mais des femmes que leur destinée a fait tomber sur des maris nés pour être trompés. On naît encorné comme on naît rôtis- seur. M. Beaunier a fait semblant de punir Suzanne, mais son pavé est en carton : jusqu'à l'extrême-onction le plaisir de- meure autour d'elle comme les roses d'un buisson sacré.

��Si le plaisir ressemble à un buisson de fleurs, épanoui sous le soleil, ces fleurs, comme toutes les plantes, ont un ennemi : les taupes. M. de Miomandre a écrit le roman des Taupes.

Quand on dit d'une femme : C'est une vieille taupe, l'image est plus claire que toute définition. Il y a d'ailleurs de jeunes taupes. Le livre de M. de Miomandre, paraissant à l'époque des lettres anonymes de Tulle, bénéficie d'une certaine actualité. Actuel il se relie tout de même à un ancêtre, le ro- man-t3'pe de la taupe, la Cousine Bette. Dans le charmant pays de joie et de sourire qu'est la Touraine, de jeunes époux réalisent une figure de bonheur aussi agréable à regarder qu'un beau tableau ou un joli paysage. Mais ce bonheur est comme les roses ; il a besoin d'être arrosé, arrosé d'amitiés, arrosé d'argent, il lui faut plonger ses racines dans un sol propice ; et les tau- pes, sous la figure de l'avarice et de l'envie, sont à l'œuvre, les taupes que le plaisir scandalise parce qu'il est le plaisir, et qu'il s'épanouit dans la lumière au-dessus de leur domaine souter- rain. Et alors le rosier se flétrit et les fleurs tombent...

Les Taupes sont donc moins le roman du plaisir que le roman des ennemis du plaisir. Et gardons-nous de le juger avec un esprit taupe, c'est-à-dire aveugle. Loin de moi la pensée de trouver dangereuses et fausses les idées religieuses et morales qui nous mettent en garde contre 1 amour du plaisir et qui contribuent à nous placer dans la divine mesure. Mais la haine du plaisir (la haine qui est un amour trahi) s'appelle du nom des deux sentiments dont M. de Miomandre a animé ses taupes : l'avarice et l'envie. Les cinq autres péchés capitaux s'excusent

�� � REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE ::,2^

si bien qu'on les avoue, et même qu'on s'en vante volontiers : on se reconnaît fort bien gourmand, luxurieux, paresseux, orgueilleux ou colérique. Mais ni Harpagon, ni Bette, ni per- sonne, ne se reconnaîtront avares ou envieux, ni ne recevront ces mots autrement que comme une injure. Bel hommage rendu au plaisir, de ne reserver comme péchés inavouables que les deux péchés contre le plaisir !

M. de Miomandre avait écrit avant les Taupes un volume de critique plein de finesse et de goût, le Pavillon du Mandarin. Et M. Beaunier est un de nos critiques estimés, malgré ses partis- pris (qui n'a pas les siens ?). Or dans la critique est contenu un art d'éprouver du plaisir et de le faire partager. On ne saurait peut-être sans exagération appeler la critique un grand plaisir, mais il ne saurait exister de critique, de goût, sans une aftection pour le plaisir, sans un art pour le repérer et le savourer. Là étaient les lacunes d'un esprit aussi robuste que Brunetière, d'une intelligence aussi déliée que Faguet. Brunetière, qu'Ana- tole France appelait Picrochole, voulait, nouveau Grand Ferré, passer sa plume au travers du corps d'un brave Anglais, sir John Lubbock, qui avait écrit un livre sur le Bonheur de vivre. M. Léon Daudet, qui dîna chez lui, nous fait de ses repas un tableau af- freux (et je sais bien que la baronne Staffe n'approuverait pas M. Daudet, mais je prends le renseignement où je le trouve, et M. de Coislin eût fait évidemment un médiocre polémiste). Faguet, qui se délectait d'une omelette au boudin, louangeait par- fois de la littérature, et singulièrement de la poésie, qui n'étaient en vérité qu'omelette au boudin. Mais le seul roman qu'ait écrit Sainte-Beuve s'appelle Volupté, et il n'y a de critique com- plet que celui qui est capable d'écrire, en gros ou en détail, à sa manière, son Volupté. Jules Lemaître n'avait ni l'éloquence et l'architectonique de Brunetière, ni l'intelligence pétillante de Faguet, mais comme il l'emportait sur eux pour le goût, et quelle bonne cuisine que ses articles ! Et M. Daudet (qui nous donne toujours de bons renseignements sur les gens de lettres amphitryons) nous affirme qu'à sa table régnait la chère la plus parfaite. La décadence de la critique suivrait probablement celle du plaisir. Bonne raison pour le défendre contre ses ennemis de droite, qui sont les taupes, et ses ennemis de gauche, qui sont les gloutons. ' albert thibaudet

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE

Gymnase : Lorsqu’on aime..., pièce en 4 actes, de M. André Pascal.

Odéon : Coliche et Griffelin, comédie en 3 actes, de M, Louis Bénières. Les Uns chez les Autres, comédie en un acte, de M. Paul Gaffiéri.

Comédie-Française : Aimer, pièce en 3 actes, de M. Paul Géraldy.

Théâtre de l’Œuvre : L’Age heureux, pièce en 3 actes, de M. Jacques Natanson.

Compagnie d’Auditions dramatiques : La Ronde, dix dialogues de M. Arthur Schnitzler, traduction de M. H. Sidersky.

Théâtre Marigny : My love : mon amour, comédie en 4 actes, de M. Tristan Bernard.

Je voulais reparler de Molière, et parler de M. Paul Bourget, — assemblage inattendu, déconcertant ! — parler de la célébration du Tricentenaire de Molière au Vieux Colombier et de la représentation du Misanthrope à ce théâtre. J’ai flâné, j’ai été dérangé, je me suis mis en retard, le temps me manque. Ce sera pour la prochaine fois.

J’ai quelques spectacles passés, dont je n’ai rien dit. Je vais en rendre compte. Travail mélancolique. Joue-t-on encore ces pièces ? Je n’ose regarder sur un journal le tableau des théâtres. Les unes m’ont intéressé sur le moment. Les autres m’ont profondément ennuyé. Aucune n’occupe plus mon esprit. Je suis sûr qu’il y a quelque part, même en plusieurs « quelque part », en province, des gens qui m’envient, en me lisant, d’aller ainsi passer la plupart de mes soirées au théâtre, à entendre de jolies choses, à écouter des acteurs de talent, à CHRONIQUE DRAMATIQUE

voir des « actrices », au milieu d’un public composé d’hommes spirituels et de jolies femmes. Bonnes gens, ne m’enviez pas tant que cela. Les pièces qu’on joue ne sont pas drôles, en plus qu’elles se resssemblent toutes terriblement. Les acteurs de talent sont si bien convaincus qu’ils en ont et y tiennent tellement qu’ils se gardent bien d’y apporter la moindre variété. La plupart des spectateurs ont des visages d’épiciers enrichis et, à entendre leurs réflexions, sont bêtes comme leurs pieds. Les jolies femmes sont rares, ou, quand on en rencontre, elles sont à d’autres. C'est plutôt à moi de vous envier, dans vos veillées paisibles, au milieu d’une petite ville ou d’une petite bourgade. Vous lisez un journal, ou une revue. Vous lisez qu’on a joué, dans tel théâtre, telle pièce, de tel auteur. Vous vous représentez la scène, la salle, les lumières, les entr’actes, les toilettes, les applaudissements, les rappels, les artistes venant saluer, enfin tout ce qui compose une soirée de théâtre à Paris. Tout est pour vous merveilleux, transportant, paradisiaque. Oui, oui, c’est bien plutôt à moi de vous envier. J’aurais tant de plaisir, ce soir, à aller flâner rue de Richelieu, et dans les petites rues avoisinantes : rue de Louvois, rue Chabanais, rue Rameau, rue Chérubini, rue Lulli. Cest un quartier qui me plaît beaucoup, dont l’air et le ton m’enchantent, qui est plein de choses pour moi, si changé qu’en soit déjà l’aspect en certaines parties. J’irais prendre une bavaroise chez le glacier du Passage Choiseul, en face de la sommeillante librairie Lemerre. Je pousserais jusqu’à la rue du Hanovre, en souvenir de H. B., quand il souhaitait avoir dans cette rue, au quatrième étage, un petit salon bien chaud où faire la conversation de sept à huit le soir avec quelques amis sans préjugés et sans gravité. Je rentrerais ensuite, l’esprit occupé de ces choses lointaines et délicieuses. Je m’arrêterais une minute, comme si j’allais encore entrer, à !a porte de la Comédie, où j’allais presque chaque soir, vers onze heures, finir ma soirée, quand j’étais plus jeune. Que de souvenirs aussi je retrouverais là, dans ces couloirs, dans ce foyer des artistes, où l’on a tout refait et modifié, d’ailleurs, et qui n’ont plus rien de l’aspect démodé et charmant que je leur ai connu. Au lieu de cela, je suis enfermé, condamné à la tâche, et il me faut écrire des comptes- rendus de théâtre ! Mon chat Riquet, un être exquis d’intelli332 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

gence et d’affection, et le doyen de la maison, qui est là sur ma table, assis sur son derrière à côté de la bougie qui m’éclaire, semble considérer avec pitié la course de ma plume sur le papier.

Ajoutez, pour empoisonner ma vie, les histoires d’animaux mis à la rue, maltraités, ou égarés sans aucune précaution pour faciliter leur recherche ou leur rapatriement. J’ai dans ma rue, à deux pas de chez moi, une espèce de pensionnat d’enfants tenu par des sœurs. Il y a quelque temps, la porte ouverte, j’avais vu là un brave bonhomme de chien mouton couleur chocolat, les meilleurs yeux du monde, plein de sympathie pour tout le monde. Depuis quelques semaines je ne le voyais plus, ni n’entendais rien qui indiquât sa présence. Où les soeurs pouvaient-elles bien le tenir ? Ce matin, une de ces créatures étant à la fenêtre, quand je passais pour aller prendre le train, je lui demande : « Vous n’avez donc plus votre chien ? — Mais non, me répond-elle, il s’est sauvé. — Et vous ne vous en êtes pas occupée ? — Si ! Nous l’avons cherché... » Entendez que l’une ou l’autre est venue deux ou trois fois sur le pas de la porte regarder dans la rue si elle voyait le chien. Rien de plus. Ce chien n’était dans cette maison que depuis quelques jours. Il fallait le surveiller, s’occuper de lui, l’habituer à sa nouvelle maison, ne pas laisser la porte ouverte à tout hasard, éviter qu’il sorte flâner dans ce pays qu’il ne connaissait pas. Rien de plus simple, mais rien non plus à quoi pensent moins les gens en pareille circonstance. Et pas le moindre collier, j’entends un collier avec nom et adresse. Le malheureux a dû être ramassé, et voilà encore un martyr pour les sinistres charlatans des laboratoires. Je passe deux fois par jour devant ce pensionnat. Deux fois par jour, l’image de ce chien, la pensée de son sort, me reviendront. Le diable emporte ces sœurs dites de charité.

Mais voyons un peu ces chefs-d’œuvre sur lesquels il faut que j’attire l’attention. C’est par la pièce de M. André Pascal qu’il faut que je commence, je crois bien. Oui, c’est bien la plus ancienne dans le petit lot dont j’ai fait une liste. C’est une pièce en quatre actes, ayant pour titre : Lorsqu’on aime... Vous allez compléter et dire : Lorsqu’on aime on fait des folies ? L’idée de M. André Pascal, dans cette pièce, est plutôt : lorsCHRONIQUE DRAMATIQUE - 333

qu’on aime, on devient quelquefois très bon. Le sujet est celui-ci : un homme de cinquante ans, très riche, a épousé une jeune femme de vingt ans, qu’il adore et dont il est l’esclave. Cette jeune fille aimait un jeune homme et en était aimée, mais a préféré un mariage qui lui donnait une existence heureuse. Un jour qu’elle reçoit, elle se retrouve en face du jeune homme en question. Il n’est pas de phrases que celui-ci ne lui débite alors pour lui évoquer le passé, lui rappeler leurs projets, lui dire qu’il n’a rien oublié et qu’il ne peut vivre sans elle. A ce propos, quand nous débarrassera-t-on, au théâtre, de ces scènes d’amour, les mêmes dans toutes les pièces, et presque avec les mêmes mots : « Vous rappelez-vous ? C’était un mardi. Vous aviez une robe mauve. Vous teniez des fleurs à la main. J’étais venu voir votre mère. Votre beauté rayonnait sur tout. Dès ce jour, j’ai senti que je vous appartenais. Votre image ne m’a pas quitté. Vous étiez toute ma vie. » Encore n’est-ce pas aussi bref. Au contraire, un lyrisme, des métaphores, un bavardage... Quand on entend cette scène en moyenne deux fois par semaine, pendant six mois de l’année, depuis quinze ans environ, je vous assure qu’on finit par la trouver un peu béte. La jeune femme proteste, naturellement. Puis, non moins naturellement, elle fait sa partie dans ces admirables couplets et les deux soupirants deviennent amants. L’histoire est bientôt connue de tout l’entourage. Seul le mari l’ignore. Il semble du moins qu’il l’ignore. Son frère la lui découvre avec ménagements. Surprise : on ne lui apprend là rien de neuf. Il sait tout depuis le premier jour. S’il n’a rien dit, c’est qu’il adore sa femme. Il se rend compte qu’il est pour elle un vieil homme. L’autre, elle l’aime et cet amour est pour elle son bonheur. Comme la voir heureuse compte pour lui plus que tout, il se tait. S’il parlait, il la perdrait peut-être. En se taisant, il a au moins la joie de la voir, de l’entendre, de la tenir quelquefois dans ses bras. Mais personne ne peut savoir ce qu’il a souffert, ce qu’il souffre encore. M. Arquillière a été très bien dans cette scène humaine et généreuse, dans laquelle la raison l’emporte sur l’instinct. Ce mari pousse même l’amour et le sacrifice à ce point : il va trouver l’amant, lui explique qu’il va divorcer et le met en demeure de choisir : épouser sa maîtresse, ou recevoir une balle dans la tête. L’amant, qui a une autre histoire en train avec une riche 334 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Américaine, qu’il espère bien épouser, se défile pour ce mariage forcé. La jeune femme, qui se trouvait chez lui à l’arrivée de son mari et qui n’a eu que le temps de se cacher dans une pièce voisine, est ainsi mise à même de juger ce que valaient les jolies phrases et les serments de son amant. Elle revient chez elle se jeter aux genoux de son mari, toute en larmes, implorant son pardon, qu’elle obtient, le mari étant trop heureux de la conserver. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne me suis nullement attendri sur les malheurs de cette jeune sotte. Une personne d’ailleurs peu intéressante, ayant, je l’ai dit, préféré la fortune à l’homme qu’elle aimait et qui l’aimait, donnant ensuite dans toutes les billevesées qu’il lui racontait, sans voir plus loin que le bout de son nez et sans souci du mari auquel elle devait tout. Je la regardais même pleurer avec plaisir. Ce n’est pas qu’une femme qui pleure soit bien jolie. C’est même plutôt tout le contraire. Mais au théâtre, on sait si bien pleurer en restant jolie ! J’oubliais presque que j’étais au théâtre. Je médisais : « En voilà au moins une qui reçoit une leçon. Pleurez, ma chère amie. Vous ne l’avez pas volé ! » On me dira sans doute qu’elle l’emportait, puisque le mari pardonnait. Il faut s’entendre. Elle l’emportait, là, au théâtre. Mais transportez cette histoire dans la vie. Croyez-vous que l’affaire du jeune homme ne reviendra pas de temps en temps entre les deux époux ? C’est ce qui fait la faiblesse de la plupart des pièces : leur dénouement n’est fait que pour finir un dernier acte, sans aucun rapport avec la réalité. Après cela, il est bien certain que ce mari est bien supérieur aux maris qui tuent et assomment, en parlant de leur honneur outragé. Mêler l’honneur à ces histoires-là ! C’est pour moi d’un comique !... Je ne suis pas marié et ne le serai probablement jamais. Mais le serais-je et m’arriverait-il d’être trompé, — et il me l’arriverait, c’est certain, — je me dirais peut-être que je suis cocu, mais je me garderais bien de mêler mon honneur, ou ce qu’on appelle tel, à cette affaire.

Nous avons ensuite, à l’Odéon, une pièce en trois actes de feu Louis Bénières : Coliche et Griffelin. C’est la mise à la scène d’un personnage d’avare d’un très grand relief, avec des « mots » extrêmement typiques. M. Chaumont l’a fort bien joué, donnant à ce personnage une apparence physique très réussie. On a dit que cette pièce rappelle L'Avare de Molière et qu’ainsi elle CHRONiaUE DRAMATIQUE . -335

était inutile. Le fait est qu’elle montre plusieurs des circonstances de L’Avare : la cassette volée, l’économie sur la table, la résistance à la tentation amoureuse pour la dépense qu’elle représente, la ladrerie vestimentaire... Elle n’en est pas moins amusante et intéressante à voir, avec ses caractères fortement dessinés, ses personnages qui s’expriment en un langage parfaitement en rapport avec les situations, et des scènes d’un réel comique. Et puis, vous savez, la fameuse scène d’amour dont je vous ai parlé plus haut ? Il n’y en a pas, dans Coliche et Griffelin. Rien que cela donne pour moi à cette pièce un mérite inestimable.

Elle était accompagnée, le soir que je l’ai vue, d’une comédie en un acte de M. Paul Gaffieri : Les uns chez les autres, pochade bouffonne fort réussie, nous montrant des petits employés en soirée les uns chez les autres, avec leur médiocrité hypocrite, prétentieuse et poltronne. Pas un mot, un geste de trop. La vérité même. Dire qu’il y a certainement de ces gens qui vont la voir et qu’ils ne se reconnaissent pas ! Je m’arrêterais d’écrire pour rêver à cela, si je m’écoutais.

Je me souviendrai de ma soirée à la Comédie française pour la comédie de M. Paul Géraldy : Aimer. Me suis-je assez ennuyé ! M. Paul Géraldy peut avoir tout le succès possible. Ce succès ne m’impressionne pas. Aimer est une pièce qui a plus de prétention que d’intérêt, plus d’invention que de vérité. Autour de moi des gens bâillaient, d’autres dormaient. Notez que je suis allé voir la pièce plus d’un mois après la première. J ’étais là avec le vrai public. On va voir Aimer, sans doute, parce que c’est la pièce à la mode. De là à s’y sentir ému, ou intéressé, il y a loin. Il y a même impossibilité. Tout est artifice, recherche, dans les situations comme dans le langage. Nous entendons encore là cette scène d’amour ridicule, usée, qui finit par ne plus que faire rire, alors qu’elle devrait toucher. M. Paul Géraldy y montre en outre un vocabulaire dans lequel la préciosité le dispute à la puérilité. Au reste, toute la pièce est écrite de même. J’ai sauvé dans la hataille l’orgueil de moi, le goût de moi. — Je vous aime au-dessus de vous-même. — Je crois en moi. je crois en toi. Tout ce qu’on entend dans Aimer est de cette qualité. Je le répète : au moins pour mon goût, c’est à se sauver, las d’attendre des personnages qu’on voit sur la scène un mot vrai, 336 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

naturel, senti, humain, et qui ne vient pas. Les artistes de la Comédie font leur possible. Mademoiselle Pierat débite avec la plus grande aisance des tirades de mauvais livre qui la feraient moquer à la ville. M. Alexandre, froid et raisonneur, et qui explique à sa femme l’adultère comme un problème à résoudre, y met plus de réserve. Seul M. Hervé, qui est bien laid, semble trouver son rôle très beau et y dépense un grand enthousiasme de voix, de bras et de jambes.

Le Théâtre de l’Œuvre a joué une pièce d’un tout jeune auteur, M. Jacques Natanson : L’âge heureux. C’est encore une pièce sur l’amour, mais pris du point de vue de la rouerie, du calcul, des essais successifs, des leçons qu’on prend en passant de l’une à l’autre, de l’expérience amoureuse qu’on acquiert ainsi, et tout cela chez de très jeunes gens qui sortent du collège et considèrent l’amour comme un problème d’algèbre. Chose étonnante et méritoire : ces personnages s’expriment avec les mots les plus naturels, alors qu’on aurait pu craindre dans leur langage les mêmes complications que dans leurs sentiments ou ce qui leur en tient lieu. Cette pièce, qui met en scène de tout jeunes gens, est jouée par de tout jeunes gens qui ont tous du talent et sont sur la scène comme chez eux.

Une jeune association dramatique s’est formée. C’est la Compagnie d’auditions dramatiques, à la tête de laquelle est Mme Jane Hugard. Elle a donné sa première audition avec La Ronde, de ’écrivain autrichien Arthur Schnitzler. Il paraît que cette Ronde a un grand succès en Allemagne, où elle est jouée dans un ton et avec une mise en scène extrêmement appropriés au sujet. Elle se compose de dix tableaux, qui sont en réalité toujours le même : l’acte sexuel, accompli par des personnages différents au point de vue social. Nous voyons ainsi dans cette opération le soldat, le jeune homme, l’époux, le poète, le comte, avec la prostituée, la bonne, la jeune femme, le trottin, l’actrice, etc., etc. A dire vrai, c’est peu intéressant, et vraiment un peu trop purement animal. Voir dix fois de suite la lumière s’éteindre parce qu’un individu, quelqu’il soit, passe des paroles à l’acte, et, celui-ci accompli, se remet aussitôt à penser à ses affaires... Cela ne nous apprend rien et ne nous montre rien de bien piquant. L’interprétation, composée de tout jeunes amaieurs, méritait la plus grande indulgence. Seul, M. Jean Cassou, dans CHRONIQUE DRAMATIQUE 337

le personnage de l’Epoux, qui paraît dans deux tableaux, savait parfaitement son rôle, et y a montré beaucoup d’aisance et de naturel. M. Jean Cassou est le rédacteur de la rubrique des Lettres espagnoles au Mercure de France. Il a également publié, dans des revues, quelques vers et quelques pages de critique littéraire. Il est jeune et on ne saurait dire ce que tout cela donnera. Mais son jeu, l’autre soir, son naturel, l’aisance qu’il a eue sur la scène, et d’autant plus qu’il jouait couché dans un lit, ce qui ne lui facilitait pas sa tâche, montrent chez lui de grandes qualités pour le théâtre. A son âge, il est encore temps de changer de voie.

M. Tristan Bernard a fait jouer au Théâtre Marigny une nouvelle comédie : My love : mon amour. J’ai été empêché d’aller la voir. M. J. W. Bienstock, mon excellent ami, qui est venu tout exprès de Russie pour juger le théâtre français, m’en a dit son avis pour me consoler : « Vous ne perdez rien, m’a-t-il assuré. C’est très mauvais, ennuyeux... » Il faisait une moue en disant cela!... « Vous devez exagérer, lui dis-je. M. Tristan Bernard a pourtant de l’esprit. Une pièce de lui... — Il a peut- être eu de l’esprit, me répliqua M. J. W. Bienstock. Mais c’est fini. Il vieillit, il baisse .. » Je le revois il y a deux jours. « Eh bien ! avez-vous vu My love ? » me demande-t-il encore. Je lui lui réponds : Non. « C’est une niaiserie, me dit-il alors, une niaiserie sans aucun esprit. » J’ai voulu être fixé pour de bon et j’ai envoyé à Marigny un ami qui avait envie d’aller au théâtre, en le priant de me donner un petit compte-rendu. Le voici :

« Sur un canevas qui a servi à de nombreux romanciers, M. Tristan Bernard a brodé une comédie. S’il existe des formulaires du notariat, on y trouve certainement des modèles de testaments pour vieux monsieur qui trompa autrefois un ami et se trouva ainsi père d’une fille. Dix-huit ou vingt ans après, ce monsieur, — qui toujours est millionnaire, — se sentant près de la tombe, fait un testament qui oblige son principal héritier à épouser la bâtarde : condition sine qua non. Mais le vieux monsieur a des héritiers directs et naturels qui comptent sur l’hoirie et l’ont même déjà escomptée. Naturellement, ces hoirs directs n’acceptent pas de gaieté de cœur les dernières volontés du podagre de cujus et cherchent à provoquer l’application ^38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de la clause qui, faute d'acceptation du mariage, leur fait reve- nir tout l'héritage. Et naturellement ces héritiers directs emploient tous les moyens, même les plus canailles, pour provoquer ce refus. C'est l'histoire que, sous ce titre de My love, mon amour, M. Tristan Bernard fait jouer au Théâtre Marigny.

« La plus vieille affabulation peut être prétexte à peindre des mœurs et des caractères, ce qui est la raison d'être d'une comédie. M. Tristan Bernard y a réussi en ce qui concerne cer- tains de ses personnages. L'un d'eux, Lerobert, est bien le bon- homme dont la profession est de ne pas avoir de profession, qui mène tout de même sa vie sans trop de malpropretés et qui, s'il lui arrive de boire un peu trop, se ressaisit toujours à temps. Un autre, Bonaventure, vieux soldat qui est comme son pom- pon et vieillit, approche également, quoique un peu exagéré , du vrai et vit. Il semble, d'autre part, que les héritiers, si noceurs qu'ils soient et si privés d'idées et d'esprit, ne doivent pas être à ce point idiots comme il nous les montre.

« M. Tristan Bernard, et c'est son mérite, fait des « mots «  sans jeu. Je veux dire que l'esprit est dans la situation et qu'isolé de cette situation le même mot n'aurait plus aucun esprit.

« Dans un compte-rendu de My love, un critique dramatique, avec beaucoup de restrictions, a voulu nous montrer M. Tristan Bernard, — dernier écho du tricentenaire ! — comme le Molière de nos jours. Si on veut, mais avec l'atténuation que les trames donnent aux tableaux vivants. »

MAURICE BOISSARD

�� � NOTES

��LA POÉSIE

L'AGE DE UHUMANITÉ, poème, par André Salimn, avec un portrait de l'auteur par Marie Laurencin (N. R. P.).

J'ai relu plusieurs fois ce poème de M. André Salmon, non snns y découvrir de nouvelles beautés, ce qui prouve qu'elles sont assez nombreuses, et aussi de nouvelles significations, ce qui me laisse en définitive un doute sur le dessein du poète. Il y avait dans Prika\ une forte unité intérieure qui ne sera pas ressentie par le lecteur de l'Age de l'Humanité, soit que le sujet même de ce film épique offre des contours trop flous, soit que M. Salmon, soucieux de décevoir des zélateurs indésirables et de décourager les classificateurs politiques, ait excessivement nuancé sa pensée. Aussi parait-elle semblable à Loïe Fuller que peignent les faisceaux chatoyants et qui, le jeu fini, ne laisse en nos yeux que le souvenir de la forme blanche qu'elle est redevenue, non par prudence, certes ou crainte de se compro- mettre (André Salmon est bien l'écrivain le moins accessible à un sentiment de cette espèce), mais il règne dans son esprit un tyrannique désir d'indépendance et un appétit insatiable de singularité.

Rien d'étonnant si l'aube des temps nouveaux comme l'on dit, s'offre à ses yeux sous des couleurs insolites. Là où d'autres voient blanc ou rouge, André Salmon distingue une infinité de nuances intermédiaires. Aussi nul parti politique ne saurait-il se flatter d'annexer son lyrisme. L'âge de l'Humanité qui, si je comprends bien la pensée du poète, doit succéder à l'âge des nations dont la guerre aurait marqué le couronnement, s'élabore à Paris, dans les milieux curieusement décrits par André Salmon dans ses romans, à Montparnasse, rue des Rosiers, parmi les membres du Syndicat des casquettiers ; chez un oculiste juif et polonais qui garde dans son appartement his-

�� � 340 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

torique du quai \^oltaire une incomparable collection de toiles cubistes» germe en secret l'art adéquat au communisme russo-asiatique ; au cinéma « Alhambra noir du peuple en liesse » naissent les dieux des superstitions nouvelles. La grippe espagnole, peste des temps modernes, renouvelle les terreurs

de l'an mil. « Et cependant c'est la victoire » La France

sauvée doit à son tour sauver tous les hommes, et c'est en son nom que M. André SaLmon prêche la religion de l'amour :

Aimer ! c'est la béquille qui se change en aile

Aimer ! le plus juste des ~(les ! Aimer ! voir ce qu'à T]io)nme l'humanité cela

��Aimer ! aimer ! te dis-je Aimer ! c'est bien asse^ : et c'est un asse:( grand prodige

Je ne sais si mon ami Salmon me saura gré de ce rapproche- ment mais les cent derniers vers de VA^e de VHumanité m'ont fait penser à la fin de Satan :

La nuit est la promesse évidente du jour

Le père Hugo n'eut pas désavoué ce vers. Et, ma foi, le comte Tolstoï, en dépit des invectives contre

les malédictions assommantes des pauvres et les dettes des morts et les péchés des autres

eut reconnu dans la pensée de Salmon des lambeaux de cet amour slave qui commence par d'inoft'ensives discussions anarchistes autour d'un samovar, dans un atelier de peintre, et se termine dans les prisons de la tcheka.

Or qui veut entraîner le lecteur dans un tourbillon de pensée lyrique, doit éviter tout ce qui peut le distraire de cet avenir qu'on pavoise, au bout de l'avenue. Et celle-ci, qui mène à l'âge de l'Humanité est toute bordée de baraques où M. André Salmon a disposé des vues d'optique coloriées avec un goût populaire et raffiné. Je suis resté longtemps, pour ma part, devant l'affiche du théâtre Yddish de la rue des Rosiers, en compagnie de cette « Rachel qu'un vice retrouvé fait illustre entre les courtisanes » et des « plus vieux petits enfants du

�� � NOTES 341

monde » à qui le passage d'une auto fait l'effet d'un transatlan- tique abordant rue des Blancs-Manteaux ! Combien d'autres figures, au fil de ce poème dormant, nous poursuivent, d'un regard amer ou sardonique et d'une ironie pitoyable dont le poète ennoblit les faces vulgaires de ses héros.

Mais l'homme nouveau dont les doigts levés)

suspendent les houles de gui aux voûtes des grands jours solaires, ^c'est, connue on dit'jine autre affaire

Parbleu, oui, mon cher Salmon, c'est une autre affaire. Euro- péen avec Romains, humain avec vous, je ne dis pas non, mais je demande à voir. rogerallard

�� ��AMOUR COULEUR DE PARIS et plusieurs autres poèmes par Jules Romains (Editions de la Nouvelle Revue Française),

Voici l'œuvre la plus intime de Jules Romains, la plus secrète : petite suite au Voyage des Amants, composée de pièces brèves, étroites à la manière des flaques d'eau qu'on voit dans les rues désertes, pendant l'interrègne de la vie urbaine, de ses bruits et de ses mouvements, et qui contiennent tout le ciel nocturne. Le poète a tenu la gageure de peindre des paysages parisiens vrais et pourtant anonymes, de suggérer l'aventure sans montrer de visages, que ces « ombres qui peuvent des- cendre » quand la vie et l'âme sont prêtes, de composer avec des reflets, des souffles études rumeurs une sorte de cathédrale où les mâles accents d'une poésie tendre vibrent et prolongent leurs mystérieuses résonnances.

Rien ne serait plus piquant que de comparer ces odelettes graves à certaines chansons de Verlaine. Par des moyens tout opposés Jules Romains obtient des effets de pureté profonde :

Du ciel pour une heure encore, Du bleu qui serre h coeur. Amour couleur de Paris.

On admire avec quelle rigueur, il se garde de l'art le plus facile, et d'une séduction à la fois sûre et commune, l'art des

�� � ^42 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

impressions parcellaires, des tons justes posés par petites taches. Romains expose et conclut. Son plus court poème est un univers inventé, peuplé d'êtres et de choses recréées par la puis- sante et volontaire ima2;ination de l'auteur des Puissances de Paris.

Sur la technique de Jules Romains, il y aurait beaucoup à dire, et j'y vois pour ma part un trop grand nombre de possi- bilité, offertes aux poètes médiocres. C'est pourtant le plus sérieux et le plus émouvant des efforts tentés pour restituer à la poésie, sous une apparence nouvelle, les beautés vigoureuses de la métrique traditionnelle,

^ ROGER ALLARD

LE ROMAN

SAINT MAGLOIRE, par Roland Dorgelès (Albin Michel).

Pourquoi dire que Roland Dorgelès a choisi un sujet trop vaste et trop difficile ? Les grands sujets ne sont nullement interdits aux Français de ce temps. Et sans doute une boime partie de la littérature française de demain traitera-t-elle de «grands sujets ». Dorgelès n'avait-il pas réussi un livre sur un sujet aussi vaste et aussi difficile : la guerre ? Avoir entrepris de peindre un saint dans la société d'après-guerre, et être allé jus- qu'au bout de son entreprise, ce n'est pas un mince mérite. 11 y fallait une grande ferveur et même quelque héroïsme. Il con- vient donc avant tout de rendre justice à Dorgelès et de lui renouveler notre sympathie et notre confiance.

Mais il convient aussi de constater qu'il a complètement échoué dans son entreprise. Son talent est hors de cause. Dorgelès prendra bientôt sa revanche. Mais Saint Magloire est un livre manqué.

L'anecdote de Saint Magloire est la suivante : Magloire Dubourg rentre en France en 1930 avec une réputation de saint. Il a passé quarante ans en Afrique à évangéliser les Noirs. On rapporte sur son compte des choses miraculeuses. Le village de Barlincourt où il s'établit chez son frère est envahi par les jour- nalistes et les malades. Le saint guérit un coxalgique, un épilcp- lique ; surtout il rend la vue à un aveugle. L'Eglise inquiète des miracles accomplis par ce simple laïque, intervient, s'effraie de ses doctrines. Magloire fait un scandale à la Chambre en protes-

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tant contre une expédition répressive au Congo. II prêche dans les rues de Paris, dans les rues de Barlincourt, semble encourager une grève, provoque indirectement le suicide de sa nièce, inter- vient en Cour d'assises si maladroitement qu'il fait condamner à mort celui qu'il voulait sauver, provoque des émeutes dans Paris, finit par être arrêté. Discrédité, honni, impopulaire, il doit repartir pour l'Afrique.

Je ne crois pas que la faiblesse doctrinale (très réelle) des croyances de Saint-Magloire, mélange incohérent où entrent des ingrédients bouddhistes, gnostiques, orphiques, fouriéristes, etc., mais qui témoignent d'une incompréhension totale de l'anti-naturalisme cattiolique, ait la moindre part dans la faiblesse du roman. Les causes de la non-réussite sont presque unique- ment d'ordre littéraire. Dorgelès en effet prétend non pas nous convertir, mais nous émouvoir. Est-ce que les croyances des gens de Cromedeyre-le-Vieil sont beaucoup plus cohérentes que celles de Saint-Magloire ? Mais dans Cromedeyre, nous voyons les rapports précis qui existent entre la croyance et les actions, comment la décision sort du sentiment. Chez Dorgelès, rien de pareil : nous voyons agir Magloire, nous ne le voyons jamais préparer son action. Nous ne savons rien de la genèse, de l'évo- lution de sa croyance, de son but, de son plan. Nous voudrions connaître ses espoirs, ses doutes, les rebondissements de-sa foi. C'est en vain. Magloire agit, semble-t-il, au hasard. Et à aucun moment, Dorgelès n'a su nous communiquer l'intime frisson mystique qui devait animer son héros.

Une autre faiblesse littéraire de ce roman, c'est sa composi- tion « à tiroirs », la monotonie des épisodes tous construits sur un même modèle, consistant tous (ou presque) en une entrevue du saint et d'une foule sympathique ou hostile. D'où un manque de progression interne dans le récit ; une simple juxtaposition de scènes pittoresques, que l'auteur fait « bien tourner » dans les deux-cents premières pages, « mal tourner » dans les dernières, sans autre préparation et sans autre nécessité que son pur arbi- traire.

Ajoutez que toutes ces scènes, dont les journaux rendent compte le lendemain, au dire de l'auteur, sont traitées par lui comme du grand reportage très soigné et non pas comme des scènes de romans. Les détails savoureux abondent. La bêtise et

�� � 344 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'idéalisme des foules sont mis en scène de main de maître. Mais toujours l'essentiel manque, l'essentiel, cet impondérable par- tout répandu, par exemple, dans Dostoïewski. C'est l'atmos- phère qui fait défaut.

Dorgelès a essayé pourtant de créer cette atmosphère, et il a cru y parvenir en recourant aux procédés documentaires de Pierre Benoît. Il a évidemment lu et utilisé de nombreux ou- vrages sur l'Afrique, les missionnaires et les hérésies, mais c'est sans résultat appréciable. On salue aussi au passage comme un hommage à Mac Orlan le faux Hollandais Van den Kris, mais cet aventurier passif ne contribue pas à mettre en plus net relief Saint-Magloire.

Le style alerte et, comme on dit, bien troussé fait tantôt curieusement penser à Zola, celui de Lourdes ou celui du Rêve, tantôt à Alphonse Daudet. Changeons la formule du télé- gramme célèbre : <' Naturalisme pas mort. Roman de Dorgelès

suit. » BENJAMIN CRÉMIEUX

  • *

LES COPAINS, par Jules Romains (Editions de la Nou- velle Revue Française).

On s'isole volontiers pour pleurer et bien des douleurs sont incommunicables. Mais on se groupe pour rire. On ne rit bien qu'à plusieurs. Et si chacun pleure selon la complexion per- sonnelle que la nature lui a donnée, il rit à la façon de la caste et de la nation où il est né. Le rire est social par essence. Un Français ne rit pas pour les mêmes causes, ni de la même façon qu'un Chinois. Tout ce qui dans Shakespeare est dramatique est universellement accessible, mais l'on sait — tout au moins depuis la publication d'^ la manière de... — qu'il est bourré de plaisanteries « intraduisibles en français ». La tacilité accrue des communications, dont les économistes se plaisent à énumérer les bienfaits et les crimes dans la vie matérielle de l'humanité, tend à élargir les frontières nationales de chaque rire indigène. La vogue en France du comique anglais depuis trente ans en- est une preuve.

Mais le rire le plus spontané, le plus inextinguible, le phu gratuit implique toujours dans le groupe des rieurs une franc- maçonnerie, une solidarité qui exclut l'étranger. Il y aurait une

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étude à faire sur le rire des divers métiers ou professions, sou- vent associé à un argot : rire des calicots, rire des commis- voyageurs, lire des a coloniaux » (avec son cycle provençal dont le héros légendaire Olive a envahi durant la guerre toutes les popotes d'officiers en campagne et aussi son cycle anna- mite), rire des Polytechniciens, etc.. Qui recueillera en France le folk-lore comique et grivois des métiers comme on l'a déjà recueilli pour les diverses provinces ?

Ces formes du rire, jusqu'ici transmises dans un milieu pro- fessionnel restreint et uniquement par la tradition orale, ne sont- elles pas appelées à élargir et ;\ renouveler le domaine du rire « d'expression littéraire » ? Et les Copains ne sont-ils pas en par- tie une tentative de ce genre, pour hausser jusqu'à la littérature et à l'humanité générale un rire de caractère particulier ?

Regardons-y de près. Le rire français contemporain, en litté- rature, se réduisait à trois courants principaux jusqu'à ces der- nières années. Un courant « Vieille France » qui perpétuait le rire de la Monarchie de Juillet (Henri Monnier — Gavarni — Labiche Jules Moineau) et dont le représentant typique est Courteline. Un courant d'assimilation du comique anglais dont les principaux représentants sont, après Alphonse Allais, Gabriel de Lautrec, Curnonsky, Mac Orlan (à ses débuts), etc.. Enfin un courant d'assimilation du comique juif, surtout suivi par des écrivains Israélites : Tristan Bernard, Duvernois, Max et Alex Fischer, et, dans les cabarets de Montmartre, Jules Moy.

Mais deux courants nouveaux se sont frayés la voie au cours- de ces dix dernières années, qui prennent de plus en plus d'importance et qui ne font que dériver au profit de la totalité des Français un sens du comique propre à un milieu qui n'est pas un milieu professionnel, mais qui y ressemble beaucoup :. un milieu scolaire. Le premier de ces deux courants a pour origine un point nettement localisé de la carte universitaire i c'est le collège Stanislas.

Pour définir ce que comporte de narquoiserie, de satire, d'irrespect, de pseudo-nihilisme, d'esprit de mots, le rire propre aux « Stan » il faudrait des pages, mais, pour caractériser ce rire, il suffira de citer les noms disparates de La Fouchardière, Pierre Chaîne (^Mémoires d'un Rat), Marcel Sembat, Henry de

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Jouvenel, de Monzie, tous, sauf erreur, anciens élèves du Col- lège Stanislas.

Dans les Copains, comme dans Donogoo Tonka et dans Adon- sietir le Trouhadec saisi par la déhanche, Jules Romains acclimate définitivement dans notre littérature le canulard, jusqu'ici réservé aux élèves de TEcole Normale Supérieure, et à un degré moindre à ceux de l'Ecole des Beaux-Arts et aux « carabins » des Salles de Garde. On peut d'ailleurs ranger parmi les précur- seurs de Romains, Jarr}^ dont VUhii roi, apparaît, de plus en plus, comme une énorme farce de collégien. Le canulard mys- tificateur et parfois tortionnaire déclenche un rire féroce et impitoyable, qui exclut de la vie les faibles, les vieux et les imbéciles et qui est avant tout un rire de puissance.

Mais ce n'est pas en vain que l'instaurateur de cette nouvelle forme de comique est un poète de l'envergure de Romains. Ce rire tout gratuit a chez lui a un fond et une résonance lyriques, et la farce que la bande des Copains joue aux citoyens d'Amhert et d'Issoire atteint des proportions d'épopée.

Dans l'univers unanimiste, le rire a une place privilégiée. Et sa caractéristique est de n'avoir aucun arrière-goût d'amertume. Il, n'a rien de la « mâle gaieté » dont il faudrait pleurer après en avoir ri, propre à toutes les comédies de caractère. Il n'a rien non plus du rictus désolé dont La Fouchardière accom- pagne chacune de ses plaisanteries. C'est un rire qui ne déses- père pas de l'humanité, qui est une acceptation allègre de la vie, une interprétation joyeuse de l'univers, une dilatation de tout l'être dans l'aise de la pleine santé, une multiplication de sa force vitale qui accélère sa marche et lui compose mille visages, lui inspire mille combinaisons, lui donne enfin l'âme d'un Dieu créateur et consacre le triomphe de l'esprit sur la matière, du libre-arbitre sur le déterminisme.

Il faudrait examiner aussi comment ce comique nouveau, si étroitement inspiré par notre époque (voyez entre autres la satire de la poésie moderne au début, puis la satire de la démocratie) se rattache à la grande tradition des fabliaux, de Rabelais et des farces molièresques par les accessoires (les beuveries, les céré- monies avec discours latins, etc..) et surtout par h style robuste, dru et, si l'on peut dire, d'une « pureté populaire » inimitable. benjamin crémieux

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��LE ROI DE BÉOTIE, par Max Jacob (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Certains auteurs écrivent pour se délivrer d'eux-mêmes ; d'autres semblent ne se séparer jamais de leur œuvre qui les imite et les épouse comme une ombre. Max Jacob est drapé dans sa légende comme un dieu dans son nuage. Chacun de ses livres est un portrait nouveau, toujours ressemblant.

Si j'étais roi de Béotie

J'aurais des sujets pour m'aimei- !

chantait un jeune pêcheur d'opéra-comique, « des lecteurs » diront les livres dédaignés, dans les bibliothèques.

Nouvelles ? Bonnes nouvelles ? Impressions ? Souvenirs ? A quel genre littéraire appartient le dernier livre de Max Jacob ? On ne saurait le dire. L'émotion s'y mêle à l'ironie, la fantaisie au pathétique. On peut regarder la vie « par le gros bout de la lorgnette » ; les hommes sont tout petits, devant Dieu, dit l'au- teur touché de la Grâce. La première partie du livre contient quelques contes ou nouvelles, d'une qualité remarquable.

La Petite Oise de Dandysme étudiée chei un Adolescent met en scène un jeune homme élégant qui, soudain pris d'une maladie de Foi, veut vivre selon la Vérité des Evangiles. Il n'y réussit pas ; moqué par ses amis, fatigué de jouer son rôle d'ange, il renonce au Paradis et, piètrement, remonte au ciel du lit des dames de chez Maxim's.

Alors commença cette vie de privations et de souffi-ances qui est encore aujourd'hui la mienne.

écrit Max Jacob à la fin de Surpris et Charmé que je crois le meilleur de toute la première partie du livre, avec quelques pages de YEntrepôt Voltaire où l'auteur cède moins facilement qu'ailleurs à l'ironie. Je n'oublie pas La Bohême pendant la Guerre de 19 t 4, Bonnes Intentions, Chantage, une charmante comédie — l'art du dialogue est familier à l'auteur du Cinénia- toma et des Lettres avec Commentaires qui souvent confie à ses personnages le soin de se présenter eux-mêmes au public et qui écrivait :

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Pour se venger de l'écrivain qui leur a donné la vie, les héros qu'il a créés lui cachent son porte-plume.

Max Jacob sait attacher et séduire un lecteur ; d'un fait divers sans importance, il dégage un petit drame psychologique. La souplesse de son style, l'élégance — parfois un peu trop recher- chée de son écriture, le don qu'il a d'observer des détails pitto- resques, « uniques » parce qu'il les rend tels, font de lui un écrivain singulier, et de son œuvre, presque aussi surprenante que celle de Restit de la Bretonne, une exception à la règle littéraire — sans parallèle, car l'originalité de Max Jacob le pré- serve de toute évocation précise.

La seconde partie du livre Nuits d'hôpital et l'Aurore est un journal du temps passé par l'auteur chez la « Marquise de Lari- boisière ». L'auteur avait été écrasé par une voiture, place Pigalle. Un ami lui disait :

— Alors, ce taxi...

— Ce n'était pas un taxi, mais une superbe limousine, répon- dit Max Jacob en ce soulevant sur ce lit d'hôpital où les nuits de fièvre et de souffrance étaient si longues. Il raconte son entrée au Purgatoire du boulevard Magenta, un soir d'hiver :

Il était évanoui dans son habit noir trop petit. On l'avait laissé deux heures sur une chaise de jardin dans un rectangle bitumé qui était une salle pour attendre une « baigneuse » et quand la baigneuse était venue, comme elle avait^montré un peu plus de bonne grâce que les agents de ville en civil si nombreux étales agents de ville en uniforme qui s'informaient du nom"de demoiselle de sa mère avec tant de solli- citude, car il n'y avait encore que cela dans l'hôpital endormi, Schwevi- chenbund (c'est le nom que l'auteur prête à sa burlesque image) avait éclaté en amabilités fondantes.

Ces pages sont empreintes d'une tristesse de premier choix et d'une émotion véritable qui nous éloignent un peu de la vie littéraire. Les mots magiques nous ouvrent les portes du monde obscur d'où l'auteur revient douloureux, blessé, mais le cœur plein d'un désir de pureté, espérant la fin du monde et l'aurore L Le plus touchant, c'est que la Muse de Max Jacob ôte enfin son masque de carnaval, essuie le fard de son visage et laisse couler sur ses joues de vraies larmes, sitôt changées en perles.

GEORGES GABORY

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DECADI OU LA PIEUSE ENFANCE, par Paul Ca:-m (Plon-Nourrit).

Décadi est un petit garçon, si réellement petit garçon qu'il faut bien qu'il soit inventé. 11 vit en enfant, en enfant sensible, attentif, réfléchi, curieux, et Imaginatif, autant qu'on peut l'être à cet âge, mais dont les pensées, les observations, la logique, et les rêves, ne sont pas plus la première ébauche de ceux qui occupent l'esprit et le cœur d'un homme que lui-même n'est une ébauche d'homme. Décadi n'est pas un homme en forma- tion ; c'est un individu oomplet, parfait, dont toutes les facultés sont logiquement développées, et adaptées au monde dans lequel il évolue. Et c'est pour cela qul est un véritable enfant, non un de ces personnages comme on en présente souvent, auxquels il ne manque qu'une certaine maturité, un peu de barbeau menton, et une erreur de l'état-civil pour être des hommes : ils vivent dans le monde des hommes, ils découvrent la vie, en reçoivent des impressions diverses, et réagissent devant elle, à peu près de la même façon que ferait un sauvage adulte, débarquant un beau jour sur le pavé parisien. On aurait l'impression, à les voir, que ce sont des hommes faits, un peu innocents, pas mal dessalés et pas très réussis, si l'on ne savait qu'au fond ils sont tout simplement le fruit d'une imagination littéraire qui travaille sur des souvenirs, et les adapte, sans que l'auteur remarque qu'il regarde son enfance avec des yeux d'homme, et se tonde sur des anecdotes, conservées par sa mémoire, où il introduit, pour les animer, non point le carac- tère qu'il avait jadis, en les vivant et dont il a perdu le souvenir, mais le caractère nouveau, qu'il a acquis depuis, et reporte dans le passé, en l'astreignant à se plier à l'image qu'il se figure avoir conservée, et qu'il crée de toutes pièces.

Le monde, tel que le voit Décadi, est aussi éloigné que pos- sible de la réalité. 11 voit bien ce que voient ses parents, et le docteur Dulait, et le Père de la Sorbière et le thermidorien ; mais il le voit autrement, il donne à chaque fait des explications par- ticulières, le situe et l'ordonne dans un univers spécial, qu'il a formé, qu'il cultive amoureusement, où la réalité transformée, l'imagination et le mystère se fondent avec agrément. Le Père de la Sorbière peut lui tenir de beaux discours, pleins de suc et

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de sel ; il les comprendra à sa façon ; et, s'il en retire des fruits, c'est qu'il a l'âme bien faite, et capable de transformer en prunes succulentes et douces à sa gourmandise les pommes de terre nourrissantes que l'on offre à son appétit.

Et cette « Pieuse enfance » n'est point une enfance mystique. Décadi ne demeure pas des heures en adoration devant l'autel ; s'il prie trop longtemps, il s'endort, quand il n'a pas pu s'échap- per pour aller jouer aux billes ; il ne se soucie pas du mvstère de l'Incarnation, et la question de savoir si les bêtes parlent la nuit de Noël lui semble un mystère plus excitant, et plus digne d'être, éclairci. 11 aime le bon Dieu, la Sainte Vierge, son grand- père, ses parents, ses amis, les fçuits et les gâteaux, et l'ânesse du père Garbasse. Que peut-on lui demander de plus ? C'est un petit Français, qui est heureux de vivre, qui pleure quand il a delà peine, qui rit quand il est heureux, qui interroge quand il ne comprend pas, et arrange à sa façon les réponses qu'on lui fait, pour qu'elles deviennent intelligibles, et satisfaisantes. C'est une pieuse enfance puisque ce petit enfant fait son métier de petit enfant, et le fait bien, et suitlesrègles qu'on lui impose, comme il les entend, et a bon cœur.

On ne s'aperçoit pas tout de suite de cette fraicheur, de cette simplicité, de cette vérité, parce que cet enfant ingénu est pré- senté par un auteur ingénieux. Décadi n'est pas seul en scène ; toute une petite ville de province s'agite autour de lui ; des personnages diserts s'entretiennent avec élégance, et, quand ils parlent à Décadi, on sent bien qu'ils ne parlent pas seulement pour lui, mais pour être entendus des lecteurs de M. Cazin. Et comme ils s'expriment bien, qu'ils ont beaucoup d'esprit et d'intelligence, les lecteurs de M. Cazin ne songent pas à le lui reprocher. On prend ainsi la double image de ce petit monde provincial, tel que le peint, dans sa vérité et son ironie, un écri- vain observateur et fin, et tel qu'il apparaît à Décadi, dans la simplicité de son âme sans malice, mais non sans ingéniosité. Je disais que ce petit homme ne pouvait être qu'inventé. Com- ment aurait-il pu, en vérité, conserver dans son souvenir un double aspect si différent ? due tous ces personnages aient existé, je n'en suis pas bien assuré ; mettons qu'ils ont existé juste assez pour servir à M. Cazin de prétexte à les inventer. Mais je suis bien certain que si Décadi a vécu, l'année dernière

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l'a vu naître ; avec un rien de souvenirs — toujours le simple prétexte — beaucoup d'observation et d'imagination, autant d'artifice, et encore plus d'art, M. Cazin l'a composé. Et c'est pour cela qu'il esr vrai. Il n'est rien de pire que la mémoire pour déformer les vérités anciennes. Mais alors ce n'est là que de la littérature ? C'est de la littérature, et l'on aime assez cela dans les livres. Je préfère l'émotion qui crée et l'art qui en ordonne les propos, à l'art qui s'évertue à créer une émotion sous prétexte de la ressusciter, verse le présent dans le passé, fausse l'un et déforme l'autre, introduit partout le désordre.

LOUIS MARTIN-CHAUFFIER

LE PONT TRAVERSÉ, par Jean Paalhan (Camille Bloch).

Il y a un, drame du langage. Qu'on n'en ait pas discerné l'importance et le pathétique depuis sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent — donc qui parlent • — • comment n'en être pas confondu ? Tous les rapports sociaux sont fondés sur le langage. Il stipule les conventions et les lois, cristallise les poèmes. Il est chargé de signifier. Comment ce serviteur de l'humanité avait-il pu jusqu'ici éviter tout contrôle et toute vérification de ses services ? Il avait trop su, c'est certain, se faire aimer pour lui-même. Mallarmé lutta pour le tirer de son rôle subalterne et lui confier toute gratuité d'action. Mais ce rôle subalterne le tenait-il avec fidélité et ne s'était-il pas désen- chaîné tout seul, jusqu'à régenter ses chefs hiérarchiques. Pensées et Sentiments ?

On se rendit enfin à l'évidence. Quelques années avant la guerre, le langage était dénoncé comme il le méritait. Les pamphlets lancés contre lui par Le Spectateur de 191 3 n'ont pas été vains. On vit que les trahisons de ce traducteur infidèle dépassaient les malfaçons et allaient jusqu'à se substituer à la pensée, jusqu'à l'asservir aux mots. Toute réforme intellec- tuelle, morale et sociale devait commencer par une réforme du langage, et peut-être s'5^ réduire.

Ceux qui voient en Jean Paulhan un épigone de Freud oublient, ou n'ont jamais su, qu'il appartenait au groupe du Spectateur, que la guerre a dispersé. Il en est resté le mainte-

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neur. Tous les renforts qui lui sont venus : le renfort lyrique des dadaïstes, le renfort médical de la psychanalyse et, en tout dernier lieu, chaperonné par Valéry Larbaud, le « monologue intérieur » de James Joyce n'empêchent pas qu'il ait été le pre- mier à occuper la place. Entre les pages des dictionnaires, les mots tremblent de terreur: le moment d'expier est proche.

Jacoh Cou> le Pirate ou Si les mots sont des signes n'est qu'un • réquisitoire : « L'on ne parle pas sa pensée directement. On parle ses mots... Les mots vous engagent... Il suffit de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné... L'on n'a plus à penser, les phrases y suffisent... La tâche de la rime est de fonder pour un moment une prétention des sons voisins aux pensées voisines. »

Les mots n'ont-ils donc à invoquer aucune circonstance atténuante? Si. L'incurie de celui qui parle a sa part de respon- sabilité dans les crimes commis par les mots. Si l'on utilise leur « ressource naïve », les mots traduisent, sans trahir. (Voyez les précautions employées par Jean Paulhan lui-même dans le maniement du langage.)

Bien mieux : « Tel maître, tel serviteur. » Freud, par sa théorie des actes manques, nous ouvre des fenêtres sur bien des lieux bas de notre nature : c'est le langage ici qui sert la vérité en faisant apparaître fugacement ces terribles secrets, dans nos lapsus et dans nos rêves. Dans ce conflit permanent, c'est tour à tour l'inspirateur et le traducteur qui est dupe, criminel, véri- dique, faussaire.

S'il ne se joue plus chez un seul individu, mais entre plu- sieurs, combien ce drame de l'expression se compliquera-t-il encore, combien de possibilités engendrera-t-il ? LTne pensée déformée d'abord par les mots de celui qui la parle, interprétée ensuite par l'auditeur qui traduit ces paroles dans son propre langage et les soumet, ainsi traduites, à l'action de son incons- cient, à quelles confusions, à quelles explosions, à quelles interférences ne peut-elle pas conduire ?

Principe d'identité, syllogismes : fondements logiques du langage; figures de rhétorique : fondements poétiques du lan- gage, autant de notions périmées. \'oyez dans Jacoh Coiv l'ana- lyse de la métaphore. Une image n'est originairement qu'une impuissance à nommer l'objet, une approximation :

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Quelque enfant, ou étranger, parle de « cuillère à trous », de « couvercle pour tête ». Quelle fantaisie, dit-on. C'est qu'ils ne con- naissaient pas fourchette ou chapeau, ou bien ces mots leur avaient échappé. Ils ne cherchent qu'à serrer l'objet du plus près et à se faire entendre.

A la conce'pxion physique du langage, Jean Paulhan substitue une conception chimique. Ces unions, ces échanges entre les pensées et les mots, que l'on croyait passagers, fugitifs, sans conséquence, incapables d'apporter un changement soit dans la nature de la pensée, soit dans celle des mots, nous sont révélés comme des phénomènes chimiques, stables, définitifs, donnant naissance à des corps composés, qui, une fois composés, agissent avec leurs qualités propres, provoquant des modi- fications imprévues dans leur entourage immédiat de pensées et de mots.

Cette bataille incessante de la pensée (ou du sentiment) et des mots (ou des images), avec ses alternatives et ses rebondis- sements, c'est évidemment le tissu même de notre existence morale. En donner la notion, en taire revivre toutes les péri- péties, ce serait donner naissance à l'art le plus réaliste qui ait jamais existé.

C'est celui que souhaite Jean Paulhan. L'instinct qui a poussé le dadaïsme à renoncer au jeu normal de recouvrir chaque pensée du mot correspondant en laissant libre carrière aux paroles pour traduire l'inconscient est chez Paulhan volonté réfléchie, née de ses études de psychologie et de linguistique. Notons qu'un réalisme de cette sorte qui nous introduit dans le plus secret laboratoire intérieur, pourvu d'autant de cou- loirs qu'il y a de circonvolutions dans notre cerveau, entraîne à de longs romans cycliques dont l'œuvre de Marcel Proust nous offre un exemple.

Si Jean Paulhan ne nous a donné jusqu'ici que de courts récits, c'est qu'il vise surtout à nous fournir des données élé- mentaires, propres à illustrer ses théories. Le Pont Traversé c'est, après la Guérison Sévère et Aytré qui perd l'habitude, une troisième façon d'étudier, dans un cas psychologique simple, les rapports de la pensée et du langage et le jeu de l'incons- cient.

Pourquoi le héros de la Guérison Sévère ne parvenait-il pas à

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trouver la force de guérir sa grippe espagnole, malgi-é les soins de Juliette ? C'est qu'il avait trompé Juliette avec Simone et que ce secret, avec son fardeau de sentiments et d'images, occupait tout son esprit. A peine a-t-il laissé découvrir par Juliette les lettres de Simone, qu'il s'achemine vers la guérison. Toute la charge de sentiments et d'images qui l'encombraient a été transférée à Juliette par les simples mots révélateurs contenus dans les lettres de Simone.

, Pourquoi le sergent Aytré, qui a tué dans un village mal- gache M"^ Chaulinargues, Européenne, révèlera-t-il son crime ? Simplement parce que les mots trahiront sa pensée à la dérive et que le carnet de route — à lui confié par l'adjudant, chef de convoi, — dévoilera l'aspect imprévu pris par le monde à ses yeux depuis le jour de son crime, aspect imprévu' qu'il exprime par des séries de questions et des projets de réforme. Ici les mots jouent un rôle actif de dénonciateurs.

Enfin, dans le Pont Traversé, c'est le drame même de l'inter- communication des êtres qui est traité. La femme a quitté l'homme en lui reprochant de ne point assez se faire connaître : « Tu expliquais : je ne parlais pas assez, je ne me livrais pas. » Trois jours plus tard, l'homme est décidé à faire les premiers pas vers la réconciliation. Le pont qui séparait les deux amants se trouve ainsi traversé. Ce que cette décision coûte à l'homme, les sentiments qui l'agitent pendant ces trois jours, voilà toute la matière du récit, exposée sous la forme d'une succession de rêves — trois par nuit pendant trois nuits — sobrement com- mentés. Pourquoi ces rêves plutôt qu'une analyse suivie ?

C'est que ce procédé d'exposition permet de montrer avec une pleine liberté les images victorieuses des pensées et des sentiments, puis vaincues par eux. Il \ a des rêves où la sur- abondance des images va jusqu'à étonner le rêveur : « Il est étrange, écrit Paulhan dans le commentaire du troisième rêve de la première nuit, que l'on prenne, étant seul, tant de précau- tions et d'images pour se parler. »

Résumer ces rêves, ce serait presque les supprimer. Il faut avoir la patience d'en suivre tous les méandres, sans jamais s'irriter de leur lenteur. Peu à peu, presque tout s'éclaire et ce qui reste dans l'ombre, c'est que nos yeux n'ont pas su l'en faire sortir. Toute la première nuit est donnée au remords et à

�� � la crainte de ne pas retrouver le bien perdu. Non, je ne savais pas me faire entendre d’Elle, dit le premier rêve. Le second répond : c’est qu’elle était tellement en moi que j’imaginais que nous ne faisions qu’un. Et le troisième : si elle ou moi, pourtant, allions changer ? La deuxième nuit est consacrée à la rancune. La troisième à l’espoir des retrouvailles et d’une entente désormais parfaite grâce à l’emplois de mots nifis. Le nifi est sans doute le vrai langage des amants.

Il y a dans la façon dont Jean Paulhan mène ces jeux une subtilité, dont l’agilité et parfois aussi l’arbitraire souvent nous déconcertent. Et sa prose a l’aridité impitoyable d’un miroir.

Nous nous interrogeons. La méthode proposée est bien séduisante. Mais que rapportons-nous de ce voyage au pays des rêves ? Pas le moindre approfondissement de notre connaissance de l’âme humaine. Simplement une défiance plus expérimentée envers le langage, quelques symboles heureux illustrant une théorie psychologique et linguistique. Nous n’avons pas entendu les cris révélateurs que nous espérions ; nulle illumination s’entr’ouvrant sur les abîmes de l’inconscient. Un intérêt purement cérébral, où l’âme n’a point de part. A quoi bon tout ce réalisme, s’il n’en doit pas jaillir un sentiment nouveau de la vie?

Mais que se cache-t-il derrière le masque d’ironie dont Jean Paulhan n’a point encore consenti à se défaire ? Un visage de mandarin sceptique et mystificateur, qui ne trouve de plaisir qu’aux raffinements de l’ellypse et de l’allusion ? Ou un visage de douleur et de piété humaines qui, par pudeur, a jusqu’ici caché les larmes dont il nous plaisait de nous émouvoir?

BENJAMIN CRÉMIEUX

LETTRES ÉTRANGÈRES

QUEEN VICTORIA, par Lytton Strachey (Chatto et Windus, Londres).

Lorque parut en mai 1918 Eminent Victorians de Lytton Strachey, le livre obtint un succès retentissant. Le succès — a-t-on dit avec raison — ne prouve rien ni pour ni contre la valeur d’un ouvrage. Il se trouva que cette fois il était justifié. De la pré^5é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

face, qui définit nettement le point de vue adopte par l'au- teur, j'extrais ces lignes :

L'histoire de l'âge victorien ne sera jamais écrite : nous eu savons trop à son endroit. Car, pour l'historien, l'ignorance est la première condition requise, — l'ignorance qui simplifie et qui clarifie, qui choi- sit et qui omet, avec une placide perfection à laquelle l'art le plus accompli ne saurait atteindre... Ce n'est pas par la méthode directe d'une narration scrupuleuse que l'explorateur du passé peut espérer dépeindre cette époque singulière. S'il est sage, il usera d'une stratégie plus subtile. Il attaquera son sujet en des points inattendus ; il tom- bera sur les flancs ou sur l'arrière-garde ; il dirigera à l'improviste un phare puissant vers des recoins obscurs, jusqu'alors insoupçonnés... Il naviguera sur ce vaste océan de matériaux et plongera çà et là un petit récipient qui des profondeurs fera remonter à la lumière du jour quelque spécimen caractéristique, destiné à être examiné avec une curiosité soigneuse... J'ai essayé, par le moyen de la biographie, d'of- frir à notre regard de modernes quelques visions victoriennes.

Dans Eminent Victorians, Strachey a strictement rempli son programme ; le livre cependant offrait cette particularité d'être à la fois une réussite et une promesse, et la promesse était de celles qui arrêtent l'attention. Tout historien qui est en même temps un artiste le prouve avant tout par sa faculté de rnodeler, et ce pouvoir se reconnait à la progression dans le récit. Un récit ne progresse que dans la mesure où il ne demeure jamais plan : il faut qu'il soit alerte, mais il ne faut pas moins qu'à de constantes ondulations — infiniment délicates à apprécier, mais dont par contre on remarque aussitôt l'absence — se décèle le pouce du modeleur. Eminent Victorians portait à chaque page les traces d'un tempérament d'historien-artiste, et il apparais- sait évident que le jour où Lytton Strachey s'interdirait de nous éblouir, où il restreindrait même en apparence la part faite à l'amusement immédiat, il produirait une œuvre de la plus élé- gante fermeté.

Oueen Victoria a répondu à cette attente. Je sais peu de lec- tures qui divertissent à ce point ; je n'en sais guère où le diver- tissement soit aussi subtilement provoqué. Le secret de l'art de Strachey, c'est qu'il nous prédispose : comme d'un coup de baguette, il suscite les arrière-pensées qui répondront aux sien- nes, et un accord tacite s'établit qui se maintient jusqu'au terme. S'il était dilîicile, — en mon cas impossible — de résis-

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ter à la qualité de la satire dans certains passages à'Eininent Vidorians s on redoutait cependant qu'elle ne rejaillît sur le contexte et qu'elle ne le discréditât quelque peu ; on regrettait surtout qu'elle usurpât une place qu'on devinait pouvoir être mieux tenue encore ; sans doute d'ailleurs aurait-il fallu y voir ce pétillement spécial qui fuse des dons lorsque pour la pre- mière fois ils jouent à plein et qu'ils se découvrent pour ainsi dire en cours de route à celui-là même qui les détient. Avec Queen Victoria, comme une peinture dans la toile, la satire ren- tre dans le constat : une basse continue d'ironie accompagne ce constat, mais toujours à la cantonade ; — d'une ironie si réflé- chie qu'il semble presque que ce soit elle qui donne à l'ouvrage cet air de tranquille autorité. Les conclusions, que l'auteur nous laisse partout tirer, en prennent une portée toute générale. II y a même parfois, entre autres dans l'étonnant paragraphe final, un moelleux auquel avec Strachey nous ne pensions pas avoir droit.

Une traduction de l'ouvrage paraîtra prochainement chez Payot, et je m'en réjouis d'autant plus que ne possédant pas le talent d'exposition de Strachey, j'eusse été fort embarrassé de résumer un livre qui vaut par la science des éliminations non moins que par le nombre et l'imprévu des éclairages. J'essaierai d'indiquer ce qu'apporte de si nouveau l'art de Strachey et en quel domaine précis il s'exerce ; pour ce, ayant marqué la dis- tinction entre les deux livres, je ne me ferai pas scrupule de les mettre tous deux à profit.

Et d'abord c'est bien un art, — qui recouvre sans doute une méthode, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, mais qui ne la laisse pas transparaître — et c'est un art qui s'appli- que à la fois à l'histoire et à la biographie, qui est situé aux confluents des deux genres, ou plus exactement qui institue un confluent là où coulaient jusqu'alors deux courants parallèles. La signification de l'œuvre de Strachey réside avant tout dans l'originalité de la position où sont installées ses batteries. A

I . Dans un article d'Edmund Gosse : The agony of the Victor ian âge (qui fait partie de Some diversions of a vian of letters) le lecteur trouvera formulées les réserves que l'on peut adresser à Eminent Victorians ainsi que l'indication de certaines lacunes dans la documentation.

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l'ordinaire le don de l'historien se présente isolé, — et aussi bien celui du biographe : un Albert Sorel d'une part, un Ro- main Rolland, un Daniel Halévy de l'autre déploient des quali- tés qui ne s'apparient qu'exceptionnellement. Si chez Strachey le fond premier semble la disposition de l'historien, la curiosité complexe et ce pendant agile, aux insinuations balancées, est celle d'un biographe de race. « Les êtres humains, dit-il, sont trop importants pour qu'on ne les traite que comme des symptômes du passé. Ils ont une valeur indépendante de toutes les circons- tances temporelles, — une valeur éternelle et qui doit être sen- tie pour elle-même. » Gardez-vous d'attacher à cette phrase les concomitants spirituels et moraux qu'elle impliquerait chez un Romain Rolland ; prenez-la au contraire dansj'acception quasi- scientifique où l'entendrait « un botaniste des esprits » comme Sainte-Beuve, tel qu'il apparaît dans le Lundi sur Fontenelle par exemple, — ce Fontenelle cher à Lytton Strachey qui offre avec lui plus d'une affinité.

Strachey avoue son goût pour «. les incomparables éloges de Fontenelle qui dans le lu stre de quelques pages condensent les existences multiples des hommes ». Lui-même ne rencontre pas en son récit un seul personnage qui y joue un rôle important qu'il n'en prenne la mesure : pour faire son portrait il choisit le moment oià l'astre du personnage prévaut, grâce à quoi le portrait s'incorpore au récit sans que ce dernier en soit suspendu. Tout en ne perdant jamais de vue la position qu'elles occupent sub specie seternitatis, Strachey possède à un rare degré le sens de la complexité des figures secondaires.

Je songe, écrivait Stendhal à Balzac, que j'aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80 ; alors on parlera bien peu de M. de Metter- nich, et encore moins du petit prince. Qui était premier ministre d'An- gleterre du temps de Malherbe ? Si je n'ai pas le malheur de tomber sur Cromwell, je suis sûr de l'inconnu. La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là ; ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie ; mais à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe à jamais. Qui par- lera de M. de Villèle, de M. de Martignac, dans cent ans ? M. de Tal- leyrand lui-même ne sera sauvé que par ses Mémoires, s'il en laisse de bons, tandis que le Roman Comique est aujourd'hui ce que le Père Goriot sera en 1980 '.

I. Lettre de Stendhal à Balzac. Civita-Vecchia le 30 octobre i84o« 

�� � Mais précisément Strachey excelle dans le travail inverse : ceux qui, vivants, furent les di majores de leur époque et que la postérité a ramenés à leur rang de minores, l’art de Strachey les tire de cet « oubli » qui menaçait en effet « de les enveloppera jamais » et leur fait contracter un nouveau bail avec l’existence ^. Libre d’un dogme paralysant entre tous, Strachey ne croit jamais à la simplicité des médiocres. Toujours les éléments sont multiples, mêlés, et laquestion pour Strachey reste toujours une question de dosage. Qu’il s’agisse de la galerie des portraits du personnage central : la reine Victoria elle-même — qui nous livre vraiment les différents âges d’une existence humaine, — du Prince Consort (la révélation la plus surprenante peut-être du volume : le personnage réel, d’une complexité si attachante, avait été à la lettre enterré sous les panégyriques officiels), de Lord Melbourne, de lord Palmerston, de combien d’autres, — il semble qu’avec je ne sais quelle cour- toisie narquoise chez l’artiste, la fraîcheur des peintures ait voulu devoir quelque chose à la jeunesse abolie des modèles :

Malgré l’étiquette de la cour et l’ennui qu’on y respirait, les relations de Lord Melbourne avec la Reine avaient fini par devenir pour celui-ci l’intérêt dominant de son existence ; se voir sevré de ces relations lui eût déchiré le cœur ; d’une manière ou d’une autre l’éventualité redoutable avait été conjurée ; il se retrouvait en place, triomphant : sans rien en laisser perdre, il savoura les heures passagères. Et c’est ainsi qu’enveloppée de la faveur d’une souveraine et réchauffée par l’adoration d’une jeune fille, cette rose automnale, en cet automne de 1839, connut une surprenante floraison. Pour la dernière lois, merveilleusement, les pétales s’épanouirent. Pour la dernière fois, en ces relations imprévues, incongrues, presque incroyables, le vieil épicurien goûta l’exquis du romanesque. Observer, instruire, réfréner, encourager la jeune créature royale à ses côtés, c’était déjà beaucoup ; davantage cependant de sentir, à travers cette constante intimité, le contact de son aflfection ardente, le rayonnement de sa vitalité ; plus que tout

I. Je pense ici à Queen Victoria plus qu’aux Eminent Victorians où l’on trouverait par contre la trace d’une tendance opposée : celle d’exécuter un peu rapidement des personnages d’une valeur authentique. Sur ce point je ne puis que renvoyer à l’article de Gosse, mais je tiens à m’associer à ce que dit Gosse au sujet de Arthur Hugh Clough. Dans la présentation de Clough, où rien ne contrebalance l’aspect mis en lumière, entre certainement une pointe d’iniquité. 360 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

peut-être était-il doux de se perdre dans une contemplation enjouée que coupait de temps à autre une vaine apostrophe, — de parler sans suite — de faire d'innocentes plaisanteries au sujet d'une pomme ou du volant d'une jupe, — de rêver. Les sources enfouies de sa sensibi- lité débordaient. Souvent, lorsqu'il se penchait sur la main de la Reine pour la baiser, il se surprenait en larmes.

C'est au moment où il commence un de ces portraits qu'il faut observer Strachey : on dirait qu'il s'attable. Dans cet esprit qui possède un tour si à lui que le moindre détail en est marqué, — mais dont il semble toujours que ce soit en se retirant qu'il s'inscrive, — on surprend alors la délectation. Les problèmes humains qu'il a devant lui, son plaisir est moins d'y apporter une solution définitive — trop intelligent et trop désenchanté pour croire qu'on la tienne jamais — que d'en agiter les élé- ments, de secouer sans cesse le cornet, et de faire se contreba- lancer les multiples combinaisons des dés. Parvenu presque au terme, il introduit parmi les données, au même rang qu'elles et à titre de complémentaire, un doute final sur la valeur des don- nées elles-mêmes, — et par cette dernière chance qu'il lui laisse de s'échapper il achève de circonvenir son modèle.

Car en dépit de tout, le Prince Consort n'avait jamais atteint au bonheur. Son travail, pour lequel en ses dernières années il finit par témoigner d'un appétit presque morbide, le soulageait, ne le guérissait point : tel un dragon, son déplaisir dévorait avec une sombre satisfac- tion le tribut toujours grossissant des jours et des nuits laborieuses, mais sans que sa faim en fût assouvie. Les causes de sa mélancolie étaient cachées, mystérieuses, peut-être par delà toute analyse ; elles plongeaient des racines trop profondes dans les replis les plus secrets de son tempérament pour que l'œil de la raison pût les appréhender. Il y avait des contradictions dans sa nature qui, aux regards de ceux qui le connaissaient le mieux, le faisaient apparaître comme une énigme inexplicable : il avait de la sévérité et de la mansuétude ; il était modeste et méprisant ; il soupirait après l'affection d'autrui et lui-même était froid. Il souffrait de la solitude, non seulement de cette solitude que crée l'exil, mais de celle qui enveloppe une supériorité dont ou a cons- cience et qui n'est pas reconnue. Il avait l'orgueil, à la fois résigné et présomptueux, d'un doctrinaire. Ht cependant ce serait le décrire inexactement que de ne voir en lui qu'un doctrinaire ; car le pur doc- trinaire jouit toujours d'un contentement intime dont Albert était fort éloigné. Il y avait quelque chose que tout son être désirait et qu'il ne

�� � NOTES 361

parvenait jamais à obtenir. Qu'était-ce ? Une svmpathie sans réserve, inexprimable ? Quelque succès extraordinaire, sublime ? Peut-être bien une combinaison des deux. Dominer et être compris, — conquérir du même coup, }.ar le ttiomphe d'une influence identique, la soumission et l'appréciation des hommes, — oui, cela vaudrait vraiment la peine !

Sous de tels résultats il v a certainement une méthode, et j'inclinerais à croire qu'elle consiste en un art de lire très per- sonnel, fait à la fois de flair et d'un détachement dont nous aurons tout à l'heure à préciser la nature. Persuadé que c'est là oià l'on doit le moins les attendre que surgiront le détail, le trait typique, Strachey lit tout sur son sujet : le caput mortuiim de la documentation tombe par son propre poids et Strachey le commet allègrement à l'oubli. Les traits qui survivent, il se garde de les détacher ainsi que nous avons coutume de le faire : il n'y a pas — enviable exemption — d'italiques en cet esprit : le moment venu, les traits occupent tranquillement la place qui leur convient ; et ce rehaut qui les lustre, c'est le soulignement de notre adhésion qui le leur communique en partie : par eux- mêmes ils ne veulent devoir l'essentiel qu'à leur lumière. On sent que tout s'est composé d'abord dans la tète de l'auteur qui, à l'abri de toutes les sortes d'enivrement, ne prend jamais la plume trop tôt.

L'impression qui se dégage de la lecture de ces livres ne rappelle rien autant que celle que donne un grand mémoria- liste. Il semble qu'à vivre avec les témoignages, Strachey ait acquis une expérience qui équivaut pratiquement à la fréquen- tation des personnes et qui le place à l'angle même d'où le mémorialiste écrit. Au « je » du mémorialiste se substituent — parfois sous la forme de propos entre guillemets, mais le plus souvent (et c'est là que Strachey est vraiment incomparable) sous la forme pour ainsi dire de la parole intérieure — les opi- nions, les points de vue et les jugements des personnages qui successivement viennent occuper le devant de la scène ; ailleurs, dans les parties où Strachey ne rapporte plus, où il évoque, il fait toujours figurer l'un ou l'autre de ces détails matériels qui demeurent bizarrement incrustés au premier plan de la vision interne pour y rompre toute perspective : au seul fait de leur mention à la minute opportune, l'apparition surgit.

�� � Il y a dans Oueen Victoria certains chapitres — celui sur la joute engagée entre le Prince Consort et Lord Palraerston, celui sur les rapports contrastés de Gladstone et de Beaconsfield avec la Reine — qui se classent tout près des passages opimes de Retz, — de ces passages où le récit roule sur les rails de telle sorte que parvenu au terme seulement, puis revenant en arrière le lecteur est en mesure d’évaluer le butin. L’histoire, chez l’un et l’autre, est bien « une résurrection », mais sans que nul fiât n’intervienne : ils discernent trop de choses pour être saisis- sants : l’exposition reste leur procédé favori et Strachey a eu raison de placer son premier livre sous cette devise : « Je n’im- pose rien, je ne propose rien, j’expose. »

Qui poursuivrait ces recherches jusque dans le style même de Strachey aboutirait sans doute à des constatations analogues. Non seulement Strachey préfère à tout le mot juste ; mais la justesse même, il la veut attendue, ayant passé par tous les frot- tements de l’usage. Demi-coquetterie d’un artiste qui sait ce dont il est capable. A chacun de ces mots, il semble qu’avant de les employer Strachey ait fait subir une cure d’isolement, et lorsqu’ils apparaissent sur la page, ils le font avec je ne sais quelle propriété négligente qui n’exclut pas l’étincelle : le galet scintille un instant. Dans le style de Strachey il y a comme une rareté, — mais c’est celle d’une familiarité qui a retrouvé son éclat.

Au moment où parut Eminent Victorians, le critique du Times signalait « quelque chose de presque sinistre dans le détachement de l’auteur », et l’épithète rendait avec exactitude le léger frisson que donnent certains passages du livre. A Queen Victoria, pour les raisons que j’indiquais au début, elle n’est plus applicable ; il ne faudrait pas en inférer cependant que le détachement fût moindre ; il semble seulement que l’on en aperçoive mieux les motifs. Essayons de préciser en quoi ce détachement consiste.

Sans doute, lorsque dans la mixture humaine on prise si fort, on isole avec autant d’ingéniosité le condiment personnel, il est impossible qu’on ignore le sien propre, ni qu’on en néglige l’emploi ; — et le détachement d’un Strachey est en tout état de cause aussi inévitable que l’immersion d’un Pégu)\ Mais si NOTES 363

on s'aventurait à en déterminer les composantes, peut-être les trouverait-on dans l'alliance d'un « point de vue de Sirius » (mais qui chez Strachey ne va jamais jusqu'à s'exprimer) avec un goût d'entomologiste qui collige les variétés des humeurs. L'in- térêt qu'il porte à celles-ci semble en son cas fonction de ce détachement premier ; — et par là l'attitude de Strachey devient l'attitude inverse de l'attitude de celui qui donna le premier la formule du « point de vue de Sirius ». « Renan peut être consi- déré comme le type d'une classe d'intelligences absolument con- traire à cette autre classe d'intelligences qui reconnaît son modèle dans Sainte-Beuve. Pour ce dernier, les idées étaient un moyen de voir et de montrer la réalité. Ce,tte réalité n'est guère, au regard de Renan, que la condition d'existence des idées ' ». Fontenelle et Sainte-Beuve, telles sont ici encore les références de Strachev ^■

Mais en sus de la disposition native, le détachement de Stra- chey ressortit à des causes tout intellectuelles, — lesquelles sont solidaires de la conclusion générale qui se dégage de ces volumes, et l'illuminent. Esprit critique avant tout, Strachey s'est constitué l'historien d'une époque où se produisit une éclipse quasi-totale de cet esprit, et son œuvre vient parfaire nos induc- tions à cet égard. Le fait négatif fondamental concernant l'épo- que victorienne semble bien résider dans une acceptation pas- sionnée des données premières, — dans le refus et l'incapacité tout ensemble de les critiquer. A quoi on pourrait objecter que l'époque victorienne fut au premier chef une époque de contro- verse, et en particulier de controverse religieuse ; mais la con-

1. PauLBourget. Essais de Psychologie Contemporaine, appendice B. A propos du Prêtre de Néini.

2. Strachey est à tous égards un amateur exquis des lettres et de l'esprit français. II débuta par un essai sur la poésie de Racine — paru en 1902 dans la New Qiiarterly Review — qui est un modèle de discer- nement et de sagesse critique et qui constitue la première justice ren- due en Angleterre au génie racinien. Strachey est revenu sur ce sujet dans ses Landmarks of French Literature qu'il écrivit pour la Home Uni- versity Library of Modem Knowledge et qui, dans les dimensions prescrites par la série, traite de la littérature française depuis les origi- nes jusqu'à Baudelaire inclusivement : petit volume accompli où la sûreté de la mise en place et l'impartialité des jugements n'excluent jamais des vues et un tour personnels.

�� � 364 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

troverse précisément implique un accord tacite sur certaines données premières qui ne rend que plus aigus et plus âpres tous les différends qui surgissent autour de leur interprétation. Même chez les plus grands victoriens il subsiste toujours, par- fois sans qu'ils en aient conscience, une donnée soustraite à toutes les attaques. De l'un à l'autre la donnée varie, mais toujours il y en a une.

Cette carence d'un esprit critique qui aille jusqu'au bout de son travail rend compte à la fois de la prodigalité du génie et de la réaction inévitable contre ce génie même. L'opulente richesse des œuvres qu'il engendra tient pour une part à la solidité jamais mise en question du terrain sur lequel il s'appuie. Il fal- lait que la victorian complaccncy vînt à être battue en brèche, et qu'il en résultât cette désagrégation que fait subir aux données l'analyse d'un Butler par exemple. xMais presque toujours l'épais- seur en est le prix : il semble que l'esprit critique soit obligé de payer par un certain amincissement des œuvres ce qu'il obtient par ailleurs de plus courageuse vérité '. C'est pourquoi lors- qu'on relit tel poème de Hardv composé dans les années i86é- 1867 ^ on mesure mieux que jamais la solitaire grandeur de l'homme qui, nous ébranlant d'une émotion à laquelle aucune région de notre nature ne saurait demeurer soustraite, ne l'ob- tient jamais au dépens de la vue générale de l'univers à laquelle son esprit donne adhésion, — qui par cette vue au contraire communique à l'émotion elle-même une vigueur qui la creuse et la tonifie à la fois. D'oià le respect, la vénération même, mais virile, que lui portent aujourd'hui en Angleterre tous ceux qui ont peine à être justes pour les grands victoriens.

J'ignore tout de l'attitude de Strachey envers le point de vue de Thomas Hardy ; mais s'il le contestait, ce ne pourrait être que

1 . Un des prodiges de l'œuvre de Marcel Proust réside dans le cons- tant démenti qu'elle inflige à cette assertion. • — En France d'ailleurs le problème se poserait dans des termes assez différents, car l'esprit criti- que est si central dans le génie français que celui-ci, plus ou moins, lui a toujours fait sa part. — Cette désagrégation des données premières parait constituer aujourd'hui le fait européen essentiel ; et si grave qu'en puissent être les multiples menaces, dans un domaine au moins — celui de la psychologie — il autorise de vastes espoirs.

2. Les Wessex Poems parurent pour la première fois eu 1898, mais les plus anciens portent la date de 1865.

�� � parce que le détachement de Strachey l’aurait détaché du point de vue cosmique lui-même — et on serait libre alors d’y voir ou le comble de la logique, ou la pièce de choix dans la vitrine de ce perspicace collectionneur des illogismes humains.

CHARLES DU BOS

EDITEURS ALLEMANDS.

Une fois de plus le voyageur qui s’arrête aux devantures des librairies en Allemagne est frappé par l’extraordinaire richesse des publications de tous ordres. En 1911, les éditeurs de là-bas lançaient 31.000 ouvrages sur le marché contre 11.000 en France, 10.000 en Angleterre. La proportion demeure aujourd’hui sensiblement la même. Et la qualité matérielle des éditions semble à peine souffrir des conditions économiques du pays. On est étonné du luxe avec lequel sont présentés des livres comme celui de Grautoff sur la peinture française depuis 1914, des revues comme Genius, Feuer. On se demande comment les éditeurs couvrent leurs frais, le lecteur allemand ayant la réputation de prendre ses livres en location plutôt que d’acheter. Mais la clientèle étrangère se trouve attirée par le change, malgré la majoration des prix à l’exportation et la rapacité des courtiers, et l’Allemand lui-même achète plus qu’autrefois. Certains chiffres sont éloquents. De la fameuse et fumeuse dissertation de Spengler : Untergang des Abendlatids, dont le premier tome — 615 pages grand in-8 — revient à cent marks, 53.000 exemplaires s’étaient vendus en 1920. Du Retour de l’enfant prodigue d’André Gide, tiré en 1917 à 25.000 dans la collection à soixante pfennigs, l’Insel a dû donner une nouvelle édition. Des œuvres de Tagore 300.000 exemplaires se sont enlevés. Il y a là le signe d’une activité intellectuelle exaspérée plutôt que ralentie par la guerre. C’est toujours l’élan d’un peuple qui bien que vaincu, peut-être parce que vaincu, entend jeter dans le plateau de la balance toute sa masse, peser de toute cette Wucht dont il est fier, et qui est à la fois poids et mouvement.

Mais la masse ainsi projetée a-t-elle une orientation nette ? La direction du mouvement intellectuel demeure-t-elle celle d’avant-guerre ? Dans une richesse dont on a toujours dit 366 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'elle était désordonnée et que l'Allemand lui-même ne s'y retrouvait pas, est-il possible de distinguer des valeurs nou- velles, de les démêler des anciennes ? Cela exigerait une lon- gue investigation. Elle n'est pas impossible. Une première et intéressante démarche consisterait à faire le tour par l'extérieur, à prendre les catalogues de librairie, dont l'examen est sugges- tif. Les éditeurs allemands facilitent la besogne. Tous les ans ils publient en commun une liste des ouvrages nouveaux qui peuvent intéresser le grand public. En outre, quelques maisons particulièrement actives, Fischer, Diedrichs, l'Insel-Verlag, Kurt Woltî, offrent régulièrement à la clientèle comme chez nous les grands magasins, un aperçu de leurs nouveautés. Dans des almanachs de plusieurs centaines de pages, soigneuse- ment imprimés, illustrés et cartonnés, on trouve non seule- ment une bibliographie commode, mais des extraits assez longs, de véritables échantillons du roman, du drame, du recueil de vers qui viennent de paraître. En outre les éditeurs se sont grou- pés pour faire paraître dans le même esprit une publication mensuelle : das Deuische Buch, qui est destinée spécialement à l'étranger.

Il ne faut pas voir seulement une ingéniosité commerciale dans cette innovation. Elle répond autant au besoin qu'a le public allemand d'être guidé, qu'à la volonté de l'éditeur de l'engager dans ses voies, et cette réclame est en même temps une propagande d'idées ; elle fait partie de ce que, dans les vingt années qui précédèrent la guerre, on âppehit Kuli urpol il ik. En même temps que Nietzsche, une élite là-bas s'était rendu compte des dangers du réalisme bismarckien pour la vie spiri- tuelle de l'Allemagne. La civilisation neuve dont on avait attendu l'apparition à un coup de baguette magique tardait à naître, menaçait d'étouffer sous le poids de la matière. D'ardents prosél3'tes se mirent en tête d'aider à sa genèse. L'idée d'orga- nisation hantait leur milieu ; ils entreprirent donc d'organiser l'activité intellectuelle du Reich comme d'autres orsranisaient son industrie, son commerce. Penseurs, poètes, artistes, chacun s'enrôla, voulut prendre sa part de la grandiose tâche collec- tive : l'enfantement d'une civilisation allemande, dont on espé- rait qu'un jour elle serait la civilisation tout court.

Quelques éditeurs d'avant-garde furent des premiers à se

�� � NOTES - 367

rallier au mot d'ordre. Eux aussi se sentaient chargés d'une mission, la plus importante peut-être de toutes celles qui cons- tituaient la grande mission allemande. Ils eurent leur politique du livre, celle dont Fischer de Berlin fit un exposé si curieux dans son catalogue de 191 1. Dans l'esprit de cet éditeur dont la maison était depuis vingt-cinq ans le quartier général des jeunes, il ne s'agissait plus seulement de lancer au petit bon- heur l'ouvrage qui doit réussir, l'auteur qui mérite de percer, ou de faire sa fortune avec celle d'un cénacle. L'éditeur moderne devait être, sinon le créateur de valeurs nouvelles dans le domaine de l'esprit, du moins l'organisateur de leur marché, le banquier qui use de son crédit pour leur donner cours.

Dans la bourse aux idées on le vit en effet déterminer des courants, imprimer des directions. Choix des auteurs, qu'il groupait de façon à créer une atmosphère, collections à bon marché établies en vue d'une action pédagogique, présentation du livre dans le goût (gothique, ou français ou anglais) que l'on voulait faire prévaloir, suggestions et conseils au lecteur, recettes pour se cultiver, autant de moyens de former la clien- tèle. Le procédé réussit, s'adressant à des gens dociles, avides de se former, impatients de ne plus passer pour « les barbares d'autrefois », et d'autant mieux prêts à admirer l'idéal de culture qui leur était proposé qu'ils en étaient plus éloignés. Ainsi à chaque nouvelle entreprise de librairie une école s'ouvrait pour l'éducation en masse d'un peuple demeuré enfant.

Un trait était commun à ces tentatives de civilisation : la recherche de ce qui est allemand. Comme il est naturel à un pays qui n'est pas fait encore, qui demeure sans unité profonde, des tendances contradictoires s'affirmèrent. Néanmoins, et c'est un point important, Fischer en particulier réussit à mettre un lien entre des intellectuels venus des quatre coins de l'Alle- magne. Gerhai't Hauptmann, Thomas Mann, Dehmel, Alfred Kerr, Rathenau, pour ne citer que ceux-là, se présentaient comme une sorte de bloc fondu au creuset berlinois. La capitale de l'Empire devenait capitale dans le domaine des idées aussi, des impulsions en partaient qui allaient jusqu'à la périphérie. Un certain goût s'y formait, le ton y était donné, donné surtout par des Israélites berlinois. De la souplesse et du système, le goût du nouveau et celui de la tradition, de la seule tradition

�� � 368 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui existât en Allemagne, la prussienne, et par-dessus tout un éclectisme intelligent, autant d'éléments qui assurèrent le succès de Fischer. Ses publications flattaient par leur allure à la fois libérale et germanique. Eclectiques, accueillantes aux étrangers, en particulier aux Scandinaves, tout en écartant doucement l'influence française, elles agissaient dans le sens national, préparaient l'avenir d'une plus grande Allemagne intellectuelle. La province aussi était à la tâche. Mais les mots d'ordre qui en partaient n'étaient pas toujours ceux de Berlin. Il faudrait signaler les efforts de Diedrichs d'Iéna, visant à retrouver dans le passé allemand, et, malgré un peu de teutomanie, chez les Russes et les Français, les éléments d'une régénération morale, et à constituer une tradition allemande plutôt que prussienne. Même orientation, avec plus de pédanterie, dans les collections du Kunshvart, qui devait faire l'éducation esthétique de la petite bourgeoisie. Ce n'est qu'avec Y Insel-Verlag de Leipzig qu'a commencé de poindre l'esprit artiste. Ici la note fut dès le début franchement cosmopolite. Il faut, disait Van de Velde, chercher' partout, à l'étranger aussi bien qu'en Allemagne, les maîtres de la civilisation nouvelle. Verhaeren, Gide, y prirent une place -d'honneur à côté de Wilde, de Hofmannsthal, de Rilke. Plus de typographie gothique, mais, ce qui était une petite révolution, le signe d'un renoncement à certaine foi tudesque, de claire et belle romaine, et des livres nets, sobres, corrects, à l'anglaise. A la présentation de ces ouvrages et de ceux d'éditeurs comme Paul Cassirer, on reconnaissait qu'une partie au moins de l'Al- lemagne, celle qui souffrait d'être amorphe, qui tendait au %\.y\t, s'orientait vers nous. Les formes du Midi lui semblaient bonnes à contenir l'âme du Nord.

Quelles modifications la guerre a-t-elle apportées aux concep- tions des missionnaires du livre ? Triomphante, elle eût été pour eux aussi l'occasion d'étendre le domaine de leur organi- sation. Au début, presses et auteurs furent mobilisés ; Haupt- mann, Thomas Mann, Dehmel donnèrent de la voix; des collec- tions pour servir à l'histoire contemporaine — entre autres celle de Fischer — furent lancées, où l'on exaltait le Gocheii, YEmdeii, la liberté allemande, la mission allemande, la Prusse et son empreinte. Cela ne dura guère, et il est assez curieux de

�� � NOTES ' ^6^

constater combien vite un demi-silence se fit sur les choses de la guerre, ou tout au moins quel changement se produisit dans la façon d'envisager les problèmes qu'elle posait. Dès 191 6, le titre seul des ouvrages lancés annonçait déjà un revirement. Comme si l'unanime mouvement de 19 14 n'avait été qu'une spéculation, comme si sa grandiose faillite eût alors paru évi- dente, il n'intéressait plus ceux dont Rivière a dit la prodigieuse faculté d'oubli. Les écrits nouveaux sortaient volontiers de l'ordre lyrique. Orientés en masse vers l'examen des faits pas- sés, ils trahissaient un besoin de retour sur soi, un lent réveil de l'esprit critique. La Prusse, s'il était encore souvent question d'elle, s'y trouvait passée au crible. Aux manifestes de la foi, de la certitude, succédaient ceux du doute. Gœthe au lieu de Bis- marck redevenait pour quelques-uns le héros, et chaque année c'est un vers de lui que les éditeurs de l'Insel mettaient en épi- graphe à leur catalogue, un vers exhortant à reconstruire après avoir détruit, ou à espérer, tel Epiménide, du fond de la douleur. Espérer, se reprendre, refaire, le mot d'ordre était général Diedrichs et Fischer aussi bien que l'Insel annoncèrent leur intention de contribuer au nettoiement, à la purification, désor- mais nécessaires, de l'esprit allemand.

Et sans doute faut-il louer de ce courage ceux qui naguère ne doutaient point d'eux. Reste pourtant qu'ils continuent de croire à leur mission, modifiée en ce sens seulement que l'esprit y aurait plus de part. Mais toujours l'esprit national. Et, il faut le craindre, toujours hypnotisé par l'idée d'organisation, pas encore délivré du moule ancien, pas encore libre. On n'a pas impunément cru, pendant un quart de siècle, tenir les matrices de la civilisation ; l'attitude d'accoucheurs de mondes nouveaux est devenu habitude. Elle reparait chez ceux qui travaillent à constituer une énorme bibliothèque de la sagesse d'Extrême- Orient, pour ravitailler, régénérer l'univers. Et c'est, autant qu'une tendance au cosmopolitisme, qu'une volonté de « rebâ- tir la civilisation mondiale », un oeu de la sufiisance de l'ère impériale qui pousse YInsel, fière de donner un signal de rallie- ment aux navigateurs dispersés par la tempête, à éditer trois collections nouvelles : Pnudora — Bihlioihcca Mundi — Lihri libroniin — où les œuvres de toutes les littératures sont publiées dans la langue originale, de sorte que l'on peut — au cours du

2.'.

�� � 370 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

change, c'est un avantage dont les étrangers ne se privent guère

— acheter Moh'ère, Musset. Baudelaire, Stendhal dans une édi- tion de Leipzig '.

Pourtant, aux yeux de quelques Allemands, chaque jour plus nombreux, h KuUiirpolitik est déj<à du passé. Quelque chose de plus fort que l'esprit d'organisation les anime, un souffle qui par endroits fait sauter les cadres rigides d'hier. L'Empire semblait aux Kullurpolitiker une maison nue mais bien bâtie ; ils s'accom- modaient de son architecture imposante et ne prétendaient qu'à l'orner, à y trouver un coin pour l'art, les livres, pour leur pen- sée, ordonnée selon les lignes mêmes du monument. Tandis qu'aujourd'hui les jeunes — la jeunesse chez eux non plus n'est pas question d'état-civil — se sentent mal à l'aise dans la bâtisse de Bismarck. Fût-elle étendue aux limites du monde qu'ils la trouveraient caserne, que leur pensée y étoufferait encore. La révélation qu'ils apportent, c'est que la pensée doit être libre. Pour eux, dire : Kulturpolitik, subordonner ce qui est de l'ordre intellectuel à ce qui est de l'ordre politique, un ordre politique que tacitement l'on reconnaîtrait fixe, parfait, et devant déter- miner le reste, c'est intervertir les facteurs, fausser leur rapport. Au lieu de Kullurpolitik les nouveaux-venus, s'ils choisissaient une formule, renverseraient les termes, à la française, et diraient « culture politique ». C'est ce qui a le plus manqué à l'Alle- magne, ils le sentent, et de quel prix paie sa faute un pays qui s'abandonne, qui s'en remet à ses dirigeants du soin de l'orien- ter. La pensée qui se croyait le mieux à l'abri des agitations d'un jour y a perdu son autonomie. Ce n'est rien moins que cette autonomie qu'ils veulent retrouver. L'Empire, disent-ils, était tourné contre l'esprit. L'esprit à son tour se réveillant se tourne contre l'Empire. Aux yeux de ces hommes qui n'ont pas encore d'éducation politique, pour qui le mot « Republik » n'est qu'un symbole, il ne s'agit ni de triomphes électoraux, ni départis. Le seul parti qui importerait serait celui de l'esprit

I. Déjà, avant la guerre, Kurt Wolft" avait édité en français ks Précieuses ridicules, Manon Lescaut, Les Fleurs du mal et des « Vers » de Verlaine. Aux éditions de VInsel paraissent Baudelaire, Musset, Sten- dhal, Molière, Balzac, Bossuet, Corneille, La Fontaine, Mérimée, Racine.

— Les volumes de la collection Pandora coûtent 4 mk. 50. Ceux de la Bibliotheca Mundi 25 mk.

�� � NOTES 371

réclamant d'abord le droit de se gouverner, et ensuite le droit à

��gouverner.

��Que leurs idées fassent du chemin, on n'en saurait doutera voir le succès d'ouvrages comme ceux de Heinrich Mann l'Homme de la république allemande. Après son frère, pétrifié dans le germanisme, en opposition à lui, il connaît à son tour les tirages à trente, quarante, cinquante mille. Une partie de la jeunesse allemande échappée aux déformations de l'enseigne- ment ofticiel se nourrit de ses oeuvres. Même accueil est fait aux écrivains qui comme Fritz von Unruh, Cari Sternheim, ont délibérément brisé les attaches avec un régime intellectuel soli- daire du régime politique, qui ont osé dire non, qui se sont opposés à la folie d'acceptation, d'adaptation.

Quelques éditeurs se sont laissés porter par ce flot « révolu- tionnaire ». Cela ne va pas sans choquer ceux qui passèrent longtemps pour « modernes » et qui déplorent avec Diedrichs « une psychose nouvelle succédant à la psychose de guerre ». En fait l'Allemagne bouge dans les profondeurs, et avec elle on voit avancer les plus avisés, un Kurt WoliF de Leipzig, qui édite Tagore, Heinrich Mann, Cari Sternheim, Franz Werfel, — un Paul Cassirer, de Berlin qui déclare chercher dans les œuvres qu'il publie — celles deSchickele, d'Edschmid, de Hasenclever, de Kurt Eisner, de Landauer — une pensée jeune, accordée à de nouveaux besoins moraux et sociaux, libératrice. Il faut également citer ici les tracts de la maison Rowohlt, les collec- tions d'Erich Reiss, de Kiepenheuer et le Rhein-Verlag de Bâle, qui publie surtout des traductions, entre autres une ver- sion française des œuvres de Rathenau.

Le mouvement que l'on devine en passant en revue les édi- teurs allemands n'est point de surface. Il s'accuse puissant dans les œuvres de quelques écrivains que nous aurions intérêt à connaître. Mais il faudrait avant de passer à leur étude conti- nuer d'examiner dans son ensemble la nouvelle Allemagne, chercher ses frémissements à travers les revues et dans les mani- festes qu'elle lance à profusion.

Félix Bertaux

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�� � 372 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE RÈGNE DE L'ANTÉCHRIST, par Dmitri Mérejkowsky; MON JOURNAL SOUS LA TERREUR, par Z. Hippius; NOTRE EVASION, par D. Philosophoff; traduits du russe (Bossard).

L'intérêt et la signiiication de ce recueil me paraissent résider non dans les prophéties et les considérations générales de D. Mérejkowsky, mais dans le Journal de M.me Hippius.

Les considérations générales et les prophéties, ce n'est pas cela qui nous a jamais manqué ; celles de Mérejkowsky ne présentent pas un degré de probabilité supérieur à celui de la plu- part des affirmations de ce genre, si catégorique que soit leur ton. Mais le Journal de M.me « Hippius est un document historique d'une valeur immense dont toute la signification et la vérité atroce ne peuvent être bien saisies que par nous autres, Russes, qui avons passé par les mêmes souffrances, qui avons vu de nos propres yeux ce qu'elle raconte d'une façon si naturelle, si exacte, qui avons vécu ces sentiments, ces émotions qu'elle transcrit avec une si parfaite sincérité. Mais les témoignages de ce genre sont très nombreux déjà : aussi quand j'insiste sur la valeur documentaire du Journal de M.me Hippius j'ai en vue non ses descriptions des rues de Pétrograd, les renseignements qu'elle nous donne sur le prix du pain, sur la température dans les maisons, etc., mais sa propre personnalité, ce qu'elle nous laisse voir de ses pensées, de ses sentiments.

L'accusation la plus terrible qu'on ait pu porter contre le régime bolchéviste c'est d'avoir « avili les âmes ». Sous l'action de la faim, du froid, de la terreur, les esprits se débilitèrent, la crainte, la haine et la rage impuissante prirent possession des cœurs, d'anciens instincts depuis longtemps éteints s'y réveillèrent. M.me Hippius elle-même, malgré son beau talent, malgré son intelligence si claire, si précise et sa grande culture intellectuelle, M.me Hippius ne put échapper à la contagion : elle distingue très bien que les autres sont malades ; a-t-elle conscience d'être également atteinte ? Nous devons lui être reconnaissant en tout cas de son entière sincérité ; l'action déprimante, avilissante du régime russe ne peut plus faire de doute lorsque nous voyons M.me Hippius, le poète, le romancier, le critique que nous avons tous aimé, rapporter très sérieu■NOTES '373

scment des racontars et des potins de concierge sur les maî- tresses des commissaires, les gains de tel ou tel spéculateur, les menus des dîners de Gorky et de Lounatcharsky, etc., lorsque nous lisons des phrases comme celle-ci,: « Après l'ex- plosion de Moscou (attentat fort bien conçu, mais dont les résultats ont été insignifiants — quelques petits youpins de médiocre importance ont seuls été tués et Nakhamkès assourdi)... ». On comprend à la rigueur que M^^^ Hippius ait pu écrire cette phrase sur son carnet le 21 septembre 19 19, à Pétrograde ; mais on s'étonne qu'elle ait pu la faire paraître sans restriction aucune, sans un mot d'explication, en 1921, à

Paris !... B. de schlœzer

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LE MONSIEUR DE SAN FRANCISCO, par Ivan Bouuine. Traduit du russe par Maurice (Bossard).

C'est un recueil de nouvelles, choisies dans l'œuvre déjà considérable de l'écrivain russe, jusqu'ici ignorée en France et dont la valeur n'a été reconnue, même dans son propre pays, que depuis la guerre, depuis la révolution surtout. Dans sa préface à l'édition française, Ivan Bounine s'étend lui-même avec quelque complaisance sur les difficultés qu'il a eu à sur- monter, sur l'accueil réservé, indifférent qu'ont fait à ses livres le grand public, la critique. Les causes de l'erreur d'apprécia- tion dont il se plaint, apparaissent très clairement aujourd'hui : en Russie, les considérations et les sympathies politiques ont toujours joué un très grand rôle dans les destinées des écrivains ; on y a vu des écrivains de second, de troisième ordre arriver très rapidement à une grande notoriété pour des raisons tout à fait extra-littéraires ; l'ardeur de leurs convictions libérales ou socialistes leur servait de talent. Des opinions conservatrices, réactionnaires, au contraire, un attachement trop marqué pour l'église, paralysèrent l'action de maints écrivains remarquables, par exemple de l'admirable Lièskov.

Bounine jusqu'en ces dernières années ne s'occupait jamais de politique ; il faisait pis encore : il traçait des paysans une peinture cruelle qui était en complet désaccord avec la légende doucereuse que depuis des années cultivait avec une sorte de fétichisme la littérature russe. D'autres avant lui, Tchékhov

�� � 374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

par exemple dans ses Paysans, avaient déjà peint des tableaux peu flatteurs du peuple des campagnes. On ne le leur avait pas pardonné, et Tchékhov lui-même fut long à se remettre du coup qu'avaient porté à sa popularité les Paysans. Mais les scènes tracées par Bounine étaient particulièrement terribles et produisaient une impression d'autant plus douloureuse que l'écrivain conservait toujours un calme épique, contait avec un parfait détachement et paraissait ne nous présenter qu'une simple épreuve photographique.

Aujourd'hui la situation a complètement changé ; les esprits ont tourné et ce qui nuisait au succès de Bounine — la peinture du paysan russe poussée au noir, son éloignement de tout socia- lisme — - lui est maintenant porté à crédit. Le voilà promu au rôle de prophète de la révolution russe ; lui seul, dit-on, a vu clair. Bounine lui-même, semble-t-il, se prête volontiers à ce nouveau rôle. Des considérations extra-littéraires viennent donc une fois de plus fausser nos appréciations.

En réalité, Bounine n'est ni un prophète, ni un penseur, ni un homme politique. C'est tout simplement un grand artiste, et, vraiment, cela suffit.

Le lecteur français pourra maintenant jusqu'à un certain point se faire un jugement personnel sur ce maître écrivain, car le volume qui vient de paraître comprend quelques-unes de ses oeuvres les plus caractéristiques : Le Monsieur de San Francisco, Frères, Bouche Close et ces épouvantables Propos Nocturnes. Il est vrai que ce n'est qu'une traduction, traduction qui tout en reproduisant exactement la signification des mots, alourdit souvent le rythme de la phrase, estompe les images vigoureuse- ment taillées, détaille parfois trop minutieusement la pensée et parfois l'appuie d'un trait trop souligné. Mais la version fran- çaise laisse pourtant transparaître la puissance et la richesse de vie de l'original, son art pleinement conscient, sobre et con- centré.

Le vrai domaine de Bounine — c'est le monde des formes, des volumes, des couleurs, des odeurs, le monde matériel, l'univers extérieur. Son imagination est surtout visuelle, tactile aussi et olfactive. Lorsqu'il veut faire œuvre de psychologue, quand il pénètre dans le domaine de l'âme, il traite celle-ci par analogie avec le monde matériel. C'est ce qui fait justement sa

�� � NOTES 375

force, mais aussi sa faiblesse : pour saisir le monde des pensées, des sentiments, des désirs il le transpose en volumes, en cou- leurs. Sous ce rapport, il est complètement différent de Dos- toïevski pour qui le monde spatial n'existait pour ainsi dire pas comme tel. B.ounine se rapproche de Tolstoï dont l'influence se fait surtout sentir dans le Monsieur de San Francisco. C'est non seulement la tendance générale de l'œuvre qui fait songer à Tolstoï (à la Mort d'Ivan Ilitch, surtout), mais aussi les des- criptions : Bounine est sobre de détails, mais son regard saisit toujours dans le monde matériel la particularité marquante : un geste, un timbre, une odeur, une teinte, qui sufiisent à évo- quer l'objet, le caractère, l'être tout entier en un raccourci prodigieux et avec une puissance de suggestion, parfois même pénible. Sous ce rapport l'arrivée du Monsieur de San Francisco à Capri et sa mort, les dialogues des Propos Nocturnes, les rêves du chien Tchang, sont de véritables chefs-d'œuvre.

BORIS DE SCHLŒZER

DIVERS

SOUVENIRS DE VOYAGE, par le comte de Gobineau (Grès).

Les Souvenirs de Voyage de Gobineau méritent de prendre place à côté des Nouvelles Asiatiques. Gobineau était un maître conteur, qu'il serait peut-être excessif de mettre au rang de Mérimée, mais qui, s'il a moins de maîtrise dans l'exécution, a peut-être plus de verve et de sève dans l'invention. Des circons- tances heureuses permettent aujourd'hui à sa famille ces réédi- tions. Mais au lieu de les disperser sous tant de formes chez tant d'éditeurs, pourquoi n'entreprend-on pas une publication des œuvres complètes, rangées par ordre chronologique ? Gobineau mérite ce monument, et il gagnerait à être vu en masse. Il est vrai qu'il faudrait y introduire le lourd fatras des œuvres poéti- ques, et on peut hésiter. Albert thibaudet

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VOYAGE A LA GRANDE-CHARTREUSE, texte et

dessins par Rodolphe Tôppfcr (Edition Boissonas à Genève).

Le Journal de Genève fronça le sourcil un jour que je faisais

�� � 376 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de Toppfer un auteur local, comme les vins de la Côte sont des vins locaux. Ce n'était pas un mauvais compliment de ma part. Mais le Voyage à la Grande-Chartreuse, réédité ici luxueuse- ment, ne pouvait guère lui fournir un titre à figurer dans la grande littérature. Reste que ces notes improvisées seraient charmantes à lire et ces dessins à la plume exquis à feuilleter entre une fondue et quelques décis de vin de Montreux. Les Français, à lire Toppfer, gagneraient au moins de ne plus voir Genève à travers l'image d'un sombre Picard. Toppfer est à Genève ce que Piron est à Dijon, Gélo à Marseille, Roumieux à Nîmes, un dieu indigète et tutélaire.

��ALBERT THIBAUDET

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��SUR LES CHEMINS DE FRANCE, par Georges Delazv

(Crès).

L'aimable fantaisie de Georges Delaw se partage : voici, d'un

coté, les images, qui sont plus raisonnables qu'à l'ordinaire ; le

récit de l'autre. Après quelques pages, les deux se rapprochent

suffisamment pour que le lecteur découvre le tableau le plus

malicieux et ingénu qui soit de la Champagne, des Ardennes

ou du Quercy.

LA PEINTURE ANGLAISE, par John Charpentier (La Renaissance du Livre).

Cette suite d'études ingénieuses et sobres va de Hogarth aux préraphaélites. Les portraits des peintres les plus divers y sont tracés avec un bon sens piquant ; M. John Charpentier écrit, assez sévèrement, de Reynolds : « Il devra le plus durable de ses titres de gloire à sa compréhension des vérités qui gouvernent les arts » ; et de Hogarth : « Que ses toiles sont verbeuses ! »

JEAN PAULHAN

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LE COURRIER DES MUSES.

Mon confrère Lucien de Rubempré, pauvre poète chassé du Parnasse, vous avez fait cet ennuyeux métier : Journaliste \ Poursuivre la nymphe « Echo » fuyant au Bois de Boulogne.

�� � NOTES 377

Aller à la chasse au canard, la nuit, dans les petits théâtres où s'allument de fausses étoiles et souper chez les actrices. Faire de son cœur un article de Paris...

Aujourd'hui Lucien, Lousteau même, on les rencontre rare- ment sur le boulevard. Les héros de Balzac ne se trouvent pas toujours sous le pas d'un cheval, ce cheval fût-il Pégase et bien des journalistes n'ont pas d'illusions à perdre.

Un jeu littéraire amusant, c'est celui des enquêtes. Dans les Annales, M. André Lang raconte le voyage qu'il fait à travers la République des Lettres, d'où presque tous les poètes sont bannis.

Nous n'irons plus au bois sacré. . .

— Q.ue pensez-vous de l'Art, de la littérature, du théâtre ? a demandé aux gens célèbres M. André Lang qui s'est engagé d'honneur à répéter exactement ce qu'ils auront dit ; et ce n'est pas toujours agréable, quand on songe à la qualité de cer- taines réponses.

M. Maurice Rostand qui voudrait bien être Alcibiade, mais qui n'osera jamais couper la queue de son chien, M. Maurice Rostand aime Henri Barbusse, La Fontaine l'ennuie. M. Mau- rice Rostand n'a pas toujours mauvais goût, il aime aussi la lit- térature confidentielle. Hélas ! il est l'auteur du Cercueil de Cris lai.

— Ce jeune homme ! Touché par l'aile du Génie, ça n'est pas niable ! dit de lui M'"^ Sarah Bernhardt qui s'exprime d'une façon remarquable. Evidemment, M^^^ Sarah Bernhardt fut une excel- lente interprète, une « artiste », comme on dit, mais pourquoi veut-elle dépasser son rôle et devenir un symbole ? M"^^ Sarah Bernhardt appartient à la légende, aux chroniques et je ne vou- drais pas toucher aux gloires nationales, mais un temps ne vient-il pas où « il faut songer à faire la retraite » ? J'oublie que M™« Sarah Bernhardt ignore le temps, elle qui disait, la tête levée vers le cintre, à un machiniste tapageur :

— Vous voulez me tuer? Eh bien, tuez-moi, je suis immor- telle !

M. André Lang interroge des représentants de toutes les espèces littéraires : le vieillard indulgent, le grand homme incompris, le jeune poète perpétuel. Il est rare que ces aveux

�� � 378 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

soient intéressants et bien peu seront à retenir pour les antho- logies. Personne n'a répondu, par exemple :

— L'intelligence est notre profession.

ou :

— La beauté, notre pain quotidien...

Mais l'enquête n'est pas terminée.

��*

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��La revue Littérature posa jadis — déjà ! — une question plai- sante : Pourquoi écrivez-vous ? Feu Dada qui invitait au suicide, si aimablement, aurait pu demander : Pourquoi vive\-vous ?

Le Pessimisme est facile. Pourquoi vivons-nous ? se demandent des jeunes filles de joie et de tristesse qui croient avoir lu Scho- penhauer et compris Baudelaire et qui veulent trouver à la vie

Le charme inaticndu d'un bijou rose et noir.

L'une d'elles...

Le peintre Kisling habite un atelier où ses amis ont quel- qu-efois regardé la vie à travers les nuages roses de l'ivresse. Un soir, en revenant du cinéma, Kisling trouva sous la porte une carte de visite :

Monsieur X

vous prie d'assister aux obsèques de celle qui fut toute sa vie.

Un nom encore était écrit sur le carton, celui de la jeune morte : Dédée. Elle était bien connue à Montparnasse. Mon- sieur X devait l'épouser.

Le cortège funèbre a suivi la route du cimetière de Pantin. Derrière le char tout fleuri de roses marchaient trois manne- quins de chez Madeleine et Madeleine, le directeur d'un théâtre 011 l'on danse et mon ami Kisling menacé par une Rolls-Royce impatiente que conduisait un jeune homme très chic.

Adieu, petit cœur souvent ouvert toute la nuit, naguère, et maintenant à jamais fermé pour cause de décès !

J'ai raconté, non ! évoqué ce fait-divers parce qu'il présentait un caractère littéraire et que la vie est parfois pittoresque, quoi

�� � LES REVUES 379

qu'on en dise. Les gens heureux n'ont pas d'histoires, mais les autres ? L'Ange du Bizarre n'est pas encore déchu et les singu- larités ont toujours leur charme.

��GEORGES GABORY

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��LES REVUES

L'AME ET LA. DANSE

Du beau dialogue de Paul Valéry, qu'a publié la Revue Musi- cale (i^^"" décembre 1921), détachons ce fragment :

SocRATE. — ... Voyez-moi ce corps, qui bondit comme la flamme remplace la flamme, voyez comme il foule et piétine ce qui est vrai !. Comme il détruit furieusement, joyeusement, le lieu même où il se trouve, et comme il s'enivre de l'excès de ses changements !

Mais comme il lutte contre l'esprit ! Ne voyez-vous pas qu'il veut lutter de vitesse et de variété avec son âme ? — Il est étrangement jaloux de cette liberté et de cette ubiquité qu'il croit que possède l'esprit !...

Sans doute, l'objet unique et perpétuel de l'âme est bien ce qui n'existe pas : ce qui fut, et qui n'est plus ; ce qui sera et qui n'est pas encore ; — ce qui est possible, ce qui est impossible, — voilà bien rafi"aire de l'âme, mais non jamais, jamais, ce qui est !

Et le corps qui est ce qui est, voici qu'il ne peut plus se contenir dans l'étendue ! — Où se mettre ? — Où devenir? — Cet Un veut jouer à Tout. Il veut jouer à l'universalité de l'âme ! Il veut remédier à son identité par le nombre de ses actes ! Etant chose, il éclate en événe- ments ! — Il s'emporte ! — Et comme la pensée excitée touche à toute chose, vibre entre les temps et les instants, franchit toutes diff'érences ; et comme dans notre esprit se forment symétriquement les hypothèses, et comme les possibles s'ordonnent et sont énumérés, — ce corps s'exerce dans toutes ses parties, et se combine à lui-même, et se donne forme après forme, et il sort incessamment de soi !... Le voici enfin dans cet état comparable à la flamme, au milieu des échanges les plus actifs... On ne peut plus parler de « mouvement «... On ne distingue plus ses actes d'avac ses membres...

Cette femme qui était là, est dévorée de figures innombrables... Ce corps, dans ses éclats de vigueur, me propose une extrême pensée : de même que nous demandons à notre âme bien des choses pour lesquelles elle n'est pas faite, et que nous en exigeons qu'elle nous éclaire, qu'elle prophétise, qu'elle devine l'avenir, l'adjurant même de découvrir le

�� � 380 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dieu, — ainsi le corps qui est là, veut atteindre à une possession entière de soi-même, et à un point de gloire surnaturel... Mais il en est de lui comme de l'âme, pour laquelle le Dieu, et la sagesse, et la pro- tondeur qui lui sont demandées, ne sont et ne peuvent être que des moments, des éclairs, des fragments d'un temps étranger, des bonds désespérés hors de sa forme...

Phèdre. — Regarde, mais regarde !... Elle danse là-bas et donne aux veux ce qu'ici tu essayes de nous dire... Elle fait voir l'instant... O quels joyaux elle traverse !... Elle jette ses gestes comme des scintilla- tions !... Elle dérobe à la nature des attitudes impossibles, sous l'œil même du Temps !... Il se laisse tromper... Elle traverse impunément l'absurde... Elle est divine dans l'instable, elle en fait don à nos regards !...

Erv.kimaq.ue. — L'instant engendre la forme, et la forme fait voir l'instant.

Phèdre. — Elle fuit son ombre dans les airs !

SocR.'VTE. — Nous ne la vo\ons jamais que devant tomber...

��INTENTIONS

Intentions, qui paraît depuis le i^"^ janvier sous la direction de Pierre André-May, a publié une curieuse nouvelle de Georges Duvau : Fiançailles de Suiiinne, des contes ironiques de Maurice David, et, en guise de manifeste, quelques noms qui nous sont précieux. \oici un beau poème de Georges Chennevière :

FÊTES

Loin de la fête et des hètes cabrées, La lune attend, à la porte du ciel, La nuit promise et le sit^ne de Tombre.

-, Des lampes crues plaquent sur les visages

Un faux vernis, dont le reflet glacé Fait qu'ils ont l'air de sourire à des songes.

Foule foraine, embrasse l'encolure

Et ceins les flancs de l'aveugle monture

Dont l'clan fou nulle part ne s'achève.

Sur le poisson, la sirène et la vache, Sur le lion, le porc et le cheval, Délivre-toi du séjour et de l'heure.

�� � LES REVUES - 381

Ta bouche est ivre et se crispe au passage D'un jeune dieu qui t'invite au baiser Pour s'effacer à l'approche des lèvres.

L'horizon vibre, et les formes s'allongent Comme un filet qu'on lance sur la mer Et qui s'étale avant de retomber.

Hérisse-toi de flammes et de bruits, Sans autre amour et sans autre désir Que du présent où plongent tes naseaux.

Laisse ta chair, au souffle des musiques, Se dévêtir et fondre avec délice En un vertiç[e où ton dnw renaisse.

Ferme les yeux, et puise à cette noce,

Dont la lueur éclabousse les deux

Un bref tourment, meilleur que le plaisir.

f'irai sans toi, le long des rues désertes. Fouiller, d'un œil ébloui de silence, Le monde obscur par delà les lumicres.

��SUR MARCEL PROUST

Détachons d'un ingénieux et fin article de M. René Rous- seau : Marcel Proust et TEsthétiqiic de Vinconscient (Mercure de France, 15 janvier 1922) les passages qui suivent :

Marcel Proust s'est employé à découvrir, sous les étiquettes appli- quées aux mobiles humains, et qui les confondent sous les noms à'ava- rice, d'ambition, de vanité, de jalousie, etc., le travail préparatoire et sourd qui les explique. Il est allé au bout du problème ; parti de la solution, il en a retrouvé la donnée. Au fond des manifestations bruyantes ou méchantes de ses contemporains, il a vu le petit cinéma actif, fébrile, de leurs désirs dramatisés. Il s'est dit qu'un acte gétiér eux, égoïste, vain, déloyal, luxurieux, était considéré pour tel par une per- version naturelle du jugement et une inclination irrésistible de l'habi- tude, mais qu'il répondait avec la véracité d'une réplique aux images qui passent dans la chambre noire de notre âme. Délicatement, scrupu- leusement, avec une volupté spéciale et un peu équivoque, il a examiné ces images au microscope. Et, tout de suite, au premier examen, il a dirigé son objectif sur l'appareil de mensonges dressé au seuil de nos passions

�� � 382 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Renouant la tradition des moralistes, il a exploré les cœurs ; il a cru aux choses de l'âme, de laquelle il a décrit, expliqué les passions. Avec lui, le ton s'est élevé ; Marcel Proust a rejoint les grands connaisseurs des vicissitudes humaines dans l'étude qu'il a entreprise de l'homme. De fin, il ne s'en est pas proposé d'autre, mais il nous suffit, pour lui rendre grâces, qu'il ait rempli les vastes limites qu'il s'était tracées.

Déjà, dans la Nation du 7 décembre 1921, Ellen Fitzgerald avait présenté l'œuvre de Proust aux lecteurs américains :

Le roman de Proust n'a pas de héros, pas de personnage dominant dont la destinée captive l'attention du lecteur. Si en lisant les volumes de Proust, on ne sait pas voir un triomphe de la technique du roman, dans la iaçon impersonnelle, anonyme dont il dépeint pour ainsi dire à contre jour l'enfant, le garçon, l'adulte qui remplissent successive- ment le rôle de héros, si on ne comprend pas que la maîtrise de Proust apparaît d'autant plus grande que c'est précisément en obser- vant cette réserve envers son personnage qu'il se crée la perspective sous laquelle il étudie, analyse, projette et peint des groupes dans leur ensemble, on ignore ce qu'il y a de plus merveilleux dans son art. Dans l'œuvre de ce grand magicien il n'y a pas à proprement parler d'histoire qui se puisse raconter, mais sous sa main se cristallise un monde complexe et vaste et pourtant tout en nuances, à côté duquel le monde si multiple d'un Balzac apparaît décousu et fortuit, et celui de Jean Christophe une création très simple.

Et plus loin :

Peu à peu une philosophie se dessine à travers ce tissu de vies enchevêtrées, et, c'est étrange à dire, cette philosophie présente des analogies avec le grand motif qui inspire le roman tel que Scott, Balzac, et Henry James l'ont conçu, je veux dire que ce qu'il y a de neuf a moins de valeur que ce qu'il y a d'ancien, que l'avenir ne doit pas porter atteinte au passé. L'ancienneté est la note qui revient tou- jours dans le roman de M. Proust. C'est une œuvre dans laquelle un homme dont la vie est imprégnée de vieillesse retrace ses souvenirs. L'enfant, le garçon, le jeune homme sont vieillis par le contact avec un groupe de vieilles gens : les grands parents, et leurs familiers, et leurs domestiques

Les Français sont un peuple courageux ; ils n'ont pas peur de leurs propres émotions, et ce sont des artistes ; ils n'ont pas peur de leurs vices, et ce sont des moralistes ; ils n'ont pas peur des idées, et ce sont, dans le sens vrai du mot, des intellectuels. A chacun de ces trois points de vue, M. Proust est un vrai Français de France.

�� � LES REVUES 383

��* :

��LE THÉÂTRE DU MARAIS

M. Jules Delacre présente le théâtre du Marais, qu'il vient de fonder à Bruxelles :

Nous renions tout ce qui peut paraître tolérable à la scène et devient sottise à la lecture, tout ce qui ne révèle qu'une recttte ayant fait ses preuves par la vente, une habileté — parfois remarquable d'ailleurs — de fabrication. Blessés par un certain ton qui fait ressembler plus d'un théâtre à un mauvais lieu, excédés de cette rudimentaire psychologie, de cette sentimentalité à bon marché, ou, pis encore, de cette préten- tion à la pensée — que Jules Romains si justement appelle « un voyage en train de plaisir sur les frontières de la philosophie » — nous rejetons tout ce qui ne peut que duper un public, conscient ou non, grâce au prestige du comédien ou à cette habitude de se mal nourrir qui est dans les possibilités de l'homme. Des œuvres — nous ne voulons pas d'autre raison d'être, nous n'avons pas d'autre mot d'ordre, et nous ne rougissons point de cet élémentaire acte de foi puisqu'il met en jeu toute notre conscience, et que le fâcheux état du théâtre d'aujourd'hui nous force bien à recommencer par le commencement

Nous sommes prêts à tenir bon, à ne pas désespérer de sitôt d'un public auquel il nous faut peu à peu faire entendre que notre scène est un lieu déterminé, où règne une unité d'action.

Cette unité, si le public la comprend, peut-être l'aidera-t-elle à se refaire la sienne. Elle est aussi indispensable, et plus difficile à réaliser que la nôtre, car elle dépend à la fois des individus et du nombre. Pour y atteindre, il faut précisément, et avant tout, dépasser cette notion d'élite qui a fait échec à plus de tentatives qu'elle n'en a aidées. Il ne s'agit point d'un public d'élite, pas plus que d'un public populaire. Il s'agit d'un public tout court. Trop souvent, le souci d'une pédante et facile inteilectualité a desservi la cause du Théâtre, qui semble souffrir avant tout d'une sorte de déchéance physique. Songeant à cet admi- rable équilibre de l'âme et du corps que, sur la scène, ont su célébrer les maîtres de jadis, ranimons-le par l'hygiène du comique et du lyrisme, rappelons-nous qu'il naquit d'un bondissement divin, faisant large part à la joie, qu'il n'est point de grande époque sans un Théâtre à sa taille, et que Molière, dans son génie, pouvait à la fois enchanter sa servante et son Roi.

Aux programmes des premiers spectacles figurent des pièces de J. M. Barrie, Tristan Bernard, Maeterlinck, Jean Schlum-

�� � 384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

berger, Synge, Verhaeren, Vildrac, et, d'abord, Sganarelle ou le cocu imaginaire avec les costumes d'Yves Alix.

  • *

L'Esprit Nouveau (no 13) : Mosaïques romaines, par de Fayet.

Le Mercure de France (15 déc.-ij iév.) : La :;vne dangereuse, par

Marthe Genlis.

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MEMENTO BIBLlOGRAPHiaUE ANGLAIS

AnEnglish AnthoJogy, by Sir Henry Newboldt (Dent et Co). A History of the Great JVar, by John Buchan (Nelson). India, Old and Neiv, by Sir Valentine Chirol (Macmillan). Matthetu Maris, by Ernest Fridlander (Jonathan Cape). My Diaries 1888-1^14, by Wilfrid Scaen Blunt (Alfred KnopO- Greeh Hero Cuits and Ideas of Itiniiortality, by L. R. Varnell (The Clarendon Press, Oxford).

��CORRESPONDANCE Mon cher Rivière,

Je vous prie d'apporter une rectification à mon article du numéro de Février sur la question des relations intellectuelles franco-allemandes. L'article, paru dans la revue de M. Massis, auquel M. Ernst Robert Curtius fait allusion, dans la phrase de lui que je cite ', n'est pas, ainsi qu'il a pu le croire, de M. Massis, mais de M. Johannet. C'est donc à celui-ci que s'adresse la protestation de M. Curtius et la mienne. Je m'excuse de mon erreur auprès de vous, de vos lecteurs et de M. Massis lui-même, et compte sur votre obligeance pour m'aider à la réparer.

Croyez...

ANDRÉ GIDE

I. « Massis me fait dire que le uatioualisme français est moribond. Eh ! Je ne sais que trop que c'est le contraire qui est vrai... »

LE gérant : GASTON GALLIMARD. AU1ÎEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

�� � JAMES JOYCE

��Ce qui suit est le texte d'une conférence faite le 7 décembre dernier à la Maison des Amis des Litres, fe la donne ici telle que je l'ai rédigée, en indiquant, par des parenthèses, les passages qm la brièveté du temps dont je disposais ma obligé à sauter ou à résumer à la lecture. Telle quelle est elle peut donner de l'œuvre de fautes foyce une idée, sommaire sans doute, mais asseï exacte.

Depuis deux ou trois ans James Joyce a obtenu, parmi les gens de lettres de sa génération, une notoriété extraor- dinaire. Aucun critique ne s'est encore occupé de son œuvre et c'est à peine si la partie la plus lettrée du public anglais et américain commence à entendre parler de lui ; mais il n'y a pas d'exagération à dire que, parmi les gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi dis- cutés que peuvent l'être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Freud ou de Einstein. Là, il est pour quelques-uns le plus grand des écrivains de langue anglaise actuellement vivants, l'égal de Sv^'ift, de Sterne et de Fiel- ding, et tous ceux qui ont lu son Portrait de l'Artiste dans sa feunesse s'accordent, même lorsqu'ils sont de tendances tout opposées à celles de Joyce, pour reconnaître l'impor- tance de cet ouvrage ; tandis que ceux qui ont pu lire les fragments d' Ulysse publiés dans une revue de New- York ea 19 19 et 1920 prévoient que la renommée et l'influence de James Joyce seront considérables. Cependant, si, d'autre part, vous allez demander à un Membre de la « Société

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(américaine) pour la Suppression du Vice » : Qui est James Joyce ? vous recevrez la réponse suivante : C'est un Irlandais qui a écrit un ouvrage pornographique intitulé Ulysse que nous avons poursuivi avec succès en police cor- rectionnelle lorsqu'il paraissait dans la « Little Review » de New-York,

Il s'est en effet passé pour Joyce aux Etats-Unis ce qui s'est passé chez nous pour Flaubert et pour Baudelaire. Il y a eu plusieurs procès d'intentés contre « The Little Re- view » à propos d'Ulysse. Les débats ont été parfois drama- tiques et plus souvent comiques, mais toujours à l'honneur de la directrice de « The Little Review », Miss Margaret Anderson, qui a combattu vaillamment pour l'art méconnu et la pensée peisécutée.

Etant donné les précédents que je viens de citer (Flau- bert et Baudelaire) auxquels il convient d'ajouter celui de Walt Whitman, dont les livres ont été, en leur temps, officiellement classés comme « matière obscène » et de ce fait déclarés intransportables par l'administration des Postes aux Etats-Unis — nous ne pouvons pas hésiter un instant entre les jugements des membres de la Société pour la Sup- pression du Vice et l'opinion des lettrés qui connaissent l'œuvre de James Joyce. Il est en effet bien invraisemblable que des gens assez cultivés pour goûter un auteur aussi difficile que celui-ci, prennent un ouvrage pornographique pour un ouvrage littéraire.

Je vais maintenant essayer de décrire l'œuvre de James Joyce aussi exactement que possible, et sans chercher à en faire une étude critique : j'aurai bien assez à faire de déga- ger, ou d'essayer de dégager, pour la première fois, les gran- des lignes de cette œuvre et d'en donner une idée un peu précise (aux lecteurs pour lesquels elle n'est pas, ou pas encore, accessible, car, au moment où j'écris ces lignes, le plus récent et jusqu'ici le plus important des ouvrages de Joyce, Ulysse n'a pas encore paru en volume).

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D'abord, quelques mots sur l'auteur : l'indispensable no- tice biographique.

James Joyce est né en 1882, à Dublin, d'une très an- cienne famille, originaire en partie du sud et en par- tie de l'ouest de l'Irlande. Il est ce qu'on appelle un pur « Milésien » : Irlandais et catholique de vieille souche ; de cette Irlande qui se sent quelques affinités avec l'Espagne^ la France et l'Italie, mais pour qui l'Angleterre est un pays étranger dont rien, pas même la communauté de langue, ne la rapproche.

Il a été élevé dans un établissement d'éducation des Pères Jésuites, qui lui ont donné une solide culture classique, la même qu'ils donnaient chez nous à leurs élèves au xviir siècle : le latin enseigné comme une langue vivante, et allant de pair avec la langue nationale, etc. Ses huma- nités finies, Joyce entreprit, d'abord à l'Université de Du- blin, puis à celle de Paris, des études de médecine qu'il ne termina pas, mais qui ont certainement contribué à la for- mation de son esprit. En même temps, il étudiait, pour son propre compte et sans songer à une carrière, la philo- sophie, et en particulier la philosophie grecque et la scho- lastique. C'est ainsi que, pendant qu'il était à Paris, il pas- sait plusieurs heures chaque soir à la Bibliothèque Sainte- Geneviève, lisant Aristote et Saint Thomas d'Aquin, — alors que la Sagesse Mondaine, peut-être, aurait voulu qu'il préparât avec plus de soin son P. C. N.

Revenu en Irlande il s'y maria, et presqu'aussitôt aprèsil s'expatria, et habita successivement Zurich, Trieste, Rome, et de nouveau Trieste. Il s'était consacré à l'enseignement, sans toutefois abandonner ses études personnelles, qu'il poussa très loin dans plusieurs directions : philosophie et mathématiques surtout. En 19 15, il quitta Trieste pour Zurich et depuis 1920 il habite de nouveau, avec sa famille, Paris. Tout compte fait, c'est en Italie, ou en pays italien qu'il a vécu le plus longtemps^ (environ quatorze ans), et c'est en Italie que ses enfants sont nés.

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Comme élève des Jésuites, il serait également inexact de dire qu'il les sert ou qu'il les combat. Attitude bien diffé- rente de celle qu'ont eue ceux de nos propres écrivains du xix^ siècle qui sont sortis des établissements d'éducation des Pères ; et c'est ce qu'il ne faudra pas perdre de vue lorsqu'on voudra porter un jugement sur son œuvre. Lui-même se plaît à reconnaître que son esprit porte l'empreinte de l'éducation que les Pères Jésuites lui ont donnée et il admet qu'au point de vue intellectuel il leur doit beaucoup. Du reste, — je puis bien le dire dès à présent, — je crois que l'audace et la dureté avec lesquelles Joyce décrit et met en scène les instincts réputés les plus bas de la nature humaine lui viennent, non pas, comme l'ont dit quelques-uns des critiques de son Portrait de l'Artiste, des Naturalistes fran- çais, mais bien de l'exemple que lui ont donné les grands cassuites de la Compagnie. Quiconque se souvient de cer- tains passages des « Provinciales », et notamment de ceux où il est question de l'adultère et de la fornication, com- prendra ce que je veux dire ; et il semble bien qu'au fond, derrière James Joyce, c'est Escobar et le P. Sanchez que la Société pour la Suppression du Vice a poursuivis en police correctionnelle ! De ces grands casuistes, Joyce a la froideur intrépide, et, à l'égard des faiblesses de la chair la même absence de tout respect humain.

Comme Irlandais, James Joyce n'a pas pris effectivement parti dans le conflit qui a mis aux prises, de 19 14 à ces derniers jours, l'Angleterre et l'Irlande. Il ne sert aucun parti, et il est possible que ses livres ne plaisent à aucun et qu'il soit également désavoué par les Nationalistes et les Unionistes. Quoi qu'il en soit, il ne fait pas figure de patriote militant, et n'a rien de commun avec ces écrivains du Risorgimento qui étaient surtout les serviteurs d'une cause et se présentaient comme les citoyens d'une nation opprimée pour laquelle ils réclamaient l'autonomie, et en faveur de laquelle ils demandaient l'aide des patriotes et des révolutionnaires de tous les pays. Autant que nous en

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pouvons juger, James Joyce présente une peinture tout à lait impartiale, historique, de la situation politique de l'Ir- lande. Si, dans ses livres, les personnages anglais qu'il introduit sont traités en étrangers et quelquefois en enne- mis par ses personnages irlandais, il ne fait nulle part un portrait idéalisé de l'Irlandais. En somme, il ne plaide pas. Cependant, il faut remarquer qu'en écrivant Gens de. Dublin, Portrait de l'Artiste et Ulysse, il a fait autant que tous les héros du nationalisme irlandais pour attirer le respect des intellectuels de tous les pays vers l'Irlande. Son œuvre redonne à l'Irlande, ou plutôt donne à la Jeune Irlande, une physionomie artistique, une identité intellectuelle; elle fait pour l'Irlande ce que l'œuvre d'Ibsen a fait en son temps pour la Norv^ège, celle de Strindberg pour la Suède, celle de Nietzsche pour l'Allemagne de la fin du xix' siècle, et ce que viennent de faire les livres de Gabriel Miro et de Ramôn Gomez de la Serna pour l'Espagne contemporaine. Le fait qu'elle est écrite en anglais ne doit pas nous donner le change : l'anglais est la langue de l'Irlande moderne, comme il est la langue des États-Unis d'Amérique ; ce qui montre combien peu nationale peut être une langue litté- raire. Ecrire de nos jours en Irlandais, — ce serait comme si un auteur français contemporain écrivait en vieux fran- çais. Bref, on peut dire qu'avec l'œuvre de James Joyce, et en particulier avec cet Ulysse qui va bientôt paraître à Paris, l'Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature européenne.

Je voudrais pouvoir vous parler à' Ulysse dès mainte- nant, mais je crois qu'il vaut mieux suivre l'ordre chrono- logique, et du reste Ulysse, qui est par lui-même un livre difficile, serait presque inexplicable si on ne connaissait pas les ouvrages antérieurs de Joyce. Nous allons donc les examiner l'un après l'autre, dans l'ordre où ils ont été composés et publiés.

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��Chamber Music.

Son premier ouvrage est un recueil de trente-six poè- mes, dont aucun ne remplit plus d'une page. (Cette pla- quette parut en mai 1907. A première vue, c'étaient de petits poèmes lyriques ayant l'amour pour thème principal. Cependant les connaisseurs, et notamment Arthur Symons, virent tout de suite de quoi il s'agissait.) Ces courts poè- mes présentés modestement sous le titre de Musique de Chambre continuaient, ou plus exactement renouvelaient une grande tradition : celle de la chanson élizabéthaine. (Cet aspect de l'époque littéraire, la plus glorieuse de l'An- gleterre, nous est trop souvent caché par l'éclat et le pres- tige des dramaturges, et nous ne savons pas assez que les chansons dont Shakespeare a orné quelques unes de ses pièces sont des échantillons (et souvent des chefs-d'œuvre) d'un genre qui eut à la même époque une grande quantité d'adeptes, et quelques maîtres qui ont laissé des œuvres et des noms immortels à la fois dans l'histoire littéraire et dans l'histoire musicale de l'Angleterre : par exemple William Bj'-rd, John Dowland, Thomas Campion, Robert Jones, Bateson, Rosseter (le collaborateur de Campion), Greeves, etc.

De 1888 à 1898 plusieurs anthologies de ces chansons élizabéthaines avaient été publiées, notamment par A. H. Bullen, et les recueils de l'époque avaient paru si riches en pièces lyriques du plus haut mérite, que même les admira- teurs les plus passionnés de l'époque Shakespearienne en étaient surpris. Mais personne ne songeait sérieusement à une renaissance de ce genre. On ne pouvait guère espérer que d'habiles pastiches. Eh bien, ce que Joyce fit, dans ces trente-six poèmes, ce fut de renouveler le genre sans tom-

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ber dans le pastiche. Il obéit aux mêmes lois prosodiques que les Dowland et les Campion, et, comme eux, il chante, sous le nom d'amour, la joie de vivre, la santé, la grâce et la beauté. Et cependant il a su être moderne dans l'expres- sion comme dans le sentiment. Le succès obtenu parmi les lettrés fut grand et cette mince plaquette suffit à classer Joyce parmi les meilleurs poètes irlandais de la génération de 1900 : deux ou trois des poèmes de « Musique de Chambre » furent insérés dans « The Dublin book of Irish verse », une anthologie de la poésie irlandaise publiée à Dublin en 1909 ; et en 19 14 lorsque le groupe des Ima- gistes publia son premier recueil, une des poésies de Joyce y figurait.

Nous retrouverons le poète lyrique dans l'œuvre ulté- rieure de James Joyce, mais ce sera seulement par échap- pées et pour ainsi dire accessoirement. Il aura dépassé ce stage. D'autres aspects de la vie, d'autres formes de la pen- sée et de l'imagination l'attireront. Il prêtera, il abandon- nera son don lyrique à ses personnages : c'est ce qu'il fait par exemple dans les trois dernières pages de la quatrième partie et dans certains passages de la cinquième partie de Portrait de l'Artiste, et très souvent dans les monologues de Ulysse. Mais déjà au moment où il composait les derniers de ces poèmes, dont quelques-uns ont été mis en musique, soit par Joyce lui-même, soit par ses amis, son imagination se tournait de plus en plus vers ces autres aspects de la vie, plus graves et plus humains que les sentiments qui peuvent servir de thème à la poésie lyrique. Je veux dire qu'il se sentait de plus en plus possédé par le désir d'exprimer et de peindre des caractères, des hommes, des femmes : en somme ce que ses maîtres les Jésuites lui avaient appris à appeler des âmes.)

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II

Duhliners ' .

(Et en effet, il avait commencé à écrire des nouvelles qui devaient paraître, après bien des retards et des diffi- cultés, sous le titre de Gens de Dublin, à Londres en 19 14. je dirai quelques mots de ces difficultés.) Ce recueil se compose de quinze nouvelles qui se trouvaient achevées et prêtes à paraître dès 1907, sinon plus tôt. (La seconde, intitulée Une rencontre, traite, d'une manière parfaitement décente, et qui ne peut choquer aucun lecteur, un sujet assez délicat : en fait, elle raconte comment deux collé- giens qui font l'école buissonnière rencontrent un homme dont les allures et les discours étranges, — principalement sur les châtiments corporels et les petites intrigues amou- reuses des écoliers et des écolières — , les étonnent, puis les effraient. Dans une autre, la sixième, l'auteur met en scène deux Dublinois de position sociale indécise et de pro- fession douteuse, et qui sont en somme des confrères irlandais de notre Bubu-de-Montparnasse. Ce sont là les deux seules nouvelles du recueil dont les sujets soient de ceux que semblent ou plutôt que semblaient, jusqu'à ces dernières années, éviter les romanciers et conteurs de langue anglaise. Cependant, elles pouvaient fournir aux éditeurs un prétexte pour refuser le manuscrit. Mais à défaut de ce prétexte, les éditeurs irlandais pouvaient trouver quelques raisons plus sérieuses pour refuser de publier le livre tel qu'il était. D'abord, non seulement toute la topographie de Dublin y est exactement repro- duite ; c'est-à-dire que les rues et les places y gardent leur

1. Quelques-unes des nouvelles de Dublhurs ont été traduites en français par M^ Hélène du Pasquier et publiées dans Les Écrits Nou- veaux.

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vrai nom, mais encore les noms des commerçants n'ont pas été changés et certains notables habitants pouvaient se croire mis en scène et protester. Mais surtout,) dans la nouvelle intitulée : L'anniversaire de la mort de Parnell dans la salh du Comité- électoral, des bourgeois de Dublin, des journalistes, des agents électoraux, parlent librement de la politique, donnent leur opinion sur le problème de l'autonomie irlandaise et font quelques remarques assez peu respecteuses, ou plutôt très familières, sur la reine Victoria et sur la vie privée d'Edouard VII. C'est cela qui fit hésiter même l'éditeur le plus désireux de publier Gens de Dublin. En effet, étant données les conditions politiques de l'Irlande, les exemplaires mis en vente auraient pu être saisis et confisqués par l'autorité. Devant les hésitations de son éditeur, Joyce écrivit à Sa Majesté Georges V, sou- mettant à son appréciation les passages considérés comme dangereux. La réponse fut, par l'intermédiaire du secré- taire de S. M., qu'il était contraire à l'étiquette de la Cour que le Roi formulât une opinion sur une question de ce genre. Là-dessus l'éditeur irlandais consentit à imprimer le livre, à condition que l'auteur verserait une caution en prévision d'une action judiciaire de la part des autorités. Au reçu de cette nouvelle, Joyce, qui habitait alors Trieste, partit pour Dublin. Avec l'aide de quelques amis il réunit la caution demandée. Et enfin, le livre fut imprimé. Mais le jour où il vint prendre livraison de l'édition, l'éditeur, à sa grande surprise, lui apprit que l'édition avait été achetée, — par qui ? on ne l'a jamais su, — achetée en bloc et aussitôt après brûlée, dans l'imprimerie même, à l'exception d'un seul exemplaire, qui lui fut remis. Comme je l'ai dit. Gens de Dublin ne put paraître qu'en juin 19 14, à Londres.

(La plupart des critiques qui se sont occupés de ce livre parlent beaucoup de Flaubert, et de Maupassant, et des Naturalistes français. Et en effet il semble bien que c'est de là que Joyce est parti et non pas des romanciers anglais

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et russes qui l'ont précédé, ni des romanciers français qui ont succédé aux grands maîtres du naturalisme. Cependant avant de se prononcer sur cette question, il faudrait faire une recherche sérieuse des sources de chacune des nou- Yelles. Ce n'est^ qu'une hypothèse que je vous soumets. En tout cas, c'est avec nos naturalistes que le Joyce de ce premier ouvrage en prose a le plus d'affinités. Toutefois, il faudrait bien se garder de le considérer comme un natu- raliste attardé, comme un imitateur ou un vulgarisateur, en langue anglaise, des procédés de Flaubert, ou de Maupas- sant, ou du groupe de Médan. Ce serait aussi absurde que de voir en lui un pasticheur de Dowland et de Campion. Même l'épithète de néo-naturaliste ne lui conviendrait pas, car, alors, on serait tenté, sur une connaissance toute super- ficielle de son oeuvre, de le prendre pour un Zola ou un Huyscnans, ou encore pour un Jean Richepin aux audaces purement verbales. Car même en admettant qu'il est parti du naturalisme, on est bien obligé de reconnaître qu'il n'a pas tardé, non pas à s'affranchir de cette discipline, mais à la perfectionner et à l'assouplir à tel point que dans Ulysse on ne reconnaît plus l'influence du naturalisme et qu'on songerait plutôt à Rimbaud et à Lautréamont, que Joyce n'a pas lus.)

Le monde de Gens de Dublin est déjà le monde du Por- trait de r Artiste et d'Ulysse. C'est Dublm et ce sont des hommes et des femmes de DubHn. Leurs figures se détachent avec un grand relief sur le fond des rues, des places, du port et de la baie de Dublin. (Jamais peut-être l'atmosphère d'une ville n'a été mieux rendue, et dans cha- cune de ces nouvelles, les personnes qui connaissent Dublin retrouveront une quantité d'impressions qu'elles croyaient avoir oubliées.) Mais ce n'est pas la ville qui est le personnage principal, et le livre n'a pas d'unité : chaque nouvelle est isolée : c'est un portrait, ou un groupe., et ce sont des individualités bien marquées que Joyce se plaît à faire vivre. Nous en retrouverons du reste quelques-unes^

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^ue nous reconnaîtrons, autant à leurs paroles et à leurs traits de caractères qu'à leurs noms, dans ses livres suivants. (La dernière des quinze nouvelles est peut-être, au point ie vue technique, la plus intéressante : comme dans les autres, Joyce se conforme à la discipline naturaliste : écrire sans faire appel au public, raconter une histoire en tour- nant le dos aux auditeurs ; mais en même temps, par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu'il y a entre la préparation et le dénouement, il prélude à ses futures innovations, lorsqu'il abandonnera à peu près com- plètement la narration et lui substituera des formes inu- sitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l'ont précédé : le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu'à une forme empruntée au catéchisme : question, réponse ; question, réponse.)

��III

��A portrait of the artist as a^young inan '.

Portrait de V Artiste dans sa jeunesse parut, deux ans après^ Gens de Dublin, à New- York, les imprimeurs anglais ayant refusé de l'imprimer ; mais il avait attendu beaucoup moins longtemps et il n'avait pas rencontré les mêmes difficultés.

Dans ce livre, qui a la forme d'un roman, Joyce s'est proposé de reconstituer l'enfance et l'adolescence d'un artiste dans un milieu et des circonstances données. En même temps, le titre nous indique que c'est aussi, en un cer- tain sens, l'histoire de la jeunesse de l'artiste en général, c'^^st-à-dire de tout homme doué du tempérament artiste.

Le héros, — l'artiste — s'appelle Stephen Dedalus :

I. Une traduction française est annoncée.

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Etienne Dédale. Et ici, nous abordons une des difficultés de l'œuvre de Joyce : son symbolisme, que nous retrouverons dans Ulysse et qui sera la trame même de ce livre extraor- dinaire.

D'abord le nom de Stephen Dedalus est symbolique : son patron est S'-Etienne, le protomartyr, et son nom de famille est Dédale, le nom de l'architecte du Labyrinthe et du père d'Icare. Mais dans l'esprit de l'auteur, il a aussi deux autres noms, il est le symbole de deux autres per- sonnes. L'un de ces noms est James Joyce. L'enfance et l'adolescence de Stephen Dedalus sont évidemment l'en- fance et l'adolescence de James Joyce : c'est son milieu, ses souvenirs de famille, ses études chez les Jésuites. Même, les armoiries de Stephen Dedalus sont les armoi- ries de la famille Jo5'ce. Et à la fin Stephen part pour conti- nuer ses études à Paris, exactement comme le fit Joyce lui-même. Mais il est aussi — nous le verrons dans Ulysse — Télémaque, l'homme dont le nom grec signifie Loin-de-la-Guerre, l'artiste qui reste à l'écart de la mêlée des intérêts et des appétits qui mènent les hommes d'action ; l'homme de science et l'homme de rêve qui reste sur la défensive, toutes ses forces absor- bées par la tâche de connaître, de comprendre et d'ex- primer.

Ainsi le héros de ce roman est à la fois un personnage symbolique et un personnage réel, comme le seront tous les personnages à' Ulysse. C'est du reste la seule apparition que tait le symbolisme dans Portrait de F Artiste. Tout le reste est purement historique, et le plan du livre est fondé sur l'ordre chronologique. Autour du héros, nous rencon- trons une foule de personnages très réellement vivants et humains : des enfants, des prêtres, des « Gens de Dublin », des étudiants, tous présentés avec un relief saisissant et une netteté extraordinaire. Il n'y a pas d'à peu près, pas de profils perdus dans les livres de Joyce : on peut faire le tour de ses personnages ; rien n'est en trompe-l'œil. Les

�� � JAiMES JOYCE 397

livres de Joyce sont grouillants, animés, sans truquage, sans morceaux de bravoure.

Les critiques anglais qui se sont occupés du Pm-trait de V Ar- tiste ont encore une fois parlé de naturalisme, et de réalisa- tion à peu près comme s'il se fût agi de tel ou tel roman de Mirbeau. Ce n'était pas cela. Ils auraient pu tout aussi bien, ou aussi mal, parler de Samuel Butler. En effet, et j'en parlais l'autre jour avec une amie qui était arrivée à la même con- clusion que moi, il y a certaines ressemblances fortuites, commandées par la situation et par le génie des deux écri- vains, entre la crise religieuse d'Ernest Pontifex et celle de Stephen Dedalus ; comme aussi entre les longs mono- logues de Christina et la forme du monologue intérieur qui' tient tant de place chez Joyce. Mais c'est tout au plus si on peut considérer Butler comme le précurseur de Joyce sur ces points-là.

Non, ces critiques se sont fourvoyés. A partir du Portrait de ï- Artiste, Joyce est lui-même et rien que lui- même.

Ils se sont trompés aussi ceux qui n'ont voulu voir dans ce livre qu'une autobiographie : « l'auteur qui, sous un nom supposé, etc.. » Ce n'est pas cela. Joyce a tiré Stephen Dedalus de lui-même, mais en même temps, il Ta créé. Autant dire alors, que Raskholnikoff, c'est Dos- toïewski.

Le succès de ce livre a été grand, et c'est à partir de sa publication que Joyce a été connu des lettrés. C'a été un succès de scandale. Les critiques, pour la plupart anglais et protestants, ont été choqués par la franchise et l'absence de respect humain dont témoignaient ces « confessions » (toujours l'autobiographie). Quelqu'un a même écrit que c'était un livre « extraordinairement mal élevé ». Il est certain qu'en pays catholique, le ton de la presse aurait été bien différent. Nous avons eu en France, dans ces dix der- nières années, plusieurs romans dans lesquels un collégien se débat entre ses croyances ou ses habitudes religieuses et

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les exigences de ses sens qui le poussent à des visites fur- tives aux maisons closes. En fait, le meilleur article de critique consacré au Portrait de l'Artiste fut celui de la « Dublin Review », une des grandes revues du monde catholique, rédigée ou du moins inspirée par des prêtres.

(Le style du Portrait est en grand progrès sur celui de Gens de Dublin. Le monologue intérieur et la conversation se substituent de plus en plus à la narration. Nous sommes de plus en plus fréquemment transportés au sein de la pensée des personnages : nous voyons ces pensées se for- mer, nous les suivons, nous assistons à l'arrivée des sensa- tions à la conscience et c'est par ce que pense le personnage que nous apprenons qui il est, ce qu'il fait, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. Le nombre des images, des analogies et des symboles augmente. Sur la page où le collégien résout son problème, les équations se développent comme des constellations et puis se résolvent comme une poussière d'étoiles qui. tombent à travers l'infini. Nous ne sommes pas prévenus, nous ne sommes pas préparés; les choses ne nous sont pas racontées ; elles arrivent ; elles nous arrivent. Et déjà les symboles apparaissent : tout le symbolisme de l'Eglise. Les différentes significations de chaque objet employé dans le culte, de chaque geste fait par le prêtre, sans parler des préfigurations, des prophéties et des concordances. Comme dans les Bestiaires mystiques, comme dans le Livre de Kells et dans la statuaire des cathédrales, les figures symboliques et la figuration des péchés avec toutes les représentations obscènes qui, évi- demment, ne choquaient pas les Chrétiens de ces siècles, qui nous apparaissent comme des époques de grande fer- veur religieuse. Tout cela, du reste, s'applique encore mieux à Ulysse qu'au Portrait de V Artiste.)

Je laisse de côté, à mon grand regret, mais encore une fois notre temps est limité, le beau drame publié en 1918, et intitulé Exilés', et je passe à Ulysse.

I . Exilés n'est pas un hors-d'œuvre dans l'ensemble de la production

�� � JAMES JOYCE - 399

IV

Ulysses.

Le lecteur qui, sans avoir l'Odyssée bien présente à l'es- prit, aboide ce livre, se trouve assez dérouté. Je suppose, naturellement, qu'il s'agit d'un lecteur lettré, capable de lire sans en rien perdre des auteurs comme Rabelais, Mon- taigne et Descartes ; car un lecteur non lettré ou à demi- lettré abandonnerait Ulysse au bout de trois pages. Je dis qu'il est d'abord dérouté ; et en effet, il tombe au milieu d'une conversation qui lui paraît incohérente, entre des personnages qu'il ne distingue pas, dans un lieu qui n'est ni nommé, ni décrit, et c'est par cette conversation qu'il doit apprendre peu à peu où il est et qui sont les interlo- cuteurs. Et puis, voici un livre qui a pour titre Ulysse, et aucun des personnages ne porte ce nom, et même le nom d'Ulysse n'y apparaît que quatre fois. Enfin, il commence à voir un peu clair. Incidemment, il apprendra qu'il est à Dublin. Il reconnaît le héros du Portrait de l'Artiste, Stephen Dedalus, revenu de Paris et vivant parmi les intellectuels de la capitale irlandaise. Il va le suivre pendant trois cha- pitres, le verra agir, l'écoutera penser. C'est le matin, et de huit heures à onze heures, le lecteur suit Stephen Deda- lus ; puis au quatrième chapitre, il fait la connaissance d'un certain Léopold Bloom qu'il va suivre pas à pas toute la journée et une partie de la nuit, c'est-à-dire pendant les quinze chapitres qui, avec les trois premiers, constituent le livre entier, environ 800 pages. Ainsi, cet énorme livre raconte une seule journée ou, plus exactement, commence à huit heures du matin et finit dans la nuit, vers trois heures.

de James Joyce, et c'est beaucoup plus que l'essai honorable, dans le drame, d'un romancier et d'un poète : c'est un monument important du Théâtre irlandais.

�� � 400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Donc, le lecteur va suivre Bloom à travers sa longue journée ; car même si, à une première lecture, beaucoup de choses lui échappent, assez d'autres le frappent pour que sa curiosité et son intérêt demeurent constamment en éveil. Il s'aperçoit qu'avec l'entrée en scène de Bloom, l'action reprend à huit heures du matin, et que les trois premiers chapitres de la marche de Bloom à travers sa journée, coïncident dans le temps avec les trois premiers chapitres du livre, ceux au cours desquels il a suivi Stephen Dedalus. C'est ainsi qu'un nuage, que Stephen a vu du haut de la tour à neuf heures moins le quart, par exemple, est vu, soixante ou quatre-vingt pages plus loin, mais à la même minute, par Léopold Bloom qui traverse une rue.

J'ai dit qu'on suit Bloom pas à pas ; et en effet, on le prend dès son lever, on l'accompagne de la chambre où il vient de laisser sa femme Molly encore mal éveillée, jusqu'à la cuisine, puis dans l'antichambre, puis aux cabinets où il lit un vieux journal et fait des projets littéraires tout en se soulageant ; puis chez le boucher où il achète des rognons pour son petit déjeuner, et en revenant il s'excite sur les hanches d'une servante. Le voici de nouveau dans sa cuisine où il met les rognons dans une poêle et la poêle sur le feu ; puis il monte rejoindre sa femme à laquelle il porte son déjeuner ; il s'attarde à lui parler ; une odeur de viande qui brûle ; il redescend précipitamment à la cuisine ; et ainsi de suite. De nouveau dans la rue ; au bain ; à un enterrement; à la salle de rédaction d'un journal ; au restaurant où il déjeune ; à la bibliothèque publique ; dans le bar d'un hôtel où un concert est donné ; sur la plage ; dans une Maternité où il va prendre des nouvelles d'une amie et où il rencontre des camarades; au quartier de la prostitution et dans un bordel où il reste très longtemps, perd le peu de dignité qui pouvait lui rester, sombre dans un morne délire provoqué par l'alcool et la fatigue, et enfm, sort accompagné de Stephen Dedalus qu'il a retrouvé et avec qui il va passer les deux dernières heures de sa journce, c'est-à-dire le seizième et le

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dix-sepdème chapitres du livre, le dernier étant rempli par le long monologue intérieur de sa femme qu'il a réveillée en se couchant près d'elle.

Tout cela, je vous l'ai dit, ne nous est pas raconté, et le livre n'est pas que l'histoire détaillée de la journée de Stephen et de Bloom dans Dublin. Il contient un grand nombre d'autres choses, personnages, incidents, descriptions, con- versations, visions. Mais pour nous, lecteurs, Bloom et Stephen sont comme les véhicules dans lesquels nous passons à travers le livre. Installés dans l'intimité de leur pensée, et quelquefois dans la pensée des autres person- nages, nous voyons à travers leurs yeux et entendons à travers leurs oreilles ce qui se passe et ce qui se dit autour d'eux. Ainsi, dans ce livre, tous les éléments se fondent constamment les uns dans les autres, et l'illusion de la vie, de la chose en train d'avoir lieu, est complète, et le mou- vement est partout.

Mais le lecteur lettré que j'ai supposé ne se laisserait pas continuellement entraîner par ce mouvement. Ayant l'habi- tude de lire et une longue expérience des livres, il voudrait voir comment et de quoi est fait ce qu'il lit. Il analyserait Ulysse tout en continuant à le lire. Et voici quel serait, sans doute, après une première lecture, le résultat de cette analyse. Il dira : en somme, c'est encore une fois le monde de Gens de Dublin et les dix-huit parties d'Ulysse peuvent, provisoirement, s'assimiler à dix-huit nouvelles ayant pour sujets différents aspects de la vie de la capitale irlandaise. Toutefois, chacune de ces dix-huit parties diffère de l'une quelconque des quinze nouvelles de Gens de Dubliu par beaucoup de points, et en particulier : par son étendue, par la forme dans laquelle elle est écrite, et la qualité des personnages qu'elle met en scène : ainsi, les gens qui lont figure de personnages principaux dans chacune des nou- velles de Gens de Dublin ne seraient dans Ulysse que des comparses, de petites gens, ou, ce qui revient au même, >des gens vus de l'extérieur par l'écrivain. Ici, dans Ulysse,

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�� � 402 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ceux qui sont au premier plan sont tous, littérairement parlant, des Princes, des personnages sortis de la vie profonde de l'écrivain, faits avec son expérience et sa sensibilité et auxquels il prête son intelligence, son émo- tion et son lyrisme. Les conversations ne sont plus seule- ment typiques d'individus appartenant à telle ou telle classe sociale : certaines constituent de véritables essais philoso- phiques, théologiques, de critique littéraire, de satire poli- tique, d'histoire. Des théories scientifiques y sont exposées ou discutées. Or, ces morceaux que nous pourrions consi- dérer comme des digressions ou plutôt comme des pièces rapportées, des essais composés en dehors du livre et arti- ficiellement insérés dans chacune des « Nouvelles » sont si bien adaptés à l'action, au mouvement et à l'atmosphère des différentes parties où ils figurent, que nous sommes obligés de reconnaître qu'ils appartiennent au livre, au même titre que les personnages dans la bouche ou dans la pensée desquels ils ont été mis. Mais déjà même, nous ne pouvons plus considérer ces dix-huit parties comme des nouvelles isolées : Bloom, Srephen, et quelques autres personnages en restent, tantôt ensemble, tantôt séparément, les figures principales, et l'histoire, le drame et la comédie de leur journée se poursuit à travers elles. Il faut le recon- naître : bien que chacune de ces dix-huit parties ditfère de toutes les autres par la forme et le langage, elles forment cependant un tout organisé, un livre.

Et en même temps que nous arrivons à cette conclusion, toutes sortes de concordances, d'analogies et de correspon- dances entre ces différentes paities nous apparaissent, comme la nuit lorsqu'on regarde un peu de temps le ciel, le nombre des étoiles visibles paraît augmenter. Nous commençons à découvrir et à pressentir des symboles, un dessein, un plan, derrière ce qui nous paraissait d'abord une masse brillante mais confuse de notations, de paroles, de faits, de pensées profondes, de cocasseries, d'imnges splen- dides, d'absurdités, de situations comiques ou dramatiques.

�� � JAMES JOYCE 403

et nous comprenons que nous sommes en présence d'un livre beaucoup plus compliqué que nous n'avions cru, que tout ce qui paraissait arbitraire et parfois extravagant, est en réalité voulu et prémédité, et enfin, que nous sommes peut-être en présence d'un livre à clé.

Mais alors, où est la clé ? Eh bien, elle est, si j'ose dire, sur la porte, ou plutôt sur la couverture : c'est le titre : « Ulysse ».

Se pourrait-il donc que ce Léopold Bloom, ce personnage que l'auteur traite avec si peu de ménagements, qu'il nous montre dans toutes sortes de postures ridicules ou humi- liantes fût le fils de Laerte, le subtil Ulysse ?

Nous le verrons tout à l'heure. En attendant, je reviens à ce lecteur non lettré qui a été rebuté dès les premières pages du livre, trop difficile pour lui, et je suppose qu'après lui avoir lu quelques passages pris dans différents épisodes, on lui dise : « Vous savez, Stephen Dedalus est Télémaque, et Bloom est Ulysse ». Il croira, cette fois, qu'il a compris : l'œuvre de Joyce ne lui paraîtra plus ni rebutante, ni cho- quante; il dira : « Je vois : c'est une parodie de l'Odyssée. » Et, en effet, pour lui l'Odyssée est une grande machine solennelle, et Ulysse et Télémaque sont des héros, des hommes de marbre inventés par la froide antiquité pour servir de modèles moraux et de sujets de dissertations sco- laires. Ce sont pour lui des personnages solennels et ennuyeux, inhumains, et il ne peut s'intéresser à eux que si on le fait rire à leurs dépens, — c'est-à-dire, en somme, quand on leur donne un peu de cette humanité dont W- croit, de bonne foi, qu'ils manquent.

Or, il y a des chances pour que le lecteur lettré n'ait pas une opinion bien différente de celle-là sur l'Odyssée. Il est resté sous l'impression qu'il en a reçu au collège : une impression d'ennui ; et comme il a oublié le grec, s'il a jamais été capable de le lire couramment, il lui est à peu près impossible de vérifier par la suite si cette impression était juste. La seule différence qui le sépare du lecteur non

�� � 404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lettré c'est que pour lui l'Odyssée est, non pas solennelle et pompeuse, mais simplement sans intérêt, et par consé- quent il n'aura pas la naïveté de rire quand il la verra tra- vestie : la parodie l'ennuiera autant que l'œuvre elle-même. Combien de lettrés sont dans ce cas, même parmi ceux qui pourraient lire l'Odyssée dans le texte ! Pour d'autres, elle sera une étude de grand luxe, surtout philologique, histo- rique et ethnographique, une spécialisation, une très noble manie, et ils ne sentiront qu'accidentellement la beauté de tel ou tel passage. Quant aux créateurs, aux poètes, ils n'ont pas le temps d'examiner la question et préfèrent la considérer comme réglée. L'Antiquité, l'Athènes intellec- tuelle, est trop loin et le voyage coûte trop cher et ils sont trop occupés pour y aller. Du reste, sa civilisation ne leur a-t-elle pas été transmise par héritage, de poète en poète, jusqu'à eux ? Pourtant, eux seuls pourraient comprendre les paroles de leur ancêtre commun. Certains finissent cependant par faire le voyage^ mais ils s'y prennent trop tard, à une époque de leur vie où la puissance créatrice est éteinte en eux. Ils ne peuvent plus qu'admirer et parler aux autres de leur admiration ; quelques-uns essaient de la faire partager et de la justifier, et alors ils consument leurs dernières années à faire une traduction, généralement mauvaise, et toujours insuffisante ' , de l'Iliade et de l'Odyssée.

Le grand bonheur, la chance extraordinaire de James Joyce, c'a été de faire le voyage à l'époque où la puissance créatrice commençait à s'éveiller en lui.

Encore enfant, chez les Pères, il s'était senti attiré vers Ulysse, tout juste entrevu dans une traduction de l'Odyssée, et un jour que le professeur avait proposé à toute la classe ce thème : Quel est votre héros préféré ? tandis que ses camarades répondaient en citant les noms des différents héros nationaux de l'Irlande ou de grands hommes tels que Saint François d'Assise, Galilée ou Napoléon, il avait

I. En disant cela, je songeais à S. Butler, anssi bien qu'à V. Alfieri.

�� � JAMES JOYCE 405

répondu : Ulysse, — réponse qui n'avait que médiocrement plu au professeur qui, bon humaniste et connaissant assez bien le héros d'Homère, devait le juger défavorablement. Ce choix d'Ulysse pour héros favori ne fut pas chez Joyce un caprice d'enfant. Il resta fidèle au fils de Laerte, et au cours de son adolescence il lut et relut l'Odyssée, non pas pour l'amour du grec ou parce que la poésie d'Homère l'attirait alors particulièrement, mais pour l'amour d'Ulysse. Le travail de création dut commencer dès cette époque-là. Joyce tira Ulysse hors du texte et surtout hors des énormes remparts que la critique et l'érudition ont élevés autour de ce texte, et au lieu de chercher à le rejoindre dans le temps, à remonter jusqu'à lui, il fit de lui son contemporain, son compagnon idéal, son père spirituel.

Quelle est donc, dans l'Odyssée, la figure morale d'Ulysse ? Il me serait impossible de répondre à cette ques- tion, mais des gens compétents l'ont étudiée et il existe plusieurs études sur ce sujet. Je prends celle d'Emile Gebhart, qui a le mérite d'être courte et dont la conclusion est précise. En voici les points principaux : « Homo est », il est homme : « Ithacae, matris, nati, patris sociorumque amans » : il est attaché à son pays, à sa femme, à son fils, à son père et à ses amis ; « Misericordia benèvolentiaque insignis » : il est sensible aux peines des autres et d'une grande bonté... Mais, poursuit notre auteur : « Humanam fragilitatem non effugit » : il n'est pas exempt des faiblesses humaines. Léopold Bloom non plus, nous l'avons bien vu. « Mortem scilicet reformidat » : en eflfet, il craint la mort ; « ac diutius in insula Circes moratur » : et il reste trop longtemps dans l'île de Circé ; oui, — comme Bloom au bordel.

Il est homme, et le plus complètement humain de tous les héros du cycle épique, et c'est ce caractère qui lui a valu d'abord la sympathie du collégien ; puis peu à peu, en le rapprochant toujours davantage de lui-même, le poète adolescent a recréé cette humanité, ce caractère humain.

�� � 406 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

comique et pathétique de son héros. Et en le recréant, il l'a placé dans les conditions d'existence qu'il avait sous les yeux, qui étaient les siennes : à Dublin, de nos jours, dans la complication de la vie moderne, et au milieu des croyan- ces, des connaissances et des problèmes de notre temps.

Du moment qu'il recréait Ulysse, il devait, logiquement, recréer tous les personnages qui, dans l'Odyssée, tiennent de près ou de loin à Ulysse. De là à recréer une Odyssée à leur niveau, une Odyssée moderne, il n'y avait qu'un pas à franchir.

Et de là le plan du poème. Dans l'Odyssée, Ulysse n'ap- paraît qu'au chant V. Dans les quatre premiers, il est ques- tion de lui, m.ais le personnage qui est en scène est Télé- maque ; c'est la partie de l'Odyssée qu'on appelle la Télémachie : elle décrit la situation presque désespérée dans laquelle les Prétendants mettent l'héritier du Roi d'Ithaque, et le départ de Télémaque pour Lacédemone, où il espère avoir des nouvelles de son père. Donc, dans Ulysse les trois premiers épisodes correspondent à la Télé- machie : Stephen Dedalus, le fils spirituel d'Ulysse et son héritier, est constamment en scène.

Du chant V au chant XIII se déroulent les aventures d'Ulysse. Joyce en distingue douze principales, et c'est à elles que correspondent les douze chapitres ou épisodes centraux de son livre. Les derniers chants de l'Odyssée racontent le retour d'Ul)'^sse à Ithaque et toutes les péripé- ties qui aboutissent au massacre des Prétendants et à sa reconnaissance par Pénélope. A cette partie de l'Odyssée, qu'on appelle le Retour, Nôo-tos, correspondent, dans Ulysse, les trois derniers épisodes qui, dans Ulysse même, font pendant aux trois épisodes de la Télémachie.

Voilà les grandes lignes du plan qu'on peut représenter graphiquement de la façon suivante : en haut, trois pan- neaux : la Télémachie ; au-dessous, les Douze Episodes ; et, en bas, les trois épisodes du Retour. En tout : dix-huit pan- neaux, — les dix-huit nouvelles.

�� � JAMES JOYCE ' 407

A partir de là, sans perdre complètement de vue l'Odys- sée, Joyce trace un plan particulier à l'intérieur de chacun de ses dix-huit panneaux, ou épisodes.

Ainsi chaque épisode traitera d'une science ou d'un art particulier, contiendra un symbole particulier, représentera un organe donné du corps humain, aura sa couleur parti- culière (comme dans la liturgie catholique), aura sa tech- nique propre, et en temps qu'épisode, correspondra à une des heures de la journée.

Ce n'est pas tout, et dans chacun des panneaux ainsi divisés, l'auteur inscrit de nouveaux symboles plus particu- liers, des correspondances.

Pour être plus clair, prenons un exemple : l'épisode IV des aventures. Son titre est Eole : le lieu où il se passe est la salle de rédaction d'un journal ; l'heure à laquelle il a lieu est midi ; l'organe auquel il correspond : le poumon ; l'art dont il traite : la rhétorique ; ses couleurs : le rouge : sa figure symbolique : le rédacteur en chef; sa tech- nique : l'enthymème ; ses correspondances : un person- nage qui correspond à l'Eole d'Homère ; l'inceste comparé au journalisme ; l'île flottante d'Eole : la presse ; le person- nage nommé Dignam, mort subitement trois jours avant et à l'enterrement duquel Léopold Bloom est allé, (ce qui consti- tue l'épisode de la descente au Hadès) : Elpénor.

Naturellement, ce plan si détaillé, ces dix-huit grands panneaux tout quadrillés, cette trame serrée, Joyce l'a tracée pour lui et non pour le lecteur ; aucun titre ni sous- titre ne nous le révèle. C'est à nous, si nous voulons nous en donner la peine, de le retrouver.

Sur cette trame, ou plutôt dans les casiers ainsi préparés, Joyce a distribué peu à peu son texte. C'est un véritable travail de mosaïque. J'ai vu ses brouillons. Ils sont entière- ment composés de phrases en abrégé barrées de traits de crayon de différentes couleurs. Ce sont des annotations destinées à lui rappeler des phrases entières, et les traits de crayon indiquent, selon leur couleur, que la phrase rayée

�� � 408 • LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

a été placée dans tel ou tel épisode. Cela fait penser aux boîtes de petits cubes colorés des mosaïstes.

Ce plan, qui ne se distingue pas du livre, qui en est la trame, en constitue un des aspects les plus curieux et les plus absorbants, car on ne peut pas manquer, si on lit Ulysse attentivement, de le découvrir peu à peu. Mais, quand on songe à sa rigidité et à la discipline à laquelle l'auteur s'est soumis, on se demande comment a pu sortir, de ce formidable travail d'agencement, une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine.

Evidemment, cela vient de ce fait que l'auteur n'a jamais perdu de vue l'humanité de ses personnages, tout ce mélange de qualités et de défauts, de bassesse et de grandeur dont ils sont faits : l'homme, la créature de chair, parcourant sa petite journée. Mais c'est ce qu'on verra en lisant Ulysse.

Entre tous les points particuHers que je devrais peut-être et que je n'ai pas l'espace de traiter ici, il y en a deux sur lesquels il est indispensable de dire quelques mots. Le premier de ces points, c'est le caractère prétendu licencieux de certains passages d' Ulysse, ces passages qui ont provo- qué, aux États-Unis, l'intervention de la Société pour la Suppression du Vice. Le mot licencieux ne leur convient pas ; il est à la fois vague et faible ; c'est obscènes qu'il fau- drait dire. Joyce a voulu, dans Ulysse, représenter l'homme moral, intellectuel et physiologique dans son intégrité, et pour cela, il était forcé de faire entrer en ligne de compte, dans le domaine moral, l'instinct sexuel et ses diverses manifestations et perversions, et dans le domaine physiolo- gique, les organes de la reproduction et leurs fonctions. Pas plus que les grands casuistes, il n'hésite à traiter ce sujet, et il le traite en anglais de la même manière qu'ils l'ont fait en latin, sans aucun égard pour les conventions et les scrupules des laïcs. Son intention n'est ni grivoise ni sensuelle ; il décrit et représente, simplement ; et dans son livre, les manifestations de l'instinct sexuel ne tiennent ni plus ni moins de place, et n'ont ni plus ni moins d'im-

�� � JAMES JOYCE 409

portance, que la pitié par exemple ou la curiosité scienti- fique. C'est surtout, naturellement, dans les monologues intérieurs des personnages et non dans leurs conversations que l'instinct sexuel et la rêverie erotique apparaissent : par exemple, dans le grand monologue intérieur de Pénélope, c'est-à-dire de la femme de Bloom, qui est aussi le symbole de Gè, la Terre. Dans ce morceau qui n'est pas un de ceux qui contiennent le plus de passages obscènes, les expressions toujours très crues, que les traducteurs français, sous le contrôle de l'auteur, ont choisies, correspondent très exacte- ment à celles du texte. La langue anglaise est très riche en mots et en expressions obscènes, et l'auteur d'Ulysse a puisé largement et hardiment dans ce vocabulaire.

L'autre point est celui-ci : pourquoi Bloom est-il juif ? C'est pour des raisons de symbolique, de mystique et d'ethnographie que je n'ai pas le temps d'indiquer ici, mais qui apparaîtront clairement aux lecteurs d'Ulysse. Ce que je peux dire, c'est que si Joyce a fait de son héros préféré, du père spirituel de ce Stephen Dedalus qui est un autre lui-même, un Juif, ce n'est évidemment pas par antisémitisme.

VALERY LARBAUD

Note. — Depuis que cette conférence a été faite, Ulysses (le texte anglais, naturellement) a paru, édité par la maison (f Shakespeare and C° » (sous la direction de Miss Sylvia Beach) 12 rue de l'Odéon, Paris (VP). L'édition, à tirage limité, et presque entièrement souscrite d'avance, a com- mencé à sortir le 2 Février 1922.

V. L.

�� � LE JARDIN

��A Jean-Richard Blogh.

��C'étaient deux gars du Nord Qui arrivaient à pied, de che:( eux. Et allaient s'embaucher, je ne sais où. Beaucoup plus loin qiiici.

C'est chei la mère Hilaire Que ces deux gars du Nord Entrèrent au crépuscule Pour dîner et dormir.

— « y a-t-il pas moyen, la patronne, Y a-t-il pas moyen d'avoir,

ly avoir de la salade?

Quelques brins de salade

Ça nous ferait bien plaisir. »

— « Je veux bien mes enfants,

Mais — sans vous commander : — qu'un de vous

Aille choisir lui-même :

Au fond de mon jardin

Qu'est tout à l'abandon.

Qu'est un jardin de vieille,

Il y a peut-être encore deux ou trois chicorées. »

�� � LE JARDIN 411

Celui qui se leva aussitôt

Et qui tout en mangeant dit : J'y vais.

C'était Ch'tiot Cottineau

Des pays dévastés.

Et c'est la nuit tombante Et voilà brusquement Voilà CFtiot Cottineau Au milieu du silence Au milieu du jardin.

��*

  • *

��C'est un endroit à part du monde, Clos par les murs et la maison ; Tous les arbustes et les plantes Et la terre nue et les pierres Y regardent celui qui vient.

C'est un jardin comme tous les jardins Qui sont derrière les maisons de villages Ch'tiot Cottineau en avait un Dont le fléau na pas laissé trace ; Un tout pareil à celui-ci.

Un tout pareil avec sa ingne En espalier sur le mur gris, Sa tonnelle de clématites. Son puits fleuri de pissenlits.

Un tout pareil avec ses buis fidèles Bordant ses deux allées en croix Et son prunier qui dressait la tête Et son pommier qui tordait ses bras ;

�� � 412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un tout pareil an crépuscule ; Et voici, pour qu'une voix parle Au cœur crispé qui se rappelle. Que le cri apeuré d'un merle Ricoche sur l'air immobile.

— Cljtiol Coitineau, vois ton jardin ! Vois-le déchu et délaissé :

Le chiendent mange les fraisiers La bêche rouillée gît dans l'herbe.

Vois, r oseille est montée à graine Ce carré inculte est plein de chardons Les rames des pois de l'année dernière Sont restées au sol comme un buisson tnort.

Et Ch'tiot Cottineau, tour à tour Va, tombe en arrêt, regarde et rêve. Mais qui vient vers lui ? La mère Hilaire : C'est pour lui montrer l'endroit des salades.

  • *

— « Vous ave:{ là du plan, la patronne, Du plan qui va se perdre.

Si vous vouliez demain m'éveiller Une heure avant les autres. Je vous retournerais ce carré Rien que pour le plaisir.

Rien que pour le plaisir

De dérouiller la bêche ;

Rien que pour le plaisir

De faire — de vous faire —

Une belle planche de laitues

Connue il y en avait tout l'été

Chei moi dans mon jardin qui n'est plus,

En pays dévasté. »

�� � LE JARDIN 4^3

— c( Cest bien aimable à vous, mmi garçon, Je vous éveillerai donc / Mais si vous vous trouve^ bien au lit. Au lit vous restere^. »

��Les vieux ne sont pas si matinaux Que jeunesse en voyage : Qui réveilla Ch'tiot Cottinean ? Ce fut son camarade ;

Son camarade qui lui dit : — « Viens, marchons à la fraîche Et après sauper s'il fait chaud Nous pourrons faire la sieste. »

Ce fut seulement sur la route Alors que les deux gars sifflaient Loin du village et de l'auberge, Que Ch'tiot Cotlineau se souiint Des salades et du jardin.

Il ne dit rien, n et ajit pas parlant.

Mais il s'arrêta brusquement

De siffler l'air du Ch'tiot Quin-quin.

Et jusque vers les dix-on:^e heures. Où il but un coup de vin frais Au soleil et devant la plaine, Ch'tiot Cottineau eut l'âme en peine

��Et du regret.

��CHARLES VILDRAC

�� � POEME

��// naissait un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit des baies amer es dans nos mains. Etranger. Qui passait. Et voici quHl est bruit d^ autres provinces à mon gré... « Je vous salue, ma fille y sous le plus grand des arbres de Vannée. »

��#

��Car le Soleil entre au Lion et V Etranger a mis son doigt dans la bouche des morts. Etran- ger. Qui riait. Et nous parle d^une herbe. Ah ! tant de souffles aux provinces ! Qu'il est d'ai- sance da?is nos voies ! que la trompette m'est dé- Uce et la plume savante au scandale de l'aile ! ... <( Mon âme, grande fille, vous aviez vos façons qui ne sont pas les nôtres. »

�� � POÈME 4^^

// naquit un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit ces baies amer es dans nos mains. Etranger. Qui passait. Et voici d'un grand bruit dans un arbre de bronze. Bitume et roses, don du chant ! tonnerre et flûtes dans les chambres ! Ah ! tant d'aisance dans nos voies, ha ! tant d'histoires à Vannée^ et T Etranger à ses façons par les chemins de toute la terre!... « Je vous salue, ma fille ^ sous la plus belle robe de Vannée. »

��* * *

�� � LE CAMARADE INFIDÈLE

��Première Partie

��I

��Le silence qui dure depuis quelques secondes, Clymène sait qu'il faut le mettre à profit, sous peine de ne plus trouver, jamais peut-être, de chemin vers l'objet qui la préoccupe. Elle n'entend plus la mer déferler sous les murs de la villa ; la branche de vigne vierge a cessé de se balan- cer dans l'ouverture de la fenêtre ; les mouches même ne volent plus dans le salon.

— Mon oncle, je voudrais vous poser une question,

La pipe ne quitte pas les dents qui la tiennent, mais un regard, qui déjà se durcit un peu, signifie qu'on écoute.

— La veille de l'attaque du i6 juin... Elle est interrompue aussitôt :

— Mon enfant, tu manques à nos conventions. Il était décidé que nous n'en parlerions plus.

Elle a l'audace que donne une grande timidité et pour- suit, comme si elle n'avait pas entendu :

— Quand, la veille du i6 juin, vous avez donné l'ordre

d'attaquer. . .

— Non pas donné : transmis. Un simple brigadier reçoit de l'État-Major de l'armée un plan qu'il se contente d'exé- cuter. Non, Clymène, je ne parlerai plus. Tu te plais à te

�� � LE CAMARADE INFIDELE 4I7

faire du mal en ne cessant de revenir sur des événements dont tu connais tout ce qu'on peut savoir.

— Je me fais beaucoup plus de mal en cherchant à me représenter tant de circonstances qui m'échappent. Ne comprenez-vous pas tout ce que l'imagination peut ajouter de cruel à la réalité ?

Il a posé les deux mains sur les accotoirs de son fauteuil, comme s'il allait se lever ; mais elle s'écrie, les joues brû- lantes :

— Vous devenez très lâche quand vous croyez voir poindre, de si loin que ce soit, quelque chose qui pourrait conduire à de l'attendrissement. Soyez juste pourtant : je ne vous ai jamais fatigué de mes larmes.

Tant de fermeté luit dans le regard de sa nièce, qu'il laisse retomber son grand corps avec un grognement de protestation :

— Il y a une espèce de piété, dit-il, à ne pas parler vai- nement de ce que les morts ont souffert.

Elle riposte avec douceur :

— Si du moins nous comprenions ce qui s'est passé ^ans le cœur des survivants, ce serait déjà quelque chose, car ils ont eu part à la même action. Mais ils sont presque aussi fermés pour nous que les disparus.

Le général de Pontaubault n'est pas de ceux que l'on mène aisément où ils ne veulent pas, et il apporte à se dérober une grâce où il se sait maître :

— Crois-tu qu'avec sa conscience chargée de peccadilles, un homme consentira jamais à se montrer tout à fait sin- cère devant un petit nez, busqué si joliment, et à laisser regarder jusque dans le fond de son cœur par des yeux auxquels il aurait si grand chagrin de déplaire ?

Mais la galanterie ne la fait même pas sourire.

— Ainsi je comprends bien, continue-t-elle, que ce n'est pas vous qui décidiez l'heure de l'attaque, ni le secteur, ni les effectifs. Mais, dans votre propre division, vous étiez pourtant le maître de disposer les compagnies à votre gré ?

-7

�� � 4l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il est sur ses gardes, comme le prouve l'immobilité de ses cils roux :

— Oui et non...

— C'est vous qui avez désigné celle qui tiendrait la pointe de ce terrible saillant ?

Il réplique durement :

— Où veux-tu en venir... Et détachant chaque mot :

— A me faire avouer que j'ai prononcé l'arrêt de mort ?... Elle a la force de ne pas baisser les \eux, mais elle pose

sur sa robe noire des mains entr'ouvertes et un peu trem- blantes. Il continue plus doucement :

— Tu sais pourtant que, dans la pratique, on suit une sorte de roulement...

— Ce ne pouvait pas être le cas^ puisque son régiment donnait pour la première fois, après avoir été complètement refondu !

Un de ces courts silences qui sont, chez lui, comme le ramassement de la volonté avant le bond, ces trois secondes de suspens qui coupent le souffle à certains de ses officiers et qui donnent de la hauteur au moindre de ses ordres. Le courage, où qu'il le rencontre^, a toujours sur lui quelque prise, aussi murmure-t-il, avec une résignation maus- sade :

— Soit ! Interroge, je répondrai.

Décontenancée par une capitulation si brusque, Ch'mène tâche d'être nette, car son oncle ne peut souffrir qu'on balbutie :

— Dans l'instant où vous donniez un de ces ordres qui signifient la mort pour un grand nombre de ceux qui les reçoivent... (ne vous étonnez pas de mes questions ; tout ce qui s'est passé ce jour-là prend pour moi tant de gra- vité!...) je voudrais savoir si vous n'aviez dans l'esprit qu'un problème de stratégie ou si vous imaginiez tel ou tel visage pour chacun des rôles que vous distribuiez.

— Tant d'hommes ont passé sous mon commandement.

�� � LE CAMARADE INFIDELE 4I9

ma pauvre petite, et si souvent les visages ont fait place à d'autres !

— Je ne parle pas de ceux que vous ne pouviez connaître individuellement. Mais... les officiers qui vous approchaient, qui mangeaient avec vous...

Il rêve une minute ; à chaque aspiration, un petit gémis- sement se fait entendre dans le fourneau de sa pipe :

— Mon camarade de promotion, le général de Crissé, m'a dit qu'il priait Dieu tous les matins pour chacun de ses bataillons en le désignant par le nom de son commandant. Il devait regretter de ne pas pouvoir prier pour chaque escouade en nommant le sergent. C'était un brave homme, mais un pauvre chef. Il a fait massacrer tout son monde, faute de consentir rapidement aux sacrifices nécessaires. Nos subordonnés sont, entre nos mains, une monnaie avec laquelle il s'agit d'acheter quelque chose : acheter le plus qu'on peut avec le moins de dépense. Quand tu paies, tu ne considères pas l'effigie des pièces ; toutes celles qui ont cours se valent. Et puis, vois-tu, celui qui regarde se succé- der autour de sa table tant de têtes de soldats, ce n'est pas qu'il devienne indifférent nique son jugement s'émousse; au contraire, plus la guerre s'est prolongée, plus j'ai fait de distinction entre les individus et mis d'écart entre les excellents et les médiocres ; mais si je savais toujours parfaitement combien j'avais d'officiers d'élite et de non- valeurs, c'est effrayant comme, dans une même catégorie, les visages se superposaient, s'effaçaient... Irais-je jusqu'à dire que, pour un chef responsable, le vide laissé par un mort, c'est surtout la quahté de son remplaçant qui le détermine ?

L'orgueil la maintient droite sous ces considérations qui rabrouent si brutalement son chagrin. Mais elle souffre d'une peine si vive qu'elle aurait soulagement à blesser elle aussi :

— Parfois vous perdiez au change, parfois non... Est-ce que j'ose comprendre ?... Dieu merci, je ne sais pas qui a pris la place de mon mari !...

�� �

Mais déjà elle a peur de sa propre hardiesse et, plus encore, de cette sincérité masculine qui parfois se venge si lâchement sur une femme des humiliations que d’autres femmes ont pu lui faire endurer. Aussi sa voix redevient-elle discrète, égale :

— Le terrible pouvoir que vous déteniez, n’avez-vous jamais eu la tentation de vous en donner la preuve à vous-même, non en faisant mourir, mais en sauvant malgré lui un de ces pauvres garçons ?

— Ce que tu appelles sauver un homme, c’est dans un cas pareil rejeter le danger sur d’autres. Si j'ai commis quelques charités de cet ordre, je n’en suis pas fier en tout cas. Oui, tu me fais souvenir d’un de mes téléphonistes, un gamin qui sifflait et chantait toute la journée et qu’on ne pouvait pas plus songer à envoyer sous les obus qu’on n’imagine de tirer sur un rossignol. Je crois bien qu’une fois, juste à temps, je l’ai fait partir pour l’arrière…

Mais il se sent, malgré tout, sur terrain glissant :

— Encore de tels manquements à la justice n’ose-t-on se les permettre qu’en faveur d’hommes qui ne peuvent pas en mesurer le sens véritable, de très petites gens, qui n’ont pas, dans cet ordre de choses, les mêmes susceptibilités que nous.

Clymène a compris tout de suite où tendait cette précaution, et sa fierté se révolte :

— Vous pensez bien que mon mari aurait refusé une pareille faveur !

Craint-elle qu’une ombre de doute ne se marque sur les lèvres de son oncle ? Mais il murmure d’une voix si naturelle : — Personne n’en doute ! — qu’elle regrette la naïveté de son exclamation ; et comme il ne se laissera pas deux fois interroger si docilement, elle se remet à l’encercler avec une craintive audace :

— Du moins, vous redites-vous parfois les noms de ceux à qui vous avez donné l’ordre d’un si grand sacrifice ?

— Faut-il te répéter que mon rôle était plus modeste ?…

— Tout de même, c’est vous qui décidiez les opérations secondaires, les coups de main !

— Pour ces affaires-là, jamais il ne m’a fallu donner d’ordres. J’ai toujours eu plus de volontaires que je n’en avais besoin.

Elle s’impatiente :

— Ne jouez donc pas sur les mots ! Pour tout homme courageux, un simple souhait de votre part, la simple offre d’une mission périlleuse équivalait à un ordre. Leur vaillance vous a déchargé d’un fardeau pénible, mais en fin de compte…

Il la contemple avec surprise ; il aime constater qu’une fille de sa famille sait ne pas raisonner sottement :

— Ma parole, dit-il gentiment, personne ne m’a jamais soumis à un pareil interrogatoire.

— Peut-être ne vous êtes-vous jamais soucié de savoir… ce que pense une femme qui a tout perdu.

— Tout perdu par mon ordre, veux-tu dire.

Elle ne répond pas. Il contemple sur la table une photographie qui représente un homme tenant sur ses genoux trois bambins. Les têtes bouclées permettraient de discuter et d’en rabattre un peu sur ce « tout perdu », mais il goûte une sorte de plaisir à se laisser glisser sur une pente où il s’aventure rarement de lui-même, et il s’étonne de s’intéresser à ses propres sentiments.

— Nous sommes drôlement faits, dit-il. Tandis que tu parlais, tout à l’heure, sais-tu quel visage j’ai revu d’abord ? Non pas celui d’un de mes compagnons, ni d’aucun de ces braves garçons dont j’ai pourtant aimé quelques-uns presque paternellement ; mais le plus ridicule de tous, un cuistot bègue et presque imbécile, qui fut tué parce que je lui avais commandé d’établir ses chaudrons dans un endroit qui s’est trouvé brusquement bombardé.

Clymène n’a cessé de le contempler :

— Et moi qui vous connais depuis que je suis née, je vous écoute, je vous regarde. Je n’arrive pas à mettre bout à bout le présent et le passé… Car enfin, pour vous aussi, une vie humaine a représenté quelque chose d’inestimable. Quand votre petit Pierre a été pris des poumons, vous avez lutté, des années durant, comme n’importe quel père ; vous avez demandé Briançon, malgré de grands inconvénients pour votre carrière… Vous étiez parmi nous, je ne dis pas un homme comme les autres, car nous vous avons toujours admiré, mais tout de même un homme de la même race, du même niveau que notre père. Et soudain, tandis qu’il continuait, lui, dans sa terre, à ne régner que sur quelques bestiaux et quelques pommiers, vous voilà disposant de la vie des hommes comme aucun prince ne le fait plus. Et cette main qui tout à l’heure caressait mon chien, comme n’importe quelle main, la voilà qui signe des ordres où la mort est entre les lignes. Elle écrit : « Le sous-lieutenant Heuland occupera tel boyau et ne le quittera sous aucun prétexte ». Cela suffit. Pas besoin d’insister. Il y va de lui-même. Les siens ne vous demandent pas de comptes. Ils s’inclinent comme si la foudre était tombée.

— Les comptes, tout de même, finissent par se rendre.

— Ceux qui intéressent votre avancement peut-être, mais les autres ? Tout ce qu’il y avait de courage en France s’employait à vous justifier. Suis-je venue discuter avec vous ? J’ai voulu tout connaître, l’heure, l’endroit, les moindres circonstances, mais je n’ai jamais tâché de savoir si l’ordre était nécessaire, si vous aviez travaillé votre plan jusqu’à la limite de vos forces, si vous n’aviez pas négligé des détails parce que c’était l’heure de vous coucher ou que vous aviez la tête obscurcie par vos cigares.

La corbeille à ouvrage placée sur le bord de la table a basculé. Clymène se lève et en ramasse le contenu. Elle va jusqu’à la fenêtre et n’en finit pas de chercher une bobine qui a roulé dans cette direction. M. de Pontaubault a un petit mouvement des lèvres qui semble annoncer une explication ; mais c’est assez d’un remous dans l’air de la pièce pour faire chavirer cette velléité. Il vide sa pipe dans un cendrier, annonce habituelle du départ.

— Tes petits vont remonter de la plage, dit-il en se levant, et il est temps que je rentre à mon hôtel.

Il prend la tête de Clymène entre ses robustes mains et poursuit avec un tendre regard :

— Pour te récompenser (et ce mot supplée à tout ce qu’il n’a pas dit), je veux t’amener un de mes anciens lieutenants, Vernois, que j’ai eu la surprise de rencontrer hier sur la digue. Il a connu ton mari au Chemin des Dames.

Aussitôt elle s’affole :

— J’ai déjà vu trois de ses camarades. Aucun d’eux n’a su me dire la moindre chose. Ils paraissaient tellement gênés ; et moi j’étais honteuse de leur arracher de si pauvres phrases.

— Celui-là est intelligent ; il passait seulement pour un peu bizarre.

— C’est justement ce qu’il y a de plus intimidant. Si encore il était tout simple !

— Comme tu voudras.

Elle l’accompagne jusqu’au perron. Il s’arrête sur la dernière marche et regarde le couchant, de sorte qu’elle aperçoit le gris de la mer des deux côtés de ses épaules. Elle murmure :

— J’ai une amie dont le mari a disparu dans un naufrage. Voilà longtemps de cela, mais elle n’a jamais pu regarder la mer sans horreur.

Il tourne vers elle ses yeux clairs, si experts à jauger une âme forte :

— Tandis que tu continues à me regarder (c’est bien cela que tu veux dire ?) avec un visage sans effroi ni haine… avec un pauvre visage tout ému et tout blanc…

Elle se contente de lui tendre une joue qu’il embrasse.


424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��II

��Le hasard veut qu'après le dîner, faisant les cent pas sur la digue, le général de Pontaubault laisse échapper sa canne, qui glisse le long de l'escarpe et va se ficher dans le sable. La nuit n'est pas assez tombée pour qu'un groupe de promeneurs, parmi lesquels il y a des jeunes gens, ne le voie pas interroger du regard l'échelle usée ; mais, peut-être à cause d'un certain coup d'œilque, d'un peu haut, l'homme grisonnant a commencé par jeter à la ronde, la gaucherie de sa descente sur les premières marches est observée avec quelque malice. Brusquement, quelqu'un se lève du banc où il était assis, bouscule les badauds avec une phrase déso- bligeante qu'on ne perçoit pas clairement, descend la pente abrupte et, par l'échelle, rapporte la canne. Il y a, dans le respect avec lequel l'objet est rendu, une leçon à l'adresse des jeunes joueurs de tennis, qui d'ailleurs s'esquivent.

— Quelle bande, mon général ! dit le nouveau venu de manière à ce qu'on l'entende.

— Diable, mon cher Vernois, vous êtes vif. Et d'abord merci, mon ami. Mais pourquoi ces jeunes gens me traite- raient-ils autrement que n'importe quel promeneur mala- droit ?

— Ils m'agacent, mon général.

M. de Pontaubault passe son bras sous celui de son ancien officier. Il vient d'aspirer une bouffée venue de loin et dont ses narines voudraient prolonger le plaisir.

~ Singulière existence que la nôtre, dit-il en entraînant son compagnon. Quelle souplesse on nous demande ! Tan- tôt chefs et chargés d'imposer à des hommes ce qu'ils peu- vent endurer de plus rude, tantôt leurs égaux et forcés d'es- suyer le choc en retour de ce qu'ils ont souffert. \'ous ne connaissiez qu'un de mes avatars ; la modestie du second vous a surpris.

�� � LE CAMARADE INFIDELE - 425

Tout autre que Vernois serait gêné par cette insistance ;. mais il est trop absorbé dans ses propres sentiments :

— Je ne me suis habitué facilement à rien de ce que j'ai retrouvé depuis la guerre, mon général. Cette subordina- tion parfaite que n-ous avions acceptée, on la dégrade à nos propres yeux, quand on manque de respect à ceux qui étaient nos chefs. Si ces gamins font les importants en face d'un homme devant qui je me suis incliné, ils se placent par trop au-dessus de moi.

La vivacité de cette sortie est un hommage assez délicat :

— \'ous m'amusez, mon ami. C'est vous qui n'êtes pas souple !

— Je n'essaie p;-is.

— Et pourquoi donc ?

Nul moins que le général de Pontaubault n'est capable de s'intéresser à la vie intérieure d'autrui. Vernois le sent bien et se dérobe :

— Oh, question de caractère.

Mais, dans le fond, il ne lui déplaît pas que ce cavalier dont il admire la promptitude ait peu souci de ces nuances. Comment Vernois ne se souviendrait-il pas de l'allégresse animale qu'ils ont ressentie certains jours, ses camarades et lui, à se trouver lancés par le général de Pontaubault, comme un cheval enlevé par-dessus l'obstacle ? Il voudrait mettre à profit cet instant de familiarité et cette demi-nuit favorable aux aveux, pour lui faire comprendre sa gratitude. Il cherche un biais :

— Vous rappelez-vous, mon général, ce que vous nous expliquiez dans votre poste de commandement sur l'assou- plissement des volontés ? J'y ai songé bien des fois depuis, dans mes rapports avec mes subordonnés et, plus encore, si je puis dire, dans mes rapports avec moi-même.

Au reste tout, ce soir, l'invite au bien-être, depuis les lambeaux de musique que le vent happe aux baies ouvertes du casino, jusqu'à la présence, contre son épaule, de l'hom'me qui fut si longtemps, pour dix mille soldats.

�� � comme un mur dans leur dos et une protection contre toute faiblesse. Il se laisserait conduire, indifférent à la route et à l’heure, si M. de Pontaubault ne l’arrêtait au tournant de la digue :

— Mon ami, je me suis emparé de vous, parce que je trouve plaisir à votre conversation, mais il me semble tout à coup que vous n’étiez pas seul. C’est bien vous qui vous teniez sur ce banc, dans un renfoncement du parapet ? Et même (excusez-moi si je suis indiscret) je ne vous avais pas reconnu, mais j’avais bien cru distinguer l’institutrice de mes petits neveux, Mlle  Gassin.

— En effet, hier je l’ai rencontrée au pied de la falaise. Heuland s’est toujours montré pour moi bon camarade. Quand j’ai su que sa famille était ici, j’ai eu la curiosité de voir ses enfants. Je cherchais un prétexte pour m’approcher, quand justement un filet de pêche a perdu son manche…

Tant de détails précis ne font que rendre l’histoire plus suspecte, comme aussitôt d’ailleurs M. de Pontaubault ne manque pas de le lui faire sentir :

— Je vois que les folles mèches de l’institutrice vous ont plus intéressé que les caboches rondes des élèves.

— Oh, mon général, l’impression qu’elle donne est un mélange de franchise et de fausseté qui fait qu’on reste sur ses gardes.

— Eh bien, puisque nous avons le même sentiment, je vous avouerai que je verrais sans déplaisir Mme  Heuland la mettre à la porte. C’est une fille aigrie et prétentieuse. Je ne lui ferai pas grief, puisque c’était à votre profit, de venir causer le soir sur la digue…

Le général prévient la protestation de Vernois :

— Tant qu’à faire, mieux vaut que vous me laissiez vous présenter à ma nièce. J’ai déjà prononcé votre nom devant elle et je sais lui être agréable en vous amenant.

— Vous avouerai-je, mon général, que j’ai failli la faire prier de me recevoir, mais qu’au dernier moment de sots scrupules m’ont arrêté.

— Lesquels donc ?

— Quelques mots de Mlle  Gassin m’ont déjà prouvé que ma prudence était déplacée. Mais convenez qu’on peut tomber mal en venant rappeler à une jeune veuve le souvenir d’un homme enterré depuis bientôt trois ans.

— Si vous estimez la constance, vous en trouverez chez Mme  Heuland un exemple qui impose le respect.

Une certaine causticité pointe souvent dans les phrases les moins ironiques du général, mais le ton de celle-ci surprend Vernois au point qu’il ne peut s’empêcher de le laisser voir :

— Pardonnez-moi si je me trompe, mon général, mais il y a, dans la façon dont vous prononcez cela… je ne sais comment dire… une arrière-pensée.

— Mon Dieu, pour parler franc, simplement cette idée qu’il doit y avoir proportion entre le deuil et celui qu’on pleure. Je ne voudrais pas manquer à la mémoire de mon neveu, mais vous l’avez connu…

— C’était un garçon courtois et sans méchanceté, qui s’efforçait de bien faire.

— Oui mais, entre nous, pas très fort. Je ne dirai rien de ses examens…

— Bien d’autres ont échoué dans les concours, sans manquer pour cela d’intelligence !

— D’accord ; seulement, dans son industrie, il n’était pas plus remarquable. Il se croyait un génie d’inventeur. Or il n’existe pas de personnage plus dangereux qu’un fruit sec qui se mêle d’inventer. Il ne vous a jamais parlé de son piège électrique ?

Vernois s’impatiente :

— Je ne sais qu’une chose, c’est qu’avant lui le poêle de notre cagna ne cessait de fumer et qu’il a su l’arranger très ingénieusement.

— Je vous concéderai donc son talent de fumiste, fait M. de Pontaubault piqué par tant de résistance. Mais convenez que s’il n’avait pas eu sa fortune pour se faire pardonner son manque d’éducation et sa famille…

La riposte trop longtemps retenue part avec une impétuosité maladroite :

— Pour se faire pardonner tout ce que vous dites, il a ceci qu’il s’est fait tuer !

— Évidemment…

— Eh non, ce n’est pas évident, sans quoi sa place ne lui serait pas contestée. Mourir n’est pas un sacrifice comme un autre.

— Pensez-vous me l’apprendre ? réplique glacialement M. de Pontaubault.

La crevasse s’est ouverte entre eux si soudainement qu’ils sont presque aussi surpris l’un que l’autre de se trouver sur les bords opposés. Celui qui tantôt mettait toute son application à rentrer dans les habitudes de l’obéissance, s’est dégagé d’un bond ; et l’autre est forcé de mesurer la distance qui sépare la subordination véritable de ses plus généreuses contrefaçons. Mais étant celui qui a le plus à perdre, le général est aussi le plus prompt à se ressaisir :

— Croyez bien, mon ami, que je serais le dernier à vouloir amoindrir le sacrifice de mon neveu. Je vous supposais plus de sang-froid. La mort est toujours un scandale, mais depuis qu’il y a des hommes et qu’ils meurent…

La bonhomie reste sans prise.

— Cette mort-là, mon général, est d’un ordre particulier.

— En êtes-vous sûr ?

— S’il était revenu, songeriez-vous à l’éliminer de votre famille ?

— J’aurais le droit de trouver votre question impertinente. J’y réponds cependant. Oui, je souhaite que ma nièce ne passe pas dans les larmes le reste de sa vie. C’est une des grandes lâchetés contemporaines que cette disposition à voir dans la mort un événement tellement monstrueux qu’on refuse de la regarder, qu’on la cache à ceux qui s’en approchent, qu’on déclame contre elle, qu’on refuse de l’accepter, comme si elle n’avait pas ses bonnes raisons pour être là. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : qu’elle est peu de chose ou qu’elle n’est pas plus atroce dans telle condition que dans telle autre. Mais (libre à vous de voir en moi un esprit gauchi par le métier) j’estime viril de ne pas perdre son temps à la qualifier ou à la maudire. C’est en créant de la vie nouvelle qu’on la combat.

La force de ce langage calme la nervosité de Vernois mais ne vainc pas son entêtement :

— Il n’en résulte pas moins qu’Heuland a eu tort de mourir.

Dans l’intransigeance du jeune homme, tout n’est pas pour déplaire à son ancien chef.

— On a souvent raison d’avoir tort, mon ami. C'est moins simple qu’il ne paraît d’abord. Vous avez 28 ans ? 30 ans ? Tant mieux si vous raisonnez moins sèchement qu’on ne fait à mon âge. Admettons que je n’aie rien dit, voulez-vous ? Et prenons date pour une visite à ma nièce.

— Je crains qu’il ne me faille repartir dès demain, mon général.

— Drôle de garçon ! Vous aviez parlé de rester quinze jours. Enfin, si vous changez une seconde fois d’avis, vous saurez où me rencontrer. Bonsoir.

Chagrin, Vernois ne va même pas jusqu’au prochain banc, mais s’assied à l’endroit où il se trouve, sur le bord du môle, les jambes ballantes, les regards tournés vers l’eau noire où danse le reflet d’une lanterne. Il sursaute en s’apercevant qu’il est observé depuis un moment déjà et que la jupe blanche de Mlle  Gassin est arrêtée à deux pas de lui.

— Il vous a condamné aux arrêts de rigueur ? Il vous a défendu de me parler ? Il vous a dit du mal de moi ? Enfin que vous a-t-il fait pour vous plonger dans une pareille mélancolie ? Peut-on s’asseoir à côté de vous ?

De deux ou trois coups de sa casquette, Vernois balaie la pierre, puis offre l’appui de sa main à la jeune femme. L’ombre d’un chapeau de lingerie ne laisse apercevoir ni le front ni les yeux, mais la faible lumière du quinquet durcit le dessin d’un nez qui peut passer pour spirituel et d’une bouche aux coins de laquelle les années ont mis un premier avertissement.

— Alors vous ne voulez pas dire ce qui vous rend si rêveur ?

Vernois commence posément :

— C'est bien Mme  Heuland, n’est-ce pas, qui signe ses lettres d’un C souligné d’une barre ?

— Mon Dieu, vous aurait-elle écrit ?

— Quand un de nos camarades tombait, nous étions bien forcés de trier les papiers qui traînaient dans ses poches ou dans sa cantine. Il y a beaucoup de lettres qu’il valait mieux ne pas renvoyer aux familles. Vous savez la manie qu’avait Heuland de ne rien jeter. J’ai dû dépouiller de vraies liasses, car sa dernière permission remontait bien à trois mois. Beaucoup de lettres de sa femme… beaucoup d’autres aussi.

— Écrites… par qui ?

— Par une femme. Pas signées d’ailleurs. D’une écriture couchée, un peu anguleuse.

— Vous avez bien fait d’épargner aux siens cette révélation. Personne ne le croyait capable d’une folie.

— Vous estimez que rien n’a transpiré ? que ni Mme  Heuland ni sa famille n’ont eu le moindre vent de l’aventure ?

Mme  Heuland ne me fait pas ses confidences, mais la manière dont elle cultive ses souvenirs prouve qu’elle n’a jamais douté de son bonheur. Quant à ses sœurs, qui l’ont toujours jalousée (elles ne lui pardonnent pas de s’être mariée, alors qu’elles, les aînées, montaient en graine) soyez sûr que le moindre soupçon elles l’auraient exploité contre leur beau-frère.

Il suffit d’un regard intéressé pour la faire poursuivre :

— Si vous saviez les airs que prenait cette famille à l’égard de la vieille Mme  Heuland et de son fils. C’était encore plus risible qu’odieux. On ne sait pas si, dans leur manoir, ces demoiselles de Pontaubault mangent autre chose que des choux et des pommes de terre ; peut-être un morceau de lard le dimanche. Mais quand elles s’étaient bien repues chez leur beau-frère, il fallait les voir échanger des clins d’yeux chaque fois qu’il prenait la parole. Pas ostensiblement, de peur de se faire remettre à leur place par Mme  Heuland. Mais c’étaient des soupirs, des froncements de sourcils. Elles s’en croient parce qu’elles savent les dates des rois de France depuis Mérovée et elles n’ont pas manqué de me faire la leçon pour un imparfait du subjonctif. Mais à leurs dédains, on aurait cru que leur sœur avait épousé un bouvier. Remarquez que Mme  Heuland est une charmante femme, beaucoup moins sotte que son milieu ; mais en somme elle a le goût des grands mots plus que l’esprit vraiment ouvert.

L’hostilité qu’il a ressentie pour M. de Pontaubault porte Vernois à l’indulgence envers ce qu’il sent de révolte sous ces commérages un peu trop sifflants.

— Je ne voudrais pas insinuer, poursuit l’institutrice, que toute femme soit pour quelque chose dans les infidélités de son mari ; mais enfin, d’après ce que vous me dites, il est vraisemblable qu’en quelque manière elle aura déçu le sien. Allons, donnez-moi raison. Je fais la part des hommes terriblement belle.

Vernois reprend :

— M. de Pontaubault ne cache pas qu’il voudrait voir sa nièce se remarier…

— Elle vous intéresse d’une manière incroyable !

— C’est Heuland qui m’intéresse. Elle, je ne l’ai jamais vue.

— Ce n’est pas une raison. Jusqu’à ce que ses fils soient majeurs, je pense qu’elle est un beau parti. Et puisque ce sont toujours les mêmes après qui l’on court, il n’y a pas de raison pour qu’elle ne vous plaise pas.

— Je vous en prie, Mademoiselle…

— Et puis, même sans fortune, on peut la trouver agréable. Elle a la peau très blanche, des yeux allongés qui lui donnent un air un peu brebis… D’ailleurs convenez que ce grand étalage de deuil ne laisse pas d’être déplacé, si ce que vous venez de raconter est bien exact.

— Oh, parfaitement exact, n’en doutez pas. Rappelez-vous d’ailleurs qu’Heuland, qui n’était pas avare, l’était particulièrement peu de ses confidences. Quand on n’a plus rien à se dire depuis trois ou quatre mois, et qu’on n’aime pas le silence, il faut avoir une discrétion bien ombrageuse pour ne jamais ouvrir la bouche sur un sujet auquel on pense continuellement. Reconnaissons qu’Heuland n’était pas discret jusqu’à ce point-là. Et puis, Mademoiselle, dans un terrier où l’on écrit à deux ou trois, assis sur la même paillasse, il faudrait se couvrir les yeux d’un mouchoir pour ne pas remarquer les noms qui chaque jour reviennent sur les enveloppes des voisins.

Mlle  Gassin redresse la tête si brusquement que Vernois craint d’avoir tout gâté ; mais il voit se dessiner un sourire où il y a du cynisme et de l’amertume.

— Après tout, dit-elle, je ne regrette pas qu’un homme tel que vous ait pénétré mon grand secret, même s’il doit me juger sévèrement.

— Oh, juger…

— Je ne puis même m’empêcher d’en éprouver une espèce de bonheur. Quand on a le cœur plein d’un sentiment qu’il faut taire, c’est déjà une joie bien rare que d’y entendre faire allusion. En outre, peut-être pourrez-vous me rassurer sur un point qui me préoccupe, en me disant ce que sont devenues ces lettres.

— Soyez tranquille : je les ai brûlées et leurs cendres sont ensevelies sous deux mètres de terre avec des rondins et des rails par-dessus, car l’abri s’est effondré quelques jours plus tard. Mais à mon tour, permettez-moi de vous demander ce qu’il en est du reste de sa correspondance avec vous : non pas où elle se trouve, ce qui ne me regarde pas, mais si elle est en sûreté. Un jour que le besoin de confidences le démangeait plus particulièrement, Heuland m’a raconté les précautions un peu étranges dont il s’était fait une règle…

Mlle  Gassin ne sourit plus :

— Ah, il vous a dit cela aussi…

— Il est donc bien exact qu’il vous redemandait ses lettres ?

— Ne le jugez pas sur les apparences. Vous savez comme il excellait à ces petites maladresses qui donnaient le change sur ses sentiments réels. Ne voyez en tout ceci qu’un enfantillage d’homme amoureux. Il voulait que mes lettres fussent conservées avec les siennes, intercalées entre elles.

— Mais, continue impitoyablement Vernois, vous saviez où il cachait ces reliques ?

— Naturellement !

Au léger silence qui s’établit, Mlle  Gassin comprend qu’elle s’est trop avancée :

— C’est-à-dire, reprend-elle, je le savais. Mais, à son dernier départ, il a eu l’idée d’une cachette plus sûre. Il n’a pas jugé prudent de me l’indiquer par lettre, de sorte qu’aujourd'hui… En croyant agir pour mon bien, poursuit-elle avec plus de vivacité, mon ami m’a cruellement désarmée ; car enfin, si j’étais poussée à bout…

Un instant endormie, la méfiance de Vernois se réveille en sursaut :

— Je ne vois pas bien, Mademoiselle, dans quelles circonstances vous pourriez avoir besoin…

La voix de Mlle  Gassin, qu’elle a nette et timbrée, prend plus d’éclat :

— Mais qu’elle se marie donc, qu’elle se marie, et que c’en soit fini de ces voiles, de ces soupirs, de ces photographies sur tous les meubles. Vous me voyez en demi-deuil (Vernois remarque, en effet, une ceinture noire et un liseré de même couleur autour de la cravate) ; mais j’y suis par ordre, comme les enfants et les domestiques, pour honorer son chagrin à elle. Le mien, il faut que je le cache. Ces lettres, vous pensez bien que j’aurais eu la générosité de ne pas m’en servir ; mais enfin, dans le fond d’un tiroir, pour mon propre réconfort, j’aurais eu cette preuve de mon bon droit. La vie est dure pour une femme seule, qui ne doit compter sur aucun appui.

Sentant qu’il importe de serrer son jeu et de ne perdre aucun indice, Vernois scrute ce visage avec une insistance qui achève d’abuser Mlle  Gassin.

— Je suis peut-être ingrate, reprend-elle, car dans toute votre attitude il me semble discerner… une loyauté… je ne sais comment dire… presque une sympathie… qui m’est déjà un grand soutien. Vous non plus vous n’êtes pas de leur monde ; cela nous rapproche. Soyons amis, voulez-vous ?

Elle tend la main avec cette franchise qui passe pour anglaise et prend celle de Vernois qui retombe aussitôt. Pour n’avoir pas à répondre, il s’empresse de demander :

— Vous avez cherché ces lettres ?

— Vous ne sauriez croire combien je m’en suis tourmentée. Elles ne peuvent être qu’à Paris. J’ai vainement fouillé toute la maison. Mais il y a des bureaux et des ateliers où je n’ai pas facilement accès. Si seulement vous vouliez m’aider ?

Pris au piège, son premier mouvement est de se dégager :

— Malheureusement, il faudrait un hasard bien extraordinaire…

Mais il comprend encore à temps sa gaucherie. Va-t-il perdre sa dernière chance de mener à bien le projet qui l’a conduit sur cette plage, et comme un enfant boudeur s’en ira-t-il en laissant le champ libre à ceux qui le froissent ou qui lui déplaisent ? Il reprend donc :

— Jamais je n’ai mis les pieds dans cette maison. Tantôt M. de Pontaubault m’offrait de m’y conduire, mais j’ai LE CAMARADE INFIDELE ' 435

refusé dans un accès de mauvaise humeur, pour n'avoir pas à reprendre une conversation qui m'irritait...

— Allez-y pour moi, murmure-t-elle.

— Eh bien soit, je verrai M""^ Heuland.

��III

��Le lendemain, Vernois ne fait pas attention à un petit garçon de dix ans, la nuque et les jambes dorées, qui se tient sur les planches, à l'angle de l'établissement de bains, et qui le regarde fixement. Mais à l'autre bout de la palis- sade, il le retrouve, qui a dû faire en courant un détoar par le sable pour venir se poster dans la même attitude. Et sou- dain il se souvient de l'avoir déjà croisé, cinq minutes plus tôt, à côté de la boîte aux lettres, tenant ce même filet de pêche et l'interrogeant de ce même regard. Dès que le petit se voit reconnu, il a un grand sourire.

— Eh bien, la pêche ? demande Vernois.

Le petit rit toujours et montre les morceaux disjoints du filet.

— Quoi ? il s'est encore déboîté ? Montre un peu. L'enfant l'observe anxieusement :

— J'ai de la ficelle, dit-il.

— Où ça ?

Pour toute réponse, la petite main le saisit par un de ses doigts et se met à l'entraîner.

— Où me mènes-tu ?

Le jeune Antoine tire plus fort et Vernois se laisse faire, ravi de cette confiance et de ce mutisme, admirant la har- diesse des pieds nus qui trébuchent sur les galets, jusqu'à ce qu'impérieusement ramené vers le sol, il se trouve assis dans un trou de sable en face de Clymène. Excuses ni pro- testations n'empêchent qu'ils n'aient à tenir le filet, chacun par un bout, et que Vernois ne doive commencer une iiure. L'enfant veut comprendre comment le fil est con-

�� � duit ; avec application, il achève lui-même les derniers tours, et sitôt le bout du lien tranché, il s’empare de son bien, sans une parole, et court vers la mer. Alors seulement Vernois peut se présenter :

— Le général de Pontaubault que j’ai eu l’honneur d’avoir pour chef…

Elle l’interrompt gaiement :

— Mon oncle est impardonnable… Croiriez-vous qu’il m’avait fait peur de vous, au point que je l’avais supplié de ne pas vous amener chez moi.

— Et moi, Madame, j’avais décliné son invitation, tant il avait trouvé moyen de m’impatienter par ses théories. Je ne le regrette pas, puisque votre fils a si gentiment réparé ma faute. Nous sommes, lui et moi, de grands amis depuis deux jours.

Les louanges qu’on fait de ses garçons touchent Clymène en un point si sensible qu’elle rougit et feint de ne pas les avoir entendues.

— Qu’est-ce que mon pauvre oncle avait bien pu vous dire ?

— Oh, rien qui ne fût tout naturel. La guerre n’est dans sa vie qu’un grand incident où il a pu donner la mesure de son énergie. Ces années n’ont rien commencé pour lui, rien interrompu. J’admire les hommes qui ont une assiette aussi ferme, mais je ne puis faire qu’ils ne me révoltent un peu.

À la manière dont on l’écoute, il sent qu’il peut continuer, car il hait les explications incomplètes :

— C’est paradoxal à dire, mais l’obstacle qui nous sépare de tous ceux qui n’ont pas mené la vie de soldats, eh bien, il me semblait le sentir hier soir entre le général et moi. D’où cela vient-il ? Cet homme qui fut pour nous l’esprit même de la guerre, il raisonnait d’une manière aussi déroutante que ces gens de l’arrière qui ne sont pas sortis de leur maison et de leurs habitudes. Nous parlions justement de mon camarade Heuland. Je m’étonnais qu’il l’eût si mal connu, qu’il n’eût pas su voir plusieurs de ses qualités les plus certaines.

Cette fois il ne peut faire autrement que de poursuivre :

— Nous avons partagé, Heuland et moi, la même vie pendant près de deux ans. Cela ne veut pas dire qu’on se connût parfaitement, car dans nos cantonnements et nos cagnas, certaines parties seulement de nous-mêmes trouvaient à s’exprimer. Mais par l’égalité de son humeur, par son obligeance à rendre mille petits services, Heuland était populaire auprès de tout le monde. D’abord chacun comprenait une chose, c’est qu’il était là de son plein gré, puisque en invoquant l’intérêt de son usine, il n’aurait pas eu de peine à s’y faire affecter.

— Oh, dit Clymène, il n’y a jamais pensé !

— D’autres, qui font étalage de grands sentiments, l’auraient pensé et l’auraient fait, surtout s’ils avaient pu se cacher derrière trois enfants. Et ce n’est même pas par gloriole qu’il restait avec nous. Il confessait ingénument qu’il n’avait aucun goût des aventures ni des honneurs. Même il n’y avait pas à le pousser longtemps pour lui faire déclarer, sans aucune fausse honte, qu’il n’aimait pas les coups.

— Vous du moins, s’écrie Clymène, vous ne lui teniez pas rigueur de ces boutades. Tant de gens lui en ont fait grief !

— On l’en plaisantait quelquefois ; mais, en fin de compte, ce sont les bourreurs de crânes que sa simplicité faisait paraître ridicules. Et je vous réponds que si l’on supportait sans trop d’irritation les petits ennuis de la vie en commun, on le doit en bonne part à son inlassable gaieté.

— Sa mère, dit Clymène, raconte qu’il riait dès le lendemain de sa naissance. Et le fait est que nous ne possédons pas une seule photographie où il ait trouvé moyen de garder un air grave.

— Pourtant, reprend Vernois, c’est dans un grave souvenir que je revois son visage le plus volontiers. Il a dû vous parler de la cote 122 et des quarante-huit heures que la brigade y a passées, oubliée dans des trous d’obus. Pour moins souffrir du froid, les hommes avaient roulé les uns sur les autres, formant des sortes de nids où rien ne bougeait ni ne parlait plus ; et j’avais fini par me laisser tomber à mon tour, tellement transi et harassé que je n’entendais plus les explosions, tant j’avais la tête emplie du bruit de mes dents qui claquaient. Et je ne sais pas si je serais sorti de l’engourdissement où j’étais tombé peu à peu, si quelqu’un ne m’avait secoué par l’épaule en s’écriant avec une angoisse extraordinaire : « On vient nous relever ! » C’était Heuland ; et malgré sa barbe et la boue, je me souviens qu’il me parut rose et frais : un enfant qui sort de son bain. Il continuait à me secouer et à m’annoncer, comme s’il m’apportait la vie : « On n’entend plus tirer vers l’ouest ! » (J’ai souvent remarqué sa prodigieuse faculté de reprendre espoir sitôt qu’il était seul, et la fragilité de son optimisme dès que quelqu’un le contredisait.) Ce qu’il voulait de moi, c’est un encouragement ; mais la mort m’effrayait beaucoup moins que l’idée d’avoir à me remettre debout. Aussi ai-je commencé par le rembarrer grossièrement. Il insistait ; je me fâchais, je le suppliais de me ficher la paix. Devant mon abattement, il commençait à prendre peur. Il s’accoudait sur moi ; je faisais simplement « Non » de la tête. (Il faut vous dire que, la veille, je ne sais comment, ma dernière boîte de conserves avait disparu de ma musette, et que j’étais mal en point pour lutter contre l’épuisement.) Est-ce qu’il a deviné comment il pouvait attaquer mon pessimisme et du même coup se rassurer ? Soudain il murmure : « Prends ça, mais cache-le » ; et il me passe la moitié d’une grosse table de chocolat, puis un bidon qui contenait un reste de café. Dans mon attendrissement, j’aurais trouvé bonnes toutes les raisons qui pouvaient flatter sa lubie. À mesure que je mangeais, son espoir, il est vrai, commençait à me paraître moins extravagant ; mais j’allais bien au-delà ; je le comblais d’arguments stratégiques ; je le réconfortais de toutes les chimères qui me venaient à l’esprit. Dans cet instant, nous trouvions vraiment l’un dans l’autre ce dont notre faiblesse à chacun manquait le plus. Non que je veuille comparer la valeur de ce que nous nous donnions réciproquement : de mon côté, le plus vain bavardage : du sien, ce qu’un homme perdu dans le brouillard et la boue possède de plus précieux, des vivres qui pouvaient, quelques heures plus tard, lui faire cruellement défaut. Mais tous deux, nous avons gardé de ce tête-à-tête un attachement sentimental qui ne s’est pas démenti et que nous n’éprouvions pour aucun autre camarade. Je n’ai pas raconté ce trait au général : le chocolat l’aurait fait sourire ; ce n’est pas matière à citations. Mais je me suis toujours promis que si, quelque part, on gardait de l’affection à la mémoire d’Heuland, on connaîtrait cette anecdote qui, pour moi, le peint avec tant de vérité.

Devant l’émotion de Clymène, Vernois soudain se sent penaud d’avoir remué ce souvenir avec si peu de circonspection. Mais elle n’a pas coutume de se laisser aller :

— Oui, dit-elle simplement, c’est bien lui.

Il reprend au bout de quelques secondes :

— Je me représente mieux que naguère tout ce qui pouvait séparer deux hommes tels qu’Heuland et le général de Pontaubault.

— Oh, non, s’écrie-t-elle, vous ne le savez pas encore ! Pour commencer à le deviner, il faut être monté dans la vieille tour de Follebarbe puis avoir longé la grille de l’usine à Levallois. Il vous avait sûrement parlé de Follebarbe ? Il vous en avait au moins dit le nom ? C’est l’endroit du monde le plus beau. Les gens qui passent sur la route et qui voient au-dessous d’eux ce pauvre petit château de granit, avec son étang rempli d’herbes et son boqueteau de sapins, s’imaginent qu’on doit y mourir de mélancolie. Mais si vous arrivez par le fond du vallon, et que vous débouchez brusquement dans la cour, vous sentez tout de suite que vous êtes dans un royaume de fées. Même le sous-bois de sapins, vu de là, paraît charmant avec sa vieille table de pierre, et vous comprenez, au premier coup d’œil, qu’il n’y a pas de lieu dans le monde où une lecture semble aussi belle. Et dès que vous entrez dans la maison ! Cette odeur qui n’existe nulle autre part, ces délicieux papiers des murs, dont certains morceaux étaient déjà tombés bien avant notre naissance, de sorte que le plâtre apparaît, formant d’étranges figures et des cartes de géographie où quelquefois s’ajoute un nouveau pays. Et le vieux mobilier où presque rien n’a changé depuis la Révolution, non par goût mais parce que les revenus ont toujours été modestes à Follebarbe : de braves meubles Louis XVI, dont on ne voit presque plus les sculptures tant on les a souvent repeints. Pourquoi est-ce que je vous dis tout cela ? Oui, pour vous expliquer l’humeur du général. C’est là qu’il est né, ainsi que mon père, c’est toujours là qu’il est revenu durant ses congés, dans cette maison qui est à nous depuis le milieu du xviie siècle, où tout est pauvre mais aimable et large, et sent la bonne compagnie. Vous le figurez-vous transporté tout à coup dans l’habitation que mon beau-père avait fait construire à la porte de son usine, parmi ces boiseries, ces tentures de peluche, ces vitraux ? Mes sœurs sont bien drôles quand elles racontent la première visite qu’il vint y faire, lors de mes fiançailles. Il regardait les poufs, les lustres ; il humait toutes ces choses cossues, avec un peu de dégoût, avec un peu de respect tout de même. Il faut vous dire que j’étais l’enfant gâtée et que, pour me savoir à l’abri de bien des difficultés dont ils n’avaient que trop souffert, les miens approuvaient un mariage qu’aucun d’eux n’aurait peut-être accepté pour lui-même. Ils étaient bien contents et en même temps ils n’étaient pas très fiers ; vous comprenez sans que j’insiste. Ils prenaient mon mari par-dessus le marché. Moi, naturellement, tout d’abord je ne voyais rien. J’étais tellement heureuse et de bonne foi. Autour de nous, j’avais vu tant de célibat, tant de vies incomplètes, tant de femmes sans enfants ; et telle cousine aigrie, telle parente entrée en religion sans vocation véritable nous présentait une image si triste de ce que nous serions nous-mêmes dans vingt ou trente ans. Oui, tout d’abord j’étais trop heureuse pour comprendre chez les autres des sentiments à mon égard qui ne fussent pas uniquement joyeux. Peut-être me les cachait-on. Je n’ai commencé d’entrevoir qu’au bout d’un ou deux ans ce qu’une éducation si différente peut créer de malentendus.

Jamais elle n’a tant parlé d’elle-même. Il a fallu l’espèce de vertige éprouvé devant ce vide que représente un inconnu.

— Quelle sorte de malentendus ? demande Vernois. Il avait une nature si accommodante.

Alors elle sent qu’elle s’est aventurée en eau profonde, et agilement elle cherche à se rapprocher du bord :

— Comment vous l’expliquer ? Il ne pouvait, pour prendre un exemple, partager dans tous ses excès notre idolâtrie pour l’Ille-et-Vilaine, pour ses landes, ses genêts, son herbe broutée par les troupeaux d’oies. Songez qu’à nos yeux tout y est un charme de plus : la pauvreté du sol, le rocher qui affleure, le ciel gris, la pluie même. Pendant les nuits d’hiver, quand les renards battent les bois pour donner la chasse aux lapins et qu’ils jappent si tristement (vous ne connaissez pas leur cri ? on dirait des enfants qui ont du chagrin) eh bien, quand nous l’entendons, notre cœur se serre d’émotion et de joie. C’est toute notre enfance, c'est tout l’hiver, c’est un Follebarbe que les passants ne connaissent pas, un Follebarbe du milieu de la nuit, tel qu’il est pour nous seuls.

— Tel qu’il ne pouvait être pour Heuland. Mais cette incompréhension, si l’on peut employer ce mot, il la corrigeait par tant de bon vouloir. Je comprends bien : dans une maison où depuis longtemps la vie est immobile et comme ralentie, sa gaieté pouvait paraître naïve, un peu bruyante…

Elle demande aussitôt :

— Est-ce qu’il vous a jamais laissé entendre ?… On a parfois chez nous la parole si vive… Il pourrait avoir cru sentir un reproche… Il pourrait en avoir souffert sans le montrer…

— Je n’ai aucune raison de le croire. Mais je sais combien ceux qui sont raffinés depuis longtemps rendent malaisément justice à celui dont la culture est plus récente.

— C’est vrai, dit Clymène. Pourtant si vous saviez à quel point mon père a souci d’être juste. Je ne voudrais pas vous donner des miens une idée qui vous fasse mal penser d’eux.

— Je pense du bien d’Heuland ; c’est tout. Je pense qu’il apportait dans votre famille quelque chose de neuf, de jeune, qui lui venait de son milieu et de ce qu’il y a d’esprit scientifique dans les applications d’une industrie mécanique. Il avait peut-être autant à donner qu’à recevoir.

Devant la surprise que marque un instant Clymène, il craint de ne pas s’être fait comprendre :

— Je veux dire qu’un certain tour d’esprit créé par le maniement des affaires, et qui peut n’être pas fort riche en lui-même, agit comme un ferment véritable là où les idées ont toujours procédé d’habitudes toutes différentes. D’abord il choque ou surprend…

Elle l’interrompt avec chaleur :

— Je comprends bien… Oui, je saisis… Seulement c’est un raisonnement que jamais je n’avais entendu formuler ni par mon mari ni par personne de son entourage. Vous voulez dire, n’est-ce pas, que des habitudes de pensée très différentes des nôtres peuvent nous apporter ce qui nous manquait, et qu’elles nous heurtent nécessairement, dans la mesure même où elles sont neuves et salutaires pour nous.

Elle reste absorbée, puis reprend :

— Comment se peut-il qu’une idée pareille, qui nous semble évidente dès qu’on nous la propose, nous n’ayons pas su la trouver tout seuls, même dans les moments où nous en aurions eu si grand besoin, où elle nous aurait apporté des raisons de confiance et de bonheur ?… Il est bien vrai qu’à Follebarbe, je ne dis pas que mon mari fût honteux de son métier, mais il s’abstenait d’en parler. On évitait de l’en faire souvenir. Et moi-même bien souvent… si quelque chose me déroutait dans son langage ou ses actions… je jugeais tout de suite… je ne me demandais pas…

Lâche devant les larmes, Vernois préférerait ne pas voir celles dont s’emplissent les yeux de la jeune femme ; cependant la fierté d’une mission bien remplie l’emporte, et il regarde sans trouble, presque avec dureté, cet hommage au compagnon disparu. Ils restent silencieux. Mais soudain Vernois se relève. À son tour, Clymène aperçoit le général de Pontaubault qui s’avance en longeant la frange des vagues. Ils n’ont pas à se concerter, aussi ombrageux l’un que l’autre à l’idée de voir un tiers surprendre leur entretien.

— Il ne vous a pas encore aperçu, dit-elle. Je ne veux même pas qu’il sache que nous avons parlé !

Et elle n’est rassurée que lorsqu’elle a vu Vernois s’éloigner derrière les tentes.


C’est pourtant M. de Pontaubault qui, le rencontrant un peu plus tard, lui dit tout d’abord :

— Ma nièce se tourmente à l’idée de vous avoir laissé partir ainsi, et j’ai mis le comble à son inquiétude en l’informant que vous preniez le train aujourd’hui même. Si pourtant vous restez encore, je suis chargé de vous faire savoir qu’elle ne quittera pas sa villa de toute l’après-midi !

Le regard de Vernois interroge vainement ce visage sans mobilité.

— Je ne doutais pas que vous sauriez l’intéresser, dit le général.

Pour essayer de trouver un point de prise, Vernois répond en appuyant :

— Je n’y ai pas eu de peine ; nous avons uniquement parlé d’Heuland.

M. de Pontaubault ne semble pas percevoir l’intention et rêve une seconde :

— Nous autres Chouans, dit-il, nous savons ce que c’est que la fidélité. Mme  Heuland est bien du même sang que celles de nos grand’mères (elle ressemble étonnamment au portrait de l’une d’elles) qui soutenaient par des exercices d’imagination poussés jusqu’à la virtuosité, leur foi dans les princes en exil. Ceux-ci ne pouvaient montrer de faiblesse où ces femmes chevaleresques ne prétendissent découvrir une nouvelle vertu, et si la déception ne pouvait être masquée, tout ce qu’on parvenait à tirer d’elles c’est quelque chose comme : « Il n’en a que plus grand besoin de notre respect. » Ma nièce, qui possède l’esprit le plus raisonnable et qui n’est point du tout mystique, doit trouver quelque difficulté à ces prouesses spirituelles. Vous me faites souvenir d’un mot qu’elle a eu, après un déjeuner de chasse où plusieurs de nos voisins étaient réunis. Heuland s’était permis, quelques jours auparavant, une plaisanterie un peu lourde sur le compte de l’un d’eux à qui on l’avait répétée, mais comme si ma nièce en était l’auteur. En prenant congé d’elle, cet invité, fort aimable homme, a su glisser dans un compliment courtois une pointe qui laissait clairement entendre d’où il croyait que venait le coup. Nous attendions ce qu’allait dire Heuland, mais il s’est avisé de courir rattacher un chien. Sa femme, décontenancée, s’est tirée du mauvais pas le plus crânement qu’elle a pu. Nous étions si mortifiés pour elle que personne n’aurait eu la cruauté de faire allusion à cette petite félonie conjugale ; mais notre silence lui était insupportable et il fallut qu’elle me dît : « Je tremblais qu’il ne manquât de sang-froid et ne blessât doublement ce pauvre homme en intervenant. » Cette anecdote simplement pour vous faire comprendre ce caractère si ferme dans ses affections et qu’un soupçon de romanesque après tout ne gâte pas. LE CAMARADE INFIDÈLE 445

��IV

��Dès le seuil clu' salon, Vernois reçoit le naïf aveu de Cly- mène :

— J'étais résolue à ne pas m'inquiéter avant six heures ; mais vous voyez qu'à trois je commençais à désespérer. Est-ce mon oncle que vous avez rencontré ou si vous êtes tombé sur Antoine qui vous guette à l'entrée de la digue ? Pardonnez-moi mon inconséquence ; mais j'ai pris peur, car rien ne pouvait vous faire deviner quelle importance avait pour moi ce que vous m'avez dit ce matin sur la plage.

Elle l'entraîne vers une embrasure où, sur une petite table, quelques photographies sont disposées. Le rien de solennité que présente cet accueil enlève à Vernois l'ai- sance qu'il éprouvait dans la rencontre inattendue de la matinée ; aussi va-t-il droit aux portraits. li en reconnaît un qu'il a vu prendre, à l'entrée d'un abri, dans un village où sa brigade était au repos. Les autres datent d'avant la guerre ; c'est ceux-là qu'il regarde particulièrement. D'abord celui d'Heuland assis dans l'herbe, un de ses garçons sur les épaules, les deux autres sur ses genoux ; puis sa photogra- phie en équipement de chasse, le fusil à la bretelle, un bro- cart abattu à ses pieds. Est-ce le sourire avantageux, est-ce quelque chose d'un peu bouffi qui le surprend dans ce visage et qui s'accorde mal avec ses souvenirs ? Il cherche le regard... celui de l'homme qui feignait dene pas entendre et qui s'en allait rattacher son chien.

— Vous voyez, dit Clymène, tous ses portraits res- pirent le bonheur.

En effet, c'est partout le même sourire, qui bride un peu les yeux et empêche d'en surprendre l'accent.

— Le plus vrai, c'est encore celui-ci, dit Vernois dési- gnant l'officier adossé au bloc de béton.

�� �

— Pourquoi dites-vous le plus vrai ?

Il ne sait comment exprimer sa pensée avec ménagement :

— Certains d’entre nous se sont dépréciés durant la guerre ; d’autres au contraire y ont atteint leur sommet, sans le savoir eux-mêmes, portés par les événements. Je crois qu’Heuland était du nombre. À la longue, il s’est produit du fléchissement chez presque tous, non pas dans leur conduite mais dans leur ferveur. La fatigue a fini par tout user, même la souffrance, et l’habitude a dû suppléer à nos autres soutiens. Mais Heuland n’a pas eu le temps de connaître ce dessèchement. Croyez-moi : c’est lorsqu’il avait ce visage-là qu’il a touché son point le plus haut.

Le regard de Clymène ne se détache pas de la photographie :

— Vous voulez encore m’enlever quelque chose, murmure-t-elle, et toujours au profit de la guerre. Elle m’a trop pris déjà, elle est trop forte pour que je prétende contester avec elle. Admettons que la part la plus pure lui revienne ; mais cette part-ci du moins est bien à moi.

Elle prend dans ses mains le cadre où le père et les trois petits sont réunis :

— Je comprends bien qu’il y a dans l’uniforme une noblesse qui manque ici ; mais par contre je le distingue, lui, davantage ; il est plus près de moi ; il a son air de tous les jours ; je vois ses mains…

Les yeux de Vernois vont au portrait militaire, où les mains disparaissent dans les poches de la vareuse. Clymène essaie d’expliquer :

— Oui, ses mains étaient si adroites. Quand il travaillait dans son atelier, j’aimais voir comme elles maniaient les outils. Elles semblaient agir toutes seules, pour leur propre plaisir. On peut discuter sur les idées et les sentiments ; mais les mains, on sait ce qu’elles valent, quand on les tient, quand elles vous touchent. Peut-être un homme ne peut-il pas comprendre… Que cela soit détruit, ces articulations, ces veines, tout cet agencement si délicat, si habile… ce n’est pas, dans le chagrin qu’on éprouve, la perte la plus affreuse, mais c’est peut-être ce qui fait le plus de mal.

La pudeur avec laquelle s’exprime ce regret du corps disparu remue Vernois ; et la pitié le distrait un instant de la garde qu’il monte auprès du souvenir de son ami.

— J’ai vu des femmes, poursuit Clymène, qui trouvaient leur première consolation dans l’idée du pays, de l’héroïsme. Moi qui me croyais courageuse, j’ai mesuré ce jour-là ma faiblesse, car je ne savais que me répéter : « Il n’a pas souffert ! » Son capitaine m’a écrit une longue lettre. C’est par lui que j’ai reçu les renseignements les plus explicites, car, dans la bagarre de ces terribles journées, mon oncle n’a rien su qu’indirectement. La lettre disait : « Un obus, éclatant à un mètre de lui, l’a tué net. » Vous ne sauriez croire quel rôle a joué pour moi la pensée qu’il n’a pas souffert. Je sais bien qu’à l'heure de la mort chacun est seul, eût-il tous les siens autour de son lit. Mais quand la souffrance dépasse ce qu’on peut supporter avec patience, et que l’isolement réel s’y ajoute, comme on doit se sentir trahi par ceux qu’on aimait ; comme ils doivent paraître inutiles et détachés ; et le bonheur qu’on avait fondé sur eux, comme il doit tout à coup sembler un leurre !

Elle ajoute :

— J’ai craint parfois… que par ménagement pour les familles… on n’atténuât systématiquement la vérité…

— Je n’étais pas à l’endroit même, dit Vernois sans lever les yeux du portrait qu’il regarde toujours ; mais qu’est-ce qui peut vous induire à douter de ce qu’on vous écrivait, sous le coup des événements, au lendemain de ce malheureux jour ?

— Je ne sais pas… murmure-t-elle. Le besoin de se tourmenter…

Serait-ce qu’elle attendait une réponse plus décisive et que, craignant soudain d’en trop apprendre, elle recule ? Vernois voudrait la rassurer :

— Dans de pareils moments, on n’a pas le loisir de corriger les faits de manière à les rendre moins cruels, surtout lorsque les pertes sont nombreuses et que la situation reste indécise…

Et, pour gagner un autre terrain, il demande en montrant l’homme au chevreuil :

— N’avait-il pas du tout changé depuis le temps de cet exploit de chasse ?

Mais elle a retrouvé son sang-froid et reprend :

— Ce qui m’a troublée, c'est qu’il y avait de légères contradictions dans les faits tels qu’ils m’ont été rapportés. La lettre de son capitaine disait : « Il a été frappé à la tête de ses hommes, au cours d’un assaut victorieux, dans l’intervalle de 200 mètres qui sépare la première tranchée allemande de la seconde. » De son côté, mon oncle disait : « Il est tombé dans le va-et-vient d’une attaque dont les péripéties ont été dramatiques. On n’a pu retrouver son corps que le lendemain. » La différence entre les deux rapports n’est pas considérable. Les termes employés par mon oncle sont moins officiels ; ils ont donc chance d’être plus vrais. Or ils donnent l’impression que le succès a été moins décisif et bien plus chèrement acheté. Depuis, je l’ai vainement interrogé ; il croit faire un pas dans le sens de ce qu’il appelle ma guérison, chaque fois qu’il peut éluder un entretien où risque de surgir le nom de mon mari. Je ne puis certes pas douter de la tendre affection qu’il a pour moi : je me sens presque sa fille. Mais ce matin nous parlions, vous et moi, de tout ce qui le séparait de votre ami. Il est bien trop loyal pour vouloir frustrer un mort de la pauvre part de mérite qui lui revient ; mais ce n’est jamais de tout à fait bon cœur qu’il la lui accorde. Vous qui êtes entre eux un arbitre impartial…

— Impartial, dit Vernois, jadis oui. Même je crois bien que j’aurais tâché de donner raison au chef, par instinct de vénération, et aussi, délibérément, pour aider au roulement de la machine. Aujourd’hui c’est un peu différent… Il m’a fallu venir ici pour m’apercevoir que j’avais changé… C’est qu’aussi l’injustice est trop blessante. Heuland a tout donné : trente ou quarante ans sur lesquels il pouvait compter de lumière, de bon sommeil, de joie à manger et à respirer, avec tout ce qu’il avait en outre de bonheur, et l’on vient lésiner sur la reconnaissance, lui disputer le peu de place qu’il occupe encore ! Notez que le général de Pontaubault l’eût accablé d’excuses s’il l’avait seulement bousculé dans une porte ou frustré de deux sous dans le règlement d’une partie de bridge. Qu’il lui laisse donc sa mort qui est belle, et qu’il respecte toutes les raisons, même les plus fragiles, qui peuvent le maintenir près de votre pensée.

— Une seule personne, dit Clymène au bout d’un instant, m’a jamais laissé voir, oh bien timidement, les mêmes préoccupations que vous. C’est un brave homme de l’usine, qui tenait en ordre le petit atelier de mon mari et souvent lui donnait un coup de main. Il a cru qu’on allait tout disperser et s’est armé de courage pour venir me dire : « Si chaque chose reste à sa place, ça vous donnera de l’aide pour vous le rappeler. » En dehors de ce pauvre vieux, tous ceux qui m’ont témoigné de la sympathie ne parlaient que de consolation, c’est-à-dire d’oubli. Et une conjuration tacite s’est formée tout autour de moi, entre gens qui n’avaient jamais pu s’entendre sur rien, mais qui se trouvaient tous d’accord pour m’aider à triompher des scrupules, pour prendre sur eux le blâme des infidélités progressives… Et trois années s’écoulent avant que, par hasard, un de ses camarades s’égare sur cette plage, se laisse attendrir par la bonne mine d’un petit garçon et m’adresse, à l’instant de s’en aller, quelques phrases courageuses.

Vernois répond avec un peu d’embarras :

— Je partais, pour ne pas avoir à vous tenir le langage qu’eût souhaité le général. Mais puisque la consigne est tournée, je ne saurais trouver un meilleur endroit pour y passer ce qui me reste de vacances.

Elle a un petit mouvement de surprise où il est difficile de ne pas voir quelque chose qui ressemble à de la contrariété. Aussitôt d’ailleurs elle s’en aperçoit, rougit, puis prend le parti de la franchise :

— Pardon, dit-elle en souriant ; mais devant un homme qu’on pensait ne plus jamais revoir, on parle avec une sincérité dont on est un peu confuse après coup. C’est comme les dernières volontés qu’on a formulées sur son lit de mort : quand à l’improviste on guérit, on est vexé d’avoir été si solennel…

Il y a trop de bonne grâce dans cette explication pour que, passé quelques secondes, il subsiste entre eux de la gêne ; cependant le fil de la confidence est rompu. Ils font bien quelques efforts pour le renouer, mais sans vigueur, sachant désormais qu’ils ont du loisir.

— Voulez-vous, dit-elle, accepter ce souvenir de lui. J’ai d’autres épreuves. Cette vue vous rappellera un de vos postes d’écoute.

Vernois prend la photographie :

— C’est un abri, explique-t-il, qu’on avait construit en seconde ligne. (Ma foi, je ne sais plus le nom du village.) Il devait nous servir ainsi qu’aux bonnes gens des maisons voisines ; mais je n’ai pas souvenir que nous ayons eu besoin d’y descendre.

— Comme les hommes nous en imposent avec leur précision ! Vous voyez pourtant, dit-elle, que vos souvenirs sont inexacts.

Et elle lui montre, au dos du carton, l’indication tracée par Heuland : « Poste d’écoute de G., pendant une accalmie. »

Il ne peut maîtriser l’agacement que lui cause cette petite vantardise :

— Non, non, il s’est trompé. C’était à côté d’une église à demi démolie. Tenez, il traîne une pierre de taille sur ce talus.

Mais il se rattrape encore à temps :

— Après tout… On a vu tant d’abris pareils… Mais gardez cette épreuve puisqu’elle porte un mot de sa main, et permettez-moi, demain, de venir en chercher une autre.


Mlle  Gassin se trouve déboucher par la petite porte du jardin au moment où Vernois, sorti par l’autre issue, reprend le chemin de la plage.

— Je ne devrais pas l’avouer, dit-elle ; mais en passant sous les fenêtres du salon, je n’ai pu m'empêcher d’entendre quelques-uns de vos propos.

Vernois répond par un « Ah ? » si impertinent qu’elle riposte :

— Admettons que j’aie écouté. Dites-vous qu’une vie de domestique développe des défauts de domestique,… puisque vous ne voulez pas me faire bénéficier des excuses qu’on accorde pourtant presque toujours à un sentiment sincère.

— Nous n’avons rien dit qu’on ne pût entendre. Vous l’aurez constaté.

— Vous n’avez rien dit qui ne fût propre à réconforter ceux qui ne cessent de penser à votre ami. Il était si cruel de se demander si, malgré le dire de ses supérieurs, il n’avait pas souffert.

Vernois la dévisage :

— Vous le demandiez-vous vraiment avec le désir de savoir ?

— On ne m’a pas, riposte-t-elle, élevée avec douilletterie. Je ne suis pas née Pontaubault pour m’étourdir de phrases, et je n’ai pas peur de la vérité.

— Apprenez donc, dit-il d’une voix sourde et dure, qu’il a souffert plus que jamais vous n’avez osé le craindre. Il est bien exact que, le 16 juin, un obus de gros calibre est tombé juste à côté de lui et l’a mis en charpie. Mais cela ne s’est passé qu’à la nuit, alors que l’attaque avait eu lieu dès l’aube, et qu’il hurlait depuis ce moment-là, le ventre ouvert, entre les lignes, sans qu’il fût possible de lui porter secours. D’ailleurs qu’aurions-nous fait de lui ? Il souffrait moins, couché sur le sol, que trimballé dans les boyaux, et il courait la chance d’être achevé par un projectile. Dans un pareil endroit, il n’a pas eu de veine d’attendre quatorze ou quinze heures sa délivrance.

Le souffle coupé, Mlle  Gassin ne parvient plus à le suivre. Il finit par avoir pitié et ralentit sa marche.

— Pourquoi, balbutie-t-elle, me dites-vous ces choses atroces… Vous les inventez pour le seul amusement de faire souffrir !…

Il se contente de lever les épaules.

— Pourquoi la rassurez-vous, elle, tandis que vous me torturez ainsi ?

— Il a dû mourir, reprend Vernois, vers sept heures du soir, car on a vu tomber un obus juste à l’endroit où il se trouvait, et surtout on a cessé d’entendre ses cris. Le lendemain, les Allemands se sont résignés à l’abandon définitif de leur seconde tranchée, de sorte que nous avons pu visiter le terrain et ramasser nos morts. Les lambeaux qu’on a retrouvés de lui, il n’y en avait pas le poids d’un petit enfant ; encore a-t-il fallu glaner sur les buissons, « dégarnir les arbres de Noël », comme disait un homme.

À cause des passants, Mlle  Gassin ravale ses larmes ou les essuie d’un brusque coup de mouchoir :

— Comment voulez-vous, gémit-elle, que je vive avec cette idée ?

— Vous prétendiez avoir son cœur et ses pensées, et vous ne voulez rien savoir de son agonie ? C’est trop commode.

— Au moins dites-moi qu’il est mort avec le sentiment que ses souffrances n'étaient pas perdues.

— Plaise à Dieu qu’il n’ait plus été en état de se le demander, car le recul qui a fait refluer sa formation de la deuxième tranchée allemande dans la première était l’effet d’une simple panique. Il faut soi-même avoir été roulé dans une de ces avalanches, pour savoir avec quel désespoir l’esprit se débat, tandis que le corps obéit à l’esprit des autres.

Rétractée par l’attente de nouveaux coups, encore une fois Mlle  Gassin presse en vain le pas. Mais voyant que Vernois ne dit plus rien, elle reprend de la hardiesse :

— Comment n’avez-vous pas honte de charger ainsi la mémoire de votre ami ?

— S’il a connu la souffrance de mourir inutilement, pourquoi ne le mettrais-je pas à son acquis ? Est-ce qu’il était responsable de cette poussée qui lui a coûté la vie en le ramenant dans une zone découverte ? S’il était resté seul dans la seconde tranchée (ce que certains lui reprochent de n’avoir pas fait, mais qui eût été fou) ne croyez-vous pas qu’il aurait été quitte à bien meilleur compte soit prisonnier, soit fusillé sur place ? C’est pour que vous lui rendiez justice que je parle comme je fais. Il est dur de mourir ainsi.

Mlle  Gassin est à bout de forces :

— Si vous pensez vraiment ce que vous dites, pourquoi suis-je la seule qui doive porter ce terrible secret ? Donnez-en leur part aux autres.

— Vous n’avez donc pas le courage…

— Le général est en droit de tout apprendre !

— Et il sait tout ; mais il paierait beaucoup pour pouvoir en oublier une partie.

Mlle  Gassin saisit la manche de Vernois :

— Mais Mme  Heuland, elle au moins…

— Laissez-la tranquille, répond-il durement.

Puis, se radoucissant, il cherche à être habile :

— Je m’imaginais que vous mettriez votre fierté à rester la seule femme qui sache la vérité entière. Puisque vous avez le mépris des phrases, montrez cette forme de courage qui se passe de rien embellir.

— Ces cris dont vous parlez ! gémit-elle. Je ne pourrai plus songer à lui sans les entendre.

Il sourit avec méchanceté :

— Un mourant qui crie et perd ses entrailles, on ne peut pas, en effet, lui faire place dans toutes les rêveries. Si je me suis trompé en vous parlant de la sorte, excusez-moi.

— Non, murmure-t-elle, vous aviez raison. Si vous m’aidez, j’aurai du courage… Adieu, je prends par ici. Non, ne dites plus rien…


Il regrette de l’avoir laissée partir dans un trouble qui peut être mauvais conseiller, mais il répugne à la rejoindre dans une rue trop passante. Soudain la voix de Mme  Heuland le fait sursauter :

— On ne va pas plus loin !

Aussitôt il sent le ridicule de son imagination : c’est Antoine qui l’appelle, suçant un bâton de sucre d’orge, à califourchon sur le mur bas qui sépare la chaussée de la plage. Sans comprendre comment, sous le timbre cristallin, il a pu percevoir l’autre voix, Vernois enjambe le mur et fait face au petit garçon :

— Alors tu m’as attendu longtemps ?

— Pendant treize sucres d’orge. Car j’avais le droit d’en sucer jusqu’à votre arrivée ; mais défense de croquer.

— Et pas une fois, pour aller plus vite, tu n’as donné le moindre coup de dent.

— Oh si, j’en ai bien croqué six ou sept, parce que c’est meilleur. Mais c’était tout de même des bâtons sucés, vu qu’après je laissais passer un grand moment sans en reprendre. Ça n’était pas tricher. Je suis même sûr que j’y perdais.

Vernois se plaît à retrouver, sous le rose et le blond du père, ce jeu de scrupules qui vient de Mme  Heuland.

— Sais-tu qui aimait le sucre autant que toi ? C’est un bon camarade que j’avais et qui portait toujours sur lui la photographie de ses trois petits gars. Dès qu’on s’installait dans une cagna, il l’épinglait à la paroi ; mais quand les marmites commençaient à tomber trop fort, on lui criait : « Voilà la pluie ! Il est temps de serrer tes mômes ! » Alors il rentrait ses garçons dans sa poche. Nous les connaissions comme s’ils avaient fait la campagne avec nous : le plus gros, celui qui tenait un bateau à la main et qui s’appelait Antoine ; et le second… attends… quelque chose comme Henri.

Trois sûretés valent mieux que deux ; l’enfant demande :

— Et le plus petit s’appelait comment ?

— Robert, je crois, comme son père.

Alors seulement le visage d’Antoine s’illumine.

— Eh bien, poursuit Vernois, un jour que nous cantonnions pas loin de Verdun, qui est la ville des dragées, il nous en a rapporté non pas une boîte ni cinq ni dix, mais un grand bocal tout entier, enveloppé dans un sac. La marchande n’avait pas demandé mieux que de le lui vendre, parce que les bombes commençaient à mettre tout en l’air dans la ville. Seulement, pour rentrer, la route n’était pas commode ; il fallait se coucher par terre à cause des obus, et naturellement le bocal s’est cassé. Et naturellement aussi, à son arrivée, nous plongeons nos mains dans le sac pour voir quelles bonnes choses il nous rapporte ; et nous nous enfonçons des éclats de verre dans les doigts et nous lui en disons de toutes les couleurs. Il était tellement fatigué qu’il s’est laissé tomber sur sa paillasse avec son sac à côté de lui. Sa main avait juste encore assez de force pour s’avancer jusqu’à une dragée et la ramener à sa bouche. Au bout d’un moment il ronflait, mais sa mâchoire travaillait tout doucement et sa main allait toujours se ravitailler. On croit qu’il n’a pas cessé d’un bout à l’autre de la nuit, et pourtant, le matin, il n’avait pas une coupure. On a tâché de le blaguer, mais quand il a vu nos doigts enveloppés dans des chiffons, c’est lui qui s’est payé notre tête.

Les yeux brillants d’Antoine laissent deviner qu’on ne lui parle pas souvent de son père sur un ton si familier.

— Je pense, dit Vernois, que tu te le rappelles bien. Moi j’ai perdu mon père juste au même âge que toi et pourtant je le revois comme s’il venait de me quitter.

— Il est aussi mort à la guerre ?

— Non, c’était dans un temps où l’on ne savait même plus du tout ce que c’est que la guerre. Il était garde forestier et il est mort dans la montagne, d’une congestion de froid. Eh bien, souvent je cherche dans mon souvenir tout ce que je puis me rappeler de lui — comme il faut que tu recherches dans le tien tout ce que tu peux retrouver de ton père à toi. Je l’aperçois assis à table, ou lisant son journal, ou marchant devant moi, des heures et des heures, dans les grandes forêts de sapins. Et tu devrais te rappeler bien plus de choses que moi, parce que ton père était jeune et gai et qu’il jouait avec vous, tandis que le mien commençait à se faire vieux et ne me parlait presque jamais.

— Pourquoi il ne vous parlait pas ?

— Parce que c’était son caractère, et que sa vie n’avait pas été bien facile ; ma mère était morte quand je savais à peine marcher, et sans doute il ne trouvait pas grand’chose à dire à ce petit bonhomme qui trottait derrière lui dans ses promenades. Quand il apercevait un champignon comestible, il se contentait de me le montrer du bout de sa canne ; je courais le cueillir et je le mettais dans un filet que nous emportions pour cela. Dès qu’il voyait que le filet devenait trop lourd, il me faisait signe de le lui remettre. Dans le fond il était très bon. Mais combien j’aurais été plus heureux d’avoir un père sur le dos duquel on pût grimper, avec qui l’on pût faire des niches !

Ce n’est pas sur lui-même que Vernois désire attacher l’esprit de l’enfant, mais il est touché de l’entendre demander :

— Et une fois que vous étiez tout seul, qu’est-ce que vous avez fait ?

— J’avais un grand frère, plus âgé que moi de quinze ans et qui m’a recueilli. Je l’aimais plus que personne au monde ; mais il avait une femme qui me trouvait de trop dans la maison. Au lieu de me dire du bien de mon père, comme ta mère fait pour toi, elle profitait des moments où nous étions seuls pour glisser quelque méchanceté qui me remplissait de chagrin et de honte… Dis-moi : est-ce que parfois Mlle Gassin vous parle de lui ?

Un brusque assombrissement se fait dans le visage d’Antoine. Il rougit, regarde ses pieds :

— Oh, elle !

— Quoi ? Vous ne l’aimez pas ?

Il s’écrie avec passion :

— C’est une menteuse, une rapporteuse !

— En quoi ment-elle ?

— Elle se donne l’air de tout savoir, mais vite elle regarde dans un livre. Quand elle s’est trompée, elle dit que c’est nous.

La droiture blessée de l’enfant le rend tout tremblant de colère.

— C’est donc elle, demande Vernois, qui vous donne toutes vos leçons ?

— Non, mais c’est pis. Elle nous conduit dans un cours dégoûtant, plein de filles !

Devant le rire amusé qu’il provoque, le petit se décontenance. Il rougit de nouveau ; Vernois sent la confiance à peine éclose qui va se refermer. Il se penche sur l’enfant et doucement lui prend le bras :

— Écoute, mon petit…

Mais Antoine a un mouvement de timidité.

— Écoute, que je te dise : elle me déplaît autant qu’à toi, Mlle Gassin.

Il voit des yeux, d’abord incrédules, qui le scrutent, mais où l’émerveillement peu à peu grandit. Et soudain il sent à ses épaules les deux bras de l’enfant, qui s’est mis à genoux :

— C’est vrai, dites, c’est vrai ?

Par crainte d’avoir à s’expliquer davantage, Vernois demande :

— Pourquoi ne vous envoie-t-on pas au lycée ?

— Ils ne voudront jamais !

— L’as-tu demandé à ta mère ?

— Oh, elle dira comme Mademoiselle.

— Mais non, vu qu’avant tout elle désire que tu sois heureux.

Il est visible que, dans son fatalisme, le petit n’espère plus aucun secours et que même il ne distingue déjà plus bien nettement le visage maternel.

— Voyons, mon petit gars, si tu lui parlais bien résolument ?

Les bras d’Antoine se resserrent, sa tête se coule contre celle de Vernois et il lui murmure à l’oreille :

— Si vous lui parliez, vous !…

— Elle me dirait : « Vous devez vous tromper. Connaissez-vous donc mieux que moi le cœur de mon garçon ? » Ou bien elle me dirait encore : « Vous êtes ingénieur et non pas maître d’école ; occupez-vous de votre teinturerie, là-bas dans les Vosges, et de vos produits chimiques. »

La déception met un instant à faire son œuvre ; sous son poids, peu à peu, le nœud des bras se relâche. Mais inopinément une forte main s’abat sur la nuque de l’enfant, une autre pèse sur l’épaule de Vernois.

— Non, ne vous levez pas, dit M. de Pontaubault ; vous faites un tableau trop touchant.

Vernois saisit l’occasion :

— Il m’expliquait, mon général, qu’il en avait assez d’être élevé parmi des filles et qu’il travaillerait bien plus gaiement avec des camarades.

Il sent contre lui le petit corps traversé par la tempête de l’appréhension, puis, au premier mot de M. de PontauLE CAMARADE INFIDELE 459

bault, qui est un grognement de bonne humeur, rebondir instantanément :

— Si vous saviez, oncle Philippe, ce qu'elle est men- teuse ! Elle nous a prétendu qu'elle avait une maladie de cœur et qu'avec Ta vie que nous lui faisions on la trouve- rait morte dans son lit. Tous les matins nous regardions par le trou de la serrure. Mais pas de danger qu'elle meure^ ah non, pas de danger !

Il est arc-bouté contre la poitrine de son ami ; et cette fois les hommes ont beau rire, ils ne parviennent plus à le déconcerter :

— Et puis, oncle Philippe, ajoute-t-il en saisissant Ver- nois par sa veste, il parlera du lycée à maman.

— Vraiment ? fait M. de Pontaubault d'un ton de sur- prise désobligeante.

En vain Vernois balbutie quelque chose, il en résulte un peu de froid.

— Allons viens, dit le général, il est temps que nous remontions.

(A suivre). jean schlumberger

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

��LE ROMAN DE LA DOULEUR

Lorsque Socrate, reprenant et refaisant le discours de Lysias, a montré au jeune Phèdre combien l'amant raisonnable et pru- dent est supérieur à l'amant enflamme et démoniaque, il sent autour de lui, parmi les puissances invisibles qui l'entourent et l'inspirent, une réprobation. 11 se compare à Stésichore, qui, ayant mal parlé d'Hélène, perdit la vue, et ne la retrouva que lorsque, tenant sur la plus belle des créatures le langage des vieillards aux portes Scées, il eût écrit sa palinodie. Non, s'écrie Socrate, on ne saurait comparer la sagesse, qui est humaine, à l'inspiration, qui est divine, ni l'amour prudent, qui marche sur la terre, à l'amour orageux, pathétique et furieux, qui a des ailes et l'espace. Je louais l'autre jour l'heureuse inspiration de deux aimables esprits, M. Beaunier et M. de Miomandre, qui, ayant songé que le plaisir, fraîcheur précaire de notre vie, pou- vait à lui seul animer un roman, avaient élevé dans le feuillage un autel gracieux au petit dieu qu'ils servaient. Mais, hélas !

Le veut de l'aiilre nuit a jeté bas l' Amour Oui dans le coin le plus mystérieux du parc Souriait en bandant malignement son arc, Et dont l'aspect nous fil tant ré-ver tout un jour.

Notre louange du plaisir ne sera, comme celle de la raison dans le Phèdre, supportable que si elle est suivie de la palinodie, et si, derrière le dieu délicat et lumineux, nous apercevons comme fond de notre art et de notre pensée la grande forme tra-

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 46 1

gique qui se confond avec la nuit et révèle comme elle le rayon des mondes lointains, — la douleur.

Les êtres que j'imaginais, et qui, succédant à l'homme, ne pourraient le connaître que par ses livres, ne verraient presque de lui que sa face douloureuse. Quand l'homme a chanté ses plaisirs et en a fait de l'art, il est bien vite arrivé au bout de cet art, comme est bien vite au bout du plaisir celui qui lui consacre sa vie. Mais les poésies, le théâtre, le roman, ont trouvé dans la souffrance humaine leur air respirable et leur carrière indéfinie. Et même dans les arts plastiques, qui donnent bien davantage au plaisir sensible, ce primat de la douleur subsiste : une œuvre qui nous apporte une idée de santé et de joie comme celle de Raphaël et de Rubens, ne la mettons-nous pas au-dessous de celle qui décèle une inquiétude et un mécontentement, celle d'un Léonard ou d'un Rembrandt ? Et quelle qualité plastique trouverons-nous supérieure au tragique de Michel-Ange ?

L'art n'existerait pas sans la présence de la douleur, ou bien il se serait arrêté à des formes superficielles. Qu'il survienne pour la calmer ou pour la rendre plus consciente, il lui est lié par une communauté fraternelle. Le langage ici nous avertit. De ce qui est écrit sur le plaisir, nous ne dirons jamais que c'est profond : nous imaginerons toutes les épithètes laudatives, excepté celle-là. Mais dès qu'une ligne, une page, un livre sur la douleur humaine nous frapperont et nous saisiront, ce sera le premier mot qui nous viendra ; nous les appellerons profonds. C'est que, par leur mouvement et leur être, ils vont toucher à nos propres profondeurs, et, comme le son de la pierre qui tombe, nous aident à les mesurer. Dans le plaisir nous sentons quelque chose qui se répand comme un plumage ou un chant d'oiseau à la surface de nous-mêmes, la multiplie sous la lumière en facettes cristallines. Dans la douleur nous éprouvons ce qui en nous se ramasse et pèse, le mouvement qui contracte et inten- sifie notre densité pour nous ne savons quelles balances. Il n'existe, au fond, qu'un sujet de l'art et de la pensée humaines : l'homme devant l'énigme de la vie. Le plaisir va probablement dans le courant de la vie (tout au moins de la vie de l'espèce), mais il nous fait tourner le dos à cette énigme. La douleur est sans doute un obstacle que rencontre la vie, mais cet obstacle nous retourne le visage et les yeux vers cette énigme, nous l'ex-

�� � 4^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pose SOUS un biais qui lui donne des lignes intelligentes et qui nous permettrait peut-être de la deviner.

��Ce n'est pas seulement le dernier roman de M. Edouard Estaunié, l'Appel de la Route, qu'on pourrait appeler le roman de la douleur, ce sont à peu près tous ses romans, qui vivent dans cet élément de la souffrance humaine, et qui en tirent leur nourriture et leur style. Si je disais qu'il ne nous montre jamais que des êtres qui souffrent, la caractéristique serait bien banale. Un personnage romanesque ou tragique n'entre en effet dans l'art qu'en raison de la souffVance qu'il subit, de la souffrance qu'il inflige, ou de la souffrance qu'il guérit. Sous ces trois for- mes c'est toujours autour du même centre que gravitent les mondes du roman et du théâtre. Mais la plupart du temps ou du moins très souvent, cette souffrance qui vaut à un personnage de devenir le sujet d'une histoire intéressante ou typique est une souffrance qui lui vient par une catastrophe, par un coup de hasard, par une disposition singulière, ou bien qui est donnée comme la conséquence d'une passion, d'une erreur, d'une ambi- tion ; elle a été apportée par des causes qui auraient pu ne pas être. Elle se détache exceptionnellement sur certain fond de plaisirs vulgaires et de satisfactions normales incorporées au train des affaires humaines.

Pour M. Estaunié au contraire elle est ce train même, cette réalité des affaires humaines, la douleur se confond avec la vie, et l'énigme de la vie avec l'énigme de la douleur. Il y a évi- demment des êtres qui nous paraissent heureux, qui le sont peut- être, mais cela, pour M. Estaunié, signifierait presque qu'ils ne vivent pas, ou qu'ils vivent dans un monde à deux dimensions, dans un^Tionde sans profondeur. Et cette douleur qui se con- fond avec la vie, qui se confond avec le roman, semble se con- fondre aussi avec le style même de M. Estaunié. On pourrait dire qu'il existe en français un stvle de certitude, un style de découverte, un style d'inquiétude (et beaucoup d'autres, mais la couoe dont j'ai besoin pour le moment ne comporte que ces trois). Le style de certitude est un style oratoire au mouvement uniforme et progressif : Bossuet qui expose ce qu'il croit voir clairement, ce qu'il croit être indubitablement, en réalise le

�� � type. Le style de découverte donne la sensation que l'auteur aperçoit, comprend çc qu'il dit au fur et à mesure qu'il l'écrit, transporte dans l'écriture le graphique même d'une invention actuelle qui s'enregistre en même temps qu'elle se déroule : tel le st3'le de Montaigne et celui de Sainte-Beuve ; c'est a priori le type du style que devrait écrire un bergsonien, si d'une part un vrai bergsonien ne savait combien Va priori est trompeur, et si d'autre part M. Bergson n'avait le style précisément contraire (tout cela est à la fois très clair et très compliqué). Enfin le style d'inquiétude procède par une série de phrases discontinues, pressées, et cependant uniformes, qui paraissent frapper comme des coups de doigt à la porte d'un mystère, et qui imposent à notre vision la présence d'une figure anxieuse, de même que le style de certitude lui imposait celle d'une figure impérieuse et satisfaite, et le style de découverte celle d'une figure cher- cheuse : le type saisissant de ce style d'inquiétude nous est fourni par les Pensées de Pascal. Je ne comparerais pas plus M. Estaunié à Pascal que Zola à Bossuet ou M. Proust à Mon- taigne. Mais on donnerait le style de Zola, tout oratoire et affirmatif, et absolument pur de toute réticence, c'est-à-dire de toute critique, comme un exemple de stvle de certitude, le style de M. Proust comme un type de style de découverte, et enfin le style de M. Estaunié me paraîtrait, pour des raisons que l'on comprendra en relisant une page des Pensées, vivre selon le mouvement même d'un style d'inquiétude. En d'autres termes, le premier style extrait, de l'image ou de l'idée, la décision de l'homme qui a raison et qui propage cette raison toute faite, le deuxième le problème où se plaît l'homme qui aime chercher et pour qui les trouvailles ne sont qu'un moyen de chercher plus loin, le troisième l'angoisse où se consume l'homme qui est perdu dans un mystère et qui frappe à la porte sous laquelle des rais de lumière paraissent. A cette porte on peut d'ailleurs frapper tumultueusement ou méthodiquement. M. Maeterlinck y frappe un peu tumultueusement, comme un poète romantique. M. Estaunié y frappe méthodiquement, comme un ingénieur. Notons qu'il y avait un ingénieur en puissance dans l'inventeur de la machine arithmétique et des carrosses à six sous, et qvi'on trouverait, avec beaucoup d'artifice, un plan d'ingénieur dans l'Apologie de la religion chrétienne.

�� � 464 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M. Estaunié s'est attaché à écrire, avec une sécheresse d'ingé- nieur vraiment consubstantielle au sujet, le roman de la douleur. Mais ce roman, cette sombre Hécate littéraire, a trois faces : roman de la douleur, et aussi roman de la solitude et roman du silence. Roman de chacun des trois précisément parce qu'il est le roman des deux autres. Ce roman qui était en puissance dans YEnipreiiite et le Ferment, et qu'à la lueur des œuvres sui- vantes nous en voyons se dégager, M. Estaunié l'a abordé de divers côtés avec Les choses voient, Solitudes, V Ascension de M. Bas- lèvre. Il semble qu'il en donne aujourd'hui la somme dans V Ap- pel de la Route.

Pour M. Estaunié l'existence est affectée non seulement du sceau originel de la souttrance, mais encore de cette autre niar- que, que nous ne pouvons vivre sans faire souffrir autrui. Dans V Ascension de M. Baslcvrc un pur amour menait vers la lumière un être terne qui avant d'aimer ne paraissait que le plus ordi- naire des vaincus de la vie. Ce livre aurait pu aussi s'appeler V Appel de la Route, et se terminer sur le même thème que le livre d'aujourd'iiui. Mais il s'agissait alors de la route lum.i- neuse, tandis qu'il s'agit ici de la route sombre. Une route dont toute la ténèbre tient dans l'énigme de cette phrase, prononcée par un des personnages : « Pourquoi l'être humain ne saurait-il respirer sans créer d'abominables conflits ? Pourquoi l'essai- mage automatique de la douleur, et la nécessité de toujours tuer pour vivre ? » Et ailleurs : « Est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir ? 11 suffit d'exister. »

Cela je ne dirai pas que M. Estaunié l'a démontré. Un roman d'ailleurs ne démontre rien. Mais il l'a développé dans trois récits convergents qui sont des chefs-d'œuvre de composition savante et originale. Trois amis réunis discutent sur la souf- france humaine, et chacun s'engage à apporter des exemples fournis par la vie à l'appui de sa thèse, à savoir, pour le pre- mier, que la souffrance est injuste, pour le second qu'elle est incompréhensible, pour le troisième qu'elle est incomprise. Or il se trouve que les trois récits se complètent et n'en font qu'un. Le hasard a fait que le deuxième ami, puis le troisième, ont été plus ou moins en rapport avec les personnages qui font !e

�� � sujet du premier récit. Le deuxième récit vient compléter le premier et le troisième éclairer les précédents. L’une et l’autre des deux premières thèses seraient successivement justifiées si on s’arrêtait à l’un et à l’autre des deux premiers récits. Mais précisément elle ne serait justifiée que parce qu’on se serait arrêté. Cette justification ne serait faite que de notre ignorance. C’est le troisième qui conclut, ou tout au moins son récit se confond avec cette conclusion. Et on conçoit fort bien, et même on doit concevoir une suite indéfinie de récits dont chacun apporterait un éclairage nouveau et impliquerait peut-être une autre réponse. Mais il fallait que l’auteur construisît, se bornât et pût paraître conclure. La conclusion est formulée par un prêtre, comme dans les romans de M. Bourget, et d’ailleurs on peut imaginer ce roman construit sur le type de ceux de M. Bourget ; on le voit, par exemple, suivant le cours et le rythme de l’Echéance, et recevant le titre de Drame de Famille. (En comparant les deux techniques, précisément curieuses des mêmes sujets, on se rendra fort bien compte de ce qu’il y a de plus populaire, et d’un peu périmé, dans celle que M. Bourget a héritée de Balzac.) Cette conclusion n’est autre que la conclusion chrétienne : la voie douloureuse est une voie. L’abbé Manchon en donne pour signe ceci : la souffrance détache ; en détachant l’homme de la terre elle l’allège, le rend comme fluide et mobile le long de la route où la mort le fait disparaître de notre horizon sans qu’il cesse d’aller.

Je contesterai d’autant moins cette conclusion qu’un livre sur la souffrance, une réflexion sur la souffrance ne sauraient guère en comporter d’autre. Réfléchir sur la souffrance, c’est déjà la dominer, c’est déjà chercher à l’utiliser. Et si le plaisir sert à nous attacher à la vie, à nous la faire vivre et à nous la faire transmettre, la douleur ne saurait être utilisée que pour nous détacher de la vie. Et nous savons bien que sans ce détachement la société humaine ramperait misérablement, et que l’individu ne garderait qu’une valeur médiocre. Mais quelle que soit la vérité d’une telle conclusion, ce n’est ni cette vérité ni cette conclusion qui nous intéressent dans ce roman. C’est le roman. Et celui de M. Estaunié pouvait se passer de sa conclusion sans cesser d’être le roman de la douleur, et sans que rien à peu près fût diminué de son art ni de son artifice. 466 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Car il comporte un artifice ; je l'indiquerai en disant que, plutôt que sur la vision de la douleur humaine, il est fondé sur une vision douloureuse de l'humanité. 11 implique à la fois chez l'auteur et chez ses personnages une volonté de douleur, à laquelle Dostoïevsky nous a accoutumés, mais qui n'est pas habituelle à un Occidental, et qui nous paraît chez M, Estau- nié particulière et originale.

Une volonté de douleur, nous la trouvions bien dans l'Alissa de la Porte Etroite. Et le titre du roman de Gide, ainsi que cer- tains de ses mouvements, nous rappellerait peut-être V Appel de la Route. Mais là où Gide ne voulait écrire que le drame d'une âme humaine, M. Estaunié a voulu écrire le drame de l'âme . humaine. Et il n'a pas généralisé sans l'artifice nécessaire.

Cette volonté de souffrance que je crois y discerner, M. Estau- nié la nie, et même il a écrit son roman pour la nier : « Est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir ? 11 leur suffit d'exister. » Soit. Il a voulu raconter des existences qui font souffrir, et sans le vouloir. Mais que sont ces existences ?

Il n'y a dans V Appel de la Route que des destinées souffrantes et brisées. Simplement, dit M. Estaunié, parce que ce sont des destinées humaines et que des hommes existent. Ces hommes souffrent bien par des hommes, et ne souffrent que par des hommes, mais non par des hommes qui veulent les faire souf- frir. Celui qui nous fait souffrir n'est que la cause occasionnelle de notre souffrance, ou la cause par déclenchement, comme l'oiseau de l'avalanche ou le fumeur de l'explosion. « Le plus souvent celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu'il a fait. Une seule chose compte : la souffrance, en elle-même, et le mérite qu'elle nous acquiert. »

Mais, en fait, les souffrances infligées aux créatures de ce sombre roman ont une cause, et toujours la même, qui est le silence et la solitude. Ces personnages souffrent et font souffrir non parce qu'ils existent, mais parce qu'ils sont seuls et qu'ils se taisent. Entre Lormier et sa fille, entre Mademoiselle Lormier et René, entre Henri et son père, entre Madame Manchon et son fils aîné, se sont installés non des silences passifs, mais des silences actifs qui font fonction de zones d'hostilité, de terrain vénéneux où foisonnent toutes les espèces de la douleur. La famille Lormier est une famille où on a pris l'habitude du silence

�� � comme on prendrait ailleurs celle de l’alcool ou des disputes. Le médecin qui entre dans la maison, au début du roman, l’a vu installé, ce silence, au lit de mort de Madame Lormier, entre la morte et les deux vivants, comme un maître dur et terrible auquel la victoire restera et qui finira par étrangler Geneviève dans sa cellule de carmélite aussi bien que Lormier dans sa chambre de Versailles. Dès que la morte a fermé les yeux, il s’empare avec plus d’autorité des deux vivants. « Pour se torturer ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire. » Et ce silence n’est pas un simple vide, c’est un poids, c’est une force, comme les silences d’Eschyle, et une force qui tue. Lorsque Lormier pousse son : Pourquoi ? pourquoi ? désespéré, il est étrange que personne ne lui dise la vérité, à savoir qu’il souffre non d’autrui, mais de lui-même. Il meurt du silence de sa fille, mais ce silence elle le tient de lui avec sa vie même, elle a respiré chez lui ce poison : cet inventeur absorbé dans ses recherches a dû faire du silence, au sens où les médecins disent qu’on fait de l’albumine ou de la tuberculose. Sa fortune même est consubstantielle à ce silence. Elle a été constituée par sa femme sans qu’il le sût, et c’est seulement quand sa femme est morte qu’il se connaît riche. Mais son premier mouvement est pour maintenir le silence autour de cette fortune. 11 craint, dit-il, qu’on ne recherche sa fille pour son argent. C’est une de ces raisons dont on se dupe soi-même. En réalité il est tenu par la passion installée dans sa maison, la passion du silence, comme Grandet l’est par l’avarice ou Hulot par la luxure : passion du silence, c’est-à-dire passion de la vie secrète, qui porte comme toute passion sa puissance de vie et sa puissance de mort. Dans ce roman on en meurt. Ainsi Geneviève Lormier mourra de ce silence d’un quart d’heure, de cette voilette abaissée, entre la gare et la ville de Semur; elle en mourra en se demandant : « Pourquoi me suis-je tue ? »

Mêmes nappes de silence empoisonné dans la famille Manchon, La maladie a été inoculée ici par un homme, qui ne paraît qu’en une page, le père qui, convaincu par une calomnie que son jeune fils n’était pas de lui, a mieux aimé garder ce secret en se tuant que l’éclaircir au moyen d’une explication. Lui aussi a été serré à la gorge et étranglé par le silence. Il aurait pu, pour le repos des siens, emporter avec lui son affreuse maladie, mais il a fallu 468 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE

qu'avant de mourir il parlât tout juste assez pour la communi- quer, comme M. et M'"^ Lormier, à son sang. Il a fait jurer à son fils aîné de chasser de la maison celui qu'il croit un bâtard. Et plutôt que de tenir ce serment, plutôt que de faire ce mal, Henri s'est exilé lui-même de la famille en se faisant prêtre. Mais il faut que la destinée s'accomplisse, que le silence eno-endre le silence comme chez les Atrides le meurtre engendre le meurtre : en se taisant Henri installe chez les Manchon le silence qui tue, le silence qui chassera et fera mourir René, et fera tenir à Henri, malgré lui, terriblement, son serment.

Les silences de Lormier, de Geneviève, d'Henri, sont des silences faits de noblesse et de fierté, et pourtant ces silences tuent. Ils empoisonnent non parce qu'ils sont une infection, mais parce qu'ils constituent, comme un corps saisi par le froid, un terrain favorable à l'infection. Et cette infection elle est repré- sentée ici par les créatures blafardes qui s'installent dans le silence pour l'exploiter, le creuser et pour y faire le mal qui leur est propre : celles que M. de Miomandre appelle les taupes. Le sujet de Y Appel de la Route est à peu près celui des^ Taupes. Il faut un effort pour s'en apercevoir : supposez le même thème traité par Fragonard et par Rembrandt, par Ban- ville et par Baudelaire !

Il y a deux taupes dans le roman de M. Estaunié (oscillez, selon votre commodité, de l'image de la taupe à celle du microbe), deux habitantes infernales de ce royaume du silence : la vieille fille et la petite ville. La vieille fille Lapirotte était jeune quand elle a installé chez les Manchon la calomnie qui a fait du père un cadavre et du jeune homme un vieillard. Jeune ou vieille elle était l'envie, la méchanceté, une triste chose irresponsable que M. Estaunié ne s'arrête pas à accabler, et qui a rempli, dans un terrain favorable, sa fonction de taupe. Mais la taupe individuelle n'arrive à la plénitude de son œuvre et de son mal que lorsqu'elle s'est croisée avec cette taupe collective qui est la rumeur d'une petite ville. Alors le mal s'étale dans sa perfection, les taupes ouvrent, jusqu'à ce que le terrain s'etfondre, leurs galeries dans l'âme et dans l'être du silence. Le triple récit, brisé et repris, de M. Estaunié, donne d'ailleurs la sensation même de ces galeries obscures, de ce lacis-

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souterrain qui semble écrire les caractères du hasard, et qui écrit ceux de la destinée.

« Le silence d'un homme qui souffre, dit M. Estaunié, finit par éteindre la beauté de l'univers et l'univers lui-même. » Ses personnages croient qu'ils se taisent parce qu'ils souffrent. En réalité ils ne souffrent que parce qu'ils se tai^^ent ou qu'on se tait autour d'eux ; parce qu'ils se sont tus ou qu'ils ont été pris dans une conspiration familiale de silence. Et ce n'est pas le silence qui éteint l'univers autour de l'homme que le silence fiiit souffrir, mais, s'il s'est tu, c'est qu'il vivait déjà dans un univers à peu près éteint. Se taire c'est nier l'univers et se constituer soi-même en univers. Il y a dans l'homme le silence bas, l'air des vallées, qui provient de la timidité, et le silence élevé et glacial, l'air des cimes, qui provient de l'orgueil. Mais l'un et l'autre participent de la même essence, car la timi- dité est une forme de l'orgueil, c'est l'orgueil des faibles.

Le silence ne fait qu'un avec la solitude, et ces récits de M. Estaunié nous apparaissent comme la suite de ses Solitudes. Il y a des hommes qui souffrent de la solitude et des hommes qui paraissent en jouir : les Pensées de Pascal nous donnent la formule des premiers, et tant de pages délicieuses de Rousseau la formule des seconds. Et cependant le malheur et la folie de Rousseau ne sont-ils pas nés de la solitude, de cette solitude peuplée par lui de « taupes » imaginaires ? Dans ses derniers romans M. Estaunié semble avoir été halluciné par cette idée que la solitude est le visage le plus ordinaire de la souffrance. Mais ce mal fait tellement corps avec le solitaire qu'il l'aime du même fonds dont il s'aime, qu'il ne pourrait le détester qu'en se détestant. Dès lors il est amené à tenir cette solitude et cette souffrance pour l'appel d'une route qui se confond, ou qui pourrait se confondre avec lui. La conclusion du roman de M. Estaunié est en somme chrétienne, puisque l'appel de la route reste personnifié parla retraite d'une carmélite et par les discours d'un prêtre qui parle en prêtre. Mais cette conclusion n'est pas présentée comme une certitude, et le livre, commencé sur une angoisse, écrit dans l'angoisse, finit sur une angoisse. Derrière le rideau de son parloir nous ne voyons pas plus

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Geneviève que son père ne l'a vue : qui sait si elle n'a pas emporté son désespoir dans la mort ? Et, comme on nous le laisse entendre, les propos de l'abbé Manchon sont un peu des propos professionnels de prêtre : quel est, derrière cet autre voile, leur fonds et leur poids d'humaniré ? Le livre a l'appa- rence d'un dialogue, où il faut finir, mais où on ne conclut pas réellement, et nous sommes invinciblement portés à estomper l'image sur laquelle il s'achève, à voir devant nous non une route toute faite qui nous appelle, mais une forêt épaisse et mysté- rieuse où il nous appartient d'abattre des arbres et d'ouvrir des pistes.

ALBERT THIBAUDET

M. Aragon veut bien m'écrire la lettre suivante :

Je n'ai pour vous, Monsieur, qu'une estime limitée, et je ne lis guère la N. R. F. Cependant il me paraît bien regrettable qu'à l'instant où vous prenez la défense de Rimbaud vous croyiez bon d'accréditer encore la légende qui fait de Lautréamont un fou. Je vous prie de bien consi- dérer avec quelle légèreté ceux de qui vous tenez cette certitude vous ont assuré d'une démence, au moins discutée ; sur quels textes s'ap- puyaient leurs dires ; et quels secrets motifs vous les font si facilement accepter. Je ne pense pas que savoir le cas que je fais d'Isidore Ducasse soit pour vous l'occasion de reviser un procès, je veux le croire, trop hâtivement instruit. Mais sachez cependant, que pour moi et pour quelques autres, aucun poète ne tie7it devant Rimbaud, si ce n'est Lau- tréamont même, qui le dépasse de la tête. Excusez-moi.

LOUIS ARAGON

Je serais heureux de voir M. Louis Aragon « discuter » cette démence dans la N. R. F., qui ce jour-là au moins méri- tera d'être lue. Mon opinion était à peu près celle de Rémy de Gourmont, qui dans une étude sur Maldoror écrivait : « La folie est indubitable. » Les seuls textes sur lesquels me pa- raissent s'appuyer ces dires ce sont les Chants de Maldoror et les Poésies, qui ressemblent d'une façon frappante aux écrits d'aliénés, publiés par des médecins. Que ces pages soient souvent plus intéressantes et plus littéraires que la prose médi- cale qui les entoure, je le reconnais. La folie évidente qui frappe les Rêveries du promeneur solitaire ne diminue pas notre admiration pour le livre. La littérature des Illuminations est

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celle d'un homme qui marche ; celle de Maldoror (où le génie ne manque pas) est celle d'un homme qui rêve. Et peut-être bien que le rêve c'est la littérature intégrale ! auquel cas M. Aragon aurait raison. Mais si Lautréamont dépasse tous les poètes de la longueur de sa tête, plus la longueur de Rimbaud, M. Aragon tient-il absolument à nous faire avouer que cette tête fumante est en outre une tête solide ? Avouons seulement que, placée si haut, elle voyait peut-être loin. Qui diable peut- elle apercevoir quand Maldoror s'écrie : « O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! »

A. T.

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE

Théâtre du Vieux-Colombier : Le Misanthrope, de Molière.

Théâtre Edouard VII : M. Lucien Guitry dans Le Misanthrope.

Nous reparlerons de Molière.

N’est-ce pas merveilleux qu’une œuvre littéraire, après deux cent cinquante ans, garde ainsi tant de fraîcheur, tant de naturel, tant de vérité, tant de portée sur notre esprit ? Pas un mot devenu fade, pas une tournure qui ait vieilli, pas un trait démodé qui fasse sourire. Qu’est-ce qui assure ainsi la durée à une œuvre ? Il en est de même pour Villon, pour certaines parties de Ronsard, pour Corneille, pour Racine, pour Regnard et Marivaux, pour Tallemant, Voltaire et Diderot, Beaumar- chais. Rousseau nous gêne par son emphase et son affectation de sensibilité. Chateaubriand nous semble déclamatoire et théâtral. Victor Hugo nous fait rire et nous apparaît puéril par ses sujets et par son vocabulaire. Flaubert nous lasse par sa phraséologie apprêtée, tendue et monotone. Chez les autres, autrement loin de nous, rien n’a vieilli et n’a perdu contact avec notre esprit. Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre du passé garde ainsi tant de force et de fraîcheur et nous semble écrite d’hier? Est-ce l’expression de sentiments vraiment humains, la peinture de traits généraux à toute l’humanité, l’absence de toute mode dans le style, en un mot le naturel et le vrai dans le fond comme dans la forme? J’ai toujours été profondément intéressé par ces questions. Je m’émerveille, quand je lis de si vieilles choses, de les trouver encore si jeunes, et je cherche le secret de cette jeunesse. Les noms que je viens de citer sont des grands noms. 11 y en a d’autres de moindre éclat, il y a d’autres œuvres moins CHRONiaUE DRAMATIQUE 473

célèbres et qui sont également restées pleinement vivantes. J'ou- bliais aussi Montaigne et Saint-Simon. N'ont-ils pas gardé tous deux, l'un tout le charme singulier et pénétrant de son esprit, l'autre toute la puissance de ses peintures ? Pourquoi ? N'est-ce pas parce qu'ils n'o,nt eu de préoccupation, l'un et l'autre, que de peindre vrai, sans recherches ni embellissements ? Qu'on n'attende pas de moi que je recherche en détails les raisons de la durée de certaines œuvres littéraires. Je n'en aurais pas le talent. Je suis aussi trop paresseux. Je ne sais guère que rêver là-dessus avec une grande jouissance intellectuelle.

En tout cas, rien ne montre mieux combien certains écri- vains d'aujourd'hui, de préférence des poètes, par exemple Rimbaud et Mallarmé, sont destinés à mourir tout entiers.

Nous reparlerons donc de Molière. Je ne sais pas si vou^ êtes de mon avis, je trouve qu'on le joue bien différemment de ce qu'on devrait faire. Nous oublions qu'il est un auteur comique et qu'il a écrit pour nous amuser et nous faire rire au spectacle des ridicules et des travers humains. On dirait même que nous le trouvons insuffisant d'être cela, et que nous n'osons pas nous en contenter. Nous sommes devenus savants et pédants et nous voulons absolument lui ajouter tout ce que nous avons acquis d'idées, de sentiments et de sensations. Nous avons mêmeaiîu- blé certains de ses personnages, comme Alceste, d'un roman- tisme et d'une élégie dont ils n'ont que faire et qui les dénatu- rent complètement. Le côté interprétation souvent ne vaut pas mieux. Ce théâtre, qui a tant de côtés de théâtre populaire et qui en procédait à son origine, ne nous est plus montré que comme une pièce de musée, une série de leçons. Aucune vie, aucun naturel. Sous prétexte de théâtre classique, — l'odieux mot ! — nous n'entendons plus que de la récitation. Les profes- seurs d'un côté, de l'autre « nos modernes sensibilités » comme a dit si joliment un critique, ont tout abîmé et faussé et rendu plein d'ennui ou plein de prétentions ce qui était franchise, clarté, justesse, santé, satire et éclat de rire.

Il y a pourtant quelqu'un qui a trouvé encore mieux. C'est M. Paul Bourget, l'écrivain le plus ennuyeux qu'on ait jamais vu et qui a le plus écrit sans avoir jamais rien dit de neuf ou de vivant. M. Paul Bourget a l'esprit de parti, la manie politique. Il les applique à la littérature. Les résultats sont drôles, sans

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qu'il s'en aperçoive certainement, personne n'ayant jamais eu moins d'esprit ni de sens du comique. Comme Molière était à l'or- dre du jour, il a voulu dire son mot sur lui, et cela a été pour le ranger dans un parti politique, le sien, naturellement, et voilà Molière, deux cent cinquante ans après sa mort, posé en écri- vain de droite, en penseur orthodoxe, en soutien de la royauté, en écrivain politique, pour tout dire. Il faut lire cet article de V Illustration dans lequel M. Paul Bourget arrange si bien la vérité, avec ce style qui singe la profondeur et n'est que vague et prétention. On verra jusqu'à quel point peut aller la sot- tise d'un écrivain dogmatique, systématique et pédant, incapable de juger et apprécier une œuvre littéraire pour sa valeur et son intérêt propres, en dehors de toute question de politique, et n'hésitant pas à tout fausser dans l'intérêt de sa thèse. Sa niai- serie éclate quand on le voit, dans cet article, pour caractériser, selon lui, le génie de Molière, faire intervenir les Allemands, les Hohenzollern, la guerre de 19 14, apparenter le grand comi- que aux paysans français qui moururent pendant cette guerre et le transformer, lui aussi, en « héros » et en « bon serviteur du pays ». Personne autre que M. Paul Bourget ne pouvait, à propos de Molière, avoir cette trouvaille et pour une fois il aura inventé quelque chose. Ce n'est pas la première fois qu'il s'amuse à ce jeu de dénaturer complètement la personne et l'esprit d'un écrivain. Il s'y est déjà livré pour Stendhal, lors de l'inauguration du monument dans le jardin du Luxembourg, quand il a prétendu nous le montrer comme un héros du patrio- tisme et un précurseur des soldats de 19 14. Là encore l'inven- tion n'était pas mince. Stendhal, cet épicurien, ce dilettante, cet « européen », qui plaçait la patrie là où il avait trouvé les plus vifs plaisirs, qui reniait tant de nos façons françaises, qui n'avait vu et célébré dans la guerre qu'une aventure comme une autre, qui n'y a porté qu'une passion de curiosité et n'a cessé de témoigner de son mépris pour les « manches à sabres qui com- posent une armée » ! Je m'attendais d'ailleurs, pour ma part, à cette comédie. Outre que je trouve qu'on abuse avec cette manie des monuments qu'on a aujourd'hui, que je trouve que Sten- dhal a le sien, et qui lui convient, sur sa tombe, qu'une copie du médaillon de David d'Angers par Rodin, qui n'a fait que le déformer, n'avait rien à faire au Luxembourg, dans un quartier

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE 475

totalement étranger à Stendhal, et que lui-même surtout a net- tement formulé son désir de n'avoir aucun monument de ce genre, rien que l'idée du discours sophistique de M. Paul Bour- get m'a fait rester chez moi ce jour-là.

Je le dis souvent ,et je le pense fermement : on n'a jamais vu une époque plus bète et plus laide que la nôtre. Le sens de l'art, de la littérature, comme un moyen de plaisir et de bonheur, se perd de plus en plus. On veut absolument qu'un livre serve à démontrer quelque chose, à prouver quelque chose, à améliorer quelque chose. On vous fait de Molière un écrivain social et de Stendhal un patriote d'antichambre^ Pauvre Molière, qui fut, pour son époque, un esprit si hardi, attaché aux idées nouvelles, tout le contraire d'un courtisan, combattant à sa façon les doctrines établies et l'Es^lise ennemie des choses de l'esprit ! Pauvre Stendhal, qui fut la liberté d'es- prit en personne, sans préjugés ni rien d'officiel, qui ne vit et chercha en tout et partout que le plaisir ! Etre travestis à ce point, et par un écrivain que l'un et l'autre eussent abominé, et qui, lui-même, vivant en leur temps, les eût abominés ! C'est un spectacle fertile en réflexions.

Mais laissons cet académicien morose, froid et guindé, qui se prend au sérieux, ma parole ! Toute son œuvre n'est que du papier imprimé et il n'a même pas ce mérite, étant un homme qui écrit, d'être au moins un écrivain vivant, ce qui pourrait lui faire pardonner, les vraies idées et l'originalité n'étant pas don- nées à tout le monde, de n'avoir rien découvert, ni inventé, ni jamais rien dit de personnel et d'intéressant. Il n'est amusant que par ses airs, qu'il a si bien gardés de sa jeunesse, de provin- cial qu'éblouit la vie de Paris et la fréquentation de la « haute société ». Dans ce genre, il est unique. Avez-vous vu un roman qu'il a publié récemment ? Cela s'appelle Un Drame dans le monde, et c'est, entre parenthèses, l'histoire la plus rocambo- lesque. Eh ! bien, tout M. Paul Bourget est dans ce titre, qu'on dirait celui d'un feuilleton pour petites ouvrières, destiné à es faire rêver sur les amours d'une duchesse et d'un marquis. On sent tout ce que ce mot : monde, dans cette acception, garde encore de prestige pour lui. Nous disons quelquefois, nous autres, en riant, quand nous allons en soirée : Je vais dans le monde. M. Paul Bourget, lui, doit dire cela sérieusement.

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gravement, avec importance et admiration. On retrouve cepro- vincialisme émerveillé dans toute son œuvre, dans laquelle tout n'est que convention prétentieuse. Puisque nous parlons de Molière, M. Paul Bourget c'est le bourgeois gentilhomme en littérature.

J'arrive enfin au vrai sujet de cette chronique. Le Théâtre du Vieux-Colombier, pour célébrer le Tricentenaire de Molière, a joué le Misanthrope. De son côté, M. Lucien Guitry a voulu jouer Alceste. C'est de ces représentations que j'ai à rendre compte. Auparavant, je céderai la place à mon vieil ami l'ama- teur de théâtre, que je vous ai présenté récemment. Vous avez vu qu'il m'a parlé de certaines pièces de Molière. 11 m'a aussi parlé du Misanthrope et là également j'ai noté de mon mieux ce qu'il disait. J'ai recherché mes feuillets, je les ai mis au net et je les reproduis ici, comme j'ai fait pour les premiers. S'il y a des trous, c'est que mon vieil ami, heureux de parler et de s'écouter parler, parlait très vite et que je n'arrivais pas toujours à le suivre. Il est certainement plus agréable, et il connaît mieux Molière, que M. Paul Bourget.

« Le Misanthrope ! Une des plus grandes œuvres de notre théâtre, un des rôles de ce théâtre les plus difficiles à jouer ! Savez-vous bien qu'Alceste, c'est Molière en personne ? Mais oui ! Vous me direz que je n'en sais rien ? Je vous dirai pourtant que c'est vrai. C'est lui, c'est sa bonté, c'est son esprit, c'est sa gravité, c'est le ton qu'il avait pris dans l'in- timité du prince de Conti et dans le particulier du roi. C'est son amour pour cette créature si jolie et si coquette qui l'a rendu si malheureux. C'est cette jalousie qu'il cachait et qu'il se reprochait. Le Misanthrope, c'est Molière tout entier.

ce On disait alors qu'Alceste c'était M. de Montausier. Celui- ci répondait que si c'était vrai, c'était pour lui beaucoup d'hon- neur. Il avait raison. Il y a dans ce caractère si loyal et si franc .quelque chose de plus qu'un grand seigneur honnête homme, mécontent et frondeur. Il y a un homme de grand mérite qui souffre, un philosophe qui observe et sait voir, un cœur désen- chanté et déçu pour jamais. Il y a aussi un homme excellent, très bon et dévoué, plein de bon sens même dans ses mou- vements excessifs sous l'empire de la colère ou de la passion, toutes qualités qui sont méconnues. Cet homme sait très

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bien que sa sagesse a tous les aspects de la folie aux yeux d'autnii, mais il aime, et il a raison, sa folie et il n'en veut rien rabattre.

« Voulez-vous que je vous dise ? Changez le caractère de Célimène, faites qu'elle aime Alceste et se comporte en conséquence avec lui. Faites qu'il soit heureux par elle au lieu d'être sans cesse rebuté et berné. Vous aurez aussitôt un autre homme, avec un autre esprit et un autre visage, dont toutes les actions et tous les jugements changeront. Pour- quoi ne voulez-vous pas que ce soit l'amour déçu qui lui ait fait ce caractère ? Mettcz-le amoureux d'Eliante. Vous verrez le changement.

« En tout cas, je pense ainsi, et si bien que je ne vois jamais jouer h Misanthrope sans me figurer voir Molière lui-même dans sa vie intime. Vous savez qu'il a créé le rôle. Comme il devait le jouer, avec quelle tristesse, quelle brusquerie ! Céli- mène, c'est sa femme, c'est Armande Béjart, qui ne l'a jamais compris ni senti combien il souffrait par elle. Arsinoé, c'est Mademoiselle Duparc, qui l'abandonna pour Racine. Eliante, c'est Mademoiselle de Brie, son amie discrète, intelligente et dévouée. Acaste et Clitandre sont le duc de Guiche et Lauzun, qui faisaient les galants auprès de sa femme. Quant à Philinte, c'était Chapelle, un des meilleurs amis de Molière et son contraste en tout. Oui, tout ce Misanthrope c'est la vie même de Molière.

« Avec cette pièce, Molière abandonnait définitivement ses premiers modèles. 11 créait selon son génie. Il ne peignait plus que d'après des personnages vivants. Quelle ingéniosité, et quelle vérité ! Comme chacun de ces personnages s'exprime bien comme il doit ! Comme le ton de la comédie est par- fait du commencement à la fin ! Je ne comprends pas Voltaire qui prétendait y retrouver le ton et la forme de la satire.

« Il est vrai, pourtant?... Mais non ! C'est bien encore de la comédie. Je pense au portrait du Comte de Guiche, l'amant de Mademoiselle Molière, avec sa perruque blonde, ses amas de rubans, sa vaste ringrave, son ton de fausset. Ce devait être charmant d'entendre Molière parler ainsi à sa femme de son galant, dont tout le monde savait le nom. Lauzun

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est encore mieux peint, comme le personnage le méritait. Mais le plus beau c'est quand il les met tous les deux face à face, chacun complet dans son ridicule. Et quelle peinture merveilleuse de la coquetterie féminine, ce portrait de la prude Arsinoé ! Tout le troisième acte du Misanthrope est à lui seul un chef-d'œuvre. Nous avons là, dans le salon de Céli- mène, la conversation même de la belle société de Paris au xviie siècle, l'épigramme, la satire, la médisance et la passion y parlant chacune son langage.

« Nous retrouvons ensuite l'Alceste des premières scènes. Il est plus brusque et plus malheureux. Ses amours vont si mal ! Il a beau vouloir fermer les yeux. 11 va découvrir la vanité, la coquetterie, la versatilité de la femme qu'il aime. En ce moment, sa misanthropie est à son comble, sous l'effet de l'étonnement et du chagrin. Aussi voyez comme il parle à Célimène elle-même. Et sous cette colère, sous cette verve, quel grand amour ! Eh ! bien, l'affaire de cette lettre qu'on lui dit adressée à une amie, c'est une histoire qui est arrivée à Molière lui-même. Oui, lui aussi il a tenu dans ses mains la preuve de la trahison, une lettre de sa femme au comte de Guiche, qu'un rival qu'elle avait dédaigné lui avait fait tenir. Il s'emporta. Armande Béjart pleura, niant qu'elle eût écrit cette lettre à un homme. Il pardonna, demandant l'oubli de son emportement. Noble misère de ce grand génie ! En le voyant pleurer lui-même, elle se mit à rire, et le lendemain elle rappelait son amant.

« Trouvez-moi quelque chose de plus beau que le duel d'Al- ceste et de Célimène. Lui, passionné, s'emportant et pleu- rant. Elle, indifférente, au fond, et se moquant en secret de sa faiblesse. L'amour d'un homme pour une femme a-t-il ja- mais été plus loin ? Quel auteur d'aujourd'hui, avec toutes ces recherches, ces subtilités de langage que vous admirez, a jamais peint l'amoijr aussi vrai, aussi ardent, aussi humain ? N'oubliez pas non plus qxx Andromaque ne vint qu'un an après le Misanthrope. Molière a peut-être servi de modèle à Racine?

« Vous connaissez ce qui suit. Alceste est accablé de tous les côtés. Il a perdu son procès. On le fait passer pour l'au- teur d'un libelle calomnieux, — ce qui est encore arrivé à Molière lui-même. Il éclate, pour le coup. Quelle élo-

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quence ! Tout se tait devant cette juste indignation. Il n'y a que Célimène qui ose l'affronter, mettant sa confiance dans l'amour qu'elle inspire. Elle y use cependant sa dernière séduc- tion. Le charme est entamé. Ainsi Armande Béjart avait perdu Molière, pour n'avoir pas voulu renoncer à ses galanteries, Molière était prêt à tout pardonner. Tout aurait été oublié si elle avait voulu l'aimer, n'aimer que lui. File préféra ré- pondre comme Célimène : « Il ne me plaît pas, moi ! » Alors Molière se sépara d'elle, tout en continuant à l'aimer. Il écri- vit pour elle tout exprès ce grand rôle de Célimène, Sur le théâtre, l'approchant, c'était encore une façon de pouvoir lui dire : Je vous aime ! et de revoir près de lui la femme qu'il aimait. Vous allez encore dire, peut-être, que j'invente ? Je vois, moi, dans cette scène entre Molière et sa femme, le point de départ de cette grande comédie.

« Comme le Misanthrope devait être bien joué par la troupe de Molière ! Molière était Alceste. La Thorillière était Philinte. Du Croisy était Oronte. Armande Béjart était Célimène. Mademoiselle de Brie était Eliante. Mademoiselle Duparc était Arsinoé. Je ne sais comment exprimer ce que devait être Alceste joué par Molière lui-même, qui avait tant mis de lui dans ce personnage. »

Tout cela est fort beau. Mon vieil ami l'amateur de théâtre a du romanesque, de l'éloquence. Il s'enflamme à ses propres paroles et il embellit tout. Il connaît fort bien son sujet et le traite encore mieux que je ne l'ai montré. Mais comment doit- on jouer Alceste ? Avec quelle sorte de caractère doit-il nous être présenté ? S'il est vraiment plusieurs manières de le jouer, ce qui ne se soutient que par toute la déformation que nous avons apportée à ce rôle, quelle est la bonne, la vraie ? Voilà ce ce qui m'aurait intéressé à entendre. Je ne l'ai pas entendu. Mon vieil ami l'amateur de théâtre ne m'a rien dit sur cette question. La soirée s'avançait et il lui fallut partir. Je ne l'aurais d'ailleurs écouté que pour le plaisir. J'ai mes idées sur ce sujet, et eût-il pensé différemment qu'il ne m'eût pas changé.

Alceste est un personnage que j'ai toujours beaucoup aimé. Je puis même dire qu'en vieillissant je l'aime et le sens encore davantage. J'ai pour cela des raisons particulières. Quand je le vois sur la scène, j'oublie tout à fait que je suis au théâtre. Je

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m'intéresse vraiment à lui comme à quelqu'un que je connais, qui vient de me quitter pour monter là dire leur fait à quel- ques gens, et que je retrouverai tout à l'heure à la sortie. Je ne sais pas comment on jouait ce rôle au temps de Molière ni si la manière dont on le joue à la Comédie française la répète fidè- lement. Je viens d'y voir M. Jacques Copeau. J'y ai vu ensuite M. Lucien Guitry. Je voulais aller voir ce qu'il est à la Comédie française, mais le rôle est tenu en ce moment par M. Raphaël Duflos et la seule idée de voir un si mauvais comédien m'a découragé. M. Jacques Copeau est certainement un acteur de beaucoup de talent, bien qu'un certain esprit, très fort en lui et sur lequel il est difficile d'insister, le rende surtout propre à certains rôles, M. Lucien Guitry est un maître. Ni l'un ni l'au- tre pourtant ne sont Alceste tel que je le vois, et, j'ose le dire, tel qu'il doit être exactement.

C'est tout d'abord un point indiscutable : Alceste doit faire rire. C'est l'homme franc, courageux, désintéressé, sensible, modeste, timide aussi, et pour tout cela brusque, bourru, sus- ceptible, prompt, vite emporté, un peu gauche et maladroit, pouvant passer pour malappris. Il aime, et quand il veut être tendre, étant trop sincère, jouant toujours franc jeu, allant droit au but dans ses paroles, il est un peu brutal et choque au lieu de plaire. Il manque de patience devant la sottise et la vanité et quand un importun l'assaille, c'est à grand'peine qu'il se retient de l'envoyer au diable. Quand il souffre que Célimène, qui n'est pas du tout, elle non plus, la grande coquette à pana- che qu'on nous a faite, mais une jeune femme sans beaucoup de fond, aimant la société et ses caquetages, réponde si mal à son amour, c'est en rageant en même temps contre la légèreté, la coquetterie et le bavardage féminins qui sont cause de ce désac- cord. Quand il dit aux gens la vérité sur leur compte et qu'il s'emporte de les voir si lâches et si hypocrites, ce n'est pas seu- lement par amour de la vérité et de la droiture : il y trouve encore un très vif plaisir. Quand il se réjouit à l'idée de perdre son procès et se refuse à rien tenter pour le gagner, ce n'est pas seulement par amour de la justice et haine de l'intrigue, c'est encore par satisfaction de voir un coquin l'emporter et de pou- voir par là renforcer en lui son dégoût de l'humanité. Enfin, quand il prend le parti de se retirer du monde, ce n'est pas,

�� � comme on nous le montre, comme un élégiaque, un homme faible et plaintif, pour passer ses jours à souffrir et à gémir. Alceste n’est pas du tout un homme mélancolique et larmoyant, ténébreux et chimérique. Il est, au contraire, solide, bien campé, combatif, fort bien portant, très réaliste. C’est encore une jouissance qu’il éprouvera à se trouver seul, loin de tant de sots, de bavards et de faiseurs, et à pester de loin contre toutes leurs façons. On connaît le paradoxe de Rousseau : « Alceste représente la vertu. On doit rire de lui. Donc, on doit rire de la vertu. )) Mais non ! Ce n’est pas de la vertu qu’on rit. C’est des façons qu’il apporte à combattre en sa faveur. Alceste doit faire rire comme un homme qui se met trop facilement en colère après les travers et les ridicules. Il est l’homme qui a raison et il doit faire rire par contraste avec nous-mêmes, qui avons notre nature faite de tous les défauts qui le choquent et y ajoutons cette prétention de trouver que nous sommes bien ainsi et que c’est lui qui est un butor et un maladroit dans sa franchise et dans son mépris des conventions sociales. Il doit faire rire encore par la mine que font ses victimes sous ses coups de boutoir.

Tenez, le Misanthrope c’est quelqu’un que je connais. Ce quelqu’un fréquente une maison dans laquelle fréquente également une vieille fille sotte, cancanière et bavarde, dont le signe particulier est à la lettre celui-ci : qu’elle ne répète pas moins de six fois de suite chaque détail de sa conversation. Ce quelqu’un que je connais, qui n’est pas bavard, qui a horreur de certaines sociétés, qui est pour qu’on dise en trois mots ce qu’on a à dire et sans rien déguiser, ne peut la supporter. Quand il est là et qu’elle arrive, il se renfrogne et attend avec impatience qu’elle ait fini et le débarrasse. L’autre jour, après qu’elle avait parlé pendant une demi-heure, le voyant muet elle s’approcha de lui : « Et vous, Monsieur... qu’en pensez-vous?» Il leva un peu la tête : « Moi, Madame, lui répondit-il, j’aime le silence. » Elle prit le chemin de la porte et à la maîtresse de la maison qui l’y avait accompagnée : « Est-il malhonnête ! » dit-elle.

Le Misanthrope, c’est encore ce même quelqu’un que je connais. Il aime la simplicité. Il a horreur des compliments. Il a aussi peu de vanité qu’on en peut avoir. C’est un de ses mots favoris : « On a du talent comme d’autres sont bêtes, sans y être pour rien. Il n’y a pas là de quoi se pavaner. » Il a aussi 482 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

horreur de ces coups d'encensoir qu'on se prodigue aujourd'hui entre gens de lettres, de ces témoignages d'admiration qu'on se donne mutuellement si facilement. C'est encore, à ce propos, un de ses mots : « On se demande vraiment, devant tous ces encensements, lequel est le plus niais de celui qui les prodigue ou de celui qui les reçoit et s'en regorge. » Ce quelqu'un dont je parle écrit. Il paraît que ce qu'il écrit a quelques lecteurs. Au nombre de ces lecteurs se trouvent des gens qui écrivent eux- mêmes. De temps en temps, quelques-uns lui envoient un livre qu'ils viennent de publier. C'est ainsi, l'autre jour, qu'il reçut un nouveau roman de M. Léon Werth et un petit livre fort agréable de M. Emile Sedeyn. Chacun de ces volumes com- portait un envoi. M. Léon Werth avait écrit : a A , son

admirateur. » M. Emile Sedeyn : « A , un de ses lecteurs. »

Ce quelqu'un que je connais trouva là l'occasion de montrer une fois de plus ce qu'il pense des faciles compliments qu'on prodigue aujourd'hui. Il le dit à un ami de M. Léon Werth. « Est-ce que Léon Werth se moque de moi ? Me croit-il niais à ce point ? Ou s'il est sincère, a-t-il si peu lu et ne connaît-il rien, ou est-il si peu difficile, pour que ce que j'écris lui paraisse ainsi admirable ? » Au contraire, l'envoi de M. Emile Sedeyn lui plut beaucoup. Cette simplicité, cette brièveté le ravirent. On n'est pas toujours sûr d'avoir des lecteurs. S'en découvrir un et qui vous le dit avec cette bonhomie et ce naturel, est un vrai plaisir.

Le Misanthrope, c'était encore Remy de Gourmont, comme je l'ai vu. Celui-là non plus n'aimait pas beaucoup les compli- ments, les flatteries, ni certaines sociétés, ni les gens qui vien- nent se jeter à notre tête et n'avait que de la timidité et de l'embarras devant ceux qu'il ne connaissait pas. Au Mercure, un soir, dans mon bureau, que nous étions là à bavarder comme nous le faisions chaque jour, quelqu'un entra. C'était M. Vic- tor Barrucand. Il reconnut Gourmont. Sans doute heureux de cette rencontre et de se faire connaître, il s'approcha, face à hiï. Il s'inclina, son chapeau à la main : « M. de Gourmont.... Je suis M. Victor Barrucand. » Gourmont leva à peine la tête, se souleva et son fauteuil en même temps en le tenant des deux mains, fit un demi-tour et se rassit le dos tourné à l'importun, sans avoir dit une syllabe.

�� � CHR0N1Q.UE DRAMATIQUE 483

Vous me direz que j'exagère, qu'AIceste est un a homme du monde » et qu'il ne peut commettre de ces actions > Si vous voulez. Il est en tout cas sans cesse dans l'iiumeur qui fait commettre ces actions. C'est cette humeur que je n'ai pas trou- vée dans le jeu de M. Jacques Copeau ni dans celui de M. Lucien Guitry. Ce dernier l'a pourtant montrée, pour sa part, à un moment, au deuxième acte, dans l'entretien d'Alceste avec Célimène, q^uand il éclate de voir qu'on ne peut jamais la trou- ver seule et lui parler en particulier. Je ne puis surtout admet- tre l'attitude de saule pleureur qu'ils lui donnent l'un et l'autre, au final de la pièce, quand ils le font partir chancelant de chagrin, la main sur ses yeux pour cacher ses larmes. Alceste souffre, il est tout déchiré, c'est entendu. La déception l'accable et il doit renoncer. Mais un homme coinme lui, de son caractère, à cause même de ses « défauts », est autrement fort. C'est en se dominant, avec mauvaise humeur et brusque- rie, en rageant encore et presque en claquant les portes qu'il doit partir, pour aller vivre en « sauvage ». Il pleurera peut- être tout à l'heure quand il sera seul. Maintenant, non.

Ce qui a été la perfection au Théâtre du Vieux-Colombier, c'est l'interprétation de tous les rôles de femmes. Mesdames Valentine Tessier, Blanche Albane et Suzanne Bing ont été absolument remarquables dans les rôles de Célimène, Arsinoé et Eliante. On ne peut pas mieux dire et je n'ai jamais entendu mieux dire, le plus naturellement du monde, avec toute la malice et la finesse féminines, le merveilleux dialogue entre Célimène et Arsinoé, que ne l'ont fait Mesdames Valentine Tes- sier et Blanche Albane.

Au Théâtre Edouard VII, la maîtrise de M. Lucien Guitry, — je pensais, en le voyant, comme il jouerait bien Tartuffe, — faisait un peu pâlir le jeu de ses partenaires. M. Paul Souday, en rendant hommage à leur bonne volonté tt à leurs jolies qualités de naturel, a fait, à ce propos, cette remarque que « le classique ne s'improvise pas ». Voilà bien le détestable état d'esprit auquel nous devons la manière si peu vivante dont on joue Molière, le manque de naturel et la convention qu'on y apporte. C'est, au contraire, comme si on improvisait qu'il faut le jouer et non avec ce ton de récitation et de leçon qu'on a si fâcheusement adoptés. M. Paul Souday entend sans doute

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dire qu'on ne peut jouer les pièces de Molière comme on joue d'autres pièces ? Si je ne me trompe, M. Paul Souday est normalien ? Il parle là comme un professeur.

Voulez-vous, pour finir, deux appréciations importantes sur l'Alceste donné par M. Lucien Guitry? Les voici. M. Le Bargy, qui assistait à la première répétition, a dit, on me l'a rapporté : « C'est bien, mais ce n'est que bien. » M. Edmond Sée, lui, a dit, devant moi, c'est bien le mot, car j'étais placé derrière lui : « Il joue le premier acte admirablement. Après, c'est impos- sible. »

MAURICE BOISSAKD

�� � NOTES

��LA POÉSIE

M. FRANCIS JAMMES AU TOMBEAU DE LA FONTAINE K

M. Francis Jaiiimes n'aime guère La Fontaine. Il ressemble en cela à Lamartine. Toutefois, les raisons de M. Jammes sont d'un ordre qu'il serait piquant de faire paraître : il s'agit d'une ancienne querelle théologique. La Fontaine, qui rima la Capti- vité de Saint-Malo pour complaire aux Messieurs de Port-Royal; était demeuré, parmi les égarements du siècle, janséniste à sa manière. C'est-à-dire qu'il semble toujours considérer le mal comme une chose fatale, les vices comme inhérents à la nature humaine, et qu'il tient les passions pour charmes à quoi force nous est de céder et dont on ne saurait guérir autrui ni soi- même. En dépit des préfaces où l'auteur plaide la cause de l'apologue moral, la morale des fables est empirique et réaliste, nettement dénuée d' « idéal ». La Fontaine ne nous offre d'autre remède qu'une lanterne pour voir clair en son propre cœur et dans celui du prochain. Je ne sais s'il est un bon éducateur du parfait citoyen, mais je le crois parfait pour un futur monarque.

Aussi La Fontaine déplaît-il, et doit-il déplaire à quiconque fait de la réforme morale individuelle la condition d'une réfor- me des institutions politiques ; à quiconque prête une oreille complaisante aux cris des membres révoltés contre l'estomac au nom de la Justice, et généralement à tous astrologues « qui bâillent aux chimères » et autres « souffleurs » de baudruches idéalistes.

I. Le Tombeau de Jean de la Fontaine, suivi de Poèmes mesures, pa«  Francis Jammes (Mercure de France).

�� � 486 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Voilà qui lui fait beaucoup d'ennemis. Pourquoi faut-il compter au nombre de ces derniers le poète de Jean de Noar- rieutxàxi Deuil des Primevères ? Donc, au tombeau de Jean de La Fontaine, M. Francis Jammes n'est pas venu muni seulement de ses pipeaux aux frôles dissonnances. Il s'est fait escorter, de gré ou de force (plutôt de force) par l'Amateur des jardins, le Maître d'Ecole, le Chêne, le Roseau, et par une trentaine d'animaux. Quelques-uns y vont d'un petit compliment aigre-doux, cepen- dant que le plus grand nombre exerce sur le fabuliste des repré- sailles souvent maladroites, parfois obscures et toujours inof- fensives. Leurs éloges manquent de conviction, leurs apostro- phes d^énergie, et leurs épigramraes de pointe.

Le Chameau par exemple s'exprime en ces termes :

Je ne puis q,ue penser ainsi que l'éléphant : La fable où tu me mets en rien ne me rehausse.

De lafautie de l'Orient

Tu n'as pus, comme j'ai, la basse !

Que voilà tm plaisant grief ! Mais écoutons ce sermon d'un Bouc édifiant :

Encore que j'y sois victime du reuard. Dans ta JabJe du moins ne suis-je qu'une bêle ! Ton bon sens m'a laissé mon esprit campagnard : Mieux Toui h fond d'un puits, pour un bouc, que la fête Oit l'immole Ronsard.

Quelque irrévérencieux insinuerait que ce bouc-là est tombé daa-s un puits d'eau bénite. Le Liûn e&t imprécis :

// te Jaut de moindres sujets

Co^niment aurais-tu su me peindre ? Passe ^nvor ïéléphanî, mais moi, lion, m'.atteùmdre ! Il n]est dans mon disert ni routes, ni trajets...

Et le Geai poétique :

Tu m'as fait me parer du plumage des paons.

Je n'en avais que faire : Sa coukur métallique est celle des serpents

Qui rampent sur la Terre.

Ah I que n'as-tn compris à quel point je préf'-re

�� � NOTES 487

Ces gouties de J'aïur

si belles Oui perlent toujours sur

mes ailes.

Peut-être ! Mab il nous fâche de voir l'auteur de 'Clara iVElleheuse se parer ici des plumes d'Edmond Rostand.

Quant à VAne,\\ ne mérite pas d'accompagner en paradis l'au- teur des Quatorze prières. Il commet des erreurs volontaires d'in- terprétation. Il feint de croire que « Notre ennemi, c'est notre maître 1 » dit la même chose que « Ni Dieu ni Maître 1 » La Fontaine anarchiste ! Il ne s'est pas fait faute, à toute occasion, d'appuyer l'ordre et l'autorité, et Voltaire le lui a assez repro- ché. Qui ne se souvient de ces dures maximes :

O vous pasteurs d'humains et non pas de brebis. Rois qui croye^ gagner par raison les esprits.... Serve:(-i'ous de vos rets...

A la vérité il a constaté l'instinct de révolte et la haine de l'autorité qui est en tout homme ; mais l'idée d'en faire un .précepte lui eût paru fort ridicule.

Aussi bien, l'âne a-t-il tort d'ajouter :

Je te charge., à mon tour, de ces mots sans hauteur

Qui laissent bien paraître

Que Ml nas pas .de cœur : lis sont lourds àpùrt^e-r, plus que Notre Seigneur.

M. Francis Jammes prête là à son Ane un langage dénué de modestie, et qui ne laisse pas d'étonner. La Fontaine n'a-t-il pas répondu par avance :

On ne saurait soufirir un âne fanfaron

Ce n'est pas là leur caractère.

Oti -ne savait pas non plus qu'il fût dans le caractère à-t la grenouille, du chien, du moucheron, de joindre la mauvaise foi à la méchanceté jusqu'à représenter La Fontaine, poète aussi -modeste qu'insouciant, sous les traits d'un homme de lettres vaniteuîî, aigri et jaloux de la gloire de Louis XIV, Ce mou- cheron-là est un vilain moustique, que je ne souhaite pas à M. Francis Jammes de rencontrer, à Orthez, au bord du Gave.

Du moins le Chêne, reprochant au poète sa légèreté d'esprit

�� � 488 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et son égoïsme de célibataire trouve-t-i) des accents dignes d'un arbre inspiré.

... Mais Chêne d'Abraham autant que de Virgile,

Je gardais dans mon sein, en étendant sur eux mon ombre comme une île,

et le nid et Tessaim.

Il eût été pénible d'entendre Philomèle mêler sa voix à ce concert d'aigres rancunes offert à La Fontaine en guise de messe commémorative. M. Francis Jammes a voulu nous épargner cet ennui. Apollon l'en a récompensé :

Dans Vallée ou Diane an port Jarouche et fur

De son arbre pareil au flocon de la nier

Blanchit V ombre indécise... .. y égrené h collier des perles de la brise. Mais je ne fais cela qu'avec timidité. Car Jupin me chargea, le printemps et Tété, Lorsque la nuit endort tes chants, â La Fontaine, De les continuer sous la lune sereine I

Ces vers sont jolis, mais leur genre d'agrément n'est pas celui qui appartenait en propre à M. Francis Jammes. La gra- cieuse gaucherie qui faisait le charme de sa muse irrégulière le cède à des beautés plus froides, mais non plus classiques. D'oii l'on peut déduire ceci : que le vers libre fut souvent un moyen bien commode pour atteindre le sublime ou la naïveté.

La Fontaine touché par la grâce eût changé de sujets, non de style poétique. Il fallut sa mort pour que l'on s'avisât du cilice qu'il portait sous ses vêtements.

Si l'on veut visiter en esprit son monument, que ce soit plutôt avec Diderot, qui eût voulu se rendre, une fois l'an, « dans un lieu toujours sacré pour les poètes et les gens d'esprit ». Et il ajoutait : « Ce jour-là, je déchirerai une fable de La Motte, un conte de Vergier et quelques-unes des meilleures pages de Gré- court. »

Revenant parmi nous, Diderot pourrait allonger la liste des victimes expiatoires. Mais je ne risquerai pas, moi chétif, un geste odieux à notre siècle indulgent où la confraternité demeure pour les gens de lettres, la seule vertu profitable,

ROGER ALLARD

�� � NOTES 489

LITTÉRATURE GÉNÉRALE

D'UN SIÈCLE A L'AUTRE, par Georges Valois (Nou- 'velle Librairie Nationale).

M. Georges Valois a donné pour sous-titre à son livre : Chronique d'une génération (1885 -1920). On pourrait être tenté de voir là une généralisation arbitraire, et de ramener cette chronique à la chronique d'un esprit. A propos des Générations Sociales de M. Mentré, je faisais observer ici que beaucoup de tendances contradictoires — toutes les tendances humaines en somme — sont représentées dans une génération. Et pourtant, réflexion faite, M. Valois, et ceux qui ont donné à leurs mémoires un titre analogue, ont raison. Ils ont parfaite- ment le droit d'assimiler, en gros, leur courbe propre à la courbe de leur génération, voici pourquoi : l'état d'esprit qu'ils analysent et dont ils développent l'évolution est celui de tous ceux qui prétendent penser et parler au nom de leur génération, qui sont hantés par cette idée de génération, qui s'efforcent de représenter le plus grand nombre de leurs compagnons d'âge et d'en accoucher la pensée. La culture désintéressée de l'intelligence, le dilettantisme, la foi en la démocratie, ne manquent pas aujourd'hui d'amis ; mais ces amis se sentent isolés, ils éprouvent la peine — ou la volupté — de penser contre un courant, il ne leur viendrait jamais à l'idée de présenter leur esprit comme celui d'une génération, alors que ceux qui en 1880 pensaient comme eux se voyaient portés par leur génération au même titre que les positifs et les constructeurs d'aujourd'hui. Pour tenir les deux bouts de la chaîne, il faudrait d'ailleurs songer au diagnostic si différent que donne M. Benda dans son Belphégor. Mais le belphégo- risme est un peu imaginé ou du moins codifié par M. Benda, qui a besoin d'un ennemi à combattre. Nous ne connaissons pas de porte-parole autorisé d'une génération belphégorienne. Et si Belphégor existe, il se dissimule avec quelque mauvaise conscience.

M. Valois marque au contraire avec une franche conviction et une allègre fierté le pas d'une génération qu'il voit, en ce qu'elle a eu de mauvais et en ce qu'elle a de bon, pareille à

�� � lui. Comme la plupart des nationalistes qui ont dépassé la quarantaine, il a commencé par l’anarchie, et il s’est trouvé plus tard encadré dans une jeunesse qui ne commençait pas par l’anarchie. Il attribue une grande importance à l’affaire Dreyfus, qui fut en effet à la France ce que la guerre de 1914 a été au monde : uae coupure décisive. Mais ce que je préfère dans son livre ce sont les expériences personnelles, originales, qui ne se confondent pas avec celles de ses contemporains. Il fait admirablement comprendre comment un séjour en Russie a pu ramener aux idées d’ordre et de construction l’anarchiste qu’il était : ces pages me paraissent même les plus fortes et les plus convaincantes de son livre. Ce qui ne manque pas de singularité, c’est de le voir conduit à la foi chrétienne par le livre de M. Quinton, au grand étonnement de celui-ci qui avait trouvé un disciple si peu chrétien en Rémy de Gourmont. L’explication qu’en donne M. Valois est d’ailleurs fort intéressante. Enfin et surtout la vraie valeur personnelle de cette évolution consiste en ceci qu’elle .a produit une philosophie du travail V6nu£ ’du travail lui-même. M. Valois nous dit qu’il a rêvé d’une vie d’études et qu’il a été contraint à une vie active. Anarchiste tant qu’il a subi cette contrainte, il est devenu homme d’ordre quand la réflexion sur son travail lui a permis de mettre spontanément dans sa pensée l’ordre qu’il mettait nécessairement dans son travail. C’est là une ligne de vie logique, humaine et saine qu’on a plaisir à regarder.

Anarchie et traditionalisme sont deux coups de poing, l’un à droite, l’autre à gauche, sur un ennemi toujours détesté qui s’appelle le libéralisme. « Dans aucun pays, dit M. Valois, un libéral ne peut passer pour un homme bien intelligent. » Pourquoi pas ? Je conviens qu’un pays où il n’y aurait que des libéraux serait un pays bien mou et bien fade. Mais les vrais libéraux, en petit nombre, qui vivent et pensent dans un pays, en assainissent l’atmosphère, la rendent respirable et douce, la défendent contre les dogmatismes, c’est à dire contre les excès de l’orgueil humain. Montaigne, qui est le type du libéral, le direz-vous peu intelligent ?

ALBERT THIBAUDET

iNOTES 49 1

LE ROMAN

ÉTAT-CIVIL, par Pierre Drieu la Rochelle (Editions de la Nouvelle Revue Française).

II semble que les souvenirs de jeunesse jouissent aujourd'hui d'une vogue nouvelle. Naguère encore, on les tenait un peu à l'écart. On se méfiait d'une naturelle idéalisation. Le passé ser- vait trop souvent de justification du présent. Nous savons tous que nous eûmes du génie à huit ans.

L'étude de l'enfance réserve des découvertes psychologiques trop riches pour être longtemps négligée. La spontanéité, la vigueur de l'instinct, qui sont le propre de cet âge,, aident à la science de l'âme humaine autant que le font d'un autre coté les anomalies, les névroses, certains phénomènes de rêve ou de subconscience vers quoi tendent en ce moment les recherches des savants et des psychologues. Si le but de l'art doit être de chercher, sous l'illogisme et la complexité des faits mentaux, une logique supérieure, et comme un rythme — nous trouve- rons un terrain dans cette vie volontiers incohérente, heurtée, toute de cris de joie, de larmes et de rêves qui est celle de l'enfant.

Cependant, tandis que les autobiographies comme celle d'A. France, comme Si le grain ne meurt, ou le Premier de la classe sont écrites pour la propre satisfaction de 'l'auteur, et, à chaque page, artistement œuvrées et caressées, VÉiat-Civil de Pierre Drieu la Rochelle tend à une signification plus grande. Il pose une question, introduit un conflit d'idées. Ces souvenirs d'enfance ont une portée sociale.

On a dit de ce livre qu'il était le témoignage d'une génération. Ce qui est vrai dans les limites où le sont d'aussi précises affir- mations. Le journal d'Amiel ne forme pas un pléonasme vis-à-vis de ÏEnfant du Siècle. Ne pensez pas que je veuille aussi citer Lemercier.

Cette génération, dont État-Civil est l'expression, semble d'abord se caractériser nettement. C'est la génération du sport, plus exactement de ceux qui, sans s'être adonnés au sport en leur jeunesse, lui dédièrent, depuis, leurs regrets et leur enthousiasme. Entendons par sport : la volonté, l'air libre,

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l'anarchie de plein gré disciplinée. Telle est-elle aujourd'hui. Mais son enfance ?

Parce que certains rêves, cris ou sexualités sont inhérents à la nature humaine et qu'une éternelle fatalité en règle le cours et la répétition, l'enfant d'Éiai-Cwil et celui du livre de Rousseau apparaissent, sur tous les points essentiels, les mêmes. Des nuances, je le concède. Outre la coupe des vêtements — le coefficient personnel, la plus ou moins rêveuse sentimentalité, la différence de classe, de siècle et de mode de locomotion. Mais le véritable caractère est identique.

« J'ai écrit ce livre pour me débarrasser de mon enfance. Je la hais. La renie. » Voilà qui laisse quelque doute sur la sincérité •de cette génération. C'est donc une sincérité acquise, puisque ceux qui s'en glorifient ne le peuvent qu'en se reniant eux- mêmes. Elle s'oppose à l'enfance, qui est instinct et vérité. Je crains qu'elle soit surtout une attitude. Je la souhaiterais pro- fonde et durable, car si étrangers que puissent me paraître ces jeux splendides sur des terres nues, je ne laisse d'en être séduit — comme d'un animal vigoureux. Ce serait une fort curieuse expérience. Une régénération, si l'on veut (bien qu'une telle phase implique la mort d'un précédent état). Mais je ne puis m'abstenir de penser que, de tous temps, des jeunes gens ont méprisé, au nom d'un certain modernisme, l'époque écoulée. Et qu'une belle idée est plus riche en émotions et en consé- quences qu'un ballon ovoïde de rugby — peut-être. C'est fort estimable de dédaigner l'art comme il est actuellement de cou- tume. Encore en faudrait-il admettre un minimum. Cela sert d'ailleurs tant à vivre.

Je confesse un certain parti-pris au cours de cette page. J'ai peur de m'être montré injuste à l'égard de M. Drieu la Rochelle, dont le livre mérite toute sympathie. Il serait faux de nier que l'enfant d'Éfat-Civil ait avec le panégyriste du sport de multiples affinités. Il diffère de Sébastien Roch. Ses rêves s'enchantent particulièrement des épopées impériales. Au collège un besoin de domination lui assure la suprématie sur ses camarades. Assez peu tourmenté par l'inquiétude de Dieu, il est volontiers hardi. Pas encore de la volonté, mais de fréquentes impulsions. Un certain manque de tendresse attentive à son berceau l'aguerrit. 11 connaît à peine sa maison natale, ne s'enchaîne pas aux lieux.

�� � NOTES 493,

Nul agenouillement prématuré devant un cadavre jeune et connu ne l'a replié sur lui-même. Il n'est timide que dans la mesure où le sont d'ordinaire les enfants. Il ignore à peu près les hontes, les subtilités, les atroces pudeurs — où d'autres- jeunesses se sont complues.

Le voici en Angleterre, où des jeunes filles et de jeunes hommes ont des gestes harmonieux et sains. Cet adolescent, poreux à toutes sensations, s'émeut de vivre. Déjà à trois ans : « Le cuir sent bon. J'y écrase mon nez. Encore cette fraîcheur. » L'impression présente seule compte : « Il n'est que ce soleil qui s'échauffe en moi à cette heure. Je suis l'astre solitaire qui illu- mine le monde. » Quoi d'étonnant, quelques lectures aidant, qu'il renie son bref passé, ses précédentes émotions et ne soit plus qu'un corps avide de liberté. Toutes réserves, encore une fois, sur les conséquences et l'enracinement de ce nouvel état d'âme.

Un des soucis principaux de la critique doit être de situer l'écrivain dans son époque et de l'y rattacher par sa ressem- blance ou son éloignement. De son propre témoignage, Drieu la Rochelle finit une époque et marque le commencement d'une- autre. Il n'est de l'une ni de l'autre — de toutes deux pourtant. Aussi m'apparaît-il si attrayant.

Deux influences ont marqué notre âge. Je croyais l'une un peu effacée. Pourtant M. Barrés semble avoir donné, janséniste porte-parole de Nietzsche, plus d'une directive à Drieu la Rochelle. Éfat-Civil n'est pas si loin qu'on pourrait le penser de V Homme Libre, ne serait-ce que par un même culte de la volonté, une intelligence aiguë qui ne supprime pas la sensibilité, aussi un certain réalisme romantique.

Mais cette invitation à la liberté, au grand air, voire à l'anar- chie, nous l'avions entendue. Elle est dans les Nourritures et dans tout Gide. Cette adoration même de la forme cor- porelle n'est-elle pas exaltée dans Vlmmoraliste. Mais où Gide ne voit sans doute qu'un caprice, Drieu la Rochelle se fixe un but.

Deux sortes de disciples de Gide peuvent être constatés. Chez les uns, il a surtout insinué un goût passionné pour certaines amoralités, certaines expériences psychologiques, d'une pratique dangereuse et fort charmante. Lafcadio a maintenant appris-

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d'autres manières plus nuancées que par le passé de tuer un homme ou de commettre un acte gratuit.

Pour Drieu la Rochelle cette influence s'est corrigée par celle de Barrés et aboutit à ce paradoxe : une anarchie disciplinée. Au reste, par influence, si le mot irrite quelqu'un, je n'entendrai que certaines idées dont un écrivain est pris pour représentant.

Tel estee témoignage d'une génération. Un appétit de vivre, le goût de la liberté, de l'orgueil, de la volonté, le rejet des traditions et des ancêtres :

...Je ne regrette rien Et j'appelle les démolisseurs ; Foute:^ mon enfance par terre, Ma famille et mes habitudes...

Je me suis fait un nom nouveau Visible comme une affiche bleue Et rouge, montée sur un échafaudage, Derrière quoi on édifie Des notiveautés, des lendemains.

Ainsi s'écriait déjà Biaise Cendrars. Cela suflira-t-il pour assu- rer la beauté d'une époque. On peut douter que ces jeunes gens en clairs chandails soient plu5 vivants et moins romantiques que leurs aînés. L'idée de Dieu ne sollicite plus leur angoisse. Une curiosité de bon aloi les tient, que l'on ne saurait appeler inquiétude. Vraiment, un peu trop sains. Et j'en sais peut-être de plus jeunes.

Drieu la Rochelle vaut mieux que la génération qu'il peint. Si libre apparaisse-t-il dans ses pages sur la notion de patrie, ce n'en est pas moins l'esprit qu'on a accoutumé d'appeler français, c'est-à-dire à la fois intelligent et sensible. Son caractère prin- cipal : une sensibilité énergique. 11 note : « Je crois que je ne me suis connu de profil et de dos que vers vingt ans. »

Une forme saine s'apparie à merveille à l'idée. Elle ne répugne pas quelquefois à une certaine trivialité : « A la campagne où elle passait le plus de temps possible elle marchait comme un bataillon de chasseurs à l'entraînement, en aspirant avec de grands efforts ». Elle est précise et forte : « Il faut qu'un artisan, rassemblant diverses pièces de bois, conçoive la figure particu- lière, unique du meuble, comme un homme pressant une

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femme envisage l'être déterminé de celui qui va venir, et sa pensée va frapper dans les limbes une âme singulière. » La phrase est volontiers brève ; l'image introduite pour l'explica- tion de l'idée, non pour elle-même. Un certain lyrisme l'anime presque toujours.

Je ne sais si la génération qu'exalte État-Civil — elle a trente ans aujourd'hui — satisfera aux espoirs de son panégy- riste. Une autre génération vient, qui la trouvera surannée. Plus qu'en elle, j'ai confiance en Drieu la Rochelle. C'est un écrivain original et vigoureux. Il rapporte un trait de sadisme singulièrement piquant : le supplice d'une poule par un enfant. Puisqu'il a compris l'importance de ce trait, et même si son énergie s'est maintenant tournée vers un autre côté, on peut attendre de lui des expériences et des cris bien curieux.

MARCEL ARLAKD

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��LE BAISER AU LÉPREUX, par François Mauriac (« Les Cahiers verts », Grasset).

Le talent cïe M. Mauriac, un peu fumeux et trouble, apparaît dans cette nouvelle que publient les Cahiers Verts, décanté et discipliné, sans avoir rien perdu de ses richesses. Le poète que fut M. Mauriac à vingt ans n'est point mort, mais il ne se mêle plus d'influencer le prosateur qu'il est devenu. Quand on dit d'un roman : roman de poète et qu'on a raison de le dire, ce roman est mauvais. L'art du conteur est antagoniste de l'art du poète.

Dans le Baiser au Lèprenx, M. Mauriac s'est délibérément voulu conteur. Cette histoire d'un jeune homme laid, malingre, impuissant, mais riche qu'accepte pour mari une jeune fille belle, pleine de santé et de vigueur, mais pauvre, aie profild'un conte de Maupassant. Dans le détail, le dénouement excepté — c'est le sujet même de Thérèse Raquin. Chez Zola la mère infirme, chez Mauriac, le père malade et maniaque ; chez tous les deux, le fils gringalet et la belle fille robuste ; chez tous les deux. Vautre, sanguin et brutal. Mais tandis que chez Zola, c'étaient les plus bas instincts de la nature humaine qui triom- phaient, conduisant Thérèse et son amant au crime ; chez Mau- riac, ce sont les plus hauts sentiments qui triomphent. Non seu-

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lement l'héroïne résiste à la tentation de tromper son mari, mais encore elle finit par se rendre compte de la noblesse d'âme de ce pauvre être disgracié ; etsi elle reste àjamaisphysiquement incapable de dominer le refus de son corps, elle lui accorde toute sa tendresse et même tout son amour spirituel ; et après sa mort demeure une veuve inconsolée. Non seulement Jean Péloueyre n'en veut pas à sa femme de ne pouvoir s'abandonnera lui, mais encore il se laisse mourir pour lui rendre sa liberté.

Cette hauteur morale où s'élève par degrés un récit qui, à son début, baigne dans la plus irrémédiable médiocrité provinciale, les héros de M. François Mauriac y atteignent naturellement parce qu'ils sont catholiques de tradition et d'éducation et qu'ils obéissent en définitive à la loi chrétienne de résignation et de sacrifice, malgré tous les assauts de l'esprit du mal. Leur catho- licisme foncier les arrête au seuil de la faute, après qu'ils se sont abandonnés aux délices de la tentation, Dostoïewski, lui, n'arrêtait même pas ses personnages au seuil de la faute et les menait jusqu'au cœur du remords.

Ce n'est point par hasard que M. François Mauriac, dans la meilleure œuvre qu'il ait écrite jusqu'ici, se rattache à la tradi- tion naturaliste. Tout romancier catholique digne de ce nom doit sacrifier au naturalisme, car il doit peindre le péché. C'est ce que ne comprennent pas en général les « convertis » qui se croient obligés à des peintures chastes ou à de l'hagiographie. Mais M. Mauriac n'est pas un converti, c'est un catholique de toujours qui ne craint pas d'aborder des sujets scabreux. Un libre-penseur peut avoir foi dans une humanité vertueuse et régénérée et ne peindre qu'elle, mais un catholique sait que l'enfer existe et que la tache originelle est ineff'açable. Un écri- vain catholique ne doit pas craindre de paraître pornographique, car il sait bien qu'il ne l'est pas gratuitement et aussi que sa m.ission n'est point de prêcher la vertu, mais de peindre la des- tinée des hommes, telle que Dieu l'a voulue, balancée entre la faute de notre premier père et le rachat du Sauveur mort sur la croix.

Un des plus grands romanciers catholiques, Manzoni n'a-t-il pas, dans ses Fiancés, peint un prêtre pusillanime et un terrible pécheur soudain converti ? Et Dante...

Si la place m'était moins mesurée, je chicanerais longuement

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M. Mauriac sur certaines articulations psychologiques de son récit (sur les motifs de la décision du père ; sur l'effet produit par la phrase de Nietzsche, etc..) Mais il me reste juste assez d'espace pour le louer de son évocation de la forêt de pins giron- dine et landaise, sous le soleil et sous la pluie, traversée de vols de palombes. benjamin crémieux

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AMAZONES, par Eugène Marsan (Les Amis d'Edouard).

Depuis une dizaine d'années les lecteurs du Divan et de plu- sieurs autres de ces petites revues — qui souvent plus que les grandes sont l'asile de la littérature — rencontraient des feuil- lets, détachés parfois du carnet d'un certain Sandricourt, mais portant tous la signature d'Eugène Marsan : naguère on en vit ici des extraits. Ce sont quelques-uns de ces feuillets que sous le titre à^Amaipnes Marsan réunit aujourd'hui en une plaquette de moins de cinquante pages.

«II y a dans le soin de placer les mots, quelque léger qu'il soit, une diversion qui trompe doucement les ennuis '. » Je ne serais pas surpris que cet aveu de Maurice de Guérin rendît souvent compte du sentiment qui se trouve à l'origine d'un recueil tel (\\xAma7j3nes, et qu'indirectement il en éclairât le charme. Diversion, — fuite dans l'attrait qui prévaut à tel point qu'il semble que ce soit à lui seul que l'auteur veuille devoir notre estime ; diversion qui donne à l'attitude la vaillance élé- gante d'un Fontenoy de l'esprit, — mais celui qui mène le com- bat ne s'en faitjaniais accroire ; par où il assure la partie. Impos- sible d'être plus délibéré que Marsan : tandis qu'on le lit on guette son refroidissement et le nôtre ; mais non, il esquive toute sécheresse. Là surtout réside sa grâce particulière.

Pour jamais ne se disjoindre du plaisir, le soin que Marsan apporte à son tracé n'en est que plus minutieux : la légèreté ici est toute dans le résultat. Les trois terres cuites de femmes — ma prédilection va à Leone ou la Philosophe — s'offusqueraient de tout autre commentaire que la phrase de Hamilton surGra- mont : « Il faisait bon l'écouter quand il faisait quelque récit ; mais il ne faisait pas bon se trouver en son chemin par la con-

I. Lettre de Maurice de Guérin à Barbey d'Aurevilly, 5 février 1838.

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currcnce ou le ridicule. » Peut-être cependant l'attrait est-il encore plus vif dans ces Passantes telles que les a saisies le Carnet d'un fut : vingt lignes suffisent à Marsan pour obte- nir l'équivalent à la date d'aujourd'hui des séduisantes pages d'almanachs de modes cil survit la fraîcheur désinvolte d'un Ancien Régime finissant ou de quelque Directoire d'une nudité encore délicate. Son art excelle à montrer « la petite femme », — avec une tendresse légèrement amusée, qui se brûle un peu, qui émeut parce qu'on sent que la convoitise l'emplirait aussitôt d'un feu grave : il semble que de s'y abandonner conduirait ici tout droit à l'amour. A tout ce qui est fortuit : une rencontre, l'indice, le trouble le plus fugitif, Amaipnes sait prêter une valeur esthétique. Je songe à la Silencieuse, ravissant ornement au bas du sonnet de Baudelaire : « A une Passante » ; — à la jeune fille qui représentant la fée dans h Baiser de Banville avait à contrefaire la vieille : « Elle ne parvenait pas à altérer, dans son capuchon, le cristal de sa jeune voix. Et tant d'inexpérience commençait à gêner, lorsque, recevant le prodigieux baiser de Pierrot, elle rejette le vexant simulacre et paraît, blonde, de blanc vêtue, diamantine, pareille à un bouton de rose enveloppé d'argent souple. Elle tenait un peu penchée la tête sur l'épaule droite, avec un air de défi, d'attente et d'enivrement. » Je songe aussi à l'Imparfait du Subjonctif :

« L'un de mes amis avait une maîtresse adorable. On l'ap- pelait Tio.

« Elle avait observé qu'il y a des subjonctifs de plusieurs sortes, en assc, en usse, en isse, qu'il n'y en avait point en osse. Et elle disait : « Je voudrais que tu me chantosses... »

« Ainsi elle nous moquait tous parce que nous étions un peu pédants, sans nous en apercevoir, ou pour faire pièce à nos contemporains. Du reste, elle nous aimait bien.

« Comme elle parlait d'un air aérien (et elle était danseuse à l'Opéra) l'on pensait que l'on aurait beaucoup donné, Ingres, s'il revenait, pour peindre son cou renversé, et nous pour mettre un baiser sur l'agréable bouche dans le moment qu'elle pronon- çait cet charmant. « Os, oris, la bouche... D'où : adorer. »

Le tour, qualité française, — oui certes, mais d'un emploi combien dangereux : quel ennui mortel ne dégage pas à cet égard la moindre trace d'affectation ! Un ton à la cavalière —

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qui s'accompagne parfois si comiquement d'un certain air péné- tré — ne rend ceux qui l'adoptent « bien français » qu'à leurs propres yeux : souhaitons qu'il leur soit épargné qu'on les détrompe. Mais les autres au contraire, dans l'oeuvre desquels s'atteste cette reviviscence du tour authentique, prenons plaisir à les saluer. Marsan lui-même vient de s'acquitter de ce soin pour Jean Pellerin de qui le dernier numéro du D/î;a?2 commé- more dignement le souvenir, — un souvenir que garde avec une non moindre fidélité Roger AUard qui jusque dans la critique sait, ainsi que Jean Paulhan, introduire ce tour avec bonheur. Tous sans doute demeureraient d'accord de la part qu'il faut attribuer dans ce renouveau à l'usage non pareil que fit de la langue le secret et sarcastique magicien : P.-J. Toulet.

CHARLES DU BOS

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��TERRE DU CIEL, par C. F. Ramti:^ (Grès).

Encore un roman légendaire. La formule en est différente de celles de Romains (Morf de Quelqu'un), de Duhamel (Les Hommes abandonnés'), d'Alexandre Arnoux (Indice 5^), mais en aussi nette réaction contre Vhistoricisme naturaliste.

C'est même beaucoup plus une légende qu'un roman. On peut imaginer contée par Roumanille dans quel vieil Armanà Prouvençau cette légende des élus d'un même village qui, après le jugement dernier, se retrouvent rassemblés en un Paradis tout semblable à leur pays natal, dans des maisons (celles-là même qu'ils habitaient de leur virvant et où tout est comme autrefois « mais en plus joli, en plus neuf et comme repeint ») et qui bientôt lassés de leur bonheur s'aventurent dans une gorge, où séjournent les réprouvés, sont poursuivis et menacés dans leur sécurité par les damnés grimaçants, mais sont préser- vés par l'ordre de Dieu qui, après avoir désigné les bienheureux, ne les destitue plus. Désormais ils savoureront leur éternité sans regrets ni curiosités dans la « Terre du Ciel ».

On serait curieux de savoir si Ramuz a emprunté cette légende au folk-lore savoyard ou vaudois, ou s'il l'a créée de toutes pièces. Q.uoi qu'il en soit on pense bien qu'il l'a traitée avec une ampleur à laquelle n'eût pas atteint le bon Roumanille.

Souvent, dans ses œuvres précédentes, on sentait chez Ramuz

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un effort pour se guinder, pour « faire grand », mais ici, du moins dans la première partie, il y a une noblesse et une gran- deur naturelles, une richesse en oxygène pur qui réjouit et élève l'âme. Les cent vingt-cinq premières pages où tous ces paysans s'abandonnent isolément et de concert à leur bonheur sont de premier ordre. Et que l'on songea la difficulté qu'il y a à évoquer un bonheur immobile et à le propager dans l'âme du lecteur. L'histoire des réprouvés est contée avec moins de sim- plicité et à l'aide des procédés ordinaires aux récits de terreur. Ce n'est point par hasard que le nom de Roumanille est venu sous ma plume. Ramuz est un félibre suisse. Il traite le français comme un dialecte, mêlant l'archaïsme, le provincialisme et l'incorrection savoureuse. Quand il fait penser à Claudel ou à Péguy, il est moins aimable. Mais quand il est lui-même, il donne une note rustique et noble qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans la littérature française d'aujourd'hui.

BENJAMIN CRÉMIEUX

BRELAN MARIN, par Eugène Moutfort (Bibliothèque des Marges).

Ce charmant petit livre, le premier de la Bibliothèque des Marges, contient trois nouvelles : Le Revenant des Cappucini, la Soirée Perdue et Mon Ami de Guernesey. Je ne sais si l'auteur se connaît à ce point lui-même et s'il l'a fait exprès, mais il y a là les trois formes d'esprit que les amis d'Eugène Montfort lui découvrent, quand, après un long commerce, ils ont pénétré cet homme distrait et volontiers distant. Le Revenant des Cappu- cini révèle un poète imaginatif et sensible, effrayé des fantômes qu'il enfante, et qui n'est pas sans parenté avec Gérard de Nerval. Là Soirée Perdue est d'un dillettante à la curiosité insa- tiable, qui fait de l'amour la chose la plus importante de sa vie, et trouve dans l'aventure la plus banale une source de plaisirs aussi voluptueux qu'intellectuels. Mon Ami de Guernesey, enfin, est d'un humoriste indulgent ; j'ajouterai, à ce propos, qu'Eugène Montfort, qui a du trait et des convictions esthétiques, aurait pu devenir un pamphlétaire de la littérature si le sens du comique ne le détachait presque aussitôt de ce qui commence par l'irriter.

�� � NOTES 50 ï

De ces trois contes, le Revenant des Cappucini me paraît être le plus attachant et le mieux réussi. C'est là que se retrouvent le naturel dans le style et l'invention, la nonchalance, l'émotion contenue, qui ont fait le succès des Noces Folles, et aussi de quelques impressions de route comme De Messine à Cadix, Eugène Montfort ne connaît pas l'artifice : il doit tout à la juste mesure de son instinct ; comme on disait autrefois des gentils- hommes : il est né.

Le titre de Brelan Marin s'explique da fait que ces contes ont pour cadres Palerme, Barcelone et Guernesey. Je me permettrai de faire remarquer au voyageur que good bye signifie au revoir, et non hou jour...

FERNAND FLEURET

LES ARTS

LE SALON DES INDÉPENDANTS.

Les Indépendants ont eu mauvaise presse, cette année, et, pour une fois, la Presse eut raison. Cette 33^ exposition laisse le visiteur inquiet, incapable de dresser « le dernier état de la peinture » comme on disait en ces temps d'agréable curiosité qui précédèrent 19 14. Le nouveau mode déplacement par ordre alphabétique institué cette année, s'il permet, par un égrène- ment systématique des œuvres marquantes, de donner quelque intérêt à la plupart des salles, enlève au promeneur nerveux et harassé, le loisir de comparer entre elles les œuvres de même tendance, et surtout celui de les dénombrer. Certains ont pré- tendu que c'est justement dans le but de diviser les efforts de jeunes, jugés turbulents, que cette nouvelle répartition des toiles fut décidée. C'est pousser un peu loin la malice. Mais on peut dire que, défendre aux artistes associés dans la méditation de le demeurer dans la « bataille » est, de la part du Comité des Indépendants, porter paradoxalement atteinte au principe de liberté sur lequel repose la Société qu'il dirige.

C'est grâce à la dispersion des œuvres qu'a pu s'accréditer, entr'autres légendes, celle du « cubisme agonisant ». J'ai mon idée sur l'avenir de ce mouvement, et, si j'avais eu le loisir de répondre à l'enquête à laquelle se livre la Revue de l'Époque, au sujet de sa disparition possible, j'aurais affirmé que, loin d'être mort, le cubisme n'a pas encore fini de naître. Les œuvres

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de Metzinger et de Hayden, pleines d'une douceur et d'une fantaisie inattendues, montrent ce qu'une discipline débarras- sée de quelques formules extra-picturales, promet de réaliser. Quel que soit d'ailleurs le jugement que l'on porte sur cet art, on est obligé d'avouer qu'on n'en compta jamais autant de manifestations sur les murs du Grand Palais. Mais le plus éton- nant, c'est qu'au rebours de ce qu'on pourrait imaginer — et je m'empresse d'ajouter : désirer — ce n'est pas la tendance réa- liste qui l'emporta, celte année, mais celle qui, employant des matériaux « purs », se borne à tracer sur la toile des arabesques décoratives, et à deux dimensions, rigoureusement. Léger et Gleizes sont les chefs de cette école. Pour demeurer dans les limites de l'observation objective, je dois ajouter qu'une ten- dance absolument opposée fait également des adeptes dont le nombre grossit de jour en jour. Il s'agit du naturalisme, dont Dufresne et D. de Segonzac sont les animateurs évidents. Les derniers artistes de talent qui se rallient à cette austère école, dont la technique est à base de matière sourde, aux modulations réduites, sont Sabbagh et Favory.

Entre ces tendances antagonistes, qui se nient et se méprisent copieusement, il faut ranger le mouvement que je me permet- trai d'appeler le cubisme analytique, dont les représentants actuels, à peu près isolés dans la foule des peintres contempo- rains, sont : Maria Blanchard, Bissière, Simon Lévy, Cernez, Latapie et M"e Heudebert. Cette tendance, qui n'est pas une école, tend à hausser les éléments tirés de l'observation sensible jusqu'à ce niveau supérieur où se confondent les formes maté- rielles et les formes pures.

On ne voit pas très bien par quel fil une certaine critique voudrait relier ces dernières tentatives à ce renouveau académique qui, sous le vocable de néo-classicisme, poursuit le but, haïssable entre tous, de « refaire du Musée « en modernisant les œuvres de Giotto, de Botticelli et de Ingres. Une peinture basée sur la copie d'œuvres anciennes n'a rien à voir avec un art qui cherche ses éléments primordiaux dans une sensation de nature. Je ver- rais plutôt les sources de ce néo-académisme (de plus en plus florissant, il faut l'avouer) dans une fausse compréhension de l'art de Derain — qui n'en est pas responsable. Derain, s'il con- fessa souvent son goût pour les œuvres anciennes, n'en étudia

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pas moins les formes vivantes, ainsi que le montrent ses nom- breux portraits suffisamment individualisés. Il me reste à signa- ler, à part, la tendance puriste, dont Ozenfant et Janneret recher- chent les éléments régulateurs ; des artistes comme Lotiron, Kisling, Desgarets dont l'aimable caprice refuse de se plier à une discipline collective et, enfin, les quelques probes artisans, de tout le monde connus, qui tirent de l'impressionnisme ou du fauvisme assagi des effets toujours agréables.

ANDKÉ LHOTE

LETTRES ÉTRANGÈRES

LETTRE D'ALLEMAGNE.

Jamais peut-être l'Allemagne n'avait produit autant de bio- graphies qu'en ce moment. Le lecteur veut savoir à qui il a affaire, il désire connaître l'homme, avant de pouvoir croire à l'artiste ou au penseur. La pensée a perdu son anonymat, et l'œuvre d'art ne saurait se suffire à elle-même. Cela tient évi- demment aux circonstances. Des idées, nous en avons assez, semblent dire les contemporains ; ce que nous cherchons, ce sont des hommes, ou plus exactement l'homme nouveau. Il y a ici un certain messianisme, qui mêle à toutes les aspirations, je ne sais quelle foi naïve, quelle attente impatiente de cet homme à venir.

Toutefois le besoin d'humaniser pour ainsi dire l'œuvre d'art, ne date pas d'aujourd'hui. Déjà bien a-vant la guerre, il s'était développé en Allemagne une sorte de pragmatisme, un vitalisme spirituel, qui concevait les idées comme des mo3'ens dont l'individu se sert pour organiser sa vie, assimilant telle impression, rejetant telle autre et affirmant à travers tout sa volonté d'être lui-même. Pour pouvoir apprécier une idée, il faut la rendre à l'individu ; tandis que les idées changent et s'entre-détruisent, il reste la seule réalité profonde.

Aussi le biographe devint-il un personnage fort important, puisque c'était en somme lui qui retrouvait derrière l'idée, la pensée, derrière l'œuvre d'art, la vision, et restituait à la vie ce qui de droit lui appartenait. Refaisant en sens inverse ce que le penseur et l'artiste avaient fait avant lui, il ressuscitait les idées et les visions les rendant à leur destinée première.

�� � 504 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

On me dira peut-être que pourvu que les biographies soient bonnes, il n'y a qu'à laisser faire les biographes. Pourtant je ne suis pas rassuré, et j'ai quelque appréhension au sujet des bio- graphes et de leur art. Répondez-moi : faut-il donc que tout le monde trouve son biographe? Non, direz-vous, car vous voulez certainement qu'il n'y ait que les gens éminents de qui l'on nous raconte la vie. Votre réponse toutefois ne me satisfait pas. Ne trouvez-vous pas comme moi qu'il faille encore que l'individu dont on veut nous présenter la biographie, quels que soient d'ailleurs ses mérites, ait eu du tout une vie, ou autrement dit qu'il ait vécu sa vie. Or, est-il bien sûr que ce soit le cas de chacun ?

Je me rappelle que lisant un jour les mémoires d'un grand savant, je me posai la question. L'auteur y racontait longue- ment comment il y connut sa future épouse, de laquelle, le mariage conclu, il eut trois enfants, deux filles et un garçon. Avant son mariage, il avait fait des livres, et il continua à en faire après, dont certains d'ailleurs fort intéressants. Seulement je n'ai jamais bien pu comprendre pourquoi il nous avait laissé des mémoires. Je fis part de mes doutes à un autre savant, qui me répondit qu'il n'en voyait pas plus la nécessité que moi, la vie d'un savant étant si peu de chose, qu'il ne valait pas la peine d'en parler. Il disait cela sans regret, et sans amer- tume, comme s'il eût voulu dire : est-il donc bien nécessaire d'avoir vécu, et n'avais-je pas mieux à faire ?

Mais il y a aussi ceux qui ayant su vivre ont vécu d'une vie cachée, qu'ils sont seuls à connaître. Il ne leur arrive de vivre et de revivre que de loin en loin, et toujours en dehors du cours ordinaire de la vie. Leur vie, un long sommeil, interrompu par quelques moments où souvent mal réveillés encore ils rentrent chez eux. Des moments sans lien apparent entr'eux et comme détachés des jours qui se suivent, des révélations venues ils ne savent d'oîi ni comment, voilà la seule vie qu'ils puissent reconnaître. Qu'importe alors les événements, les rencontres, les changements de lieux et les liaisons, l'enfance, la vieillesse, et pourquoi parler du tout d'une vie qui ne fut pas la leur ?

Il y a enfin ceux dont la vie compte pour quelque chose. Vous les voyez se développer à travers les années qui se sui- vent, vous apercevez aisément les stades par lesquels ils ont

�� � NOTES 505

passé et que des rencontres, des amitiés, des amours ont mar- qués. Un changement de milieu, le passage d'une ville dans une autre, un voyage parfois, forment naturellement les étapes d'une vie et qu'on peut raconter. Le biographe alors, refaisant le chemin, revivra la vie d'un autre, et assistera à la formation d'une personnalité. Mais suivant ainsi le cours d'une vie, il lui arrivera presque toujours qu'à un certain moment son pas se ralentisse ; le paysage devient monotone, et la route encore longue ne présente plus aucun intérêt. Son compagnon a atteint la quarantaine ; et si alors la vie continue, c'est la plupart du temps une vie sans histoire, une vie qui ne se raconte plus, quel que soit d'ailleurs l'intérêt des œuvres et de la personnalité du voyageur. C'est aussi pourquoi la plupart des biographies traî- nent en longueur, le biographe continuant son récit, alors que ce qu'il a à nous dire n'est plus qu'un épilogue terne et insigni- fiant, une rallonge à la vie. La fin d'une biographie ne coïncide presque jamais avec la mort de celui auquel elle est consacrée, et le biographe ne sait comment se débarrasser d'un personnage devenu fort encombrant depuis que sa vie ne présente plus aucun intérêt.

Je crois qu'il n'y a en somme que très peu de personnes dont on doive ou même puisse écrire la biographie. Pour la plupart, il suffirait de s'en tenir à leur œuvre, d'analyser leur personna- lité, et de dire quelque chose sur leur milieu. Mais peut-être me ferais-je mieux comprendre en citant comme exemple le per- sonnage qui plus que tout autre semble réunir en lui toutes les qualités nécessaires pour faire l'objet d'une biographie : Gœthe.

Chez Gœthe, en effet, tout est en fonction d'une vie, tout s'y rapporte, tout est vital pour ainsi dire. Ses visions, ses idées nées du moment, expriment les phases par lesquelles il a passé, ses œuvres incorporées à sa vie n'en peuvent être détachées» Elles se suivent et s'enchaînent pour former un ensemble dans lequel se retrouve le rythme de la vie : les différents âges y sont gravés, y apportant chacun ce qui lui est particulier. Ainsi quand on nous parle des œuvres de jeunesse de Gœthe, cela signifie bien la jeunesse comme telle, la jeunesse avec son droit et les valeurs qui lui son*" propres. C'est une phase de sa vie qui se suffit à elle-même, une fin en soi en quelque sorte, une jeunesse qui aurait crouvé sa maturité. Et il en est de même

�� � 50é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pour les autres âges. L’œuvre se lie à la vie, elle en consen,e toujours l’empreinte, elle en fixe les moments, et en reflète l’unité. C’est Gœthe lui-même qui a eu soin de nous révéler les liens intimes qui unissent les deux. Pour lui ni la science ni la poésie ne sauraient se suffire à elles-mêmes ; elles ne sont rien en dehors de la vie. Et la vie, c’est tout l’ensemble des actions et des réactions à travers lesquelles se manifeste une person- nalité ; rien n’y est indifférent, tout s’y situe et sert à composer l’ensemble. La vie chez Goethe, pourrait-on dire, embrasse et pénètre tout, elle semble à tous moments ra5’onner au dehors et absorber en elle tout ce qui se présente. C’est la vie continue et qui pour se retrouver n’a pas besoin de ces moments d’extase où l’âme se replie sur elle-même. Vie qui ne semble pas devoir connaître de fin : arrivée à son terme naturel, elle rebondit encore et la vieillesse n’a pu ralentir son essor.

C’est aussi pourquoi écrire la vie de Goethe, signifie en quel- que sorte faire la biographie par excellence, et cela explique que l’intérêt qui s’attache à sa vie peut même dépasser en un certain sens celui qui s’attache à ses œuvres. En effet si vraiment il est possible de concevoir l’art du biographe comme l’interprétation d’une vie, qui situerait tout événement, toute rencontre, toute impression de manière à en faire comprendre la suite etl’unité, il semble que l’on ne puisse trouver de meilleur objet que la vie de Goethe.

Aussi est-ce avec grand intérêt que je me mis à lire le livre de M. Gundolf dont je voudrais vous parler aujourd’hui (F. Gun- dolf. Goethe. Ed. Georg Bondi, Berlin). M. Gundolf, je m’em- presse de le dire, a parfaitement compris ce qu’il devait à son art et à Goethe. C’est ce qui nous permettra d’aborder aussitôt les grands problèmes qui se posent au sujet d’une biographie de Goethe.

Dans son introduction, M. Gundolf a soin de nous dire quelle fut la méthode qu’il a suivie en son ouvrage. Il com- mence par se demander quelle est l’importance relative qu’il faut attacher aux différents témoignages que nous a laissés Goethe, et il en arrive au classement suivant : entretiens, lettres, œuvres. M, Gundolf nous dira que pour comprendre la vie de Goethe, c’est Goethe poète qu’il faut interroger avant tout, et non le Goethe que nous connaissons par ses lettres et ses entre-

�� � tiens, entre lesquels d’ailleurs il y a une nouvelle distinction à faire, les lettres nous renseignant mieux que ne le font les entretiens. Il me plaît de voir M. Gundolf insister pour nous dire que la vie d’un artiste se retrouve dans ses œuvres, et non dans un ensemble de gestes et de paroles qu’ont pu noter ceux qui l’ont approché, ou dont témoignent telle lettre écrite dans une circonstance fortuite. En effet les biographes de Goethe l’ont trop souvent oublié. Seulement je doute que pour comprendre Goethe, on puisse s’astreindre à un classement. Sans vouloir discuter le fond de la thèse de M. Gundolf, je ne crois pas que lui ou aucun autre connaisseur de Goethe ait pu se former une vision de la personnalité du poète, en suivant une voie méthodique. Relisant l’œuvre de Goethe, il nous arrivera de nous arrêter à tel passage ou tel autre qui nous semble une révélation, et chaque fois, toujours au gré en quelque sorte du hasard et des rencontres, nous croirons le connaître un peu mieux. Pourquoi s’en cacher et vouloir régler d’avance l’importance qu’il nous sera permis d’attacher à tel passage de Goethe, selon l’endroit où nous l’avons trouvé ? C’est trop raisonner, surtout quand il s’agit de Goethe dont l’esprit d’une variété infinie ne saurait être réparti dans des cadres.

Le vrai problème semble devoir se poser autrement. Voici de quoi il s’agirait d’abord. On connaît assez bien le rôle que joua tel personnage dans la vie de Goethe, mais on voudrait savoir aussi si l’homme ou la femme qui l’approcha ressemble vraiment à l’image que s’en fit le poète. Sachant que Goethe avait aimé telle femme, on a bien soin de rechercher d’après le témoignage de parents ou d’amis s’il ne s’était pas trompé. Je comprends parfaitement que M. Gundolf ne fasse rien de la sorte, et qu’il ne veuille pas se placer, pour ainsi dire, en dehors de la vie de Goethe pour apprécier ceux ou celles qui y ont joué un rôle.

Mais cette question une fois écartée, nous nous retrouvons aussitôt en face d’un problème qui nous semble présenter de bien plus grandes difficultés. Nous sommes d’accord, c’est la vie de Goethe que nous voulons décrire, et toute personne qui l’approcha ne nous intéressera qu’en tant que personnage de cette vie. Qu’en résulte-t-il pour le biographe ? C’est à Gœthe lui-même qu’il devra s’adresser, pour savoir ce qu’il en est de tel 508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

événement ou de telle personne. Nous ne questionnerons d'ail- leurs jamais en vain, Gœthe ayant presque toujours d'une manière ou d'une autre révélé ce que fut la portée de telle ren- contre ou quelle fut l'influence qu'exerça tel personnage sur son développement. En effet, tout ce qu'il écrit peut être considéré comme une interprétation de lui-même de son passé, de son présent, du sens de toute sa vie. La tâche du biographe consis- terait donc à recueillir ses interprétations, à en découvrir le sens là où on ne les trouve que sous forme de symbole, et à les réunir pour en composer l'image d'une vie.

C'est donc Goethe lui-même qui, si j'ose m'exprimer ainsi, nous dicterait sa biographie. Autrement dit, faire une biogra- phie de Goethe serait écrire son autobiographie, ou plus exac- tement puisque cette autobiographie est déjà écrite sous diffé- rentes formes dans ses oeuvres, il ne s'agirait plus que de la transcrire de manière à en former un ensemble. Mais est-il bien sûr qu'il faille s'en tenir là, et le biographe doit-il accepter sans plus, l'interprétation que Gœthe lui-même donne de sa vie ?

La question peut paraître bizarre. Pourtant il n'est pas rare de voir un biographe en parfait désaccord avec son personnage, qui lui semble avoir mal compris le sens de sa vie. Rousseau considérait sa vie comme essentiellement manquée. Destiné à n'être qu'un petit artisan paisible à Genève, il devint un grand littérateur à Paris. Repassant dans sa mémoire sa vie passée, Rous- seau regrettera d'avoir jamais quitté Genève, et de s'être laissé entraîner à écrire des livres. Il ne verra dans la suite des événements qu'une série de rencontres qui l'ont détourné de sa voie. Aucun de ses biographes n'étant de cet avis, tous inter- préteront la vie de Jean-Jacques tout autrement qu'il ne le fît lui-même. Le biographe trouvera que Rousseau vécut dans des circonstances favorables à son développement, et que tout en somme, à différents degrés, lui a profité. Considérant l'ensemble, il ne pourra manquer de retrouver dans cette vie un enchaîne- ment des plus mer\'eilleux, tout ayant contribué à former le personnage de Jean-Jacques tel qu'il continuera à vivre dans l'histoire. Que Rousseau ait d'abord pu s'abandonner à ses « douces rêveries » et à ses « chères extases », sans leur cher- cher des formes précises ; qu'il ne soit venu à Paris que sur le tard, après avoir développé sa vie émotive ; que dans les milieux

�� � NOTES 509

littéraires de Paris, il ait trouvé des manières de penser et de s'exprimer, sans que celles-ci aient pu altérer le fond de cette vie ; qu'il n'ait fait que passer dans ces milieux, pour revenir ensuite à sa solitude : cela et bien d'autres circonstances encore, feront croire au biographe que dans cette vie tout se combinait pour form.er l'auteur des Rêveries d'un Promeneur solitaire. Lors- que Rousseau ne nous parle que d'égarements et de rencontres malheureuses, ses biographes le contrediront donc presque tou- jours, et si à la fin de sa vie, il se plaint de mourir sans avoir vécu, ils trouveront qu'il n'a rien compris à sa destinée, ce qui d'ailleurs fait encore partie de cette destinée.

Rien n'est plus opposé que la manière dont Rousseau et Gœthe envisagent, chacun sa vie. Rousseau se demande sans cesse ce qui aurait dû être, et ce qui ne fut pas ; il ne saurait avouer une vie qu'il ne peut reconnaître comme sienne parce que con- traire à sa destinée. Entre la destinée et ce que la vie fait de nous, il y a la différence de l'homm.e naturel à l'homme civilisé. Goethe par contre cherche à comprendre ce qui était, et ce qui devait être ainsi. Sa vie, c'est lui, lui dans son développement, l'expression de son moi à travers les âges. La vie est toujours naturelle parce que c'est la vie. Tout est nature, et il n'y a que l'homme tout court, l'homme partie d'un univers invariable oîi tout se reproduit d'après des lois. Aussi là où l'un ne voit que des accidents, l'autre ne cherche qu'à apercevoir des nécessités. Tandis que pour Gœthe la vie est l'épanouissement d'une per- sonnalité, Rousseau n'y verra qu'une mort lente de ce qu'il y a en nous de personnel, une défiguration de ce que nous sommes en nous-mêmes, et ce n'est que dans les rares moments oià cette vie se tait, qu'il croira être revenu à sa destinée première.

Il est clair d'après ce que nous venons de dire, que le bio- graphe sera beaucoup plus porté à adopter le point de vue de Goethe que celui de Jean-Jacques. Rousseau semble toujours vouloir décourager son biographe et le contredire d'avance. Je ne comprends rien à ma vie, paraît-il répéter sans cesse, et tout ce qui m'arriva me semble parfaitement absurde, et il eût été fort fâché de s'entendre dire le contraire. La vie de Goethe, par contre, apparaît comme une oeuvre d'art, dans laquelle tout s'enchaîne admirablement et où tout ce qui arrive, arrive à son heure, et contribue à l'ensemble. C'est Gœthe lui-même, qui

�� � nous a appris à interpréter sa vie ainsi. C’est à l’école de Goethe que le biographe s’est formé.

Mais entre les deux conceptions si différentes de la vie représentées par Rousseau et par Goethe, il se peut que parfois on hésite. Une vie, fut-ce celle de Goethe, peut-elle jamais se comprendre à la manière d’une œuvre d’art ? Cette vie ne connaît-elle pas de regrets ?

La vie une oeuvre d’art ? Il faudrait donc que rien jamais ne s’y perdît et qu’aucun moment ne s’isolât de l’ensemble. Il faudrait que l’un fût toujours ordonné par l’autre, qu’on vît toujours naître le présent du passé, afin que tout formât une suite réglée, et que l’individu rassemblant ses souvenirs pût dominer le tout, et apercevoir les liens qui unissent les temps. Mais la vie, aucune vie est-elle ainsi ?

Peut-être un jour, se trouvera-t-il un biographe qui n’ayant pas la même foi dans le développement harmonieux d’une vie, et sceptique par nature, se mettra à douter de l’œuvre d’art aux aspects toujours sereins. Je me l’imagine recherchant soigneusement chez Goethe ces moments d’angoisse que la vie n’avoue pas et qu’elle écarte, sous-courants désordonnés sous une surface plane et égale ; il guetterait ces moments, et rechercherait aussi ce qui mourut sans être arrivé à maturité, ce qui s’est perdu et dût être abandonné en route au croisement d’un chemin, ou au gré d’une rencontre. À cette vie qui passe et s’affirme, il opposera l’éternel non. Tel Méphisto interprétant Faust ? Peut-être. Mais après tout, n’y a-t-il pas du Méphisto dans Goethe ? Pourquoi alors ne pas interroger ce témoin de toute sa vie, et confident peut-être de certaines choses que son compagnon ne voulait s’avouer à soi-même ?

Sera-ce là diminuer Goethe ? C’est le contraire plutôt qui me semblerait vrai. Tout ce que fut et voulut Goethe ne peut entrer dans une vie. La vie : l’affirmation d’une personnalité, mais en même temps une négation, parce que détermination, parce qu’opposant à l’infini d’une volonté, le fini d’une durée. Je suis, donc je suis éternel, disait Goethe. Et pourtant je ne le suis pas. Une contradiction donc, la contradiction qui est au fond de toute vie. Goethe n’aurait rien vécu de la sorte ? On semble vouloir exclure de sa vie la mortalité. On attache je ne sais quoi de divin à la vie de Goethe. Et j’appréhende que la grandeur de NOTES 511

l'homme n'en soit diminuée : Proraéthée devenu Olympien.

J'ignore si un jour quelqu'un écrira la tragédie de Goethe. Mais je sais que j'aimerais le Gœthe tragique, grand malgré la vie, que je Taimerais plus peut-être que l'autre dont nous par- lent les biographes, symbole d'une vie toujours harmonieuse, et qui se suffit à elle-même : chef-d'œuvre suprême du grand artiste qui l'a créée.

Pourtant j'hésite. Quoique nous puissions penser de l'homme, respectons le poète qui nous apprit, par son exemple, à com- prendre la vie et à lui donner un sens nouveau. La vie de Gœthe, une légende sacrée, un symbole de toute vie : rien de plus vrai pour les générations qui ont grandi sous l'influence de Gœthe. C'était une foi nouvelle, une religion qui à l'encontre de toutes celles qui l'avaient précédée, ne prétendait pas cher- cher à la vie un sens en dehors de la vie elle-même. D'où venons-nous et où allons-nous ? Nous n'en savons rien. Pourquoi vivons-nous ?Nous vivons pour vivre, et vivre, c'est en passant à travers les différentes phases de la vie, être soi-même. De cette plante qui vit et se développe quelle est la destinée ? D'être plante. De l'homme ? D'être homme. De cet individu enfin, dont la vie commence ? De s'achever en formant une personna- lité. Et cela est vrai partout où une vie s'organise, pour les peuples aussi bien que pour les individus. Tout ne tend qu'à être soi-même ; la vie est une réalisation. Gœthe vécut pour être Gœthe, comme la plante vit pour être plante. A la question quel est le sens de la vie, c'est la vie elle-même qui seule peut donner une réponse. Elle répond en se créant. Le sens de la vie, c'est que tout ait un sens dans la vie. N'en cherchez pas d'autre. Tout n'est d'abord qu'accident et hasard, mais rien de ce qui arrive ne reste accident, dans une vie qui en se formant assigne à toutes choses sa place, pour s'achever dans le temps.

La religion de Gœthe connaît des devoirs. Ne rien laisser de ce qui nous arrive en dehors de la vie, sans l'ordonner par rap- port à l'ensemble ; s'arrêter souvent et s'abandonner à ce que le moment apporte, mais ensuite reprendre la route; savoir oublier parfois, mais sans que jamais rien ne se perde de ce qui fit par- tie de nous-mêmes : afin que tout, à son heure et à sa place, rentre dans l'œuvre que nous créons en vivant notre vie. Et quand arrivés au terme, nous nous arrêterons pour voir passer

�� � 512 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

devant nous événements et rencontres, tout ce qui fut nôtre, et tout ce que nous fûmes nous-mêmes, apercevant alors l'or- donnance du tout, devant cette vie qui s'achève, nous nous dirons : j'ai vécu.

Ils croyaient donc à la vie ceux qui avaient appris à vivre à l'école de Gœthe. Sûrs de se retrouver toujours, et d'apercevoir le rapport des choses, ils s'engageaient sans crainte sur la route inconnue. Et telle était leur confiance, qu'au fond des tran- chées, ces disciples de Goethe continuèrent à croire à la vie. Leur route les avait menés là, face à face avec la mort. Mais n'avaient-ils pas accepté d'avance la vie, toute la vie ? Le jour viendrait, comment en douter, où ils sauraient pourquoi ils avaient passé par là et en comprendraient le sens profond.

Mais la guerre fut longue, et ils finirent par ne plus se com- prendre. La vie une oeuvre d'art, l'épanouissement d'une per- sonnalité, d'un moi qui, à travers tout, ne cessera jamais d'être ce qu'il doit être, tout apport ne pouvant servir qu'à cette fin ? Les paroles de Goethe sonnaient étranges, comme venues d'un-autre monde.

Reviendront-ils encore à Gœthe ? Pas maintenant, pas tout de suite. Ce qui pour Goethe semblait une réalité, est devenu un idéal lointain, un rêve. Vivre sa vie : il n'y a plus que des uto- pistes, pour y croire encore.

Mais qu'elle était belle, la religion de Gœthe.

BERNARD GROETHUYSEN

LES REVUES

MEMENTO

Les Écrits Nouveaux (Février) : L'Arabie, par J. Joyce.

L'Esprit Nouveau (no 15) : L'illusion des plans en architecture, par Le Corbusier-Saugnier.

Le Monde Nouveau (15 Févr.) : Strindberg, par L. Blumenfeld.

Revue des Deux Mondes (15 Fév. i" Mars): La randonnée de Samba Diouf, par Jérôme et Jean Tharaud.

Revue Hebdomadaire (11-25 Févr.) : La méthode policière de Sherlock Holmes, par E. Locard.

Revue Rhénane (Mars) : A. Dunoyer de Segon:{ac, par Daragnès.

LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAII.LART.

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��FRAGMENTS DU NARCISSE

��... Ce corps si pur, sait-il qu'il me puisse séduire ? De quelle profondeur songes-tu de m instruire. Habitant de f abîme, hôte si spécieux D'un ciel sombre ici-bas précipité des deux ?...

O le frais ornement de ma triste tendatice Qu'un sourire si proche, et plein de confidence, Et qui prête à ma lèvre une ombre de danger ^ Jusqu'à me faire craindre un désir étranger ! Quel souffle vient à l'onde offrir ta froide rose ?... Jaime... J'aime \... Et qui donc peut aimer autre chose Que soi-même ?...

Toi seul, ô mon corps, mon cher corps, Je t'aime, unique objet qui me défends des morts !

Formons, toi sur ma lèvre, et moi, dans mon silence, Une prière aux dieux qu'émus de tant d'amour. Sur sa pente de pourpre ils arrêtent le jour !... Faites, Maîtres heureux. Pères des justes fraudes, Dites qu'une lueur de rose ou d'émeraudes

33

�� � 5ï4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Que des songes du soir, votre sceptre reprit. Pure, et toute pareille au plus pur de l'esprit, Attende, au, sein des cieux, que tu vives et veuilles, Près de moi, mon amour, choisir un lit de feuilles, Sortir ireuihlant du flanc de la nymphe au cœur froid, Et sans quitter mes yeux, sans cesser d'être moi. Tendre ta forme fraîche, et cette claire écorce... Oh ! te saisir, enfin !... Prendre ce calme torse Plus pur que d'une femme, et non formé de fruits... Mais, d'une pierre simple est le temple où je suis, Où je vis. . . Car je vis sur tes lèvres avares !...

O mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares De ma divinité, je voiulrais apaiser Votre bouche... Et bientôt, je briserais, baiser, Ce peu qui nous défend de l'extrême existence. Cette tremblante, frêle, et pieuse distance Entre moi-même et l'onde, et mon âme, et les dieux !...

Adieu... Sens-tu frémir mille flottants adieux ? Bientôt va frissonner le désordre des ombres ! L'arbre aveugle vers l'arbre étend ses membres sombres. Et cherche affreusement l'arbre qui disparait... Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt. Où la puissance échappe à ses formes suprêmes... Ldme, l'âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes. Elle se fait immense et ne rencontre rien... Entre la mort et soi, quel regard est le sien !

�� � FRAGMENTS DU NARCISSE 515

Dieux ! de F auguste jour, le pâle et tendre reste Va des jours consumés joindre le sort funeste; Il sahime aux enfers du profond souvenir ! Hélas ! corps misérable, il est temps de s'unir... Penche-toi... Baise-toi. Tremble de tout ton être! L'insaisissable amour que tu me vins promettre Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit...

PAUL VALÉRY

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DOCUMENTS SUR LE DÉPART
ET SUR LA MORT DE TOLSTOÏ

Paris, le 22 avril 1922.
Monsieur le Directeur,

Vous me demandez si les documents publiés par la Revue la Pensée russe[28] dans son numéro de janvier-février 1922 sont authentiques. La lettre de Léon Nicolaïevitch Tolstoï à la Comtesse Sacha est conforme à la copie que m’a remise le 11 février 1911 la fille aînée de Tolstoï, Madame Soukhotine. Ma copie commence aux mots : « je n’ai pris aucun parti », contient une phrase assez obscure après les mots « je ne veux prendre aucun parti », et omet quatre lignes (d’ « impossible » à « imprégnée »). Je crois le fragment du journal parfaitement authentique. Mais je suis moralement certain que la responsabilité de la publication de ces deux textes ne saurait incomber à aucun des membres de la famille Tolstoï.

Vous désireriez d’autres documents. Je me crois autorisé à vous en fournir deux : une lettre que m’a écrite Marie Nicolaievna Tolstaïa, sœur du Comte, entrée en religion, et le récit simple et sincère du paysan Novicov : Dernière nuit à Iasnaïa Poliana, rédigé peu de temps après la mort de Tolstoï.

Permettez-moi d’ajouter ceci. J’ai passé quelques jours à Iasnaïa Poliana à la fin de juillet 1910. La Comtesse Tolstoï était déjà alors une femme malade. L’une des causes de son état nerveux était de toute évidence la présence dans le voisinage de M.  Vladimir Tchertkov. Je suis reparti avec le sentiment bien net que je quittais un foyer détruit, et détruit en grande partie par cette présence.

On trouvera dans les documents que vous publiez des expressions dures, elles devraient être commentées. Il faudrait entrer dans des explications que je ne crois pas en ce moment devoir fournir. Vraiment, je ne m’en sens pas libre. Mais je puis vous donner mon sentiment personnel : en quittant Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulait s’éloigner aussi bien de certains amis que de sa maison.

Développer l’amour et la paix autour de lui avait été son constant souci. Sa présence n’était plus une cause d’amour et de paix, il se sentait l’objet d’un âpre et tragique débat. Et enfin il est parti pour ne pas compromettre en lui et autour de lui l’effort de toute une vie.

Avant de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulut dire adieu à l’une de ses disciples, la vénérable Maria Alexandrovna Schmit. Il lui confia son projet. Elle lui dit : « Eh bien ! c’est une faiblesse. » Et le Comte lui répondit d’un mot, mot de demi acquiescement : « Pojaloui. » « Peut‑être avez-vous raison. »

Je puis vous l’affirmer. Madame Schmit, une sainte femme, voyait comme moi en la Comtesse Tolstoï une malade. Comme moi elle la plaignait. Au matin du départ elle se portait à son secours et restait à son chevet. Quant au Comte, son maître, vous le voyez aussi, elle le jugeait capable de faiblesse.

Pourquoi vouloir, comme certains, faire du Comte Tolstoï un héros et un saint ? Pourquoi voir dans ce douloureux départ une sorte de fuite au désert ?

Les faiblesses d’un homme de génie, les souffrances d’une femme, ne peuvent que les rapprocher de nous : comprendre et aimer l’homme de génie, plaindre la femme nous est d’autant plus facile que l’un aura été faible et l’autre malheureuse.

CHARLES SALOMON
LETTRE DE LÉON NICOLAÏEVITCH À SA FILLE
ALEXANDRA LVOVNA
29 Octobre 1910. Ermitage d’Optino.

… te dira tout sur moi, Sacha, ma chère amie. C’est difficile. Un grand accablement, voilà ce que je ne puis pas ne pas éprouver. Le principal — ne pas pécher — et là est la difficulté. J’ai été un pécheur, je continue de l’être, c’est évident ; mais que je pèche de moins en moins !

C’est cela le principal, ce qu’avant tout je désire pour toi. D’autant plus que, je m’en rends compte, tu as à résoudre un problème horrible, au-dessus de tes forces, à l’âge où tu es. Je n’ai pris aucun parti, je ne veux prendre aucun parti. Tu verras par la lettre à Tchertkov[29], je ne dis pas ce que je pense mais ce que je sens. Je compte beaucoup sur la bonne influence de Tania[30] et de Serioja.

Puissent-ils surtout comprendre et chercher à lui[31] faire entrer dans l’esprit que pour moi cette manière d’être tout le temps à l’affût et aux écoutes, ces reproches incessants, cette façon de disposer de ma personne à sa guise, cette éternelle surveillance, cette haine affectée pour l’homme avec lequel je suis le plus intime et qui m’est le plus nécessaire, cette haine pour moi et cette comédie d’amour — que tout cela, je ne dis pas, m’a rendu la vie désagréable, je dis nettement impossible, et que pour ce qui est de se noyer, ce ne serait pas à elle mais à moi ; que je ne désire qu’une chose — être libéré d’elle, du mensonge, de la simulation et de la méchanceté dont toute sa nature est imprégnée.

Il va de soi qu’ils ne pourront lui faire entrer cela dans l’esprit, mais ils peuvent lui faire comprendre que toute son attitude à mon égard non seulement ne marque pas d’amour, mais semble bien viser clairement à me tuer, ce à quoi elle arrivera, car j’espère que le troisième accès qui me menace la délivrera comme moi de l’état horrible dans lequel nous avons vécu et auquel je ne veux pas retourner.

Tu vois, ma chérie, combien je suis mauvais. Je ne dissimule pas avec toi. Je ne te fais pas encore venir, mais je te ferai venir dès que ce sera possible et ce sera très prochainement. Donne-moi des nouvelles de ta santé. Je t’embrasse.

L. Tolstoï
EXTRAIT DU JOURNAL DE L. N. TOLSTOÏ

25 octobre 1910… — Sophie Andreievna est toujours aussi agitée.

27 octobre 1910. — Levé de bonne heure. Toute la nuit, j’ai eu de mauvais rêves… Les relations deviennent de plus en plus pénibles.

28 octobre 1910. — Je me suis couché à 11 h. 1/2. J’ai dormi jusqu’à trois heures. Je me suis réveillé et, comme les nuits précédentes, j’ai entendu des portes qu’on ouvrait et des pas. Les nuits précédentes je n’avais pas regardé à ma porte, cette fois-ci j’ai jeté un coup d’œil et je vois par les fentes une vive lumière dans le cabinet et [je perçois] un bruissement. C’est Sophie Andreievna qui cherche quelque chose et qui probablement lit.

La veille elle avait demandé, exigé que je ne ferme pas les portes. Ses deux portes sont ouvertes de sorte que le plus léger mouvement que je fais est perçu d’elle. Il faut que de jour comme de nuit tous mes mouvements, toutes mes paroles lui soient connus et que je sois sous sa surveillance.

De nouveau des pas, la porte s’ouvre avec précaution, et elle passe.

Je ne sais pourquoi cela provoque en moi un irrésistible mouvement de dégoût, de révolte. Je voulais m’endormir. Je ne puis. Je me retournai dans mon lit une heure environ. J’allumai la lampe et m’assis.

La porte s’ouvre, entre S. A. s’informant de ma « santé », et exprimant sa surprise que j’eusse de la lumière qu’elle avait vue chez moi.

Le dégoût et la révolte augmentent. J’étouffe, je compte mes pulsations : 97. Je ne puis rester couché et tout d’un coup je prends la résolution ferme de partir.

Je lui écris une lettre ; je commence à emballer les objets les plus nécessaires, que je puisse seulement partir. Je réveille Douchan, puis Sacha, ils m’aident à faire mon paquet. Je tremble à l’idée qu’elle pourra entendre, sortir de sa chambre — scène, crise de nerfs — avant déjà pas de départs sans scènes.

À 6 heures tout est à peu près emballé. Je vais à l’écurie donner l’ordre d’atteler. Douchan[32], Sacha, Varia[33] terminent les paquets. Il fait nuit, on n’y voit goutte. Je perds le chemin qui mène à la dépendance, je m’égare dans un fourré, je me pique, je me heurte à un arbre, je tombe, je perds mon bonnet, je ne le trouve pas, je me tire de là avec peine, je vais à la maison, je prends un bonnet et à l’aide d’une lanterne je gagne l’écurie, je donne l’ordre d’atteler. Arrivent Sacha, Douchan, Varia. Je suis tout tremblant, dans l’attente d’une poursuite.

Mais enfin nous sommes partis. Nous attendons une heure à Chtchekino et chaque minute j’attends qu’elle surgisse. Mais nous voilà en wagon, le train marche.

La peur s’en va. Un sentiment de pitié pour elle m’envahit, mais pas un sentiment de doute sur la question de savoir si j’ai fait ce qu’il fallait. Peut-être est-ce que je me trompe en me donnant raison, mais il semble bien que j’aie sauvé — non pas Léon Nicolaiévitch[34], mais que j’aie sauvé ce quelque chose qui, si peu que ce soit, existe en moi…

29 Octobre. — Chamordino… En wagon, je n’ai cessé de penser à l’issue de la situation, de la mienne comme de la sienne et je n’ai pu en trouver aucune : et cependant il y aura une issue, qu’on le veuille ou non, il y en aura une, et ce ne sera pas l’issue prévue. Et puis il ne faut penser qu’à ceci : ne pas pécher. Advienne que pourra. Ce n’est pas mon affaire. J’ai trouvé chez Machenka[35] le « Cycle de Lectures[36] » et voilà que, en lisant la lecture du 28, j’ai été frappé de trouver la réponse directe que comporte ma situation : il me faut l’épreuve, c’est bienfaisant pour moi.


LA COMTESSE MARIE NICOLAIÉVNA TOLSTAIA
À CHARLES SALOMON

Couvent de Chamordino.
15 décembre 1911 (sic) [lire janvier].
Monsieur,

Votre lettre m’a procuré un grand plaisir, une lettre de Paris qui est venue me chercher dans ma paisible retraite du couvent de Chamordino. Voici près de vingt ans que je suis sans entendre un mot de français ; mais je crains que vous ne sauriez déchiffrer mes pattes de mouche, vue mon écriture impossible, si je vous écrivais en russe. Vous désiriez savoir ce que mon frère est allé chercher au couvent d’Optino ? Serait-ce un starets[37] doukhovnik ou un homme sage et vivant en retraite avec Dieu et sa conscience qui le comprendrait et pourrait offrir quelque soulagement à son grand chagrin ? je suppose ni l’un ni l’autre : gore ego bylo slichkom slojno ; on prosto khotiel ouspokoitjsa i pojitj v tichoï i doukhovnoi obstanovkié[38]. — Les fâcheux malentendus qui ont les derniers temps obscurci l’existence de mon frère avec sa femme ont à la fin éclaté en catastrophe inévitable : plus Léon montait avec toute son âme et son esprit au ciel, plus elle plongeait dans son cher terre à terre ! Pauvre, cher Léon, comme il était content de me voir ; comme il désirait s’établir chez nous à Chamordino, « esli tvoi monachki ménia né progoniat[39] » ou à Optino. Je ne pense pas qu’il voulût redevenir orthodoxe, No ta nadieialas chto nach starets kotoryi na vsiekh neotrazimo dieistvoval svoei krotkostjiou i lioubovjiou, vozbondit ou nievo tchouvstvo oumileniia douchovnavo, hotoroe on nevo éschtcho né bylo, no kotoroé ouje bylo blizka k némou posliedneé vremia. — I vol on ouiéchal, i oumér milyi dofogoi moi Lévotchka, kak ia privykla égo zvatj. Chlo émon Sacha (sa fille) skazala, kogda ona priiechala, ot tchevo on tak vniézapno ouiéchal, nikto, ia daje s nim néprostilas, néznaiou (sic). Ne mogou boljché pisatj[40]. Je vous remercie, monsieur, encore une fois pour votre livre qui m’a vivement intéressé, tout y est vrai et sincère[41]. J’espère que cette lettre vous trouvera à Pétersbourg et que vous me procurerez le plaisir de venir passer quelques jours à Chamordino comme vous le dites dans votre lettre.

SŒUR MARIE TOLSTOÏ

DERNIÈRE NUIT À IASNAIA POLIANA
(21 octobre 1910)
récit de michel novicov, paysan[42]

Le monde est orphelin : l’homme qui depuis 20 années, après avoir renoncé à vivre pour lui-même, luttait avec l’injustice de la vie et pour nous tous cherchait quel en était le sens et le but — cet homme là n’est plus. Quelle douleur, quelle amertume ! C’est comme si on avait arraché un morceau de mon cœur, comme si en moi quelque chose s’était brisé, s’était détaché, s’était cassé.

Tant qu’il vivait on avait chaud à l’âme, on sentait en lui je ne sais quel soutien invisible. Il y avait dans le monde, cela était évident, un homme qui pensait pour nous, qui luttait avec l’injustice : en arrachant l’homme à la vie animale et basse pour l’amener à un degré supérieur d’humanité, pour en faire un fils de Dieu, il épurait et anoblissait la vie.

Il est malaisé de parler sur une tombe encore fraîche, de choisir des mots pour exprimer la douleur invisible qui ne cesse de vous oppresser le cœur. Paix aux cendres de celui qui était notre conseiller et notre maître.

Je n’ai point envié ta gloire : tu n’as pas envié mes douleurs et nous nous aimions.

Il n’y a pas longtemps, — c’était le 21 octobre, une semaine avant le départ d’Iasnaïa Poliana — je fus pour la dernière fois chez Léon Nicolaïévitch et — comme d’habitude — je restai pour la nuit. J’avais fait sa connaissance à Moscou, il y a 17 ans, quand j’étais soldat. Nos âmes s’étaient apparentées et dès lors jusqu’à sa mort rien n’est venu rompre nos relations. Cher, très cher Léon Nicolaïévitch, c’est à toi que je suis redevable de ma nouvelle naissance spirituelle et de ce qui est la conséquence nécessaire de ce renouveau, de la lumière projetée sur tout un côté de ma vie. Tu ne m’as pas dit comment je devais vivre, tu m’as dit seulement que chaque homme est libre, qu’il peut et qu’il doit organiser sa vie le mieux possible, comme il l’entend, sans considération pour la façon dont ceux qui l’entourent vivent eux-mêmes ou apprécient sa façon de vivre, sans se laisser déterminer par tout le patrimoine spirituel que chaque homme tient en héritage du passé.

C’est là tout ce que tu m’as dit. Mais ce peu que tu m’as dit s’est développé en moi au point de ne plus laisser place à toutes sortes de futilités, de caprices de la mode, de superstitions, de superfluités. Tout cela pesait sur moi comme une pierre, comme cela pèse sur d’autres et m’empêchait de vivre : et cette nouvelle évaluation des valeurs dont j’avais hérité s’est trouvée si juste et a si bien résisté que je ne me suis pas laissé tenter par la vie des villes : insensible à son charme j’ai habité toute ma vie la campagne ; j’y ai vécu du travail de mes mains, j’en ai nourri moi et ma famille.

Cette fois-là, je partis de Toula à pied, et tout le long de la route je sentis quelque chose de lourd qui m’oppressait. Je pensais : j’arrive et voilà qu’il est malade ou déjà mort ! Je ne reçois pas de journaux, aussi je ne savais rien de sa santé. Mais quelle fut ma joie quand Ilia Vassiliévitch[43] me dit : « Le vieux Comte n’est pas là, il est parti à cheval avec le docteur[44] » À cheval, pensai-je, il est donc en vie et en santé — les malades ne montent pas à cheval. J’entrai dans la chambre de Douchan Pétrovitch. J’attendis plus d’une heure leur retour et m’enfonçai dans le « Cycle de lectures » au point que je ne les entendis pas rentrer. D’habitude Léon Nicolaïévitch montait dans sa chambre au premier et me faisait appeler. Cette fois-là, il entra sans bruit dans la pièce où j’étais et d’un geste gamin me frappa sur l’épaule. Je sursautai. Il était là devant moi, alerte, en santé et la main joyeusement tendue. Et je ne fus pas long à penser : « Eh, bien ! Dieu soit loué, nous en avons bien encore pour cinq bonnes années, mon bon vieux. » Léon Nicolaïévitch ne manqua pas comme d’habitude de me demander des renseignements sur ma vie, sur la famille. Il entrait dans tous les détails, voulait savoir quelles relations j’entretenais avec les voisins, avec le clergé et si mes enfants allaient à l’école ?

Entrèrent Douchan, le Docteur, puis deux jeunes hommes du village qui avaient reçu l’ordre de se présenter au bureau de recrutement. La conversation s’engagea. Léon Nicolaïévitch demanda à l’un de ces garçons, nommé Poline[45], ce qu’il ferait s’il était jugé bon pour le service ? Poline répondit qu’il était social-démocrate et qu’il servirait non pas le trône et l’autel, mais l’État et la nation. Léon Nicolaïévitch me demanda : « Qu’en penses-tu ? Peut-on s’enrôler sous ce drapeau là ? »

Je répondis que les gens qui faisaient des sottises ou commettaient des crimes fût-ce au nom de l’État, voire même au nom de Dieu, n’en étaient pas moins un fléau dans la vie.

« C’est un point de vue », répliqua Léon Nicolaïévitch, et je demanderai à Poline où commence, où finit cet État pour le service duquel il se déclare prêt à apprendre le métier des armes : au delà du village, par delà Moscou, de l’autre côté de la Volga ? »

« S’il veut absolument parquer ses frères dans une frontière comme aujourd’hui, au delà de cette frontière il y aura toujours des ennemis auxquels il lui faudra bon gré mal gré faire la guerre et c’est à faire la guerre que l’amènera son service. Tandis que s’il considère que la terre entière est sa patrie, son service devient inutile : il n’aura plus avec qui combattre. »

Le camarade[46] de Poline dit alors : « Nous avons lu qu’il existe des sectes où l’on refuse de faire le service. Ces dissidents invoquent la Sainte Écriture qui contient une défense. Moïse a dit : Tu ne tueras point et le Christ a prescrit d’aimer même ses ennemis. »

« C’est un terrain peu solide, » répliqua Léon Nicolaïévitch, « il existe beaucoup de textes. Moïse avait écrit : Tu ne tueras point. Mais Napoléon écrira : Va et tue ! Ce n’est pas parce que Moïse ou le Christ ont défendu de faire du mal au prochain ou à soi-même que l’homme doit s’en abstenir. C’est parce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de se faire ce mal ou de le faire au prochain — je dis de l’homme, je ne dis pas de la bête, prenez-y garde. C’est en toi même qu’il te faut trouver Dieu afin qu’il règle tes actions et qu’il te fasse voir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Mais tant que nous nous laisserons guider par une autorité externe, Moïse et le Christ pour l’un, Mahomet ou le Socialiste Marx pour un autre, nous ne cesserons d’être les ennemis les uns des autres et nous n’arriverons aucunement à nous entendre. »

Puis la conversation dévia : on parla de ceux qui sortent de l’Église Orthodoxe, des dissidents, de ceux qui ont renoncé à la foi de leurs pères.

« Il est aisé, dis-je, de naître et de mourir sans l’aide du clergé. Mais il peut y avoir des difficultés, là surtout où il y a peu de gens sortis de l’Église, quand il s’agit du mariage d’enfants qui ne se rattachent à aucune confession. »

Là-dessus, Léon Nicolaïévitch, avec vivacité : « Le mariage serait-il le seul but de la vie ? Je crois que non seulement Marx, mais Moïse ni le Christ n’ont rien écrit de semblable. Bien au contraire, l’idéal évangélique est la chasteté et je sais bien des femmes qui ne se sont pas mariées. Elles ont eu tant de besogne avec leurs sœurs, avec leurs frères qu’elles n’ont pas eu le loisir de penser à leur vie personnelle. J’estime qu’aux yeux de Dieu ces vies-là ont plus de prix que la vie des gens mariés. Voyez ma Sacha[47] — et ces derniers mots furent dits avec tendresse — elle a 26 ans et elle n’a point encore songé à se marier. »

Puis après un instant de réflexion : « Je ne conteste point — mais une chose me paraît claire : si un homme vit selon Dieu, et si toujours et en tout il agit avec sens, peu importe qu’il se rattache ou non par le baptême à une confession quelconque, et pour sûr la vie lui apportera une part plus grande de joies. » Et plaisantant : « J’ai quelque idée que les célibataires ont moins d’ennuis que d’autres. »

Entra Alexandra Lvovna. Elle raconta que les paysans d’Iasnaïa Poliana venaient, en assemblée[48], de décider la création d’une coopérative de consommation, et avaient fixé à 5 roubles le versement initial. Elle ajouta qu’au village de Roudakov, pas loin d’ici, il y avait depuis deux ans une boutique de ce genre.

« Qu’en pensez-vous », me dit Léon Nicolaïévitch, « les paysans tireront-ils de là quelques avantages ? »

Je répondis que, pour ma part, je ne voyais aucun inconvénient à ces magasins coopératifs et que j’avais le projet d’en créer un dans mon village. Au contraire, je craignais les sociétés de crédit comme le feu et je n’en attendais aucun bien.

« Et pourquoi donc ? », me dit Léon Nicolaïévitch, « voilà qui m’intéresse fort. Ces sociétés sont en vogue et chacun proclame que le grand malheur du paysan c’est l’impossibilité où il est d’emprunter quand il est dans la gêne. »

« Nous autres paysans, répondis-je, ne savons pas conserver le sou qui nous a causé la plus lourde peine à acquérir. Le paysan dépense à tort et à travers la moitié de ce qu’il gagne en œuvres de démon, en réjouissances, en parrainages, en festivités et pour l’acquisition de nouveautés — impossible de lui porter secours avec de l’argent qui n’est pas le sien. Bien sûr il ne sera pas long à l’accepter, mais il le dépensera encore plus vite et aussi inutilement que sa propre pécune. »

« Parfaitement, parfaitement », reprit Léon Nicolaïévitch, « j’ai peine à ne pas pleurer quand je les vois célébrer un mariage, une fête ou des funérailles. Ils y dépensent leur dernier sou et cherchent à se surpasser l’un l’autre : on dirait vraiment qu’ils se sont solidairement engagés à faire des sottises. Le sou acquis par le travail est une parcelle de celui qui l’a acquis et de sa vie même, et c’est cela qu’ils jettent à droite et à gauche. C’est toujours comme ça chez nous : on se figure qu’on peut porter secours en commençant par le bout, au lieu de commencer par où il faut : un corbeau paré d’une plume de paon, n’en reste pas moins un corbeau. Souvenez-vous de la tristesse du Christ qui disait : Voici, la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. Et semble-t-il, jamais on n’eût si grand besoin d’ouvriers qu’à cette heure. Chez tous la vie est absorbée par l’extérieur. Et on a encombré la tête du peuple de superstitions orthodoxes ; les usages de la ville, les boutons luisants [des uniformes][49], le tabac lui sont en tentation et quand il s’est laissé contaminer on l’assiège d’offres diverses : huile de ricin, poudres médicinales ou encore sociétés de crédit et propriété privée. Un enfant comprendrait, semble‑t-il, que tout le mal vient d’en-haut et on veut me faire croire le contraire. »

Resté seul avec moi, Léon Nicolaïévitch continua à m’interroger sur ma famille, sur la façon dont les paysans considéraient ma sortie de l’église orthodoxe et le fait que mes enfants n’étaient pas baptisés. Tout d’un coup, il me dit : « Et je n’ai jamais été vous voir au village. »

« Bien des fois vous m’avez promis votre visite et vous avez oublié votre promesse. »

« Eh bien, dit-il, maintenant je suis libre et je puis la tenir n’importe quand. »

Je crus qu’il plaisantait et je dis : « Vous souvenez-vous Léon Nicolaïévitch qu’il y a deux ans vous avez répondu à mon appel : « Même si je le voulais, je ne pourrais aller vous voir. » Je n’ai pas compris jusqu’à présent, pourquoi vous ne pouviez pas. » Léon Nicolaïévitch m’arrêta, plaisantant : « C’était à une autre époque, époque de sévérité. Mais maintenant nous avons une Constitution. J’ai fait la part des miens — ou comme on dit chez vous, n’est-ce pas : je suis sorti de la famille. Je suis de trop ici maintenant, comme vos vieux quand ils atteignent mon âge — et par conséquent je suis complètement libre. »

Il remarqua que je prenais la chose en plaisanterie et que je l’écoutais sans conviction. Quittant alors le ton de la plaisanterie, il dit : « Si, si, croyez-moi. Je vous parle sincèrement. Je ne mourrai pas dans cette maison. J’ai résolu de partir pour un lieu inconnu où on ne saura qui je suis. Et j’irai peut être tout droit à votre chaumière pour y mourir. Seulement, je le sais d’avance, vous me rudoierez : nulle part on n’aime les vieux. J’ai vu cela dans vos familles paysannes, et je suis devenu si incapable de tout, si inutile. » Sa voix tombait en disant ces derniers mors.

Il lui fallut un grand effort pour retenir ses larmes. L’aveu qu’il faisait lui était évidemment pénible.

Longtemps nous gardâmes le silence. Enfin Léon Nicolaïévitch me demanda :

« Vous passez la nuit chez nous comme toujours ? »

Je répondis que j’avais honte de déranger et de forcer à s’occuper de moi, mais qu’autrement je serais bien embarrassé car j’avais peur d’aller de nuit à la gare,

« Voilà qui va bien », dit-il. « Vous coucherez ici. Quand un beau jour j’entrerai chez vous, je passerai la nuit chez vous à mon tour et nous serons quittes. » Il réfléchit un instant et dit : « Se peut-il faire que vous craigniez quelqu’un la nuit ? »

— Je ne crains ni les loups ni les hommes, mais je crains les soulards et pour cause : au village, j’ai eu beaucoup à en souffrir. »

— C’est à quoi je ne cesse de penser », me dit-il, « si les hommes croyaient à une vie spirituelle, s’ils conformaient leur vie à cette croyance, des gens ivres et la somme considérable de souffrances et de mal qui accompagne nécessairement l’ivrognerie, tout cela serait-il possible ? Bien mieux que moi qui de la demeure seigneuriale où je suis ne vois et n’entends que de loin, vous savez évidemment à quoi vous en tenir sur ce fléau ; vous, vous trouvez les ivrognes sur votre chemin et je comprends la peur qui vous étreint. Autrefois, dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup les gens soûls ; ils sont toujours si disposés à tout vous dire, leur âme vous est ouverte ; et peut-être aussi la raison de ma sympathie était-elle que moi aussi alors je menais une vie mauvaise. »

Il m’accompagna et, comme d’habitude, prit congé de moi le soir même : longtemps il ne lâcha pas ma main comme s’il se disait que c’était pour la dernière fois et cependant il me répétait :

« Nous nous verrons bientôt… Dieu veuille que bientôt nous nous voyions. »

J’étais au lit, j’allais m’endormir, j’entendis près de moi des pas légers. Je le voyais de nouveau dans une demi‑obscurité. La légèreté de ses mouvements que n’accompagnait aucun bruit était telle que j’étais prêt à croire que c’était son ombre. Je tendis la main vers la lampe pour donner plus de lumière. Ce que voyant, Léon Nicolaïévitch arrêta mon bras. Assis près de moi sur mon lit, il dit d’une voix basse et entrecoupée :

« Non, c’est inutile, comme ça c’est mieux, je suis venu vous trouver pour une minute. Je suis content que vous ne dormiez pas. J’ai dit à Douchan de nous laisser seuls.

« Quant à vos manuscrits, continua-t-il je viens de les lire. J’écrirai à Anoutchine et aussi à Korolenko ; seulement je vous conseille, et j’y insiste, de ne pas vous éparpiller, de ne pas vous épuiser sur des choses qui n’en valent pas la peine — il faut vous borner à décrire votre vie. Elle est si pleine et si instructive que je suis tout prêt à vous envier. Racontez-la, il le faut, et même je vous en prie. »

Puis après un silence :

« Ce que vous avez eu en abondance, toute ma vie m’a fait défaut. Allons, adieu ! »

Il allait sortir, mais immédiatement il revint, se rassit sur le lit et — précipitant les mots :

« Je ne voulais pas vous parler de moi. Mais à l’instant j’ai senti que j’avais eu tort de ne pas vous dire pourquoi alors, pourquoi jamais, je n’ai pu aller chez vous. Pourtant je ne vous ai jamais caché que cette maison est pour moi un enfer où je brûle ; toujours j’ai pensé à partir, toujours j’ai désiré aller n’importe où, dans la forêt, dans la maison du garde, au village, chez un être dénué et solitaire, pour l’aider, être aidé par lui. Mais Dieu ne m’a pas donné la force de briser avec la famille — c’est ma faiblesse, peut‑être mon péché — mais je ne pouvais faire souffrir, même les miens, pour le contentement de mon désir personnel… »

« Cependant », dis-je, « pour voir les amis, vous n’aviez pas besoin de quitter la famille, cela n’est que pour quelques jours… »

Il m’interrompit : « Voilà précisément le malheur. C’est de mon temps aussi bien que l’on entendait ici disposer à sa guise. Partir en cachette, ce n’était pas possible sans esclandre et la famille en aurait souffert. Quant à consentir à ce que j’allasse chez vous ou chez tel autre, ma femme ne l’admettait pour rien au monde. Et si j’avais insisté, ç’aurait été des crises nerveuses qui ne sont pas exceptionnelles dans notre milieu. Et à cela je n’ai jamais pu me faire : je me sentais toujours coupable. »

Tout surpris : « Mais si vous étiez tout de même parti », dis-je, « qu’en serait-il résulté de si fâcheux ? »

— Sophie Andréievna serait partie à mes trousses et nos entretiens auraient été gênés par elle. C’est arrivé plusieurs fois. Ainsi quand j’ai été en Crimée chez les Panine[50] et tout récemment à Kotchéty[51], ma femme est arrivée tout de suite et il n’y a plus eu de paix. Quant à vous arriver à deux ou trois dans votre maison de paysan, faire toute une histoire pour vous dire : bonjour ! et une heure plus tard : adieu ! — pour vous cela aurait été une gêne et pas plus, mais pour moi, tout simplement, une bêtise sans raison d’être. »

Il y eut un moment de silence.

Je dis : « Léon Nicolaïévitch, laissez-moi vous parler de quelqu’un » — je nommai la personne — « de quelqu’un que vous connaissez comme moi — et ce que j’en dirai n’est pas pour vous froisser, n’est-ce pas ? Vous le savez, sa femme était alcoolique. Elle a eu pendant 20 ans des accès pendant lesquels elle buvait une semaine, deux semaines et même plus que ça. Vingt ans il porta cette croix et il se disait toujours que sa femme finirait par avoir pitié de lui. Tant qu’il a été un sot, il a fait dire des prières, il achetait des images saintes pour l’église, il allait en pèlerinage dans l’espoir que Dieu corrigerait sa femme de son vice : mais les accès étaient de plus en plus prolongés : l’année dernière il n’y tint plus. Il prend son fouet. Et d’y aller deux fois sur la soularde. Eh bien ! l’effet obtenu a été plus efficace que celui de l’intervention des saints. Elle a presque cessé de boire ; quant aux accès — plus question. Et avant, il avait beau la prier, il avait beau la supplier ! Chez nous, dis-je, les querelles avec nos babas[52] ont une conclusion des plus simples — quant à des accès de nerfs, ça n’existe pas. Je ne suis pas, dis-je, partisan du fouet et jamais je n’y ai eu recours. Mais on ne peut pas cependant en passer par tout ce que veulent les babas. »

Léon Nicolaïévitch rit de bon cœur ; il appela Douchan Pétrovitch, lui raconta ce que je venais de dire, puis l’ayant prié de retourner dans sa chambre, il me parla avec simplicité et franchise : « J’ai porté ma croix et j’ai enduré 30 ans, c’est plus que l’homme que vous connaissez. » Et se montant un peu, il ajouta : « Évidemment si, ne fût-ce qu’une fois, je m’étais permis de bousculer ma femme, de lui crier après, elle se serait soumise, bien sûr, comme se soumettent vos femmes. Mais ma faiblesse ne me permettait pas de supporter les crises de nerfs et quand il s’en produisait je me disais que je n’avais pas le droit de faire souffrir un être qui m’aime et qui, à sa manière, veut mon bien. Nous avons vécu 50 années d’amour, nous nous sommes faits l’un à l’autre[53]. Ma femme ne m’a jamais trompé. Je ne pouvais pour mon propre plaisir m’en aller n’importe où et lui causer une douleur. Seulement quand les enfants ont été grands et qu’ils ont cessé d’avoir besoin de nous, je l’ai engagée à mener une vie simple. Mais elle redoutait plus que n’importe quoi de passer à un état de simplicité — ce n’était pas son âme qui le repoussait — elle le repoussait d’instinct. »

Il s’arrêta, réfléchit et reprit :

« Je ne suis pas parti pour mon seul contentement et j’ai porté ma croix… Ici on m’appréciait en roubles et on disait que je ruinais la famille. » Et il dit retenant ses larmes : « C’est vrai, on se préoccupait de ma personne avec amour : on veillait à ce que mon repas ne se refroidît point, à ce que ma blouse que voici fût propre et aussi ces pantalons, » — et il montrait ses genoux — « mais, à part Sacha, personne n’avait cure de ma vie spirituelle ». Et tendrement : « Sacha seule me comprend, vit de ma vie ; je compte sur elle, elle ne me laissera pas seul. Et puis » — ajouta-t-il — « je ne pouvais voir les amis qu’on n’aime pas ici et en particulier Tchertkov. »

« Vous connaissez Vladimir Grigoriévitch », — sans me laisser le temps de répondre : « C’est notre ami à tous deux. Il emploie tout son temps et son argent à la diffusion de mes œuvres. Je l’aime. Et ma femme ne peut le voir. Elle juge que c’est à cause de lui que je ne vends pas mes œuvres. C’est comme ça : pour le voir, il me faudrait ou endurer des reproches et des larmes, ou tromper ma femme, aller soi disant à la promenade et me rendre chez lui. Et puis encore ce prix[54], l’argent… Je voudrais me préparer à la mort dans le calme et eux m’évaluent en argent… Je m’en irai, pour sûr je m’en irai… » Sa voix était sourde et ce n’était guère à moi qu’il adressait ces mots.

Il y eut une minute de silence, puis avec chaleur : « Pardonnez-moi, je vous en ai trop dit. C’est que j’avais un tel désir que vous me compreniez, que vous ne pensiez pas de mal de moi. Encore deux mots : je vous l’ai dit, à présent je suis libre ; croyez-moi, je ne plaisante pas, avant peu nous nous verrons certainement. Chez vous, chez vous, dans votre chaumière », ajouta-t-il à la hâte et remarquant ma surprise : « En vérité, j’ai quitté ma famille. » Et plaisantant : « C’est seulement mon âme qui l’a quittée — et sans décision de la commune comme chez vous autres[55]. Je ne l’ai pas fait et ne pouvais le faire dans mon seul intérêt. Mais maintenant je vois que cela vaut mieux pour les miens aussi : ils auront moins d’occasion de se quereller et de pécher à cause de moi. »

Et en me disant adieu, Léon Nicolaïévitch de répéter encore : « Bientôt nous nous verrons et peut-être plus tôt que je ne le pense. »

Il fit quelques pas, s’arrêta et se retourna. Et, me désignant par mon nom propre et par celui de mon père[56], il dit : « Si je vous ai dit tout cela, Michel Pétrovitch, c’est que j’ai la conviction que vous partagez ma manière de voir et que vous êtes avec moi en complète sympathie. »

Mon agitation était telle que, de toute la nuit, je ne réussis guère à m’endormir. Et puis j’avais honte aussi de l’avoir en quelque sorte incité à se confesser à moi ; et en même temps j’éprouvais de la joie : l’homme qu’il était ne m’avait rien caché de ses faiblesses et de ses douleurs morales. Ce trait me l’a toujours fait particulièrement aimer et m’avait lié spirituellement à lui.

Mon cher, mon cher bon vieux ! Aurais-je pu penser que tu vivais dans cette maison tes derniers jours et d’une pareille vie !

Je rentrai chez moi à la campagne. Quelques jours se passèrent et le 26 octobre je reçus sa chère et précieuse lettre datée du 24 octobre[57].

Jamais je ne me pardonnerai la négligence que j’ai apportée à y répondre. On a su depuis que cette réponse, il l’attendit 48 heures. Lorsqu’il la reçut, il était couché, malade dans la gare d’Astapovo. Sans cela peut-être, qui sait, sa vie aurait été prolongée de quelques années : la chaumière requise, la chaumière chaude et propre était libre ; il semblait qu’elle attendît son hôte. Cher Léon Nicolaïévitch, tu me pardonneras, car tu l’as toujours su, je t’aimais, j’étais franc avec toi et si j’ai tardé à répondre, c’est sans arrière-pensée.

Au reçu de la lettre, je ne me pressai pas de faire ce qu’il demandait. Je réfléchis plusieurs jours : comment le dissuader de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana ? Je le voyais vieux, débile, tout à fait impuissant — il le disait lui-même, et je devais reconnaître qu’un changement de toutes les conditions extérieures de sa vie le tuerait du coup : sacrifice inutile en soi et sans utilité pour personne. C’est en ce sens que je lui répondis le 27 au soir ; ce soir même où, en se cachant des gens de sa maison, il faisait son paquet et se préparait à passer du monde de la vie dans un autre monde. Je lui disais que ce « départ » aurait eu une signification dix ou vingt ans auparavant. À l’heure actuelle, ajoutais-je, vous ne faites qu’abréger vos jours.

Et voici que cet homme qui était grand et que tous aimaient, n’est plus.

Son rêve — vivre encore un peu, loin du monde et de ses rumeurs, mourir dans la chaumière du paysan — son rêve, à quelques jours de sa réalisation, s’est brisé.

Paix à tes cendres, maître qui ne sera pas oublié, que ton souvenir demeure à jamais et aussi bien ta gloire !

Michel Novicov, paysan.

Iasnaïa Poliana, 24 octobre 1910.

Michel Pétrovitch, je vous adresse encore la demande suivante qui se rattache à ce que je vous ai dit avant votre départ. Au cas où, en fait, j’arriverais chez vous, ne pourriez-vous pas me trouver, près de vous, dans le village, une chaumière, ne fût-ce que la plus petite, mais indépendante et chaude, afin que je sois le moins longtemps possible une gêne pour vous et votre famille ? J’ajoute que si j’ai à vous télégraphier, je ne le ferai pas sous mon nom, mais sous celui de T. Nicolaïev. J’attends votre réponse, je vous serre amicalement la main.

Léon Tolstoï.

Ne perdez pas de vue que tout ceci ne doit être su que de vous seul.


Cette lettre a été publiée par P. A. Serguiéenko (Lettres de L. N. Tolstoï, 1848-1910. Tolstosky Almanakh, 1910, t. I, p. 345)


TRADUCTION CHARLES SALOMON. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
PREMIÈRE JOURNÉE A RUFISQUE

(FRAGMENTS)

��... Je me suis réveillé pendant l'appareillage de !a Pan- ioire. Mon premier sentiment a été celui de la fatigue et cette fatigue ne m'a plus quitté jusqu'au soir. Elle s'est incorporée à ma journée^ qui lui doit peut-être les cou- leurs fantastiques qu'elle a revêtues.

J'ai d'abord pris possession par mon hublot de cette matinée du vendredi 6 mai et de toutes les merveilles que le destin voulait bien mettre sur ma route.

La brise soufflait de terre ; sa force n'avait pas caJini avec le jour; mais le temps s'était nettoyé; plus de bou- caille, un soleil blanc et fort sur toutes choses.

Toutes choses, c'était d'abord une mer de plomb bouillant, terne et agitée ; c'était ensuite une demi- douzaine de cargos au mouillage, vers qui notre manœuvre nous dirigeait ; c'était surtout, là-bas, — objet de ma curiosité dévorante, — une côte plate, apparemment boisée, parsemée de constructions pâles, et cernée d'une plage fauve le long de laquelle le flot faisait courir de grands rouleaux d'écume.

Les cargos ont grossi, la côte s'est approchée ; j'ai alors distingué quantité de détails qui m'avaient d'abord échappé : tout un plumage de petites voiles carrées, qui filaient au ras de l'eau; des cotres un peu plus gros, cou- chés sur la lame ; et deux remorqueurs minuscules qui pagayaient de-ci de-là; leur cheminée maigre et sale se

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fleurissait d'une risible petite cage à étincelles en treillage métallique.

Les constructions pâles ont pris forme ; la côte s'est ordonnée sur plusieurs plans ; quatre wharfs ont eu tout le mal du monde à s'en détacher; je les ai lentement démêlés des accidents confus de la rive sur laquelle mon œil les laissait aplatis. C'est alors que j'ai vu s'isoler les uns des autres plusieurs bouquets de grands arbres gris, et se mo- deler un horizon de forme très molle.

Nous avons doublé par l'arrière quelques vapeurs dont je n'aurais jamais cru que j'oublierais les noms. Quand j'ai constaté que nous étions près de mouiller, je me suis levé et j'ai déjeuné à la hâte.

Le commandant en pijama a surgi comme j'achevais : « Fous vene:(^ à terre avec moi, Monsieur Blô ? — Bien sûr. Monsieur Chahaneix. Mais, dites voir, est-ce qu'il faut mettre le casque ? — Le casque ? Bè, je crois bien ! — Fous êtes sûr que... ? — Sûr que quoi ? — Sûr que ce ne sera pas de la iar- tarinade ? »

Le commandant qui allait de long en large, s'est arrêté net; il m'a regardé et a reniflé avec indignation : « Eh bè, ne le mettej^ pas le casque, Monsieur Blô, et vous verre:^ le joli coup de bambou que vous alle^ prendre. — Bon, bon. Je ne peux pas ni empêcher de trouver la chose un peu... Mais ça va alors, on le mettra. »

Une demi-heure plus tard, j'allais vérifier avec une certaine inquiétude, dans la grande glace du carré, la touche que me donnait ma figure de rien du tout, prise sous le grand casque des Indes que J. m'a prêté. Ce n'est pas sans un effort que je me suis résolu à déboucher dans cet aff'ublement sous le soleil de Dieu et sous les yeux de l'équipage.

La curiosité générale était ranimée par l'approche de cette terre, nouvelle pour beaucoup, quittée par d'autres depuis plusieurs années ; tout le personnel du bord, officiers, matelots et chauffeurs, était rassemblé autour de

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la coupée. Mon arrivée a été saluée par ce murmure mélangé d'amitié et d'ironie qu'excite toujours l'apparition d'un de nos semblables dans une tenue seyante et fraîche. C'était la première fois, depuis des semaines, que j'aban- donnais mon chandail et les sombres couleurs de l'hiver; le casque en outre produisait son effet.

Mais ce qui m'a d'abord frappé la vue, spectacle qui primait tous les autres, cela a été M. Chabaneix, haut, large, bombé dans un complet de flanelle blanche à petites raies bleu pâle, les pieds chaussés de souliers blancs, son visage césarien encadré dans un casque kaki d'une forme heu- reuse, et serrant sous son bras (seule tache foncée de cet ensemble vraiment étincelant) son portefeuille de maro- quin bruni. Je n'ai pu retenir une exclamation : « Oh, vous êtes superbe ! » C'était la vérité. Aussi a-t-il joui pro- fondément de cet hommage spontané et s'est-il senti, s'il était possible, plus à l'aise encore dans sa peau.

Le canote était armé et dansait déjà dans la houle ; trois matelots le maintenaient péniblement éloigné de la coque et de l'échelle.

Je vous ai dit que la brise venait de terre et soufflait grand frais. A peine débordés, nous avons eu la vague dans le nez ; le canote n'ayant point de quille de roulis, le commandant n'avait pas osé mettre à la voile ; les trois rameurs avaient tout le mal du monde à nager ; je me souviens du reste avec reconnaissance de l'air de particu- lière bonne humeur qu'ils avaient ce matin-là.

��*

��Je crois que les Instructions Nautiques donnent au mouillage de Rufisque le nom de port ou de rade. Mais rien ne rappelait l'idée que nous nous faisons de l'un ou de l'autre.

Une brume blanche, mélange de vapeur d'eau, d'écume et de sable, nous cachait le grand arc que la côte dessine

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au nord et qui défend efFectivement le mouillage contre les alizés du nord. C'est en vain que je cherchais à distin- guer, du côté de la haute mer, l'ergot du Cap Manuel, la double bosse des Mamelles et l'emplacement de Dakar. Je n'apercevais autre chose sinon devant moi, à une distance de deux ou trois milles, la .ligne droite, inhospitalière, de la plage, sur laquelle la mer brisait avec fureur.

Aussi bien le plaisir que j'éprouvais n'a-t-il pas tardé à se mélanger d'un autre sentiment; la suite de mon voyage devait m'en faire rougir.

Je vous ai dit que le mouillage était parcouru de cotres rebondis ; le vent les poussait avec rapidité; les uns arri- vaient de terre et taillaient devant eux en courant au plus près ; parvenus sous le vent du vapeur qu'ils chargeaient, ils viraient avec une précision gracieuse et venaient exac- tement l'élonger. D'autres, à peine débarrassés de leur car- gaison, hissaient leurs deux voiles, s'inclinaient sur la lame et regagnaient les wharfs en tirant de grandes bordées.

En outre, des gabares ventrues, chargées à ras bord et privées de tout moyen de propulsion, dérivaient lente- ment à travers le clapotis; elles s'en allaient ainsi jusqu'au moment où, passant auprès, un des deux remorqueurs poussifs leur jetait une vieille amarre de chanvre et les ame- nait à destination. Vides, elles entreprenaient de regagner terre par le même procédé ; on les voyait emportées par la dérive à de très grandes distances ; mais un des deux serviables et actifs petits vapeurs finissait toujours par les découvrir ; ni l'un ni l'autre ne rejoignait jamais les wharfs sans traîner derrière lui, vaille que vaille, un long chapelet de ces impuissantes péniches.

Enfin, dans tous les interstices de cette circulation, on voyait, minces et promptes comme des flèches, filer de petites pirogues indigènes, montées par deux hommes ; la brise les couchait sur le côté; un des hommes gouvernait au moyen d'une longue rame ; l'autre se dressait tout debout sur l'étroite et tranchante lisse ; il levait à bout de

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bras, dans une attitude magnifique, une perche qui faisait office de vergue et maintenait au vent le carré de linge rapiécé qui servait de voile. Un bout de mât compose, avec une ficelle et une poulie, le gréément de ces embarca- tions minuscules, dont la largeur ne va pas à un mètre et dans lesquelles les mandiagos font des traversées de cin- quante milles.

Tout cela produisait en rade une animation extrêmement pittoresque à la contempler du haut d'un solide cargo en acier. Quelle fausse honte m'empêcherait d'avouer que, du fond d'une coquille de noix, rendue très peu maniable par la houle, ce spectacle n'a pas tardé à me paraître assez impressionnant ? D'autant plus impressionnant que, à y mieux regarder, l'équipage de tous ces bâtiments — cotres, gabares, pirogues et remorqueurs, — était exclusivement composé de noirs.

Je manquais alors de la moindre notion sur les capacités nautiques des indigènes. Je n'apercevais d'eux que leurs gesticulations, leurs clameurs confuses et leurs corps sus- pendus en chapelets après les fardages ; quand un cotre passait près de nous, au-dessus de nous, à trembler, faisant siffler l'eau et nous éclaboussant d'écume, j'avais juste le temps de fixer le souvenir des yeux sanguinolents que le timonier dardait droit devant lui avec une intensité d'expression presque hagarde.

« Nage, nage ! » criait M. Chabaneix à nos trois mate- lots ; et chaque fois que ceux-ci voyaient grossir un autre de ces monstres, dans un tourbillon de cris menaçants, ils s'arc- boutaient sur leurs avirons à les faire plier. Je sentais notre lent et frêle canote entièrement livré à l'humanité, au coup d'œil, au sang-froid et à l'habileté manœuvrière des étranges animaux déchaînés sans contrôle sur cette radej j'ai trouvé tout à coup mon destin précaire et misérable.

Je devais plus tard apprendre que les noirs de cts parages comptent parmi les meilleurs marins du monde, que leur audace et leur adresse sont estimées sans rivales.

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Mais à ce moment un soulagement m'est venu à voir l'attention de M. Chabaneix se fixer sur un des cargos près desquels notre route nous poussait. Un hurlement n'a pas tardé à lui échapper :

« Mais c'est la Meuse, ce haiean-Ui, c'est la Meuse ! Nage, liage, je vais demayider si Fahrechong est à bord.

— Vous connaisse^ quelqu'un sur ce bateau-là ?

— Hè bé, Fabrechorig. C'est là un des deux bateaux d'An- drade, de Bordeaux. Fabrechong, qui le commande, était second sur Vistule, l'année que j'y ai embarqué comme lieutenant. Fous alle:^ voir l'homme que c'est. Nage, nage ! »

Nous accostons le cargo ; je fais connaissance avec la poussière d'arachide ; elle souille la muraille, elle s'amasse dans les anfractuosités des hublots, elle couvre d'une cendre grise les blancheurs du château. Un jeune homme blond, sans col et en casquette sale, nous sourit d'en haut et nous apprend que M. Fabrechon est à terre. Il n'importe ; M. Chabaneix a ses desseins; d'ailleurs sa curiosité est éveil- lée ; il me jette son portefeuille, attrape l'échelle de pilote qu'on déroule à sa rencontre et disparaît comme un singe.

Nous l'attendons, amarrés à. un bout, qui est un cordage, et qui se prononce boute, tout comme canot se prononce canote; nous sommes durement secoués ; le canote tape et racle la noire falaise du vapeur, contre laquelle nos mains tendues à plat servent bien faiblement de défenses. Tout à coup des cris éclatent d'en haut, de l'avant, de l'arrière; je me retourne ; un des deux remorqueurs indigènes vient de doubler l'arrière de la Meuse; il débouche à vmgt mètres de nous, suivi de deux gabares lourdement chargées ; il les mène à accoster précisément là où nous nous tenons ; nous sommes si bas sur l'eau que le timonier ne nous apercevra pas. Mes trois matelots s'affairent à déborder le canote sans casser les avirons contre les tôles de la Meuse. Ils y réussissent au moment où l'étrave du remorqueur va nous atteindre ; encore nous a-t-il fallu saisir un moment favo- rable entre deux levées.

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Enfin nous voici amarrés plus loin vers l'avant, à un autre boute qu'on nous a lancé. Je suis désagréablement impressionné par ces incidents, par ces équipages agités, par ces manœuvres hasardeuses. Les rafales qui veulent m'arra- cher mon casque me forcent à le tenir enfoncé ; il est un peu étroit, presse sur les tempes et ajoute la migraine à ma fatigue. Je suis trempé, mais le soleil devient plus brûlant à mesure qu'il s'élève ; j'ai plutôt envie d'être à bord qu'à terre, mais surtout d'être n'importe où ailleurs que sur ce canote, et l'Afrique ne me plaît pas.

O CoUeone, où êtes-vous ?

��*

��... Rufisque avance dans la mer quatre wharfs courts et trapus ; celui que nous accostons est grouillant d'activité ; les cotres, les gabares, les canotes des steamers pullulent tout alentour. Chaque levée, en s'en venant du large, sou- lève ces rangées d'embarcations les unes après les autres avant d'aller s'écraser sur la plage, cinquante mètres plus loin, en produisant un bruit d'écroulement brutal et pro- fond.

Tandis qu'ayant empoigné d'une main les échelons rouil- les de l'échelle, je grimpe en assujettissant de l'autre mon casque sur ma tête, je vois se pencher au-dessus de moi une vingtaine de noires figures, plissées par la curiosité ; elles dessinent le long du wharf une frise d'yeux brillants et de dents proéminentes. En même temps, un verbiage d'une vélocité incroyable fait connaître à tous présents et absents que, derrière l'impressionnant c^p'taine du grrand bateau arrivé dans la nuit, débarque un petit îoubab maigre et rasé, qui ne peut à première vue s'identifier ni avec un administrateur, ni avec un « opérateur «, ni avec un shipshandler, ni avec un cap'taine de bateau, ni même — en dépit de sa vareuse — avec un ofiicier de terre ou de mer.

3S

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J'étais encore à ce moment-là sur mon échelle, exacte- ment suspendu à mi-chemin entre notre civilisation et — l'autre.

La situation où je me trouvais était exactement celle ■d'un lézard que je regardais hier ascensionner le mur d'un petit perron. Parvenu près du rebord de la plate-forme, il •s'est arrêté, il a avancé la tête, il a procédé à un examen circonspect de ce qui pouvait l'attendre sur le monde hori- zontal ; puis, ayant fait, il a pris le courage de se risquer à la surface de ce nouvel état de choses.

Quand mon nez a eu dépassé les poutres en béton du wharf et la tranche de son plancher, j'ai moi aussi jeté un regard sur la surface de ce nouveau continent et j'ai com- mencé à m'instruire.

Je me suis d'abord trouvé perdu dans une forêt de longues jambes noires, d'une maigreur d'échasses, émaillées de cica- trices et de plaques ; elles sortaient de jupes ou de toges assez longues et dépenaillées ; les pieds qui les termi- naient étaient cornés, poussiéreux, inconciliables avec les canons de l'esthétique gréco- romaine.

Continuant à m'élever, j'ai constaté que la plate-forme du wharf était couverte d'un empilage grandiose de sacs d'arachides, entre lesquels quatre voies Decauville se frayaient péniblement un chemin ; une de ces piles était la proie d'une équipe d'hommes en toges et en jupes de cou- leurs qui la précipitait pièce par pièce dans le vide ; mais l'extrémité d'un mât se balançait tout auprès ; chacune des vagues, en passant, le soulevait à son tour, avec une brus- querie de hoquet, et me laissait supposer que le vide ■était occupé par un cotre en chargement.

-Outre les manœuvres qui démantelaient cet édifice, une abondance incroyable d'êtres gisaient de tous les côtés, cou- chés sur des sacs vides, assis sur des sacs pleins, accroupis entre les rails et sur les planches, fumant de longues pipes minces, grignotant des cacaouettes, jacassant avec une fureur aiguë, riant de toutes leurs dents, et prêts^ me

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semblait-il, à accepter pour valable la première distraction qui leur écherrait.

En l'espèce, la distraction leur a été fournie par le com- mandant Chabaneix et par moi.

Mon compagnon avait pris quelque avance ; je le voyais s'éloigner de son pas rapide et autorisé. Sa prestance en a fait instantanément le point de mire des noirs ; quand je l'ai rattrapé, ils l'assaillaient déjà de leurs interpellations :

« Hé, honjoiirr cap'taine ! Hé hé, monsieur, hé cap' tain, bon- jourr ! »

Il leur répondait avec une assurance et une joie que je ne lui avais jamais vues, quelque habitué que je fusse à ses manières. Mais il ne faut pas oublier que son père a été, pendant toute la fin de sa carrière, ce qu'on appelle un des vieux « Sénégalais », c'est-à-dire un de ces capitaines spé- cialisés dans la navigation de la colonie, familiers avec ses barres et ses rades foraines, à la coule de ses usages, de ses trafics et de ses secrets, ravitailleurs essentiels des comp- toirs en potins et en primeurs, de la métropole en singes, fauves, et oiseaux, intermédiaires gaillards pour toutes sortes de missions publiques ou tacites, licites ou illicites, finissant par avoir transporté je ne sais combien de fois tous les blancs et toutes les blanches que leur destin fait vivre dans ce malheureux pays ; bref un de ces capitaines dont, à la longue, le nom, l'humeur, les aventures, les capacités nourrissent une des conversations essentielles de l'Afrique Occidentale, et qui méritent bien le titre qu'ils se donnent, de Rois du Sénégal.

Lui-même, le Chabaneix que je connaissais, avait fait le Sénégal sans interruption, de 191 1 à 19 16, un an sur Fistule, quatre sur Mauritanie, torpillés depuis. Sur vingt phrases que prononce M. Chabaneix, cinq commencent par ce préambule qui suffit à reconstituer autour de moi toute l'atmosphère de l'Atlantique et de la Pant&ire : « Quand j'étais lieutenant sur Mauritanie » — ou bien : « Quand j'étais second sur Mauritanie ». Combien de fois

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au juste a-t-il remonté le fleuve jusqu'à Kayes, touché Dakar, Rufisque, Kaolakh ou pénétré en Cazamance, je l'ignore ; mais qu'il ait rapporté de ce long cabotage une connaissance intarissable des passes et des mœurs de la colonie et une préférence secrète pour la vie qui s'y mène, c'est une chose qui ne peut pas se nier.

« Vous verrei^, vous verre:^, Monsieur Blô, quand ?ions serons arrivés au Sénégal, vous verre:^ si je n y suis pas connti de tout h monde. »

Je pensais : « Nous n'en sommes pas, Monsieur Chabaneix, à une galéjade prés. »

Me doutais-je que je verrais sa prédiction se réaliser si pleinement ? Car si beaucoup de noirs jouaient avec lui au jeu qui leur plaît tant, de parler pour entendre le son de leur voix, pour zézayer quatre mots français et pour induire un toubab à attacher une importance particulière à leur salutation, ma surprise devient grande d'en voir deux, trois, quatre se dresser tout debout, lever les bras en l'air, écarquiller la figure d'un plaisir qui n'est plus feint^ et

��s'écrier

��« Hé hé, Moussié Chah'nesse, hé hé capitaine, Moussié ChaF- nesse, moussié Chah'nesse ! »

On le reconnaît. Surprise plus grande encore, il recon- naît ; il s'arrête, se retourne, et, sans une hésitation, met des noms sur les noires figures,

« Té, Ahdoulla, té, Boukfall, té, vieux, tu nés donc pas mort ?

— Hé hé, cap'taine, hé hé, moussié Chah'nesse ! »

Ils se dandinent en tapant leurs mains l'une dans l'autre ; je vois leurs yeux rieurs s'humecter de la pure félicité d'avoir été désignés par leur nom, signalés entre tous par ce toubab superbe.

« Hé hé, Moussié Chah'nesse, second Mauritanie ? Hé hé?

— Non, non, plus second sur Mauritanie, je suis maintenant cap'taine du grrand hateau là-bas.

— Hé hé ! Hé hé!

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— Et ta femme! Elle couche toujours avec ton frère? Ta sœur fait toujours la garho et toi le vieux c. ? »

Abdoulla, Boukfall ou Mahmadou comprennent mal ce torrent de paroles un peu bredouillantes ; ou, s'ils le comprennent, ce sont de fameux diplomates, car leur visage n'en laisse rien paraître. Leur satisfaction prend un accent pointu et chevrotant :

« Oho, Moussié ChaFnesse, moussié Chab'nesse ! »

Leurs congénères se sont rapprochés ; ils se pressent main- tenant en un cercle compact, où les uns jacassent sans arrêt, pendant que les autres se bornent à tendre en avant leurs dents blanches, et leurs lèvres qui rient de contente- ment. Et moi qui perce leur foule à ce moment pour rejoindre le commandant, je commence à humer une odeur écœurante et douceâtre, qui m'est nouvelle, mais que bientôt je serai sûr de ne plus jamais oublier.

S'il était superbe sur le pont de la Pantoire, tout à l'heure, M. Chabaneix, combien il l'est davantage ici, gonflé moins de la vanité d'être reconnu que de sentir jouer si parfaite- ment les heureux mécanismes de ses facultés. Vraiment^ tel qu'il mapparaît là, ce sont les parties napoléoniennes de son masque qui ont raison ; une fois de plus, il me fait penser à N., mon ancien capitaine au front; celui-là aussi avait été entraîné par son goût à servir en Afrique ; celui-là aussi avait contracté à l'endroit de l'indigène cette affection méprisante de négrier ; en entendant les phrases ouolof se former spontanément sous le palais de M. Chaba- neix, qui jamais n'a étudié aucune langue et qui n'a plus parlé celle-ci depuis cinq années, je me rappelle la verve inépuisable avec laquelle mon autre paresseux, là-bas, entre Suippes et Souain, reproduisait le piaulement arabe du tirailleur, son sabir, ses prières et son caquetage.

Mais M. Chabaneix est pressé ; ce qui l'amuse dans l'in- digène, c'est ce qu'il en fait, lui, Chabaneix, et aucunement l'indigène. Aussi fend-il la presse et continue t-il à grandes enjambées, tandis que j'allonge le pas pour rester à sa hau-

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teur et qu'autour de nous reprend le dangereux tonnerre des wagonnets.

��*: *■

��... Les quatre wharfs de Rufisque prennent racine dans le sable même de la plage, mais à une hauteur suffisante pour échapper aux effets des levées ordinaires ; quant à la marée, elle est presque insignifiante sur ces côtes-là.

La plage est donc bordée par un terre-plein sableux assez large, où pourrissent les résidus habituels d'un port. Les rues de la ville viennent déboucher sur ce quai naturel.

Nous garant donc des wagonnets, nous avons d'abord été arrêtés par un douanier noir ; il s'est montré devant une guérite de ciment, avec cette allure désabusée qui est de règle en France dans sa profession ; il avait l'œil triste et la figure mélancolique ; il habitait sans ridicule une sorte d'uniforme composite d'où sortaient par en bas ses deux pieds nus.

Il a mis peu de mots et peu de gestes à rafraîchir les souvenirs topographiques de M. Chabaneix. Mon superbe capitaine n'endurait toutefois qu'en piaffant la position subalterne où ce court incident le plaçait vis-à-vis d'un indigène par ailleurs philosophe et vite résigné.

La première chose que Rufisque me montrait pendant ce temps était une perspective rectiligne assez vide ; une voie Decauville la parcourait sur toute sa longueur et des. constructions basses la bordaient. L'angle que cette rue formait avec le quai était occupé par une maison sans étage d'une blancheur offensante ; une de ses fenêtres était ouverte ; il s'y tenait une figure que je n'oublierai jamais plus, tellement c'était celle-là même que mon enfance et mes romans d'aventure devaient députer à nia rencontre.

Imaginez la fiction du vieux empirique noir, du vieil esclave de coulem' que toutes nos lectures nous ont, depuis Fenimore Cooper et Beecher-Stowe, rendue familière. Essayez de ressusciter cette face camuse, ces yeux sangui-

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nolents, cette lippe un peu pendante et ces contours qu'ef- filoche une barbe blanche clairsemée. La crêpeLure. des cheveux surmontée d'un vieux chapeau de paille, le bras gauche posé sur l'appui-fenêtre, il fumait sa pipe en exami- nant le mouvement du port avec une expression curieuse et. bienveillante. Par l'embrasure de la fenêtre passablement surélevée, on apercevait un mobilier du Faubourg Saint- Antoine, un lustre, des bibelots de tombola; il ne faisait aucun doute que le bonhomme se carrait sur une chaise Henri II, émanée en droite ligne de chez Dufayel. Son habillement était d'un ancien pilote, linge blanc et vareuse marine. Il était parfaitement immobile et nous regardait eu fumant.

La maison se continuait à main gauche par un mur de la même aveuglante blancheur,, qu'entaillait une porte en bois plein. Un gigantesque laurier-rose débordait le mur et surplombait la rue avec l'encorbellement de sa verdure sombre e.tdeses fleurs. Nous avons ainsi défilé sous les yeux attentifs du vieux sorcier travesti, qui me donnait d'une façon si mystérieuse et personnelle le salut de l'Afrique.

La courte rue latérale que nous avons prise s'engageait entre deux entrepôts. Les pierres dont ils étaient faits sem- blaient n'avoir subi aucune des douleurs du travail ; leur ivoire gardait son éclat natif, et les murs offraient encore cette réverbération nacrée qu'on ne voit qu'aax fronts d'attaque des carrières. Ces hautes parois immobiles résonnaient toutefois d'une activité intérieure, pour ainsi dire mentale, où dominait le roulement martelé des diables, coupé de la chute claire et flexible des sacs d'ara- chides.

Cent pas plus loin, nous débouchions à angle droit dans la rue Gambetta.

Celle-ci est le type même de la voie moderne, telle que l'ont rêvée et réalisée les colons de Rufisque ; elle est non seulement l'artère centrale de la ville européenne, mais le

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m odèle sur quoi tout le reste essaye de se conformer. Et ce modèle est, à certains égards, une réussite.

��*

  • *

��Ruiisque est tracée à l'américaine, par perpendiculaires et parallèles; la rue Gambetta s'en va, comme un trait de tire-ligne, du principal wharf jusqu'au jardin public et à la gare, ce qui fait environ huit cents mètres.

C'est une vraie rue, propre et parfaitement adaptée à l'unique fonction de la cité, qui est le stockage et l'embar- quement des arachides. Aussi, d'un bout à l'autre, la chaussée n'est-elle qu'une carapace, légèrement bombée, déciment épais, entretenu avec soin. Trois voies Decauville parallèles sont encastrées dans ce dallage, à la façon des voies de tramways dans le macadam des villes les plus brillamment civilisées. Chaque rue transversale se pré- sente avec sa même chaussée de ciment et son même Decauville. Les bifurcations des carrefours et leurs aiguil- lages sont nets et en assez bon état. Des voies de raccor- dement se détachent à droite et à gauche et vont s'engloutir dans les entrepôts des différentes sociétés. Les trottoirs sont bien établis ; ils présentent un jeu réduit de ces petits regards en fonte, à quoi se trahissent nos exigences et notre asservissement.

Nous remontions à présent cette rue. Les maisons qui la bordent sont proprement construites. Deux couleurs dominent dans les badigeons qui les recouvrent ; le lait de chaux, et un ciment d'une nuance havane assez ardente qui rappelle l'Italie.

Du côté du soleil, on abaisse de grandes toiles qui viennent s'assujettir à des anneaux scellés dans la chaussée ; elles embrassent ainsi le trottoir, et forment, par endroits, les amorces d'un chemin couvert, plein d'ombre et de soulagement. On s'étonne que les colons n'aient pas eu l'idée de doter toutes leurs maisons de portiques en maçon-

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nerie et de constituer ainsi, le long des rues, un abri per- pétuel contre le soleil ou les tornades.

Le sirocco faisait clapoter ces tentes avec un bruit marin, et les bureaux ouvraient, sous leur protection, tout ce qu'ils pouvaient ouvrir de portes et de fenêtres. Dans la demi-obscurité où luisaient le chêne verni et le cuivre bien fourbi, j'apercevais des silhouettes en bras de chemise ; au fur et à mesure que nous passions, elles tournaient vers nous, avec une lenteur exténuée, des faces blanchâtres et transpirantes, privées de toute espèce de curiosité sensible ; j'emportais avec moi et j'additionnais une à une ces images de souffrance et d'abattement. Mais aussitôt sortis de la protection d'un de ces tunnels, nous nous retrouvions plongés dans la circulation démoniaque des wagonnets.

Pleins ou vides, ils se suivent et se croisent en files aussi continues que les tramways de Broadway sur les photogra- phies de New- York. Ils se réduisent d'ailleurs à de simples plates-formes ; on les charge aussi haut que l'on peut ; le centre de gravité s'en trouve surélevé au-delà de tout ce qui est raisonnable ; cela communique à l'édifice un branle grotesque et inquiétant dont leurs conducteurs paraissent se réjouir infiniment.

Ces montagnes de sacs blonds accouraient donc les unes derrière les autres en jappant successivement des deux essieux sur chacun des joints de la voie, et en émettant ce bourdonnement continu, tout spécial à la vibration de l'acier dans le ciment.

Derrière chacune d'elles trottaient deux grands beaux diables ; la lumière brûlante les enveloppait sans rémission ; le vent qui s'enfilait dans la rue leur plaquait au corps leurs haillons disparates ; la plupart avaient la tête, les bras, une épaule ou une partie du torse nus ; on les voyait arriver la figure levée, la bouche ouverte, les yeux dilatés, riant, criant, courant, s'appelant, et ayant bien plutôt l'air de jouer au train que d'accomplir un travail salarié.

Leur idéal était, sans aucun doute, de rejoindre le

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wagonnet précédent et de le tamponner le plus bruyam- ment possible. Le passage des bifurcations, où les joints sont plus ou moins mal ajustés, constituait aussi des incidents fort divertissajnts, car un a chemin de: fer » n'est pas complet s'il est vendu sans un système perfectionné d'^accidents ; aussi pour franchir les croisements, lançaient- ils leurs wagonnets n toute vitesse ; l'aventure pouvait tourner bien ; il pouvait se faire aussi que les roues d'avaM prissent appui sur les extrémités d'un rail comme sur un providentiel tremplin d'acier; la plate-forme en profitait sans retard poiar essayer d'un petit saut en. hauteur ; mais les cinq ou six cents kilos d'arachides qui lui pesaient sur les reins calmaient aussitôt cette belle ambition ; en un clin d'œil tout retombait, dérailkit et basculait. Eclats de rire et glapissements de redoubler ; les wagonnets sui- vants accouraient, environnés de vociférations, dans le louable dessein de caramboler la victime de cette catas- trophe ; que d'aventure un convoi se présentât à ce moment par la voie transversale, et la distraction était portée à son comble. Cela durait ainsi jusqu'à ce qu'inter- vînt, à grand fracas de gosier, un contremaître indigène^ qu'éperonnait l'apparition, au bout de la rue, d'un commis européen de la maison. Alors on se mettait à dix, à vingt ; c'était occasion aux belles muscnliatures de luire et de jouer, occasion aussi aux langues de marcher ; les wagonnets étaient remis sur rail, rechargés de leurs sacs, et les- bruis- santes files de petits tramwa3^s reprenaient leur course vers la mer ou vers les entrepôts.

Et déjà je commençais à me dire : «/g vois bien de quel côté est la force, d^ quel côté est la richesse ; mais est-ce qN^i je ne vois pas aussi clairement de quel côté est la liberté, de quel côté la joie ? »

Cependant, sur les trottoirs, circulait gra^-eraent un troisième aspect de la question ; il était figuré par de majes- tueux personnages de race blanche dont le ventre bedon- nait sous le burnous ;• ils avaient le fez sur la tête, la

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canne à la main; des babouches de prix les chaussaient ; leurs yeux veloutés d'edaignalent les bagarres puériles dfe h chaussée ; leur masque empâté, d'un teint bistre et légère- ment bilieux, ne trahissait que des préoccupations de grandes personnes. « Des Marocains, me répond M. Cha- baneix, comme je les lui désigne du menton, les plus gros cmmmrçants du Sénégal après nous. »

Un quatrième aspect de la question se montre tout aussitôt : robe sombre et sordide, démarche souple et glissée, tignasse ébouriffée, peau grise, teint mat, face longue, bras maigres, mains de prince, œil de houri, mine de bandit : « FouJe:(-vous voir un Maure? me dit M. Cha- baneix, en m'attrapant le coude. Orfèvres, chameliers et détrousseurs de grand chemin ; tout leur est bon, ils sont bons à tout ;• les gens les plus intelligents du Sénégal. » Et plus tard quelqu'un ajoutera : « Si ce n'était pas nous qui tenions le Sénégal, ce seraient les Maures. »

Au moment où nous arrivons sur une petite place pro- vinciale, plantée de douze arbres en carré et du buste d'un monsieur, j'ai encore le temps de distinguer un cinquième aspect de la question. C'est assurément un Européen, celui-là, avec son kaki de toile, son casque français, sa mine creuse et sa démarche fatiguée ; et pourtant je sens ausisitôt, à quelque chose qui m'échappe, que cela pour- rait bien tout de même n'être pas un Européen. La face assurément est blanche ; mais le teint est une idée trop mat, l'oeil trop noir, la pupille trop humide, la paupière trop meurtrie. Le casque est bien la haute poire que les images des guerres coloniales ont gravée dans nos mémoires d'enfants ; mais il est une idée affaissé et maculé ; l'ajuste- ment de la tenue semble aussi manquer par quelque endroit sans que je puisse m'en prendre précisément à aucun détail. Pendant ce temps, M. Chabaneix est entré dans le bureau du Port ; cent pas plus loin, il entrera dans les bureaux de Maurel frères, qui sont nos affréteurs, et ma curiosité, ma gêne plutôt, restera un temps insatisfaite.

�� � 55<^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pourtant j'en croiserai beaucoup de cette espèce-là, — si semblables à nous, et à la fois si imperceptiblement dif- férents, — avant que je sois confirmé dans mes soupçons; ceux que je viens de voir passer là représentent bien une race intermédiaire. Ils n'ont point l'aisance de l'Africain, noir ou blanc, qui se meut dans son ambiance natale ; ils n'ont point l'assurance du Français qui a reconstitué autour de lui, dans la mesure où il l'a pu, les entours qui lui sont indispensables. Etrangères aux sujets, étrangères aux maîtres, étrangères au climat et au continent, ces ombres tristes, fiévreuses et dépaysées représentent l'extrême pointe lancée par l'Asie en terre d'Afrique; j'apprendrai un jour que ce sont des Syriens.

Ah, que l'envie me vient donc de connaître les deux Amériques et l'Australie pour constater de mes yeux com- ment s'y fait, réellement et en profondeur, l'adaptation d'un homme à un pays qui ne l'a pas vu naître ! Car mon regard finit par se détourner malgré moi de tous ceux que j'ai croisés pendant ces dix minutes de marche. Français, Marocains, Maures et Syriens ; une force invincible le ramène à celui qui pourtant représente ici la défaite et l'asservissement ; à celui qui, étant le vaincu, le sujet, le manœuvre, l'exploité, le guenilleux, le prolétaire, n'en est pas moins le seul qui ait la mine de vivre dans son propre pays, et y fasse figure incontestable de propriétaire ; à celui qui, avec évidence, est le roi de cette rue, — au nègre.

JEAN-RICHARD BLOCH

�� � LE CAMARADE INFIDÈLE

��Première Partie (suite) '

��V

��Se méfiant des bancs établis sous les fenêtres, Vernois propose une promenade, mais à condition que Clymène fasse choix de la route. Elle prend par la main le plus jeune de ses garçons et désigne le vieux chemin qui, remontant le cours d'un ruisseau, s'enfonce dans les terres.

— C'est vrai, dit-elle avec plus d'enjouement que jus- qu'alors il n'en a remarqué chez elle, vous n'avez rien vu du pays. Et le plus prodigieux c'est que vous semblez y être venu sans connaître personne, alors que vous pouviez choisir entre cent lieux plus séduisants.

Il affirme qu'il est sensible aux noms des endroits et que celui-ci l'attirait.

— Si donc ses trois syllabes avaient été différentes, je n'aurais jamais su, dit-elle, que la fidélité au souvenir, si naturelle à nous autres femmes (ne riez pas ; disons : à grand nombre de femmes) mais qui n'est guère chez nous qu'une faiblesse de plus — que cette fidélité pût prendre une forme virile et raisonnée. Car ce que je crois dis- cerner en vous (je suis bien hardie de vous interroger

• I. Voir la Nouvelle Revue Française du i^r avril.

�� � ainsi) n’est-ce pas de la haine pour la lâcheté de tous les sentiments oublieux et un point d’honneur à ne pas les tolérer ?

— Oh, dit-il, ne voyez pas de système là où il n’y a que des passions assez confuses. Si je suis plus lent qu’un autre à quitter les pensées du temps de guerre, c’est simplement peut-être que j’ai d’abord eu plus de peine à les accepter.

— Voulez-vous dire qu’avant la guerre vous étiez très différent ?

— Celui qui est entré de plain-pied dans la bagarre en est sorti de même : le général de Pontaubault par exemple. Ou encore ceux qui ont subi les événements en faisant le gros dos, sans laisser entamer leur insouciance et leur optimisme. Soyez sûre qu’Heuland revenant de la guerre n’aurait pas eu besoin de se racclimater.

— Je veux bien le croire, dit-elle. Il n’était guère changé d’une permission à l’autre et j’en éprouvais de la sécurité.

— On ne pouvait imaginer deux natures plus opposées que les nôtres. Il se moquait de ce qu’il appelait ma philosophie, qui n’était qu’un besoin de ne pas me leurrer. Vernois, disait-il, calcule à quatre décimales près les chances qu’il a de mourir demain. Et il est bien vrai que je me sens dans les ténèbres et que j’ai peur de toutes les surprises, tant que je n’ai pas soupesé le pire ; c’est seulement quand il est accepté que je puis retrouver du courage.

Ils longent une vaste prairie et se laissent aller l’un et l’autre au fil de leurs pensées ; puis Clymène reprend :

— Jamais en ma présence, même indirectement, même par plaisanterie, il n’a laissé percer l’idée qu’il pourrait disparaître. Et pourtant son langage n’était pas dicté par la peur de m’émouvoir.

Il répond affectueusement :

— Soyez sûre que tous les miracles, même les plus offensants pour l’esprit, lui semblaient plus faciles à concevoir qu’un accident d’où sa bonne étoile ne le tirerait pas.

— Cet aveuglement, dit-elle, n’est-ce pas la plus belle grâce qui puisse être accordée au soldat ?

Vernois réplique au bout d’un instant :

— La plus belle, je ne sais pas ; la plus miséricordieuse en tout cas. Ceux qui ne l’ont pas reçue sont tout rompus par l’effort avant d’avoir seulement regagné le niveau des autres. Trouver des raisons pour accepter d’être tout à l’heure un cadavre ! Les premières fois, il y a l’élan, la contagion. Mais ces ressorts-là ne jouent bientôt plus. Les raisons ne manquent pas, évidemment : la fierté, l’horreur d’être inférieur à sa tâche, et la France tout simplement. Mais si fortes qu’on les suppose, ces raisons ne travaillent pas toutes seules. Il faut terriblement les interroger, les retourner, les sophistiquer même. Il faut en faire quelque chose de tellement sacré que tout autre argument tombe de lui-même. Car recommencer toujours le sacrifice et se raccrocher à la vie quelques heures après, cela ne va pas, c’est au-dessus des forces. Mieux vaut prendre son parti, une fois pour toutes, et de telle sorte qu’il n’y ait plus à y revenir. Seulement cette torsion qu’on s’est fait subir, on ne la détord pas d’un jour à l’autre. On n’a fait don de soi qu’au prix d’une extrême violence : on ne se reprend pas au premier commandement ; et ce qu’on a eu tant de mal à s’imposer comme inviolable, on ne peut pas le considérer tout à coup comme insignifiant.

Vernois s’aperçoit qu’il fait de l’éloquence, mais, contrairement à ce qu’eût été son mouvement habituel, il ne songe pas à s’en excuser. Sur la joue qu’elle aperçoit de profil, Clymène remarque un pli qui tantôt n’y était pas.

— J’ai vu, dit-elle, l’incompréhension de l’arrière pour les angoisses du front éveiller des sentiments très amers chez quelques blessés dont j’ai suivi la convalescence ; à tel point que la colère et la rancune les aidaient à vaincre la crainte d’un nouveau départ.

Jamais Vernois n’a connu le plaisir de sentir une autre pensée venir si vivement au devant de la sienne ; il en oublie sa taciturnité.

— Déjà pendant nos permissions, dit-il, nous flairions le malentendu ; mais on avait tant d’intérêt à ne pas nous décourager qu’on usait de quelque prudence. C’est seulement une fois tout danger passé qu’on a cyniquement jeté les masques. On pouvait enfin tout dire et tout faire, et rire de ces lieux communs, bien râpés, bien usagés, dont on avait tiré un si beau rendement. Dieu sait si le retour nous soulevait d’ivresse, et pourtant ces premiers mois de liberté restent dans notre souvenir parmi les plus sombres, ceux où nous nous sommes posé les questions les plus découragées.

L’âpreté de ce grand homme hâlé qui marche à côté d’elle inquiète un peu Clymène. Va-t-il, par son exaltation, enlever de leur prix aux propos qu’il a tenus sur Heuland ?

— Ce retour, dit-elle, ne l’aviez-vous pas attendu trop impatiemment et pendant trop d’années pour qu’il pût ne pas vous décevoir ?

— Non, ce n’est pas cela ; mais il reste, entre les gens du front et ceux de l’arrière, un de ces réseaux de fil barbelé qu’on tendait par précaution derrière notre dos et qui nous isolaient si rigoureusement du reste de la vie. On parle deux langages différents et l’on ne se comprend plus de part et d’autre de la barrière. Pour nous qui avons vu tous les garçons d’un canton couchés par terre en un quart d’heure et des villages s’effacer de l’horizon comme des fumées, mort signifie mort et anéantissement dit ce qu’il dit. Mais pour ceux qui ne sont pas sortis de leurs meubles et de leurs habitudes, comment voulez-vous que ces mots soient autre chose que des façons de parler ? Quand l’alternative de chaque jour est d’être ou de n’être plus, les perspectives se simplifient ; les hommes aussi bien que les objets se classent en deux catégories : ceux qui nous ont aidés à rester vivants, depuis notre couteau et nos bons souliers jusqu’à tel service bien organisé ou tel chef intelligent ; et puis il y a les autres, les encombrants, les inutiles, qui ne nous flattent quand tout va bien que pour mieux nous trahir dans les mauvais jours, ceux qui nous ont énervés, découragés, et ceux dont l’inertie pesait sur nous autant que tout notre paquetage. Naturellement, dans une vie plus nuancée, ces jugements paraissent un peu raides, irritants même. Je ne me fais pas d’illusions. Tenez, le fossé où vous avez tout à l’heure cueilli ces brins de menthe, ma première pensée n’a pas été de me demander s’il est propre à faire son office de fossé, mais s’il est assez profond pour qu’on y saute et s’y défile. Vous n’imaginez pas combien notre œil est devenu vif pour remarquer une déclivité de terrain, pour interpréter l’aspect d’une lisière. Jusqu’au ridicule et à la manie. Mais ces déformations d’esprit nous ne les avons pas cherchées ; ce sont des blessures comme les autres, qui ont leur dignité. Qu’on fasse un pas au devant de nous. Ce qui nous aigrit c’est notre solitude.

Il s’arrête brusquement :

— Je vous demande pardon. Je vous parle indéfiniment de moi, sans voir que votre petit homme se pend à votre main. Si on l’asseyait un moment ?

Un tronc tiré d’une clairière voisine est couché sur le bord du chemin. Tout en y installant le bambin, Clymène dit, non sans causticité :

— J’envie les hommes qui savent comme vous cacher leurs sentiments sous un voile de pensées. Vous parlez de déformations d’esprit là où nous avouerions tout de suite des chagrins personnels, et vous dites simplement « solitude ») au lieu que nous raconterions je ne sais quelles histoires d’affection déçue.

Il sourit de se voir si vivement ramené à terre :

— Vous êtes terriblement perspicace. Évidemment il s’agit d’affection…

— Ce n’était pas, dit-elle, une ruse pour vous interroger.

— Mais puisque vous m’avez si bien dépisté, il faut que je m’explique, car Dieu sait quel roman vous me prêteriez.

Il s’assied à côté d’elle, sur le chêne écorcé :

— Au fond, c’est bien une histoire d’amour. Il faut vous dire que, d’un premier lit, mon père avait un fils beaucoup plus âgé que moi, déjà majeur et même marié quand à huit ans je suis resté orphelin. Ce frère est l’être du monde que j’ai le plus aimé et je puis affirmer que, de bien loin, personne ne lui est aussi cher que moi. Mais par un malheur assez singulier, ce n’est pas dans le même temps que cette grande tendresse a jailli chez tous les deux. Il était, à mes yeux d’enfant, ce qu’on peut concevoir de plus digne d’enthousiasme. J’admirais tout, sa carrure, sa force, sa parole, la lumière de son regard et jusqu’à cette passion qui lui avait tout fait braver en faveur d’un mariage dont j’étais la première victime. Car absorbé par ce sentiment, il ne pouvait guère être attentif à un enfant qui se savait de trop dans la maison et qui tâchait de ne pas prendre de place. S’il s’était douté de l’empire qu’avait la moindre de ses louanges, il aurait sans doute été plus expansif. Je ne me souviens pas de l’avoir vu fâché contre moi : je crois que je me serais tué de désespoir. Puis j’ai grandi ; tout naturellement j’ai cherché au dehors des sujets d’intérêt, des points d’appui ; et il se trouve que l’époque où je commençais à me suffire, est précisément celle où mon frère Thomas, bien démoli mais enfin rendu à lui-même, reportait sur moi toute son affection et son soin. Je crois qu’il était mieux fait pour s’attacher à un esprit déjà raisonnable qu’à un enfant encore en chrysalide, mais les événements ont toujours été contre lui. C’est une des plus belles intelligences et des plus généreuses qu’on puisse rencontrer. Il possède une culture inattendue chez un mathématicien et qui, sur certains points, s’enfonce très avant. Mais on ne subit jamais impunément la prédominance de l’enseignement mathématique ; le jugement en garde quelque chose de mal adapté, de rigide. Sa magnifique loyauté le conduit parfois à des partis simplistes et sa passion de la logique le prive de flair. Avant mon service militaire, il y a bien douze ans déjà, nous avions touché tous les points, les uns après les autres, sur lesquels nos esprits ne pouvaient se rejoindre. Son chagrin en avait été profond, car il est de ces hommes pour qui les divergences d’idées sont les plus difficiles à passer sous silence. Puis la guerre est venue. J’ai dû désapprendre beaucoup, et précisément de ce qu’il nous restait encore en commun. Il avait assidûment médité les problèmes internationaux et avec une rare ingéniosité, mais pas une de ses prévisions ne s’est trouvée juste. Notez que presque tout le monde s’est trompé. Si mes erreurs ont été moindres que les siennes, je ne le dois qu’à ma paresse et à ce que je n’avais pas fait grands efforts pour rien préciser. Il n’en a pas moins ressenti de l’humiliation. Il est devenu timide, non pas comme un homme ébranlé dans ses convictions profondes, mais par crainte de compromettre ce qu’il garde de crédit sur moi. Souvent ses prudences me font peine ; je préférais ses anciennes intransigeances. Il est triste d’aimer plus que l’autre. Notez que la place qu’il tient dans mon affection reste la première ; elle ne peut sembler réduite qu’en regard de mon exaltation d’enfant ou de cette passion paternelle et un peu jalouse qu’il concentre aujourd’hui sur moi. Tous les deux dimanches, je vais à Paris où il est professeur, et je lui soustrais bien peu de son temps. Moi qui vis seul dans une petite vallée, avec la vingtaine d’ouvriers de mon usine, je ne pourrais pas trouver ailleurs la nourriture que sa conversation me donne. Mais ce n’est pas un homme qu’on leurre avec des gentillesses ; il n’est content que lorsqu’il obtient la parfaite adhésion de l’esprit. Je voudrais vous le faire connaître : vous seriez forcée de l’aimer.

— Ah, dit-elle, vous venez souvent à Paris ?

Comme on est sur le point de repartir, il songe au regard interrogateur qui va sans doute se fixer sur lui dès le perron de la villa et qu’il aurait chagrin de décevoir. Il contemple la main que Clymène pose sur le tronc, une main nerveuse et intelligente à laquelle il semble si facile de se faire comprendre. Mais le gros brillant et la perle qui luisent à côté de l’alliance lui remettent en mémoire l’air méfiant de M. de Pontaubault à l’idée qu’un homme de médiocre condition soit trop familièrement mêlé aux affaires de sa famille.

— Ce que je vous ai dit m’excusera peut-être de ne pouvoir considérer avec indifférence les peines des enfants. J’ai manqué de confidents lorsque j’étais petit, aussi me suis-je toujours promis d’être le plus attentif des hommes si jamais un enfant s’ouvrait à moi. On dit parfois à un passant ce qu’on n’ose pas confier à un père ou une mère.

— Antoine vous a parlé, s’écrie-t-elle.

— Ne vous effrayez pas. Un enfant vit entouré d’obstacles imaginaires ! Votre fils s’est mis en tête que jamais vous ne comprendriez combien, pour un garçon, il est morne de travailler sans camarades.

— Ah, fait-elle soulagée, ce n’est que cela !

— C’est beaucoup pour un écolier qui passe tant d’heures devant ses livres.

— Il vous a dit sans doute qu’il n’aime pas Mlle  Gassin.

— Il me l’a dit avec tant de passion que je ne vois pas, tout experte qu’on la suppose, quel bénéfice il peut retirer de ses leçons.

Elle riposte, assez mordante :

— À quoi je ne m’attendais pas, c’est à vous voir plaider la même cause que le général. Je ne puis vous donner d’autres raisons qu’à lui, mais certainement vous les trouverez meilleures. Peu de jours avant son dernier départ de la maison, comme nous parlions des enfants, mon mari s’est étendu avec une insistance toute particulière sur son désir de les voir rester le plus tard possible à la maison. Il énumérait tous les inconvénients des écoles, et comme j’alléguais de mon côté certains défauts de Mlle  Gassin, il affirmait les connaître aussi bien que moi, mais désirer que rien ne fût modifié jusqu’à son retour.

Tout ce qui sent l’hypocrisie bouleverse chez Vernois un fonds de candeur prompt à l’indignation.

— Heuland voulait dire trois mois et non trois années, répond-il avec une rudesse qui surprend Clymène.

— Ce n’est pourtant pas vous qui allez me reprocher de respecter sa volonté !

— Il aurait eu trop de bon sens pour s’obstiner. Accomplir une volonté superstitieusement, c’est parfois ne pas l’accomplir du tout.

Le désarroi se marque toujours chez Clymène par de la distance :

— Je suis étonnée…

Elle ne voudrait pas discuter, se méfiant de l’avantage qu’ont les hommes par leur dialectique, mais il lui échappe quand même :

— Si vous saviez comme on m’a fatiguée de cet argument. Comment ne voyez-vous pas qu’il permet de couvrir tout ce qu’on veut ?

Et aussitôt :

— Nous allons manquer l’heure de la marée. Si nous rentrions.

Pour couper court, elle s’adresse à son petit garçon et, tout en marchant, lui montre à cueillir un bouquet. Mais elle sent la faiblesse de sa défaite et ne peut s’empêcher de reprendre :

Mlle  Gassin ne s’est guère corrigée de ses défauts. Il y a en elle quelque chose de jaloux et de malheureux qui détruit l’effet de la peine qu’elle se donne. Mais à force d’attendre ensemble les nouvelles, de nous inquiéter ensemble, nous nous sommes rapprochées. Lors de la catastrophe, seule avec ma pauvre belle-mère, elle a laissé paraître une émotion véritable. Cela ne se 566 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

trefait pas... Son visage était sincère... Cela ne s'oublie pas non plus... Peut-être ce que je dis là n'est-il pas très fé- minin...

Vernois voudrait l'empêcher de poursuivre ; il bal- butie :

— Je comprends bien... Simplement je voulais dire... que ses enfants sont la partie la plus précieuse de ce qui reste de lui... plus précieuse encore que son sou- venir...

Elle répète d'un ton qui semble distrait, à moins qu'un regret ne s'y cache :

— Oui... je sais bien... la plus précieuse...

��VI

��Du bar où il est assis, dans la pleine lumière d un réflecteur, Vernois considère le manège des quelques femmes qui errent sur la terrasse du casino. Au pied des marches conduisant au jardin et que vient de laver l'eau de la dernière averse, il aperçoit une forme enveloppée d'un manteau gris. Il na pas tout de suite reconnu M^'" Gassin, mais aussitôt après il tire un carnet de sa poche et fait semblant d'écrire : quand il relève les yeux, elle a disparu. Un peu plus tard il la revoit, dis- simulée derrière la rampe de brique, hésitante, le cher- chant du regard, n'osant pas s'avancer dans la clarté. Elle s'en va, pour revenir encore, indifférente à la boue, l'air égarée et si lasse que, honteux, Vernois se décide à la rejoindre. Elle joue lamentablement la comédie de la sur- prise et perd incontinent la tête :

— Vous en qui j'avais mis toute ma confiance, m'atta- quer avec tant de perfidie, chercher à m'évincer d'une maison où j'ai connu mon seul bonheur. Ce soir, à la première observation, Antoine m'a déclaré qu'ils seraient

�� � bientôt tous les trois au lycée. Soyez sans crainte : il ne vous a pas vendu, mais à cet âge, on a le bonheur insolent.

— Ce bonheur, interrompt Vernois, c’est ma seule préoccupation.

Elle crie :

— Non, non, non ! Ne croyez pas cacher vos manigances. Votre persécution est flatteuse, car je ne pensais pas être un témoin avec lequel il fallût prendre tant de précautions. Est-ce elle que je gêne dans l’aveu de ses sentiments ou vous dans vos assiduités ? Depuis quatre jours que vous la voyez tous les après-midis…

Il lui coupe la parole par un si violent ordre de se taire qu’elle recule d’un pas sur le gazon mouillé.

— Voilà bien votre imagination de femme ! Je ne me pardonnerais pas de vous répondre !

Le mépris la redresse ; elle dit entre ses dents :

— Les faits parlent à votre place.

— Vraiment ? Est-ce qu’on fait la cour à une femme en allant réveiller le souvenir de son mari ? Pourquoi suis-je venu sinon pour défendre la mémoire d’un camarade ?

— J’ignore si Don Quichotte lui-même…

Le mot le pique au vif.

— Pensez de moi ce que vous voudrez, mais je vous défends d’y mêler en rien Mme  Heuland.

Du moment qu’il discute, Mlle  Gassin n’a plus peur.

— J’aimerais mieux une autre vie, je vous assure, que de l’observer du matin au soir. Mon métier m’a placée près d’elle et non le goût de l’espionnage. J’entends ce qu’à table elle nous rapporte de vos entretiens, je vois l’attente où elle est de vos visites.

— Elle m’attend, pourquoi ? Parce que je lui ai raconté quelques anecdotes où certaines qualités d’Heuland se faisaient voir ; parce que j’ai tâché de lui montrer sous son vrai jour un esprit qu’autour d’elle on a toujours tourné en ridicule et un milieu qu’elle n’osait pas apprécier équitablement.

— Milieu qui est le vôtre aussi bien que celui de son mari. Et quels sont les fruits de votre apostolat ? C’est que, sur les quatre photographies dont elle ne se séparait pas, il y en a une de remisée dans un tiroir. Parfaitement ! Sur sa table il n’en reste que trois. Combien de temps vous faudra-t-il pour en faire tomber une seconde ?

Ce harcèlement l’exaspère, mais il est intimidé par tant d’ingéniosité dans la haine et par cette plume du chapeau, qui froissée et chargée de pluie bat le visage de la femme sans même qu’elle s’en aperçoive.

— Je ne vous souhaite pas de déception, poursuit Mlle  Gassin. Vous ne seriez d’ailleurs pas le premier à qui elle en aurait causé. Il arrive que ces femmes exaltées ne soient plus que glaçons quand on les tient dans ses bras. Ne me regardez pas avec ce dégoût. Ce n’est pas ma faute si les hommes sont vite lassés d’elle et plaisantent ensuite ses manières, ses soupirs…

Vernois ne fait pas un mouvement. Elle se méprend sur ce qui se passe en lui :

— Je vous demande pardon si je froisse vos sentiments…

— Il ne s’agit pas de moi, riposte-t-il. Je savais Heuland bavard et indiscret, mais tout de même…

— Évidemment, c’est un trait que vous ne mettrez pas dans le panégyrique. Reste à savoir si l’image que vous arrangez est plus attachante que la vraie. Pour celles d’entre nous qui ne se piquent pas d’être sublimes, une indélicatesse commise en notre faveur nous paraît rarement monstrueuse. Que voulez-vous ? Les êtres que la vie n’a pas gâtés, on les flatte et les attendrit à peu de frais.

Vernois fait quelques pas pour échapper à l’égouttement des feuillages :

— C’est tout ce que vous aviez à me dire ? LE CAMARADE INFiDELE 569

Elle murmure sans oser le rejoindre :

— Ce n'est pas pour cela que j'étais venue... Je me suis afFolée... Pardonnez-moi.

Il ne s'attendait pas à la voir tout à coup si misé- rable :

— Voyons, Mademoiselle, ne restez pas dans cette flaque.

Elle avance un peu et répète :

— Dites que vous me pardonnez...

— Je vous en prie, voilà qu'il recommence à pleu- voir et vous êtes déjà trempée. Laissez-moi vous com- mander un grog.

Mais la plume brisée s'agite de droite et de gauche :

— Je me suis déjcà beaucoup trop attardée... J'étais venue pour vous reparler de ces lettres... L'autre jour j'avais l'impression que vous saviez où elles étaient, mais que vous ne vouliez pas me le dire... Naturellement vous refusez de me répondre. Vous avez toujours à la bouche le souvenir de votre ami, le culte de sa mémoire ; mais l'affection qu'il avait pour moi, vous essayez de l'effacer. De quel droit, puisqu'il y tenait ? Vous la trouvez moins noble que l'autre. Toujours la même hypocrisie!,.. Non, je n'avais pas l'intention de vous faire de reproches... C'est ce mot du petit qui m'a bouleversée... Je vous en prie, ne m'en veuillez pas...

Et Vernois la voit s'enfuir sous la pluie.

��VII

��Bien qu'il n'ait fait que hausser les épaules aux insi- nuations de M"" Gassin, Vernois se rapproche de la table à écrire. Sur un point l'institutrice n'a pas menti : le chasseur au brocart n'est plus là. Intrigué malgré tout, il cherche des yeux la photographie, espérant

�� � provoquer une explication de Clymène, qu’il obtient aussitôt.

— Oui, j’ai mis à l’écart un des portraits. C’est vous qui voyiez juste : il n’est pas ressemblant. Je m’étonne de l’avoir eu si longtemps sous les yeux sans y remarquer je ne sais quoi de suffisant, de satisfait, qui répond bien mal à ce qu’était vraiment votre ami. Et vous aviez encore raison : c’est le portrait en uniforme qui est le plus vrai.

Il rectifie comme pour lui-même :

— Qui est le plus beau.

— N’est-ce pas la même chose ? dit-elle naïvement.

Et comme il sourit :

— On nous enseigne pourtant, reprend-elle, qu’il suffit de s’être élevé pendant une seule minute à un parfait degré d’abnégation ou d’héroïsme pour que cette minute efface tout le reste et nous vaille la vie éternelle ou la gloire. C’est l’instant le plus beau qui compte seul. Je ne sais comment vous faire entendre ce que je veux dire. Ah, si vous aviez grandi à Follebarbe, vous comprendriez !

Il veut savoir pourquoi.

— Cela ne peut pas s’expliquer. C’est l’esprit même qu’on respire dans la maison… Tenez, pour prendre un exemple, parfois notre père nous disait inopinément : « Si je vous lisais quelque chose ? » Or dans la bibliothèque du salon il y avait plusieurs rangées de volumes, mais sauf un seul ouvrage on n’y touchait que pour les épousseter. Lire ne s’entendait chez nous que des tragédies de Corneille. (Mon père tenait ce goût de notre grand’mère et le plus clair de notre éducation s’est borné là.) Parfois cette envie le prenait par une matinée de pluie ou, le soir, quand nous tenions déjà nos bougeoirs pour monter nous coucher. Mais, à quelque heure que ce fût, nous poussions des cris de joie, nous battions des mains, bien que toutes ces tragédies nous les eussions entendues dix fois, même celles dont aujourd’hui personne ne sait plus les noms. Il s’installait dans son grand fauteuil de tapisserie, nous à ses pieds, et il commençait à lire avec une emphase qui vous aurait peut-être parue tout à fait comique, mais qui nous transportait dans un monde merveilleux. Je crois que cette façon de déclamer les vers remontait à la plus vieille tradition ; en tout cas nous n’avons jamais pu prendre plaisir à les entendre lire différemment et un jour qu’on nous a conduites au théâtre, nous avons pleuré de déception… Eh bien, ce qui se passe dans ces tragédies c’est toujours la même chose. L’héroïne ou le héros triomphent de leur faiblesse. Ils disent du moins qu’ils en triomphent et leur vaillance dure juste assez de temps pour qu’ils prennent une décision irrévocable. Après, que se passera-t-il ? Une femme qui, par devoir, a repoussé un grand amour ne peut pas échapper à des pensées troubles, inavouables même, à des élancements de regret. Mais là-dessus on lui doit le silence ; on ferme le livre. Sa victoire subsiste seule ; on ne peut plus l’en dépouiller ; c’est sur sa victoire qu’elle sera jugée. En tout cas c’est ainsi que nous jugions à Follebarbe ; et vous ne sauriez croire à quel point, là-bas, il semble naturel de faire crédit à l’héroïsme. Ah, je suis bien de chez nous !

Un tel langage a pour Vernois des résonnances si neuves qu’il n’ose y répondre tout de suite et qu’il dit d’abord :

— Ne me montrerez-vous pas Follebarbe ? Je vais vous quitter ce soir, et je ne pourrai pas me représenter l’endroit que vous aimez tant.

Elle va décrocher du mur un petit cadre, mais hésite à le lui remettre :

— C’est tellement plus beau qu’on ne peut le deviner ici.

Il lui prend l’objet des mains et considère l’angle d’un corps de logis, coiffé d’un haut toit d’ardoise, et enserré de si près par les arbres que leurs branches doivent toucher les murs. Entre les chaînages de granit, le crépi semble verdi par la mousse. Malgré les chaises de jardin qu’on aperçoit sur l’herbe, tout sent l’humidité, l’abandon. Mais la hauteur des fenêtres aux petites vitres carrées suffit pour conserver au vieux bâtiment son air de noblesse. Vernois songe à la mesquine décence des maisons où il a vécu dans l’est, à leur laide commodité. Et tandis qu’il revoit les festons de zinc du petit auvent qui surmonte l’entrée de son habitation actuelle, il trouve ce qu’il voulait répondre à Clymène :

— Puisqu’à Follebarbe on ne veut considérer que l’instant le plus héroïque, on nous y donne raison à nous qui réclamons pour les sacrifices de la guerre une justice à part. C’est le contraire de l’esprit mercantile qui, lui, ne s’intéresse qu’aux moyennes et qui, toujours, avant d’admirer, trouve du passif à déduire, des faiblesses à défalquer. Tel combattant a fait don de sa vie ; oui, mais il avait manqué de courage trois ans plus tôt ; cela se balance, et l’on se croit quitte avec lui. C’est ce que nous n’admettons pas. Tout l’arrière s’applique à ces soustractions, de peur que la vertu dépensée pendant la guerre ne rompe l’équilibre et ne mette sur les épaules de ceux qui survivent un trop écrasant fardeau de reconnaissance.

— Mais comment expliquez-vous que mon oncle ?…

— Je ne sais pas… Il n’a cessé de m’étonner depuis que je suis ici… Il faut croire qu’il se sent en place dans le vieil équilibre et qu’il ne souhaite pas qu’on y change grand’chose. Et puis, il a d’autres raisons, plus directes. Il travaille, (comment dire ?) à l’épuration de sa famille.

Elle rougit ; il sent que le mot trop brutal l’a blessée et il en éprouve d’autant plus de contrariété qu’il voulait, dans ce dernier entretien, tenter un nouvel effort en faveur du petit Antoine. Il se rattrape du mieux qu’il peut :

— Peut-être suis-je dur pour le général, mais vous savez par quels sentiments de vénération j’ai débuté. Je ne me pardonnerais pas de vous avoir mise en défiance. Sur un point tout au moins j’ose vous supplier de ne pas vous opposer à son désir… c’est en ce qui touche l’éducation de vos fils.

Elle le regarde avec étonnement. Est-ce pour lui marquer qu’il abuse ? Non, car c’est plutôt d’un ton découragé qu’elle lui répond :

— Je vous ai déjà dit… pourquoi je ne suis pas libre…

Et comme elle voit son front se durcir :

— Je vous promets que j’y réfléchirai… Mais ne soyez pas impatient… Je suis franche avec vous… Si j’ai plus de confiance en moi que par le passé, c’est à vous que je le dois… Je ne vous en remercie même pas, car cela dépasse ce dont on peut s’acquitter par des paroles… Vous voyez que je me rends presque à discrétion… Mais ne me demandez pas tout de suite la désobéissance à une volonté formelle…

Il la voit battre plus vite des paupières. Elle ajoute, encore plus anxieuse :

— Ai-je dit quelque chose… qui ne soit pas raisonnable ? Vous semblez…

— Pardonnez-moi, répond-il ; c’est un vieux travers. J’ai toujours, après coup, peur d’avoir mal fait en pesant sur la détermination d’autrui.

Elle retrouve un peu de son enjouement :

— Même lorsqu’il s’agit de l’éducation des garçons ?

Il rit à son tour :

— Je suis certain, n’est-ce pas, de trouver Antoine sur la plage ? J’aurai juste le temps d’y passer avant de prendre mon train.

Mais quand il entend que le général de Pontaubault vient d’emmener sur mer ses petits-neveux et qu’ils ne rentreront qu’après dîner, il ne comprend pas lui-même d’où vient la vivacité de sa déception.

— Antoine va croire que je n’ai pas pensé à lui… Expliquez-lui bien… Dites que j’irai le voir à Paris.

Mais il sent que c’est à la mère qu’il aurait dû d’abord exprimer le désir d’une nouvelle rencontre. L’absurdité de 574 L.'^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tout ce qu'il a fait depuis huit jours l'irrite et le rend impa- tient d'être parti. Mais vainement il fait mine de prendre congé, Clymène semble ne pas comprendre. Elle enchaîne une phrase à l'autre. Les voici pourtant près de la porte ; alors elle se décide :

— Hier je n'ai pas osé vous le demander, et, tantôt encore, je comptais vous écrire dans les Vosges... Mais c'était un peu lâche... Vous savez que mon mari passait beaucoup de temps à mettre au point une ou deux inven- tions dont il était fier. Depuis sa mort, personne n'a repris son travail en main. Peut-être est-ce dommage, mais je ne sais qui consulter...

Il voit immédiatement où elle veut en venir, mais il ne l'aide pas ; après tant d'hésitations, est-ce vraiment tout ce qu'elle trouve à lui demander ? Il se représente si bien ce que peuvent être les inventions d'Heuland !

— Alors je me suis dit que peut-être... si vous l'en priiez... votre frère consentirait... Le brave homme dont je vous parlais l'autre jour pourrait lui porter les pièces...

Le cœur de Vernois se serre à la voir devant lui si hum- ble et déconcertée. Il inscrit l'adresse de l'ouvrier et pro- met d'aller le voir dès le lendemain. Mais il a trop fait attendre à Clymène ce mouvement de bonne volonté ; elle n'ose plus s'écarter de quelques phrases dictées par la politesse.

VIII

Thomas n'a posé que peu de questions.

— Avoue, mon vieux, dit Vernois, que tu n'aimes pas beaucoup cette histoire. Tu penses que je m'abuse inno- cemment sur les mobiles qui m'ont conduit à m'en mêler, et que ces femmes n'ont pas eu de peine à me prendre dans leurs filets. Si tu pouvais te douter combien tu te trompes. L'origine de tout cela, c'est une lettre qui traînait dans la vareuse d'Heuland. Nous en avons lu, des lettres d'épou-

�� � LE CAMARADE INFIDELE 575

ses, trouvées dans les poches des pauvres bougres qu'on identifiait, des lettres de ménagères^ ou de femmes d'af- iaires, ou de paillardes ; mais une lettre de ce ton-là, non jamais. Je voudrais te la montrer ; je l'ai chez moi. Oui, vieux, je ne me suis pas permis de lire les autres, mais celle-ci, je l'ai gardée. Ce n'est pas qu'il y soit question de rien d'extraordinaire ; au contraire, la vie de tous les jours, des nouvelles des enfants^ quelques phrases de tendresse. C'est justement ces phrases qui m'ont ému. On ne peut pas dire un langage d'amoureuse^, bien que l'amour soit évi- dent. Pas de protestations ; une égalité, une discrétion qui ne peuvent s'expliquer que par la plus belle confiance. Des mots tout à fait simples, mais de cette simplicité fière, délicate, qui suppose de la noblesse de cœur. Heuland nous parlait souvent de sa maîtresse, guère de sa femme. A la lecture de cette lettre, je me suis cru certain qu'il avait été bavard sur ce qu'il considérait comme un amusement mais que, sur le reste, il avait gardé le silence d'un honnête homme qui sait le prix de ce qu'il possède. Or je me trouve connaître l'endroit où il avait Tétourderie de cacher sa correspondance avec l'institutrice. Un jour ou l'autre, M""" Heuland peut découvrir cette liasse. En me laissant présenter dans la maison, je cours la chance d'empêcher une catastrophe. Je le dois bien à ce garçon qui pendant deux ans s'est toujours montré serviable.

Enfoncé dans son fauteuil, Thomas ne peut se retenir d'objecter :

— Tu crois qu'il te saurait beaucoup de gré des soins que tu prends pour sa femme ?

— Ah, pauvre vieux, s'écrie Vernois, que tu peux être stupide ! J'ai failli repartir sans même l'avoir vue. Il a fallu, pour me faire intervenir, le zèle cynique de toute une famille, appliquée à détruire le souvenir de mon camarade. Mais je crois avoir assez bien rétabli la situation.

— Je comprends, poursuit Thomas, qu'on s'attache à un compagnon d'armes et qu'on apporte à ces amitiés de

�� � guerre une loyauté ailleurs exceptionnelle. Mais pourquoi la mémoire de cet Heuland te tient si fortement à cœur, c’est ce que je vois mal. J’ai peine à concevoir qu’il ait pu être honnête homme et perdu son temps à des niaiseries comme ces deux machins que tu m’as montrés tout à l’heure.

Vernois demande sans trop d'assurance :

— Est-ce vraiment si sot ?

Cette fois l’aîné se fâche :

— Comme si tu ne t’en étais pas aperçu tout seul ! Voyons, mon petit, tu te moques. Ou bien tu n’as pas regardé, ou bien c’est un parti pris.

— Il faut croire que j’avais mal regardé.

Mais rarement Vernois s’obstine lorsqu’il voit à son frère un certain coup d'œil attristé.

— Eh bien, oui, je serai franc. Ces mécaniques sont de l’enfantillage. C’est par acquit de conscience que je te les ai montrées et me voici d’autant plus embarrassé pour te faire comprendre mes raisons. À vrai dire, je ne sais trop comment les mettre bout à bout. C’est cette satanée optique de l’arrière. Rien qu’à voir les portraits d’Heuland, j’étais tout dérouté, car il n’avait plus rien, sous ses vestons civils, du gaillard droit et bien pris à côté duquel j’ai vécu deux ans. Mais il y a plus grave. Il y a mille petites choses déplaisantes (je ne passais pas de jour sans en découvrir), des manques d’éducation, de ces riens qui trahissent l’absence de caractère. À mesure qu’on me parlait de lui, le personnage s’en allait en lambeaux ; et ce qui est d’une ironie assez cruelle, dans le même temps Mme  Heuland cessait de voir ces petitesses pour ne plus conserver que l’image apportée par moi.

Thomas réfléchit un instant puis demande :

— Croyais-tu rendre à cette femme un grand service en l’exaltant sur un fantôme ?

— Mais, vieux, s’il a existé dans le bien-être un Heuland sans vigueur d’intelligence ni de volonté, la guerre en a fait surgir un autre, plus solide, plus dévoué — je ne dis pas un héros, mais un brave type, envers lequel on demeure endetté. Assurément, il montrait encore des traces de faiblesse ; mais c’était un homme soulevé par la violence de l’épreuve. Il serait retombé peut-être ; toutefois, puisqu’il est mort à son plus haut, qu’il y reste pour nous.

Thomas secoue la tête :

— Les feuilles qu’emporte un tourbillon ne sont que des feuilles ; toute la force appartient au vent.

— Eh, je le veux bien ! Mais comment dissocier ce que les événements ont confondu ? Comment séparer ce que nous valons par nous-mêmes et ce que la guerre a mis en nous ? Si nous nous sommes fait illusion sur nos forces, qu’est-ce que ça fait, puisque, par ce moyen, nous avons accompli ce que nul n’aurait osé demander à des hommes ? T’imagines-tu qu’on serait monté sur le parapet de la tranchée sans s’étourdir de faux espoirs : sur la destruction des mitrailleuses, sur le terrain qu’on pourrait gagner, et sur la fin de la guerre, et sur ce que vaut la France elle-même pour un soldat qui sera mort dans cinq minutes ? Qu’est-ce qui était à nous de notre courage, qu’est-ce qui était à l’ivresse ? Et qu’est-ce qui subsiste en nous de l’ivresse ? Nous avons goûté à quelque chose de mêlé, mais de si fort que rien de ce que nous avons retrouvé depuis ne peut plus nous satisfaire.

Thomas s’est rapproché de son frère, de sorte que leurs deux sièges se touchent :

— Ah, petit gars, voilà justement ce qui m’épouvante, ces émotions si fortes auprès desquelles tout est sans goût, à commencer par le seul bien que rien ne remplace, la probité de la pensée. Crois-tu que les grandes civilisations aient péri par une autre cause ? Quand les meilleurs ne sont plus résolus à la défendre, la droiture de l’esprit est perdue, et son tranchant, et sa justesse ; car ce sont des conquêtes trop difficiles à maintenir dès que les plus courageux s’en désintéressent. Mon petit, j’ai chagrin à plaider contre toi cette cause ingrate. Mais crois-moi, on ne guérira qu’en assainissant un point après l’autre, en redressant chaque notion faussée.

Vernois réplique doucement :

— Ce n’est pas cette vertu-là qui aurait barré la route aux Allemands.

— Dieu merci, vous en aviez d’autres ! Mais aujourd’hui…

Le cadet reprend :

— Ces autres-là, j’ai eu trop de peine à les acquérir ; je m’y tiens. En octobre ou novembre 14, quand on a pu souffler et qu’on a cru se mettre à réfléchir, va, j’ai senti que je tenais de toi bien plus que je n’avais soupçonné : le besoin d’éplucher les nouvelles, de nager à contre courant, et ce fatigant souci d’être juste ! Mais c’est un effort qu’on ne peut pas soutenir ; il faut s’en remettre à ceux que ça regarde. Défends ta peau et ta tranchée, cela suffit. Un vigoureux rétablissement dans les sentiments simples, communs à tout le pays, une haine bien élémentaire. Ah, qu’on est soulagé ! Mais ce tour de gymnastique vous casse les jointures ; on ne le recommence pas deux fois.

Thomas se tient comme un médecin qui ne sait comment soulever un enfant malade.

— Il faudra pourtant bien…

— Non, non. Adressez-vous à la génération suivante. Celle-là ne demandera pas mieux. Nous avons fait notre service.

L’aîné répète :

— Il faudra bien… On dit qu’on ne pourra jamais, et pourtant il n’y a pas d’autre issue… Rends-moi justice : tant que tu étais sous le coup d’un arrêt de mort, je n’ai pas ouvert la bouche. J’étais reconnaissant à tout ce qui pouvait te soutenir, et mieux valait te savoir sous n’importe quel masque qu’avec ta libre respiration dans un air empoisonné. Mais puisque tu es revenu… Mon petit, laisse-moi parler ; je ne t’ennuierai pas deux fois de mes réflexions. Je LE CAMARADE IKFIDELE 579

te jure que je n'ai pas bronché, quelques périls que tu aies courus. Je n'avais pourtant pas lourd d'espérance et pen- dant les heures passées sur le bord des routes à surveiller mes cantonniers, j'ai eu tout loisir d'en rabattre encore. Mon imagination ne m'avait pas épargné grand'chose, mais les camions qui passaient pleins de blessés m'ont fait voir des mutilations que je n'avais pas eu le courage de me figu- rer. Tout ce que la chair humaine peut endurer, je me le suis représenté dans ton corps à toi. Eh bien, je le dis en pesant les mots, il y a plus tragique que tout cela : il y a la déchéance d'un être droit qui se gangrène dans le men- songe.

Vernois veut protester, mais son trère l'arrête :

— Je sais ce dont je parle... Je le sais par le dedans... C'est plus misérable qu'on ne peut l'miaginer. Je ne pré- tends pas mettre en regard tes expériences à toi, dont tu as lieu de tirer de la^fierté, et les miennes qui sont inavoua- bles. Et pas non plus nos deux natures. Avec ton bon sens tu ne te serais jamais laissé glisser aussi loin que moi... Encore une fois, je parle en connaissance de cause... Or il est dur de se libérer. Je n'ai presque rien fait par moi-même. Je dois tout à la bonne tempête qui m'a jeté sur la côte. Aussi je ne comprends que trop le besoin qu'on a de subir violence. Et c'est pour cela que je te tourmente... Et si tu ne te défends pas bien brutalement... tu auras du mal à me faire lâcher prise.

Vernois sait que son frère ne lui demande pas un acquies- cement des lèvres et que le silence est encore la réponse la plus émue. Thomas s'est levé ; il replace quelques livres sur les rayons de la bibliothèque.

— Vieux, dit Vernois, on a déjà sonné à deux reprises ; c'est probablement l'ouvrier qui vient reprendre ses appareils.

En effet Thomas introduit dans la pièce un homme à barbe blanche, modeste et propre, à qui sa vieille a dû, pour l'occasion, repasser son meilleur faux-col. Il porte à la ronde

�� � 580 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

un regard inquiet et son sourire s'éteint aussitôt, car il aperçoit les paquets tout ficelés.

— J'ai bien examiné les deux modèles, dit Thomas d'une voix bienveillante. L'exécution est ingénieuse, mais l'idée première laissait à désirer. Pour le premier appareil, il en existe déjà d'analogues, mais beaucoup plus simples, qui enlèvent à celui-ci tout intérêt pratique. Quant à l'au- tre, il peut tourner à l'aide d'un soufflet, mais dans le vent qui ferait pression sur toutes ses parties, il resterait par- faitement immobile.

L'homme est devenu très pâle :

— Peut-être que si je vous avais expliqué moi-même...

— Mon ami, je suis un vieil habitué de ces choses. N'ayez pas trop de regrets. Il faut beaucoup de tentatives infruc- tueuses avant qu'il en sorte une invention véritable, et l'on a toujours raison d'avoir essayé.

Mais l'efFondrement est trop soudain pour que de bonnes paroles puissent adoucir le choc. L'homme bal- butie :

— Vous dites qu'on ne peut rien en faire ?... même avec des perfectionnements ?...

Il cherche les yeux de Vernois qui se dérobent et il com- prend qu'il n'a pas de secours à espérer.

— Heureusement que M. Robert n'est plus là pour l'en- tendre... C'est bien la première fois, je vous l'assure, que je trouve heureux qu'il ne soit plus là.

Il rajuste l'emballage d'un paquet, qui laisse apercevoir par une déchirure un coussinet de cuivre soigneusement astiqué. Sa détresse est plus forte que sa timidité ; il plaide encore :

— Si ce n'était qu'une question d'argent... des fois M" Heuland n'y regarderait pas... D'abord les pièces ne coûteraient rien à exécuter... car pour un vieux comme moi qui a sa retraite.... ça serait une distrac- tion...

— Je voudrais, dit Thomas, vous répondre d'une ma-

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nière plus encourageante, mais je ne ferais que vous pré- parer de nouvelles déceptions.

Sans défense contre un malheur qui l'accable avec tant de calme, l'ouvrier a juste la force de garder bonne conte- nance. Tout en l'aidant à prendre sous chaque bras un de ses lourds paquets, Thomas lui dit :

— Je sais ce qu'on éprouve quand il fiut renoncer à un grand espoir. Il m'est arrivé de me tromper comme un autre...

Mais ses paroles produisent une réaction inattendue. L'homme riposte d'une voix qui tremble :

— Si vous vous êtes trompé... excusez la hardiesse... vous pouvez vous tromper une fois de plus. Vous êtes savant, mais vous ne voulez pas prétendre que M. Robert, lui, ne l'était pas... Il arrive qu'un savant dit blanc et l'autre noir... Si vous aviez entendu parler M. Robert... On l'aurait aidé rien que pour Tentendre encore... Vous n'allez pas dire que c'était un blanc-bec...

Alors, n'y tenant plus, Vernois s'avance ;

— Ce que je puis vous affirmer, c'est que M. Robert était le meilleur camarade que j'aie rencontré. Il aurait pu se mettre à l'abri ; il ne l'a pas fait ; cela mérite qu'on ne l'oublie pas. Si mon frère vous a dit son avis avec fran- chise, c'est parce qu'entre hommes on se doit la vérité. Mais tout le monde n'est pas de force à la supporter. Vous penserez comme moi qu'il vaut mieux ne rien dire à M""^ Heuland... Il y a des gens qui n'aimaient pas son mari ; nous n'allons pas leur fournir des armes.

Le regard de l'ouvrier est celui d'un homme qui revoit le jour. Pour serrer la main de Vernois, il pose ses fardeaux ; et quand, sans avoir rien trouvé à dire, il les reprend et gagne la porte, il semble ne plus en sentir le poids.

C'est le plus jeune des deux frères qui, rompant le silence, attaque le premier :

— Tu voudrais sans doute aussi qu'on explique à

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M""' Heuland comment son mari la trompait. Tu lèves les épaules : mais je ne vois pas, en bonne logique, pourquoi tu t'arrêtes à mi-chemin. Tu as bien tâché de détruire chez ce pauvre diable la seule raison de fierté qu'il eût, le seul joint par lequel sa vie a pris contact avec quelque chose de désintéressé, sa seule vertu, qui est d'être fidèle.

— Et toi, dit Thomas, tu mets de l'acharnement à brouiller ce qui est clair, à confondre ce qui est distinct. Parce qu'un homme a été brave et bon camarade, tu l'im- poses comme inventeur et comme bon mari. Que signifie cet escamotage ? Ce que j'y vois le moins, c'est cette justice dont tu parles sans cesse.

Vernois se radoucit :

— Ah, vieux, il est bien vrai que j'ai toujours ce mot à la bouche. C'est ce que vous m'avez le mieux appris, père et toi. Nous avons cela dans le sang. Rappelle-toi les scru- pules de père, forcé de rédiger une note défavorable sur un de ses gardes et ne pouvant se résoudre à l'envoyer parce qu'il avait cet homme en aversion. Et quel garçon un peu sensible à la générosité n'aurait pas été gagné par cette manière que tu as de faire beau jeu à l'adversaire, d'aller au devant de ses arguments, non pas en attitude de dé- fense, mais comme s'ils pouvaient t'apporter des parties de vérité qui te manquaient. Car tu as souci d'être équitable jusqu'à te montrer moins exigeant pour les preuves du contradicteur que pour les tiennes. Oui, vieux, ce sont là des luxes dont il a fallu lestement se déshabituer, des luxes qui supposent la paix jusqu'aux confins du monde.

Thomas secoue la tête :

— Les seuls, veux-tu dire, qui puissent rétablir la paix du monde.

— Mais puisqu'il faut, continue Vernois, un luxe dans la vie de chacun, laisse-moi celui qui a toujours été le seul embellissement de la guerre, une sorte d'héroïsme dans la

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camaraderie. S'il est vrai que nous avons perdu de la valeur et de la hardiesse dans le plan de la raison, nous pouvons les retrouver dans celui de l'amitié. Crois-tu qu'avec un sentiment de loyauté un peu jaloux, un peu exalté, nous n'aurions pas maintenu nos alliances tout autrement que nous n'avons fait, et qu'à l'intérieur nous n'aurions pas créé des liens dont la discorde ne serait pas facilement venue à bout ?

Mais Thomas ne se laisse pas gagner :

— Mon petit, tu vaux mieux que cela. Tu vaux mieux que ton amitié même, qui s'adresse au-dessous de toi et dont ta probité fait tous les frais. Laisse aux femmes ces fidélités-là. Même les politiciens en sont parfois capables, et c'est bien mauvais signe. Je sais que je suis ombrageux et tyrannique, mais tu es ce qu'il y a de moins manqué dans ma vie. Aussi, puisqu'il s'agit de luxe, ne puis-je me con- tenter pour toi que du plus pur et du plus viril ; et sa for- mule est le vieux principe d'identité : « Une chose ne peut pas être et n'être pas... »

Vernois songe un moment :

— Ne crois-tu pas, dit-il, qu'il y a une forme d'injus- tice et même d'insincérité sans laquelle l'héroïsme n'est pas concevable ; et que nous autres, gens de l'est, nous manquons peut-être de race et par conséquent de liberté pour oser bondir jusque-là. Un jour M'"' Heuland m'a parlé de Corneille...

Mais il voit sur le visage de son frère un froncement fugitif qui lui coupe la parole. Thofnas comprend tout de suite qu'il s'est trahi ; mais à quoi bon nier ce dont il a le cœur plein ? Il se contente de dire :

— Si j'étais un homme qui prie, je n'adresserais à Dieu qu'une seule demande, mais celle-là je l'en fati- guerais matin et soir : « Seigneur, préservez-moi du men- songe ! »

(^ suivre) Jean schlumberger

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE

��Odéon : Molière, pièce en 3 actes et 6 tableaux, de MM. Jean José Frappa et Dupuy-Mazuel. Musique de scène de Lulli, Char- pentier et Vuillon.

Renaissance : Molière et son ombre, à-propos en un acte, en vers, de M.Jacques Richepin. Amphytrion de Molière.

Théâtre de l'Œuvre : Dardamelle, pièce en 3 actes, de M. Emile Mazaud. Les Derniers masques, pièce en un acte, de M. Arthur Schnitzler, traduction de M. Maurice Rémon et Madame Noémie Valentin.

Renaissance : La Femme masquée, pièce en 3 actes, de M. Charles Méré.

Théâtre de l'Œuvre : Ubu-Roi, d'Alfred Jarry.

On a joué, il y a quelques années, à l'Odéon, une pièce fort amusante à voir, inlitulée Rachel. C'était l'histoire, découpée en tableaux, de l'illustre tragédienne. On la voyait d'abord, tout enfant, dans la roulotte de son père, le bohémien Félix, prenant là, en pleine campagne, ses premières leçons de théâtre. En- suite, au Théâtre Molière, petite scène d'études où se prépa- raient à l'époque les élèves du Conservatoire. Ensuite, chez elle, après ses premiers succès, déjà célèbre. Ensuite, sur le pla- teau de la Comédie française, pendant une représentation d'Ho- race. C'était en même temps, dans le domaine du théâtre, toute une époque qu'on voyait revivre. On voyait arriver sur la scène de la Comédie, pour complimenter la tragédienne à un entr'acte, Chateaubriand vieilli accompagnant Madame Récamier aveugle, Victor Hugo jeune et déjà chef d'école, Lamartine, Vigny, Musset, et à leurs côtés les grands acteurs du temps, Samson, Beauvallet, Saint-Aulaire, Frederick Lemaître, Provost. On

�� � CHRONiaUE DRAMATICgJE 585

entendait, au tableau de Rachel chez elle, un de ses camarades lui lire le feuilleton que venait d'écrire sur elle, dans les Débats, le grand critique dramatique de l'époque, Jules Janin. Les cos- tumes du temps, le physique des personnages reproduit le plus fidèlement possible par les artistes de l'Odéon, — jusqu'à mon- trer la verrue que l'un avait à la joue gauche, ou à parler du nez, comme parlait un autre, — ces illustrations des lettres et du théâtre qu'on voyait réunies sur la scène, une mise en scène étonnante, par exemple le plateau de la Comédie française, vu derrière les décors, et, dans le fond, visible comme elle l'est des coulisses, la salle avec les spectateurs... Tout cela était bien un peu Musée Grévin, On avait beau ne pas oublier qu'on était au théâtre. On se laissait néanmoins aller à une certaine illusion. On était intéressé, amusé, presque pris. De combien de pièces, que leurs auteurs considèrent comme bien supérieures à ce genre de théâtre, pourrait-on en dire autant ? Pour ma part, si on reprenait Rachel à l'Odéon, je ne manquerais pas d'aller la revoir, et on sait si les pièces sont rares qui peuvent me faire me déranger deux fois.

Le Molière, de MM. Jean José Frappa et Dupuy-Mazuel, que l'Odéon a représenté, aurait pu être une pièce de ce genre. Son- gez donc ! Une pièce sur Molière, ayant Molière pour principal personnage, nous le montrant dans tout le cours de sa vie d'homme, depuis ses débuts jusqu'à sa mort ! Une pièce qui met en scène presque tous les personnages au milieu desquels il vécut, depuis ses compagnons de jeunesse jusqu'à ses camarades de théâtre, depuis ses maîtres Gassendi et Bernier jusqu'aux seigneurs et courtisans de la cour de Louis XIV et Louis XIV lui-même ! Une pièce qui nous montre Molière prenant ses premières leçons avec l'illustre Scaramouche, et nous le montre, dans la Cérémonie du Malade imaginaire, défaillant, en pronon- çant le fameux juro, du mal qui va l'emporter quelques heures après ! Une pièce dont tout un acte nous montre les jardins de Versailles, lors d'une représentation que Molière donne pour le roi, avec tous les personnages de la cour arrivant un à un, tous autant de modèles passés ou futurs pour Molière, qui les nomme, retiré dans un coin avec son fidèle Chapelle : le mar- quis de Soyecourt : Dorante le chasseur, — parmi quelques femmes : Cathos et Madelon les précieuses, — la duchesse de

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Richelieu : Arsinoé, — Madame de Lamoignon : Madame Per- nelle, — Mesdames de Guénégaud et d'Aiguillon : les dévoles, — Desmarets de Saint-Sorlin : Tartufe, — le comte deGuiche : Acaste, — La Feuillade, Lauzun, Marcillac : les marquis ridi- cules, — Vardes : don Juan, — le duc de Montausier : Alceste. Et encore, au cours de ces trois actes, Gassendi, Cyrano, Cha- pelle, Bernier, Mignard, Perrault, La Rochefoucauld, Made- leine et Armande Béjart, Lagrange et Mademoiselle de Brie, Madame de La Fayette et la servante Laforêt, Leaôtre et Saint- Aignan, Condé et Villarceaux. Certes, c'est là, comme Racheî, un peu du Musée Grévin. C'est là du théâtre un peu gros. Mais c'est aussi du théâtre amusant, et l'amusant a son prix. Le théâ- tre n'a-t-il pas été, à son origine, la mise à la scène de person- nages illustres, qu'on faisait revivre là dans leurs actions les plus mémorables ? Si vous voyiez aussi comme le public, qui pour- tant n'est guère renseigné sur eux, est sensible à tout cet étalage de grands personnages ! Si vous voyiez ce silence, dans la salle, à l'acte des jardins de Versailles, quand un officier, paraissant au haut d'un escalier, après que toute la cour est venue se ran- ger, annonce d'un ton solennel : le roi. Il y a un temps. L'offi- cier descend l'escalier. On sent que quelqu'un vient, va paraître à son tour au haut de l'escalier, le descendre et venir prendre sa place à son tour. Toutes les figures sont tendues dans l'attente. Ce quelqu'un paraît enfin : Louis XIV. On croirait que c'est lui pour de bon, tant il flotte d'admiration et de respect chez les spectateurs. Brave public ! Sa bêtise est éternelle. Un roi ne sera jamais pour lui un homme comme un autre. Il a des tré- sors de soumission et de crédulité infinis. Il faut qu'il se courbe devant quelque chose. Il n'y a plus de roi. On offre aujourd'hui à sa dévotion la superstition la plus malfaisante, qui le trouve toujours docile, aveugle, dupe et victime aussi. Ce que je dis là n'est pas pour le plaindre. Il ne faut plaindre que ceux qui sont contraints. Ceux qui s'offrent d'eux-mêmes au couteau n'ont que ce qu'ils méritent. Pour en revenir à Molière, avec toute sa galerie de personnages, cette pièce eût été une bonne pièce, le public s'y serait amusé tout à fait, et même aurait pu y prendre une leçon d'histoire littéraire. Moi-même je m'y serais amusé comme j'ai fait à Rasbel.

Mais voilà ! Non seulement Molière n'est pas la pièce qu'elle

�� � aurait pu être, mais c’est encore une fort mauvaise pièce. Les auteurs ne l’ont pas seulement manquée. Ils y ont encore fait de la fantaisie, ils ont dénaturé leur sujet, ils ont multiplié les erreurs et les fautes grossières. C’est ainsi qu’ils ont inventé un personnage de belle inconnue, dont le nom n’est pas prononcé, — ils eussent été bien embarrassés pour nous le dire, — et qu’ils nous montrent le visage sans cesse caché par un masque. Avec ses amis Chapelle et Cyrano, Molière, encore jeune homme, un soir sauve la vie à cette dame, sur le Pont Neuf, dans une attaque de malandrins. Il en devient amoureux pour le restant de sa vie, sans pouvoir la revoir qu’au moment même qu’il va mourir. Nous avons cette fois une transformation de Molière lui-même, transformé en beau ténébreux et en amant transi. Cette femme n’a jamais existé dans la vie de Molière et on ne voit en rien son intérêt dans la pièce. Ce n’est pas trop dire que cette invention est une pure niaiserie. Les démêlés conjugaux de Molière, quelques traits de sa liaison avec Madeleine Béjart eussent été autrement intéressants et les auteurs seraient restés dans la vérité. La pièce que M. Maurice Donnay a écrite sur Molière et que l’Odéon a représentée également [58] n’était pas fameuse mais au moins il n’inventait pas et on restait dans l’histoire vraie du personnage. J’en dirai autant pour la scène de la mort de Molière dans la pièce de MM. Jean José Frappa et Dupuy-Mazuel. Ce tableau était facile à composer, avec tout ce qu’on a écrit sur ce sujet. Là encore ces messieurs ont préféré innover. Ils font mourir Molière comme un commis de nouveauté atteint de langueur amoureuse. Molière est presque au moment d’expirer. Comme cela se passe toujours sur le théâtre en pareil moment, il parle beaucoup. La belle inconnue arrive en courant, toujours masquée et toujours muette. « Et voici... voici... le bonheur impossible !... » murmure alors Molière, dont ce sont les derniers mots. Les auteurs se sont mépris. Parce qu’ils mettaient à la scène un auteur comique, ils ont voulu le faire mourir de façon comique. C’est excessif. Ce n’est pas tout. La langue comptait, dans une pièce de ce genre. Il n’y aurait eu aucun inconvénient à employer plus ou moins celle de l’époque. MM. Jean José Frappa et 588 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dupuy-Mazuel trouvent-ils la nôtre plus élégante et plus par- faite ? Ils n'ont pas craint, en effet, d'employer les plus mau- vaises tournures du style d'aujourd'hui. Que pensez-vous de Molière s'exprimant ainsi : « Il n'y a qu'un bonheur, voyez- vous, c'est l'amour... Etre pauvre, ignoré... avec, à côté de soi, une femme qui vous aime !... » Vous serez peut-être de mon avis : rien que d'entendre cet avec si élégamment placé, toute la pièce est par terre. Qu'est-ce que vient faire également, dans la bouche de Molière, cette allusion aux soi-disant découvertes de M. Pierre Louys ? « Mes confrères répandent toutes sortes de calomnies à mon sujet, et l'un d'eux, dernièrement, a même écrit que je faisais faire mes pièces par Corneille. » C'est du domaine d'une revue, cette allusion, et non d'une pièce sérieuse. Il est vrai que MM. Jean José Frappa et Dupuy-Mazuel nous ont prodigué leur esprit. Ils l'ont même prêté à Molière, qui n'en eut pas à ce point. Au tableau des jardins de Versailles, avant la représentation qu'il va donner au Roi, Molière joue une sorte de parade, dans laquelle il moque les personnages pré- sents et qu'il sait être ses ennemis. Le tour arrive de Desmarets de Saint-Sorlin, le modèle de Tartufe, paraît-il. Molière, sous les aspects d'un marquis de la cour, fait allusion au complot que Desmarets dirige contre lui. « ^ous pensez que sous l'impul- sion d'un pareil être, notre complot ne peut manquer de réus- sir. Tout est prêt et bientôt l'affaire ne va pas tardera... à démarrer !... ». On ne peut être plus fin. M. Paul Bourget nous a appris récemment que Louis XIV était incapable de juger du talent littéraire de Molière. Ce grand roi aurait peut-être mieux goûté cet ingénieux calembour ?

On pouvait vraiment faire une bonne pièce, avec un pareil sujet, la musique de Lulli mettant çà et là ses cadences vives et rapides ! Il aurait fallu M. Sacha Guitry.

Il faut nommer, dans l'interprétation, M. Vargas, qui a com- posé un Scaramouche très réussi, et M. Raoul Henry, dans le rôle de Louis XIV. On n'est pas plus royal par le physique et par les manières. Les gens qui veulent un roi, quand ils seront décidés, pourront s'adresser à lui. Ils ne trouveront pas mieux.

Madame Cora Laparcerie a donné à la Renaissance une excel- lente représentation d'Ampbytrioti. C'était parfait comme mise

�� � CHRONIQ.UE DRAMATIQUE 589

en scène et comme interprétation. ^w/)/;)'/r/"o?2, c'est l'apothéose du cocuage, en quelque sorte. Jupiter prend les traits d'Am- phytrion, couche avec sa femme et s'amuse de leur mystifica- tion à l'un et à l'autre. II y a dans les vers de Molière, dans cette oeuvre, avec une grâce et une sensualité infinies, une moquerie et une boufl^onnerie irrésistibles. Les artistes de la Renaissance ont exprimé cela à merveille. Madame Cora Laparcerie elle- même, qui dit si mal les vers quand il s'agit de poésie et qu'elle en veut faire, a dit le mieux du monde, avec une sorte de gami- nerie et toute la lascivité voulue, les vers d'Alcmène. Ce n'est pas un mince mérite, chez tous les artistes de ce théâtre, d'avoir si bien rendu cette œuvre de Molière.

On connaît les derniers vers d'Amphytrion, que Sosie vient dire au public, tout au bord de la rampe, après que Jupiter, du haut de ses nuages, a consolé de son mieux Amphytrion d'avoir été cocu, ayant eu cette bonne fortune de l'avoir été fait par un dieu :

Messieurs, voule:^-vous bien suivre mon sentiment?

Ne vous embarqiie:^^ nullement

Dans ces douceurs congratulantes ;

C'est un mauvais embarquement ; Et d'une et d'autre part, pour un tel compliment.

Les phrases sont embarrassantes.

��Sur telles affaires toujours

Le meilleur est de n'en rien dire

��J'avais autour de moi, à l'orchestre, quelques ménages litté- raires dont les maris ont été amphytrionnés autant que le mari d'Alcmène, bien que par de simples mortels. Je les regardais pendant que Sosie leur servait ainsi la morale de la pièce. Ils avaient bien l'air d'être de son avis que le mieux, en pareil cas, est de garder pour soi son infortune et de n'en rien dire. Ce qui n'empêche pas qu'on le sait.

Cette représentation à^ Amphytrion était précédée d'un à- propos moliéresque de M. Jacques Richepin dont j'ai com- plètement oublié le titre. L'intention de l'auteur n'était pas mauvaise. Il nous montrait Molière, un moment endormi dans son fauteuil, voyant en songe lui apparaître tous les person-

�� � 590 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nages de son œuvre, et une sorte de Gloire, auprès de lui, le rassurant sur les arrêts de la postérité. Mais c'était le vocabu- laire qui n'était pas fameux. M. Jacques Richepin évoquait à un moment le roman comique de Molière à travers toute la France, promenant sa troupe de ville en ville, encore simple comédien, lui qui devait être un jour le premier de nos auteurs comiques. L'image obligée était là : le fameux chariot de Thespis. Je ne me rappelle pas le vers dans son entier. Il y avait trois fois le mot chariot, avec un adjectif différent chaque fois :

Chariot , chariot , chariot surhumain !

Reconnaissez là le style ridicule, la pathos mis à la mode, en poésie, par ce grand phraseur de Victor Hugo. Je vous demande en quoi un chariot peut être surhumain et s'il peut y avoir le moindre rapport entre cet adjectif et ce substantif. Ce sont des niaiseries de ce genre qui me faisaient éclater de rire, quand, fort rarement, et je parle d'il y a longtemps, car c'est bien fini aujourd'hui, j'ouvrais un livre de Victor Hugo. Par exemple, à la fin de la tirade de Ruy Blas, le pauvre oiseau plumé qui cuit dans une « marmite infâme ». Il est vrai qu'il n'y a rien de plus comique que le théâtre de Victor Hugo. C'est un vrai Guignol. Ces niaiseries se voient aujourd'hui partout, à propos des moindres choses. Un monsieur assassine son concierge. Il enferme le corps dans une malle et expédie celle-ci dans une destination quelconque pour s'en débarrasser. L'affaire est découverte. On fait revenir la malle. Les journaux racontent le crime dans tous ses détails. Ils donnent à leurs lecteurs une photographie de ladite malle. Vous savez comment ils la désignent, la qualifient : la malle tragique ! La malle tragique ! Je vous demande en quoi une malle peut être tra- gique, eût-elle contenu dix concierges au lieu d'un ? Une action peut être tragique, un geste, une physionomie, un discours. Mais une malle ? Enfin, on peut toujours rire.

Je viens de retrouver le titre de l'à-propos de M. Jacques Richepin. Cela s'appelait Mo/î'^r^ e/ son ombre.

On a joué, au Théâtre de l'Œuvre, une bien jolie pièce, curieuse et amusante, de M. Emile Mazaud. Cet auteur drama- tique a débuté l'année dernière, au Théâtre du Vieux Colombier,

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE 59I

avec une pièce en un acte : La folle journée, qui était également une petite chose parfaite. Je subissais une éclipse, due à de bien sots lecteurs, dans mes fonctions de critique dramatique. J'en aurai» dit sans cela tout le bien qu'elle méritait qu'on en dise. Dardatnelle,- c'est un mari auquel sa femme, dans un moment de chicane, apprend qu'il est cocu, et qui, passé la minute pénible de la nouvelle, prend la chose avec gaieté, ironie, sarcasme, je crois pouvoir résumer tout cela en disant : avec la plus extrême et la plus sage fantaisie. Il entend désor- mais que quiconque viendra pour le voir soit introduit par la bonne le plus aimablement du monde avec ces mots : « Prenez la peine de vous asseoir. Le cocu va bientôt rentrer ». Il se peint un merveilleux écriteau, en capitales formidables, véri- table enseigne : Cocu de f^ classe, et le fait accrocher au- dessus de la porte de sa maison. Il n'est pas un détail de la vie courante qui ne lui fournisse l'occasion d'une allusion aussi amusante que sensée à son infortune de mari. Sa réputation de cocu s'affirme et se propage si bien, grâce à lui-même, que les enfants, dans la rue, devant sa porte, jouent au cocu et se dis- putent à qui sera Dardamelle, et qu'un érudit du cocuage vient le consulter dans l'espoir d'apprendre de lui/ un détail nouveau sur la question, qui n'a guère fait de progrès depuis qu'il y a des maris et qui sont trompés, attendu qu'on n'est pas cocu de nos jours autrement qu'on l'était dans la plus lontaine antiquité, toutes choses que Dardamelle se déclare d'ailleurs enchanté de connaître. Ne croyez pas, après cela, qu'il tire la moindre vanité de sa réputation bien établie de cocu. Il reste infiniment modeste, et lui fait-on compliment sur sa célébrité, il se tourne vers sa femme et fait remarquer, avec raison, combien tout le mérite lui en revient à elle seule. Si bien que c'est elle, pour l'avoir trompé, qui arrive à souffrir d'être la femme d'un cocu, tandis que lui se pavane, tranquille, souriant et glorieux. Il y a dans toute cette pièce une fantaisie extrêmement plaisante, un comi- que irrésistible et pourtant profond, et sous ce ton de farce apparent, l'humanité la plus vraie. Elle vaut d'être vue et méri- terait d'avoir un grand succès. Elle montre une fois de plus combien des théâtres comme l'Œuvre et le Vieux-Colombier sont utiles, nécessaires. Qui sait, en effet, sans eux, si M. Emile Mazaud aurait pu faire jouer ses deux premières pièces, les

�� � 392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

théâtres ordinaires accaparés par tous les fabricants dramatiques qui se tiennent entre eux, organisent leurs succès à force de réclame et ferment les portes aux nouveaux venus ? Je ne ferai qu'un reproche à M. Emile Mazaud. C'est d'avoir employé au début de Dardamelle, à s'y méprendre, la langue de Molière. Il semble vraiment, pendant tout le premier acte, qu'on entende des répliques du Médecin malgré lui. Cela nuit à la spontanéité du dialogue. On sent l'artifice, la fabrication. Cette imitation surprend d'autant que M. Emile Mazaud ne la montre plus dans la suite de sa pièce. Il n'est pas possible qu'il ne l'ait pas fait volontairement. Cela n'enlève du reste rien aux grandes qualités de son œuvre. Une autre observation que je ferai, mais celle-ci sous toutes réserves, affaire de goût uniquement, en reconnais- sant que l'auteur était meilleur juge que moi, c'est sur le dénoue- ment. Sur les instances des notabilités de la ville, — la pièce se passe en province, — Dardamelle consent à pardonner à sa femme et à quitter son jeu. Il reste un moment seul avec elle. « C'est entendu, lui dit-il. Je pardonne. Mais ne recommence pas. Car alors il se pourrait bien que l'un de nous deux meure. — Quoi ! lui réplique-t-elle. Tu me tuerais ? — J'ai dit : l'un de nous deux, répond Dardamelle. Je n'ai pas dit que ce serait loi ». Certes, cette fin est touchante. Elle étend sur toute la pièce une émotion qui se cachait, ou presque, pendant trois actes, sous la fantaisie la plus divertissante. Je me demande pourtant si la pièce n'eût pas gagné à garder jusqu'au bout cette fantaisie, ce qui ne lui eût rien fait perdre de sa vérité. M. Emile Mazaud a peut-être trop obéi au besoin de finir ? Sa fin est d'ailleurs plus vraie que la fantaisie continuée. Mettez Dardamelle dans la réalité. Vous sentirez cela tout de suite.

11 faut faire les plus grands éloges de l'interprétation. M. Jacques Baumera été Dardamelle en personne. Le physique, le ton, les attitudes, les jeux de physionomie, la simplicité, le naturel, la malice cachée, l'étonnement feint, on n'imagine pas le personnage sous un autre aspect. De même, Madame Jeanne Chevrel a été à la perfection l'épouse infidèle, ahurie, niaise, dépitée, vexée et bien punie de son infidélité. Le rôle comprend une grande partie muette, toute faite de jeux de phy- sionomie. Cette comédienne y est excellente. Je regrette bien de ne pas savoir au juste le nom de l'artiste qui joue un visiteur

�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE S 93

et qui, accueilli par la bonne de la façon que j'ai dite, trouve la chose si drôle qu'il ne s'arrête plus de rire et communique sa gaieté à toute la salle. Cela n'a l'air de rien de rire ainsi. C'est pourtant fort difficile, et cet acteur y a été merveilleux, avec le plus grand naturel;

J'avoue que j'ai peu de goût pour les pièces macabres du genre des Derniers Masques, de M. Arthur Schnitzler, qui accom- pagnait Dardamelle. Ce malade d'hôpital, qui va mourir et le sait, et qui demande avoir son plus ancien ami pour lui révéler qu'il a été l'amant de sa femme, et qui, devant les bonnes paroles de cet ancien ami, renonce à lui faire sa révélation, après avoir auparavant répété la scène avec une sorte de jeune phtisique fantasque et trépidant ! Cela me paraît fabriqué en diable.

On a joué à la Renaissance une nouvelle pièce de M. Charles Méré, qui s'est fait connaître par une petite oeuvre dramatique fort pittoresque : les Trois Masques, tirée d'ailleurs par lui d'une légende corse. Cette nouvelle pièce a pour titre La Femme },ias- qiiée. C'est absolument sans le moindre intérêt. Cela relève tout au pliis du cinéma, tel qu'il est et tel qu'on l'a fait, et je n'en- tends pas là faire son éloge, je ne me cache pas de le dire. Quand je lis dans les journaux toutes les tirades qu'on fait sur le cinéma et qui ne cachent que des intérêts commerciaux, je plains les naïfs qui croient aux belles paroles d'art qu'on leur prodigue à cette occasion. Le cinéma est devenu uniquement l'apothéose du cabotinage et du roman-feuilleton, quand il aurait pu être un spectacle du plus haut intérêt et de la plus grande utilité. La nouvelle pièce de M. Charles Méré y trouve- rait sa place toute naturelle. Si c'est là tout ce qu'on peut attendre de ce jeune auteur, il n'y a pas à lui en faire compli- ment.

Le Théâtre de l'Œuvre a repris Uhu-Roi d'Alfred Jarry. On a beaucoup parlé, et de différentes façons, tous ces derniers temps, de cette œuvre et de son auteur. J'ai vu, pour ma part, Uhu-Roi, autrefois, au Théâtre des Pantins, rue Chaptal, chez le musicien Claude Terrasse, joué au moyen de marionnettes mises en mouvement par Jarry lui-même. Lui seul avait k voix et savait les intonations qu'il faut pour donner à cette farce toute sa saveur caricaturale et bouffonne qui est réelle, et, à certains endroits, d'un caractère très humain. Je l'ai vu ensuite

38

�� � 5^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jouer par M. Gémier et Louise France. Il m'a paru curieux d'envoyer l'entendre aujourd'hui un jeune écrivain ne connais- sant de la pièce et de son auteur que ce qui en a été dit et raconté, cette sorte de légende qui entoure déjà Tune et l'autre. M. Georges Pillement a bien voulu accepter cette mission. Voici ses impressions :

« Ainsi, c'est cela Ubu-Roi ? Nous ne l'avions ni lu ni vu jouer. Mais nous savions que des poètes que nous aimions, comme Apollinaire, s'apparentaient cà Jarry. Or, nous avons été déçus et il nous a paru qu'il y avait un abîme entre l'humour d'Apollinaire et la grosse niaiserie d' Ubu-Roi.

« Somme toute, et très franchement, la représentation n'est pas amusante. On attend toujours quelque chose et on reçoit en pleine figure des mots tels que : « le pays appelé Germanie ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cou- sins germains ». Ce n'est pas très satisfaisant.

« Certaines scènes, comme la scène de la bataille, sont pleines d'un bavardage assez cocasse. C'est ce qu'on appelle la trucu- lence de Jarry et qui l'a fait comparer à Rabelais. Mais cela ne va jamais très loin. Evidemment Jarry avait un génie particu- lier pour inventer un vocabulaire, et il y a une certaine puis- sance dans ces créations de gidouille, de voiturins à phynances et de petits bâtons pointus à enfoficer dans les otieilles. Sa conver- sation devait être ahurissante. Voilà, je crois, le grand point : l'homme a dû étonner ses contemporains. Sa légende a enchanté une génération. Tout ce qu'on nous a raconté de l'existence de Jarry me semble merveilleux. Celui-là n'a pas baillé sa vie : il l'a rie, si j'ose dire. Et jusqu'à en mourir. Il y a de l'héroïsme dans le cas de Jarry, dans cette extravagance soutenue jusqu'au bout. Mais Ubu n'est pas un chef-d'œuvre. C'est une blague de collège oià l'on ne sent qu'un écho de la fantaisie vivante de Jarry. Pourtant il y aie Père Ubu. Il y a ce nom qui est une de ces trouvailles de mot dont Jarry avait le secret. C'est un nom qui s'impose et qui vivra. Ce personnage est taillé grossière- ment, d'une façon très simpliste. C'est un pantin, un polichi- nelle. Mais il existe. 11 restera, mêlé au souvenir étrange d'Alfred Jarry. »

Un paragraphe a sauté dans ma dernière chronique à propos de l'interprétation du Misanthrope au Théâtre du Vieux-Colom-

�� � CHRONIQUE DRAMATIQJJE 595

hier. M. Jouvet, lui aussi, a été parfait dans Philinte. Non seu- lement par son débit nuancé, tranquille, moqueur, exprimant à merveille toute la philosophie sceptique du personnage, mais encore par ses attitudes, les moindres expressions de sa physio- nomie, dans les scènes muettes de son rôle. Quels yeux amusés, quel regard indulgent, quel sourire indifférent ! Il exprimait dans sa personne tout le comique des gens autour de lui qui s'emportaient, médisaient ou faisaient des grâces. Je ne sais si j'étais sous l'effet d'une illusion, mais M. Jouvet, dans ces scènes muettes, c'était pour moi le visage même de Molièie.

On se rappelle ce que j'ai dit de M. Paul Souday, dans cette même dernière chronique, à propos de la manière de jouer le Misanthrope et généralement le classique. M. Paul Souday m'a très aimablement répondu dans Comœdia en ces termes :

C'est justement pour jouer Molière avec naturel et d'une façon vivante qu'il faut un long apprentissage. Ce sont manifestement les novices qui débitent le classique comme une leçon. C'est précisément le grand art de le jouer comme si l'on improvisait qui ne s'improvise pas. A moins d'un génie exceptionnel, et encore ! tous les grands interprètes du classique s'y étaient préparés par de patientes études.

Cela ne manque pas de justesse.

MAURICE BOISSARD

�� � NOTES

��LA POÉSIE

LE SERPENT, poème de Paul Valéry, bois gravés par P. Véra (Editions de la Nouvelle Revue Française).

On ne se flatte pas d'ajouter, par un commentaire critique, au plaisir que les lecteurs de cette revue ont pris à lire, l'an passé, cette Ebauche d'un serpent qui vient de paraître en folume. Mais toute oeuvre nouvelle de M. Paul Valéry fait événement parmi les amateurs de poésie, nombreux à redouter que l'auteur de la Jeune Parque ne retourne à la longue et silencieuse retraite rompue par lui naguère, pour notre joie.

Il faudrait mal connaître M. Valéry ou l'avoir lu plus mal encore pour imaginer qu'il veuille usurper en faveur de son art le prestige et la vertu des voix qu'on sait ne plus devoir enten- dre et par lesquelles on est ainsi plus sûrement touché. Il a hérité de Mallarmé le tourment d'absolue perfection et le désir de donner aux mots la souplesse d'une aile, l'éclat des pierres et la transparence du cristal. Mais un savoir étendu aux sciences et à la philosophie lui a permis de renouveler son inspiration et de délaisser enfin le motif pour aborder le sujet. A cet égard le Cimetière Marin a marqué une phase nouvelle de cette évo- lution mesurée, pudique et si émouvante à suivre. On conçoit fort bien qu'une idée aussi haute et ardue de son art dispose le poète à quelque découragement et que M. Paul Valéry puisse parfaitement se convaincre, son poème achevé, qu'il n'écrira plus d'autres vers et que ceux-là sont le chant du cygne. Cette sorte de pessimisme n'est-elle pas plutôt parnassienne que clas- sique ? Telle est la question que M. Valéry ne pouvait manquer de se poser et sa belle préface à V Adonis de La Fontaine témoi-

�� � NOTES 597

gne éloquemment de ses méditations. Il est beau qu'un poète apparaisse tourmenté, mais on aime que son chant lui soit comme une évasion. Cet énigmatique reptile qu'on voit

... parmi l'étinceUement, De sa queue éternellement Etgrnelhment le bout mordre.

cette image ne devrait pas demeurer l'emblème d'un art à jamais replié sur soi. Eludant les tâches qui lui semblent trop com- munes comme d'exprimer une idée abstraite au moyen d'images sensorielles, M. Valéry se plaît à faire l'opération inverse. Par exemple, Eve prête à cueillir le fruit de « l'arbre des arbres »

est

la grande urne

d'où va fuir le consentement ; et quelques vers plus loin, le Serpent prétend

voir le long pur d'un dos si frais frémir la désobéissance.

Tout n'est point propre à être exprimé d'une façon rare ni avec des mots précieux et le moindre inconvénient de cette précio- sité est de rompre le rythme intérieur du poème. La complica- tion n'est pas le mystère et l'obscurité n'est point propice à la muse didactique. C'est ce que j'aurais voulu objecter au serpent hégélien de M. Valéry si je n'avais craint d'interrompre le déroulement pailleté des strophes dont son corps luisant est formé, ni surtout de déranger la radieuse apparition de la femme édenique,

toute offerte aux regards de l'air, l'dme encore stupide et comme interdite au seuil de la chair,

à qui le savant reptile adresse un si charmant discours :

Tu es si belle, juste prix

de la toute sollicitude

des bons et des meilleurs esprits !

Pour qu'à tes lèvres ils soient pris

Il leur suffit que tu soupires !

Les plus purs s'y penchent les pires,

Les plus durs sont les plus meurtris.

�� � 5^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour ma partje prisecette simple éloquence, légèrementaltérée par une émotion personnelle et secrète, plus haut que la rhéto- rique la plus ingénieuse et la plus fleurie. M. Valéry connaît trop bien la fable pour n'avoir pas présent à l'esprit le destin de celui dont le funeste privilège fut de changer en or tout ce que touchaient ses mains. 11 sait qu'il esl des objets et des pensées auxquels conviennent leur apparence un peu commune et leur touchante banalité. roger allard

��* *

��HUMORESQ.UES, par Tristan Klingsor (Bibliothèque du Hérisson).

Pourquoi les dames d'un certain âge ne sautent-elles plus à la corde ? Pourquoi les messieurs sérieux ne jouent-ils plus à saute- mouton ? Pourquoi vieillir ? Pourquoi la vie est-elle ennuyeuse, quand on oublie de s'y amuser ? Questions. Le créateur, appa- remment, dédaigne d'y répondre. On a un peu besoin de vous, monsieur l'enchanteur Klingsor. On n'oubliera pas, du moins, que votre aïeul Nicolas se rendait à la Wartbourg par la voie des airs. Tradition de famille, et bien charmante. Il n'est pas mauvais d'être un homme en l'air, quand on est sûr de son atterrissage, quand on sait d'où l'on part, où nécessairement l'on revient :

Le parler d'oïl

Partout se cJmcbole :

Qu'en dii-tu, Guillaume ?

Oui, cela est sans mélancolie, en dépit du temps qui passe et des légères amours qui s'en vont. 11 v a une Providence pour les poètes, petits et grands, s'ils chantent la chanson française. Il y a quelque fraîcheur gaillarde dans les rondes de nos grand'- mères. Même, il y a du rose dans le « Klingsorsschwarzer Ton » de l'aïeul dont nous sourions...

Et moi aussi malgré

La rose à jamais morte dans l'automne d'or.

Et que de plus en plus ce poil gris pousse,

Je chante encor,

Et comme un hûadin qui fait danser un ours

Sur le pré.

Je traîne en souriant un cœur désespéré.

�� � NOTES 599

Un vers. Ce qui s'appelle un beau vers. Mais vous auriez plutôt tort de vous émouvoir. Des poètes, naguère, ont poussé la frivolité jusqu'à nous faire verser des larmes, du'ils

reposent.

As-tu l'u Vèdipse

La Tulipe ?

Je t'invite

A lever h ne:^ au plus vite.

Les Humoresques de Tristan Klingsor, chanteur français, sont un recueil poétique d'un charme précis, tendre et plaisant.

MÉLOT DU DY

  • *

A .

CŒUR DE CHENE, par Pierre Reverdy (Editions de la galerie Simon).

M. Vandérem remarque avec regret ' que le peloton des jeunes poètes quj semblait parti à bonne allure au lendemain de l'armis- tice s'est égaillé, chacun d'eux courant à une aventure où la poésie n'a que faire. Ce n'est pas le cas pour l'auteur des Jockeys camoujiés qui, bien avant d'autres, s'était révélé, avait conquis sa forme, et qui aujourd'hui encore suit sa piste.

Cœur de chêne n'est pas une malle pleine de cailloux, ni un jeu de physique amusante ; c'est de la belle et saine poésie romantique :

...et sous les ruisseaux d'ombre le souffle de la nuit bat encore par moments...

Au physique, Reverdy a l'air d'un sculpteur, plus que d'un poète. Son œuvre est plastique essentiellement, et non par ses qualités extérieures, suivant les recettes d'antiquaire de

Gautier.

Le mouvement s'éteint le bruit longe la terre les lignes du chemin s'en vont < rhofiime est en peine...

... des éclairs étouffes des visages de plâtre et des cris âc'chirés . . .

1. Revue de France du 15 mars 1922. ,

�� �

Personne n’est moins « intelligent » que Reverdy ; personne ne s’opprime moins pour arriver plus facilement à une perfection. Mais c’est un des plus rudes défricheurs de ces grands terrains que les poètes modernes ont conquis sur le néant.

paul morand


LE CYPRÈS ET LA CABANE, poèmes par Jean Lebrau (le Divan).

Qui voudra tracer un tableau de la poésie française depuis vingt ans, n’aura garde d’oublier l’Ecole du Divan, où règne un ton de fantaisie discrète et de romantisme contenu, à la fois tributaire de la grande mémoire de Moréas et des ombres charmantes de Toulet et de Pellerin. C’est ainsi que M. Jean Lebrau célèbre, d’une voix blessée mais paisible, les charmes de la mélancolie rurale, en un pays de vignes et de cyprès :

Le rosier refleurit qu’on avait cru mourant
Il suffit que l’enfant revienne lui sourire.
Et le vent rafraîchi qui dans les pins soupire
Agite par moments le beau chœur odorant…

Les stances brèves, les épigrammes descriptives ne souffrent pas les brisures de la ligne mélodique ou faux traits qui peuvent plaire dans un poème en forme de récit. Les genres mineurs ne vivent que de perfection.

r. a.


LES TENDRES AMIES, par Philippe Chabaneix (Librairie des Lettres).

Audacieux et frivole, M. Philippe Chabaneix est un poète de vingt ans qui assume une singulière originalité. Les trente-six pages de sa première plaquette ne contiennent ni trolley, ni cocktail, ni érotisme à la Lautréamont. Seulement, quelque part, « un couteau luit au fond d’un bouge » en l’honneur de Francis Carco. M. Philippe Chabaneix est un gentil disciple de Musset ; c’est peut-être une manière d’être un précurseur, quand aura tourné la girouette nommée « Esprinouveau ».

r. a.


NOTES éoi

POÈMH D'AMOUR SUIVI D'EXIL, p^r Jeanne d'Ophem (Société mutuelle d'édition).

La peste soit de la mutualité qui favorise l'impression à plu- sieurs exemplaires de poèmes où il est fait mention « d'un scarabée qui dort dans les bégonias », d'une « enthousiaste glycine » et d'un « hérisson qui se promène sans crainte —

suivi de son petit ». R. A.

  • *

JONGLERIES, par André Harlaire (Bordeaux, 1922).

Mieux vaut en effet jongler avec des bulles de savon qu'avec des poids truqués. M. Harlaire apprendra vite à jongler avec les mots. Il dit déjà en se jouant : l'aimable cécité des hommes, l'hymne déloyal du printemps, le bonheur sacrilège des étés. »

...De ton ardeur la force vaine

Ira s'unir au bruit amer

Des mois volant à perdre haleine.

« Il n'y a pas de thème poétique qui soit usé », affirme Georges Gabory en épigraphe. Bien sûr, mais les versions!...

R. A.

POINT DE MIRE, par Céline Arnauld (Collection Z, Povolozki).

Un joli portrait de l'auteur, par Halicka, retiendra longtemps le lecteur au seuil de ce recueil de poèmes. Pas assez longtemps toutefois. Entrons dans le vif du sujet :

La clé des histoires enfantines est une cravate étroite qui serre les paroles. La mélancolie croquemort des pays sans vin — le sourire en éventail des négresses dans un bol de lait...

... Le curé a soldé la rivière de ses yeux. Le crocodile couchant du soleil lui est descendu dans les sabots. Les palmes de son estomac pâmées en panoplie, etc..

Bon ! M"'^ Arnauld tient la gamme. Qu'elle se surveille pour- tant. Faute d'attention il lui arrive d'être naturelle.

... Un rayon se penche sur le bord de la fenêtre et la jeune femme y plonge ses cheveux pour les dorer.

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Allons, Madame, remplaçons vite « fenêtre » par « martini- cocktail » et (.< jeune femme » par « pyrogène », et enchaînons, enchaînons ! r. a.

LE ROMAN

LE CANTIQUE DES CANTIQUES, par Pierre Hamp (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Leibniz nous a appris que nous ne pouvons murmurer une syllabe sans que l'Impératrice de la Chine n'eu ait, — si imperceptiblement que vous le vouliez, — l'oreille frappée. Quel réformateur a, de son côté, pesé les répercussions loin- taines de la réforme qu'il préconisait ? Et, pour en venir au fait, qui avait prévu que l'organisation de l'enseignement pri- maire aurait des conséquences plus inattendues que d'élever les citoyens à la fierté de savoir tenir leurs comptes et parler le français du Petit Parisien ?

Les pédagogues qui ont codifié les programmes de l'école publique étaient des âmes loyales, pleines de révérence pour les grands dogmes de la morale, de la science et de l'art offi- ciels. Ils ne pensaient pas faire autre chose sinon dresser leurs nourrissons spirituels à une pareille soumission. Et dans ce but ils se sont mis à composer ces recueils de lectures édifiantes, ces leçons de vulgarisation scientifique, dont celles de Jean Macé demeurent des modèles fameux.

Aux yeux de ceux qui les rédigeaient, avec un enthousiasme modeste et touchant, ces ouvrages ne devaient servir que de passage et d'initiation à des connaissances plus hautes. Mais ces maîtres avaient compté sans l'extraordinaire tendresse de l'imagination enfantine.

Concevons, dans cet immense public des écoles, une nature particulièrement ardente et sensible. A la maison, point de planchette à livres ; le cinéma n'est pas encore né ; le théâtre reste cher et inaccessible ; le petit manuel cartonné va former le seul aliment offert à la voracité de son esprit, les seuls modèles, les seuls cadres proposés à la rêverie et au drame intérieurs.

Les conséquences de cet événement sont incalculables. Nous commençons à peine à les discerner. Songeons que nous nous

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trouvons en présence d'un fait nouveau dans l'histoire du monde ; depuis qu'existent les sociétés humaines, on n'avait jamais vu tous les petits enfants d'un continent soumis à un pétrissage de cette nature.

Et, à quelques indices, nous surprenons déjà l'influence de cette prodigieuse élaboration : la dernière guerre nous offrirait là-dessus certains exemples sur lesquels la réflexion pourrait utilement s'exercer, et en des sens variés.

Mais pour nous limiter à l'aspect français de ce grand problème, remarquons d'abord que c'est par ces humbles détours que la Morale Sans Obligation Ni Sanction a pro- pagé, depuis quarante ans, ses fières et mélancoliques maximes ; c'est dans ces petits ouvrages négligés du philosophe que tant de rigides consciences enfantines ont trouvé leur type de héros : le citoyen stoïque ; c'est par ces voies inattendues que l'histoire de Pasteur, neuf cent mille fois réimprimée, a donné au nou- veau saint laïque, issu des conceptions radicales et maçonni- ques, la figure d'un biologiste vertueux, et, exaltant le labeur désintéressé, subordonné le caprice individuel à l'intérêt de la communauté.

Mais cette curieuse aventure ne s'arrête pas là. Toute plate qu'elle soit, cette littérature s'est trouvée assurée d'un débit intarissable ; elle a bientôt constitué à soi seule un genre. Ce genre n'a pas tardé à se donner ses règles et à faire prévaloir ses lois internes. Le moyen s'est pris lui-même pour objet. Et ainsi, de dépassement en dépassement, une pédagogie d'inten- tions médiocrement utilitaires a fini par offrir des formes nou- velles à l'œuvre d'art.

Découvertes, de Vildrac, nous fournirait un exemple excellent de ce que deviennent ces influences lorsqu'elles sont élaborées par un écrivain d'un goût exquis et d'une rare puisssance émotive. Découvertes n'est autre chose qu'un beau livre de prose pure, conçu sous l'influence inconsciente de cent manuels de lectures morales.

Et l'œuvre entière de Pierre Hamp nous révèle un autre aspect de cette influence.

Ce qui domine ici, ce n'est plus seulement le livre de morale familière, c'est aussi le manuel de lectures scientifiques ; ce n'est plus la seule filiation de Guyau, mais à la fois celle de

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Paul Bert. Forcerai-je beaucoup les termes si je dis que la Peine des Hommes est une transposition, dans une architecture presque grandiose, de la modeste Histoire d'une Bouchée de Pain, — délices de notre enfance ?

L'écrivain qui entreprend de peindre le travail dans le monde a le choix entre deux procédés : décrire le producteur ou décrire l'objet produit. Zola s'est arrêté au premier. Choisissant l'objet, Pierre Hamp y gagne de substituer au tableau psychologique d'un groupe d'individus un tableau économique de la société, telle qu'elle est répartie en classes et en hiérarchies. C'est pro- prement changer de valeurs, remplacer les faits isolés par des rapports. Et Hamp parvient ainsi à donner une image frappante de cette servitude moderne, où la place de chaque activité est devenue à la fois si nécessaire et si limitée.

Dans son premier ouvrage, celui qui a commencé à établir sa renommée, Pierre Hamp suivait les avatars d'un lot de soles depuis le chalutier Marie Rose, du port de Boulogne, jusqu'aux tables d'un restaurant célèbre des Boulevards. Et à l'actif de nos jouissances gastronomiques il opposait un passif de peines humaines ; au délicat qui parfume sa bouche avec l'arôme du filet de sole Ouvrard, il rappelait la longue chaîne des angoisses et des misères qui conduit à ce plaisir de quelques secondes. Peintre minutieux des métiers, il nous promenait parmi les mareyeurs du port, dans le poste d'aiguilleurs de Boulogne-Triage, sur la machine 2638 du train chasse-marée, sur le carreau des Halles, aux cuisines pendant le coup de feu du dîner; et, chemin faisant, il nous donnait le traitement du sous-chef de gare (dix-neuf cents francs par an, diminués du blanchissage de deux cols par jour), les salaires des matelots, des plongeurs et des rôtisseurs.

Par là se trouvait exprimée la double hérédité dont est sortie la conception de la Peine des Hommes, — celle de l'humanita- risme socialisant, et celle de la vulgarisation scientifique.

Mais servi par une sensibilité neuve, dure, personnelle, l'hu- manitarisme a dépouillé son ton prêcheur, il a pris un accent péremptoire où passe par moment la fierté insurrectionnelle des vieux blanquistes, et, par moment, comme un tambour voilé, le roulement lointain de la révolution. Appuyée sur une curiosité agile et infatigable, sur une amère expérience de la

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vie et des hommes, sur le don des formules tranchantes, la vulgarisation atteint à la hauteur de l'art, le récit documentaire se mue en drame, le manuel en création, le tract en roman.

Le Cantique des Cantiques porte, chez l'éditeur, le numéro d'oeuvre Douze. Depuis Marée Fraîche, Pierre Hamp s'est donné quelquefois licence de se distraire. De là sont sortis quelques livres précieux, ces Contes écrih dans le Nord, cette Vieille Histoire qu'il n'a publiée qu'en l'enveloppant d'excuses, et qui restera peut-être un de ses meilleurs ouvrages, enfin ces notes de guerre, ces trois volumes dont le premier est l'incomparable Travail Invincible, témoignage pathétique et sobre.

Douzième étape vers la réalisation d'un plan majestueux, pour- suivi avec une sorte d'âpreté, le Cantique des Cantiques vient à son tour et trahit une étrange fidélité aux influences qui ont naguère modelé l'miagination de l'écolier. Ce grand et fort roman nous ramène à la technique des débuts littéraires de Pierre Hamp, à celle de Marée Fraîche, — qui est aussi celle de l'Histoire d'une Bouchée de Pain.

. Mais le Pierre Hamp de 1922 est aussi devenu un homme avisé. Sa passion ne le mène plus sans qu'il la contrôle et la devance. Il a su choisir un thème habilement actuel.

Dans celte Europe d'après guerre, qui gambiilait avec la frénésie que vous vous rappelez, le parfum devait servir à dissimuler les suites naturelles et presque inévitables de la danse. Vous m'entendez assez. Pierre Hamp avait donc le choix, pour une étude, entre deux objets étroitement associés, la danse et son correctif.

Mais la danse n'est pas une industrie. Elle est, selon qu'on la regarde, un art ou un commerce. Or le commerce n'est pas à la taille des conceptions de Hamp, et l'art n'est pas, en soi, son sujet.

Le parfum est une industrie, et une industrie d'autant plus attirante qu'elle tient, par sa naissance, aux origines les plus fabuleuses de l'humanité. Aujourd'hui encore, elle participe à tous les étages de la civilisation. Elle tire ses essences des fleurs, dont les unes, comme la lavande, sont demandées aux procédés primitifs de la cueillette en montagne, les autres sont, comme la rose, sélectionnées d'après les recherches les plus savantes de l'horticulture et de la physiologie végétale.

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Puis intervient le laboratoire où le chimiste dose, isole, com- bine et dénature. Puis l'usine où les essences les plus diverses sont à leur tour associées et contrariées, où sont créés les par- fums de grande marque. Enfin les boutiques renommées où, dans un décor de chapelle, les flacons incantatoires sont délivrés aux belles mains patriciennes par les fines vendeuses, nées dans les quartiers ou\Tier3 pour les labeurs de luxe et la salacité des oisifs.

Devrons-nous regretter que Pierre Hamp ne se soit pas con- tenté des ressources naturelles et innombrables que lui offrait un pareil sujet ? Il ne s'est pas avisé que le l.yri9me spontané de son thème en était le principal danger. Entraîné par lui, il ne s'est pas défendu contre la tentation d'introduire une histoire d'amour dans une histoire où déjà les graisses et les pétroles rivalisaient avec les œillets et les jasmins.

Histoire d'amour ? Tout au plus une aventure d'épiderme. Nous en déplorons la présence d'autant plus que la langue de Pierre Hamp, rugueuse et brillante, manque des registres que demandent la volupté des sens et celle de l'esprit. Peut-être comparable en cela à la musique de Vincent d'Indv, elle est plus à l'aise dans l'expression de la force ou de la mélancolie ; l'ironie, la pitié ou l'indignation l'inspirent mieux que la tendresse.

Pierre Hamp a en outre adopté, pour la première partie de son ouvrage, une composition qui n'est pas sans évoquer celle de la Mandragore ou de la Cavalière Eisa ; le motif voluptueux réapparaît en incidentes régulières ; il rompt, à la manière d'un rappel et d'une obsession, la chaîne des chapitres narratifs. Le procédé reste trop visible. Tant de coucheries répétées nous blasent. Les plus belles nudités fatiguent quand elles sont prodiguées.

Transportée à Paris, et rhabillée, l'héroïne nous agace par son insignifiance spirituelle. L'auteur se montre un peu naïvement ébloui par le luxe dont il se plaît à l'environner ; telle salle de bains, décrite avec une minutie lyrique, nous fait sourire. Un repas sardanapalesque termine le roman ; il marque la suprême péripétie de cette Histoire d'un Flacon d'Odeur ; trop fidèlement inspiré de ces repas fameux où les journalistes et les clercs de notaire font assaut chez Balzac de brio, de traits et de paradoxes

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à prétentions éblouissantes, il constitue à la fois une faute de goût et une erreur de composition.

Mais que ces réserves ne dissimulent pas l'admiration que nous inspire une œuvre d'un tel poids et d'une saveur si violente. Quelques semaines de méditation et une révision plus exi- geante de son manuscrit auraient permis à Pierre Hamp de corriger les quelques défauts qu'on a trouvés à ces deux volumes. Les qualités qu'on y voit ne relèvent ni de la seule réflexion ni d'un labeur uniquement obstiné. Elles demandent un tempérament d'une richesse exceptionnelle, une puissance constructive qui passe l'ordinaire, une sorte d'enthou- siasme intellectuel, et ce don de vision synthétique grâce auquel la Peine des Hommes formera un jour un monument littéraire auquel le recul du temps permettra seul sans doute de donner sa pleine valeur.

JEAN-RICHARD BLOCH.

  • *

OUVERT LA NUIT, par Paul Morand (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Six nuits, — six feux d'artifice dont on reste ébloui et un peu ivre. Palaces, bars, dancings, sleepings-cars en gerbes de feux électriques dans la nuit de l'après-guerre. Ecrans lumi- neux de cinéma éclatant dans l'ombre oia nul ne se reconnaît plus. Entr'actes noirs, retour au chaos et au rut originels, gouttelettes chaudes du sang répandu sans raison, l'interna- tionale rouge et l'internationale fardée, toute une civilisation qui s'engouffre au néant dans un tumulte de jazz-band, un parfum d'éther et d'opium, une ivresse de cocaïne, tout le détraquement des sens, des nerfs et des cerveaux. Six femmes emportées par le grand tourbillon du cataclysme, pauvres choses sans résistance, roulées de l'idéal révolutionnaire au vice, d'un palais granducal à un grill-room équivoque, d'un café-chantant à la synagogue de leur enfance, d'oubh en oubli et de bras en bras jusqu'à celui d'un ruffian assassin, de l'hygiène salvatrice des corps et des âmes à la petite secousse du lit d'hôtel. Six femmes qui sont l'image même de ce nou- veau pauvre qu'est le monde d'aujourd'hui et qui demande aux alcools et aux stupéfiants l'oubli de sa misère. « C'est une

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génération sacrifiée, Madame, les hommes sont devenus soldats, les femmes sont devenues folles. Le destin y a ajouté encore avec lin joli lot de catastrophes. » (p. 104).

Faudrait-il donc gémir ? Morand s'amuse ; ces années faisandées où les perles sont fausses et la vie humaine sans cesse menacée, il en aime le ragoût. Il plaisante, il ironise, et il faut bien tendre l'oreille pour percevoir par intervalles, dans l'éclatement des bouchons de Champagne, comme le bruit d'un léger sanglot.

Tel est le fond, le fond humain de ces récits tout en mousse et en dentelles, dont la frivolité apparente baigne dans la technicité et l'économie sociale autant que du Pierre Harap, mais d'une autre manière, et qui glissent le long de notre époque, lui empruntant son fluide vital, comme la perche sur son trolley.

Mais n'y eùt-il pas ce substrat d'humanité, Ouvert la Nuit, n'en serait pas moins une réussite complète, la réalisation par- faite d'un classicisme ultra-moderne. Nous sommes déshabitués de la perfection et, plus ou moins, nous sommes tentés de ne croire possible à réussir que des fragments. Il faut nous résigner à accepter Morand tel qu'il est, en pleine maîtrise de ses moyens, armé de pied en cap : analysant, composant, peignant, écrivant d'une façon qui n'est qu'à lui, à l'aide de procédés d'analyse, de composition, de peinture et de style admirablement appropriés l'un à l'autre, se complétant harmo- nieusement l'un l'aulre.

Morand n'apporte rien de moins qu'un poncif nouveau de style, une coupe et une démarche nouvelles dans l'art de conter, un renouvellement dans la littérature exotique, un renou- vellement dans l'étude de mœurs et enfin une façon nouvelle de faire rire et sourire (La Nuit Nordique). Est-ce là peu ? On frémit en pensant aux imitateurs. Tant pis pour les imitateurs. S'il fallait taire une comparaison, il faudrait remonter jus- qu'aux Lettres de mou moulin pour trouver miitatis mutandis l'équivalent d'Ouvert la Nuit.

Morand vient de découvrir (et cela on le chercherait en vain dans Giraudoux) la prose familière d'après-guerre, mé- lange d'un certain ton de bonne compagnie et d'argots de toute sorte : exactement comme Daudet avait découvert la prose

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familière Second-Empire. Prose familière, tout à fait d'au- jourd'hui, mais ailée de fantaisie poétique, bariolée d'images neuves, trop neuves et trop nombreuses peut-être (comme disait Marcel Proust dans sa préface de Tendres Stocks, « pas toujours inévitables »), mais si agréables qu'on ne songe pas à leur résister. Il faudrait insister longuement sur la qualité pic- turale de la prose de Morand, sur son don d'assembleur de couleurs et de lignes.

Pour se rendre compte de la nouveauté de sa façon de conter, il suffit de songer à tous ses grands prédécesseurs. Il n'y a pas présentement dix façons de conter en France, il y en a trois qui avec toutes les différences possibles, s'apparentent soit à Maupassant, soit à Kipling, soit à Marcel Schwob. Morand nous en suggère une quatrième. Comment la caracté- riser en quelques mots? Papillotement cinématographique, pro- cédés synthétiques dans l'analyse des sentiments, encerclement de l'objet à évoquer au lieu de l'attaquer de front, ellipses, allu- sions, désarticulations, énumérations.

L'exotisme de Morand ? Il est fait d'une prise de contact directe avec le pays, soigneusement préservée de romantisme, d'une connaissance pratique de l'étranger qui s'étale sans aucun respect humain. Comparez à Loti ou à Bourget, vous sentirez la différence. Hermant, Larbaud ici ont précédé, il est vrai, Morand ; Larbaud descend plus profondément que lui dans les particularités de la race et des individualismes nationaux, mais Morand évoque avec plus « d'immediatezza » l'atmosphère pré- sente de chaque pays d'Europe, dont il excelle à noter à la fois la façon qu'il a d'être international et les survivances nationales.

L'étude de mœurs, telle que la conçoit Morand, confine à la sociologie et à l'ethnographie. Particularisés à l'extrême en appa- rence, chacun des héros de Morand se classe en définitive dans un chapitre de géographie humaine. Ces anecdotes rares s'élargis- sent jusqu'à la grande légende et jusqu'à ces mythes où le savant découvre l'influence des saisons, du climat, des grandes inva- sions et la marche des Dieux nouveaux de l'Orient à l'Occident.

Paul Morand, pour sa part, travaille lui aussi à nous délivrer de l'historicisme. Le xx^ siècle sera le siècle de la géographie, en art aussi bien qu'en science et en économie politique, comme le xix^ fut le siècle de l'histoire.

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Et il sera aussi le siècle d'une gaieté nouvelle. On n'a pas ri en France depuis cent ans. Voici le rire qui fuse de toute part, comme après tous les cataclysmes. Les poètes fantaisistes rient, l'unanimisme rit, rappelez-vous le grand rire cosmique de Claudel dans Protée, Jacques Copeau réclame des farces pour son tréteau du Vieux-Colombier, Crommelynck, Mazaud en écrivent. Paul Morand nous donne Aïno ou la Nuit Nordique, où il retrouve, en le raffinant, le rire de Rabelais.

Ouvert la Nuit, qui est l'aboutissement heureux de Lampes à Arc et de Tendres Stocks, est donc en même temps — et c'est de quoi il convient de se réjouir, — un point de départ. Que les mauvais prophètes se rassurent, Paul Morand n'est pas homme à piétiner sur place. benjamin crémieux

» *

DU VILLAGE A LA CITÉ, par Jean Marquet (Delalain).

En prenant une place de plus en plus grande, la littérature coloniale ne se corrige pas toujours d'une certaine facilité las- sante qui nous met automatiquement en garde contre elle- même. Ce qui ne veut pas dire que les écrivains d'Asie et d'Afrique manquent de talent ou de pénétration, mais bien que le champ qu'ils défrichent nous apparaît d'avance tellement fer- tile qu'il n'y faut, préjugeons-nous, ni grand effort ni risque méritoire. Par ailleurs, jaunes ou noirs se ressemblant tant — à nos yeux trop rapides d'Européens — il nous paraît que ce sont toujours les mêmes gens qu'on nous peint, et sur l'im- prévu même de mœurs et de climats nouveaux, une monotonie s'installe qui prépare notre indifférence et notre injustice.

Ce livre-ci, de M. Jean Marquet, sous-titré « moeurs anna- mites », ajoute à cette infériorité apparente la mauvaise figure d'une petite couverture triste manquant d'air dans son cadre à double filet et d'une typographie de chef-lieu de canton, encre pâle sur têtes de clous. Aussi n'en est-on que plus heureux — et soulagé aussi - — quand les petits tableaux rapides du début dépassés, les personnages prennent soudain corps et langue et vivent sous nos yeux, continuellement aidés et mis en lumière

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par la bienveillance compréhensive d'un blanc qui les connaît Vien, certes, mais aussi les aime.

Ce roman de la révolte, sournoise ou aiguë, bénévole ou intéressée, semble surtout un prétexte à l'auteur pour étudier, à notre léger désavantage — ce qui est d'une belle probité — les causes contradictoires du malaise annamite. Cette friction de deux civilisations, qu'un jaune et un blanc guidés par une même philosophie « à deux fronts » cherchent à s'expliquer et à adoucir, demeure irréductible sans doute, du moins pour long- temps encore. Mais il est bon d'apprendre qu'on y pourrait remédier, et que l'aide de notre adversaire momentané ne nous manque pas quand nous prenons la peine de comprendre celui-ci et d'estimer celle-là.

Pour animer ce livre qui ne comporte d'ailleurs pas que cette conclusion, M. Jean Marquet l'a peuplé de quelques beaux caractères d'Asiatiques, d'une franchise et d'une netteté remar- quables. Les sj'mboles n'y manquent point non plus, rapides et cachés, profonds sans insistance ; et si le blanc peut éprouver quelque fierté à savoir que le Grand Pont d'Hanoï a résisté aux génies du ciel, de la terre et de l'eau, il est adroit et loyal de lui rappeler que seule la pagode de Sam-Co, « cons- truite d'après les lois d'une architecture oubliée », a reçu sans faiblir les coups de bélier du typhon.

REMÉ-MARIE HERMANT

�� ��LE SOURIRE BLESSÉ, par Albert Thierry (Editions de la Nouvelle Revue Française).

« Ici j'entends trop le jazz-band de votre littérature », remar- quait hier un Anglais de passage à Paris. L'étranger, il est vrai, grâce à son recul, a certaines chances de bien discerner les valeurs. On citerait de nos jours une demi-douzaine d'écrivains, de peintres, de sculpteurs dont l'œuvre prend hors de France toute sa signification avant d'atteindre en France même à la diffusion qui lui est promise. Snobisme ? Non. Les frontières passées, ce n'est plus le jazz-band que l'on entend, et les mille bruits de la foire aux vanités, aux amitiés, aux inimitiés ; il faut, à distance, des paroles plus fortes, et qui s'adressent à tout l'homme.

�� � 6l2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La voix d'Albert Thierry a cette force. Henry Bryan Binns, à quelqu'un qui lui disait un mot du Sourire blessé sans soup- çonner qu'il pût rien savoir de l'auteur, répondit par l'envoi de son volume de vers Novemher : un poème daté de 1917 y était consacré à la glorification de Thierry. Il avait suffi de la lecture des Conditions de la Paix ' pour allumer à Londres chez un inconnu un beau feu. Ce traité achevé sous les obus en mai 19 1 5 dans la mêlée de la Somme par un simple soldat qui allait y mourir trois jours après, qui le savait et se déclarait content « entre le chant de l'alouette et le grondement du canon », était précédé d'une préface de Paul Desjardins. Il la faut lire pour commencer à « mesurer » Thierry. Et d'autres viendront qui achèveront « de la recueillir >■>. Ils rassembleront les éléments épars d'une œuvre qui est bien véritablement « une fondation dans l'ordre de la pensée ».

Elle n'est point toute publiée, et sauf un ensemble de poèmes, un drame, que l'auteur jugeait prêts, il semble qu'elle ne doive point l'être toute à cause de la suprême hésitation d'une cons- cience exigeante pour elle-même. Et elle n'agit encore que de façon sporadique. Le roman de VHonwie en proie aux enfants ^, les articles où est esquissée une Education syndicaliste, les proses, les poèmes donnés aux revues, l'extraordinaire vision d'une Europe, d'une humanité nouvelles dans le testament philoso- phique des Conditions de la Paix ont labouré le sol où ils tom- baient à la façon d'un explosif qui apporte on ne sait quel pouvoir fécondant. Des lecteurs, dont il ne se souciait guère, Thierry en a trouvé. Mais surtout, et cela lui importait, il a suscité en eux une ferveur. Le plus curieux est que sa pensée ait pu entraîner des adhésions aussi diverses que celles de Péguy, Paul Desjardins, Charles Andler, Pierre Hamp et Mau- rice Barrés.

C'est qu'Albert Thierry n'avait pas de ces attaches qui si elles aident à accueillir le nouveau venu font aussi qu'on le tient à sa place. Une figure comme la sienne ne se laisse que malaisément ranger dans une « famille spirituelle », et il est assez piquant

��T. Éditées en 1916 aux Cahiers de l'Union pour la Vérité, reprises en 191 8 par OlIendorfF,

2. Cahiers de la Quinzaine, puis Ollendorff.

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que des orateurs de droite — ceux de gauche l'auraient pu faire mieux — se soient réclamés d'elle à la tribune du Palais-Bour- bon. A vrai dire, dans le tumulte des passions qui ne sont que d'un jour, elle surprend ceux qui la rencontrent. Tumultueuse elle aussi, et passionnée, mais comme venue de plus loin, tom- bée à la façon d'un William Blake, d'un point hors de notre temps et de notre espace.

« Vertigineux et tendre », ces noms von: aussi bien à Albert Thierry, qu'à tel personnage de son Sourire Blessé. Sa tendresse était de celles qui épousent mille vies contradictoires. Mais sa complexité même, son inquiétude, étaient libératrices — nul n'aima plus, nul ne fut plus détaché — et la multitude des con- tradictions, qu'il eût dédaigné d'arranger, ne le déchirait point trop. Si l'on cherchait une catégorie où le ranger, .1 faudrait l'apparenter aux rares esprits qui inventent non la vie, mais une façon nouvelle de la vivre. Ce qui d'elle irrite, blesse les autres, ils n'y trouvent qu'excitation. L'instinct du fort les pousse à l'obstacle d'où ils doivent rebondir. A leur naissance ils trouvent un monde qui se dit vieux, une morale, une religion qui se disent sûres — de l'air qui a été respiré déjà, et ils aiment mieux l'aventure intellectuelle, le danger de la découverte.

L'adolescence paraissait à Albert Thierry un état de grâce. Dans l'expérience dont les adultes sont fiers, alors qu'elle leur ôte cette grâce, il voyait parfois une révélation, le plus souvent une série de déformations, d'accidents douloureux et qui enlai- dissent. Le titre de son roman lui a été inspiré par le sourire de l'enfant qui à peine ouvert se referme, se flétrit au vent aigre dont est traversé le tout premier printemps de l'homme.

Quand il s'écriait : « Quel miracle qu'un enfant ! » ce n'était pas foi naïve en la bonté d'une nature à la Rousseau que la société viendrait gâter. Tous ses personnages ont bien ce trait commun d'être arrêtés par elle dans leur élan juvénile ; leurs lèvres invariablement se contractent sous la blessure que la vie vient infliger à chacun d'eux. Pourtant la source de douleur ils la portaient en eux, leur visage s'épanouissant était celui de la vie déjà, non pas pur comme on peint celui des anges, mais dès l'origine troublé de désirs, — de beaux traits disjoints par la concupiscence, des yeux limpides où les rêves fous de la puberté mettent une ombre. Un garçon de treize ans a plaisir à mentir.

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à inveaater pour ses camarades le romau du martyre que lui fait subir son père, à s'enfoncer lentement dans l'eau froid-e où les grands retrouveront un petit cadavre. Un autre se grise de la liberté machinalement conquise en fuyant la maison où ora r ce élève » ; nouveau Rimbaud il danse de joie en brûlant ses- livres, en humant l'air des berges, des routes vierges devant lui. Un troisième avec une cruauté admirablement lucide dénonce au maître le plus aimé le mensonge d'une éducation qui avait prétendu l'approcher de la beauté, de la joie spirituelle défen- dues au pauvre. Une fillette en qui la femme s'éveille savoure avec l'expression langoureuse du désespoir tour à tour les figues volées qui ont la douceur d'une inépuisable éponge de miel, et le contact lascif d'un éphèbe de banlieue, tout en défen- dant son corps, son cœur ; de ses ciseaux elle lui crève les yeux lorsqu'il veut la prendre, et puis longuement elle baise en un vertige la face qu'elle-même défigura.

Perversions que l'auteur n'a point recherchées comme un sujet rare. Elles sont dans la nature même. Le coup de maitre était d-e les analyser à l'âge indécis où l'enfant découvre en soi avec un délice mêlé d'horreur l'homme, la femme que sont tout homme et toute femme avant de prendre le masque.

je ne sais si Freud a passé par là — Thierry était un prodi- gieux lecteur — mais voici, fouillées de la pointe la plus aiguë, les parties troubles de l'âme qui réservent de si riches surprises dès que l'on y veut regarder. Et elles s'en trouvent réhabilitées. Tant d'équivoque, d'obscurité n'y nuit pas à tant de lumière. Le mai, s'il est intérieur, n'apparaît ici que comme une énergie naissante encore incertaine de sa pente, et une sorte de vertu vraiment, le stimulant d'une activité belle et tragique. Activité qui n'est pas le propre des êtres d'exception. L'exceptionnel est qu'elle dure chez quelques-uns, à la vie desquels elle donne un caractère héroïque. Pour les autres les moeurs se chargent de la réduire,

Albert Thierry aurait pu être tenté de traiter ce sujet selon l'ordinaire conception du roman, et choisir un seul héros, lui donner peut-être quelques-uns de ses propres traits. D'autant plus qu'il livrait une part de lui-même. Mais il s'agissait préci- sément d'un moi si complexe, qu'il eût été malaisé de le pré- senter se tenant selon une construction logique. Et puis e« 

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observant les adolescents qu’il enseignait du « long regard appuyé que l’on doit aux êtres et aux choses » , il les a^ait trou- vés si riches qu’il eût par le procédé commun fait injure à leur richesse. Il a préféré les assembler en une sorte de ronde 011 chacun passe en lançant sa noie. Unis en apparence par le lien léger de la danse et de la musique, ils le sont aussi par un lien profond. L’observateur qui a cette qualité d’attention passionnée est aussi animateur. Et son livre n’est plus ni chapelet de contes, ni roman selon la formule connue, mais une sorte de cycle lyrique, de chant où des voix que l’on n’avait pas encore enten- dues se répondent. Il n’est pas prose seulement ou seulement poésie, réalité qui tue le rêve, ou rêve qui échappe au réel. Des choses contraires se mêlent dans ces pages de Thierry, comme dans ses notations psychologiques les images du ciel et celles de l’esprit, comme dans sa langue les mots doux et les mots amers, sans vouloir se concilier, ni s’exclure. Outre la force, l’œuvre est d’une exquise fraîcheur. Nul doute que l’on n’y trouve pour le renouvellement de la vision esthétique des indi- cations à retenir. Félix bertaux

NINI GODACHE, par Charles-Henry Hirsch (Flammarion).

Charles-Henry Hirsch fut, sauf erreur, le premier à distribuer ses romans dans un quotidien par tranches hebdomadaires. Ses « lundis » du Journal ont été un exemple suivi par beaucoup. L’histoire des lettres françaises au début du xx^ siècle devra tenir compte de cette coutume et estimer dans quelle mesure elle a contribué à prolonger l’existence du roman naturaliste.

Des romans ainsi découpés ne peuvent en effet. être que naturalistes. Ni les longues analyses du roman psychologique, ni les rebondissements incessants du roman d’aventures ne supportent ce morcellement et ces interruptions- Un roman naturaliste, au contraire, succession de tableaux tour à tour pittoresques, émouvants, dramatiques, se plie aisément à cette présentation étagée. Il y gagne même parce qu’il est forcé de s’alléger, de s’aérer, de sacrifier toutes les inutilités dont il aimait s’encombrer.

D’autre part la nécessité de ménager dans chaque chapitre él6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une quantité minima d'intérêt le contraint à utiliser des élé- ments nouveaux. Ce sont précisément ces éléments nouveaux qui, en enrichissant le vieux naturalisme, l'ont modifié jusqu'à le défigurer. Symbolisme, humorisme, criticisme (celui-ci issu d'Anatole France), toutes les formules littéraires de la fin du siècle dernier servent de reconstituant tonique au roman natu- raliste épuisé, rajeunissant surtout le détail du récit, la façon de le filmer, de le présenter ou de l'écrire, afin de le rendre plus piquant. Le théâtre fournit aussi sa quote-part, et surtout le Grand-Guignol, renouvelant le sujet et les milieux. Le subjectif, sous forme d'humour, d'ironie ou de pitié, se superpose peu à peu à l'objectivité originelle. Au lieu de s'évader du natura- lisme, on élargit ses frontières, on lui annexe des territoires, des colonies de plus en plus éloignées, on l'impérialise quitte à ce que des Dominions autonomes se constituent bientôt, dont les liens avec le régime de Médan s'amenuisent jusqu'à parfois se briser.

Charles-Henry Hirsch est un des plus curieux exemples de cet impérialisme néo-naturaliste. Dans Nini Godache qu'il repu- blie, si l'on regarde d'un peu près, on découvre un esthète mallarmisant de la Revue Blanche, un impénitent styliste flau- bertien sous le narrateur des humbles fastes de la famille Goda- che. Une image, un tournant de phrase, une lueur de raillerie haussent jusqu'à l'art ce qui pourrait n'être, racontépar un autre, qu'un feuilleton mélodramatique. Les descriptions de la blan- chisserie de la rue du Poteau procèdent un peu du « j'aimais les peintures idiotes, dessus de porte... » de Rimbaud. Il y a dans le parti-pris de conter des scènes populaires ou canailles, d'évo- quer des sentiments médiocres ou bas en un style limé, poli, truffé de vocables rares et de tournures difficiles, de chercher pour chaque plus simple chose des alliances de mots inédites une sorte de mysticisme de l'expression qui ne s'était plus rencontré depuis les Concourt et Huysmans.

Mais, par un contraste curieux, ce pur jeu littéraire se double d'une sensibilité et d'un humanitarisme qui met à chaque instant et, à la minute même où il semblait le plusse rire d'eux, l'écrivain cœur à cœur avec ses pauvres ou tristes héros. Il en a déjà peuplé toute une galerie : apaches, bourgeois veules, paysans âpres, escrocs, sadiques, espionnes. Mais son person-

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nage favori, c'est celui de la jeune fille pauvre de Paris aux prises avec l'amour et la vie.

Ce n'est point un talent simple que celui de Charles-Henry Hirsch : c'est là ce qui fait son intérêt. Ecrivain de chapelle il s'est voulu (ou le malheur des temps l'a fait) écrivain popu- laire. D'où ces réalisations composites et toujours un peu troubles où se reflètent les mille certitudes littéraires et morales dont les premières années de ce siècle se plaisaient à masquer le gouffre proche. benjamin crémieux

LETTRES ÉTRANGÈRES

LETTRE D'ANGLETERRE.

Comme préambule à un examen de l'état de la littérature anglaise à l'heure présente, il est nécessaire de hasarder quel- ques généralisations, — d'exposer avec franchise un point de vue — inévitablement contestable en soi — afin que le lec- teur puisse se rendre compte du degré de confiance qu'il con- vient d'accorder au chroniqueur, ainsi que des limites et des préjugés qui lui sont personnels. Lorsqu'il s'agit de discuter le présent il ne suffit pas d'avoir du jugement et du goût ; il faut posséder aussi une foi et une faculté de prévision qui varient avec chaque individu. Car le présent se compose de beaucoup de passé et d'un peu d'avenir ; il renferme une ma- jorité de gens qui ne sont que l'écho du passé, et un très petit nombre d'écrivains qui représenteront notre époque dans cinquante ans, mais qui aujourd'hui constituent plutôt une portion de l'avenir. Si l'on veut donc donner une vue équitable de la situation présente, — telle qu'elle apparaît à un contemporain, — il est nécessaire de commencer par la partie la plus ingrate du sujet, je veux dire par le vaste arrière- plan de mort sur lequel se détachent les figures solitaires de l'avenir ; il est nécessaire de partir du procès d'Oscar Wilde.

Devant un auditoire étranger on ne saurait trop souligner l'effet qu'exerça ce procès sur la situation littéraire en An- gleterre. En pleine société victorienne un petit groupe d'An- glais était parvenu à s'émanciper, à un très haut degré, des pires vices anglais : ses membres n'étaient ni insulaires, ni

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puritains, ni prudents : un scandale public élimina à jamais leur chef ; et, dissous, le groupe perdit toute influence sur la civilisation anglaise. Wilde et son cercle représentaient quelque chose de beaucoup plus important que chacun des membres du groupe pris isolément : ils représentaient un certain type de culture dont les traits essentiels étaient l'ur- banité, l'éducation d'Oxford, la tradition du bien-écrire, le point de vue cosmopolite : ils étaient en contact avec le continent, et certains des membres les plus importants du groupe étaient des Irlandais. Bien entendu, en tant qu'écri- vains, ils avaient des faiblesses qui ne sont que trop visibles aujourd'hui : je me trompe fort si Dorian Grey est autre chose que de la camelote et si le meilleur de Wilde ne se trouve pas dans Intentions. A mes yeux, le plus grand mérite de ces hommes ne réside pas dans leurs écrits, mais plutôt dans une qualité morale qui leur était commune à tous : ils pos- sédaient une curiosité, une audace, une indifférence aux ccm- séquencùs qui s'opposent par un contraste violent à cette partie de la littérature actuelle que je qualifiais de déjà morte.

A la page 65 d'une anthologie récente qui, plus encore qu'elle n'est mauvaise, est dépourvue de toute signification (An Anthology of Modem Verse : Methuen & C°), se trouve un poème d'Ernest Dowson, — un contemporain de Wilde qui a laissé quelques pièces d'une grande beauté. Ce poème n'est pas tin de ses meilleurs : il est plein de- clichés de l'épo- que qui ont leur origine dans Swinburue ; Dowson n'était pas d'ailleurs un poète très intellectuel ; cependant, lors- qu'on le compare aux vers contemporains qui l'entourent dans cette anthologie, c'est précisément par une dignité in- tellectuelle que le poète de Dowson se distingue. Il est im- médiatement suivi par un poème de notre contemporain M- John Drinkwater dont le vide a pour couronnement les deux vers qui le terminent :

/ iurn to sleep, content that Jrom niy sires

1 d'raw the hîooà of Eiigland's miSmost ^ires '.

I . « Je m'endors, satisfait de tenir de mes pères le sang des comtés qui sont au cœur de FAngleterre. » ^

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S'endormir satisfait de la possession d'un mérite aussi simple, • — voilà qui caractérise bien l'école de versificateurs que représente M. Drinkwater. Oscar Wilde et ses confrères ne se satisfaisaient pas à si bon compte. Malheureusement, plusieurs autres parmi les membres les plus brillants du groupe connurent des fins diversement désastreuses, et la petite société disparut.

Les quelques écrivains sérieux qui sur\'écurent ou firent leur apparition dans la vacance des années qui suivirent, apparaissent soudain comme extrêmement isolés. Thomas Hardy était déjà un survivant d'une époque antérieure ; Henry James et Joseph Conrad sont des figures solitaires. Le carac- tère le plus notable de la période qui part de 1896 résida dans un surjournalisiiie actif, populaire, et assez vulgaire. Ce reproche toutefois ne saurait être appliqué à aucun des écrivains les plus en vue de cette époque sans qu'on le qua- lifiât. Wells et Bennett possèdent l'un et l'autre une sorte de génie qui leur a permis de produire quelques livres remar- quables, et quelques passages remarquables dans des livres inférieurs. Shaw, qui est Irlandais et qui de plus bénéficia de l'avantage d'avoir fréquenté le cercle de Wilde, n'est un journaliste que dans sa méthode : les mobiles de sa produc- tion sont au contraire d'un sérieux intense, — mais d'un sérieirx qui n'est que rarement le sérieux propre à l'artiste littéraire. Parmi ces écrivains le plus douteux est probable- ment Chesterton, et même Chesterton fait montre à l'occa- sion de pénétration. Cependant, en dépit du mérite indi- viduel et de La très grande diversité qui existe entre leurs personnalités, l'influence exercée par tous ces hommes a tendu, à mon avis, dans une même direction ; la vulgari- sation de la littérature. Chez des écrivains qui ne possèdent pas leurs mérites, l'absence de tout critérium élevé devient intolérable.

Une forme quelconque de dégénérescence déborde souvent jusque sur la période suivante, et il n'est même pas rare que ce soit alors qu'elle donne naissance à ses produits les plus excessifs, à ceux qui attirent le plus le regard. La vulgari- sation commerciale dont je parle a progressé assidûment, et notre plus grand espoir réside dans la possibilité que le

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succès même qu'elle rencontre atteigne des proportions si manifestement absurdes qu'une réaction s'ensuive. De ce point de vue, l'accélération finale, la plus heureuse peut- être, est due à l'extrême popularité dont jouit la poésie pen- dant la guerre. Je ne fais pas seulement allusion à « la poésie de guerre » (bien que celle-ci ait connu une vogue parti- culière), mais à la poésie qui a trait aux sujets les plus innocents, à des sujets bucoliques. Je sais bien que les poètes que j'ai ici en vue objectent parfois à ce qu'on les classe dans un seul et même groupe. C'est un sujet pénible et sur lequel j'espère n'avoir pas à revenir. Mais des écrivains qui possèdent en commun des défauts flagrants, et qui ne se distinguent l'un de l'autre que par de légères nuances de sottise, doivent s'attendre à ce qu'on les critique en bloc. Le premier en date d'entre eux, et aussi le plus en vue, était Rupert Brooke : on trouve dans ses vers un certain goût d'amateur lequel joint à la beauté de l'homme faisaient de lui une figure attrayante. Il semble aussi que, différant en cela de beaucoup de ses admirateurs, Brooke n'ait pas pris son mérite trop au sérieux. M. Drinkwater, lui, est devenu presqu'un personnage trop officiel pour faire encore partie du groupe. (Il m'apparait comme un candidat éventuel au poste de poète lauréat le jour où disparaîtrait Robert Bridges : ce dernier, d'une génération antérieure, d'un mérite très res- pectable, et d'une science exceptionnelle dans le domaine de la technique.) La majorité de ces poètes font montre d'in- térêts locaux à l'excès et d'une culture toute provinciale. Comme chacun d'eux possède une très faible faculté de déve- loppement, il est naturel que les générations littéraires de ces poètes se succèdent avec une grande rapidité, et que les nouveaux venus se dévoilent encore plus inefficaces que leurs prédécesseurs. Signaler individuellement des écrivains dont j'estime qu'ils n'offrent pas le moindre intérêt pour un public étranger serait superflu ; je les mentionne en bloc parce qu'on les rencontre à chaque pas dans les revues anglaises, et aussi parce que je désire rendre bien clair à quel point, du fait de leur existence, s'accuse le caractère de nouveauté de tout ce qui est authentiqucment nouveau. A l'heure actuelle, les forces qui représentent le progrès ne sont pas en nombre

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suffisant pour influencer plus de quelques-uns parmi ces écri- vains de second ordre qui imitent : seuls aujourd'hui les plus forts survivent.

Dans cette vue d'ensemble il est nécessaire de tenir compte également des changements qui se sont produits en Irlande et en Amérique. Il y a trente ou quarante ans, l'Irlande exerçait sur Londres une influence puissante et précieuse. Après la dissolution de la société dont Wilde était le membre le plus important, M. Yeats se trouva le principal survivant. Bien qu'il continuât à habiter Londres, M. Yeats s'en absen- tait souvent non seulement en esprit, mais aussi en fait, pour se consacrer à l'œuvre entreprise par le théâtre de l'Abbaye à Dublin. Londres n'offrait que peu de tentations peur in- duire les Irlandais à l'exil, et par suite les écrivains irlandais de second plan demeurèrent pour la plupart en Irlande ; l'on célébra en Synge un artiste irlandais traitant des sujets irlan- dais, et l'activité littéraire de ces années-là en Irlande doit être comptée au nombre des causes qui inspirèrent la révo- lution irlandaise en 191e. Cela semble fantastique à énoncer, mais cela souligne ce que je désire marquer ici : à mon avis le procès d'Oscar Wilde contribua à l'établissement du libre état d'Irlande.

A la même époque, ou plutôt à une époque postérieure

— en fait dans ces dix dernières années — une autre action centrifuge avait eu pour résultat de séparer l'Amérique de l'Angleterre. Au cours du xix^ siècle, l'ensemble de ce qui comptait dans la production littéraire américaine n'était guère qu'un dérivé local de la littérature anglaise ; avec une dignité étudiée, elle restait à sa remorque, et si j'excepte quelques hommes de grande importance — Poe, Whitman, Hawthorne

— elle se bornait à la suivre sans apporter de contribution originale ou de départ nouveau. L'absence d'un nouvel effort créateur en Angleterre, le fait que le contrôle exclusif des lettres américaines cessa de se concentrer en un groupe de gentlemen de Boston qui avaient de proches attaches avec l'Université de Harvard, le déclin du prestige du professeur d'Université, l'accroissement dans la population des éléments non anglo-saxons — ces causes variées se sont combinées pour donner naissance à des styles qui ne se réfèrent plus en

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rien à des modèles anglais contemporains. Si l'on jauge leur importance artistique véritable, je ne suis pas enclin à accorder à nos contemporains en Amérique autant de valeur qu'ils s'en attribuent. Leurs œuvres sont intéressantes, — et l'on se rend bien compte pourquoi pour des Américains elles ont une impor- tance souveraine — mais elles sont intéressantes en tant que symptômes. On y sent une précipitation, une liberté, une espérance peut-être illusoire. Certains des poètes américains les plus en vue me paraissent, derrière une nouveauté et souvent une ingénuité de forme, donner expression à des pensées qui émanent d'esprits ordinaires et conventionnels : je citerai M. Masters, M. Sandburg, et M. Lindsay. Il y a en Amérique plusieurs romanciers de talent d'un intérêt local ; plusieurs critiques de grand talent, mais dont les forces s'emploient surtout à ramener à l'ordre les vices et la stupi- dité de leur propre nation. C'est là un travail fort utile à accomplir, auquel nous devrons peut-être un jour des fruits précieux, mais qui ne présente pas grand intérêt pour l'étranger.

Le lecteur se rendra compte par ce résumé que la littérature anglaise est dans un état de désintégration qui se résoud pour le moins en trois variétés de provincialisme ; — et si l'on se reporte à l'histoire de l'empire romain, il semble que ce processus ait commencé très tôt. Il est certain que nous sommes dans une période instable, mais les faits sur lesquels j'ai appelé l'attention me paraissent correspondre à une aber- ration temporaire, et il suffirait de l'apparition d'un nouvel -écrivain de premier rang pour arrêter cette désintégration. Je ne vois pas comment k littérature irlandaise pourra sur- vivre à l'existence de V Ulysse de M. James Joyce: un livre aussi irlandais qu'il se puisse quant aux matériaux, mais un livre d'une telle signification dans l'histoire de la langue an- glaise qu'il ne peut pas ne pas prendre sa place comme partie intégrante de la tradition de cette langue. Un livre de cet ordre ne donne pas seulement forme à des possibilités incluses dans la langue et jamais encore essayées : il revivifie du même coup la totalité de son passé. « Tout écrivain qui trouve la langue anglaise inadéquate à ce qu'il veut exprimer », me disait un jour M. Joyce, « n'est qu'un cas du mauvais ouvrier

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qui ne trouvera jamais de bons outils. » Je reviendrai sui; Ulysse ; comme article d'information et de pénétrante inter- prétation, je n'ai besoin que de renvoyer le lecteur à l'article de M. Larbaud qui a un goût et une connaissance de la litté- rature anglaise moderne que l'on ne rencontre que rarement même en Angleterre. Je me borne ici à signaler qu'une œuvre de l'importance d'Ulysse pose aux écrivains irlandais comme un- èritérium de style avglats. Il est évident qu'il ne saurait con- tinuer à y avoir trois critériums pour trois nations qui parlent la même langue; plus vaudront les écrivains dans les trois pays, et plus ils auront en commun. • ;

A une époque comme la nôtre, l'écrivain de second ordre, — celui qui produit des œuvres charmantes, intelligentes et distiinguées, ■ — doit surtorut être pris en considération dans k mesure oia ses œuvres se meuvent dans la même direction que celles des écrivains du premier rang et la flanquent. Cette période-ci n'est pas une période où nous puissions nous per- mettre de dire du bien de beaucoup d'ouvrages passables. Nous nous sentons aujourd'hui très abandonnés. Kipling (qui est devenu complètement l'équivalent anglais du pompier); Wells, Bennett, Chesterton, Shaw, sont séparés de nous par un gouifre ; dans leurs œuvres nous ne pouvons plus puiser de subsistance. En dépit de. notre admiration, ni James, ni Conrad ne sont très proches de nous. Ce n'est pas, ainsi qu'on le dit souvent, que la littérature anglaise ait toujours été une simple collection d'hommes de génie isolés et capricieux ; il y a eu une longue tradition qui part de Ben Jonson et qui à travers Dryden, va jusqu'à Samuel Johnson et peut-être même un peu au-delà ; il y a eu une autre traditioa qui part de Locke. La période actuelle est au contraire particulière par le iait de se rattacher si peu à la précédente : Walter Pater était un héritier d'Arnold et de Ruskin, et Wilde à son tour était un héritier de Pater. J'ai jugé que ces prolégomènes pourraient être utiles pour mieux saisir la signification des figures vraiment significatives de notre époque.

Pour terminer par quelques précisions, je citerai, comme exemple des vers américains contemporains les moins inté- ressants, la Modem American Poetry (Hartcourt et Barce, New- York). Je ne dois pas omettre de mentionner la publication

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de V Ulysse de M. Joyce (Shakespeare & C^, Paris); celle de la revue de M. Wyndham Lewis, The Tyro, à Londres (The Egoist Ltd) et la publication récente par la même maison d'édi- tions des Poèmes de Miss Marianne Moore.

T. s. ELIOT

��*

��TRIVIA, par Logan Pearsall Smith, traduit de l'anglais par Philippe Neel (Bernard Grasset).

Tous les amateurs de poésie seront reconnaissants à Daniel Halévy d'avoir admis ce petit recueil de poèmes en prose dans sa collection des « Cahiers Verts ». Trivia nous offre un cas assez rare dans l'histoire littéraire : le cas d'un livre écrit pour r « Heureux Petit Nombre » et connu seulement d'une élite dans son pays d'origine, et qui, trois ans à peine après sa publication et sans que rien soit venu attirer l'attention du grand public sur lui ou sur son auteur, passe, grâce à une excellente traduction, dans la littérature d'une autre nation Imagine-t-on Gaspard de la Nuit, les Poèmes en prose de Baudelaire, et les Illuwiuations traduits en anglais et publiés à Londres trois ou quatre ans après leur apparition en France ? Quelle idée nous aurions, alors, du flair et du courage des éditeurs londoniens, et du goût du public anglais ! Il est vrai que chez nous le poème en prose, grâce aux grands recueils que je viens de citer, fait partie désormais de notre tradition littéraire, tandis qu'en Angleterre c'est une nou- veauté qui semble, au premier abord, contraire au génie même de la langue nationale.

Dans la préface que j'ai eu l'honneur — honneur, je l'avoue, sollicité — d'écrire pour ce livre, j'ai dit simplement de quelle façon j'avais connu Trivia et comment, grâce à l'enthousiasme, au goût, au talent et au dévoûment de plusieurs lettrés, l'œuvre de Logan Pearsall Smith avait pu atteindre le public français. Je me suis abstenu de toute considération critique, me bornant à décrire l'impression que m'avaient faite les quatre poèmes de L.-P. Smith, — lus par hasard dans The Oivl — qui m'avaient mis sur la piste du livre. Ces impressions, cette heureuse sur- prise, — différaient-elles beaucoup, à un siècle environ de dis- tance, de celles que durent éprouver les premiers lecteurs des Essays of Elia de Charles Lamb ? Peut-être que non, parce que

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beaucoup de grands livres se présentent à nous ainsi : Inviale- ment, sans apparat, sans mystère et sans « façons » d'aucune sorte, et nous parlent, d'une voix qui nous semble familière, des choses que nous pensions connaître le mieux et qui, à notre avis, « allaient sans dire. » Mais d'autre part, à lire Trivia, on sentait bien que tant d'autres choses avaient « passé par là » depuis Charles Lamb : Walt Whitman, les foules de Piccadilly et d'Oxford Street, la photographie des astres, Charles Darwin, les danses et les chansons nègres, et surtout ce très ancien et très moderne désenchantement, sans tristesse, de l'intelligence, ce fin et délicat état de la sensibilité, pour lequel on a détourné de son sens primitif, en l'inclinant du côté du langage des fleurs, le mot : mélancolie.

VALERY LARBAUD

��*

��LETTRES DE VOYAGE, par Rudyard Kipling (Payot).

Ces lettres sont de bonnes correspondances adressées à des journaux, les unes de 1892 à 1895, les autres en 1908 et en 191 3. Un voyage au Japon à travers le Canada, un second voyage au Canada et une excursion en Egypte. Beaucoup de renseigne- ments contenus dans ces lettres n'ont déjà plus qu'un intérêt historique ; mais la curiosité de Kipling a quelque chose d'aigu qui, sans pénétrer très profondément dans une âme étrangère, sait en tirer avec humour et vivacité tout ce dont un Anglais peut faire son profit ; c'est donc surtout un aspect de l'Angle- terre, Reine des mers, que nous trouvons dans ces corres- pondances. Pour le Japon, les lettres que Kipling écrivait en 1889 et dont Louis Fabulet a donné une traduction sont plus complètes ; lire cependant dans ce nouveau recueil le tableau d'un crack financier, « Tremblements de terre ». C'est sur le Canada que l'information est la plus copieuse ; elle s'élève à une véritable largeur de vue politique dans le dernier chapitre de la série, qui dénonce l'incurie pacifiste 011 vit ce Dominion, riche proie insoucieuse de se défendre et qui s'en remet entière- ment de ce soin à la métropole. Il faut lire également la der- nière correspondance d'Egypte, écrite sur les lieux des défaites anglaises du temps du Mahdi : noms qui furent cruellement illustres et qu'on ne connaît déjà plus, traces à demi effacées

40

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de rellori militaire, rails et baraquements abandonnés, souvenir déjà oublié des sacrifices qui furent nécessaires pour rétablir la situation et rouvrir le Soudan à la ténacité du fonctionnaire anglais. Aujourd'hui que l'équilibre se modifie une fois de plus en Egypte, ces pages ont un accent de mélancolie assez amer.

JEAN SCHLUMBERGER

... \tr

GERHART HAUPTMANN HT SES DERNIÈRES ŒUVRES '.

Il y a quelque chose de tragique dans la destinée littéraire de Gerhart liauptmann. Du 'commencement à la fin elle a les allures d'un de ces drames du naturalisme allemand où con- tinue de se dérouler l'écheveau du romantisme. L'individu s'y débat contre le milieu qui pèse sur lui à la façon de la fatalité antique. Partagé entre des inclinations contraires, tantôt il s'abandonne aux griseries de l'entourage, qui momentanément le transportent, l'aident, semble-t-il, à grandir ; tantôt il sent son moi se dissoudre, se confondre avec mille choses ténues qui l'absorbent, et dont il finit par éprouver la médiocrité. Ni le moi social, ni le moi national qu'il a l'illusion d'épouser, ne le dédommagent assez du renoncement à sa propre personne. II rêve de se détacher, de s'appartenir encore. Mais ce n'est que rôve, ce ne sont que soubresauts d'une délicatesse blessée. L'être en présence d'une force à laquelle il n'a point donné sa totale adhésion, mais dont il n'a pas non plus résolument tâché à se délivrer, succombe ; le poëte 'est réduit à tirer son inspiration d'une part donnée de l'univers, au lieu de choisir son chant, de faire se lever l'univers à sa voix.

A moins qu'il ne soit un très grand poëte — un Nietzsche. Mais où Gerhart Hauptmann, né réceptif et féminin, eût-il trouvé le terrible courage qu'il fallait pour s'arracher au milieu de l'ère impériale, pour aller chercher ailleurs, et à trois mille

I. Œuvres complètes, 5. Fischer, Berlin, tomes 7 et 8. {Peter Braiier, 191 1. — Festspiel, 191 5. — Der Bogen des Odysseus, 191 4. — Wintcrbaïlade, 1917. — Dir Ket~er von Soana, 1918. — Der weisse Heiland, 1920. — ImUpoMi. 1920. —Anna, 1921.)

A cette liste il faut ajouter Phantoin, en cours de publication dans la Berliner lUustrierte Zeitung.

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pieds au-dessus des hommes, son climat intellectuel ? Marqué par un destin intérieur il devait n'être que l'écrivain représen- tatif de sa génération, celle du quart de siècle qui a précédé 19 14. Que l'on ait songé, pour son soixantième anniversaire (qui tombe en novembre 1922), à faire de lui un Président de la République allemande, il y a là une ironie qui échappe à ses admirateurs. La couronne serait dérisoire qu'ils apporteraient ainsi à une vie passée à « représenter » au lieu d'être soi. Mieux vaut lui laisser l'espèce de grandeur qu'elle a, qui tient, autant qu'à ce qu'on y trouve de réussi, a ce qu'on y découvre de raté, raté par la force de l'atmosphère allemande d'alors, dont les courants entraînaient à ras de terre les isolés, sans qu'aucun fût assez fort pour poser son moi en face d'eux et leur imprimer sa direction.

Gerhart Hauptmann ne cessa guère d'être l'inconsciente victime des suggestions d'une fausse grandeur. Il faut se souvenir de ce personnage de son Atlanlis, s'émerveiilant de l'énormité du paquebot que l'Allemagne lance sur l'Océan : devant les perspectives romantiques qu'entr'ou- vrait la lutte du géant contre les éléments, l'imagination échauffée de l'auteur voyait pâlir toute poésie. Ce prix attaché aux proportions de la matière, aux réalisations de la technique, ce dédain des pures conceptions de l'esprit, dont Hauptmann oubliait parfois que sans leviers, sans machines, il modifie lui aussi la vie, l'esprit et la vie s'en sont vengés. Son Loth, le marxiste, le darwlnlste de Vor Sonnenaufgaug, a pu froidement, durement, renoncer à épouser Hélène qui l'aimait, parce qu'elle ne lui eût pas donné des enfants conçus selon la doctrine de la sélection naturelle. En la repoussant ce n'en est pas moins k vie tout entière qu'il a rejetée, alors qu'elle s'offrait à lui, qu'elle réclamait une étreinte spontanée. Le coup de couteau qu'il pousse Hélène à se porter, par préjugé, par subordination aux Idées régnantes, Hauptmann lui-même a continué de le ressentir dans sa chair.

Ayant tranché le lien qui attache l'homme à la vie profonde, ne tenant plus qu'à ce qu'on appelait autour de lui * civilisa- tion », qui n'était qu'un accident du devenir et qu'on prenait pour la fin de ce devenir. Il s'est trouvé ne pouvoir plus conce- voir nettement le monde sous d'autres espèces que celles de la

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machinerie allemande, comme sa Hannele, la petite pauvresse, qui ne se représentait pas le Paradis autrement qu'à l'image de la ferme de son oncle oii l'on tuait tous les ans trois porcs gras. Et pourtant l'idée de ce que peut être ce monde entrevu à d'autres profondeurs, par delà les apparences d'une éphémère organisation, revenait quand même le hanter. C'est à propos des Tisserands que Gide disait à peu près ceci : qu'ils cessent d'avoir faim, ils cessent de m'intéresser. Mot bien juste en ce qu'il déniait à l'auteur les dons de l'artiste qui avec de nouvelles formes engendre de nouvelles valeurs, mais aussi bien dur. Comme la faim du corps laisait crier les ouvriers silésiens, une faim, spirituelle celle-là, n'a cessé d'arracher à Gerhart Haupt- mann des accents assez émouvants. Ils résonnent à travers son œuvre, sur des lèvres de héros manques, qui écoutent de mys- térieux appels, cèdent à l'énigmatique attrait d'êtres étranges, à demi femmes, à demi forces des eaux et des bois, que le rude visage de la réalité fait s'évanouir et dissipe. Leurs paroles tentent de rendre ce qu'il y a au fond de l'âme obscure, et qui y restera, inexprimé, indélivré. Aussi ne sont-elles que comme une musique lointaine, un chant de la « Sehnsucht » qui accompagne les actes impuissants, une berceuse de la douleur, de la nostalgie.

On perçoit encore l'écho de ces aspirations inassouvies dans les dernières œuvres. Le poëte vieilli se retourne secrètement vers ses jeunes années dont tant de promesses ont menti. Mélancolique et désabusé il laisse parler Peter Brauer, le peintre bohème qui veut crever seul derrière un buisson, Anna, l'amoureuse, que d'odieuses nécessités ont ravie à l'adolescent Luz, le ruffian de la IViulerhallade, que poursuit le fantôme de celle qu'il aimait en l'assassinant, et dans der weisse Heiland, Montezuma, à qui l'écroulement de sa chimère coûte plus que celle de son empire. C'est là, et non dans la forme de plus en plus lâche et alanguie, qu'est l'intérêt, dans cette tîn d'un drame intime qui en est au dernier acte et qui pourtant ne finit pas. La seule fois où Gerhart Hauptmann tenta de s'affranchir de la réalité allemande, du présent allemand, dans le Fest^piel qui en 191 3 évoquait une « Athene Deutschland » empruntant son inspiration à la Grèce, à la lumière, à la beauté, il manqua son geste. La guerre aussitôt le démentant, lui ôta, semble-t-il,

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la foi qui l'avait jusque-là à demi soutenu. Rien de surprenant dès lors à cette immense lassitude que l'on croit deviner, où on le voit, dépossédé et de son moi et des biens qu'il avait parfois cru tenir en échange, errer ombre parmi des ombres, deman- dant pour réchauffer la cendre un reste de flamme à Goethe, à

Shakespeare, à Homère. Félix bertaux

  • *

AU NOM DE GŒTHE.

La maison paternelle de Gœthe à Francfort, la noble maison patricienne du c Hirschgraben 5), menace ruine. Ses poutres, vieilles de plusieurs siècles, sont atteintes de cette pourriture sèche qui peu à peu réduit en poudre les trop vieux bcis. Les remplacer serait, paraît-il, par les temps qui courent, travail si coûteux que le budget d'une ville même de millionnaires, comme l'est Francfort, n'y suffirait pas. Aussi un cri d'alarme a-t-il retenti à travers l'Allemagne. Afin de réunir les fonds nécessaires à sauver le sanctuaire national, une semaine de Goethe fut organisée dans l'antique ville libre des bords du Main, groupant pour quelques jours, autour de spectacles choisis, une élite intellectuelle que relevait encore la présence de quelques poètes et musiciens parmi les plus fameux. Au programme, Tasso, Egmont, VIphigénie de Gluck et la Flûte enchantée, chacune de ces représentations précédée d'un dis- cours dont le but direct était de faire appel à la générosité pécuniaire des assistants, mais qui tous se défendirent de n'avoir que des visées aussi matérielles.

Gerhardt Hauptmann, le doyen de la génération naturaliste, Thomas Mann, dont les racines y plongent mais qui ne dédaigne pas de pousser vers des lendemains un peu inattendus cer- taines de ses branches plus récentes, Fritz von Unruh, le jeune iconoclaste, le fougueux poète de la défaite, d'autres,, moins connus, parlèrent à tour de rôle, reprenant sur des registres différents le thème de la maison à rebâtir, non point tant delà maison temporelle du fossé aux cerfs, que de l'édifice spirituel de la culture allemande en fonction de Gœthe.

S'il est assez naturel que l'Europe se montre fort préoccupée, et à divers titres, de la chute du mark et de ses conséquences. pour le monde, il est un autre spectacle qui mériterait cepen-

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dant aussi quelque attention : c'est celui de l'effondrement des principales valeurs idéales dont un pays aussi grand et aussi puissant que l'Allemagne avait fait les bases de son système moral et éducateur, et des efforts de relèvement qui se font jour dans ce domaine-là aussi, gauches d'ailleurs, faibles et incohérents autant qu'ils sont, dans le domaine économique, adroits et organisés, — indéniables néanmoins.

Les discours de la Gœthe-Woche sont à ce point de vue assez révélateurs pour valoir qu'on les signale.

Hauptraann se montre avant tout soucieux de l'unité alle- mande : « L'idée d'unité, disait-il dans son introduction au drame d' « Egmont », c'est dans l'âme du peuple qu'elle doit d'abord exister. Il y a, de ce qui est national, d'autres symboles encore que l'épée. » Puis, plus loin : » Rien ne pourra faire perdre aux Allemands l'amour qu'ils ont pour leurs poètes » (dièse ndrrische Liehe fur ihren Dichtern). L'ancien régime l'a bien prouvé, qui a fait l'impossible pour cela.

Mais ne serait-ce pas plutôt aux lorces rrançaises de la rive gauche qu'il pense quand il constate que « les Alba ont tou- jours tort », faisant allusion au duc d'Albe, ce représentant de la manière forte dans ks Pays-Bas qui est un des principaux personnages d^Eginont F On peut se demander si cette vérité le frappait autant lorsque les armées allemandes pressuraient la Belgique. D'autre part il faut avouer que la plate-forme est singulièrement étroite que les événements, les fautes de leur pays et, dans une certaine mesure, l'attitude des alliés a laissée, pour s'y tenir sans bassesse, aux Allemands soucieux de clair- voyance politique et de loyauté vis-à-vis de l'ennemi vainqueur, autant que préoccupés de l'intérêt et de la dignité de leur pays, — et que pour peu qu'ils fassent litière de ces derniers, ceux qui d'abord en France les mépriseront et les accuseront de platitude seront le plus souvent les mêmes qui leur auraient fait, d'une partialité inverse, le pire des griefs.

C'est là un dilemne dont on ne voit guère comment se tire- ront les meilleurs parmi les Allemands. Ce n'est d'ailleurs que pour eux qu'il existe.

Thomas Mann ne fit pas, aux actualités, d'allusion aussi directe : il avait pris pour thème Gœthe comme éducateur et l'influence capitale sur lui, de Jean-Jacques Rousseau. Il

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s'efforça de prouver qu'autobiographes l'un et l'autre, ce n'est pas pur hasard si tous deux se sont également trouvés péda- gogues passionnés, et il démontra avec ingéniosité comment le grand professeur le plus souvent se double d'un grand éduca- teur. Ce qu'il y à d'un peu surprenant, et cependant de difficile à réfuter, dans la thèse qu€ Th. Mann développa ce soir-là aux auditeurs de la Flûte enchantée, c'est que dans les rapports étroits qui rattachent Gœthe à Jean-Jacques, la pensée organique, l'ordonnance conservatrice, la piété, bref l'élément appolli- nien à la fois, et intuitif, se trouverait représenté par le poète allemand et non pas par l'écrivain français. Le radicalisme incarné par Rousseau, et dont Mann ne conteste pas d'ailleurs la raison d'être ni les possibilités de noblesse, procède de la méthode purement logique et déductive qui, appliquée au vivant, forcément doit finir par mener à l'humanitarisme anar- chiste en matière de politique, à l'anarchie individualiste en matière d'éducation.

Dans le même ordre d'idées, Mann reprend, pour tâcher de le réhabiliter, le concept de la culture allemande, que le scandaleux abus de l'ancien régime avait couvert de honte et d'opprobre, il n'emploie plus le terme de « Kultur », mais celui de (.( Bildung » cher à Gœthe, et dont la langue française ne nous donne pas l'équivalent (pour la raison peut-être que la chose est en Franhe plus qu'ailleurs naturelle ?). Littéralement « Bildung » signifie « formation, information», mais le mot est riche d'un sens de structure, plastique à la fois et spirituel, que le mot culture ne renferme pas à ce degré.

Si ces deux discours expriment les façons de penser les plus élevées que peut encore fournir un passé de « Bildung » bien terni par la « Wilhelminische Epoche », voici maintenant, avec Fritz von Unruh, en des accents vraiment modernes, les postulats de demain :

« Ne croyez pas, s'écrie-t-il, que je sois venu ici pour lancer le nom de Goethe, comme une fanfare de réclame par delà nos frontières, ainsi que le disait si amèrement Nietzsche », — et ce sont presque des injures dont il foudroie son auditoire, une mercuriale passionnée, pleine de reproches, d'appels à la cons- cience, et d'âpres vérités. Il leur rappelle que tout récemment encore le premier grand navire lancé depuis la paix par le

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Lloyd ne portait pas le nom de Gœthe ou de Bach ou de Kleist, mais bien celui d'un général prussien, tout comme avant. Et, quêtant pour remplacer quelques vieilles poutres, il les fait souvenir de la facilité avec laquelle six millions furent signés en un clin d'œil, lorsque, peu de temps avant la guerre, le premier Zeppelin était devenu la proie des flammes. « Tu entendis, peuple », s'écrie-t-il avec une grandiloquence impres- sionnante, c< le ronflement au-dessus de toi de l'hélice, mais tu ne perçus pas l'élan que dans ses chants Gœthe imprima à ton âme. Lui qui nous donna, pour toute la durée pendant laquelle des hommes hanteront cette planète, la certitude du divin, tu ne le vis point, et c'est la machine qui dans l'air retint ton attention.

)) Pareil à Faust aveuglé par les soucis, tu prenais le cliquetis des bêches de Méphisto pour le bruit du travail béni d'une communauté — alors qu'en réalité c'était Satan creusant des tombes : la grande fosse commune de la guerre.

» Veillez », enjoint-il encore à ceux de la vieille génération, à ce qu'un singe ne se glisse dans la dépouille du tigre, et qu'une seconde fois vous ne vous trouviez frustrés de votre âme. »

Du reste il ne semble se promettre rien de bien efiicace de cette vieille génération, et il ne se radoucit que lorsqu'il s'adresse aux jeunes :

« Vous, mes camarades, jeunes filles et jeunes gens, qui avez dans le sang un autre rythme que vos aïeux d'il y a cent ans, ne vous laissez pas intimider par la majesté de la noble harmonie classique... D'autres voies vous mèneront à Gœthe, à travers votre cœur, qui bat comme battit le sien, et s'arrêtera comme le sien s'est arrêté... Nous ne voulons plus souffrir la mort romantique de Werther, ni nous laisser brimer par les Antonio de la réalité '... En plein esclavage politique, relégués parmi le rebut des peuples, c'est l'art qui fera de vous des hommes libres, gardiens de l'esprit immortel. Ah ! que dans l'orage de la défaite, vous puissiez être du côté de Gœthe, quand, après léna et Auerstàdt, aux désespérés qui vinrent lui annoncer le désastre

I. Allusion à l'homme de cour et d'Etat, qui finit, dans Tasso, par l'emporter sur le poète infortuné.

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en ces termes : « Monsieur le Conseiller secret, la Prusse est perdue, l'Allemagne est perdue », il répondit avec hauteur : « Comment osez- vous dire que l'Allemagne est perdue, alors que je suis là devant vous ? »

Ce jeune homme aurait-il trouvé la solution du dilemne in- diqué plus haut ? Si quelques Français ont par hasard assisté à cette haute manifestation de l'intellectualitc' allemande, peut- être se seront-ils demandé combien a derrière lui de troupes le Junker intrépide et un peu arrogant de la révolution, Savo- narole d'un régime dont ses pères furent les piliers, et qui peut-être n'aurait pas parlé aussi hardiment si précisément il n'était pas de ceux-là.

Mais ils n'auront pu rester insensibles à l'emportement lyrique, à l'élan sauvage et pressant de ce discours qui introduisait si étrangement la plus racinienne des pièces de Gœthe.

Et si, d'une pareille manifestation, il n'était pas téméraire de tirer quelque conclusion, ce serait sans doute celle-ci, que seuls les jeunes, de l'autre côté du Rhin, comprennent le fait, et admettent la nécessité d'un changement de régime, en morale

aussi. ALAIN DESPORTES

« *

LE COURRIER DES MUSES.

On a déménagé Barbey d'Aurevilly dont les héros faisaient l'amour sur une lame de sabre, se souffletaient avec des cœurs encore tout chauds et semblaient faits pour réaliser, par antici- pation, le rêve de Rollinat :

... Fumer l'opium dans un crâne d'enfant, Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre.

Barbey d'Aurevilly, le burlesque capitaine de cavalerie, n'habi- tait plus son « pachalic de Lorrette » d'où il datait les lettres écrites à Trébutien, mais une petite chambre, rue Rousselet, au Cherche-Midi. Pauvre capitaine ! Que dira son ombre, si jamais elle apprend qu'on a profané le tournebride ?

Un événement plus grave est à signaler dans le monde artis- tique, un signe des temps, d'ailleurs comme tous les événements qui se produisent. Je ne plaisante pas. Il est question de faire payer l'entrée au Louvre. Le projet serait exécuté cette année.

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malgré l'opposition de quelques rapporteurs aux Beaux-Arts. Je ne voudrais faire ni le prophète, ni le pédagogue, mais il est certain, il est probable, si l'on veut, qu'une telle mesure peut nuire gravement à l'éducation artistique de la jeunesse. Vrai- ment, on oublie trop le jeune homme pauvre, qui n'a pas toujours la chance de rencontrer un Octave Feuillet pour le célébrer.

La République n'encourage pas les arts. Elle ne protège pas les poètes, mais si elle se refuse à leur accorder gratuitement le pain du corps, veut-elle encore leur faire payer le pain de l'Esprit ? On m'a dit que cette nouvelle taxe ne jetterait pas dans les caisses de l'Etat plus d'un million de francs chaque année. Je n'ai pas d'opinions politiques et je me soucie peu du contrat social, mais je regrette qu'un Gouvernement songe à prélever un impôt sur la Beauté. Notre époque va bientôt ressembler à celle qu'imagina Guillaume Apollinaire, dans le Poète Assas- sine. Le laurier doit servir à la cuisine. On va sans doute cons- truire des machines à penser. La plupart des écrivains n'ont pour sujets d'entretiens et de méditations que les gros tirages, les milliers d'exemplaires vendus, etc. Une grande revue offre en prime à tous ses abonnés le livre d'un académicien, signé par l'auteur. Un faux Apollon se prostitue dans les tavernes. On se réunit chez M™^ Lara pour y tenir une conversation sur l'état présent de la poésie. La devise de M'"^ Lara, muse à' Art et Action, est qu' « il vaut mieux faire un faux pas en avant que de bien faire et de rester en place ». Au risque d'être peu galant, j'avoue que cette devise n'est pas la mienne. Je n'ai pas pris part à la conversation sur l'état présent de la poésie et je ne sais si l'on a trouvé qu'il était satisfaisant, mais tous ces faux pas qu'on fait faire à la poésie ne me paraissent pas la servir. Tel ou tel poète a en liberté » de qui le grand secret est d'ignorer la syntaxe et la grammaire ne me semble pas gêner la gloire des poètes du xvii^ ou des Romantiques. Tel autre, jeune poète perpétuel — je ne le nomme pas parce qu'il abuse du droit de réponse et que je veux épargner sa prose aux lec- teurs de la N. R. F., qui sans doute le reconnaîtront bien-- tel autre, cette année, revient à la Rose et pastiche Jean Moréas. Son disciple — il n'en a qu'un — le juge supérieur à Ronsard, à Malherbe et à Baudelaire. Faut-il s'irriter ? Pour combien

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d'écrivains la camaraderie et la publicité remplacent-elles le travail et le talent ? Tout cela est peu inquiétant. On oubliera bien des poètes modernes et malgré leurs oeuvres, le dernier souvenir qui mp vienne à propos de la Poésie, c'est d'avoir entendu lire V Adonis de La Fontaine dans un cercle d'amis et de femmes charmantes.

Les subtiles causeries qu'André Gide a faites, dans la biblio- thèque du Vieux-Colombier, où Dostoïevski ne fut parfois qu'un « prétexte » à révélations psychologiques me permettent de croire que je peux parler encore d'une nouvelle touchant le « grand romancier russe », comme disent les journalistes.

Un télégramme lancé par les agences Havas et Radio annon- çait qu'on aurait découvert à Moscou dix manuscrits de Dos- toïevski, inconnus et inédits. Dix manuscrits de Dostoïevski ! Lui qui, toujours harcelé par la misère, vendait ses œuvres aux éditeurs, sitôt qu'il les avait écrites ! Une telle nouvelle pouvait sembler suspecte, elle est vraie cependant.

Dostoïevski est remis à la mode par la psychanalyse. Le Professeur Einstein est arrivé trop tard. C'est la saison dernière que les belles dames voulaient tuer le temps — celui-ci d'ail- leurs prendra sa revanche ! mais cette saison, daas les salons parisiens, chacun raconte ses rêves et quelqu'un les explique. On se parle tout bas d'actes manques, de refoulements ; les jolies femmes demandent timidement la clef des songes et chez une dame polonaise, savante et convaincue, un petit cénacle choisi se réunit parfois le soir, qu'on a surnommé déjà « le Club des

Refoulés ». GEORGES GABORY

��*

��LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, au Ciné- Opéra; VOYAGE AU CENTRE DE L'AFRIQUE, au Gaumont-Palace.

Dès le début de Caligari, le public se voit prévenu que la forme absurde ou cubiste du décor tient à la folie du personnage qui l'imagine. Ce scrupule moral retire au film la plus grande part de son intérêt : le spectateur devrait croire jusqu'au dernier instant, comme dans V Incident an pont d'Owl Creek, que tout arrive: assassinats, enlèvement, sadisme.

Les décors cubistes sont d'ailleurs la partie la plus touchante

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du film; la plus «ressemblante» aussi. Le terne Voyage au centre de l'Afrique, qu'a tourné la Svensk a-film, prouve de reste qu'il ne suffit pas d'avoir « pris » des girafes, des danses de nègres ou les mêmes nègres dévorant un hippopotame cru pour retrouver sur l'écran de vraies girafes et de vrais nègres. Quelques cônes et pyramides nous font mieux croire à la ker- messe où le docteur perfide présente son sujet Césare, l'assassin endormi.

Les personnages de Caligari sont moins déformés que les décors ; ils ne le sont pas assez : on leur voudrait des masques, ou des échasses. Ils rampent, gesticulent et expriment les divers sentiments, qui ont l'habitude d'agiter les acteurs.

JEAN PAULHAN

��*

  • *

��LES REVUES ET LES JOURNAUX

LE SOUVENIR DE JEAN PELLERIN

Henri Martineau, qui a su mieux que personne parler de Toulet, consacre au souvenir d'un autre mort : Jean Pellerin, le dernier numéro du Divan (février).

Francis Carco écrit :

Vingt fois, près de s'abandonner à de soudaines détresses, une sorte de stoïcisme l'en empêchait. Je veux dire que Jean Pellerin reprenait le dessus et que, si le terme de stoïcisme peut nous paraître un peu bien solennel, le poète écrivait :

Écartex^ les mots que j'aimais

De votre bouche lasse. Le dieu nous parle à voix trop basse :

On ne F entend jamais...

Or — qu'on le veuille ou non — ce stoïcisme qui n'acceptait aucun système et n'empruntait qu'à sa mesure, dans la sensibilité du poète, des moyens d'échapper au ridicule, est la clef de son œuvre. Par lui, Jean Pellerin rompt avec le désordre des pseudo-romantiques et le fatras du symbolisme. Il s'en sert comme d'un réactif puissant. C'est sa sauvegarde et il ne l'ignore pas.

Ailleurs l'on rappelle le poème que Jean Pellerin écrivit sur un déménagement, et ce dialogue entre lui-même et son amie :

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Nous n'entendrons plus ta chanson. Marchande, « Belles fraises »

Ni ta trompette à l'aigre son,

Doux rempailleur de chaises.

— Prépare l'omelette au lard.

Je vais plier les nappes.

— Oh ! les écharpes du brouillard

Sur mon quai de Jenimapes !

— Où sont les restes du pâté ?

— Oi) tes rires, faunesse ?

— J'ai perdu la passoire à thé.

— J'ai vécu ma jeunesse.

Une nouvelle revue « pour les enfants de neuf à quatorze ans » : Les Petits Bonshommes ' publie des contes qui ne sont pas tous nouveaux, mais dont aucun n'est sot, et de déli- cieuses images d'Halicka, et d'Albert Uriet : mousses, corail de prairie, fleurs des herbes.

Le prix de la Renaissance pour 1922 a été dédoublé : Henry Jacques le reçoit pour un recueil de poèmes : La Symphonie héroïque, et Pierre Mac Orlan pour son roman : la Cavalière Eisa.

��DANS LE MONDE DES LETTRES

L'on sait qu'une grave querelle littéraire s'est élevée récem- ment entre trois écrivains bien connus : MM. René Doumic et Binet-Valmer, et M^^^ Gyp.

M. René Doumic s'étant plaint en effet, dans le Gaulois (5 Mars), de la médiocrité des jeunes auteurs :

Avec les personnages de Feuillet on se sentait vraiment en compa- gnie choisie, on respirait l'atmosphère de la meilleure société [Au

lieu qu'à présent] il n'y a jamais eu autant de prix pour les romans. Seulement on ne trouve plus de romans pour leur donner des prix.

M. Binet-Valmer réplique dans Comœdia (6 Mars), non sans citer « ses camarades » Henri Barbusse, Erlande, Escholier,

I. 21, rue de Presbourg, Pari?.

�� � 638 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

René Bizct, Malherbe, Duhamel, Dorgelès, Louis Bertrand, Léon Daudet, J.-J. Tharaud, Claude Farrère :

Nous vous prions de ne pas parler de nous comme si vous nous aviez lus. N'est-il pas vrai, mes camarades ? En 1906, quand nous fai- sions nos premières armes, la France était-elle plus riche qu'aujour- d'hui en romanciers ? Allons donc ! Monsieur Doumic,... ce n'est pas les romanciers français qui sont à bout de souffle, c'est vous qui êtes fini 1

M-"e Gyp intervient à son tour dans le Gaulois (lé Mars) :

Des sept ou huit livres remarquables, qui ont paru depuis quelques

années, quatre sont écrits par des femmes Les pauvres hommes 1

Pour l'instant, je ne me souviens que de trois jeunes à qui je trouve des qualités de premier ordre :... Paul Cazin.... René Benjamin et André Beaunier (sic).

A propos de ça ne trouvez-vous pas que c'est cocasse de prendre la parole au nom des écrivains français pour louer M. Barbusse etattaquer un académicien très lettré, quand on est étranger et qu'on écrit soi- même un français de cuisine ?

M. Binet-Valmer, qui est Suisse de naissance, se reconnaît et envoie le 18 mars à M"^' Gyp une copie de ses citations et des décrets qui l'ont nommé chevalier et officier de la Légion d'Honneur.

M™= Gyp riposte (Comœdia, 27 Mars) :

... Comme vous avez signé l'envoi de vos citations : « Binct-Valmer, cuisinier français », vous m'obligez à vous rappeler que ni un acte enregistré dans une chancellerie, ni uu séjour continu dans un pays ne modifient la race.

Ce qui m 'étonna très fort, c'est que le Président d'une ligue qui n'est pas apparemment défaitiste eût cette idée bizarre de recomman- der à l'admiration l'auteur du Feii et de Clarté.

M. Binet Valmer répond du tac au tac :

Tout cuisinier que je sois, je mets au-dessus de mes passions politi- ques et même françaises l'amour de mon art et je dis que l'auteur du Feu est un grand écrivain, je dis que M. Paul Rcboux a du talent, je dis que la Gloire de M. Maurice Rostand est une œuvre de valeur.

Avant de conclure je répéterai à M^:* Gyp qu'il est vraiment

laid de s'abriter derrière son sexe et son âge pour traiter d'étranger un écrivain trois fois blessé pour notre pa3's.

.... Je dis notre pays comme un autre de mes compatriotes. Benjamin Constant, disait de la France « tiwn pays ».

�� � LES REVUES ET LES JOURNAUX 639

Mme Gyp n'hésite pas à répliquer (Comœdl\, 28 Mars) :

.... On reste ce que l'on est. Benjamin Constant était Suisse profon- dément.

Un Français n'eût pas fait Adolphe,

li n'y avait pas moyen d'aller plus loin.

��*

  • *

��DANS LE MONDE DES SCIENCES

On peut lire dans I'Annuaire officiel de l'Institut de

France (192 i) :

ASTRONOMIE Prix Pierre Gu\man (100.000 francs).

Ce prix sera donné, sans exclusion de ^nationalité, à celui qui trou- vera le moyen de communiquer avec un astre, c'est-à-dire de faire un signe à un astre et recevoir réponse à ce signe. — J'exclus, a spécifié la fondatrice, la planète Mars, qui paraît suffisamment connue.

  • *

DANS LE MONDE DES THÉÂTRES

Trois discours ,ont été prononcés sur la tombe d'Henry Bataille. M. Robert de Fiers, de l'Académie Française, a dit :

Le théâtre et la poésie, que l'on a peu accoutumé de voir porter les mêmes deuils, son' frappés aujourd'hui d'un même malheur. Ce mira- cle, car c'en est un, il fallait, pour l'accomplir, l'accord parfait de l'es- prit le plus rare et de la sensibilité la plus frémissante : il fallait l'ardente union de l'observation passionnée et du lyrisme intérieur, il fallait Henry Bataille. Jamais ensemble de dons plus éclatants ne fut discipliné par une intelligence plus lumineuse.

Et M. Emile Fabre, au nom du Théâtre-Français :

Un artiste et un poète, en même temps qu'un des plus rares drama- turges du temps présent, voilà ce que fut Henry Bataille ; un artiste à l'imagination ardente, toujours en éveil, aux nerfs sensibles, et, si on peut dire, en vibration perpétuelle ; un poète, pour qui tout ce qu'il voyait et entendait, se tournait tout naturellement en poésie.

M. Henry Bernstein enfin Q

Ici repose le plus pur d'entre nous. Il n'aura convoité que la gloire !

Le journal Comœdia (7 Mars) décrit ainsi la cérémonie :

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Une nef toute tendue de draperies noires ccussonnées d'argent. Un catafalque couvert d'immenses couronnes de roses, de lilas, d'orchi- dées : voici celles du Théâtre de Paris, du Vaudeville.... ; voilà celles des amis et des admiratrices du poète disparu : A Henry, Yvonne ; A Henry, une Amie, M. L.-H. ; A Henry Bataille, Thyra de Marlier.... Une foule nombreuse, si nombreuse que la chapelle de l'avenue Mala- koff ne peut la contenir : les amis d'Henry Bataille, ses interprètes, ses confrères, et mille curieux indécents qui ne craignent pas de se jucher sur des chaises, en pleine église, qui se bousculent pour mieux voir, pour voir quoi ? je vous le demande : une famille éplorée, une femme accablée par la douleur, des amis profondément affligés par la dispari- tion prématurée de l'un des plus grands auteurs dramatiques de ce temps.

MEMENTO

L'Amour de l'Art (Mars) : Despiau, par René Schwob.

Le Correspondant (io Avril) : L'Embellissement de Paris et le démantèlement, par Louis Dimier.

Le Divan (Avril) : La mort de Nane, par P. J. Toulet. (Avril) : f'atrice, par Pierre Girard.

Les Ecrits nouveaux (Mars) : La ceinture, par Paul Valéry ; Mon- tagnes russes, par John Rodker.

Essais CRiTiauES (xe^ Avril) : Le Misanthrope au Théâtre Edouard VII et au Vieux-Colombier, par Azaïs.

Les Etudes (5 Avril) : La Christian Science, par Lucien Roure.

Intentions (Mars) : Hommage à Flaubert, par Jules Romains ; Quatre images d'album, par Marcel Jouhandeau ; (Avril) : Etrange et douloureuse raison d'un projet de mariage, par Marcel Proust.

L'Œuf dur (Mars): Anna et les autres, par Robert flonuert.

Œuvres libres (Avril) : Journal inédit de Tolstoï.

La Revue de Genève (Mars) : Journal de voyage de H. Keyserling ; Méditation sur Baudelaire, par Ch. du Bos.

La Revue Hebdomadaire (i^r Avril) : Gustave Flaubert, par A. Thi- baudet ; (15 Avril) : La mort d'Hippolyte, par J. de Lacretelh.

La Revue de Paris (15 Mars-ier Avril) : Journal intime de Sully Prudhomme ; Stendhal, Balzac et la Chartreuse, par P. Arbelet.

La Revue Universelle (15 Mars) : La langue française et ses périls, par A. Thérive ; A la recherche du style moderne, par Roger Allard. (l'r-i) Avril) : L'amour, les muses et la chasse, par Francis Jammes.

La Semaine Littéraire (8 Avril) : Le succès d'André Gide, par

Ch. Clerc.

Der Neue Merkur (Février) : Marcel Proust, par E. R. Curtius.

LE gérant : GASTON GALLI.MARD. AUBEVlLLr. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

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��SODOME ET GOMORRHE OU MARCEL PROUST MORALISTE

��Il y a entre M. Marcel Proust et Zola un trait de res- semblance : Tous deux ont été, sont et demeureron»: pro- bablement toujours admirés à contre-sens par certains lec- teurs et pré-jugés par les personnes déterminées à ne pas lire les ouvrages sur lesquels il leur plait de garder une opinion de rencontre. A quiconque trouverait irrévéren- cieux pour l'auteur de Swan, ce rapprochement avec le romancier naturaliste, je dirai que, retourné récemment à Nana et à la Curée, j'ai trouvé à la lecture de ces deux romans, surtout du second, plus d'agrément que je n'en espérais. C'est en éprouvant une satisfaction imparfaite qu'il me devint sensible que M. Proust possédait justement tous les dons ou plutôt le charme dont Zola est si cruelle- ment dépourvu. Par la suite, Y\s2ini Sodome et Gomorrhe, je fus spontanément conduit à imaginer ce que fussent deve- nus, entre les doigts qui forcèrent les serrures bourgeoises de Pot-Bouille, un tel sujet et de tels personnages, puis à considérer le sens moral de l'œuvre de M. Marcel Proust.

Sodome, c'est M. de Charlus et Gomorrhe c'est Alber- tine. Entre ces deux figures, chacune étant le centre d'une tragi-comédie dont le spectateur ne fait que percevoir les échos mêlés, le héros du livre, celui qui parle à la pre- mière personne, poursuit son voyage à la recherche du temps perdu.

Le soin qu'il a de placer le mot de vice, lorsqu'il s'en sert pour désigner les goûts de M. de Charlus, entre des gu'lle-

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�� � 642 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mets qui lui ôtent tout sens péjoratif et toute signification morale, marque bien que, dans sa pensée, la tendance des êtres de cette espèce n'a rien d'une perversion. Il suffit du reste de se reporter aux quarante premières pages de Sodome et Gomorrhe et au tableau des hommes-iemmes d'un mou- vement oratoire si ample et si brillant.

Le héros de M. Proust reçoit avec répulsion les avances du baron de Charlus, mais après que l'aventure du giletier lui a révélé la nature vraie de son noble ami, il lui voue une sympathie bizarre, qui prend des nuances changeantes, selon qu'il y mêle plus d'admiration, de pitié ou d'ironie.

Qu'il nous dépeigne M. de Charlus, avec ses cheveux gris, sa moustache teinte et ses lèvres fardées, opérant, sur le quai de la petite gare, sa première conjonction avec le violoniste Morel, c'est d'abord un trait un peu caricatural et comique. Aussi l'intérêt que nous portons à ces person- nages, la curiosité qui nous attache au développement de leur caractère, au jeu de leurs désirs, bref, tous les senti- ments qu'ils peuvent inspirer au lecteur doivent nécessai- rement traverser une première zone de cocasserie où l'aventure dépouille toute équivoque mystérieuse et toute ambiguïté esthétique.

Un semblable souci n'est-il pas comparable à celui que Molière eut, à n'en pas douter, de faire aimer l'honnête misanthropie d'Alceste, sans pour cela le poser en mar- tyr, en reprouvé, ni le proposer en exemple.

Lorsqu'il traite des qualités du cœur et de l'esprit, des vertus sociales, de l'amitié, des tourments délicieux qu'en- gendre la délicatesse du goût, de l'aptitude des êtres à rece- voir ou à donner le bonheur et la souffrance, M. Marcel Proust juge et décide avec la plus grande netteté. Aussi bien ne laisse-t-il passer aucune occasion de venger, avec l'esprit qui est le sien, les griefs communs à tous les hommes sensibles et bons.

Les seuls êtres à l'endroit desquels il laisse percer un mépris sarcastique sont ceux qu'il nous représente comme

�� � SODOME ET GOMORRHE OU MARCEL PROUST MORALISTE 643

incapables de souffrir eux-mêmes ou d'êire une source de plaisir pour autrui. Au contraire, M. de Charlus, le duc de Guermantes, le violoniste Morel, même lorsqu'ils prêtent à rire par les aventures bizarres et grotesques où les entraîne leur penchant, ne sont pas moins éloquents, ni moins tou- chants que les rois et les princesses de Racine. On remar- quera justement que dans son dernier ouvrage, M. Proust a multiplié les citations à'Esther et d'Athalie. C'est, à vrai dire, dans une intention de parodie, mais de semblables allusions auraient un air insolite et choquant si le lecteur ne pouvait retrouver quelque chose de racinien dans les passions qui agitent les héros de Sodome et Gomorrhe.

L'indulgence que l'on sent chez M. Marcel Proust n'est pas faite de scepticisme, elle est comme le reflet de l'intime satisfaction que donne au moraliste la sûreté vérifiée de son diagnostic, alors que chez d'autres psychologues, une amertume constante trahit le trouble où les jette le voisi- nage des passions dont ils ne peuvent se détacher pour les considérer à loisir, où dont l'attrait leur demeure incom- préhensible.

Rien n'est plus significatif, à cet égard, que les gracieux traits de plume dont M. Proust se plaît à fleurir la pointe d'une pensée trop aiguë. Nul ne sait mieux rafraîchir à propos le lecteur oppressé par la révélation d'un instinct obscur, pudiquement méconnu. Loin de se complaire dans le trouble qu'il a suscité il nous rend, grâce à la poésie des mots, à l'invention d'une image divertissante par sa jus- tesse même, le goût de respirer la lumière et l'air libre, tel Pelléas à la sortie du souterrain.

Par exemple, s'il veut exprimer que le désir physique naît parfois au milieu d'un chagrin encore tout vif, M. Proust écrira : « Ne voit-on pas, dans la chambre même « où ils ont perdu un enfant, des époux, bientôt de nou- « veau enlacés, donner un frère au petit mort. » Il serait facile de montrer combien un tel art est le contraire du naturalisme et de l'impressionnisme. M. Proust ne décrit

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les paysages que pour y faire apparaître ce que ses héros y mêlent de leurs propres passions et maint détail pitto- resque est là comme une pierre de touche où ils viennent éprouver la valeur et la force de leurs sentiments. Si l'on nous fait voir le petit chemin de fer côtier, la mer, la plage et les falaises, ou l'hôtel de Balbec, c'est toujours à travers le désir, l'angoisse ou le regret d'un des personnages du drame. Tout ce que peint, tout ce que raconte Proust semble être vu reflété dans leurs propres yeux. Sites ou visages, il ne décrit pas, il révèle. Ainsi surtout d'Albertine : La voici dansant avec une autre jeune fille dans la salle du casino de Balbec : «... Je venais de l'entendre rire. Et ce rire « évoquait aussi les roses carnations, les parois parfumées « contre lesquels il semblait qu'il vînt de se frotter et dont, « acre, sensuel et révélateur comme une odeur de géra- « nium il semblait, etc. » Je ne sais comment, mais cette odeur de géranium semble la matérialisation même du soupçon qui nous est suggéré des mœurs d'Albertine. Nulle autre odeur ne convenait mieux à cette sorte de nostalgie des exilées de Gomorrhe, partout et toujours inquiètes de se reconnaître et de se rejoindre.

Et ce rire d'Albertine qui sonne « comme les premiers ou les derniers accords d'une fête inconnue » ! Jamais on n'avait rendu d'une manière aussi vive, aussi poignante, la sensation qu'un être dont on jouit sans le posséder, est animé d'une vie lointaine, étrangère, mystérieuse aux jeux de laquelle on n'a point de part, et qui pourtant peut deve- nir pour un cœur jaloux et tourmenté la source d'une volupté inavouable. Qu'on me montre dans Adolphe, dans Dominique, des beautés aussi fortes que cet endroit du livre où le héros de M. Proust écoute dans le téléphone, avec la voix d'Albertine, les bruits, l'atmosphère nocturne de l'endroit où elle est, qu'il ignore, et où il sait qu'elle goûte certains plaisirs que lui-même ne peut lui donner.

Avec quelle finesse et quelles nuances nous est peinte sa jalousie, et ce sombre et doux masochisme qui vient, de

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temps à autre, redonner du ton à un amour plus conscient qu'enivré et trop perspicace. Aussi longtemps qu'il demeure incertain des mœurs d'Albertine, nous voyons le héros prêt à s'abandonner à la lassitude, presque au dégoût. Mais c'est dans l'instant même où le doute ne lui est plus permis, où mille petits faits se groupent, où tant de chemins suivis et perdus se recoupent au même point brillant et douloureux qu'il puise dans la certitude même du vice soupçonné en elle, la résolution d'épouser son amie. Oe tellf; ^n? yses passent les bornes de la psychologie romanesque. Elleà déposent en nous tout un résidu d'in- quiétudes et de remords. Il semble qu'à tous les détours du labyrinthe charmant où M. Proust nous entraîne, des miroirs inattendus sollicitent nos regards, pendant que le guide impassible continue son commentaire fleuri. Mais la no- blesse de cœur, la qualité suprême d'intelligence dont témoigne l'art de Marcel Proust a pu faire illusion sur le vrai caractère de sa morale. Le mot de relativité se présente naturellement à l'esprit de quiconque réfléchit à la portée de cette découverte psychologique, celle d'une vérité sou- mise non seulement aux lois du temps et de l'espace, mais encore au rythme plus ou moins accéléré de la vie et de la passion, chez tel ou tel observateur.

Il est évident qu'à la triangulation de Laclos, M. Proust a ajouté des théorèmes nouveaux et des solutions élégantes; faut-il dire qu'il a bouleversé la psychologie, comme on dit qu'Einstein a fait la physique ? Il paraît que certains critiques ont comparé l'œuvre de Proust à celle du savant allemand. Etant de ceux qui n'entendent point les théories de cet illustre mathématicien, je ne puis vérifier la justesse d'un tel rapprochement. Dirai-je pourtant qu'il a quelque chose d'assez séduisant pour l'imagination ? Si la notion de relativité morale peut être déduite d'une œuvre d'ima- gination et de psychologie, n'est-ce pas de celle de Marcel Proust où les points de vue sont multipliés à l'infini, ou

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l'indépendance des sentiments à l'égard des moeurs est rendue sensible, où les terres inconnues de l'inconscient sont réduites à une ceinture mince comme une ligne d'ho- rizon.

ROGER ALLARD

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LA CONFESSION DE STAVROGUINE


Parmi les différents documents et manuscrits de Dostoïevsky découverts récemment dans les archives de l’Académie des Sciences de Petrograd se trouvait le manuscrit d’un chapitre inédit des Possédés, intitulé La Confession de Stavroguine, celui-là même que Katkov, le directeur de la revue le Messager Russe (où parurent en 1870 les Possédés), avait refusé de publier et qu’on croyait définitivement égaré. Ce manuscrit est une copie faite entièrement de la main de la femme de Dostoïevsky. Le texte russe a été publié il y a quelques semaines dans le premier fascicule des Documents pour servir à l’histoire de la littérature (Moscou), ainsi que dans les journaux le Nouveau Monde (de Riga) et le Gouvernail (Berlin). La traduction allemande a paru dans la Gazette de Francfort. Nous donnons ici pour la première fois la traduction française de ces pages extraordinaires qui devaient former le neuvième chapitre de la seconde partie du roman. Nicolaï Vsiévolodovitch Stavroguine est le personnage principal des Possédés ; l’évêque Tikhon, son interlocuteur, ne paraît que dans cet épisode qui forme un tout complet.

(Note du Traducteur)


CHAPITRE IX
CHEZ TIKHON


I

Nicolaï Vsièvolodovitch ne dormit pas cette nuit-là, il resta jusqu’au jour assis sur son divan, dirigeant parfois un regard fixe vers un seul point, vers un coin derrière la commode. Sa lampe brûla toute la nuit. Vers sept heures du matin il s'endormit, toujours assis, et lorsque Alexéï Egorovitch, selon une habitude depuis longtemps prise, entra chez lui à neuf heures et demie sonnantes avec le café du matin et l'éveilla, ouvrant les yeux, il parut désagréablement surpris d'avoir pu dormir si tard. Il but rapidement son café, s'habilla et sortit d'un pas pressé. A la question prudente d'Alexeï Egorovitch : « Quels seront vos ordres ? » — il ne répondit rien. Il traversa les rues, les yeux baissés, profondément absorbé ; par moments seulement, levant le regard, il semblait en proie à une agitation mal définie, mais pénible. A un carrefour, non loin encore de la maison, un groupe d'une cinquantaine d'individus traversa sa route. Ils avançaient, calmes, presque en silence, maintenant un certain ordre dans leurs rangs.

Près de la boutique où il dut attendre un instant quelqu'un lui dit : « Ce sont les ouvriers de Chpigouline. » Il y fit à peine attention. Enfin, vers dix heures et demie, il atteignit la grande porte de notre couvent de la Vierge de Spasso-Evfimi, à la limite de la ville, près de la rivière. Il s'arrêta alors brusquement comme se souvenant de quelque chose, tâta rapidement et anxieusement sa poche de côté et sourit. Etant entré dans la cour, il demanda au premier novice qu'il rencontra, de l'introduire auprès de l'évêque Tikhon, en retraite dans ce couvent. Le novice le conduisit avec force saluts. Au bout d'un long bâtiment à deux étages un gros moine à cheveux gris s'empara impérieusement de sa personne et le conduisit à travers un long corridor, sans cesser de le saluer (comme il était très gros, il ne pouvait s'incliner bas, mais il secouait la tête d'un mouvement court et régulier). Bien que Stavroguine le fît spontanément, il l'invitait sans cesse à le suivre. Il ne cessait aussi de poser des questions et parlait du père archimandrite ; n'obtenant aucune réponse, il se faisait de plus en plus respectueux. Stavroguine remarqua qu'on le connaissait dans le couvent, bien qu'autant qu'il pût se rappeler, il n'y eût plus pénétré depuis son enfance. Quand les deux hommes furent parvenus à la porte au bout du corridor, le moine l'ouvrit d'une main autoritaire, demanda familièrement au domestique immédiatement accouru si l'on pouvait entrer et sans même attendre la réponse, ouvrit largement la porte et s'inclinant laissa passer « son cher hôte ». Remercié, il disparut immédiatement, comme s'il avait pris la fuite.

... Nicolaï Vsièvolodovitch entra dans une chambre étroite, et presque aussitôt dans l'encadrement de la porte de la chambre voisine apparut un homme grand et maigre, âgé d'une cinquantaine d'années, vêtu d'une soutane grossière, l'aspect quelque peu maladif, le regard étrange, timide, un sourire indécis sur les lèvres. C'était ce Tikhon, dont Nicolaï Vsièvolodovitch avait entendu parler pour la première fois par Chatov et sur le compte duquel il avait ensuite recueilli plusieurs renseignements. Ces renseignements étaient contradictoires, mais avaient tous un trait commun : ceux qui aimaient Tikhon et ceux qui ne l'aimaient pas (il y en avait aussi) taisaient quelque chose en lui : ceux qui ne l'aimaient pas — par dédain, et ses partisans, même ardents — par une sorte de discrétion ; on semblait vouloir cacher certaines choses en lui, une faiblesse, une manie innocente. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit qu'il habitait au couvent depuis six ans déjà et qu'on venait souvent l'y visiter (des gens du peuple, mais aussi des personnes du plus haut rang), qu'il avait d'ardents admirateurs, même à Petersbourg, mais surtout des admiratrices. Mais il entendit aussi déclarer par un des membres les plus âgés et les plus importants de notre club, par un homme vraiment religieux : « Ce Tikhon est presque fou ; c'est en tout cas un être tout à fait nul et sans doute un ivrogne. » J'interviendrai ici pour dire que cette dernière accusation était complètement tifiée, et que Tikhon ne souffrait que d'un rhumatisme dans les jambes et, quelquefois, de convulsions nerveuses. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit aussi que, soit par suite de sa faiblesse de caractère, soit par suite d'une distraction inexcusable et incompatible avec sa « dignité », l'évêque en retraite n'avait pas réussi à imposer au couvent un grand respect. On disait même que le père archimandrite, homme austère et très strict en tout ce qui concernait ses devoirs de prieur, et qui, de plus, était connu pour sa science, nourrissait contre Tikhon un certain sentiment d'hostilité et blâmait (à vrai dire pas directement) sa vie relâchée et ce qu'il appelait « ses hérésies ». Les moines aussi traitaient l'évêque malade, sinon avec dédain, tout au moins avec une certaine familiarité.

Les deux chambres qui formaient l'appartement de Tikhon étaient meublées quelque peu étragement. Près de meubles anciens et lourds garnis de cuir éraillé, on remarquait quelques jolis objets : un fauteuil très riche et confortable, une grande table à écrire d'un travail admi- rable, une élégante armoire à livres, des tables, des éta- gères. C'étaient autant de cadeaux. A côté d'un riche tapis de Boukhara des nattes étaient jetées. Il y avait quelques gravures « mondaines », mythologiques et, occupant tout un coin, des icônes recouvertes d'or et d'argent et dont une, très ancienne, contenait des reliques. La bibliothèque aussi, disait-on, était composée avec trop d'éclectisme : à côté des œuvres des pères de l'église et des saints, il y avait là des pièces de théâtre « et peut-être pis encore ».

Après les premiers compliments, échangés, on ne sait pourquoi, avec une gêne évidente et très indistinctement, Tikhon fit entrer son hôte dans le cabinet de travail et le fit asseoir sur le divan, en face de la table ; lui-même s'installa tout près, dans un fauteuil en osier. Nicolaï Vsièvolodovitch dominé par une émotion intérieure gardait un air très distrait. 11 semblait avoir pris une décision extraordinaire, inéluctable, mais en même temps irréaSon regard parcourut la chambre ; mais il ne remarquait pas ce qu’il voyait ; il songeait, mais ne savait certainement pas à quoi. Le silence le réveilla et il lui sembla soudain, que Tikhon, confus, avait abaissé les yeux et qu’il avait même eu un sourire étrange, inutile. Cela souleva immédiatement en lui un dégoût. Il voulut se lever et partir, d’autant plus que Tikhon, à son avis, était complètement ivre. Mais celui-ci leva tout à coup les yeux et le regarda d’un regard si ferme, si chargé de pensée et, en même temps, si inattendu, si énigmatique, qu’il tressaillit presque. Il lui sembla que Tikhon savait déjà pourquoi il était venu, qu’il était déjà prévenu (bien que personne au monde ne pût connaître la raison de sa visite) et que, s’il ne parlait pas le premier, c’était parce qu’il le ménageait et craignait de l’humilier.

— Vous me connaissez ? questionna-t-il brusquement, d’une voix saccadée. Me suis-je présenté ou non en entrant ? Je suis si distrait...

— Vous ne vous êtes pas présenté, mais j’ai eu le plaisir de vous voir une fois, il y a quatre ans de cela, dans ce même couvent, par hasard.

Tikhon parlait très lentement, d’une voix égale, douce, prononçant chaque mot clairement, distinctement.

— Vous dites que je suis venu ici il y a quatre ans ? répondit Nicolaï Vsièvolodovitch presque grossièrement. Je n’y suis venu que lorsque j’étais encore enfant ; vous n’y étiez donc pas...

— Peut-être avez-vous oublié ? observa prudemment et sans insister Tikhon.

— Non, je n’ai pas oublié ; ce serait ridicule de ne pas se souvenir, insista avec une sorte d’exagération Stavroguine. Vous avez entendu parler de moi probablement, vous vous êtes fait une certaine idée ; et maintenant vous vous imaginez m’avoir vu.

Tikhon se tut. Nicolaï Vsièvolodovitch remarqua alors que son visage était parcouru parfois par une sorte de frisson nerveux, indice d’une ancienne faiblesse nerveuse.

— Je vois seulement que vous n’êtes pas bien portant aujourd’hui, dit-il, et il vaudrait mieux, peut-être, que je m’en aille.

Il se leva même.

— Oui, hier et aujourd’hui, j’ai ressenti de violentes douleurs dans les jambes et j’ai peu dormi cette nuit.

Tikhon s’arrêta. Son hôte retomba brusquement dans sa vague songerie. Le silence dura longtemps, deux minutes à peu près.

— Vous m’observez, demanda tout à coup anxieusement et avec méfiance Stavroguine.

— Je vous regardais et me rappelais les traits du visage de votre mère. Malgré la dissemblance extérieure il y a une grande ressemblance intérieure, spirituelle.

— Aucune ressemblance, surtout spirituelle. Ab-so-lument aucune, fit, s’alarmant de nouveau et sans aucune nécessité, Nicolaï Vsièvolodovitch, qui insista exagérément, sans savoir lui-même pourquoi. — Vous dites cela comme ça... par compassion pour ma situation. Bêtises !... lança-t-il soudain. Mais quoi ? est-ce que ma mère vient chez vous ?

— Oui.

— Je ne le savais pas. Jamais elle ne m’en a rien dit. Souvent ?

— Presque chaque mois ; et plus souvent parfois.

— Jamais, jamais je n’en ai rien su. Rien. Mais vous ? vous avez certainement appris d’elle que j’étais fou ? ajouta-t-il brusquement.

— Non, elle ne m’a pas parlé de vous tout à fait comme d’un fou. D’ailleurs, j’ai déjà entendu parler de cette chose ; mais cela venait d’autres personnes.

— Vous avez certes une bonne mémoire si vous pouvez vous souvenir de pareilles vétilles. Et du soufflet, n’avez-vous rien entendu dire ?

— Si, quelques mots !

— C’est-à-dire tout. Vous avez beaucoup de temps de reste. Et du duel, vous en a-t-on parlé ?

— Du duel aussi.

— Vous apprenez beaucoup de choses ici. Voilà où les journaux sont inutiles. Chatov vous a-t-il parlé de moi ? Eh bien ?

— Non. Je connais Monsieur Chatov, mais il y a longtemps que je ne l’ai pas vu.

— Hum ! Qu’est-ce que cette carte que vous avez là ? Oh ! La carte de la dernière guerre. Quel besoin en avez-vous, vous ?

— Je l’étudiais avec le texte en regard. C’est une description extrêmement intéressante.

— Montrez ! Oui, ce n’est pas mal décrit. Etrange lecture, pourtant, pour vous.

Il attira le livre vers lui et y jeta un regard. C’était une histoire très détaillée et très bien faite de la dernière guerre, écrite d’ailleurs d’un point de vue non spécialement militaire, mais général et littéraire. Il tourna et retourna le livre, puis le rejeta avec impatience.

— Je ne sais décidément pas pourquoi je suis venu ici, prononça-t-il d’un air dégoûté en regardant Tikhon droit dans les yeux, comme s’il attendait de lui une réponse.

— Vous aussi vous ne paraissez pas bien portant.

— En effet, je ne suis pas bien.

Et soudain il se mit à raconter, en courtes phrases entrecoupées difficiles même parfois à comprendre, qu’il avait d’étranges hallucinations, surtout la nuit, qu’il voyait parfois, ou sentait auprès de lui une sorte d’être méchant, railleur et « raisonnable » qui lui apparaissait sous différents aspects, avec différents caractères, « mais c’est toujours le même, et j’enrage toujours... »

Bizarres et confuses étaient ces révélations qui paraissaient vraiment être le fait d’un dément. Mais Nicolaï Vsièvolodovitch parlait en même temps avec une franchise si extraordinaire, avec une sincérité si étrangère à son caractère qu’il semblait que l’homme ancien avait complètement et subitement disparu en lui. Il n’eut aucune honte à exprimer la crainte que lui causait son fantôme. Mais tout cela ne dura qu’un instant et ces dispositions disparurent aussi inopinément qu’elles étaient apparues.

— Des bêtises tout cela, dit-il avec dépit, en se ressaisissant. J’irai voir le docteur.

— Allez-y, il le faut absolument, confirma Tikhon.

— Vous parlez bien affirmativement. Vous en avez vu des gens comme moi, avec ce genre d’hallucination ?

— Oui, j’en ai. vu, mais très rarement. Je m’en rappelle un ; c’était un officier, après la perte de sa femme qui avait été pour lui une compagne incomparable. J’ai entendu parler d’un autre. Tous les deux ont été guéris à l’étranger... Y a-t-il longtemps que vous êtes sujet à ces choses là !

— Un an à peu près. Mais tout cela ce sont des bêtises. J’irai chez le docteur. Bêtises ! Bêtises ridicules ! C’est moi-même sous différents aspects, et voilà tout. Puisque je viens d’ajouter cette phrase, vous allez certainement penser que je continue à douter et que je ne suis pas sûr que c’est vraiment moi, et non pas le diable.

Tikhon le regarda interrogativement.

— Et... vous le voyez réellement, demanda-t-il, je veux dire sans conserver du tout l’idée que c’est une hallucination mensongère et maladive ; voyez-vous réellement une image quelconque ? — C’est étrange que vous insistiez là-dessus, quand je vous ai déjà expliqué ce que je voyais, répondit Stavroguine dont l’irritation croissait de nouveau à chaque mot... Je vois certainement, comme je vous vois... Parfois je vois et ne suis pas sûr de voir, bien que je sache que c’est la vérité : c’est moi ou bien lui... Bêtises ! Mais est-ce qu’il vous est impossible de supposer que c’est véritablement le diable ? ajouta-t-il en riant et en tombant trop brusqu ement dans un ton railleur. Ce serait plus conforme à votre profession ?

— La maladie est plus probable, pourtant...

— Quoi, pourtant ?

— Les démons existent, sans aucun doute ; mais on peut les concevoir de différentes façons.

— Vous avez de nouveau baissé les yeux, reprit Stavroguine sur un ton irrité et moqueur, parce que vous êtes honteux pour moi que je puisse croire au diable et que, jouant l’incrédulité, je vous pose astucieusement la question : Existe-t-il réellement ou non ?

Tikhon eut un sourire vague.

— Et vous savez ? Cela ne vous va pas du tout de baisser les yeux : ce n’est pas naturel, c’est ridicule, c’est maniéré. Eh bien, pour compenser cette grossièreté je vous dirai sérieusement, avec impudence : oui, je crois au diable. Je crois canoniquement ; je crois au diable personnel, et non allégorique, et je n’ai nul besoin de questionner ; voilà, c’est tout. Vous devez être extraordinairement heureux. — Il éclata d’un rire forcé, nerveux. Tikhon le fixa curieusement d’un regard très doux, quelque peu timide, semblait-il.

— Croyez-vous en Dieu ? jeta brusquement Stavroguine.

— Je crois en Dieu.

— Mais il est dit : si tu crois et si tu ordonnes à la montagne de marcher, elle marchera... Bêtises d’ailleurs ! Je suis curieux de le savoir pourtant : pouvez-vous faire marcher la montagne ?


— Oui, si Dieu l’ordonne, prononça avec douceur et réserve Tikhon, abaissant de nouveau les yeux.

— Alors c’est comme si Dieu lui-même la mettait en marche. Non, vous-même, vous-même, en récompense de votre foi en Dieu ?

— Peut-être que oui.

— Peut-être ! — Ce n’est pas mal. Pourquoi doutez-vous ?

— Je ne crois pas tout à fait.

— Comment ? Vous ? Pas tout à fait ?

— Oui... il se peut que ma foi ne soit pas parfaite.

— Mais au moins vous croyez qu’avec l’aide de Dieu vous la ferez marcher ; ce n’est pas mal. C’est tout de même mieux que le « très peu » d’un archevêque, il est vrai, sous le couteau. Vous êtes certainement chrétien ?

— Que je n’aie pas honte de ta croix, Seigneur, fit Tikhon presque dans un murmure, avec une sorte de passion et en inclinant la tête encore plus bas. Les commissures de ses lèvres se mirent tout à coup à trembler nerveusement.

— Mais peut-on croire au diable tout en ne croyant pas tout à fait en Dieu ?

— Oh, c’est très possible et cela arrive souvent. Tikhon releva les yeux et sourit aussi.

— Et je suis certain que vous considérez une telle foi comme plus respectable que l’incrédulité complète. Oh pope ! — éclata de rire Stavroguine. Tikhon lui sourit de nouveau.

— Au contraire, l’athéisme complet est plus respectable que l’indifférence des gens du monde, répliqua-t-il gaiement et simplement.

— Ho ! ho ! comme vous y allez 1

— L’athée parfait occupe l’avant-dernier échelon qui précède la foi parfaite (fera-t-il ou non ce dernier pas ? c’est autre chose) ; l’indifférent au contraire ne possède aucune foi, mais seulement une mauvaise crainte.

— Pourtant, vous-même... vous avez lu l’Apocalypse ?

— Oui.

— Vous souvenez-vous : « Ecris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée » ?

— Je me souviens. Charmantes paroles !

— « Charmantes » ? Quelle étrange expression pour un évêque. En général, vous êtes un original. Où est le livre ? s’agita tout à coup Stavroguine, en cherchant des yeux le livre sur la table. Je voudrais vous lire ; y a-t-il une traduction russe ?

— Je connais ce passage, je m’en souviens très bien, prononça Tikhon.

— Vous le connaissez par cœur ? Lisez !

Il baissa vivement les yeux, mit ses mains à plat sur ses genoux et, tendu, s’apprêta à écouter. Tikhon prononça, se rappelant chaque mot :

— Et écris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée :

« Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véritable, le commencement de la création de Dieu :

« Je connais tes œuvres. Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid, ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. Parce que tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, et je n’ai besoin de rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu, je te conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche, et des vêtements blancs, afin que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas, et un collyre pour oindre tes yeux, afin que tu voies. »

— Assez, interrompit Stavroguine ; c’est pour le juste milieu, n’est-ce pas, pour les indifférents ? Vous savez, je vous aime beaucoup.

— Et moi aussi, répondit à mi-voix Tikhon.

Stavroguine se tut et brusquement retomba dans sa rêverie de tantôt. Cela se répétait pour la troisième fois, comme une sorte d’accès. C’est dans une de ces crises qu’il jeta à Tikhon : « Je vous aime. » En tout cas, ce fut d’une façon inattendue pour lui-même. Plus d’une minute se passa.

— Ne te fâche pas — murmura Tikhon, effleurant à peine du doigt le coude de Stavroguine, et comme si lui-même avait peur. Stavroguine eut un sursaut et fronça les sourcils, irrité

— Pourquoi avez-vous pensé que j’étais fâché ? demanda-t-il rapidement. Tikhon voulut parler, mais il l’interrompit, saisi d’une émotion incompréhensible :

— Pourquoi assez-vous supposé que j’étais nécessairement fâché ? Oui, j’étais irrité, vous avez raison, et justement parce que je vous avais dit que je vous aimais. Vous avez raison. Mais vous êtes un cynique grossier. Vous avez une opinion trop basse de la nature humaine. Cette colère aurait pu ne pas s’éveiller si vous aviez eu à faire à un autre que moi… D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un homme quelconque, mais de moi. Et, tout de même, vous êtes un original, un innocent.

… Il s’excitait de plus en plus et, chose étrange, n’avait plus de retenue dans ses paroles.

— Ecoutez bien, je n’aime pas les psychologues, et les espions, ceux d’entre eux, au moins, qui veulent s’introduire dans mon âme. Je n’appelle personne, je n’ai besoin de personne, je m’arrangerai tout seul. Croyez-vous que j’aie peur de vous ? — Il éleva la voix et releva la tête en un mouvement de défi. — Vous êtes tout à fait certain que je suis venu vous confesser un terrible secret et vous l’attendez avec toute la curiosité monastique dont vous êtes capable. Eh bien, sachez que je ne vous découvrirai rien, aucun secret, parce que je n’ai nul besoin de vous.

Tikhon le regarda fermement.

— Vous avez été frappé de voir que l’Agneau préfère les froids aux tièdes, dit-il, vous ne voulez pas être tiède. Je sens qu’une décision extraordinaire, horrible peut-être, s’empare de vous. Si c’est ainsi, je vous en supplie, ne vous tourmentez plus et dites tout ce dont vous étiez plein eu venant.

— Et vous êtes sûr que je suis venu avec quelque chose ?

— Je l’ai deviné… d’après votre visage, murmura Tikhon, les yeux baissés. Nicolaï Vsièvolodovitch était un peu pâle, ses mains tremblaient légèrement. Pendant quelques secondes il fixa silencieusement Tikhon, paraissant se décider définitivement. Enfin, il retira de la poche de côté de sa redingote des feuillets imprimés et les posa sur la table.

— Ces feuillets sont destinés à être répandus, prononça-t-il d’une voix quelque peu entrecoupée. S’ils sont lus ne fût-ce que par une personne, sachez bien que je ne les cacherai pas et que tous les liront. C’est décidé. Je n’ai nul besoin de vous, car j’ai tout décidé. Mais lisez... Pendant que vous lirez, ne dites rien et quand vous aurez fini, dites tout…

— Faut-il lire ? demanda Tikhon, indécis.

— Lisez ! Je suis parfaitement calme depuis longtemps déjà.

— Non, sans lunettes je ne distingue rien ; les caractères sont très petits ; cela a été imprimé à l’étranger.

— Voilà les lunettes. — Stravroguine les prit sur la table et les lui tendit ; puis il se rejeta en arrière et s’appuya au dossier du divan.

Tikhon se plongea dans la lecture.


C’était cinq feuilles brochées de papier à lettre de petit format qui avaient été en effet imprimées secrètement à l’étranger, probablement dans une imprimerie russe clandestine ; à première vue les feuillets ressemblaient beaucoup à des proclamations. En tête on lisait : de la part de Stavroguine.

Je cite ce document textuellement dans ma chronique (il faut croire que beaucoup le connaissent déjà maintenant). Je me suis permis seulement de corriger les fautes d’orthographe, assez nombreuses, et qui m’ont même étonné, car l’auteur était malgré tout un homme cultivé et qui avait beaucoup de lecture (comparativement). Quant au style, je l’ai laissé tel quel, malgré ses incorrections et même ses incohérences. Il est évident en tout cas que l’auteur n’est pas un écrivain. Je me permets encore une autre observation, en devançant ainsi les faits.

A mon avis ce document est l’œuvre de la ma ladie, l’œuvre du diable qui s’était emparé de cet homme. Ainsi un malade souffrant de douleurs violentes s’agite désespérément dans son lit cherchant une position qui, ne fût-ce que pour un instant, calmera sa douleur ou, si elle ne l’allège pas, la remplacera tout au moins par une autre, pour une minute au moins. Et alors, il n’est évidemment plus question de savoir si ce changement est beau ou raisonnable. Ce qui domine dans ce document, c’est le besoin formidable, sincère de châtiment, la recherche de la croix à porter, du châtiment public. Mais cette soif de crucifiement vit dans un être qui n’a pas foi dans la croix. « Et cela seul déjà représente une idée », comme s’exprima un jour Stepan Trofimovitch, à propos d’autre chose d’ailleurs.

D’autre part, il y a dans ce document quelque chose de violent, de provocant, un certain défi, bien qu’il ait été écrit dans un tout autre dessein. L’auteur déclare qu’il « n’a pas pu » ne pas écrire, qu’il a été « obligé », et cela est fort probable. Il aurait été heureux de pouvoir écarter de lui ce calice ; mais cela lui a été vraiment impossible, et alors il a encore profité de cette occasion pour donner cours à sa violence. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de remplacer une souffrance par une autre. Et voilà qu’il lui semble que la lutte contre la société lui apportera un certain soulagement et il lui lance son défi. Le fait même d’avoir écrit ce document est un défi inattendu, un manque de respect envers la société. Il s’agit pour l’auteur de provoquer au plus vite un adversaire quelconque...

Et qui sait, il se peut fort que tout cela, c’est-à-dire ces feuillets destinés à être publiés appartiennent au même ordre de faits que la morsure à l’oreille du gouverneur ! Pourquoi cette idée me vient-elle aujourd’hui, quand tout s’est déjà expliqué, je ne peux le comprendre. Je n’apporte aucune preuve d’ailleurs et ne peux affirmer que le document est faux, c’est-à-dire imaginé de toutes pièces. Le plus vraisemblable est que la vérité est entre ces extrêmes... D’ailleurs, je devance trop les faits ; il vaut mieux s’en référer au document même. Voilà donc ce que lut Tikhon.

« De la part de Stavroguine.

« Moi, Nicolaï Stavroguine, officier en retraite, j’ai passé les années 186... à Pétersbourg en m’adonnant à la débauche dans laquelle je ne trouvais pas de satisfaction. J’eus alors pendant un certain temps trois logements : dans l’un je demeurais moi-même avec une domestique qui faisait mon ménage ; Marie Lébiadkina, aujourd’hui ma femme devant la loi, y habitait également. J’avais loué les deux autres logements pour y recevoir mes maîtresses : dans l’un je recevais une dame qui m’aimait et dans l’autre sa femme de chambre, et mon désir en ce temps-là était de les faire se rencontrer toutes les deux, la dame et la fille, chez moi. Connaissant bien leur caractère, j’augurais beaucoup d’agrément de cette stupide plaisanterie. Afin de préparer à l’aise cette rencontre, je devais me rendre souvent dans un de ces deux appartements, situé dans une vaste maison, rue Gorokhovaia ; c’est là que venait la femme de chambre. J’y occupais chez des petits bourgeois russes, une chambre au quatrième étage. Mes propriétaires en occupaient une autre plus petite, si petite même que la porte qui nous séparait devait toujours rester ouverte ; c’était justement ce que je voulais. Le mari, en long caftan, barbu, travaillait dans un bureau ; il partait le matin et ne revenait que la nuit. La femme, âgée d’une quarantaine d’années, cousait et réparait les vieux habits ; elle sortait souvent vendre et porter son travail chez ses clients. Je restais donc seul avec leur fille, une enfant. On l’appelait Matriocha. La mère l’aimait, mais la battait souvent et criait sur elle comme c’est l’habitude chez ces femmes. Cette petite me servait et faisait ma chambre derrière le paravent. Je déclare avoir oublié le numéro de la maison. Maintenant, renseignements pris, je crois que la vieille maison a été démolie et que sur l’emplacement de deux ou trois maisons anciennes, on en a bâti une nouvelle, très grande. J’ai également oublié le nom de mes propriétaires ; il se peut d’ailleurs que je ne l’aie jamais su. Je me souviens qu’on appelait la femme Stepanida ; quant à son nom à lui — je ne me le rappelle pas. Où sont-ils maintenant ? — Je ne le sais pas du tout. Je suppose que si l’on se met à chercher et à recueillir des renseignements à la police de Pétersbourg, on finira par retrouver leur trace. Le logement donnait sur la cour ; il en occupait un coin. Cela se passait en juin. La maison était peinte en bleu pâle.

Un jour mon canif disparut de ma table ; je n’en avais d’ailleurs pas besoin ; il ne me servait à rien. J’en parlai à ma propriétaire, ne supposant nullement qu’elle fouetterait sa fille ; mais elle venait de crier sur elle à cause d’un torchon disparu et dont elle soupçonnait que l’enfant s’était servie pour fabriquer une poupée ; elle l’avait même tirée par les cheveux. Quand ce même torchon se retrouva plus tard sous la nappe, la fillette ne voulut pas prononcer un mot de reproche et resta silencieuse. J’observai qu’elle le faisait exprès et m’en souvins, parce que c’est alors que pour la première fois je remarquai le visage de l’enfant qui jusqu’ici ne faisait que passer devant mes yeux. Elle était d’un blond pâle, avec des taches de rousseur ; un visage ordinaire ; mais il y avait en lui quelque chose de très enfantin et de calme, d’extrêmement doux et calme. La mère était mécontente qu’elle ne lui lit pas de reproches et se tût ; c’est alors justement qu’arriva l’histoire du canif. La femme fut prise de rage d’avoir pour la première fois battu injustement sa fille ; elle saisit des verges dans un balai et sous mes yeux même elle fouetta l’enfant jusqu’au sang bien qu’elle entrât déjà dans sa douzième année. Matriocha ne cria pas sous les verges parce que j’étais là debout certainement ; mais à chaque coup elle sanglotait étrangement ; elle continua à sangloter encore pendant toute une heure. L’exécution terminée, je découvris tout à coup le canif sur mon lit, dans la couverture ; je le mis en silence dans la poche de mon gilet et quand je lus dehors, je le jetai loin dans la rue, afin que personne ne sût rien. Je sentis immédiatement que je venais de commettre une lâcheté, mais je sentis aussi un certain plaisir car une idée me traversa brusquement et me brûla, tel un fer rouge, et je m’y attardai. Je remarquerai à ce propos que maintes fois déjà j’avais été possédé presque jusqu’à la démence par divers mauvais sentiments dans lesquels je m’obstinais passionnément, mais jamais jusqu’à m’oublier complètement. Lorsque même leur ardeur me consumait, je pouvais toujours les vaincre, les arrêter, même lorsqu’ils atteignaient leur plus puissant développement ; mais il est rare que je voulusse le faire. Je déclare en même temps que je ne cherche pas à plaider l’irresponsabilité, en me référant à l’influence du milieu, ou bien aux maladies.

J’attendis ensuite deux jours. Après avoir pleuré, l’enfant devint encore plus silencieuse ; contre moi, j’en suis sûr, elle n’avait aucun mauvais sentiment, bien qu’elle ressentît certainement quelque honte d’avoir été ainsi punie sous mes yeux. Mais, en enfant soumise, elle s’accusait elle-même pour cette honte. Je l’indique parce que c’est très important pour mon récit... Je passai ensuite trois jours dans mon appartement principal. C’était une maison meublée, où l’on respirait une mauvaise odeur de mangeaille, toujours pleine de monde : petits fonctionnaires, employés sans place, médecins sans clientèle, toute sorte de Polonais, toujours empressés autour de moi. Je me souviens de tout. Je vivais dans cette Sodome très solitaire, solitaire intérieurement, mais toujours entouré d’une bande bruyante de « camarades », extrêmement dévoués et qui m’adoraient presque à cause de mon porte-monnaie. Je pense que nous faisions beaucoup de vilenies ; les autres locataires avaient même peur de nous, c’est-à-dire qu’ils continuaient à être aimables malgré nos polissonneries et nos bêtises, parfois même impardonnables. Je le répète. Je caressais même avec un certain plaisir l’idée d’être déporté en Sibérie ; je m’ennuyais tellement que j’aurais pu même me pendre ; si je ne me pendis pas, c’est que j’espérais encore quelque chose, comme durant toute ma vie. Je me souviens que je m’occupais alors de théologie, et très sérieusement même. Cela arriva à me distraire quelque peu ; mais je m’ennuyais encore plus après. Quant à mes sentiments sociaux, ils se réduisaient au désir de placer de la poudre aux quatre coins et de faire tout sauter à la fois, si seulement cela avait valu la peine. D’ailleurs, sans nulle méchanceté, mais simplement parce que je m’ennuyais beaucoup ; pas autre chose. Je ne suis nullement socialiste. Je suppose que c’était une maladie. A ma question plaisante : « N’existe-t-il pas de gouttes quelconque pour activer l’énergie civique ? » le docteur Dobrolioubov, échoué, sans place, avec une nombreuse famille dans notre maison meublée, me répondit une fois : « Pour exciter l’énergie civique, il n’y en a pas, je crois, mais en ce qui concerne l’énergie criminelle, il s’en trouverait, peut-être. » Et ce calembour lui fit grand plaisir, bien qu’il fût terriblement pauvre et chargé d’une femme enceinte et de deux petites filles affamées. D’ailleurs, si les gens n’étaient pas satisfaits d’eux-mêmes, personne ne voudrait vivre.

Trois jours se passèrent encore et je retournai à la Gorokhovaïa. La mère se préparait à sortir avec un gros paquet ; le père n’était pas a la maison, naturellement ; je restai donc seul avec Matriocha. Les fenêtres (dans la cour) étaient ouvertes. Il y avait beaucoup d’artisans, dans la maison et tous les étages retentissaient du bruit des marteaux et des chansons. Une heure s’était déjà écoulée. Matriocha était assise le dos tourné dans son coin, sur un petit banc ; elle cousait quelque chose. Tout à coup elle se mit à chanter, doucement, très doucement ; cela lui arrivait parfois. Je tirai ma montre ; il était deux heures. Mon cœur se mit à battre fortement. Je me levai et commençai à m’approcher d’elle. Les fenêtres étaient garnies de géraniums ; le soleil était ardent. Je m’assis silencieusement à côté d’elle, sur le plancher. Elle tressaillit, eut épouvantablement peur au premier instant et se dressa brusquement. Je pris sa main et l’embrassai, la fis se rasseoir sur son banc et la regardai fixement dans les yeux. Que je lui eusse embrassé la main — cela la fit rire comme une enfant ; mais un instant seulement, car elle se dressa de nouveau, saisie d’une telle épouvante qu’une convulsion passa son visage. Elle me regarda avec des yeux atrocement fixes, tandis que ses lèvres se mettaient à trembler comme si elle allait pleurer. Mais elle ne cria pourtant pas. Je lui embrassai encore une fois la main et la pris sur mes genoux. Elle eut alors un mouvement subit de recul et sourit honteusement, mais d’un sourire oblique. Tout son visage rougit de honte. Je ne cessai de rire et de lui murmurer quelque chose. Enfin, il se produisit une chose si étrange que jamais je ne l’oublierai et qu’elle me frappa d’étonnement. La petite fille entoura mon cou de ses deux bras et se mit elle-même à m’embrasser ardemment. Son visage exprimait le ravissement. Je me levais presque furieux ; cela m’était désagréable de la part de ce petit être, et puis, j’eus aussi subitement pitié... »

Le feuillet finissait là et la phrase s’interrompait. Il se passa alors un fait qu’il est nécessaire de relater. STANCES A LA RIVIÈRE SORGUE

��Sargue, belle rivière allongée et glissante,

Oui romps à tes contours Les chemins et l'ombrage où ton onde pressante

Commence son décours ;

Irai-je une autre fois rn asseoir sur cette rive,

Et ton miroir secret, Pourrai-je retrouver la couleur fugitive

Que le vent lui prêtait ?

C'est là, non loin du gouffre où tu reprends naissance,

Que, par un jour d'été, Pour mieux voir à travers ta liquide abondance,

Je me suis arrêté.

Là, sans jamais tarir, tu f amasses, formée

De cent ruisseaux épars Qui viennent par surcroît ta nappe accoutumée

Grossir de toutes parts.

Puis, à toi seule enfin convertie et rendue.

Tu montres jusqu'au fond Leur confuse affluence égale et répandue

Sur ton bassin profond.

�� � STANCES A LA RIVJÈRE SORGUE 667

Ainsi tu f épanchais, et l'unanime espace

Où ton nom s'accomplit. Laissait, d'un prompt regard, monter à la surface

La^ hauteur de ton Ut.

Si bien qu'on ne savait, ou de ta transparence

Ou de ton élément, Qui des deux imprimait à leur commune essence

Le premier mouvement.

Et c'est alors, penché sur la molle prairie

Aux flexibles réseaux. Dont la cime innombrable à ton courant nourrie

S'incline sous les eaux,

Qu'elle affleura vers moi comme une ombre au passage,

Celle-là qui depuis, Tient tout mon être, avec son ondukuse ima^e.

Plein d'amoureux ennuis.

Elle avait la longueur sinueuse et timide

Des Sources aux beaux bras Que Jean Goujon coulait dans leur marbre fl-ui de

Et leur chaste embarras ,

Ces négligentes mains, ces membres que décore

La grâce, de ses traits. Et qui vont emprufitant à leur contrainte encore

De plus rares attraits.

Et ces jambes aussi de chasseresse antique.

Ces pudiques genoux Qu'on devine plutôt au pli de la tunique,

Sous leur voile jaloux.

�� � 668 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tantôt, à même Fonde et sa fuite indolente,

N'ayant, sayis autres soins. Que sa blancheur native aux nymphes ressemblante

Et moi pour seuls témoins,

Je la voyais se fondre et tantôt transparaître

Au soleil de nouveau, Puis, s' évanouis sajit, l'instant d'après renaître

De son glauque berceau,

Ou bien droite, et son corps supportant tout entière,

Sur sa pointe élancé. Sa beauté tout ensemble et noble et familière

A son orteil dressé.

Mais lorsque, de plus près, pour la sentir pressée

Et souple entre mes doigts, J'eus, vers ses jeunes flancs, dans le vide avancée

La moitié de mon poids,

Au lieu de ramener l'enfantine sirène

D'en bas contre mon sein, Rien qu'un peu d'eau, mêlé d'un peu d'herbe incertaine,

Me resta dans la main.

Rien n'avait retenu ses traces expirées

En invisibles jeux. Ni cette joue étroite et ces boucles dorées.

Ni l'aT^iir de ces yeux.

Ni cette lente épaule, et ces lèvres muettes

Dont la tendre langueur, Comme un baiser gonflé de larmes toutes prêtes ,

S'enfonçait dans mon cœur.

�� � STANCES A LA RIVIERE SORGUE 66^

Et je doute, aujourd'hui que son lointain visage

En moi pleure et sourit, Quelle forme entrevue, ou quel autre mirage

Mt ravissait l'esprit.

Sinon toi-mcme, Sorgue, au regard devenue

Ton fantôme charmant Et l'intime reflet de ta naïade nue

Qui scintille un moment,

Avant que d'aller faire une fin magnanime

Au fleuve immense et fier Dont la course avec lui t'emporte vers l'abime

De l'éternelle mer.

FRANÇOIS-PAUL ALIBERT

�� � PIERRE BENOIT

��Tenter de discréditer Pierre Benoît est une entreprise vaine de la part d'un critique. Il risque le reproche de spéculer sur la célébrité de l'auteur de V Atlantide pour s'y tailler quelque réclame personnelle et, loin d'enlever un seul lecteur à Pierre Benoît, sans doute lui en procurerait- il de nouveaux. Il 5' a dans le Manuel de littérature fran- çaise de M. Gustave Lanson au moins une phrase qui mérite de durer, c'est celle qui a trait au démolissage de M. Georges Ohnet par Jules Lemaître. « A partir de ce moment, dit M. Lanson, on n'en lut pas moins Ohnet, mais personne n'osa plus s'en vanter. » Les cultes prohibés sont, comme on sait, les plus redoutables pour la santé publique. On jugera Pierre Benoît, si l'on veut, dans vingt ou dans cinquante ans. L'intéressant aujourd'hui, c'est de le définir, d'expliquer ses origines et sa prospérité.

Le salut de Benoît — et l'une de ses supériorités — c'est qu'il ne prend au sérieux ni ses romans, ni lui-même. La perte — en même temps que l'une des infériorités — de ses détracteurs, c'est de ne point se souvenir à son sujet de cette parole de Renan, recevant à l'Académie française M. Jules Claretie : « Il faut faire une part au sourire et à l'hypothèse que la vie ne serait pas quelque chose de bien sérieux » et de cet autre propos du même Renan : a Pour écrire librement, il faudrait que rien de ce qu'on écrit ne tirât à conséquence ».

Un siècle de romantisme et de « culte du moi » nous a accoutumés à exiger du romancier, comme du poète lyrique,.

�� � PIERRE BENOÎT éy F

qu'il se mette tout entier, cœur et âme, dans son œuvre, ou du moins à le juger comme s'il s'y mettait tout entier. Stendhal et les Russes, en devenant à la mode, ont ren- forcé cette tendance. Une des originalités de Pierre Benoît, c'est précisément de n'être ni un Stendhal, ni un Dos- toïevski.

Mais Le Sage se « donnait-il » tout entier lorsqu'il écri- vait Gil Blas, Montesquieu, les parties légères des Lettres Persanes ou Mérimée, Carmen ? Si, pour une part, le roman moderne est l'aboutissant du poème épique ou héroï-comique, il est, pour une autre part, un succédané de rhistoire : « l'histoire de ceux qui n'ont pas d'histoire », a-t on pu le définir.

Pierre Benoît romancier, et qui se qualifie lui-même de i' romancier de l'histoire », ignore le feu de l'inspiration, qui soulève un Balzac jusqu'au rythme de l'épopée ; il tra- vaille à froid sur une table couverte de fiches méticuleuse- ment compilées et d'après un plan méthodique, longue- ment mûri, bien arrêté, qui ne se modifiera plus au cours delà rédaction. La rédaction en effet ne fait point corps aux yeux de Pierre Benoît avec la création littéraire pro- prement dite, c'est une tâche qui lui est postérieure, un épiphénomène, qui a certes plus d'importance que la dac- tylographie ou l'impression de l'ouvrage, mais qui est du même ordre, subordonnée au seul souci d'une présenta- tion décente.

Procédé d'historien et d'historien d'aujourd'hui. C'est ainsi, ont enseigné à Pierre Benoît les deux maîtres dont il procède, MM. Aulard et Seignobos, que l'on compose de bonnes thèses et de solides ouvrages historiques. Que taut- il pour qu'une thèse de doctorat soit excellente ? Qu'elle soit bien documentée et bien composée. Le style et l'émo- tion humaine n'y sont point nécessaires. Tous les romans de Pierre Benoît, dont chacun contient la parodie d'une thèse possible, ont au plus haut degré ces deux vertus sorbon- niques : ils sont supérieurement documentés et composés.

�� � 672 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La méthode, c'est pour un universitaire la qualité suprême^ pour Pierre Benoît également. Ne disait-il pas de lui-même dans une récente conférence : « Kœiiigsuiarck eut ce qu'on est convenu d'appeler un succès d'estime. Pour par- ler franc, peu m'importait ! L'essentiel, c'est que je me sen- tais en possession d'une méthode. »

On ne dira jamais assez en vérité ce que Pierre Benoît doit à l'Université dont il est le fils prodigue, ce qu'il doit à cette « Nouvelle Sorbonne » tant flétrie par son ami Agathon. Il ne l'a point oublié du reste : s'il raille ses anciens maîtres, c'est avec l'attendrissement d'un Renan pour Saint-Sulpice. Le professeur au Collège de France de la Chaussée des Géants, le professeur en Sorbonne de Kœnigsmarck, le bibliothécaire de V Atlantide sont légè- rement ridicules, mais sympathiques.

L'Université, la Faculté des lettres ont marqué Benoît d'un tatouage indélébile. Il réalise le type du normalien- littérateur d'autrefois, il a la tournure d'esprit commune par exemple à un Edmond About et au Jules Lemaître à' En marge des vieux livres; plus exactement encore il a été façonné par cette survivance des vieilles humanités qu'est la « cagne », la classe de rhétorique supérieure préparatoire à la rue d'Ulm. Toute sa vie, Pierre Benoît sera un « cagneux ». A jamais il est condamné à voir la réalité à travers les livres, à contempler les êtres et les choses à travers des souvenirs et des réminiscences littéraires, à mouler ses sentiments sur ceux de ses poètes et de ses prosateurs favoris, à être la proie de l'imprimé. L'amour de l'histoire et l'irrespect envers les personnages historiques, le goût pour les anecdotes volon- tiers scabreuses, pour les anachromismes, les rapprochements ingénieux, les allusions, le pittoresque fait d'un savoureux détail inédit, la rêverie qui suit lé seul énoncé d'un grand nom, la présentation d'un grand homme en déshabillé ou dans une posture ridicule, la recherche de « l'astuce » et du « fin tuyau », tout cela est universitaire et « cagneux ». Universitaire, enfin, sa façon de rire, de plaisanter, de se

�� � PIERRE BENOÎT 673

moquer, son art de pince-sans-rire, sa manière de lancer sa pointe avec une gravité imperturbable.

Les exemples abondent. Il y a les fameux plagiats « chausses-trappes », purs « canulards » normaliens.il y a le télégramme de Gambetta dans le Lac Salé, et sa réponse en italien à la table tournante dans la Chaussée des Géants. Dans Pour Don Carlos, Benoît nous présentera « MM. Littré et Jules Ferry, de la loge « la Clémente Amitié » prenant le train pour Versailles ». c Le soin de régler l'addition, ajou- tera-t-il un peu plus loin, fut laissé, d'un accord tacite, au bon M. Littré, qui avait été heureux d'annoncer la cin- quantième édition de son très remarquable Dictionnaire de la Langue française. » S'il nous parle d'un atlas, ce sera avec l'ironique gravité d'un catalogue pour bibliophile : « Atlas de M. Delamarche, ingénieur hydrographe, Paris, 1856 » et tout ce qui s'ensuit. Il n'omettra pas, dans la Chaussée des géants, à propos de l'étude du mingrélien à laquelle se livre son héros, de nous renseigner sur les parti- cularités linguistiques des dialectes caucasiens qui « ont en commun la numération vigésimale », (ce qui est d'ailleurs une grave inexactitude, les dialectes lesghe, tcherkesse et laze utilisant la numération arabe). Il met un écusson au col des soldats qu'il introduit dans ses romans : dans Pour Don Carlos, il fait intervenir sur la frontière espagnole le 49*^ d'infanterie qui, en 1875, faisait campagne en Algérie et ne tenait pas encore garnison à Bayonne, erreur vénielle, mais erreur qui se répète dans la Chaussée des géants où il est question d'une 22^ section d'état-major existant à Paris : c'est 20*= qu'il eût fallu dire, la 22^ est une section de commis et ouvriers.

Voici encore dans ce genre un raccourci des guerres civiles d'Espagne à l'aide d'une simple énumération : « Pepa, la belle Pepa Samaniego... Elle a sauté sur les genoux de Lannes et de Palafox. Elle a offert des fleurs au duc d'An- goulême, servi à boire à Zumalacarreguy et à votre servi- teur, puis à O'Donnel. » Parfois même l'émotion est

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�� � ^74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

empruntée au nom de simples héros de roman comme dans le poème qui commence ainsi :

Un soir que je dînais che\ Anna Karénine, Je me trouvais assis près du comte Wronski.

��Cette formation historique et universitaire, en donnant libre cours à cette imagination de bibliothèque, a fortifié chez Benoît un talent inné de mosaïste, dont il avait d'abord, obéissant à sa nature profonde, tiré parti inconsciemment et dont il a eu l'habileté et l'art de se faire ensuite une originalité. On trouve dans la Chaussée des Géants, son dernier livre — qui est (avec le Lac Salé) le plus conscient de tous ceux qu'il a écrits, celui où il a le mieux dominé sa matière, oià chaque ligne e^t intentionnelle — deux révé- lations sur son art qui valent d'être soulignées parce qu'elles montrent à quel point Pierre Benoît connaît ses possibi- lités et ses limites. « Une association d'idées un peu livres- que, écrit-il page 190^ venait de me tenir lieu d'imagina- tion. » Et page 216, c'est un véritable plaidoyer pro donio qu'il, accroche à un éloge de Tristram Shandy : « Quel curieux livre ! Rabelais et Molière avaient passé par là, le nom d'un des héros était pris à Shakespeare... Je le savais, et je ne pouvais m'empêcher malgré tout de trouver ce Tristram Shandy un livre sympathique, original même. Et comme je cherchais les raisons d'une aussi grave inconséquence, j'en vins à me rappeler le cadeau que m'avait fait vingt ans plus tôt, à Marseille, une jeune dame blonde, aux cheveux cou- pés court : un jeu de cubes géographiques. Avec les mêmes cubes, les mêmes, selon qu'on les disposait différemment, on arrivait à obtenir, tour à tour, les cartes des deux Amé- rique, d'Asie, d'Europe, d'Afrique, d'Océanie, du monde entier enfin. »

Les cubes que Pierre Benoît assemble sont tous em- pruntés à l'histoire ou à l'imagination d'autrui. L'on peut sans paradoxe affirmer que Benoît est de tous les Français

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vivants le moins doué d'imagination. Est-ce à dire qu'il plagie, comme on l'en a accusé ? Sans aucune hésitation, il faut répondre « non », ou bien considérer que tous nos grands classiques,- et Racine, et Molière et plus encore La Fontaine, dont chaque fable a eu deux ou trois « sources », sont des plagiaires. Il semble prouvé que V Atlantide ne doit rien à She de Sir Ridder Haggard, mais l'idée première de Kœnigsmarck est empruntée à Blaze de Bury, l'idée pre- mière de Pour Don Carlos au chapitre intitulé « La Haine emporte tout » dans Du sang, de la volupté et de la mort de Barrés, celle du Lac Salé à une nouvelle de Stevenson, celle de la Chaussée des Géants à une documentation four- nie à Benoît par l'Irlandais Gavan Duffy.

Le vrai, c'est que le point de départ chez Benoît n'est pas l'essentiel et peu importe donc qu'il soit emprunté à autrui, au lieu d'être inventé. Et que ce canevas initial soit enrichi d'autres canevas extraits d'autres lectures, peu importe encore. L'intérêt est dans le rapprochement de ces thèmes. Pour reprendre l'image de la Chaussée des géants : dans l'assemblage de ces cubes. Avec tout ce matériel épars qu'il rassemble, il réalise chaque fois une œuvre homogène, cohérente, vraiment sienne. Il ne plagie donc pas, il a des sources ; il n'invente pas, il juxtapose, il compose ; pour don- ner à ce mot toute sa force étymologique, on écrirait volon- tiers : il com-pose.

Il se défend à bon droit d'être un romancier d'imagina- tion. Dire de lui qu'il est un « romancier de mémoire » cerait rendre un hommage à sa vaste culture et à ses facul- tés mnémoniques, dont il a la coquetterie, mais ce serait en même temps Taccuser de manquer de personnalité, et il y aurait là une véritable injustice. La définition laplusexten- sive et la plus compréhensive à la fois pour Benoît serait de le cataloguer « romancier d'association », signifiant par là son excellence à associer les trouvailles d'autrui et la richesse de ses associations d'idées personnelles qui lui per- mettent de rapprocher et de fondre des éléments aussi éloi-

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gnés et en apparence aussi hétérogènes que possible, la lé- gende de ï Atlantide par exemple et l'histoire de la conquête française en Afrique. Cette puissance d'association d'idées qui chez un grand poète se traduit par des métaphores inat- tendues, chez un grand savant par des découvertes (Claude Bernard et l'urine des lapins) ou par des hypothèses (New- ton), se manifeste chez Pierre Benoît en coups de théâtre imprévus et inespérés.

C'est bien là qu'est son génie propre et aussi dans une faculté extraordinaire de vision à rebours. Ses scénarios de roman se déroulent forcément en lui lorsqu'il les com- pose, en commençant par la fin, à la manière de ces films des premiers temps du ciném.atographe qui, après nous avoir montré des baigneurs plongeant du haut d'une échelle dans la mer, les faisaient soudain, contrairement à toutes les lois de la pesanteur, s'envoler de la mer jusqu'au haut de leur échelle de plongée. Le don que possède Benoît de se soustraire aux lois de la pesanteur intellectuelle, d'embrasser d'un coup tous les détails d'une action compliquée et riche en péripéties, d'en combiner tous les ressorts, est un don extrêmement rare. Dumas père n'en possédait pas l'ombre. Ses romans sont « à tiroir » comme les romans-policiers d'aujourd'hui. Mais les romans de Pierre Benoît ne sont pas des romans à tiroir, ils sont agencés comme des méca- nismes d'horlogerie. Les ressorts tendus par Benoît pour varier et soutenir l'intérêt ne sont certes pas tous de pre- mière qualité. Le critique aperçoit et démêle aisément les « ficelles » qu'il emploie, mais le lecteur emporté par l'ac- tion ne songe pas à bouder son plaisir et il faut lui donner raison, car c'est toujours un miracle que de voir « marcher » une machine construite par un homme, que d'entendre sonner une pendule ou se dérouler d'une allure légère, tra- versée des rebondissements les plus aisés, un roman de Benoît. Ce don du mouvement est le troisième grand mé- rite de Pierre Benoît et ses ouvrages valent tous par l'art de la combinaison, leur solide armature et leur mouvement.

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Mais les combinaisons du genre que chérit Pierre Benoît lui fourniront-elles une matière inépuisable ? Il semble vain de l'espérer. Si on laisse de côté Kœnigsmarck où Benoît n'a pas encore trouvé sa formule définitive, on s'aperçoit sans peine que le Lac Salé est le pendant de VAtlaiilidc et la Chaussée des géants une réplique de Pour Don Carlos. La femme fatale de V Atlantide entre deux hommes devient dans le Lac Salé un homme fatal entre deux femmes. En ce qui concerne la Chaussée des géants et Pour Don Carlos, le paral- lélisme est encore plus frappant : François Gérard est entraîné malgré lui dans le mouvement sinn-fein comme Olivier de Préneste dans le mouvement carliste ; l'Irlandais fanatique Térence, c'est le Mignoac carliste ; le comte d'Antrim est une sorte de Don Carlos irlandais, Allegria et Antiope, les deux héroïnes, sont chacune à sa façon des « leanne d'Arc » d'insurgés, des «cavalières Eisa» au petit pied. L'élément équivoque est dosé avec la même légèreté dans les deux livres : Lucile de Mercœur, fiancée d'"01ivier, nourrissait pour Allegria un sentiment assez trouble ; Reginald, amou- reux d'Antiope, est un fervent d'Oscar Wilde.

Toutefois Pierre Benoît a introduit dans la Chaussée des géants un élément emprunté à l'art du vaudeville qu'il n'avait encore jamais mis en œuvre : la substitution des personnes. Tout l'intérêt de son dernier roman repose sur trois quiproquos : ce n'est pas le professeur au Collège de France, Ferdinand Gérard, celtisant notoire, invité par les Sinn-Feiner à assister au soulèvement de l'Irlande qui répond en réalité à leur invitation, c'est, par le curieux effet du hasard, un de ses homonymes François Gérard, galant cavalier français; en second lieu, la comtesse Antiope d'Antrim n'est pas Antiope, morte deux ans auparavant, c'est sa femme de chambre; enfin le professeur suisse Stanislas Grûtli n'est autre que le policier anglais Walker Joyce.

Ce recours à des procédés vaudevillesques marque le terme d'une évolution déjà sensible dans Pour Don Carlos, qui s'est accentuée dans le Lac Salé et atteint son pa-

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roxysme dans la Chaussée des géants. Benoît vise de moins en moins à l'émotion, il vise de plus en plus à la satire et à la drôlerie. C'est sa façon de donner raison à ceux de ses amis qui le proclament un « classique ». . La sensibilité qui se répandait dans Kœnigsmarck et dans V Atlantide (et dont l'écho se retrouve dans tous les poèmes de Diadnmcne et nombre de pièces des Suppliantes) était une sensibilité nettement post-romantique, assez proche de celle d'Albert Samain, à hase de « femme fatale » et d'exal- tation masculine. L'érotisme de Benoît ne dépassait pas le mussettisme et l'hugolâtrie d'un adolescent bien informé, mais encore chaste. Au romantisme de ces passions, Pierre Benoît a substitué dans ses trois derniers romans une galan- terie et une charnalité assez basse, mais qui le préservent de tomber dans un galimatias qu'il redoutait. Il s'est lancé dans la satire politique. Il a pris en même temps le parti de railler légèrement ses héros, ce qui lui épargne de les analyser.

�� ��C'est là une des faiblesses, la plus grande faiblesse de Pierre Benoît. Il est incapable d'animer des personnages vivants, humains. Tous ses héros sont des fantoches pure- ment conventionnels. Connaissant son incapacité à décrire et à expliquer des sentiments, il a, dans le Lac Salé, tenté de se justifier en soutenant qu'un romancier d'action n'avait point à se soucier de psychologie, les résultats seuls lui important. On connaît la fameuse phrase sur la balle qui pour atteindre son but n'a pas besoin de connaître la nomen- clature des pièces du fusil qui la tire, et sur la revue de détail des sentiments. Dans la Chaussée des géants, Benoît essaie d'un autre procédé. Il emprunte à des maîtres ps)^- chologues les sentiments qu'il attribue à ses personnages : « Une des pages les plus achevées du Jardin de Bérénice, écrira-t-il, est consacrée au trouble qu'on éprouve à retrou- ver devenue femme celle que l'on a connue enfant, etc..

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C'était au spectacle de cette transformation que j'étais à présent convié. » Et ailleurs : « Julien Sorel se jure de saisir, dans un délai déterminé, la triste main pendante de M™^ de Rénal. Je m'étais juré, moi, d'appeler dès notre première entrevue par son prénom la comtesse. » Plus loin encore: « Mathilde de la Môle sait à merveille, etc.. Je pus constater que Lady Flora possédait de façon parfaite cet art de se recoiffer. »

Dans ce domaine de la psychologie, il y a plagiat avoué ciiin grano salis. Mais l'ironie ne masque pas l'im- puissance...

Que le roman d'action puisse s'accommoder de psycho- logie, que des personnages puissent traverser les péripéties les plus invraisemblables en restant humains, la preuve en est faite depuis longtemps. L'Arioste, qui reste le maître du roman d'aventures, combinait les plus extravagantes équipées, mais les héros de ces équipées sont des hommes qui vivent, jouissent et souff"rent comme nous-mêmes à l'intérieur de leur monde enchanté. Stevenson et surtout Conrad ont réussi de même à faire vivre leurs aventuriers de la vie la plus profonde et la plus générale. Les héros de Pierre Benoît sont tous taillés sur des patrons d'opéra.

Ces emprunts faits ouvertement aux maîtres de la psy- chologie ont pour pendant les « chausse-trappes », les passages démarqués d'auteurs connus et destinés à faire crier au plagiat le critique malavisé. On en trouvait dans Pour Don Carlos, on en trouvait dans le Lac Salé, on en trouve encore dans la Chaussée des géants. Cette phrase de la Chaussée : « Je regardais le soleil, ce soleil jadis témoin de nos adieux et qui allait être, au même point de sa course, le témoin de notre réunion », est-elle de Bernardin, de Chateaubriand ou de Lamartine ? Cette autre : « Quelles mystérieuses conflagrations du cerveau et des sens allaient éclater en spectacle pour ces grands murs noirs » n'est-elle pas de Hugo ? On peut être assuré en tout cas que ni l'une ni l'autre n'est de Benoît.

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Là encore, l'habileté de Benoît est vaine. Sa seconde grande faiblesse, c'est qu'il écrit mal. Le Sage, Montes- quieu, Mérimée soignaient leur style. Le premier devoir d'un littérateur anti-romantique, qui ne peut se targuer d'offrir au public le jet bouillant de son inspiration, tout chargé de scories, c'est d'avoir un style. Pierre Benoit en manque.

Il écrit sans rougir : « Alors, dans quel but ? — Eh ! mon cher confrère, dans le niêine but que vous... » Il commet jusqu'à des solécismes dans l'emploi du subjonctif passé : « La veille, au cours de la soirée qui s'était prolongée après que le comte d'Antoine se fût retiré, nous étions restés ainsi... » ou dans l'emploi de ne: « Je mentirais bien inutilement en niant que l'impression qu'elle fit sur moi ne fût profonde '. y>

Négligence, dira-t-on. Admettons-le. Mais parler « d'une forêt de... champignons... qui s'entrecho- quaient "" », écrire : « Que cette voix de M. de Magnoac est perforante ^ », ou bien « La portière s'ouvrit. Le marche-pied s'abaissa. — Place Beauvau, aussi vite que possible. — La voiture partit au grand trot-* », ou encore, comme dans V Atlantide : « La nuit tombait à grands pas », c'est n'avoir aucun don de style et c'est se contenter d'un style pis que mauvais, terne et médiocre de roman-feuilleton.

Quant aux chausse-trappes, s'il faut s'expliquer à leur sujet en toute franchise, elles dissimulent mal les fréquents recours de Pierre Benoît à ses cahiers d'expression. Si l'on voulait ici être méchant, en restant vrai, on pourrait dire qu'il s'agit non point à la vérité de plagiat, mais de klepto- manie. Lorsque, parodiant le « J'aime, que dis-je aimer, j'idolâtre Junie », Benoît fait dire par Don Carlos: « J'aime, que dis-je aimer, j'idolâtre Mademoiselle de Mercœur 5 », il peut encore soutenir qu'il s'amuse. Mais lorsqu'il reprend

��1-2. La Chaussée des géants, p. 195, 135, 145, 20. 3-4-5. Pour Don Citrlos, p. 183, 10, 152.

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une tirade de M. Homais. changeant les noms, mais con- servant les sonorités Flaubertiennes et le mouvement de la phrase et qu'il écrit : « Mon Dieu à moi, c'est le Dieu de Rousseau, d'Anacharsis Kloots, de Raspail et d'Alain Targé ' », où Flaubert écrivait (le début des deux tirades est aussi à confronter) : « le Dieu de Socrate, de Voltaire, de Franklin et de Galilée », on prend Benoît en flagrant délit de mimétisme. S'il fait défiler des soldats espagnols, une réminiscence de Hugo le contraint à les chausser d'alpar- gaies. Et chose plus curieuse encore, il obéit même à des réminiscences de la « théorie » : « Les soldats libéraux qui étaient derrière leurs faisceaux formés à droite de la route '. » Formés à droite de la route, comme le prescrit le règlement de service en campagne.

On trouverait des échos plus subtils encore de ses lec- tures (plus difficiles à démontrer aussi) en lisant de près Pierre Benoît. Ainsi le vers cité plus haut :

Un soir que je dînais chei Anna Karénine

est-il autre chose qu'un écho du vers de Baudelaire :

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive.

C'est là pour Benoît le revers de la médaille. Ce don opportun de la mémoire qui le sert si heureusement dans la construction de ses livres le dessert fâcheusement dans leur rédaction. Qualité en deçà, erreur au delà, mais dénotant la même curieuse structure mentale.

Elle est pourtant le signe de la culture de Benoît, cette culture d'humaniste amusé et de chartiste narquois qui, quoi qu'en disent ses détracteurs, en dépit de sa pauvre science psychologique et de la faiblesse de son style, le préservera toujours de tomber au bas niveau des feuilletonistes. Cette culture partout sous-jacente oblige à pardonner ses plus impardonnables négligences à l'auteur

1-2. Pour Don Carlos, p. 90, 285.

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de VAtlaniiiie, car il en fait l'usage le plus divertissant et le plus cocasse qui soit. Son esprit primesautier, son bon garçonnisme, sa « vieille gaieté française », qui tiennent à la nature de Benoît, ont été sans aucun doute confirmés et développés par cette forme de culture. Dépouillé de son romantisme de pacotille, il apparaît désormais sous son véritable aspect, celui d'un boute-en-train sans prétention. Pourquoi lui résister dès lors qu'il ne veut pas s'en faire accroire et ne prétend qu'à amuser? « Qu'il fasse son métier, qu'il nous amuse ! » comme il le disait de lui- même dans sa conférence du 3 mars dernier.

La place toujours plus grande qu'il fait dans son œuvre à la gaieté et à la satire laisse entrevoir la possibilité pour Benoît de nous amuser l-ongtemps encore. Mais il faut qu'avec sa lucidité coutumière il en vienne à se rendre compte qu'il risque de devenir monotone et ennuyeux en se répétant. Après Pour Don Carlos, la Chaussée des géants, soit, mais il ne faudrait pas que Benoît coulât un troisième livre dans ce moule qui a deux fois servi.

Il y a dans la Chaussée des géants des trouvailles comiques irrésistibles (« la salle Raffin-Dugens », « le boudoir Albert Thomas » dans la maison d'un snob britannique), il y a des drôleries satiriques d'une remarquable cocasserie. Si on les rapproche du chapitre sur le « Club des Chevau- légers » de Pour Don Carlos, on se convainc qu'André Billy a tout à fait raison lorsqu'il définit Benoît un auteur gai et l'on en vient à se demander si Pierre Benoît n'est pas destiné à nous donner un jour le roman comique et satirique de la démocratie d'après-guerre, une bouffonnerie qui pourrait tenir de Rabelais par l'abondance des péri- péties, de Voltaire par la fine causticité et qui serait peut- être un chef-d'œuvre authentique.

BENIAMIN CRÉMIEUX

�� � LE CAMARADE INFIDÈLE

��Deuxième Partie

��I

��Ni les caisses qui encombrent l’antichambre, ni les meubles déjà déplacés, ni l’absence de Clymène par cette après-midi de dégel, ne causent de surprise à Vernois. Il dit qu’il attendra et, sans quitter son pardessus, gagne le salon déjà dégarni de bibelots. Il écoute s’éloigner la femme de chambre, l’entend refermer la porte d’une office. Alors il va vers le piano, écoute encore, puis vite, saisissant le meuble par une de ses poignées, l’écarté du mur, passe derrière, s’agenouille pour tâter la boiserie, trouve la serrure d’un petit placard, y introduit une clef qu’il tire de sa poche et qu’il parvient à faire tourner. Il tâtonne et sa main tombe sur ce qu’il cherchait, cinq ou six liasses de lettres ficelées. Il glisse les premières dans ses poches, serre le reste sous son bras, entre sa veste et son manteau, pousse la porte et se relève. Mlle  Gassin est à trois pas de lui.

Il sort aussitôt la phrase qu’il avait préparée pour le cas d’une surprise :

— J’ai laissé tomber une pièce de monnaie qui a roulé sous ce piano... Quelle poussière !...

I. Voir les numéros de la Nouvelle Revue Française des i^ avril et i" mai. 684 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il se met en devoir de ramener l'instrument à sa place, mais avec peine, n'ayant plus qu'un bras libre. M"'^ Gassin pousse un cri en reconnaissant, au bord d'une de ses poches, la couleur du papier à lettres.

— Qu'est-ce que vous avez dans vos poches ?

— Mais comme d'habitude, des papiers. Aidez-moi à repousser le piano.

Elle ne bouge pas :

— Où avez-vous trouvé ces lettres?... Il 5' avait une cachette là derrière ?... Vous saviez où elles étaient?... C'est donc pour cela que vous êtes venu sans prévenir ?

— Il était temps... M"'*" Heuland m'écrivait, il y a deux jours, que les déménageurs avaient commencé... J'ai craint d'arriver trop tard.

Il est parvenu, d'une seule main, à faire rouler le meuble. Encore un coin de tapis à redresser et tout est en place. M"*" Gassin commence à prendre peur de son air buté.

— N'était-il pas plus simple, dit-elle, de m'indiquer l'endroit... à moi qui suis toujours dans la maison... Pour- quoi ne l'avez-vous pas fait pendant tout cet hiver ?

Elle n'ose pas encore comprendre :

— Donnez-les-moi !

Mais il boutonne plus étroitement son manteau :

— Je vais sortir le premier. Vous me rejoindrez au coin du boulevard. Nous irons ensemble chez mon frère et j'y brûlerai tout cela devant vous.

Elle s'élance vers lui :

— Jamais, jamais ! Vous n'avez pas le droit ! Ces lettres m'appartiennent ! Elles sont tout ce qui me reste de mon bonheur...

Elle essaie de saisir un des paquets, mais il le retient avec trop de force pour qu'elle ait espoir de s'en emparer. Alors elle s'accroche à ses vêtements :

— Donnez-les-moi ! Je vous jure que je n'en ferai pas mauvais usage. Croyez-vous que si je voulais démontrer

�� � LE CAMARADE INFIDÈLE 68^

la vérité, je ne saurais pas trouver d'autres preuves ? Pour- quoi faites-vous le cruel, vous qui êtes bon ?

Collée à lui) elle a passé les bras autour de son cou, et soudain elle lui baise éperdûment la figure. Il se dégage avec brusquerie et peu s'en faut qu'il ne tire son mouchoir pour s'essuyer. Ils se dévisagent, mais comme dans un brouillard, aucun d'eux n'étant sûr d'avoir compris ce qui vient de se passer chez l'autre.

— N'allez pas croire, murmure-t-elle... Donnez-moi seulement mes lettres...

Ah, s'il pouvait entendre tout à coup le ronflement des chaudières et rouvrir les yeux sur les éclatants tissrs qui sortent tout ruisselants des bains colorés ! Il finit par répondre :

— Mademoiselle, je ne suis pas fat... Et si vous saviez comme j'ai peu de loisirs... pour rêver à ce qui n'est pas mon travail !...

Elle reprend, sans plus oser le regarder :

— Ce n'est pourtant pas votre travail... qui vous ramène ici tous les quinze jours.

— Ce n'est pas l'amour non plus. Mademoiselle...

La gêne de chacun des deux s'augmente de ce qu'il croit avoir en face de lui un adversaire parfaitement maître de ses moyens.

— Etant petit, reprend Vernois, j'ai trop souffert des contrecoups de la passion pour ne pas la détester et la craindre... J'ai vu des hommes que j'aimais, trop cruelle- ment humiliés... Je bénis mon frère d'avoir osé me dire, quand je n'étais encore qu'un très jeune homme, qu'on doit céder au corps ce qu'il demande, pour qu'il ne dévore pas les sentiments... Pardonnez-moi devons parler avec cette crudité... Je tâche d'être sincère avec vous.

— Vous réservez le mensonge pour M""^ Heuland, dit- elle rétractée par l'humiliation, et plus que je n'imaginais d'abord... car non seulement vous lui brodez un mari qu'elle n'a jamais eu, mais vous vous servez du mari pour

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l'émouvoir, tout en prétendant ne rien ressentir vous- même.

Il riposte irrité :

— Si j'éprouvais quelque chose de plus que de l'amitié, je m'interdirais d'entrer dans cette maison.

— Mais vous y êtes, s'écrie-t-elle d'une voix mordante ; sauvez-vous vite !

— Ah, Mademoiselle, finissons-en !... Renoncez à lire dans les cœurs ; vous n'y êtes pas clairvoyante... Habillez- vous et sortons.

— Lire dans votre cœur à vous n'est en effet pas facile, tant il faut vous supposer de rouerie ou, sans cela, de naïveté.

Elle ne croyait pas atteindre, si juste, un petit point vul- nérable en cet homme dépourvu de vanité.

— Si j'étais aussi naïf que vous le dites, je vous aurais crue dès l'abord, et je n'aurais seulement pas souhaité voir M""^ Heuland.

— Vous préférez donc qu'on vous tienne pour fourbe et intéressé ?

Il s'écrie :

— Est-ce que mon intérêt, si j'avais une arrière-pensée, n'aurait pas été de lui laisser découvrir la vérité, de placer dans la serrure de ce placard la clef trouvée dans la cantine de son mari et de m'en aller en laissant faire ma bonne étoile ? Si je voulais avoir le champ libre, je n'avais qu'à m'en remettre à vous pour la détacher du passé.

— Croyez-vous donc que vous ne l'en détachez pas avec vos manigances ? Quand je me rappelle ce pauvre garçon, pas trop raffiné soit dit entre nous et qui, après avoir bien mangé, riait des plus mauvais calembours; et quand je songe au petit saint par lequel vous essayez de le rempla- cer, eh ! bien je trouve que vous l'avez trahi, et je suis fière, moi, de penser qu'il m'a aimée avec son gros rire. Vous avez si bien fait qu'il ne lui reste plus, à la dame, que de la fumée !

�� � LE CAMARADE INFIDELE 687

Ce reproche remue Vernois plus qu'il ne voudrait le laisser paraître :

— Raison de plus, dit-il, pour lui abandonner ce qu'elle a; c'est tout ce que je vous demande. En respectant son illu- sion — si tant est que ce mot soit juste — vous maintenez entre elle et moi un mur infranchissable. Ne dites pas qu'il vous serait indifférent de le voir tomber. Vous êtes trop perspicace pour ne pas discerner au premier coup d'œil qu'il n'y a pas d'autre tactique. Mais puisque nous désirons la même chose, pourquoi luttons-nous? Ne vaudrait-il pas mieux faire alliance ? Ecoutez-moi : je reconnais que j'ai eu tort de compter sur mes précautions au heu de faire simplement appel à votre bonne foi. Vous désirez ces lettres, eh bien prenez-les. La condition, je n'ai même pas besoin de l'énoncer : c'est que votre secret reste impéné- trable. Sommes-nous d'accord ?

Elle hésite un peu, puis dit :

— Soit.

Il prend les liasses qu'il avait sous son bras, mais s'arrête :

— Laissez-moi vous demander encore une chose. J'ai, plus que vous ne cro)'ez, le souci de ne pas vous nuire. Vous continuerez à surveiller les études des enfants ; mais persuadez M"^ Heuland qu'il est temps de conduire An- toine au lycée. Ce déménagement facilite bien des choses...

Elle l'interrompt :

— Vous voulez vous moquer de moi. Comme si vous n'aviez pas plus de crédit...

— Pas sur ce point. Elle invoque un désir de son mari...

— Et vous voilà coincé. Vous ne Lavez pas volé. Per- mettez-moi de rire.

— Tant qu'il vous plaira. Mais j'ai promis à ce petit de l'aider et je mettrai tout en œuvre pour lui tenir parole. Mon obstination peut vous paraître puérile...

— Plus rien ne me paraît puéril chez un homme qui manie le chantage comme vous le faites.

�� � 688 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle lève sur lui un regard où luisent le défi et la volupté d'être maîtrisée.

— Eh bien, murmure-t-elle, c'est entendu; vous êtes le plus fort.

Il lui remet, l'un après l'autre, les paquets de lettres,

— Je vous en prie, dit-il, portez-les vite dans votre chambre. Je crois qu'une voiture vient de s'arrêter devant la maison.

Elle ne semble pas pressée :

— Comme il y en a, mon Dieu ! Comme nous nous sommes écrit en quinze mois !

Deux coups retentissent au timbre de l'entrée.

— Mais dépêchez-vous donc ! Prenez ce journal et enve- loppez-y tout cela !

Il l'aide à rouler un paquet, juste achevé quand la porte s'ouvre. Les joues rosies par l'air vif, dans l'élan et l'ani- mation de sa surprise, Clymène n'aperçoit tout d'abord que Vernois.

■ — ■ Comment avez-vous pu, s'écrie-t-elle, changer, sans m'en avertir, la date de votre voyage ! Moi qui étais par les rues à perdre mon temps d'une façon stupide...

Elle est essoufflée ; on ne saurait dire si c'est par l'émotion du plaisir, ou de la contrariété, ou pour avoir couru à travers l'antichambre.

— Et sûrement vous ne viendrez pas dimanche pro- chain... Les garçons sont si déçus... Ces hommes qui ne peuvent pas écrire un billet !

— C'est hier après-midi seulement qu'un de mes four- nisseurs m'a donné rendez-vous pour ce matin.

— Il y a le télégraphe et vous pouviez...

Elle s'arrête brusquement en apercevant M"" Gassin. Ses lèvres demeurent entr'ouvertes ; toute vie s'éteint sur son visage.

— Je vous demande pardon, balbutie-t-elle... Je suis entrée comme une étourdie...

Vernois tâche de la plaisanter; mais, comme un homme

�� � LE CAMARADE INFIDELE 689

dont la tête tourne et pour qui le carrousel paraît s'arrêter tandis que les maisons se mettent en mouvement, il voit celle qui devait se retirer, immobile à l'endroit qu'elle occupe, et Clymène au contraire fléchir, céder, regarder vers la porte.

— Non, non, s'écrie-t-il, ne vous en allez pas. Il y a une glace ici pour ôter votre chapeau.

Elle enlève les épingles, pose le chapeau, et dans le pénible silence, n'osant plus se retourner, elle fait semblant de rajuster ses peignes. M"^ Gassin avance d'un pas, mais c'est du côté de Vernois ; et le paquet qu'il faudrait dissi- muler, elle le tient en évidence.

— Monsieur Vernois... (et elle attend que Clymène ait fini par regarder vers elle) je préfère reprendre ma liberté... Voici vos lettres... Faites-en ce que vous voudrez.

Il reste les mains ballantes, sentant qu'il est à sa merci.

— Ne rougissez donc pas comme un petit garçon, con- tinue-t-elle, et ne faites pas l'abasourdi, avec cet air d'ignorer ce qu'il y a dans ce paquet...

Elle a beau trembler elle-même et parler d'une voix qui chevrette, elle est si forte en regard de ses adversaires qu'elle peut se donner le triomphe de faire traîner leur supplice :

— Allons, prenez... Je ne peux pourtant pas donner ceci à M"*-' Heuland...

— Comme vous voudrez, balbutie-t-il. Mais son nom prononcé a redressé Clymène :

— Je suis de trop dans vos explications... Attendez que je sois sortie...

— Oh, Madame, s'écrie M"" Gassin, il n'y a jamais eu matière à aucune explication entre M. Vernois et moi. Il m'a détestée dès le premier jour. Vous ne voudriez pas que depuis l'été il m'eût écrit toutes ces lettres. Non, non, elles ne sont pas de lui...

S'accrochant encore à l'espoir qu'elle n'ira pas jusqu'au

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bout, il dit, mais d'un ton de supplication plus que de menace :

— Mademoiselle, ça suffit!... Alors elle se tourne vers Clymène :

— Je pense que vous me donnerez raison, Madame. Je l'ai empêché de brûler deux cents lettres de M. Robert.

Cette fois, laissant tomber le paquet qui l'embarrasse, Vernois bondit vers elle, mais d'un écart elle lui échappe :

— Par votre affoUement, c'est vous qui lui feriez croire que son mari a pu m'aimer !

Il lui serre furieusement l'avant-bras,, la force à ployer ^ mais pour voir l'effet du coup qu'elle vient de porter, elle trouve l'énergie de ne pas jeter un cri. Et dans le silence,, on, entend Clymène prononcer distinctement :

— Je le savais.

Vçrnois desserre son étreinte. Perdant, l'équilibre, l'ins- titutrice tombe sur les mains ; mais l'instant d'après elle est debout et sort, le regard détourné, avec tout ce qu'elle peut encore mettre d'assurance dan^ le redressement de la tête.

Il n'ose bouger ; il ose à peine regarder vers Clymène qui, repliée dans un fauteuil, serre son mouchoir sur sa bouche, les yeux dirigés avec fixité vers un point du sol. Il finit par dire :

— Tout est de ma faute... Je n'ai cherché à vous con- naître que pour empêcher ce qui est arrivé.

Elle pousse un gémissement :

— Otez-les, je vous en conjure... Que je ne les voie plus... Otez celle qui est là tout près...

Alors il s'aperçoit que les liasses ont roulé hors du journal et que c'est sur l'une d'elles, où l'écriture de son mari se déchiffre de loin, qu'elle continue d'attacher son regard. Il les ramasse précipitamment, mais ne sait qu'en faire ; puis il songe à la cheminée et se dirige de ce côté. Clymène a compris et balbutie :

�� � LE CAMARADE INFIDELE 69!

— Ne les brûlez pas... Il ne faut pas... Seulement que je ne les voie plus...

Il a déjà placé deux liasses dans les vieilles cendres et là petite flamme a jailli de son briquet. Il entend Clymène murmurer d'une voix plus pressante :

— Nous n'avons pas le droit... C'est son écriture...

Cette fois il liésite. Il sent Se tendre et s'éflbrcer la géné- rosité de Clymène, mais il se doit de lui épargner cette pénible victoire. Il place là flamme sous les ficelles qui cèdent, et le feu prend aux premiets feuillets.

Il ne s'attendait pas à ce que l'incinération fût si longue. Quand il croit en avoir fini de ce bavardage amoureux, il cueille encore, du bout des pincettes, des pages entières qui sont à peine noircies, puis des fragments de pages, puis des lambeaux où des mots sont toujours lisibles. Sur leâ cendres même on reconnaît les écritures, celle de l'homrnê « au gros rire » et les élégances apprêtées de sa partenaire. Il imagine une curiosité désolée poussant Clymène, lorsque tout dormira dan-s la maison, à pénétrer dans cette pièce et à se pencher sur ces cendres. Aussi les retourne-t-il, les écrase-t-il.

Sa tâche terminée, il se rapproche. Elle se tient les yeux fermés et les mains croisées sur ses genoux. Il s'assied tout près d'elle et devine, à une inclinaison de tête, qu'elle lui est reconnaissante de sa présence. 11 murmure :

— Ce n'est pas vrai que vous saviez ?

Mais l'orgueil la raidit encore. Il sent bien qti'un autre que lui prendrait dans les siennes lès mains de cette femme, mais il est timide ; et si leur amitié a des hardiesses, elle est sans abandon.

— je voudrais que vous compreniez, reprend-il, le désar- roi d'un combattant, ces effrayantes plongées, ces fefnon- tées à la'itimière et, après tant de privations, la folie avec laquelle on se jette sur quelques jours de liberté.

Elle n'ouvre toujours pas les yeux et dit précipitam- ment :

�� � 6^2 LA NOUVELLE REVUE EPsANÇAISE

— Les droits, il les avait, tous, tous !

— Il ne s'agit pas de droits, mon amie, mais de votre •.chagrin.

Alors, avec une extrême difficulté, elle parvient à dire :

— Autrefois, un pareil chagrin... m'aurait paru plus affreux que la mort même... mais vous m'avez appris...

Elle ne trouve pas à formuler quoi et reprend au bout d'une minute :

— Vous m'avez montré que mon mari méritait de l'af- fection... pour plus de raisons qu'on ne le croyait autour de lui...

Il sent qu'elle l'attire vers une pente où il s'est promis de 3ie plus glisser :

— La première de ces raisons, dit-il, c'est qu'il ne s'est pas défendu lui-même, puisqu'il est resté sur le front ; c'est donc à nous qu'incombe sa défense.

Mais l'argument est bien abstrait ; c'est un réconfort jdIus sensible qu'elle mendie. Il ajoute :

— Dans un monde où presque personne ne l'est, il s'est montré dévoué, affectueux.

Elle abonde aussitôt :

— Il était excessivement bon.

Malgré la pitié qu'il ressent, l'expression l'agace. Pour- quoi les femmes emploient-elles toujours les mots les uns pour les autres ? Il rectifie :

— Extrêmement bon...

Mais, dans sa détresse, Clymène ne peut y voir qu'une ■approbation qui la fait poursuivre :

— Et parce qu'il était modeste, comme on a calomnié 50n intelligence !

Cette fois Vernois sent les mots se refuser. Il se leurre de l'espoir qu'elle n'attend pas de réponse précise ; mais la voilà qui commence à trembler et ses mains à lutter l'une contre l'autre. Ce n'est pas de tendresse qu'elle a besoin après l'humiliation de tout à l'heure, c'est de fierté. Est-ce en un jour pareil qu'il va lui dérober son soutien ? Alors en

�� � marchandant le plus qu’il peut et en parlant bas, comme- si, de la sorte, il enlevait aux mots une partie de leur plénitude, il commence à lui répéter, dans l’obscurité tombante, ce qu’il lui disait l’été précédent, sur l’esprit d’invention, sur la noblesse du travail industriel. C’est un peu de ce qu’elle demande, un peu seulement ; et c’est déjà trop pour lui.

Dès qu’il croit le pouvoir, il lui dit :

— Laissez-moi surveiller le départ de cette femme. Elle tourne vers lui un visage qu’il distingue à peine et posant la main sur sa manche, elle dit vivement :

— Ne partez pas !

Mais il se lève :

— Je n’ai pas pu vous épargner la morsure de cette vipère, mais je jure que vous ne la rencontrerez plus.

Alors il sent se détacher de lui la main de Clymène.

— Moi qui m’étais imaginée, murmure-t-elle, que vous lui faisiez la cour !

II

Quand Thomas a vu reparaître son frère, le dimanche* suivant, il s’est gardé d’aucune remarque. C’est seulement lorsqu’est passée l’heure à laquelle il a coutume de: le voir prendre son chapeau, qu’il demande :

— Tu ne sors donc pas ?

Vernois fait signe que non, et soudain sa confession luf^ échappe :

— Ah, vieux, que ne t’ai-je écouté ! J’y viens, mais trop» tard. Depuis mon exploit de dimanche dernier, quelle- figure ferais-je chez M"^ Heuland ? « Pardonnez-moi, j’avais, bonne intention... » Non, j’ai perdu la partie ; je ne puis plus que m’effacer. Je l’avais perdue depuis longtemps > depuis le jour où j’ai voulu mettre de l’ordre dans l’ab- surde éducation des petits et où je me suis heurté à mot^

�� � ^94 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

œuvre même, au prestige que la volonté d'Heuland avait repris... Ce qui me chagrinera le plus, c'est de ne pas revoir les enfants. Je crois que là je n'avais pas échoué, et que leur mère elle-même aurait le droit d'en prendre un peu d'ombrage. De quoi d'ailleurs n'a-t-elle pas lieu de m'en vouloir ? Sans moi, malgré tout son courage, elle glissait peu à peu vers l'apaisement ; et si elle avait découvert la vérité, elle n'en aurait plus reçu qu'un coup sans force, le coup que peut porter une ombre déjà privée de contour et de visage. Elle a dit qu'elle savait déjà, mais ce n'est pas vrai. Parce qu'elle est orgueilleuse, elle a voulu confondre la créature qui la bravait, mais en réalité elle subissait l'humiliation la plus mortifiante... Je ne t'ai guère parlé du petit Antoine, pour que tu ne prétendes pas qu'il est un simple prétexte... Non, pardon, tu n aurais rien dit, mais tu l'aurais pensé, et cela n'aurait été que plus irritant. Du reste, ce qu'il y a de bon, c'est qu'entre nous les malenten- dus sont finis, et c'est dire que somme toute j'y gagne encore, mon bon Thomas... La donzelle m'a traité de Don Quichotte, et je n'ai seulement pas eu le bon sens d'en rire avec elle... Désormais je m'en tiendrai à blanchir des toiles. Tu dis toujours que le salut ne peut venir que des métiers et je crois volontiers qu'on est plus utile en livrant de beaux produits consciencieusement travaillés qu'en s'évertuant à conjurer un mort dont personne n'a plus besoin... Si je suis à Paris c'est parce que j'ai reçu un mot du général de Pontaubault qui demande à me voir. Ce qu'il me veut, je le devine. Peut-être agit-il de son propre mouvement, pour en finir avec un gêneur qui lui tire dans les jambes depuis six mois. Peut-être est-ce elle qui l'a prié d'intervenir.

Thomas dit au bout d'une seconde :

— Je ne pense pas que ce soit elle.

— Pourquoi ne le penses-tu pas ?

L'aîné soupèse encore une fois la responsabilité qu'il as- sume.

�� � LE CAMARADE INFIDELE 695

— Elle est venue me voir. Vernois répète avec stupeur :

— Elle est venue ?...

— Jeudi dernier.

— A quel propos ?

— Pour me demander si je connaîtrais un laboratoire auquel l'outillage trouvé dans l'atelier de son mari pourrait être utile. Mais ce n'était qu'une entrée en matière.

— Que voulait-elle ?

— Mon petit, je ne m'attendais pas à être si ému. Elle était elle-même très intimidée, mais on voyait qu'elle ne s'en irait pas sans avoir posé doucement, nettement, toutes les questions qu'elle avait préparées. Et moi je me tenais devant elle un peu honteu:x, à cause des idées que j'ai sur les femmes en général, et à cause de celles que j'ai pu me forger à son endroit. Ce qui m'a le plus remué, c'est de voir qu'elle ne posait pas de ces questions qui quê- tent une réponse rassurante, des questions en forme de harpon. Elle hésitait, cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours ; mais la question qu'elle arrivait à formuler avait Qne pointe sans barbelure, celle du vrai désir de con- naître (sur ce point on ne me trompe pas), c'est-à-dire qu'elle n'évitait pas, mais bien s'efforçait de sonder le pire.

— Et sur quoi t'interrogeait-elle ?

— Sur toi, parbleu; et plus précisément sur ta véracité. Le sang monte au visage de Vernois comme si elle était

présente :

— Alors quoi ? murmure-t-il. Si je suis vantard à miOn tour ? Si je manœuvre pour couvrir de pitoyables galan- teries ?

— Elle cherchait à préciser ce que nous appellerions la déclinaison que chez toi les sentiments ou la volonté font subir à la trajectoire d'une idée.

— Tu ne vas pas dire qu'elle parlait ainsi !

— Avec plus de délicatesse évidemment, avec des détours et des biais ingénieux...

�� � 69<3 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Mon vieux, que c'est pénible ! Je ne puis pas y penser de sang-froid. Et qu'est-ce que tu lui répondais ?

— Je tâchais de lui faire comprendre le désordre où vous êtes, le dégoût, l'incertitude qui vous porte à violenter les problèmes plutôt qu'aies résoudre... Ecoute-moi tranquil- lement ou je me tais !... Je lui montrais ce qu'il peut y avoir de noblesse dans cette déformation, tant qu'elle est récente, angoissée, tant qu'elle est un effort et non une capitulation — à la différence de ce qu'elle risque d'être un jour, si elle devient habitude, principe, ;dépérissement, fin de tout.

Vernois s'essuie le front :

— Que veux-tu maintenant qu'elle pense de moi ?... Oui, je te remercie de m'avoir défendu et d'avoir même un peu triché en ma faveur ; mais dans ces conditions, tu penses bien que je ne me soucie pas de la revoir. Qu'est-ce qu'elle peut conclure de ce que tu lui as dit ? Que je men- tais en affectant de l'aversion pour M"'-^ Gassin ? Nous pataugeons dans les soupçons, les indiscrétions. Non, la situation est inextricable ; tant mieux si le général y met le holà.

Il a dans les yeux des larmes de dépit ; Thomas fait comme s'il ne les avait pas aperçues :

— Mes pauvres enfants, dit-il, je vous vois vous dé- battre dans vos fidélités, vos points d'honneur. Mais com- ment ne pas se demander si ces renchérissements^ ces défis, si toute cette chevalerie n'a pas déjà dépassé le moment de sa fraîcheur, autrement dit, si déjà vous n'en êtes pas à l'amour-propre de la gageure, à l'obstination dans une lettre qui n'est plus tout à fait vivante. Ton affection pour ton camarade...

— Dis loyauté, c'est bien suffisant. Non, ne me parle pas de lui. Depuis six mois que je fréquente sa maison, je crois que je serais soulagé, l'animal, en le dotant, s'il était là, de la bonne paire de cornes qu'il a si bien méritée. Il n'y est plus malheureusement !

�� � LE CAMARADE INFIDÈLE 697

Thomas reprend :

— Quant à ses sentiments à elle....

— Eh bien ?

— Je suis trop soupçonneux pour être tout à fait lucide... Et pourtant... Est-ce vraiment le passé qui l'inté- ressait ? Je me trouvais devant un être encore tout ébranlé, à qui l'articulation de certains mots faisait mal. Mais ses questions ne tendaient pas à découvrir de nouveaux faits soit à la charge soit à l'excuse de son mari ; elles visaient beaucoup plus à pénétrer les mobiles de ta dissimulation... Je t'ai dit que M""= Heuland ne mendiait rien. Elle n'im- plorait pas de raisons pour te justifier, mais soi enquête même, qui visiblement lui coûtait tant d'effort, s'expliquait- elle sans une admiration pour toi ?...

Vernois se fâche :

— Je t'en supplie !...

— ... sans une admiration ingénue qui fait qu'à ses yeux tout s'effondre si tu viens à chanceler.

— Non, non, ne me rends pas ridicule. D'ailleurs vois- tu ça que tes suppositions soient justes et qu'il faille leur donner le sens que tu indiques ! Qu'après ces beaux débuts, et ces scrupules, nous soyons si piteusement dupés par nous-mêmes et que nous finissions, après tant de tracas et d'embarras, par où deux enfants auraient eu l'intelligence de commencer. Même si le danger n'est qu'imaginaire, tu as bien fait de m'avertir. D'ailleurs elle est charmante, elle n'est pas niaise, elle a une fierté qui me plaît, et des mains, et un beau sourire, et plus encore d'intuition et de doigté que je n'aurais cru, puisqu'elle a su te retourner en moins d'une heure, mais il ne s'ensuit pas que je l'aime. Je suis même certain du contraire. Et si je découvrais qu'elle s'in- téresse à moi pour d'autres raisons que celles qui nous ont rapprochés, j'ai idée que du coup je cesserais d'éprou- ver de l'admiration pour elle.

— Tu soutiens parfois, dit Thomas en le considérant»

�� � 6^S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que les mathémcitiques émoussent notre perspicacité dans les choses humaines...

— C'est vrai.

— Pourtant ce que tu en as appris ne suffit pas à expli- quer...

��III

��Le tort de M. de Pontaubault est de ne pas se trouver chez lui quand d'abord Vernois s'y présente ; et lorsqu'il le reçoit vers la fin de la journée, il ne comprend pas assez vite la détresse qu'il pourrait mettre à profit.

— J'aurais mauvaise grâce, dit-il, moi qui le premier vous ai parlé de ma nièce, à me plaindre de l'influence que vous avez prise sur son esprit. Ni votre bonne foi, ni votre délicatesse ne sont en cause. A mon âge on devrait savoir qu'auprès d'une jeune femme les paroles ont plus de prestige dans une bouche de trente ans que de soixante. Mon étourderie méritait une leçon que vous avez eu la courtoisie de ne pas me donner. Tout au plus pourrais-je invoquer le fait qu'à notre table les servitudes du comman- dement me forçaient à parler plus que vous ; les diffé- rences de nos points de vue, vous étiez donc celui qui les connaissait le mieux.

Malgré la protestation que soulève en lui chacune de ces phrases, Vernois reste réfugié dans le silence du plus rigoureux garde-à-vous ; et M. de Pontaubault s'énerve un peu, sentant que la guérite où les subordonnés mettent leur amour-propre à l'abri des offenses, leur fournit du même coup une retraite où la persuasion ne peut les poursuivre.

— Vous savez, reprend-il, les sentiments que j'ai pour M™^ Heuland, sentiments plus particuliers que ceux qui me lient à mes autres nièces. Elle est plus que ma filleule, presque ma fille. Nous nous sommes toujours entendus à demi-mot. Je retrouvais en elle, avec plus de relief et

�� � LE CAMARADE INFIDELE 699

d'ampleur qu'en ses sœurs, certaines vertus et certains défauts de notre famille. Son mariage n'avait pas compro- mis notre intimité. Je ne pouvais exiger de son mari qu'il ne fît pas valoir auprès d'elle ses propres idées ; mais je lui rends grâce de s'y être toujours pris discrètement. S'il est intervenu avec quelque raideur entre sa femme et moi c'est, chose paradoxale, depuis qu'il est disparu. Je préci- serai : surtout depuis six mois.

— Oserai-je, dit Vernois, vous demander par quoi se marque plus précisément ce que vous appelez l'intervention d'Heuland ?

— Si je vous réponds : par un esprit de révolte, vous risquez de voir en moi ce maniaque de l'autorité qu'on imagine en tout militaire ; mais les circonlocutions ne feraient que rendre avec moins de netteté le sens de ces mots-là. Je fais la part de la douleur, mais je suis chagriné par l'amertume. M""" Heuland n'est pas de ces femmes qui formulent volontiers leurs préoccupations. Une phrase fortuite, une incidente laisse inopinément apercevoir le travail qui s'est fait ern elle. Ce sont des éclats presque sans voix ni regard, mais qui dénotent l'inquiétude, le malaise, et qui, me semble-t-il, se sont multipliés ces derniers temps.

Piqué par un mauvais sourire que Vernois n'est pas attentif à réprimer, le général poursuit :

— Ce qui m'irrite, ce n'est pas telle ou telle idée, mais la manifestation de tendances tout à fait étrangères à la vraie nature de ma nièce. D'entre nous tous, elle est la plus aristocrate, car elle l'est en profondeur. Elle est la plus racée. Jamais elle n'avouera combien elle a dû souffrir auprès de ce pauvre Heuland, elle qui n'a pas le goût de la fortune mais qui pousse jusqu'à la préciosité certaines élégances du cœur. Nous ne l'avons compris que trop tard : elle était faite peur épouser un homme de même éducation qu'elle, de mêmes préjugés^ si le mot vous paraît plus sincère ; un homme qui eût des hérédités plus

�� � 700 LA NOUVELLE RE\'UE FRANÇAISE

fines, auxquelles ne suppléent ni la bonne volonté ni l'in- telligence.

Avec la morne volupté de la délivrance, Vernois laisse descendre en lui ces paroles dont chacune le déchire ; mais son silence commence d'inquiéter M. de Pontaubault.

— Si j'ai souhaité cet entretien, ce n'était pas pour vous dire tout ceci que vous aviez certainement deviné. Mais puisque vous voulez bien montrer à ma nièce de l'amitié, j'espérais en votre aide pour lui rendre une paix dont elle a besoin. Ce ne sera pas la première fois que nous collabo- rerons.

Vernois se décide enfin ;

— Mon général, je pense comme vous le faites que mes quelques rencontres avec M™" Heuland n'ont pas contribué à son bonheur. Si vous aviez tardé quelques semaines à me demander cette explication, vous auriez constaté qu'elle n'avait plus d'objet. Il était dans mon intention d'inter- rompre toutes visites et de ne jamais paraître dans la nou- velle maison où M""" Heuland s'établit. Je ne me trompe certainement pas en pensant que c'est la manière la plus efficace dont je puisse vous aider.

Ce qui sommeille dans le hobereau de méfiance paysanne lui fait d'abord flairer un piège. Il cache assez bien sa stupeur et commence par quelques protestations ; mais Vernois refuse de se laisser payer par de faux semblants.

— Non, mon général, c'est la solution que vous n'avez pas voulu me demander, mais qui s'accorde le plus parfaitement avec vos désirs. J'ajoute : avec les miens aussi.

— Je reconnais là votre décision et votre droiture. C'est ainsi qu'entre hommes les questions doivent se régler. Eh ! bien, soit, je vous remercie.

Il tend une main que Vernois se donne l'air de ne pas apercevoir. Ce ton lui rappelle trop la martiale tranquillité avec laquelle, naguère, le général acceptait le sacrifice de ses hommes.

�� � LE CAMARADE INFIDELE 7OI

— Auparavant, mon général, je voudrais pourtant tenir une promesse faite à M™'= Heuland l'été dernier. Je dois la mener sur le front.

— Je l'y ai conduite moi-même, dit M, de Pontaubault, et je ne vois pas de profit à lui faire renouveler un aussi pénible pèlerinage.

— Je me suis trouvé mêlé de plus près que vous, mon général, au détail des événements. Je puis les lui faire comprendre d'une manière plus vivante. J'y tiens pour la mémoire de son mari.

Les soupçons de M. de Pontaubault prennent brusque- ment corps :

— Ah ça, dit-il revêchement, quelle nouvelle révélation lui ménagez-vous ?

Vernois blêmit :

— Je ne comprends pas, mon général.

— Il ne vous suffit donc pas de lui avoir fait connaître les frasques conjugales de ce vaurien. Vous voulez encore, à l'endroit où il est tombé...

D'un bond Vernois est sur ses pieds :

— Vous parlez de mon amitié pour M""" Heuland et vous me tenez pour capable...

— Mon ami, les hommes les plus délicats ne le restent pas toujours quand les intérêts d'un sentiment sont en jeu.

— Non, non ! Dans ces conditions il n'y a rien de fait. Celui qui cherche à liquider Heuland, ce n'est pas moi. Non, permettez^ mon général : un point doit être établi tout d'abord, avant quoi toute parole est inutile. Ces « frasques conjugales », est-ce elle qui vous en a parlé ?

— Peu importe. Toujours est-ce par vos soins qu'elle en a eu connaissance.

— Il importe si bien, que je refuse de m'effacer au cas où elle devrait garder de moi l'idée que vous exprimiez tout à l'heure. Je veux bien être un sot, mais pas ce que vous dites. Au reste, je ne sais pas pourquoi je me tour-

�� � 702 • LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mente, car les mots que vous employez sentent terrible- ment la lettre anonyme.

En M. de Pontaubault le diplomate reprend le dessus :

— Il n'entrait pas dans mon esprit de vous blesser. Non, l'auteur de la délation a signé sa lettre, et vous avez bien deviné qu'il ne pouvait s'agir que de M"*^ Gassin.

Tel est le soulagement de Vernois que tout son visage s'en éclaire, détente que le général met aussitôt à profit :

— Voyons, mon ami, nous nous comprendrons sans beaucoup de phrases. Les caprices de cet imbécile auraient gagné à rester secrets, mais sils ont transpiré c'est encore un malheur dont on se relèvera. Il n'en va pas de même pour les pénibles circonstances que vous connaissez aussi bien que moi...

— J'ai toujours soutenu, mon général, que le recul durant lequel il est tombé...

— Mon cher Vernois, ne discutons pas. Même si le malheur a tout fait, il vaut mieux le cacher quand il ressemble si cruellement à autre chose. J'entends que, sur ce point, la réputation de mon neveu ne soit pas entamée. Croyez-moi : renoncez à cette visite du champ de bataille.

— Je ne puis pas. J'ai mûrement réfléchi aux termes que j'emplaierai, au chemin que nous suivrons.

— Mon ami, vous vous couperez. Trouvez quelque prétexte pour abandonner ce projet, plus scabreux que vous ne l'imaginez.

Mais plus il a cédé jusqu'à présent, plus Vernois se révolte devant cette exigence :

— Si je ne vais pas avec elle au lieu où son mari est mort, je ne puis songer à vous donner satisfaction sur les autres points. C'est par ma faute que, dans le souvenir qu'elle garde de lui, Heuland a subi une atteinte et je me dois...

— \'ous ne vous devez pas de nous le ramener dans les jambes !

�� � LE CAMARADE INFIDELE 703

— NoEL, mon général, mais bien de lui rendre sa place entre elle et moi.

Pendant quelques secondes, M. de Pontaubault garde Le. silence; mais^ au réconfort de Vernois, il ne semble pas avoir compris.

— Comme vous voudrez, monami. Je ne prétendais que vous avertir. Je n'en garde pas moins votre pTomesse^

— Oh pardon, je n'ai rien promis. Je vous ai dit mon intention, mais je ne suis pas seul en cause.

— Voyons, voyons, ue vous fâchez pas. Cette collabo- ration dont nous avions fait le projet et qui devait repren- dre nos bonnes traditions des temps héroïques...

Cette fois Vernois se cabre tout à fait. Il faut qu'il satis- fasse un besoin de vengeance. Pourtant c'est presque sur un ton plaisant qu'il repartit :

— La collaboration. du temps de guerre n'était qu'un nom flatteur dont on récompensait notre obéissance. C'est nous qui en faisions tous ks frais. Mais ces miracles d'abné- gation ne se produiront pas deux fois. Le ressort est usé. Si par malheur il vous faut encore faire appel à nous, j'ai grand'peur que vous ne sachiez pas le retendre. Je vous présente mes respects, mon général.

��IV

��Dominant la crête déserte et les deux vallées, enseveli sous l'herbe folle qui ne parvient pas à en abolir le tracé, le fantôme du Chemin que se sont disputé deux mondes s'enfonce en ligne droite sons la broussaille de fil de fer, et,, encore impraticable aux vivants,, semble une voie, solen- nelle réservée au peupk àes ombres. La montée de la côte a été silencieuse et oppressée. Le petit Antoine lui- même,,. dont tous deux ont désiré la présence, n'a .pas posé une question. Mais lorsque, atteignant le sommet, ils voient s'ouvrir autour d'eux l'immense solitude et, sous le délicat

�� � 704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

soleil de mars, l'échelonnement à perte de vue des collines en friche, la majesté du lieu endort un instant l'angoisse de Clymène.

— Comme l'herbe a poussé, murmure-r-elle. Il y a un an, l'endroit était encore si terrible.

— Nous allons vers ce mamelon, là-bas, dit Vernois. Nos lignes le coupaient par le milieu. Il s'agissait de les pousser jusqu'au commencement de la déclivité, même pas jusqu'à ce rocher que vous voyez d'ici ; deux cents mètres à peine. Ah, que cela paraît maintenant peu de chose ! Prenons par ce sentier qu'on a taillé dans les réseaux.

Elle le remercie d'un regard encore plein de la crainte qu'elle n'osait avouer :

— Alors nous ne serons pas forcés de suivre la tranchée ? Elle était déjà presque obstruée quand mon oncle m'y a conduite... Au retour nous nous sommes perdus...

Ce qu'elle ne dit pas mais qu'il sait par M. de Pontau- bault, c'est que, dans un couloir, il a fallu franchir un éboulement d'où émergeaient deux chaussures, et qu'au retour, voulant lui épargner de passer par le même endroit, c'est à grand'peine que le général l'a ramenée jusqu'à la route avant la chute du jour. Vernois la rassure : les Jaunes ont minutieusement battu la zone de combat ; d'ailleurs il a lui-même reconnu le chemin. Et marchant le premier, signalant les obstacles, les mauvais pas, il s'en- gage dans le maquis des piquets, des cerceaux et des chevaux de frise. Mais le souci que ses compagnons ne se blessent dans les détours des chicanes ne le distrait pas de l'évocation vers laquelle tout son esprit est tendu.

— Que de fois j'ai surpris Heuland à contempler cette vallée, du seuil de son gourbi, au coucher du soleil, ou le matin, quand la rivière commençait à luire dans la brume. Car il était sensible à la nature, plus qu'il ne le savait lui- même. Devant le spectacle de cet horizon, il nous arrivait d'oublier les ennuis ou l'insécurité du secteur; et pourtant

�� � LE CAMARADE INFIDELE 705

aucun de nous n'avait pu lever la tête assez haut par-dessus les réseaux et les remblais de la crête pour apercevoir, comme nous le faisons d'ici, les deux versants à la fois. Nous ne savions pas que notre position avait tant de gran- deur. Ce que nous en apercevions, toutes ces pentes et ces replis du terrain, semblait aussi vide, aussi mort qu'aujour- d'hui, à part les éclatements qui tout à coup jaillissaient du sol, tantôt un seul, tantôt par quatre, ou qui couvraient brusquementunezone entière. On aurait dit parfois que plus rien ne vivait dans le pays, hormis ces végétations de fumée, qui se dissolvaient au bout de quelques secondes. Quant à l'immense population de soldats cachée dan^ les creutes et les terriers de notre versant, on ne l'apercevait pas plus qu'on ne devine à présent la foule des morts qui occupe la même place. Il n'y a de changé qu'un peu d'herbe... et le silence !

La croupe qui paraissait toute proche s'éloigne à mesure qu'ils s'enfoncent dans les ronciers et que, coude après coude, le sentier se referme derrière eux. Puis soudain, lorsque Clymène se croit encore loin de l'endroit qu'elle appréhende de revoir, Vernois s'arrête :

— C'est ici que le front de la division commençait. La souche dont il reste quelques débris à notre gauche, était dans ce temps-là un arbre visible de loin. La brigade d'Heuland devait passer entre cet arbre et le sommet de l'épaulement. J'ai pu retrouver la tranchée de départ. Venez par ici.

Il les emmène par un passage plus étroit encore et plus tortueux, jusqu'à un boyau si comblé qu'un homme n'y serait pas caché plus haut que la ceinture.

— C'est là qu'étaient massés les hommes. L'endroit, depuis, a été pilonné et les Allemands ont renversé le sens du parapet. On avait taillé des marches dans la terre. Et à cinq heures moins dix, quand on commençait tout juste à distinguer les objets les plus proches, c'est d'ici qu'il a entendu le terrible signal, le petit coup de sifflet...

45

�� �

Vernois n’a pas compté avec cette lumière caressante, ni prévu combien des lieux aux contours si effacés manqueraient de langage pour qui ne les a pas connus dans leur état premier.

— Le boyau que nous avons à quelques mètres devant nous n’existait pas. Ils ont pu courir jusqu’au réseau allemand, là où sont les premiers fils de fer. Ils l’ont traversé sans beaucoup de peine, puis ils ont sauté la première tranchée.

Vernois s’avance entre des cratères creusés par les bombardements postérieurs. Mais devant le visage de Clymène il sent toutes les explications intempestives. Il ajoute simplement :

— C’est juste à l’endroit où nous sommes qu’un tir de barrage les a écrasés.

Alors, comme un soldat touché, elle chancelle un peu, tombe à genoux. Pour respecter son recueillement, il recule de quelques pas, violemment tiré en arrière par le petit Antoine dont les doigts tiennent les siens serrés. Il voit Clymène prendre de la terre dans ses mains, la soulever comme si elle allait la porter à ses lèvres, puis la laisser retomber. Et aussitôt il sent l’enfant se mettre à trembler, tirer plus fort. Il veut le faire asseoir, mais le petit tient les yeux fermés et refuse de se tourner du côté de sa mère.

— Antoine, mon bonhomme, lui dit doucement Vernois, est-ce que tu n’oserais seulement pas regarder ce coin de terre où ton père a bien eu le courage de s’élancer avec ses hommes, au devant des grenades et d’une mitrailleuse qu’on n’avait pas pu détruire ? C’était plus effrayant de franchir ce petit espace que de traverser l’Afrique d’une extrémité à l’autre.

Mais l’enfant reste replié, les mains sur son visage. Vernois préférerait une crise de désespoir où le cœur du petit s’ouvrirait et recevrait un souvenir indélébile.

— Je vais te dire une chose que presque personne ne LE CAMARADE INFIDÈLE 707

sait ; il ne faudra pas la répéter à ta mère, parce qu'elle en serait trop bouleversée...

Mais, toujours sans lâcher la main de son ami, Antoine relève la tête, regarde en arrière et dit avec un sentiment d'horreur qui ne peut laisser place à d'autres impressions :

— J'ai cru qu'elle voulait manger la terre... Et il ajoute aussitôt :

— Si nous nous en allons, il faudra bien qu'elle vienne.

Au bout d'un moment, Clymène se relève et demeure tournée vers la barrière de collines qui clôt l'horizon du côté du nord. Quand Vernois la rejoint et rencontre ses ■yeux, il n'y voit aucune trace de pleurs, mais un regard dur et perplexe. Avec lassitude elle soulève un peu les bras et dit, si bas qu'il l'entend à peine :

— Je n'ai plus rien...

Il se méprend et répond :

— Mon amie, il vous a laissé trois beaux enfants. Mais elle secoue la tête, désigne vaguement l'espace

autour d'elle et murmure plus bas encore :

— Je ne le vois plus. Et très vite elle ajoute :

— Mon oncle ne m'avait pas montré cet endroit... C'était un emplacement plus découvert.

— Non, dit Vernois, c'est bien ici qu'il est tombé.

— Je vous crois, mon ami, je ne doute pas de vous...

Mais au coup d'œil hésitant qu'elle jette alentour, il comprend que l'aspect d'un lieu tant soit peu différent a brouillé les anciens souvenirs et que l'imagination déçue ne sait plus sur quoi se poser. Soudain Clymène se baisse et ramasse précipitamment un objet que dans le creux de sa main elle cherche à dégager de la terre adhérente. Ses doigts se ferment comme sur un talisman.

— Qu'est-ce que vous avez trouvé ?

— Un bouton, dit-elle sans rouvrir la main.

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Puis elle se décide à le lui tendre, mais comprend aussitôt l’absurdité de son espoir.

— Ma pauvre amie, un bouton allemand…

C’est trop pour elle que le surcroît de cette petite déconvenue. Elle a hâte de quitter ces fondrières désolées. Elle remonte vers le premier sentier, mais avant de l’atteindre se retourne encore une fois du côté de la vallée abrupte où, durant tant d’années, a commencé la terre interdite. Ce décor, du moins, avec ses pentes rousses et ses falaises, est commun aux deux emplacements entre lesquels hésite et se déforme l’image qu’elle poursuit vainement.

— C’est en regardant cela qu’il est mort, murmure-t-elle.

Par pitié Vernois s’abstient de répondre ; mais, dans son désarroi, elle a besoin de certitude :

— Faisait-il du soleil comme aujourd’hui ?

— Du soleil… Non.

Aussitôt il comprend que toute imprécision lui est suspecte et que la vérité est moins dangereuse :

— Il faisait un léger brouillard qui a permis l’effet de surprise… Jamais Heuland n’a vu cette vallée… que sur les cartes.

Il reprend la tête de la petite colonne. Dans la charmante clarté, les questions d’Antoine se pressent, se bousculent, parmi des cris à demi-voix, poussés devant les débris de toute sorte qui déjà ne trouvent plus de place dans ses poches. Qui sait les épouvantes que l’enfant a craintes et qu’il sent conjurées ! Étourdi par la réaction, il n’est plus qu’ardeur et confiance. Il insinue :

— Est-ce que les Annamites ont aussi ramassé les casques ?

Après tout, la mémoire d’une chasse heureuse peut aider à défendre de l’oubli l’émotion de cette journée, et Vernois se tourne vers Clymène :

— Si vous vous reposiez un moment. Nous entrerons dans les réseaux pour tâcher de trouver un casque. LE CAMARADE INFIDELE 7O9

Il tire de sa poche une cisaille et se dégante, ce qui laisse voir la peau déchirée de ses mains.

— Vous vous êtes blessé ! s'écrie-t-elle.

— Ce n'est rien.

Et pour couper court, il remet ses gants. Mais elle insiste :

— Qu'avez-vous donc fait ?

— Il y a huit jours, je suis venu frayer le dernier pas- sage que nous avons suivi.

Elle dit, les larmes aux yeux :

— Vous avez pris cette peine!... et vous allez encore vous mettre en sang.

— Il ne s'agit pas de moi, répond-il avec impatience ; et ce n'est pas un lieu où s'apitoyer sur des égratignures... Allons, m^on gars, grimpe sur mon dos, ou tes mollets resteront dans le barbelé.

La recherche dure plus longtemps qu'il n'avait prévu. Elle est récompensée, à défaut du casque, par une ample moisson de cartouches, de fusées et de bidons. Un instant ils croient s'être égarés, car sur le sentier ils ne retrouvent pas Clymène. La voici pourtant qui revient ; ce ne peut être que du champ d'entonnoirs où elle est retournée, mue par quelle attente ou quel repentir ? Elle marche les yeux à terre, la robe déchirée, tenant un petit bouquet de fleurs jaunes déjà pendant et flétri. C'est à peine si elle sourit à la joie d'Antoine, et pressant le pas pour passer devant, elle ne prononce pas un mot jusqu'à la route.

Ce point où la chaussée fait dos d'âne et coupe le chemin de crête, c'est là, Vernois le comprend bien, que sa mission s'achève et qu'il devrait dire à Clymène : « La voiture vous attend au bas de la côte ; vous n'avez plus besoin de moi. Descendez sans vous retourner, et quand je vous aurai vue disparaître au premier coude, je m'en irai moi-même par l'autre versant. » La voici qui pose le pied sur la route, qui s'arrête pour reprendre souflîe, échappée au cauchemar des nappes de fil de fer; elle

�� � semble lui donner juste le temps d’engager la phrase, à l’endroit qu’il faut. Mais comme une goutte tombée au point précis où les eaux se partagent et dont un grain de sable décidera l’hésitation, la phrase reste suspendue entre deux pentes. Si Clymène n’avait ce mouvement de tête qui semble un commencement de départ, si elle ne laissait pas tomber ses fleurs fanées, sans doute parlerait-il. Mais déjà c’est trop tard. Pour la première fois il la prend par le bras ; il sent sur sa manche ce coude et dans sa main ce poignet qui s’appuient. Il faudra pourtant bien qu’avant la fin de la descente clarté soit faite entre eux.

— Mon amie, commence-t-il, vous ne me verrez pas avant longtemps.

— Pourquoi ? demande-t-elle ingénument.

— Mon travail ne va plus me permettre d’absences.

Elle dit avec la soumission de la fatigue :

— Je vous ai déjà coûté beaucoup trop de temps. Mais quand ce serait dans deux ou trois mois, dites quand vous reviendrez.

— Je ne sais pas encore.

Alors elle s’alarme :

— Ne me faites pas peur!… Dites-moi bien exactement, sans rien de plus ni rien de moins… Je ne puis me méfier de tout le monde… et de vous encore !

— Vous êtes entourée de meilleurs conseils que les miens. Je ne suis que trop intervenu dans votre vie.

Elle riposte avec âpreté :

— Je ne suis entourée que d’êtres qui me détestent !

Il croit avoir mal entendu :

— Votre oncle désirerait…

— Mon oncle ni mes sœurs ne désirent mon bien, mais seulement que je fasse leur volonté.

Les barrières de sa fierté cèdent à la lassitude ; elle poursuit :

— Si je regarde vers le passé, aussitôt ils s’efforcent de le ternir… Et si je regarde ailleurs… ils ont encore peur LE CAMARADE INFIDELE 7II

que je ne leur échappe... Vous seul ne m'avez pas trompée... Il murmure entre ses dents :

— Qu'en savez-vous ?

De la tête ellefait signe qu'elle sait bien que non ; et à bout de force, elle répète ce geste comme pour empêcher que Vernois n'insiste. Mais à l'entrée du village en ruines, où déjà la voiture est en vue, elle reprend très bas :

— Croyez-vous que vos pauvres ruses n'étaient pas transparentes... Ce n'est pas votre faute... si mon mari...

Il dit:

— Je ne vous ai conduite ici que pour vous contraindre à lui pardonner.

Alors elle le regarde bien droit et dit avec désolation :

— Comment ne voyez-vous pas... que cela m'est devenu facile ?

Elle étouffe un sanglot, très vite, car Antoine se rap- proche. Et tandis que le petit saute au cou de Vernois, elle fuit vers la voiture.

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��Ne fût-ce que par haine pour M. de Pontaubault; ne fût- ce que pour démontrer à Thomas la naïveté de ses conseils ; ne fût-ce que par cynisme et par dérision de lui-même, Vernois est revenu dès la semaine suivante ; et dans le fond d'une cour tranquille, il est satisfait de sonner à la porte de cette maison où il s'était promis de ne jamais péné- trer.

Clymène lit près d'une fenêtre ; elle ne l'entend pas entrer.

— C'est moi, dit-il; j'ai voulu vous montrer ce que valent mes résolutions.

Elle ne s'écrie pas. On dirait que la présence de Vernois ne la force qu'à peine à changer de pensée.

— J'avais tellement espéré, dit-elle...

Il lui baise les deux mains l'une après l'autre.

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— Je viens en homme raisonnable qui vous demande pardon de tout ce qu’il a fait ou dit depuis le jour qu’il vous a vue…

Elle voudrait l’arrêter, mais il lui baise encore les mains.

— Pauvre amie, avons-nous assez quintessencié et coupé des cheveux en quatre. C'est votre faute aussi : Pourquoi me braviez-vous avec votre héroïsme ? Il faut croire que c’est bien français ce goût des acrostiches de sentiments. Si nos voisins en font des gorges chaudes, ils n’ont pas tort. Mais il y a, Dieu merci, notre bon sens qui finit toujours par avoir raison. Alors c’est entendu, n’est-ce pas ? Désormais nous serons sincères.

Elle essaie de dégager ses mains :

— Je le veux bien, dit-elle d’une voix qui tremble un peu.

— C’est-à-dire que jamais nous ne jouerons au plus fin l’un avec l’autre. Il faudra terriblement changer d’habitudes. Enfin nous nous y efforcerons, si vous voulez.

Comme il lui a rendu la liberté de ses mouvements, elle reprend de la hardiesse :

— On croirait que nous dissimulons des sentiments bien honteux… C’est entendu : nous essaierons. Mais d’abord dites-moi que cette pièce est joliment aménagée.

Il en fait le tour avec des remarques sur les meubles. Ils discutent une couleur, heureux tous deux de ce répit. Arrivé près de la table, il prend le livre qu’elle y a laissé grand ouvert :

— Que diable lisiez-vous ?

Il regarde le titre.

— Comment, vous si vraie, pouvez-vous trouver du plaisir à une pareille sottise ?

— Peut-être parce que je suis sotte. Mais ce roman est-il plus absurde qu’un autre ?

— Essayez de me raconter ce qui s’y passe.

— Non, c’est trop ridicule.

— Vous voyez bien. Il y a naturellement quelqu’un qui aime éperdument, dont c’est la grande, l’unique affaire. Comme si réellement l’amour tenait dans la vie un rang si éminent. C’est pour s’aveugler sur la laideur de l’amour qu’on lit des romans.

— Mon ami, dit-elle agacée, laissez l’amour, puisque nous ne sommes amoureux ni l’un ni l’autre.

— Voilà déjà que vous manquez à nos conventions.

— C’est un peu fort !…

— Nous ne sommes pas épris, je le veux bien, mais nous sommes un homme et une femme qui courent grand danger de s’émouvoir…

Il observe qu’elle pâlit.

— … comme cet accident peut arriver à n’importe qui. Alors mieux vaut, ensemble, étudier la nature de la menace. Mettons-nous sur ce canapé et causons en amis à qui les mots ne font pas peur.

— Il ne faut jamais contrarier, dit-elle, ni les ivrognes ni les fous. Alors ?

— Eh bien, je pense qu’il existe deux sentiments honnêtes, nettement définis, et qui n’essaient pas de se donner pour ce qu’ils ne sont point, dont l’un est le désir, l’autre l’amitié. Le premier est compris partout, mais l’hypocrisie veut qu’on le déclare grossier. Le second jouit de la considération universelle, mais presque personne ne s’y intéresse. Toute l’attention, tout le bavardage, toute la littérature, toute l’éducation sont tournés vers le mélange des deux qui, comme tant de métis, a de la séduction et les vices superposés de ses deux parents.

— Je vous écoute.

— Or cet amour qui a tout usurpé, qui s’est fait reconnaître un caractère quasi sacré, devant lequel on veut que tout plie, c’est de tous nos sentiments le plus louche, celui qui fait commettre le plus de vilenies.

Elle tâche de lui tenir tête :

— Ce que vous dites n’est pas très neuf.

— Raison de plus pour que ce soit vrai. Voici par exemple un homme qui s’introduit auprès d'une jeune femme sous prétexte d’exalter la mémoire de son mari…

Déjà elle est debout :

— Parlez de l’amour tant que vous voudrez, mais pas de nous.

Il la rattrape par le poignet et la contraint à se rasseoir.

— Admettons que cet homme n’ait été poussé que par l’indignation devant la facilité avec laquelle on élimine les disparus. Son cas n’en sera que plus significatif. Or que fait-il ? Par ses habiletés et ses maladresses, il n’aboutit qu’à désagréger peu à peu le souvenir de son camarade…

— Si quelque chose, s’écrie-t-elle, éclatait aux yeux, c’est votre bonne foi !

— Il n’y a que la bonne foi pour réussir de si délicates perfidies. Car le zèle qu’il apportait à faire l’éloge de ce pauvre garçon l’amenait, par un subtil détour, à se mettre lui-même en valeur, à suggérer des comparaisons.

Elle est à bout de patience :

— Si c’était pour me dire cela, il valait mieux ne pas venir ! Allez-vous-en !

— Si je m’en vais à cette heure, je n’aurai même plus, pour excuser une autre visite, le faible argument d’aujourd’hui. C’est maintenant ou jamais qu’il faut arriver à voir clair.

Elle le supplie :

— Il vaut mieux pas !…

— Je croyais que mon frère vous avait convaincue. Nous prendrons les questions l’une après l’autre.

Alors elle s’écrie :

— Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ? Vous êtes assez perspicace pour mener tout seul votre affreuse enquête. S’il y a quelque chose à découvrir, vous le savez depuis longtemps. Pourquoi me forcer à vous dire ce que je ne veux pas ?

Pendant le silence qui suit, ils ne font un mouvement ni l’un ni l’autre.

— Vous voyez bien, ma pauvre amie, reprend-il doucement, que nous sommes tous les deux plus atteints qu’il ne paraissait d’abord.

Il ajoute avec difficulté :

— Et nous ne pouvons plus feindre de croire… que ce qui nous rapproche c’est vraiment la pensée d’Heuland… Je sais bien qu’il est ridicule de parler à une femme comme je le fais… Il est même permis de trouver que c’est un peu goujat… Mon frère prétend qu’il n’y a plus chez nous que de la bravade… et que le moindre sentiment naïf, spontané, serait plus honnête que nos points d’honneur…

Elle murmure :

— Votre frère a été très bon… Je l’ai vu plusieurs fois. Il m’a donné le courage de regarder en moi-même…

— C’est tout ce qu’il s’agit de faire. Ce qu’était Heuland dans la réalité, la question n’est pas là. (Au reste, nous redeviendrons plus sensibles à sa jeunesse, à son bon cœur, à son désintéressement, lorsque nous ferons avec simplicité l’aveu de ses insuffisances.) L’important, c’est de ne pas nous méprendre sur ce que nous avons éprouvé pour lui.

Vaincue d’avance par tant de méthode, elle semble attendre un arrêt. Vernois porte la main à la poche intérieure de son veston, y palpe une enveloppe.

— Je dois vous avouer d’abord un abus de confiance. Avec les effets de votre mari, vous avez reçu toutes celles de vos lettres qui se trouvaient dans son bagage, toutes, sauf une que voilà.

Au bout de ses doigts, l’enveloppe blanche vacille un peu.

— Il fallait savoir à qui retourner ces lettres : c’est mon excuse pour avoir ouvert celle que je tiens. Je n’en ai guère pour l’avoir lue jusqu’au bout ; j’en ai moins encore pour l’avoir gardée. Et quand je dis que l’intérêt d’Heuland a été le premier mobile de mon intervention, cela n’est pas tout à fait vrai ; le tout premier c’est cette lettre.

— Je ne comprends pas…

— Une femme dont la tendresse trouvait pour s’exprimer des mots si simples, si touchants, la savoir menacée d’une révélation brutale et s’en tourmenter : c’était peut-être romanesque. Votre prénom l’est bien un peu, et je me souvenais d’une photographie où l’on ne distingue que votre profil… Assurément je ne songeais pas tous les jours à cette petite armoire où votre mari cachait sa correspondance, car quel espoir avais-je de pouvoir me montrer utile ? Mais je ne l’oubliais pas ; et lorsque, cet été, j’ai pu prendre inopinément quinze jours de repos, cette idée m’a conduit sur votre plage… Il faut vous figurer l’ignorance où presque tous les hommes sont d’une femme véritable. Cette lettre de vous, que j’avais surprise, représentait pour moi ce que l’amour peut avoir de plus fidèle et de plus charmant. Et c’est justement pour cela qu’il faut qu’aujourd'hui vous la relisiez.

Elle le regarde avec effroi :

— Comment pouvez-vous demander ?…

— Il le faut. C’est le seul témoin que nous ayons du passé.

Traquée, elle réplique avec une hardiesse balbutiante :

— D’abord qui vous assure que chaque mot… était écrit comme il aurait dû…

Il n’a pas l’air de comprendre.

— Que jamais je n’essayais, malgré moi… de tromper un immense besoin d’admiration…

Et comme il reste muet :

— Ah que vous êtes cruel ! Je ne puis pourtant pas m’humilier davantage…

— Si ce jour-là vous n’étiez pas sincère, murmure-t-il, désespérons de l’être jamais…

Il retrouve cependant ce qu’il faut dire :

— Nous avons toujours soutenu que le courage… était inconcevable sans un peu d’aveuglement… Ne croyez pas que vous veniez de faire une horrible découverte et que le passé en soit compromis… Vous ne consentez pas à relire cette lettre ? Je n’ai même pas besoin d’ouvrir l’enveloppe. Écoutez : « Encore une journée passée sans toi, ni triste ni gaie… »

— Non, non, non !

Elle se jette en avant et tâche de lui fermer la bouche. Il se tait, pose l’enveloppe sur la table. Mais il a de plus en plus de peine à dominer son raisonnement.

— Évidemment, ce n’est pas notre faute… si la guerre a réparti la mort au hasard… et c’est se moquer que de rien prétendre compenser avec notre petite justice… On ne sait pas pourquoi, lorsque tous ont repris leurs commodités… nous seuls nous resterions guindés dans le sublime… Qu’un ancien soldat s’éprenne de la veuve d’un disparu, c’est d’un ordre meilleur que s’il épousait une fille et elle un enrichi… Mais que nous deux précisément…

Leurs regards n’osent s’appuyer l’un à l’autre ; ils parviennent pourtant à ne pas s’éviter.

— J’ai dit que personne n’a respect de l’amitié. C’est même pour l’amour une gloire de plus quand on peut la lui sacrifier… Que voulez-vous ?… J’ai toujours autrement senti… Non que mon amitié pour Heuland ait parfaitement mérité ce nom ; mais les événements suppléaient à ses manques… Croyez-moi : depuis huit jours j’ai pesé toutes les possibilités, même cette idée folle que vous pourriez habiter ma maison, si étriquée, si ouvrière, si resserrée entre la route et la montagne… Les obstacles, je vous assure que j’en faisais bon marché, la consternation de votre famille, et le scandale, et jusqu’à ma crainte de vous décevoir. Mais il restait un point sur lequel je n’étais pas fier de mon triomphe… Quel malheur que nous ayons débuté si bien !… Il est malaisé d’oublier cela… Nous avons notre orgueil tous les deux, mon amie, et le goût de lui donner en nourriture ce qui nous tient le plus à cœur.

De très loin, avec peine, elle ramène sur son visage un pénible sourire :

— Hélas, oui, nous sommes orgueilleux…

Il sent qu’il ne faudra pas grands coups de cravache pour que, l’un et l’autre, ils reprennent le dessus.

— Je réunis parfois mes apprentis, le dimanche soir, et je leur fais une lecture. Eh ! bien, l’autre jour, pour mieux imaginer votre présence, j’ai voulu voir l’action qu’aurait sur eux… vous devinez quoi… une de vos tragédies…

Elle l’interrompt avec un premier retour de crânerie :

— Comme vous deviez la lire à contre-sens ! Car malgré tout, mon pauvre ami, vous êtes un peu trop raisonnable.

— Si je l’étais vraiment, je prendrais ma part de butin, sans m’occuper d’autre chose. Je permettrais qu’on rie de ce champion de l’amitié, qui pour mieux servir les intérêts d’un camarade l’a supplanté à son foyer. Tant pis si mon exemple servait à prouver que tout homme peut être réduit par l’amour comme tout peut s’acheter pour de l’argent. Et si l’on s’étonne que cette veuve assez jalouse de son chagrin…

Il savait qu’elle répondrait bien au défi.

— Je n’ai pas encore besoin, dit-elle, que vous me défendiez.

— Si l’on s’étonne qu’elle se soit consolée par un bonheur sans beaucoup de gloire…

Elle lui coupe la parole :

— Décidément vous avez l’imagination pathétique. Je crois que vous vous êtes un peu vite alarmé.

L’ironie les rafraîchit comme de l’eau sur le visage.

— Les scrupules excessifs sont dans les règles du jeu, chère amie ; on ne saurait être trop pointilleux. Quand vous verrez le général, dites-lui que je suis venu vous faire mes adieux ; mais pour que sa joie ne soit pas trop humiliante, ajoutez que nous nous sommes séparés en plaisantant.

— Vos adieux ? s’écrie-t-elle.

— Pour aujourd’hui nous aurions de la peine à nous LE CAMARADE INFIDELE 719

entretenir de choses indifférentes ; et la prouesse dont nous venons de nous donner le plaisir, nous ne la renouvelle- rions pas tous les dimanches ! Elle dit bouleversée :

— Mais je ne puis me passer de votre amitié !

— Non, non ! Vous ne me forcerez pas à discuter. Je ne fais pas vœu de ne jamais plus vous revoir. Dans six mois, un an, il se peut que je vous apporte des fleurs ou des fruits confits. J'obéirai, cela va sans dire, au moindre appel de votre part, mais tâchez que ce ne soit pas tout de suite. Maintenant dites-moi où se trouve la chambre d'Antoine.

Elle balbutie :

— Ne me laissez pas seule !

— Mon amie, je ne vous reconnais pas. Nous nous devons de la tenue et même une façon d'allégresse. Ne répondez qu'à la question que je vous pose : où se trouve le petit ?

— Puisque vous l'exigez... je vais vous y conduire. Dans sa terreur d'une scène attendrissante, il réplique

durement :

— Je veux y aller seul. Où est-ce ? Mais elle court à la porte et l'ouvre :

— Antoine ! Antoine !

— Je ne veux pas. Devant vous je ne saurais pas com- ment lui parler.

Elle continue d'appeler :

— Antoine ! Mon petit ! Vite ! Vite !

Il faut que l'accent de la voix lui ait paru bien inac- coutumé pour que l'enfant obéisse avec tant de prompti- tude. On l'entend qui glisse le long de la rampe, en repre- nant élan à chaque palier. Vernois murmure :

— Qu'est-ce que vous avez fait, mon amie !... Antoine s'arrête sur la dernière marche, intimidé par

l'aspect des adultes. Le plus sûr serait de lui dire adieu, comme chaque dimanche, sans rien lui laisser deviner.

�� � Mais cela, Vernois n’en a pas le courage. Du moins veut-il être ferme et bref :

— Mon petit, ta mère t’a fait descendre parce qu’il faut que je te dise adieu. Je ne pourrai revenir ni la semaine prochaine, ni le mois prochain, ni peut-être avant très longtemps… Même s’il arrive que jamais tu ne me revoies, il ne faudra pas croire que je t’oublie… J’aurais bien voulu rester toujours près de toi, mais voilà que c’est impossible.

Un sourire gêné paraît sur le visage du petit. C’est comme si les mots ne l’atteignaient pas, au fond des fraîches ténèbres où vit l’enfance. Vernois ne peut se résoudre à partir sans avoir obtenu ne fût-ce qu’un regard affectueux :

— Si jamais tu as de la peine, ou des ennuis, ou simplement s’il te manque un camarade à qui raconter ce qui t’intéresse, rappelle-toi que tu n’as qu’à m’écrire. Je te répondrai tout de suite… Et maintenant, comme il ne faut pas que je manque mon train, serrons-nous la main bravement. Et n’oublie pas ton vieil ami qui a du chagrin de s’en aller.

Les doigts du petit se laissent prendre distraitement. On dirait qu’à la seule annonce de la séparation, son imagination s’est résignée et déjà regarde ailleurs. Vernois comprend que cette docilité du cœur fait la grâce de cet âge, mais il en éprouve un cruel pincement. Du moins peut-il sans danger prendre dans ses mains la tête de l’enfant ; il l’embrasse :

— Adieu, mon bien cher petit.

Mais l’imprudence est faite. Les bras se sont noués autour de son cou. Il sent qu’il ne s’en libérera qu’au prix d’une violence déchirante :

— Allons, lâche-moi. Ne me serre pas ainsi.

L’enfant crie à sa mère :

— Fermez la porte à clef ! Fermez pendant que je le tiens !

Mais quand il voit que, réfugiée dans une embrasure, LE CAMARADE INFIDELE 721

elle ne bouge pas, le désespoir efFace en lui le sentiment de sa faiblesse. Il se met à lutter comme avec un égal ; il se pend aux vêtements de Vernois ; il le tient par un bras et, de toute sa force, y enfonce ses ongles. Il ne sait pas ce qui arrive, mais les mains de l'homme sont molles ; sous l'attaque sa masse chancelle et, une seconde après, tous deux se trouvent assis sur l'escalier. Sans lâcher prise, avec de la colère et des larmes, Antoine essaie encore une fois de trouver de l'aide :

— Mais, Maman, ne le laissez pas partir ! Elle balbutie :

— Mon pauvre petit, c'est lui qui veut s'en aller.

— Pourquoi ? Mais pourquoi donc ?

Vernois tâche de se cramponner à quelque débris de sa résolution :

— Ne tremble pas ainsi, mon petit... Je t'aime beaucoup plus que tu ne peux l'imaginer... Il faut croire ce que je te dis. Si je m'en vais, c'est que je ne puis pas faire autrement.

Mais dans le rêve où il se débat, Antoine vient de con- naître l'ivresse extraordinaire de faire ployer des volontés ; il poursuit à mots entrecoupés et impérieux :

— Vous ne pourrez pas vous sauver... D'abord ça ne vous servirait à rien... Nous serons à la gare aussi vite que vous et nous monterons dans votre train...

Ramené contre la poitrine de Vernois, la joue écrasée contre sa chaîne de montre et les boutons de son gilet, il entend les coups sourds du cœur de l'homme et, très loin, la voix faible de Clymène :

— Mon. chéri, laisse-le... Il n'aura pas pitié de toi... Mais cette voix est couverte par une autre, plus forte,

qui murmure près de son oreille, avec une sorte de rire à la fois terrible et rassurant :

— Tu me tiens, mais c'est moi qui refuse maintenant de te lâcher. Je t'emporte avec moi. Tu veux bien, dis ? Ta mère a deux garçons, ça lui suffit. Dis, tu veux bien ?

Passant un bras sous les jambes de l'enfant, il va le sou-

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�� � lever, mais Clymène est accourue. À genoux auprès de son fils, elle le couvre de baisers :

— Ne crois pas ce qu’il te dit. S’il t’aimait véritablement, il sait bien qu’il pourrait te revoir ici… J’aurais soin qu’il ne me rencontre pas, puisqu’il ne peut plus souffrir ma présence…

Vernois veut la forcer à se taire :

— Ne jouons pas cette affreuse comédie.

— Que faisons-nous d’autre depuis trois mois ? Mais il vous fallait ce coup de théâtre et vous avez eu le sang-froid…

— Il était lâche et fou de venir. Je ne me le pardonne pas. Mais le sang-froid, hélas !… Dix fois en une heure j’ai tout remis en question.

— Pour augmenter l’honneur de votre victoire, car lorsque votre amour-propre est en jeu…

Il riposte avec colère :

— L’amour-propre d’un homme échoué sur le bas de votre escalier !

— Alors que direz-vous de moi qui suis à vos genoux ?

— Mais, mon amie, si je prenais au sérieux ce que vous disiez tout à l’heure…

La parole lui est coupée par Antoine. Ils ne se sont pas aperçus que le petit, se coulant à terre, s’est échappé de leurs bras. Il vient se rasseoir, enlaçant sa mère :

— Maman, n’ayez donc pas peur… Maintenant il ne peut plus partir.

— Chéri, tu ne le connais pas…

Malgré une larme qui n’a pas encore séché sur sa joue, l’enfant la regarde avec assurance et malice. Elle ne peut s’empêcher de s’écrier :

— Pourquoi dis-tu cela ?… Qu’est-ce qui te le fait croire ?…

Le petit ménage son effet :

— Où est son chapeau ? dit-il enfin.

Vernois demande : LE CAMARADE INFIDELE 723

— Où l'as-tu mis ?

Antoine se retourne avec rancune :

— Vous pourrez le chercher longtemps.

— VoyonSj mon petit, rends-le-moi.

Un tel ordre ne demande pas à être obéi, le petit le sent parfaitement. D'ailleurs Vernois n'insiste pas. Il froisse et tiraille un de ses gants.

— Vous ne voulez pourtant pas que je reste, dit-il, parce que j'aurai craint de sortir nu-tête ?...

— Si vous promettez de venir dimanche prochain, com- mence Antoine...

Mais Clymène lui met la main sur la bouche. Tl com- prend qu'il faut être discret, ne pas tout demander d'un coup. Vernois garde le front barré d'une grosse ride, mais ne fait pas mine de se lever. Comme s'ils craignaient, par le moindre mouvement, de réveiller la volonté mau\'aise, la mère et l'enfant retiennent leur souffle... Le gant tombe sur les marches. Antoine avance prudemment la main et s'en empare... Vernois ne bouge toujours pas...

��FIN

��(Copyright hy Librairie Gallimard) jean schlumberger

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

��LA CRITIQUE DU MIDI

J'écris ce mot à propos de deux livres de critique fort remar- quables, les Œuvres dans les Hommes, de M. Léon Daudet, et les Mauvais Maîtres, de M. Jean Carrère. Et je vous supplie de croire (sans espérer absolument vous convaincre) que je n'y mets pas la moindre ironie. Il y a un soleil du Midi, un langage du Midi, une poésie du Midi, une politique du Midi. Pourquoi n'y aurait-il pas une critique du Midi ? La France est une syn- thèse du Nord et du Midi ; elle porte sur le Nord et le Midi comme un homme sur ses deux jambes. Et il faut éviter deux excès également condamnables : l'excès du Parisien ou de l'homme de l'Est qui parle du Méridional comme d'un Français inférieur ; l'excès du Méridional, qu'excusent les mauvaises plaisanteries du premier, et qui consiste à affirmer son point de vue comme une émanation de la pure raison et de la France éternelle, à s'indigner de tout ce que l'observateur y découvre de local et de partial, c'est-à-dire de vivant.

Rien de plus conventionnel, d'ailleurs, que la fausse image de l'esprit méridional qui circule dans l'atmosphère littéraire de Paris, et qui tiendrait à peu près dans cette définition : j'appelle Midi tout ce qui n'est pas sérieux. A une plaisanterie de ce genre M. Maurras, justement en colère, opposait les noms de Gassendi, de Vauvenargues, de Guizot, de Renouvier. Il eût pu y ajouter ceux de Montaigne et de Montesquieu, qui sont des Gascons, et la Gascogne fait bien partie des pays de langue d'oc. Il y a chez les Méridionaux beaucoup plus de sens critique,

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 725

d'esprit d'observation et de froideur que ne le suppose la légende parisienne. Et aussi de sérieux. Marseille ne m'a jamais paru une ville vraiment gaie, et ceux qui connaissent bien les Marseillais m'affirment que leur fond c'est la tristesse (M. Camille Bellaigue faisait là-dessus, dans une récente conférence sur la Provence et la musique, d'excellentes réflexions). Ce sont d'ailleurs les Méridionaux déracinés qui ont créé à l'usage des Parisiens un Midi de fantaisie, comme Offenbach leur a apporté le Gerolstein de son opérette. Ils ont tiré sur la mère grand. Les reproches injurieux dont les Méridionaux ont été victimes pendant la guerre paraissent un peu une conséquence de Tarta- rin. La chasse à la casquette, la venette continuelle de Tartarin- Sancho, le Ne l'acculons pas !, la Défense de Tarascon et le reste, ont implanté en d'innombrables lecteurs cette idée que le Méri- dional, d'après son propre témoignage, manquait de vaillance, et qu'il devait se tenir devant l'ennemi comme Tartarin devant le lion, le chamois et le canon anglais. La légende littéraire a engendré la légende militaire.

Ce n'est pas à travers ces légendes qu'il nous faut regarder ce que nous avons appelé la critique méridionale. Elle a prouvé d'ailleurs son sérieux par son influence. En bref, appelons-la une critique du romantisme. Le mouvement anti-romantique de l'Action Française, mouvement politique et littéraire, peut s'appeler un tumuhe méridional, dans le sens point défavo- rable où M. Barrés a appelé le boulangisme un tumulte natio- nal. M. Maurras et M. Daudet figurent le type authentique du blanc du Midi. Alexandre Dumas, débarquant à Avignon, et assailli par les off"res des portefaix, corporation célèbre qui a malheureusement disparu de la gare, ne remit sa valise à l'un d'eux qu'en lui disant : « Je veux bien t'employer. Mais tu vas me jurer que tu n'as pas assassiné le maréchal Brune ! » Un Lorrain ou un Bourguignon aurait toujours envie de demander à M. Daudet, avant de se confier à lui, le même engagement, que celui-ci ne pourrait prendre peut-être qu'avec une certaine mauvaise conscience. M. Lasserre, qui est Béarnais, a lancé dans le Romantisme français un manifeste méridional, comme Burke dans ses Considérations sur la Révolution française, avait lancé un manifeste si spécifiquement anglais. Le rythme propre à la critique méridionale est ce qu'on pourrait appeler un rythme

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dantesque : le passage d'un Enfer à un Paradis par un Purga- toire. Enfer = Romantisme. Paradis = Mistral. (Al. Lasscrre a écrit un Misiral en valeurs lumineuses comme il a fait son Romantisme en valeurs sulfureuses.) Le Purgatoire c'est une abjuration d'erreurs, le passage d'un tempérament romantique, maladie que l'enfant du siècle trouve dans sa triste hérédité, à une raison et à une forme classiques, dont la poésie de Mistral apparaît comme la Béatrice ou la Lucie. Les Amants de Venise esquissent certains chants de ce Purgatoire. On en trouverait aussi les rythmes dans les livres de M. Daudet, VHérédo et le Monde des Images.

II est naturel et juste que Mistral occupe pour un Méridional la place de Dante pour un Italien, de Shakespeare pour un Anglais, peut-être de Molière pour un Français du Nord. Il est naturel aussi qu'un très grand poète soit tenu pour une source d'inspiration politique et morale. Sur le modèle du célèbre « Aimer Molière... » de Sainte-Beuve, on écrirait un : « Aimer Mistral... » Et après tout on l'a écrit, et non seulement les politiques méridionaux, mais M. Barrés, ou tout au moins Gal- lant de Saint-Phlin. M. Daudet et M. Carrère ont l'un et l'autre consacré dans leurs livres de beaux et enthousiastes chapitres au poète de Maillane, et les deux ouvrages semblent rédigés sous son signe et son invocation.

Mais le livre de M. Carrère ne s'appelle pas le Bon Maître. Il s'appelle les Mauvais Maîtres. Et le Mistral ou le Génie Equilibré de M. Daudet est encadré entre un Victor Hiioo ou la Léocnde d'un Siècle et un Emile Zola ou le Romantisme de l'égout, qui font de Hugo et de Zola les titulaires de deux loges dans l'Enfer litté- raire, politique et moral. Comme amateur de bonne langue et de style savoureux je ne m'en plains pas. L'invective abondante et imagée de M. Daudet nous rappelle, avec sa santé drue, ses muscles roulants, son contact vivant avec la langue parlée, celle de Barbey d'Aurevilly et de Léon Bloy ; elle a moins de flamme romantique, mais plus de substance et d'observation, et se rap- procherait, à ce point de vue, de celle de Veuillot. Il est curieux que ces quatre maîtres de. l'invective (on pourrait y joindre; à une certaine distance, Drumont) aient tous été des blancs, originels ou convertis, furieux catholiques, mais fort ennemis de la charité chrétienne. Léon Bloy lui rendait hommage à peu

�� � près comme Rollon baisa le pied de Charles le Simple, en l’élevant jusqu’à ses lèvres et en jetant le roi sur le dos : « Ce qu’on peut souhaiter de plus charitable à ce puant, écrit-il à propos de Zola, c’est de crever demain, de pareils maudits ne pouvant qu’aggraver l’inexprimable rigueur des châtiments éternels. » Et M. Daudet doit se reconnaître en cette femme dont parle Saint-Simon, laquelle avait supprimé de son Paier le passage sur le pardon des injures. Ce qu’un pamphlétaire de cette nature apprécie en l’Eglise, c’est qu’elle a un enfer. Les polémistes de gauche sont handicapés par la mauvaise qualité de leur enfer, aussi médiocre que leur paradis et terrestre comme lui. La Ter- reur, la Commune, le bolchevisme, ces pauvres petits enfers terrestres ne supportent pas la comparaison. Les rouges de Paris ont eu pendant trente ans leur polémiste en Rochefort : un néant ! Le seul grand écrivain que ce côté politique ait pro- duit, c’est Vallès. M. Vanderem signalait avec raison l’oubli dont il est victime, oubli scandaleux, qui d’ailleurs s’explique par des raisons étrangères à la littérature : l’auteur de l'Enfant aura évidemment moins de lecteurs et surtout de lectrices que l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé ! Mais fermons cette parenthèse, et revenons à Mistral. La critique du Midi, celle de M. Maurras, de M. Lasserre, de M. Daudet, de M. Carrère, aime Mistral, considère Iviistral comme un centre d’intelli- gence et d’action, formule une discipline mistralienne. Mais ensuite, ou plutôt d’abord, et surtout, elle aime Mistral contre quelqu’un, elle le prend comme point d’appui dans une attaque, elle formule une doctrine anti-romantique. Les étrangers, qui s’étonnent de nous voir continuer aujourd’hui des disputes vieilles d’un siècle entre le classicisme et le romantisme, voudront bien considérer que c’est là, en partie, un rythme de notre vie intellectuelle française au xix^ siècle, un moment naturel dans l’existence d’une nation qui constitue un ménage du Nord et du Midi, un dialogue jamais achevé entre le Nord et le Midi.

Je réussirais assez mal à définir le Midi littéraire par ce qu’il est, et il m’y faudrait tout un livre. Mais je mettrais beaucoup moins de temps aie définir par ce qu’il n’est pas. Le Midi n’est 728 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pas rom.mtique. Les écrivains romantiques ont été fournis par les pays du nord de la Loire. Le génie de Victor Hugo, métal de Corinthe du romantisme, n'est pas une synthèse du Nord et du Midi, mais, Lorrain et Vendéen, une synthèse de l'Est et de rOuest. Certes la Renaissance provençale du xix^ siècle peut être considérée comme un contre-coup du romantisme : le romantisme, en restaurant la poésie dans la langue française, l'a restaurée dans toute l'âme française, et la langue d'oc en a pro- fité. Mais la poésie des Félibres ne subit à peu près aucune influence livresque romantique. Mistral est resté aussi étranger à Hugo, à Vigny, à Baudelaire, qu'il put l'être à Nietzsche et à Edgar Poe. Son culte pour Lamartine n'implique aucune inspi- ration laraartinienne. Rien dans Mireille ne rappelle Jocelyn. Et l'analogie dt Mireille cXà'Herjfiann et Dorothée, si instructive, s'explique par ce fait que les deux poèmes sont pareillement construits en dehors du romantisme, à une époque romantique, mais consciemment chez Gœthe qui traite le romantisme en adversaire qu'il porte en lui, et par prétérition chez Mistral, qui se contente d'ignorer superbement le romantisme.

M. Daudet nous apporte sur cette prétérition des remarques fort intéressantes et justes : « D'un petit épisode, il faisait jaillir un enseignement général, sans appuyer, complétant sa démons- tration d'un sourire, ou d'un rire léger, qui lui plissait le coin de l'œil, demandant à celui-ci et celui-là une explication com- plémentaire, prenant à témoin sa femme, la servante, son inter- locuteur, un personnage légendaire et historique, et demeurant grand amateur de précision... L'homme du Midi a horreur du vague, et, quand il aborde le mystère, il le fait méticuleuse- ment. Rien d'abrupt dans les fresques majestueuses de Mireille, de Nerte, de Caleudal. Le Poème du Rhôue est un itinéraire dra- matique à travers les âges et le long du fleuve de la civilisation. » Le « fleuve de la civilisation » manque peut-être un peu de mesure. Un Méridional, quand il dit cela, entend bien que la civi- lisation a remonté ce fleuve, qu'elle ne l'a jamais descendu. Et pour M. Carrère, la véritable épopée mistralienne, c'est la troi- sième conquête, après César et Numa Roumestan, de la Gaule par les Latins : « En réalité, s'écrie-t-il dans l'épilogue de ses Mauvais Maîtres, l'esprit classique, dans tout ce qu'il comporte de lumière, de sérénité, de force, d'allégresse heureuse et d'ins-

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piration élevée, est restauré en France depuis un demi-siècle. Et celui-là même dont le génie solaire nous a rendu la pure clarté de l'hellénisme est aujourd'hui dans tout le rayonnement de sa gloire et dans la vigueur de son influence : c'est Mistral... Il faut donc en prendre son parti, puisque c'est la vérité : la renaissance provençale provoquée par Mistral aura eu pour corollaire une renaissance du pur esprit français. » M. Carrère écrit de Rome et prend un peu son rêve latin pour une réalité. La poésie de Mistral, qui n'a subi à peu près aucune influence française, n'a non plus exercé aucune influence sur la poésie française. L'exemple de Mistral a eu un rayonnement politique, et il est curieux de voir l'auteur de la Comtesse et de Calendal, au fond si hostile à l'unité française et à la fiorure de la conti- nuité historique française, fournir au nationalisme français certains de ses éléments les plus élégants et les plus purs. Peut- être eùt-il fait la grimace si on lui avait expliqué comment, ici encore, le diable a porté sa pierre à Dieu. Mais, littérairement, ce n'est pas la Provence de Mistral qui a pu être francisée, c'est la Provence de Roumanille et de VArmana. Alphonse Daudet et Paul Arène y ont fort bien réussi. Leur Midi n'est pas tout le Midi, n'est peut-être pas le vrai Midi ; c'est en tout cas un Midi vivant, et qui a passé dans notre courant littéraire. Quant au grand Midi solaire qui illumine les intelligences, dissipe les erreurs, enfante les chefs-d'œuvre, restaure la tradition civili- satrice de la Grèce et de Rome, il reste un mythe oratoire pour les banquets de la Sainte-Estelle et les articles de journaux. « Après cette invasion d'idées troubles et de styles désordonnés que le romantisme avait précipités sur notre littérature en ouvrant, toutes grandes, par le Nord, la porte des barbaries tvmiultueuses, il nous fallait la purification de la Méditer- ranée et la vigueur réconfortante du soleil helléno-romain », dit M. Carrère. M. Maurras avait dénoncé en termes plus modérés « l'échancrure de Genève et de Coppet ». Mais enfin le Nord est là, avec ses portes et ses échancrures, avec ses ouvertures sur le Rhin, la Manche, le Léman. Il fait partie de la France. On ne peut pas le tuer. Paris est même, si je ne me trompe, une ville du Nord. Les Girondins perdirent la tête (qu'ils n'avaient déjà pas très solide) à vouloir le réduire à un quatre-vingt-troisième d'influence, et

�� � 750 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bien que certaines « barbaries tumultueuses » s'y soient donné rendez-vous, nous avons moins de mal que ne le prédisait le bouillant Provençal Isnard à chercher sur les rives de la Seine l'endroit où il a existé. Les Méridionaux, qui n'entendent pas toujours bien la plaisanterie, se sont scandalisés des galéjades dyspeptiques d'Huysmans, qui regrettait que le Nord de la France ne fût pas resté aux Anglais, et rêvait d'un royaume anglo-français, purifié d'éléments méridionaux, où l'ail non content d'être si fâcheusement exclu des gigots parisiens, ne se fût plus trouvé, comme en Suède, que che2 les pharmaciens. Huysmans et M. Carrère nous disent pareillement, avec Sgana- relle : Voilà une jambe que je me ferais couper ! L'un veut couper la droite et l'autre la gauche. Qu'ils aillent au diable ! Bourguignon, l'échancrure de Genève et de Coppet m'est pres- que aussi précieuse que Lyon appelée par Roumanille la porte d'or et de soie du Midi.

Les Méridionaux qui, en dénonçant la maladie romantique, veulent nous amputer d'une jambe, ne sont plus bien d'accord sur la hauteur à laquelle il faut couper. Un jour, dans la char- mante station de Montmirail où il allait volontiers faire une saison, comme on dînait sous les platanes, Mistral s'entre- tenait, avec le Père Xavier, des papes : un petit abbé, qui écou- tait respectueusement le poète et le prémontré, étonné de certaines affirmations, demanda avec timidité : « Mais, mon- sieur Mistral, de quels papes parlez-vous donc? — Des vrais, répondit le poète, ceux d'Avignon ! » Je ne sais si Mistral et Dom Xavier de Fourvières s'entendaient fort bien à ce sujet, mais il me semble que pour M. Daudet « les vrais » ne sont pas les mêmes que pour M. Carrère : d'Avignon à Villeneuve, il n'y a qu'un pont (et où l'on danse) et cependant l'on change de département.

M. Carrère appelle Mauvais Maîtres Rousseau, Chateau- briand, Balzac, Stendhal, George Sand, Musset, Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Zola. Il place même parmi les mauvais maîtres du passé son compatriote Montaigne (ce qui montre qu'il ne faudrait pas l'accuser de fanatisme local). Il ne les combat pas sur le terrain littéraire. Il reconnaît le génie de la plupart d'entre eux, mais considère la beauté de leurs oeuvres comme d'autant plus pernicieuse qu'elle est plus parfaite. Il

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n'entend pas par mauvais maîtres de faux maîtres, mais des maîtres dangereux. « Le bon maître est celui qui nous emporte vers un idéal de force et de lumière ; le mauvais est celui qui nous berce dans le trouble de l'esprit et dans le frisson des sens. » Sa critiqué est donc une critique morale, ou plutôt moraliste, ou encore civique, et son livre une étude (et non la première) sur la maladie du xi.V siècle, comme un des prochaias livres de M. Daudet, homme aux épithètes excessives, en sera une sur ce siècle « stupide ». Parmi les bons maîtres, les maîtres réconfortants, il cite Lamartine, Vigny, Hugo, Ibsen, Tolstoï, Wagner (ce qui fait bien des tempéraments au méridionalisme qu'arboraient les phrases oratoires de tout à l'heure). Pour M, Daudet, au contraire, Hugo est le type du mauvais maître, Zola représente le romantisme de l'égout. M. Carrère place bien Zola dans son Enfer, mais en l'admirant profondément, et avec autant de regi'et qu'en éprouve Dante de voir chez le diable son maître vénéré Brunetto Latini. M. Carrère, plus méridional ici (j'allais dire plus toulousain) que M. Daudet, estime en Zola le rhéteur latin, l'homme qui bâtit, comme Cicéron Branquebalme, des aqueducs romains. La Cloaca Maxinia, rectifierait M. Daudet. Mettons un aqueduc d'eau bourbeuse. Jaurès, Gasquet, ont appartenu à ce Aiidi, et ils ont littérairement souft'ert du déclassement des valeurs oratoires depuis un demi-siècle. M. Carrère, critique orateur, aime les écrivains orateurs. Le beau courant oratoire de son livre nous le fait lire, d'un bout à l'autre, sans un moment de fatigue ; toute son étude sur Flaubert le Viking est un morceau entraî- nant et éclatant, qui eût ravi Taine, et que les flaubertîstes auraient bien tort de négliger.

On doit en dire autant, à plus forte raison, de M. Daudet. On peut faire des reproches à sa critique, et je n'y manquerai pas, mais pas en tout cas celui d'être ennuyeuse. Elle nous amuse comme un roman, et il se voit que M. Daudet s'est amusé à l'écrire plus peut-être qu'à écrire un roman. Quand il nous annonce que ses études seront a d'une complète objecti- vité » et qu'il ne nous dira pas : « j'aime ou je n'aime pas ! », nous nous contentons de « zuzer un peu » ce que nous lirions si elles étaient subjectives et si elles nous exposaient bonnement les amours et les haines de leur auteur ! Le titre

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donné par Zola à des essais critiques : Mes Hautes, pourrait flamboyer à bien des pages de M. Daudet. Il hait en Victor Hugo une idole de la démocratie, en Zola l'homme de l'affaire Dreyfus, et il ne se prive pas de le dire. Mais on aurait grand tort de voir dans sa critique seulement une critique de journa- , liste politique. Elle se rattache surtout à ce qu'on pourrait appeler la critique artiste, la critique telle qu'elle naît, très vivante, très pittoresque, très primesautière, dans des milieux d'artistes. Ecrite en une langue parlée, mobile, imagée, savou- reuse, fraîche, elle est déposée par une tradition orale qui date d'une soixantaine d'années, celle qui a pris corps dans le grenier d'Auteuil, ces conversations des Flaubert, des Con- court, des Daudet, des Zola, des romanciers naturalistes, toute cette critique animée que nous puisons joyeusement, à pleines mains, dans la correspondance de Flaubert et dans le journal des deux frères (vivement la suite !). Critique qui, dif- férant tellement de la critique livresque, de la critique universi- taire, vit avec elle, au fo3'er littéraire, comme le chien et le chat, — comme chien et chat : mais il faut bien à la critique, comme à tout, une droite et une gauche, un Nord et un Midi hostiles.

Cette tradition formelle n'implique pas une tradition d'idées, elle l'exclurait plutôt. Dans un tel courant les idées se renou- vellent vite, vieillissent vite, les générations littéraires se pressent et se renversent. M. Daudet, qui a toujours besoin de penser, de parler, d'agir, d'exister contre quelqu'un, s'est formé contre ces mêmes écrivains du Grenier dont sa critique con- tinue la conversation. Il n'est arrivé à son style parlé d'aujour- d'hui qu'après s'être essayé, dans ses premiers romans, à r « écriture » des Concourt. Il a déclassé violemment l'esthé- tique de Flaubert. Il ne traite du pilier de Crenier qu'était Zola que comme il ferait d'un wagon de poissons garé pendant quinze jours au gros soleil. Et précisément par là il s'incorpore d'autant mieux à ce cercle, à cette suite tumultueuse d'histoire littéraire, où ont vécu des passions littéraires, où se sont formées, comme chez les peintres de la Renaissance, des haines et des sympathies d'atelier. Quand on consacrera à M. Daudet l'étude impartiale et attentive qu'il mérite, il faudra voir s'il ne s'expli- querait pas un peu comme un type d'écrivain porphyrogénète.

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J'emploie le mot au sens où Saint-Simon parle des bourgeois porphyrogénètes, des dynasties ministérielles de Colbert, de Le Tellier, de Phélypeaux. Ces familles littéraires, si exception- nelles autrefois, n'apparaissent guère de façon courante qu'après 1850 — littérature fraternelle type Concourt, littérature hérédi- taire type Dumas. Elles constituent aujourd'hui un cas assez fréquent pour qu'il soit temps d'en faire la psychologie particu- lière. Sous ce titre de Pophyrogénètes]e vois assez bien le curieux roman ou le livre intéressant de critique qu'on écrirait. M. Daudet lui-même, depuis Hâres jusqu'à VHeredo a été attiré là comme par un problème personnel. Né dans l'ombre des statues, il en est évidemment sorti, mais les gouttes de cette ombre se mêlent encore à son soleil.

��Critique du Midi d'une part, critique par tradition d'artiste et de Grenier d'autre part (il existerait de même, chez tels ou tels, une critique de salon et une critique de café, l'une et l'autre méritant attention), M. Daudet s'affirme des deux côtés critique anti-romantique. Mistralien il estime que le roman- tisme n'est pas de chez nous, — dans l'espace. Familier des écoles artistiques (ou plutôt d'une école), il juge que le roman- tisme n'est plus à la page, — dans le temps. Et depuis 1850 il est ordinaire que toute doctrine littéraire s'arbore comme une réaction contre le romantisme, mais que chacune de ces réactions soit accusée par la réaction concurrente ou la réac- tion suivante d'être elle-même une réaction romantique. Je n'irai pas analyser chez M. Daudet ce que M. Benda a appelé le romantisme de la raison. Il est exagéré de crier : au roman- tique ! devant tout ennemi passionné du romantisme. Il y a ce fait beaucoup plus clair et plus simple. Notre Midi n'est pas romantique. Nos écrivains méridionaux, qui vivent à Paris, sont toujours quelque peu imprégnés de romantisme, mais ils le portent avec une mauvaise conscience. Ils y voient — ce qui est en partie exact — une nature commune avec le nord anglo-saxon et germanique. Ils veulent nous défendre, ce qui part d'un bon naturel. Ils se croient investis d'une mission otement civilisatrice, et nous les écoutons volontiers. Ils veulent

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une Cannebière à Paris, Comme ils sont souvent éloquents et charmants, nous nous laissons séduire par eux, et un bon Tourangeau comme Jules Lemaître en arrive -à écrire son article comique sur les Littératures du Nord. La question na- tionale des Bastions de l'Est vient encore compliquer la ques- tion intellectuelle et esthétique, et cela oblige les ducs de Lorraine à toute une diplomatie compliquée. Et moi-même qui aime le romantisme et qui aime le Midi, qui les aime Jus- que dans leurs exagérations, je ne laisserais pas d'être assez embarrassé, comme le petit Sylvestre Bonnard entre l'oncle demi-solde et le vieux chouan, ayant à ma table ces deux en- nemis, si la bouteille n'était là pour faire la liaison.

Je dis la bouteille. M. Daudet termine ainsi son article sur Victor Hugo : « La remise au point de cette renommée tapa- geuse mesurera la sagesse nationale et nous épargnera peut- être des crises inutiles. Car le romantisme a parfois d'éclatantes couleurs, mais la fausse oronge aussi ; et elle tue. » Avant- hier, je lisais dans V Action Française un article fort bien pensé et encore mieux écrit, appelant tous les recte et les optime, où M. Daudet défendait puissamment le vin contre les attaques insidieuses des buveurs d'eau. Un de ceux-ci ayant essayé un jour de le convaincre que le vin empoisonnait, M. Daudet, parait-il, éclata d'un grand rire olympico-rabelaisien, et le tint avec raison pour fou. Fou, je crois, comme celui que pré- sentait un employé du directeur, chargé de faire voir l'asile à un médecin : ce Figurez-vous que ce malheureux se croit Jésus- Christ ! » Le Aisiteur convenait en effet que c'était une grande folie, mais point rare. « Et ce n'est pas tout ! continuait le cicérone. Savez-vous à qui il vient raconter cela ? A moi, qui suis Dieu le Père ! » L'interlocuteur hydrophile de M. Daudet s'adressait peut-être à Dieu le Père, je veux dire à un parti-pris du même tonneau que le sien. Ceux que le romantisme tue sont, comme ceux que le vin tue, des gens déjà tués un peu, dirait Ubu. Les noms des poètes romantiques ressemblent à des noms de crus, et nous disons la Légende des Siècles comme on dit la Romanée. « Cela tue ! » crie M. Daudet horrifié. Irai- je dépasser le vocabulaire d'injures qu'adresse, et parfois qu'encaisse, AL Daudet, et qualifierai-je le romanticophobe des Œuvres dans les Hommes de buveur d'eau ? Sovons modérés ! Il

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 735

y a beaucoup de remarques pychologiques fort justes dans son article sur Victor Hugo. Je dirai même que l'article est juste par tout ce qu'il affirme et faux par tout ce qu'il nie. Quand M. Daudet s'étend avec indignation sur l'avarice de Hugo, sa luxure, son orgueil, ses imaginations dévergondées, l'objet de son indignation ne me gêne pas plus que son indignation elle- même. Nous ne voyons pas, ou voyons mal, ces vices quand nous les avons : faisons donc le même crédit au génie. Lui, au moins, ne les gaspille pas comme nous, inutilement. Il fallait probablement tout cela pour donner un Hugo, il fallait tous ces aliments humains à ses fameuses cent vingt-huit dents, ces métaux pour forger cet airain de Corinthe :

Et nipporlont ce hron:{e à la Rome française, Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise : En ave:^-vo'us asse:^ ?

L'orgueil pharaonique de Hugo est incorporé à un visage de notre poésie comme 1' « orgueil pharaonique » de Louis XIV l'est à un visage de la France. Nous vo3'ons assez bien les chemins de liaison pour nous rendre compte que le génie hugolien n'eût pas existé sans ces rançons passionnelles, que la fournaise eût mal flambé sans ce charbon. (Si M. Daudet avait plus de charité et s'il disait son Pater en entier, son style y perdrait sans doute. Et Dante...) Le Satyre est là comme Ver- sailles est là. Chéops manquait probablement d'humilité. Mais avec un grain d'humilité il n'eût pas bâti sa pyramide, et nous sommes tout de même heureux que sa pyramide existe.

Il y aura bientôt cent ans qu'un académicien classique pro- clamait que le romantisme n'est pas une doctrine, pas un art, mais une maladie. Il serait beau de célébrer joyeusement le centenaire prochain de cet apophtegme, qui a eu la vie dure. Ce qui a la vie plus dure encore c'est le malade. Le jour où notre arrière-grand-père romantique nous chantera, le verre en

main :

Amis, Je viens d'avoir cent ans !

autant qu'aux cent ans qu'il aura vécu, songeons aux cent mé- decins qui l'auront condamné, aux croque-morts toujours déçus qui l'attendent derrière la porte.

ALBERT THIBAUDET

�� � Af^û-

��CHRONiqUE DRAMATIQUE

��Théâtre du Vieux-Colombier : Les Plaisirs du Hasard, comédie en 4 actes, de M. René Benjamin.

Il était deux heures moins le quart. Je sortais du Mercure pour aller à la répétition générale du nouveau spectacle du Vieux-Colombier. Je venais de tourner de la rue de Condé dans la rue Saint-Sulpice... Je ne dirai pas de mal de la rue Saint-Sulpice. Certes, elle n'est pas au nombre des rues char- mantes ou pittoresques de ce quartier de la rive gauche compris entre le boulevard Saint-Michel et la rue du Bac, et les qwais et la rue de Vaugirard. Elle ne vaut pas, même de bien loin, la rue de Seine, la reine, ou peu s'en faut, des rues de la rive gauche, la rue Mazarine, la rue Guénégaud, la rue Bonaparte dans la partie comprise entre les quais et Saint-Germain-des- Prés, la rue de l'Odéon ou la rue Jacob. Elle ne vaut même pas la rue de Savoie, la rue Cardinale, la rue Pérou, la rue Ser- vandoni, ou ce qui reste de la vieille rue de Varennes. Mais elle est charmante et presque pleine d'agrément quand on la com- pare à la hideuse rue de Rennes, au déplaisant boulevard Ras- pail, à l'affreux boulevard Saint-Germain, au répugnant boulevard Saint-Michel. Voilà des voies où je ne voudrais pas habiter, m'y offrirait-on pour rien le plus bel appartement. J'aime dans une rue de Paris l'intimité, le passé, la diversité. Les voies que je viens de dire, j'ai l'impression, quand on y habite, qu'on doit s'y sentir chez soi comme dans la rue.

Regardez un peu la rue Saint-Sulpice quand vous y passerez. Elle a, je m'exprime peut-être mal, des attraits personnels et des attraits de perspective. Qu'on l'a regarde d'une extrémité ou de l'autre, la vue est charmante. De la rue de Condé, oià

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elle commence, c'est, à l'autre bout, passé la muraille noirâtre de Saint-Sulpice, l'éclaircie soudaine de la place Saint-Sulpice, comme un grand espace de lumière. Quand on la regarde de la place Saint-Sulpice, elle semble fermée, à l'autre extrémité, par le côté gauche de la rue de Condé et la vieille maison élégante et sobre, aux hautes fenêtres garnies de glycines, au rez-de- chaussée de laquelle la papeterie Gallin-Fuzelier a ses magasins. Parcourez-la maintenant dans sa partie la plus agréable, celle comprise entre la rue de Condé et la rue de Tournon. A gauche, un serrurier, une crémerie, un rétameur, un anti- quaire, une fruiterie, une herboristerie, un marchand de cuirs, un autre antiquaire. Il y a même, au numéro..., au premier étage, une Madame X..., qui fait, de dix heures à sept heures, des massages sur lesquels la confusion n'est pas possibie. J'ai appris cela tout récemment, en lisant par curiosité une petite feuille qui fait sa spécialité de ces annonces, et, l'autre matin, comme je passais dans la rue, j'ai vu entrer là l'écrivain..., qui me connaît moins que je le connais, et qui ne se doutait guère que je le regardais. Encore un qui n'a pas dû faire un bon mariage pour qu'il ait ainsi le besoin de se faire masser d'aussi bonne heure.

Du côté droit, un libraire, un antiquaire, un deuxième anti- quaire, une fruiterie, une lingerie, une teinturerie, une bou- tique de vieux étains, une autre teinturerie, dans laquelle il y a un chat siamois gâté comme un enfant et qui se prélasse dans la montre, au milieu des dentelles et des étoffes. Il y a quelque temps, j'ai vu, chez ce deuxième antiquaire, une vieillerie que j'ai bien failli acheter. C'était un théâtre en carton, dans le o-enre de ceux qu'on fait comme jouets pour les enfants. 11 n'était pas laid, toutes ses couleurs un peu fanées. J'ai été arrêté par le prix que je pensais qu'on me ferait et par la scène mythologique que représentaient les personnages qui le gar- nissaient. Je n'ai aucun goût, en effet, pour la mythologie ni pour tout ce qui touche à l'antiquité. Je me moque complète- ment des Grecs et des Romains et de ce que pouvaient faire et penser tous ces gens-là. J'aurais voulu une scène de la comiédie italienne ou des personnages de notre théâtre comique. N'est-ce pas dans un livre de M. Henri de Régnier que j'ai lu qu'on trouve quelquefois, en Italie, chez des antiquaires, de ces

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théâtres de marionnettes du temps de l'Italie heureuse, fan- tasque et masquée, l'Italie de Goldoni, de Gozzi, de Da Ponte et de Casanova ? Je deviendrai peut-être plus riche un jour ? Il faudra que je prie un ami voyageur de me rapporter un de ces théâtres. Un théâtre où je serais seul ! Des acteurs muets ! L'im.agination des spectacles charmants qu'il donna en d'autres temps, pour des spectateurs dont la vie était toute diversité et toute gaieté ! Cela me consolerait des théâtres réels où il me faut passer tant de soirées.

Le reste de la rue Saint-Sulpice, de la rue de Tournon à la place, est d'un autre genre. Quelques boutiques sans intérêt et on arrive à ces étonnants magasins consacrés aux attributs de la religion : livres, chapelets, chemins de croix, statues et sta- tuettes de toutes tailles et de tous genres, dont ce quartier a la spécialité. Vous connaissez ces étalages, ces scènes édifiantes composées de personnages groupés devant des fonds de toile peinte. Qu'on ne s'étonne pas de me voir en parler ici. C'est encore du théâtre et c'est ma partie. Je m'arrête quelquefois devant ces magasins. Je regarde ces statues, généralement grandeur nature, et peintes, qui représentent le Christ, la Vierge et les saints les plus importants. Ce qui me surprend, c'est de les voir souvent changer chacun de physionomie et d'allure suivant le magasin qui les exhibe. Ici, le Christ est blond, avec beaucoup de barbs, l'aspect d'un homme fait et solide. Là, il est brun, avec une barbe légère, et quelque chose de romantique et mal portant. Ici, la Vierge a un visage tran- quille, avec de bonnes couleurs, des formes rebondies, l'air d'une bonne ménagère très terrestre. Là, elle est mince, pâle, diaphane, les yeux alanguis, l'attitude lasse et précieuse, on croirait vraiment qu'elle va s'envoler. Il en va de même pour les saints, que chaque marchand expose dans un modèle de son choix. Je me rappelle, en regardant tout cela, le mot de Lich- tenberg : « Les saints en bois sculpté ont plus fait dans le monde que les saints vivants. » C'est fort vrai et cela donne une belle idée de l'intelligence humaine. Mais encore faut-il pouvoir s'y reconnaître et ne pas avoir sa confiance mise en déroute par de pareils avatars. Songez à tous ces dévots et dévotes qui vont s'agenouiller devant ces statues et q\ii prient les uns un Christ brun, une Vierge en bonne santé, les autres

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un Christ blond, une Vierge chlorotique, et, tous, des saints qui changent de physionomie suivant qu'ils sortent d'une bou- tique ou d'une autre. On devrait faire plus attention à ces différences et les éviter. Elles sont dangereuses et font entrer le doute dans l'esprit. La religion n'a-elle pas assez de mystère ? Qu'on ait au moins quelque certitude dans le domaine phy- sique. A moins que l'Eglise, qui s'y connaît mieux que moi, ne soit assurée que le vrai fidèle ne réfléchit jamais et n'examine rien et se contente de prier les yeux fermés autant que l'esprit. Une chose que je regarde aussi, quand je passe devant ces magasins, ce sont ces images imprimées qui représentent des personnes décédées. Une petite légende placée au bas invite à prier pour elles, que le Seigneur a reçues en son sein. On a là comme un petit musée de dévots et de dévotes qui ont réalisé leur rêve, paraît-il, et ont vu leurs prières exaucées. Ils ne sont généralement pas très séduisants, ces habitants du Paradis. Ils ont des figures revêches, pincées, médiocres, égoïstes et quel- que peu sournoises. Mauvaise réclame pour les vertus chré- tiennes, si elles vous donnent de ces visages. C'est André Gide, je crois bien, qui a dit qu'un homme vaut selon l'inquiétude qu'il a en lui ? J'en suis désolé. Je n'ai vraiment aucune inquié- tude d'aucune sorte. Je suis on ne peut plus terre à terre, enfoncé dans l'épaisse matière. Aucun au-delà ne me tour- mente et je suis au contraire solidement assuré sur ce point. Je sais que je mourrai tout entier et je n'attends rien de rien. En un mot, le mécréant accompli, n'en déplaise aux amateurs de chimères. Mais j'y pense chaque fois qu'en passant je regarde les images de ces élus, si j'avais quelque inquiétude touchant la suite de cette vie terrestre, ce serait bien d'aller au Paradis et de m'y trouver en société avec tous ces honnêtes gens.

Je venais donc d'entrer dans ia rue Saint-Sulpice pour me rendre au Théâtre du Vieux-Colombier. J'avais jeté un coup d'œil, en passant, chez l'antiquaire, pour voir si le théâtre en carton était toujours là et je venais de faire rentrer chez lui un chat de boutiquier qui se promenait impru- demment sur la chaussée. A ce moment, j'aperçus sur l'autre trottoir, venant en sens contraire de moi, mon ami André Billy. Tout le monde connaît André Billy. C'est un garçon grand, blond, à lunettes, les cheveux bouclés, toujours vêtu de

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clair, à la marche décidée, qui traîne dans tous les quartiers de Paris, fait le gourmet dans des restaurants curieux, court les femmes et commence à prendre du ventre. Son nom n'est-il pas charmant ? Un nom de cirque, un nom de clown. « Hip ! Billy ! » (il faut prononcer sans mouiller les 1, comme dans : balle). Avant de le connaître, je prenais ce nom pour un pseudonyme plein de fantaisie. C'est André Billy qui a com- mencé ma réputation, du temps qu'il rédigeait les Echos à Paris-Midi. Il avait sans cesse des anecdotes à raconter sur mon compte et me prêtait plus d'esprit que je n'en ai réellement. Il a publié plusieurs romans : Béiioni, La Dame à l'arc eu ciel, La Malahée, Ecrit en songe, Barabour ou V Harmonie universelle, un livre sur Paris vieux et neuf illustré par Huard, quelques livres d'observations parisiennes : Scènes de la vie littéraire à Paris, la Guerre des journaux. Voilà plus d'un an que j'attends le petit volume sur Guillaume Apollinaire que doit lui éditer la Sirène. C'est un écrivain vivant, prompt, clair, très obser- vateur. Il ne lui manque qu'une chose, selon m.oi : un peu plus de réflexion et un peu plus d'application. Il se dépêche toujours trop, comme tous les gens de plaisir. Il n'a pas l'air de se douter des avantages qu'on retire de revoir un peu ce qu'on écrit du premier jet et qui fait qu'on améliore toujours un peu. Il tient la critique littéraire à L'Œuvre tir éàigt dt petits articles quotidiens a.u Petit Journal. Il pourrait là soutenir souvent et utilement la cause des animaux et ne le fait jamais, ce qui me fait en secret l'accabler de reproches et lui en vouloir pour son indifférence. Je ne l'avais pas vu depuis plusieurs mois. Il m'aperçut en même temps. Nous nous rejoignîmes et comme je lui demandais où il allait, pour se trouver dans ce quartier, j'appris qu'il allait comme moi au Vieux-Colombier. « Vous prenez un singulier chemin, lui dis-je, car vous lui tournez le dos. — J'ai le temps, me répondit-il. Je flâne un peu. Je regarde chez les antiquaires, s'il n'y a pas quelque vieux meuble... — Comme on voit que vous êtes encore jeune, lui dis-je en riant. Vous pensez encore à acheter des meu- bles. Voilà une pensée que je n'ai plus guère. » Et comme il riait à son tour : « C'est vrai, continuai-je. Je ne me sens guère de goût à faire des achats de ce genre. Il est trop tard. Ma vie aura été ainsi faite que les choses me faisaient envie

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•quand je ne pouvais les acheter et qu'elles ne me disent plus rien maintenant 'que je pourrais les avoir. Le fauteuil sur lequel je me repose, dans mon cabinet, est tout défoncé. La chaise sur laquelle je m'assieds pour écrire a un montant de son dossier cassé. Le sommier sur lequel je couche est bien fatigué. Mes livres, mes papiers, s'empilent les uns sur les autres, sur une vieille commode, et je dois souvent renoncer à lire plutôt que de déranger tout cela. Eh ! bien, je m'en contente. C'est assez bon pour finir ma vie. Ce serait folie d'acheter maintenant des choses dont je jouirais peut- être si peu. Je n'ai plus de goût, je ne me sens plus d'attrait que pour l'inutile, le superflu, ce qui fait uniquement plaisir. Ce qui est utile me fait horreur. Et encore, ce superflu qui me fait plaisir, aussitôt que je l'ai je m'en moque.. » Nous marchions tous les deux vers le théâtre et Billy me donnait de ses nouvelles, depuis si longtemps que je l'avais vu. J'appris ainsi qu'il vient de terminer, avec Jules Bertaut, une pièce sur Balzac, ayant pour titre le nom même de l'écri- vain et montrant celui-ci au milieu des personnages de. son œuvre. On connaît l'histoire de Balzac avec la duchesse de Castries, qui lui servit de modèle pour la duchesse de Lan- geais. La pièce le montre aux prises avec elle. Il a pour rival le baron du Tillet, qui l'emporte, il est ruiné dans l'affaire Nucingen, saisi, vendu, arrêté et conduit à Clichy. En un mot, une idée curieuse, consistant à donner aux héros du romancier la même réalité qu'à lui-même. Comme j'en fai- sais compliment à Billy : « Mais dites donc, me dit-il, vous savez que nous devons toujours écrire une pièce ensemble. Quand vous déciderez-vous ? » C'est vrai. Voilà plusieurs années que nous avons fait le projet d'écrire une pièce tous les deux. Sur quel sujet, avec quels personnages, dans quel ton, nous ne le savons guère ni l'un ni l'autre. Dans ma pensée, c'était un petit acte, sur un sujet libertin, pris dans la réalité. Je voyais trois personnages : un mari, une femme, un amant, dans un petit milieu bourgeois. J'avais les premières répliques et celles de la fin. Dans ma pensée, Billyferaitle reste. J'y ai renoncé. Je me méfie du théâtre, depuis que j'ai vu tant de pièces, et j'ai profité de notre rencontre pour le dire à Billy. « C'est trop difficile, mon cher. On risque trop de se

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tromper. On écrit sur le papier des choses qu'on trouve drôles. On est sûr d'être spirituel et piquant et d'amuser ses specta- teurs. Et quand on entend tout cela sur la scène, rien n'est plus drôle du tout ni spirituel, mais long, ennuyeux et fati- gant. J'ai acquis quelque réputation comme critique drama- tique. C'est assez drôle, je le reconnais. Je ne suis pas pressé de la compromettre en me transformant en auteur à insuccès. »

Je ne me doutais pas que la pièce de M. René Benjamin : Les Plaisirs du Hasard, allait si bien me donner raison. André Billy placé loin de moi, je le retrouvais à chaque entr'acte. a Eh ! bien, qu'en dites-vous ? lui disais-je. Vous voyez ce que je vous disais tout à l'heure. M. René Benjamin a cer- tainement cru qu'il écrivait une chose très drôle, débordante d'esprit, neuve, de la plus haute fantaisie. L'effet sur le public ne faisait certainement pas de doute pour lui. 11 a même dû s'amuser beaucoup en écrivant sa pièce. Le résultat ? Un mot drôle de temps en temps, noyé dans des longueurs. Un comique qui ne porte pas, pour être trop forcé. Une fantaisie qui apparaît trop inventée. Un personnage principal qui devrait plaire et qui agace par sa prétention à être un personnage unique. En tout, une pièce qui devrait amuser et qu'on trouve interminable. Et vous ne pouvez pas dire, quand je parle ainsi, que je le fais en critique de parti-pris, en homme difficile. Vous pouvez juger comme moi, et voir que toute la salle pense de même. La pièce de M. René Benjamin est une excellente leçon. Faites du théâtre si vous voulez, mon cher Billy. Moi, je préfère continuer à juger les pièces des autres et à me garder d'en écrire. »

J'aurais pu écrire une chronique beaucoup mieux sur la pièce de M. René Benjamin. Les Plaisirs du Hasard ! C'est un si beau titre ! Ce sont aussi les plus beaux plaisirs. Le hasard lui-même en a décidé autrement. On n'est pas brillant tous les jours.

MAURICE BOISSARD

�� � NOTES

��LITTÉRATURE GÉNÉRALE

QUATRE-VINGT-UN CHAPITRES SUR UESPRIT ET LES PASSIONS, par Alaw (Camille BlochJ.

Ces notes d'un philosophe ont naturellement un caractère plus abstrait et plus schématique que les autres propos d'Alain. Elles laissent une impression fort originale : Alain, comme la plupart des philosophes, ne parle jamais de lui, et cependant, quand il écrit, nous nous sentons beaucoup plus en présence du sujet qui pense que de l'objet qui est pensé. La pointe de son discours dessine une figure de philosophe plutôt qu'une philo- sophie, plutôt surtout que de la philosophie. Quand on a fini le livre, on sait bien qu'on a pensé avec l'auteur, mais on sait assez mal ce qu'on a pensé. On a eu avec un homme intelli- gent, et surtout vivant, une conversation excitante, mais dont il ne reste guère que cette excitation même. — Guère ? Que vous faut-il donc ? Socrate n'en laissait pas davantage. — C'est vrai. Mais Alain est peut-être plus anguleux que Socrate, et surtout plus dogmatique. Il a bien raison de dire, dans son avant-propos, que les polémiques ne m'instruisent pas. Ne faudrait-il pas en excepter les polémiques qu'on soutient contre soi-même, et qui instruisent au moins une personne ? C'est en celles-là que Socrate était maitre. Alain ne cherche pas l'assen- timent d'autrui, et c'est une force. Mais, dans une de ces belles et robustes solitudes d'esprit à la Suarès, il est, comme il le dit dans son épigraphe, le dieu qui géométrise. Il est philosophe comme Suarès est poète. « Si ce livre, écrit-il, tombait sous le jugement de quelque philosophe de métier, cette seule pensée gâterait le plaisir que j'ai trouvé à l'écrire, qui fut vif. » Il ne faudra donc pas qu'il soit lu et jugé par M. Chartier. Ces

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quatre-vingt-un-chapitresme paraissent tous l'œuvre d'un philo- sophe de métier, et de métier habile. Il existe évidemment une philosophie sans métier, chez les mystiques par exemple. Mais nous reconnaissons le métier de philosophe en Alain comme nous reconnaissons celui de marchand drapier en le père de M. Jourdain, expert en draps et qui en cède pour de l'argent. Je sais bien que pour être philosophe il faut dépasser le métier de philosophe (dans un pénétrant Eloge de Descartes, Alain désigne discrètement du doigt une des lignes par lesquelles on le dépasse, « encore solitaire lorsqu'il parle... />'). Mais on ne le dépasse que si on l'a, et, une fois qu'on l'a, certain automatisme nécessaire empêche qu'on le dépasse complètement. Et dire qu'en le lisant on pense plus au philosophe qu'à la philosophie, c'est vraiment faire l'éloge d'Alain comme Alain a fait celui de Descartes. albert thibaudet

��*

1 *

��OVIDE, POÈTE DE L'AMOUR, DES DIEUX ET DE L'EXIL, par Eniik Riper t (Colin).

Sous ce titre un peu grandiloquent, M. Ripert consacre une étude littéraire à un poète dont on ne parle d'ordinaire qu'avec une tiède bienveillance. On lui reconnaît le mérite d'une double facilité : facilité, pour lui, de ses vers qui paraissent se faire tous seuls ; facilité, pour nous, d'un latin dans lequel autrefois, dès notre cinquième, nous entrions de plain-pied. Joignons-y le mérite d'avoir traité d'admirables sujets. Ayant rêvé sur les Métamorphoses, que M. Ripert compare aux Mille et une nuits, il m'est arrivé une fois de commencer à les lire : elles par- laient plus à mon imagination avant qu'après. Ce qui nous plaît dans les Amours et l'Art d'Aimer c'est Rome au siècle d'Auguste plutôt qu'une vraie source de poésie amoureuse. M. Ripert s'est efforcé de mettre le plus haut possible le poète sur lequel il écrivait un livre. Il a réussi surtout à écrire ovi- diennement toutes sortes de choses ingénieuses, à faire d'aima- bles comparaisons (il a une bien jolie page sur le jardin de La Fontaine) et à bâtir pour Ovide un tombeau qu'il eût aimé. Il me permettra seulement de trouver tout à fait insoutenable sa manière de traduire les vers latins en vers blancs : l'hexamètre suivi d'un décasyllabe, forme barbare que n'a pratiquée aucun

�� � NOTES 745

poète français, ressemble à tout, sauf à un distique latin. De sorte que dans ce livre si agréable à lire, ce qu’on se garde de lire c’est Ovide lui-même, ou ce qui nous est donné pour Ovide. — Une petite question amusante. A la page 17, il nous est dit qu’à Rome on demandait aux élèves, dans leurs dissertations « s’il était possible de creuser un port à Ostie, de dessécher l’isthme de Corinthe ». Dessécher un isthme ? Je me demande si par hasard M. Ripert n’aurait pas emprunté son renseignement à un auteur qui aurait traduit, sur un texte que j’ignore, secare Isthmum par dessécher l’Isthme ! Le percement de l’isthme de Corinthe, que commença Néron, était, dès le temps d’Auguste, à l’ordre du jour des travaux possibles, et il était naturel qu’il servît de matière à discours, comme le percement de l’isthme de Suez au temps des Saints-Simoniens. Si ma supposition est vraie, la crise du latin ne date pas d’aujourd’hui !

ALBERT THIBAUDET

LA POÉSIE


VOCABULAIRE, poèmes, par Jean Cocteau (La Sirène).

Arbre, bocal d’oiseaux, feu de bengale entre les îles

Le soleil fait chanter les tramways dans la ville

Le ciel est un marin assis sur les maisons...

Tiens, dites-vous, j’ai déjà lu ça quelque part. Parbleu ! il n’est pas une revue nouvelle, typographiquement costumée en nature morte cubiste, qui ne tienne à honneur de recueillir des traits de sensibilité aussi ingénieux. Tous les birbes barbus qui lamentent, à la terrasse de brasseries désuètes, le bon temps des glaïeuls symboliques et les femmes à bandeaux plats des générales de l’Œuvre, vont bientôt, touchés par la baguette de l’enchanteur nocturne Paul Morand, faire semblant de croire, comme mon ami Mac-Orlan lui-même, que les trolleys servent à tenir les tramways en laisse. — Alors Vocabulaire est un catalogue de gentillesses dans le goût dada-centre-gauche ? — Pas le moins du monde. Voici le poème-programme qui termine le recueil :

France gentille et verdoyante

Qui fait les femmes et le vin

Comme on en chercherait en vain

Sur toute Europe environnante,

�� � 74^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Si je te chante à rua façon Chacun se détourne et nie moque Mais un jour arrive l'époque Où V oreille entend la chanson.

Guillaume Apollinaire dans Callioramines avait déjà pincé •cette corde-là, renouvelant, avec une grâce modeste et subtile, le petit chantage bien connu : « Mais on a dit ça de Manet... » De combien de milliers de méchants tableaux ne sont-ils pas responsables, les jurés qui refusèrent Corot !

Tel qui jadis nie voulut mordre Voyant ma figure à l'envers. Comprendra soudain que mes vers Furent les serviteurs de Tordre.

Evidemment Tordre est à la mode. Mais ici, M. Jean Coc- teau va, comme on dit, un peu fort. Ce n'est pas lui qui sert l'ordre, c'est l'ordre qui le sert et quand il pastiche Malherbe (le Malherbe des Larmes de Saint-Pierre), il est évidemment plus à l'aise que dans l'avion du Cap de Bonne-Espérance, et déguisé en pilote de la nouveauté.

Sans être tenté pour cela de « mordre » M. Jean Cocteau, je me plains non pas d'avoir vu sa figure « à l'envers », mais de ne l'avoir vue que très rarement, cachée qu'elle était sous des mas- ques où je croyais reconnaître l'un ou l'autre Rostand, M*"^ de Noailles, Apollinaire, Max Jacob, un Homère nègre inventé par Paul Guillaume...

« Sous le bénéfice de ces réserves », comme disent les confé- renciers génois, nous sommes prêts à déclarer que l'uniforme de l'armée de l'Ordre sied parfaitement à M. Cocteau. Qu'il se permette une certaine fantaisie dans la tenue, nul n'y trouve à redire, mais qu'il n'aille pas coudre prématurém.ent sur ses manches les étoiles de général. Nous croirions le voir encore en chef d'orchestre ou en meneur de jazz. Il vaut mieux que cela, et Vocabulaire, son dernier livre, est aussi le meilleur, celui où il a mis le plus de lui-même. Et voici des vers que personne ne lira sans un vif agrément :

Les cheveux gris, quand jeunesse les porte, Font doux les yeux et le teint éclatant ; Je trouve un plaisir de la même sorte A vous voir, beaux oliviers du printemps.

�� � NOTES 747

La mer de sa fraîche et lente salive Imprégna le sol du rivage grec Pour que votre fruit ambigu, l'olive Contienne Vénus et Cybèle avec.

Tout de votre adolescence chenue Me plaît, moi qui suis le soleil d'hiver Et qui, comme vous, sur la rose nue Penche un jeune front de cendres couvert.

Surtout que M. Cocteau n'aille pas découvrir Moréas. Si je ne savais que l'Endroit et l'Envers a été récité à la Comédie Fran- çaise je serais un peu inquiet d'entendre !e poète s'écrier :

Qu'importent le soleil et les marbres de Grèce

à la manière d'un lauréat du prix Archeon-Desperouse. « L'Ordre » n'en demande pas tant, nous non plus.

ROGER ALLARD

  • *

ANDROLITE, par/. Portail, dessins à' A. Favory (Ed. de la Charmille).

Tout rompu et tout lyrique que soit le vaste poème de M. J. Portail, il forme à proprement parler une épopée. Le sujet n'en est rien de moins que l'éclosion et la déchéance de la civilisation humaine, en un lieu précis, au pied d'une montagne solitaire. Dieu de la plaine, vénéré par les premiers hommes, le mont protège la croissance des villages. La vie rustique germe à ses flancs, se développe, de l'enfance à la vieillesse, selon un rythme rude et monotone. Puis l'homme essaie d'atteindre plus haut ; les ermites fondent des con- fréries ; mais l'élan de la vie spirituelle retombe et fait place à d'autres ambitions. Sur les versants de la montagne s'ou- vrent des carrières ; la ville se construit ; les forces de la vie moderne s'y déchaînent ; l'outrance et l'artifice s'exaspèrent, jusqu'à ce que, affolée par son excès, la puissance se retourne contre elle-même, la science détruise ce qu'elle a édifié et que la guerre ramène la mort et le silence là où l'orgueil de l'homme avait cru dresser une œuvre éternelle.

J'ignore si l'on saura beaucoup de gré à J. Portail d'avoir

�� � 748 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

subordonné le foisonnement de son imagination à ce plan général. Ces grandes synthèses ont toujours quelque chose de sommaire et de froid. Les exemples, les traits qui servent à illustrer une aussi formidable aventure paraissent néces- sairement trop grêles, trop individuels, même si le héros en est « l'Homme ». Les quelques douzaines d'épisodes qu'on choisit font maigre figure de symboles. Ce raccourci d'histoire est trop simplet pour qu'on le prenne au sérieux, et il est trop insistant pour qu'on puisse l'écarter comme une con- vention sans importance. Mais, si persuadé qu'on soit de l'impossibilité qu'il y avait à mener à bien une entreprise comme celle de J. Portail, il faut convenir qu'un dessein aussi haut mérite de la considération. En ce temps d'impres- sionnisme poétique, on est reconnaissant envers ceux qui coordonnent leurs efforts et qui restent convaincus qu'il y a un ordre de beauté auquel on ne peut atteindre par une juxta- position de simples fragments.

Plus peut-être que lui-même ne s'en rend compte, J. Portail s'est servi de la poétique, des tours de phrases, du répertoire d'images que, pour plus de simplicité, il faut bien nommer unanimistes. Parfois l'adhésion aux doctrines de l'ancien groupe de l'Abbaye est avouée ingénument, comme lorsque J. Portail montre les ermites

Chacun préférant

A l'agrégat

Et à la communauté

Des hommes solidaires

L'isolement

Du solitaire.

Je cite ces détestables vers parce qu'ils montrent à quel point, çà et là, l'auteur est encore pris dans la gangue des théories scolaires. Mais lorsque, spontanément ou par un effort de libération, son imagination s'engage sur un terrain qui est bien à lui, lorsque les abstractions font place à des termes plus sensibles et plus directs, le poème atteint parfois à une force, à une probité d'accent qui émeuvent. Il est diincile d'isoler un court passage, citons pourtant ce beau fragment consacré au cimetière du village :

��

Ame-et-corps sans biens
Ils abordaient un soir
Ainsi que des marins au port de la mort.
En étreignant étroitement dans leurs bras
Le pauvre mat de leur destin
Chu sur eux de tout son long
Comme un arbre scié,
Et la voile blanche de leur âme
Désormais repliée,
A la proue, leurs pieds harasses,
A la poupe, leur tète renversée,
— Elle autrefois, le gouvernail de la pensée —
Et pareil au mitan épanoui de la coque
Plus large et plus lourd en même temps,
Les bras pendant comme une paire de rames.
Les reins, la croupe, la taille.
Tout le milieu enfin du corps, centre et ventre.
Puissant, craquant, pesant comme un sac plein.

Il y a là de la vigueur, de la gravité, une harmonie voilée, un peu grise. En beaucoup de passages, une simplicité familière et virile, des images neuves, bien ajustées à ce qu’elles doivent évoquer. Parfois pourtant le désir d’atteindre à la force conduit J. Portail à l’emploi de termes trop forts, qui dépassent le sentiment vrai et par conséquent l’affaiblissent. On ne maintient pas. sans quelque fatigue, son attention éveillée jusqu’à la 534^ P^g^ du second volume, car la mémoire paresseuse n’a guère de prise sur cette vaste coulée. Mais on serait coupable si l’on n’apportait pas à la lecture à’Androlite la persévérance à laquelle ce livre a droit.

De belles eaux-fortes de Favory ornent le poème et en reflètent bien l’esprit. jean schlumberger

LA VERDURE DORÉE, par Tristan Derême (Emile-Paul).

Dans les poèmes que M. Tristan Derême dispersa en maintes plaquettes et qu’il réunit aujourd’hui en volume, il prend soin de nous avertir que« la tristesse et l’affliction les plus douloureuses n’apparaîtront qu’ornées des claires guirlandes de 750 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« l'ironie, qui est, on l'a dit, une pudeur, et qui est aussi une « rébellion et une revanche ». Il semble bien que ce souci d'éviter un étalage indiscret de sentiments trop intimes, crû- ment exprimés, ait conduit M. Derême a choisir une technique particulièrement industrieuse, et propre à traduire par les rythmes, par l'agencement des mots, ce désaccord perpétuel du poète avec ce qui l'entoure, comme avec soi-même. Ce désac- cord n'est pas une invention du romantisme et Ronsard ne se voulait pas moins retranché du « populaire » que Chatterton. Mais il se gardait de prendre les choses au tragique et de don- ner à l'affirmation de la solitude intellectuelle un tour révolté. De même que Moréas par la noblesse et la largeur de son dis- cours, le poète de la Verdure Dorée, par l'esprit de ses inventions verbales, par la richesse de sa fantaisie, adoucit un pessimisme qui pourrait paraître outré et une amertume dont on ne senti- rait pas assez les motifs profonds.

Entre Toulet et Jean Pellerin la place de ce charmant recueil est toute marquée, mais Tristan Deréme a su garder un ton d'ironie sentimentale qui fait parfois songer à Musset et qui lui appartient en propre aujourd'hui. roger allard

��DÉBARCADÈRES, par Jules Supervielle (Editions de la Revue de l'Amérique Latine).

M. Jules Supervielle chante les pampas du Paraguay, les gauchos, les forêts vierges ou demi-vierges et toute cette Amé- rique du Sud si bleue sur les pages de nos atlas d'enfants. La poésie géographique a son défaut : l'exotisme. Celui de M. Supervielle est aimable. M. Supervielle n'abuse pas des mots barbares qui créent la « couleur locale ». 11 reste un poète français qui trouve parfois des accents émouvants ou émus :

Dans r heure mille et millénaire Qui trempe an fond des temps secrets Pour qui ces roses et ces pierres Qui n'ont ja»iais désespéré?

M. Supervielle abandonne souvent le beau jeu des vers et laisse sa muse en liberté. Je la préfère enchaînée et chantant ces vers mélancoliques :

�� � NOTES 75 î

Fuis Vhori7;on bruyant qui toujours te réclame Peur écouter enfin ta vivante rumeur Oue Farde maintenant de ses arcs de verdeur Le palmier qui s'incline aux sources de ton âme.

Il arrive à M. Supervielle de creuser la mine Laforgue, mais les thèmes du Regret et de la Nostalgie sont toujours les plus beaux que puissent fleurir de leur souffrance e* de leur inquié- tude les poètes trop sensibles.

GEORGES GABORY

LE ROMAN

AH ! PLAISEZ-MOI..., par Rem Boyksve (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Voyez le charme d'un auteur. Il construit un livre au mépris de toutes les règles, et l'on tremble en songeant qu'il eût pu s'y soumettre. Il nous promet un drame, un crime mystérieux, qu'il est chargé de dénoncer : il nous donne des souvenirs, des portraits, des finesses d'analyse, des aperçus qui nous enchantent. Le crime n'y manque pas, c'est vrai ; on l'avait oublié. Il arrive à la fin, non comme le terme fatal auquel l'auteur a constamment songé, vers l'éclat dramatique duquel il a tendu toutes ses ficelles, mais comme le dernier élément capable d'éclairer « un cas intéressant touchant le cœur féminin » et de faire connaître à quelle extrémité tragique peut se porter une femme incapable et désireuse d'aimer, frappée au seuil de la vieillesse, de la pire déception, muée aussitôt en haine. Ce n'est pas ce crime qui nous intéresse, mais qu'il ait été possible, et comment il l'a été. Il ne se serait rien passé du tout, nous n'aurions pas été déçus. L'action ne converge pas vers ce dénouement, comme vers sa raison d'être ; mais, ce dénouement étant proposé à l'auteur et non choisi par lui, il y trouve prétexte à l'évocation d'un passé dont des lumières nouvelles éclairent tout à coup des coins entrés dans la pénombre, et à ces réflexions ingénieuses auxquelles un mora- hste trouvera toujours plus de prix qu'à la mortelle tragédie qui les a mises en mouvement.

Et, si l'on considère ce livre, non plus comme un roman, mais comme la peinture exacte de l'ébranlement du souvenir.

�� � accru de toutes les richesses que l'imagination y ajoute et que le jugement en extrait, si l'on accepte complètement la fable que l'auteur présente dans son prologue, l'œuvre, sous ce nouveau point de vue, se montre de proportions parfaites, et construite selon les meilleures règles, non plus du genre, mais de l'analyse intérieure.

Robert d'Egmont, qui eut, dans son beau temps, une grande réputation dans les milieux monarchistes de sa province, meurt, vers la cinquantaine, d'une façon mystérieuse, assassiné au coin d'un bois. Bien des années après, M"^ de Querrevégant, sa fille, ayant pris connaissance d'un carnet de notes griffonnées par son père, et qui éclairent singulièrement l'obscurité de ce trépas, l'apporte au romancier : « Vous allez écrire une fable. Elle ne sauvera aucun innocent, elle ne punira aucun coupable. Cependant, quand des faits iniques sont mis au net par un cerveau clairvoyant et juste, il me semble que la bonne cause y gagne. »

Boylesve a donc (admettons-le) connu Egmont dans sa jeu- nesse. On sent bien que c'est là son principal attrait, et qui lui mérite un portrait détaillé. Il aurait pu oifrir dix autres appa- rences, conformes à son destin, ou même n'être crayonné que dans une esquisse indécise, sa place dans le drame n'eût pas été modifiée, ni son sort malheureux : il a beau être la victime, il n'est en somme qu'un comparse, porté au premier plan, non point précisément en vertu de son caractère, mais par le hasard malencontreux d'une rencontre tardive et d'une dérobade der- nière devant une vieille chercheuse d'amour, en quête d'un émoi vainement poursuivi et qui croit reconnaître le seul homme capable d'en satisfaire l'appétit dans celui qui précisément s'est toujours refusé à tenter l'expérience. Mais, bien plus que comme ■victime, c'est comme témoin et comme évocateur des jours anciens qu'il intéresse l'auteur. Sur la toile du souvenir, tout à coup déroulée, il a sa place marquée, entre Laure, la grand'- mère et xM"^ Cloque. La meurtrière, M™^ de Blou, y apparaît aussi, puisque cette femme, alors jeune, s'offrit, au cours de ses recherches, au potache Boylesve. Mais elle n'est pas mêlée aux autres personnages, elle n'a pas la même couleur, et, si elle surgit au milieu d'eux, c'est qu'une circonstance particulière la met en vedette et l'extrait de la foule oii elle était perdue.

�� � NOTES 753

Les autres font partie du passé, lui donnent son caractère, ils sont inséparables du décor, qu'ils animent et qui les entoure, ils ont été peints en même temps que lui, on ne peut les dissocier, ou alors il y aurait une rupture d'harmonie, comme si l'on oubliait, en copiant le Printemps de Sandro Botticelli, d'y faire figurer une des nymphes dansantes. Tandis que, pour que M™^ de Blou apparût nettement et fît saillie dans un cadre où jusqu'alors elle demeurait fort effacée, il a fall i une recompo- sition momentanée provoquée par un événement sensationnel, de même que, sous le porche d'une cathédrale, l'entrée solen- nelle du nouvel évéque fait appliquer ses armoiries peintes sur le tympan, sculpté au xiv^ siècle. Si bien qu'elle seule joue son rôle réel, et manifeste qu'il s'agit non seulement d'évoquer une atmosphère de jeunesse, mais de préparer et d'expliquer un drame : parmi les personnages familiers elle tranche par sa nouveauté ou par sa récente importance, comme dans un théâtre de province, pour jouer une pièce qui entre dans son répertoire, un directeur perspicace et audacieux va che'-cher, parmi les figurants, une étoile inconnue et la met en vedette, au milieu des acteurs bien connus du public. Elle apparaît, de cette façon, non plus à sa place accoutumée, dans la pénombre de la mémoire, comme une maîtresse qui se propose sans être désirée, mais dans une lumière tardive, qui reçoit tout son éclat d'une révélation postérieure, comme si un vieux provincial apprenait, en lisant son journal, que Sarah Bernhardt, à quinze ans, jouait des bouts de rôle sur le théâtre de sa ville, où il était familier. Et ses démarches amoureuses, au lieu de demeurer un vague sujet d'étonnement, de satisfaction et d'ennui, se montrent comme le premier signe éprouvé, et récemment compris, d'un tempérament féminin, dont le dernier est le meurtre d'Egmont,

��LOUIS MARTIN-CHAUFFIER

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��LES THIBAULT, L — LE CAHIER GRIS, par Roger Martin du Gard (Editions de la N. R. P.).

Dans Jean Barois, Roger Martin du Gard racontait toute la vie d'un homme, miroir et reflet d'une génération. Avec Le Cahier gris, il commence l'histoire d'une famille, la famille

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�� � 754 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Thibault, qui comprendra huit ou dix volumes. 11 est impossible, après la lecture de ce premier épisode, de présager la suite du roman. Pourtant, un certain nombre de traits semblent déjà se dégtiger nettement ; celui-ci, en premier lieu : tous les person- nages sont pleinement conscients, ils appartiennent à une élite, ils s'analysent, se jugent, font effort pour se diriger, ont une vie morale ; en second lieu, tout en restant très individualisés, chacun d'eux appartient à un type social connu, classé : un grand publiciste catholique, une fille de pasteur, un protestant libertin (dans le double sens du mot : le sens du xviv siècle et celui d'aujourd'hui), un Christian scientist, un abbé pédagogue, etc., de sorte que ce sont davantage des doctrines de vie qui se heurtent et s'affrontent que des passions individuelles qui jouent. Ce qui ne veut pas dire que cette première partie des Tbibatdl manque de vie, de chaleur et de mouvement. Vie, chaleur et mouvement sont tout au contraire les qualités prin- pales du Cahier gris. Mais sous le romancier, l'on sent le socio- logue et le moraliste. L'émotion dominée, on trouve matière à discussion. Il y a là un danger certain auquel a presque totale- ment échappé dans cet épisode M. Martin du Gard, mais qui le guette sans nul doute. Le romancier ne doit être enchaîné par rien, surtout par aucun didactisme, et s'il peint la génération qui l'a précédée, la sienne propre et celle qui suit, il faudra que ce soit sans le faire exprès, ou du moins que le lecteur n'ait jamais l'impression qu'il l'a fait exprès.

Quant à savoir si M. Martin du Gard a tort ou raison d'entre- prendre un roman cyclique, c'est au résultat qu'on en jugera.

Le Cahier gris campe le petit Jacques Thibault (pourquoi cette homonymie gênante avec le violoniste ?) qui sera, à n'en pas douter, l'un des principaux protagonistes des Thibault. lia quatorze ans. Il est violent, avide d'absolu, d'amour ; il est poète ; quand un surveillant surprend la correspondance pas- sionnée qu'il échangeait avec un de ses camarades, Daniel, il se sauve à Marseille, entraînant Daniel avec lui, et tente de s'em- barquer pour l'Afrique, le pays inconnu oià il situe des aven- tures héroïques, tous ses rêves, la liberté. Un nom s'impose : Arthur Rimbaud. Et une piste s'ouvre : les Thibault pourraient aussi être un second Jean-Christophe, si le génie du petit Jacques est autre chose que la haute flamme pure de la pré-adolescence.

�� � NOTES 755

Le noyau de ce Cahier gris, c'est donc une aventure courue par deux enfants, une fuite romanesque hors du « morne aujour- d'hui » et de la vie trop quotidienne, une aventure que n'im- posent ni les contingences comme chez un Pierre Benoît, ni le goût baudelairien dés départs comme chez Mac Orlan, mais qui éclôt d'une crise d'âme et qui n'est à la poursuite ni d'un trésor, ni d'une femme, mais à celle de l'absolu. Les deux enfants sont arrêtés sur la route de Toulon et ramenés chez leurs parents. Le premier épisode finit là.

Mais d'autres épisodes sont amorcés. Le drame intime de la famille du compagnon de Jacques, Daniel, est exposé avec un art des coups de théâtre, un dosage des effets qui obligent à se rappeler que M. Martin du Gard est aussi dramaturge.

Pas de fioritures dans le récit et cependant l'amour du détail. Un style qui se dérobe sans cesse au regard pour laisser à nu le sentiment ou l'événement. De la force, le don de l'émotion. Et ce livre fermé, ce ragoût de l'a suivre qui met l'eau à la bouche.

Une observation cependant qui, si elle portait, serait une terrible critique. Ce début de roman n'est pas daté. Est-on avant, pendant ou après la guerre ? Un roman cyclique de cette espèce ne peut être valable aujourd'hui que s'il a la guerre (j'entends : la « vie privée » pendant ou depuis la guerre) comme fond. Mais en huit volumes, M. Martin du Gard a le loisir de faire vivre ses héros de 1913 à 1922. Q.u'il se reporte à Balzac dont les personnages vivent sous la Restauration, mais dont toujours nous savons ce qu'ils ont fait (ou ce que leurs parents ont fait) entre 1789 et 181 5.

BENJAMIN CRÉMIEUX

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��LOIN DE LA RIFFLETTE, par Jean Galtier Boissière (Grès).

Avant toute autre considération, le livre de Jean Galtier Boissière est un livre courageux, et le fait d'écrire un livre cou- rageux sur ce sujet, rempli de pièges, est d'autant plus remar- quable que cette guerre est terminée et qu'il ne nous reste plus À craindre que la prochaine.

�� � 75 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Petit à petit, en éliminant certains ouvrages sur la guerre et en retenant les autres, on arrive à garder de cette aventure des images représentant honnêtement les mille aspects de cette bur- lesque tragédie.

C'est, maintenant que la guerre est lointaine, mais qu'elle nous tient encore sous la puissance des souvenirs qu'il faut lutter contre cette sentimentalité déprimante qui donne à ces souve- nirs une saveur incomparable. Cette saveur, si l'on n'y prend garde, nous fera un jour regretter la guerre.

Pour cette hypothèse, dont il faut éviter la réalisation aux dépens de sa sentimentalité, le livre de Jean Galtier Bois- sière. Loin de la Riffietie, c'est-à-dire Loi>7 du Feu, dans le jargon des soldats de 1914, prend place parmi les grands livres, parmi les livres les plus humains qu'inspira cette situation déses- pérée.

Il y a ici, comme dans le beau poème à la mort, composé par Jean Cocteau, l'envers et l'endroit : l'endroit à la surface où la bataille crépite comme une chevelure en tlammes et l'envers, dans les clapiers où l'on élève les cobayes.

Mais ici et là le burlesque domine et la nature humaine se révèle en s'adaptant au milieu. Tel qui fut un héros au combat devient un poltron au dépôt et tel qui pensait mourir de peur à la lecture des commuYiiqués se révéla sur la ligne avec assez d'orgueil de soi-même pour accomplir les mêmes gestes homi- cides que ses camarades mieux doués pour ces ébats.

Jean Galtier Boissière a pris le ton qu'il était convenable de prendre pour écrire cette pièce qui se jouait au dépôt un peu comme Les 28 jours de Claireffe, mais avec une fin tragique qui n'exclut pas la terrifiante sottise de ce vaudeville à peine trans- posé.

Des comparses que nous avons vus dans toutes les publica- tions humoristiques destinées à faire rire les médiocres, les légendaires figures de la sottise toute-puissante s'animent cette fois sans craindre les responsabilités. Et la pauvre nature humaine, celle qui protège sa peau contre le feu et contre le fer, se livre nue, dépouillée de ses fards et de ses ornements indi- viduels, aux hasards soigneusement corrigés qui retarderont l'inscription du nom au tableau de départ.

Loin de la Riffietie n'est pas un livre amer. Il présente la vie

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spéciale aux années de guerre sous un aspect comique. Or un des aspects de la vie guerrière était comique. Un homme qui veut éviter la mort par des moyens nécessairement puérils est toujours drôle, de même que l'homme qui a pour mission de le conduire à la mort à l'aide de « boniments » superficiels. C'est la lutte du potache contre le pion avec à l'horizon les flammes rouges de la bataille. Mais du dépôt à la bataille il y a rupture d'atmosphère et, pour cette raison, en passant de l'un à l'autre la personnalité de l'homme change.

Tout ceci ne contribue pas à faire de Loin de la Rijflettc un livre soumis à des disciplines littéraires comme il est bon d'en découvrir pour permettre à la critique de s'exercer.

Mais si l'on tient compte que Jean Galtier Boissière a écrit ces souvenirs avec plaisir, et qu'il possède au plus haut point l'art d'interpréter une figure, une chambrée, un restaurant, où il ne craint pas de présenter des gens célèbres avec une vigueur assez agressive, on conviendra qu'il y a dans Loin de la Rifflette, les éléments nécessaires pour remonter au moins jusqu'à Juve- nal.

Mais, mon cher Jean, pour avoir risqué votre peau, vous avez

compris le sens de la farce et vous avez écrit — peut-être en

perdant la plus belle rose de votre chapeau, c'est-à-dire le plaisir

délicat de regretter un jour votre jeunesse militaire — un

ouvrage profondément comique, profondément émouvant...

l'envers de cette belle médaille qu'il nous est difficile de regarder

sans rougir. pierre mac orlan

  • *

LES ÉGAREMENTS SENTIMENTAUX de Resîif de La Bretoîine, avec des illustrations de Joseph Hémard (Grès).

Dans sa courte mais substantielle étude sur Dostoïevsky et l'Insondable, parue ici même, M. Jacques Rivière dit que l'écri- vain russe est peut-être le premier qui ait résolument envisagé l'absurdité de nos sentiments ; qu'il accuserait volontiers le désordre qu'il trouve dans ses modèles, et qu'enfin nous le comprenons mal, parce que, placés en face de la complexité d'une âme, nous cherchons d'instinct à l'organiser. C'est en effet le souci le plus ordinaire des romanciers, que la recherche de

�� � 7)8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'unité psychologique, à laquelle tous les actes d'un héros doi- vent être subordonnés, et telle est l'accoutumance à la conven- tion que nous accusons un être vivant de manquer de caractèj-e s'il trahit des inspirations imprévues. « J'imagine, dit encore le critique, que c'est cela qui doit gêner les étrangers devant le Néron de Racine, ou même devant le Julien de Stendhal. Nous ne donnons jamais le vertige de l'âme humaine. »

Dostoïevsky ne me paraît pas être le premier « qui nous ait fait sentir notre insuffisance sur ce point ». De nombreux esprits songeraient à Restif, s'il n'était l'auteur de plus de trois cents ouvrages, pour la plupart introuvables, d'un mérite fort inégal, et d'une lecture parfois rebutante. Toutefois, parmi ceux qui connaissent assez Restif pour s'en former une idée générale, il s'en trouve beaucoup qui sont précisément rebutés, non par son manque de goût presque absolu, ses naïves utopies, son style souvent flasque, ses redites, ses fadeurs écœurantes et son éré- thisme maladif, mais par sa complexité même, qui le leur fait ranger au nombre des fous les plus incohérents. Tel n'est pas Restif, et d'ailleurs, son ambition littéraire, qu'il manifesta fréquemment, fut, comme Rousseau, de nous représenter Véfre intégral. Les premiers réalistes de l'analyse, avec Duranty, se sont réclamés de lui. Sans doute, parmi les diverses classes ou catégories d'hommes, Restif, malgré ses prétentions, n'appar- tient pas à la plus délicate ni à la plus élevée ; mais encore est-il au-dessus de la moyenne, et pouvons-nous le considérer comme le représentant d'individus assez nombreux dans la petite bour- geoisie, et même dans le monde intellectuel. Il n'est pas un az^, une exception.

On doit trouver louable toute tentative de vulgariser l'auteur de Monsieur Nicolas, ouvrage en une quinzaine de volumes, et qui porte en sous-titre : Le Cœur humain dévoilé. Mais il faut, pK3ur ne point tomber dans l'insuffisance des Pages Choisies, nous donner un fragment de mémoires qui forme un tout romanesque et contienne le meilleur de Restif. On était donc prêt à féliciter l'éditeur des Égarements Sentimentaux, qui, à pre- mière vue, reproduisent l'histoire de Madame Parangon et celle de Zéphire, encore que l'on soit prévenu par le titre. Si le bio- graphe de Monsieur Nicolas est un disciple de Rousseau, c'est aussi un complaisant élève de Chorier, le romancier sotadique

�� � NOTES 759

du Mcursius, et l'on peut dire qu'il fut le plus souvent égaré par les sens. Mais, ne chicanons pas trop sur une phraséologie qui s'entendait fort bien au xyiii^ siècle, sous le couvert de la poU- tesse, comme en témoignent les Égarements du Cœur et de l'Es- prit, de Crébillon fils...

On se demande ensuite par quel artifice de typographie, l'histoire de Madame Parangon, extraite de Monsieur Nicolas, peut tenir en moins de cinquante pages sans que le caractère de cette touchante héroïne en soit diminué. Hélas ! avant d'entrer dans le vif du récit, aucun avertissement critique ne nous pré- sente Madame Parangon, telle qu'elle apparut à Restif en 1750, et, au lieu de débuter par le charmant tableau de la visite à l'im- primerie, le texte commence un peu brutalement par le portrait physique de h patronne. A la rigueur, on admet que quelques passages difficiles à relier aient été sacrifiés ; mais on est stupé- fait que l'histoire s'arrête court après l'épisode de la nuit, où Restif reeaone sa chambre sans avoir possédé sa maîtresse endor- mie. Les convenances, à elles seules, dans un livre aussi libre- ment illustré, n'auraient pas suffi à faire passer sous silence le viol de Madame Parangon, décrit avec toute la décence possible, comme avec le plus grand pathétique. C'est justement là 011 Restif dévoile l'incohérence des sentiments dont parle M. Jacques Rivière, et sur quoi le public aurait pu méditer... D'autre part, dans l'histoire des moeurs et de la littérature. Madame Parangon tient sa place entre M"^^ de Warens et M™^ de Rénal.

Non, ce n'est pas la pudeur, mais la nonchalance de recourir à l'édition complète de Monsieur Nicolas, qui nous a privés de cet épisode, car, en comparant les textes, on voit que Madame Parangon, telle que la présente M. Georges Crès, est extraite des Pages Choisies du Mercure, lequel, pour diverses raisons, n'était pas tenu à l'intégralité. C'est aussi pourquoi l'illustrateur, M. Joseph Hémard, n'a pu s'inspirer des précieuses indications que donne à chaque tome l'auteur de Monsieur Nicolas, au sujet des estampes qu'il projetait de faire graver. M. Georges Crès a pourtant des érudits à son service, qui soutiennent l'honneur de sa maison. fernand fleuret

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�� � 760 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE COURRIER DES MUSES.

Le mois dernier, le grand événement de la vie littéraire pari- sienne a été gastronomique. Je me suis quelque peu occupé de cuisine et à une certaine époque de ma vie, je travaillais à des livres culinaires, sans aucun enthousiasme d'ailleurs et sans connaître beaucoup ce dont j'écrivais. Le lecteur est prié d'excu- ser ces souvenirs évoqués à propos du dîner d'inauguration du Restaurant du Vieux-Colombier. La direction avait convié la troupe du Théâtre, quelques représentants du Club des Cent venus pour apprécier la qualité des mets et quelques amis choi- sis. La soirée fut charmante. On but des vins excellents. La jeu- nesse, la beauté, l'esprit étaient réunis autour des tables jonchées de fleurs. On prononça des discours entre lesquels il faut signa- ler celui de M. J.-L. Duplan qui, venant de courre le sanglier à Rambouillet, arriva en costume de chasse, au saut de l'étrier :

— La cuisine ici sera sincère, dit M. J.-L. Duplan, et, reprenant le mot de M. Paul Poiret : « Ici, on ne mangera pas des fauteuils Louis XV ! » Un phonographe joua des airs américains. Les danses de caractère de MM. Dunoyer de Segonzac et Boussin- gault furent particulièrement remarquées. On chanta des romances :

Mignonne, quand le soir descendra sur la terre Et que h rossignol viendra chanter encor...

Vers onze heures, quelques-uns des convives avaient perdu la raison. Les comédiens du théâtre qui jouaient ce soir-là, revenaient, fardés, costumés, boire un verre de Champagne entre deux actes, entre deux scènes. Une étrange animation régna dans la paisible rue du Vieux-Colombier durant toute cette soi- rée qui fut moins brève que la nuit et qui s'acheva quand les étoiles pâlirent et s'effacèrent devant un jour gris et rose.

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« Un Français n'eût pas fait Adolphe », écrit M.""^ Gyp dont le cœur de Française s'émeut et reproche à M. Binet-Valmer d'écrire un français de cuisine — tandis qu'elle, M"'^ Gyp, on cherche- rait vainement à charger sa conscience d'écrivain d'une seule faute de français ! « Un Français n'eût pas fait Adolphe. » Hélas !

�� � NOTES 7^ï

une Française a fait Maman, Dotidou, Joujou, Dodo, etc.

On me dit que les femmes écrivent beaucoup cette année. Certains s'en plaignent, mais les hommes aussi écrivent beau- coup ! Sans doute la plume de Colette, la lyre de Madame de Noailles ne peuvent être mises entre toutes ces mains qui changent souvent la forme de nos cœurs ; mais moi qui ne suis pas misogyne, quoi qu'on en dise, je regrette seulement que tant de femmes auteurs se connaissent mal et qu'elles veuillent écrire des œuvres «fortes», masculines, alors que le domaine de la sensibilité leur appartient et qu'elles le dédaignent. Le plaisir d'être homme n'est pas si grand, mesdames ! Pourquoi vouloir nous ressembler ? Pourquoi vouloir vous déguiser en écrivant, changer de sexe ? Je n'aime point qu'une Amazone monte Pégase à califourchon. Les cordes de vos lyres doivent être sensibles, mesdames, permettez-moi ce conseil. N'entendez- vous plus la voix mélodieuse de cette grande sœur de Verlaine, la pauvre Marceline, la triste Valmore dont on va publier un album de souvenirs ?

On a publié aussi le « Journal » de Marie Lenéru ; la sévère jeune fille qui, à vingt ans, écrivit un essai sur Saint-Just, la pauvre sourde et muette, la prisonnière du silence.

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��Chacun prend son plaisir où il le trouve, mais j'en connais certains qui ne le prennent jamais et le cherchent toujours. On fonde toujours de nouvelles revues sans intérêt. On fait tou- jours des enquêtes sans conséquence. Une petite revue récem- ment reparue demande à ses lecteurs :

— Que faites-vous quand vous êtes seul ?

Les grands journaux se renseignent sur la jeune Poésie. Un monsieur voudrait savoir ce que pense la jeunesse d'aujour- d'hui. De jeunes poètes songent au théâtre, de vieux drama- turges songent à la poésie. Le soleil du printemps n'a pas fait éclore de nouveaux génies. Le Parnasse est calme.

GEORGES GABORY

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�� � 7^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LES REVUES

M. Jean Guehenno, dans un article, qu'a publié le numéro d'avril de la Grande Revue, sur les Relations intelkctuelks entre la France et l'Allemagne, traite sans complaisance et sans amé- nité l'attitude que nous avons prise à la Nouvelle Revue Française, sur cette grave question. Ses critiques ne nous empêcheront pourtant pas d'entendre ce qu'il y a de juste et de courageux dans ses remarques, en particulier dans cette page sur la propa- gande :

C'est ici qu'apparaissent clairement la sottise et l'inutilité des « œuvres de propagande ». Outre qu'une pensée, quand elle vaut quelque chose se propage d'elle-même, il est amusant de voir chargés de cette propa- gation, ceux qui précisément sont les moins faits pour persuader et convaincre, gens à tournure d'esprit diplomatique, qui dans leurs mouvements de générosité les plus spontmiés, ne s'oublient jamais, en qui le « retour à soi » est comme naturel et qui font généralement trop de cas des qualités les plus bornées de leur pays pour savoir mettre en valeur ses qualités les plus communes. Toute la puissance d'un pro- pagandiste alla-t-elle jamais plus loin qu'à flaire connaître au-delà de nos frontières la forme de nos monocles ou de nos gilets ? Pensée fran- çaise et propagande française sont peut-être des termes contradic- toires, si l'une est le résumé de ce qu'il y a de plus large en notre génie, si l'autre sert les plus mesquins de nos intérêts.

Il y eut un temps où la France se propageait d'elle-même. C'est qu'elle n'y pensait pas. Mais ses écrivains regardaient le monde avec une curiosité affectueuse. Et ils disaient quelque chose- Des choses de demain plutôt que d'hier. Et ce sont peut-être celles-là qu'il faut dire à qui veut que des peuples inquiets Fécoutent. Ils se souciaient moins de justifier des titres dès longtemps acquis que d'en acquérir de nou- veaux. Ils ne « nationalisaient » ni ne « dénationalisaient » leur pensée. Sans effort, sans seulement y prétendre, ils gagnaient la confiance de l'Europe. Comment un Montesquieu, un Voltaire, un Diderot eussent- ils provoqué la défiance ? Ils travaillaient dans cet « esprit de liberté », qui, d'après Diderot lui-même, caractérisait son temps. Ils méprisaient tous les fanatismes. Ils ne criaient point mais savaient le pouvoir d'une idée comme d'un mot, mise en sa place, et qu'il ne s'agit que de bien savoir manier les leviers et en reconnaître précisément les points d'ap- plication pour soulever des montagnes. Le visage de la France en leurs œuvres souriait. Il n'avait point cet air rébarbatif que nos contempo- rains, tristes et perdus dans la méditation d'eux-mêmes, lui ont donné. Ils ne se demandaient pas où une idée les conduisait, prêts à toutes les affirmations comme à toutes les négations. Ils ne craignaient point les aventures de la pensée. La probité intellectuelle était leur règle, qui consiste à accepter de tout voir. Ils ne s'arrêtaient point en chemin, par souci de servir le prince ou la nation. Ils faisaient confiance à

�� � LES REVUES 763

l'esprit, hommes de raison plutôt que rationalistes, hommes à idées plutôt qu'idéologues... Le monde se trouvait être précisément à la mesure de leur esprit. Nos frontières ne les gênaient point. Ils savaient qu'ils étaient chez eux encore, en Prusse ou en Russie. On les eût bien étonnés, je pense, en posant dans les termes d'un débat d'Etat à Etat la question des relations intellectuelles entre deux pavs. Les choses d'Etat sont d'un ordre, et les choses de l'esprit d'un autre. Les victoires ou les défaites des nations leur semblaient sans rapports avec la valeur et la propagation des idées, et leur action européenne ne se fondait qn'en leur humanité.

Et M. Jean Guehenno, ayant observé que « des rapports intellectuels supposent une réciprocité », termine en posant une question :

Sommes-nous prêts encore à l'échange ? L'échange, c'est nresque l'amitié ; c'en est du moins la condition. Il suppose, je le crains, une autre atmosphère que celle dans laquelle nous vivons. Montesquieu, un jour qu'il se rappelait ses voyages, écrivait : « Q.uand j'ai voj'agé dans les pays étrangers, je m'y suis attaché comme au mien propre, j'ai pris part à leur fortune, et j'aurais souhaité qu'ils fussent dans un état florissant. » Quand donc de jeunes Français et de jeunes Allemands porteront-ils les uns chez les autres un peu de cette bienveillance et de cette sympathie ? Je ne sais si l'on pourra parler de relations intel- lectuelles vraiment profondes entre les deux pays avant le jour où cela se fera.

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  • *

��CORRESPONDANCE

Nous avons reçu de M. Victor Barrucand la lettre suivante :

Alger, le 11 avril 1922. Monsieur le Directeur,

On me communique la Nouvelle Revue Française du i^r avril avec une chronique dramatique de M. Boissard que je crois devoir rectifier en ce qui me concerne, par respect pour la vérité, la vraisemblance et la mémoire de Remy de Gourmont.

Il ne me souvient pas d'avoir jamais rencontré Remy de Gourmont. Son nom réputé n'a pour moi aucun visage connu. Je ne me suis jamais présenté à lui et si je l'avais rencontré je n'aurais pas pu le reconnaître.

J'ignore également M. Boissard en dehors de ses chroniques et je ne crois pas être jamais entré dans son bureau où je n'avais rien à faire.

Avant de me fixer en Algérie (depuis plus de vingt ans) j'écrivais parfois à la Revue blanche, mais je n'allais pas au Mercure de France et me contentais de suivre avec sympathie cette intéressante revue litté- raire.

�� � 764 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Après la représentation du Chariot de Terre cuite à « L'Œuvre » (janvier 1895) je reçus cependant deux lettres du Mercure, l'une de M. Vallette et l'autre de M™<^ Rachilde qui me touchèrent beaucoup, et je crus devoir remercier mes correspondants par une visite. Je me rendis donc au « jour » du Mercure. Il y avait là un cercle agréable de jeunes gens et de littérateurs. J'en connaissais quelques-uns pour les avoir rencontrés chez Mallarmé ou en compagnie de Moréas. M, Bois- sard pouvait s'y trouver aussi mais je ne me souviens pas spécialement de lui. En tous les cas, Remy de Gourmont n'était pas là, sans quoi j'eusse demandé à nos hôtes de me présenter à lui. Quelque temps après. Octave Mirbeau me dit un jour incidemment : « Vos aperçus de la Revue blanche intéressent Remy de Gourmont. Il voudrait taire votre connaissance. »

Je reçus, en effet, dans la même semaine un exemplaire sur hol- lande d'un ouvrage de Remy de Gourmont illustré par lui-même avec une dédicace de l'auteur. J'attendais l'occasion de l'en remercier de vive voix, mais je quittai Paris peu de temps après pour une tournée de conférences sur le Pain gratuit et j'avoue à ma confusion que je n'ai pas encore payé ma dette de reconnaissance à l'auteur de Phocas le Jardinier autrement que par les citations élogieuses que j'ai pu faire de ses « Dialogues » dans mes critiques de VAkhhar.

Quoi qu'il en soit, ce souvenir documenté montre bien que Remy de Gourmont n'avait pas l'intention de jouer au Misanthrope avec moi puisqu'il avait fait les premiers pas vers moi.

J'attends de votre courtoisie bienveillante, plus encore que de mon droit, l'insertion de cette réponse dans votre estimée revue que nous citons toujours avec plaisir.

Le Directeur de VAkhhar, Victor Barrucand.

P. -S. — Je tiens la dédicace autographe de Remy de Gourmont à votre disposition.

Nous avons communiqué cette lettre à M. Maurice Boissard. Voici sa réponse :

Mon cher Directeur,

Je maintiens l'anecdote que j'ai racontée concernant M. Victor Barrucand et Remy de Gourmont. M. Victor Barrucand évoque inuti- lement un passé lointain. C'est entre 1908 et 1914 que se place la ren- contre que j'ai rapportée très exactement. Je l'ai souvent racontée verbalement et je la revois comme si elle était d'hier. Si je savais des- siner, je pourrais reproduire la pose des personnages.

La mémoire de M. Victor Barrucand, en cette circonstance, le sert aussi bien que lorsqu'il attribue, dans sa lettre, Phocas le Jardinier- à Remy de Gourmont.

Cordialement.

Maurice Boissard.

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TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS

LE TOME XVIII (JanvierJuin 1922)

FRANÇOIS-PAUL ALIBERT
Stances à la rivière Sorgue 666 (CV)

ROGER ALLARD
Adonis, par Jean de La Fontaine 97 (C)
Haut-Vivarais d'hiver, par Jean-Marc Bernard 222 (CI)
La Danse macabre ; la Guirlande à l'épousée ; Jonchée de fleurs sur le pavé du Roi, par Fagus 223 (CI)
Deux poètes chrétiens : Polymnies, odes et stances, par Jacques Reynaud ; Vers la maison du père, par René Salomé 224 (CI)
Le Cygne androgyne, par Joseph Delteil 226 (CI)
L'Age de l'Humanité, par André Salmon 339 (CII)
Amour couleur de Paris, par Jules Romains 341 (CII)
M. Francis Jammes au Tombeau de La Fontaine 485 (CIII)
Le Serpent, par Paul Valéry 596 (CIV)
Le Cyprès et la cabane, par Jean Lebrau 600 (CIV)
Les tendres amies, par Philippe Chabaneix 600 (CIV)
Poème d'amour suivi d'exil, par Jeanne d’Ophem 601 (CIV)
Jongleries, par André Harlaire 601 (CIV)
Point de mire, par Céline Arnauld 601 (CIV)
Sodome et Gomorrhe, ou Marcel Proust moraliste 641 (CV)
La verdure dorée, par Tristan Deréme 749 (CV)
Vocabulaire, par Jean Cocteau 745 (CV)

LOUIS ARAGON
Les Paramètres 190 (CI)

MARCEL ARLAND
État-civil, par Pierre Drieu la Rochelle 491 (CIII)

MICHEL ARNAULD
Le Caméléon, par Johan Bojer 244 (CI)

JULIEN BENDA
Le Triptyque de M. Abel Hermant 257 (CII)

FÉLIX BERTAUX
Le Kaiser. La triple révolution, par Walter Rathenau 119 (C)
Editeurs Allemands 365 (CII)
Le Sourire blessé, par Albert Thierry 611 (CIV)
Gerhart Hauptmann et ses dernières œuvres 626 (CIV)

JEAN-RICHARD BLOCH

Première journée à Rufisque 539 (CIV)

Le cantique des cantiques, par Pierre Hamp. 602 (CIV)


MAURICE BOISSARD

Chronique Dramatique 82 (C)

Chronique Dramatique 207 (CI)

Chronique Dramatique 330 (Cil)

Ch: unique Dramatique 472 (CIII)

Chronique Dramatique 585 (CIV)

Chronique Dramatique 736 (CV)


CHARLES DU BOS

Queen Victoria, par Lytton Strachey

Amazones, par Eugène Marsan. (CIII)


COLETTE

Ma mère et les livres 179 (CI)


BENJAMIN CREMIEUX

Le passage de l’Aisne, par Émile Clermont 93 (C)

Mais l’art est difficile (IIe série), par Jacques Boulenger 95 (C)

Les hommes abandonnés, par Georges Duhamel 106 (C)

Les nocturnes, par Georges Imann 112

Le sixième centenaire de Dante : Le Opère di Dante ; La Poesia di Dante, par Benedetto Croce ; Ode Jubilaire pour le six-centième anniversaire de la mort de Dante, par Paul Claudel 113 (C)

Le bar de la Fourche. — La Conscience dans le mal, par Gilbert de Voisins 251 (CI)

Une histoire de douze heures, par F.-J. Bonjean 234 (CI)

Désobéir, par Henry Thoreau (trad. Léon Balzagette) 240 (CI)

Le fils de la servante, par Auguste Strindberg 243 (CI)

Saint Magloire, par Roland Dorgelès 342 (CII)

Les Copains, par Jules Romains 344 (Cil)

Le pont traversé, par Jean Paulhan 351 (Cil)

Le baiser au Lépreux, par François Mauriac . 495 (CIII)

Terre du ciel, par C. F. Ramuz 499 (CIII)

Ouvert la nuit, par Paul Morand 607 (CIV)

Nini Godache, par Charles-Henry Hirsch 615 (CIV)

Pierre Benoît 670 (CV)

Les Thibault, par Roger Martin du Gard . 753 (CV)


ALAIN DESPORTES Au nom de Gœthe 629 (CIV)


DOSTOÏEVSKI

Lettres 159 (CI)

La confession de Stavroguine 647 (CV)


GEORGES DUHAMEL

Lettre sur les orateurs. 289 (CII)


T.-S. ELIOT

Lettre d'Angleterre 617 (CIV)


FERNAND FLEURET

Terre de Chanaan, par Louis Chadourne 109 (C)

Une repentie (Marie-Magdelaine), par Marcelle Vioux 236 (CI)

Brelan marin, par Eugène Montlbrt 500 (CIII)

Les Egarements sentimentaux de Restif de la Bretonne. 757 (CV)


GEORGES GABORY

Vies imaginaires, par Marcel Schwob 97 (C)

Le Courrier des Muses 120 (C)

Lunes en papier, par André Malraux 228 (Cl)

L’assassinat de Monsieur Fualdès, par Armand Praviel 229 (CI)

Maurice Utrillo, par Francis Carco 237 (CI)

Marie Laurencin, par Roger Allard 237 (CI)

Le Courrier des Muses 248 (CI)

Le Roi de Béotie, par Max Jacob 347 (Cil)

Le Courrier des Muses 376 (Cil)

Le Courrier des Muses 633 (CIV)

Débarcadères, par Jules Supervielle 750 (CV)

Le Courrier des Muses 760 (CV)


HENRI GHÉON

La Sphère et la Croix, par G. K. Chesterton 115 (C)

La dernière auberge, par Martial Piéchaud . 233 (CI)


ANDRÉ GIDE

Dostoïevski 129 (CI)

La question des rapports intellectuels avec l’Allemagne 238 (CI)

Feuillets 318 (Cil)


BERNARD GRŒTHUYSEN

Lettre d’Allemagne 503 (CIII)


PIERRE HAMP

La contagieuse misère 282 (Cil)


FRANZ HÉLLENS

Eclairages 185 (CI)


RENÉ-MARIE HERMANT

Du village à la cité, par Jean Marquer 610 (CIV)


JACQUES DE LACRETELLE

Lettres à Sixtine, par Remy de Gourmont . 219 (CI)


VALERY LARBAUD

James Joyce 385 (CIII)

Trivia, par Logan Pearsall Smith. 624 (CIV)


ANDRÉ LHOTE

Le salon des Indépendants 501 (CIII)


PIERRE MAC ORLAN

Loin de la Rifflette, par Jean Galtier Boissière 755 (CV)


LOUIS MARTIN-CHAUFFIER

Décadi ou la pieuse enfance, par Paul Cazin. 349 (Cil)

Ah! Plaises-moi, par René Boylesve 751 (CV)


P. MASSON-OURSEL

Contes et Légendes du Bouddhisme chinois, par E. Chavannes ; Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère, versifiées par Mme E. Chavannes 247 (CI)


MÉLOT DU DY

Humoresques, par Tristan Klingsor . 598 (CIV)


HENRY DE MONTHERLANT

Le Jeudi de Bagatelle 23 (G)


PAUL MORAND

La nuit des six jours 56 (C)

Quand la terre trembla, par Claude Anet (C)

Chroniques italiennes de Stendhal 228 (CI)

Ternove, par le comte de Gobineau 230 (CI)

Verlaine, par Harold Nicolson 242 (CI)

Cœur de chêne, par Pierre Reverdy 599 (CIV)


JEAN PAULHAN

Sur les chemins de France, par Georges Delaw 376 (CII)

La peinture anglaise, par John Charpentier 376 (CII)

Le Cabinet du docteur Caligari, au Ciné-Opéra ; Voyage au centre de l’Afrique, au Gaumont Palace 635 (CIV)


JEAN PELLERIN

Fil de rêve 21 (C)


JACQUES RIVIÈRE

De Dostoïevski et de l’insondable 175 (CI) JULES ROMAINS

Aperçu de la psychanalyse 5 (C)


LÉON SCHESTOF

Dostoïevski et la lutte contre les évidences 134 (CI)


BORIS DE SCHLŒZER

Quatorze Décembre, par Dimitri Mérejkovsky. 246 (CI)

Le règne de V Antéchrist, par Dmitri Mérejkovsky ; Mon Journal sous la terreur, par L. Hippius ; Nctre évasion, par D. Pilosophoff 372 (Cil)

Le Monsieur de San Francisco, par Ivan Bounine 373 (Cil)


JEAN SCHLUMBERGER

André Gide et ses morceaux choisis 41 (C)

Madame de Sévigné, par André Hallays 216 (CI)

Poèmes de guerre et poèmes en prose, par Gérard Malet 227 (CI)

Le Camarade infidèle (I) 416 (III)

Le Camarade infidèle (suite) 557 (CIV)

Lettres de voyage, par Rudyard Kipling . . 625 (CIV)

Le Camarade infidèle (fin) 683 (CV)

Androlite, par J. Portail 747 (CV)


CAMILLE SCHUWER Poèmes 276 (Cil)


ALBERT THIBAUDET

Réflexions sur la littérature : Un livre de guerre 70 (C)

Les propos d'Anatole France, par Paul Gsell. 92 (C)

Radieuse Aurore, Jack London 119 (C)

Réflexions sur la littérature : Mallarmé et Rimbaud 199 (CI)

Paul Adam, par Camille Mauclair. 217 (CI)

Poète tragique, par André Suarès 218 (CI)

Les Philosophies pluralistes en Angleterre et en Amérique, par J. Wahl 220 (CI)

Jacoh Cow le pirate ou si les mots sont des signes, par Jean Paulhan 221 (CI)

Réflexions sur la littérature : Le roman du plaisir 322 (Cil)

Souvenirs de voyage, par le comte de Gobineau 375 (Cil)

Voyage à la Grande-Chartreuse, par Rodolphe Tôppfer 375 (Cil)

Réflexions sur la littérature : Le roman de la douleur 460 (CIII)

D'un siècle à l'autre, par Georges Valois 489 (CIII)

Réflexions sur la littérature : La critique du Midi 724 (CV) Quatre-vingt-un chapitres sur l’Esprit et les Passions, par Alain 743 (CV)

Ovide, poète de l’Amour, des Dieux et de l’Exil, par Emile Ripert 744 (CV)


ALBERT THIERRY

La garde-malade 300 (Cil)


LÉON TOLSTOÏ

Documents sur le départ et sur la mort de Tolstoï. 516 (CIV)


PAUL VALÉRY

Fragment du Narcisse 513 (CIV)


CHARLES VILDRAC

Le Jardin 410 (CIII)


GILBERT DE VOISINS

Les Préludes, par Octave Maus 221 (CI)


+ + +

Bafouala, par René Maran 103 (C)


+ + +

Poème 414 (CIII)


XXX

Correspondance 384 (Cil)

Correspondance 763 (CV)

Les Revues 124 (C)

Mémento 126 (C)

Revues Allemandes 128 (C)

Récentes publications anglaises 128 (C)

Les Revues 250 (CI)

Ecole du Vieux-Colombier 256 (CI)

Récentes publications allemandes 256 (CI)

Les Revues 379 (Cil)

Mémento 384 (Cil)

Mémento bibliographique anglais 384 (Cil)

Mémento 512 (Clll)

Les Revues et les Journaux 636 (CIV)

Mémento 640 (CIV)

Les Revues 762 (CV)

LE GERANT : GASTON GALLIMARD. LE

��CARNET

DES ÉDITEURS

�� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS

Auguste Callet : LES ORIGINES DE LA TROI- SIÈME RÉPUBLIQUE. Un vol. de 328 pages '.

Une édition de cet ouvr.ige publiée en 1889 est épuisée depuis longtemps. Tous ceux qui ont vécu les heures doulou- reuses de la Commune et qui ont suivi les luttes qui ont accom- pagné la fondation de la Troisiènic République connaissaient le travail d'Auguste Callet qui mérite de rester, comme M. Daru le disait en 1873, « une pièce à jamais historique et une œuvre politique de premier ordre ».

M. Callet était appelé par ses collègues de l'Assemblée Natio- nale l'honneur de la politique et des lettres. On lui doit en effet des ouvrages de linguistique fort estimés. Nommé rapporteur de la Commission d'Enquête sur les actes du Gouvernement du 4 Septembre, son rapport fit sensation. Avec un courage admirable et une implacable justice, Auguste Callet ne s'est pas borné à raconter sommairement l'histoire de ce qu'il appelle l'odieuse et inepte dictature de cinq mois ; il s'est proposé un but plus élevé : inspirer à toute la France, outre la haine d'actes détestables, le salutaire effroi des hommes qui, à divers degrés, avaient participé à ces actes. Sans égard aux attaques des partis dont il flétrissait les agissements, l'auteur ne s'appuie que sur des documents absolument authentiques ; il ne dit que la vérité, mais il dit toute la vérité.

Aucun livre n'est plus attachant ni plus actuel si l'on admet qu'on apprécie mieux la situation présente et les problèmes qui se posent quotidiennement à nous, à la lueur des événe- ments du passé. On conçoit la surprise et la gêne qu'un tel livre a dû propager dans des milieux parlementaires toujours enclins à céder à la camaraderie et à se réconcilier dans l'oubli de toutes les responsabilités. Mais le témoignage porté par la haute et claire conscience d'Auguste Callet restera et mérite d'être médité.

Au point de vue purement littéraire, ce tableau des origines de la Troisième République est encore une œuvre remarquable. Par la vigueur des peintures, par l'éclat et la fermeté du st)'le, par le mouvement ample des morceaux oratoires, Auguste Callet rappelle Tacite. C'était l'avis de ses contemporains, et ce sera sans doute celui de la postérité que ce grand et honnête citoyen aura contribué pour sa part à affermir dans la voie de l'ordre et de la liberté.

I. Editions Bossard, 43, rue Madame, Paris.

�� � LE CARNET DES ÉDITEURS 3

Georges Imann : LES NOCTURNES. Un vol. in-i6 double couronne, de la Collection « Le Roman », publiée sous la direction d'Edmond Jaloux \

Y crois-tu maintenant au complot des Nocturnes, Chantecler ?

ce sont ces vers de Rostand que Georges Imann place en épi- graphe : ils situent et résument son livre entier.

Nous sommes en pleine guerre, à Genève. De la lutte par les armes n'arrivent que la sourde rumeur des canons d'Alsace et les convois lamentables des grands blessés. La Suisse n'est plus qu'une prodigieuse ambulance, une grande oasis de charité. Et pourtant on s'y bat avec la même âpreté que sur les divers fronts. Mais la lutte est cachée, perfide : la trahison remplace les cbus. Le monde interlope des tripots cosmopolites, les déserteurs des pays de l'Entente, tous les néfastes comparses de l'Internationale dorée sont là, à l'affût de profits éventuels, d'inavouables trafics, et la horde des proscrits russes — étudiants faméliques, vagues professeurs ou médecins, juifs échappés aux pogromes, — devient entre leurs mains un redoutable instrument de dé- sordre, manœuvré au nom du communisme pour le profit de l'ennemi.

C'est le bolchevisme à sa naissance.

Et Georges Imann nous conduit dans la curieuse boutique du juif Ouritzky, siège d'un comité révolutionnaire russe dont les principaux membres sont aux gages de l'Allemagne. On y recon- naît des figures sinistres, et la mentalité de ceux qui préparèrent l'horrible tragédie soviétique s'éclaire d'un jour nouveau.

C'est de ce repaire que partent vers les usines de France, le Creusot en particulier, d'occultes fomentateurs de grèves.

Ida di San Carvagno, Russe d'origine, femme du consul de Sardie et la maîtresse à la fois du chef anarchiste Medviedoff et du consul français, se charge, à l'aide d'intrigues qui condui- ront ce dernier au suicide, d'obtenir les passeports.

Autour de cette femme, type accompli de l'espionne, qui fuira vers la Russie quand enfin grondera la révolution, gra- vitent d'attachants personnages, qui font de l'ouvrage un roman vécu, riche d'action et de couleur, livre d'histoire et d'actualité, s'il en fut, plein d'une psychologie troublante et aiguë.

JEAN DES BONNESFEUILLES

I. 6 fr. 75. Bernard Grasset, éditeur, 61, n:e des Saints-Pères, à Paris (Vie).

�� �

FONDATION AMÉRICAINE POUR LA PENSÉE ET L’ART FRANÇAIS.

Dans l’intérêt des jeunes écrivains et artistes, nous rappelons que la Fondation Américaine pour la Pensée et l’Art Français décerne tous les deux ans 12 bourses de 13.000 francs chacune réparties comme suit :

Littérature 2, Peinture 2, Sculpture 2, Gravure 1, Musique 1, Arts Décoratifs 4.

Ces bourses (à perpétuité) fondées par Mme  George Blumenthal avec l’appui des plus grands noms des Etats-Unis et placées sous le patronage du Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, seront attribuées au printemps 1922 par des Jurys français dont fait partie l’élite de nos écrivains et de nos artistes.

Les candidats (femmes et hommes), qui doivent avoir au plus 35 ans, peuvent dès maintenant faire valoir leurs titres par lettre au Secrétariat de la Fondation, 15, boulevard de Montmorency.


UNIVERSITÉ DE PARIS : INSTITUT DE PSYCHOLOGIE

Conseil directeur : MM. F. Brunot, H. Delacroix, G. Dumas, P. Janet, G. Lanson, M. Molliard, H. Piéron, Et. Rabaud.

Secrétaire : I. Meyerson.

Année 1921-1922.

Cours de MM. Delacroix (Psychologie générale), Dumas (Psychologie pathologique), Janet (Psychologie expérimentale), Piéron (Psychologie physiologique), Rabaud (Psychologie zoologique). Wallon et Simon (Pédagogie), Lahy (Travaux pratiques).

L’Institut de Psychologie décernera le prix d’élève diplômé (de psychologie, de pédagogie ou de psychologie appliquée) aux étudiants justifiant d’une scolarité de deux semestres, ayant suivi avec assiduité les enseignements de la section correspondante et ayant satisfait aux examens de fin de semestre.

Des recherches en vue des diplômes d’Etudes Supérieures et des Doctorats pourront être poursuivies dans les laboratoires de l’Institut. LE

��CARNET

��DES ÉDITEURS

�� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS

A. M. GoicHON : ERNEST PSICHARI, d'après des docu- ments inédits, avec une préface de M. Jacques Mari- tain'.

Les amis de l'auteur de L'Appel des Armes ont élevé à sa mémoire un monument digne de lui. Rien n'est plus émouvant que le spectacle de cette vie de passion, de devoir et de sacri- fice à la fois si courte et si bien remplie. M. Goichon nous conte d'abord l'enfance d'Ernest Psichari, ses premières amitiés, les influences qui s'exercèrent sur lui et qui détermi- nèrent l'évolution de son esprit. Comme on sait, ErnesL Psi- chari fut d'abord anti-militariste, socialiste marxiste et subissait en quelque sorte à travers l'influence de Charles Péguy celle de Jean Jaurès. Mais Péguy provoqua dans l'âme du jeune homme les premières inquiétudes qui le conduisirent à la découverte de l'idée féconde de la mission de la France liée à celle de l'Eglise catholique. Ernest Psichari suivit naturellement Péguy dans son orientation politique nouvelle, et commença à se tourner vers le mouvement d'action française.

Puis vient la grande crise intellectuelle et la conversion d'Er- nest Psichari à l'ordre, M. A. M. Goichon note avec beaucoup de finesse les impressions ressenties par l'auteur de Terre de Soleil et de Sommeil devant l'Afrique : le silence absolu qui règne dans les solitudes brûlantes, silence inconnu de nos campagnes fran- çaises, qui nous laisse écrasés et seuls en face de nous-mêmes, envoûta Ernest Psichari qui s'y complaisait, dit-il lui-même, comme dans un « charme subtil et malfaisant ». C'est alors qu'il découvrit la beauté de l'action et le bonheur viril qu'elle laisse au cœur ; désormais selon la saisissante expression de M. Goichon, il est entré dans cette voie de la perfection dont l'armée, le catholicisme et le désir du sacerdoce sont les étapes.

Illustré de portraits et de reproductions d'un grand intérêt documentaire, cet ouvrage aurait pu comporter une bibliogra- phie complète. Ce sera sans doute pour une des prochaines édi- tions de ce beau livre où tant de jeunes gens voudront cher- cher un exemple et un enseignement.

I. Un vol. de 371 pages in-i6 jésus, aux éditions de la Revue des Jeunes, 3, rue de Luynes (10 fr.).

�� � LE CARNET DES EDITEURS 3

Jean Rostand : PENDANT QU'ON SOUFFRE EN- CORE \

Le premier volume de M. Jean Rostand La Loi des Riches avait immédiatement classé son auteur au premier rang de la nouvelle génération littéraire. Par ses qualités d'âpre ironie, d'observation aiguë, par son style mordant et direct, ce livre permettait de beaucoup espérer. Le nouvel ou virage de M. Jean Rostand ne sera pas accueilli avec moins de faveur, mais il sera certainement discuté violemment.

Avec une grande vigueur dialectique et une volonté d'abso- lue sincérité, M. Jean Rostand pose devant la conscience de ses contemporains un certain nombre de problèmes qu'il est bon d'approfondir « pendant qu'on souffre encore ». Le portrait « de celui qui aime » et qui ne peut pas croire à la destruction de l'objet aimé est tracé en traits d'une extrême précision et dont quelques-uns s'enfoncent au plus profond de notre inconscient.

Sur la mort, sur le danger, sur le courage, le jeune écrivain a des vues d'une franchise pénétrante qu'il nous découvre avec une audace singulière.

Comme beaucoup d'autres jeunes gens de la génération dite « sacrifiée » il s'écrie : « Oh ! pendant qu'on souffre encore, pendant que sont encore présents les dépositaires delà douleur, tous ceux qui, sur les champs de bataille ou au chevet d'un mourant, ont pour jamais senti qu'il n'est pas possible que la sanglante absurdité se renouvelle, il faut qu'on s'acharne à préparer la paix. »

Idées généreuses, semble-t-il et qu'il reste à faire passer dans le domaine des actes ; et c'est là justement que l'on s'aper- çoit que selon la parole fameuse du poète nous vivons dans

Un mond® où l'action n'est pas la sœur du rêve.

C'est de quoi M. Jean Rostand s'avisera lui-même quelque jour lorsqu'à plus de maturité de jugement il joindra les magnifi- ques dons littéraires qu'on peut lui reconnaître dès aujourd'hui.

En résumé, un beau livre qui émeut et qui fait penser.

I. Un volume de 136 pages in-i8 jésus, chez Grasset, 61, rue des Saints-Pères, 3 fr. 50.

�� � 4 LE CARNET DES ÉDITEURS

France Maillane : NICOLE AUBRY, VEDETTE DE CINÉMA. Un volume in-i8, à 5 francs '.

Ce roman, ce film harmonieux, présenté avec beaucoup d'habileté et de talent, plaira aux délicats.

Nicole Aubry est une fine jeune fille blonde dont le cœur pur et sans joie se sent devenir lourd certain jour de doux avril. Une détresse vague l'envahit. Peut-être à cause du récent départ pour l'Asie de Jean Renaud, frère de son unique amie, peut- être le sentiment devenu plus fort de sa solitude d'orpheline ?

Pour s'oublier une heure elle entre au cinéma. Rencontre. L'écrivain Morlières, un camarade de Jean Renaud, la présente à Lucien Besnier, metteur en scène et vedette du film qu'on projette.

L'artiste est séduisant, il est jeune ; une grâce câline, pre- nante, émane de toute sa personne, duand il reconduit Nicole vers sa demeure après la représentation, elle se sent troublée. Lui l'aime déjà. Pour la conquérir, il fera d'elle une reine de l'écran. Nicole connaîtra le succès, la richesse, l'amour. Dans un décor de rêve, en Auvergne ou sur le bord de la Méditer- ranée, leur roman fleurira...

Mais Besnier ambitieux et que ses camarades jalousent en- treprend à ses frais la mise en scène d'un film malheureux. Sa liaison lui pèse ; il se lasse, regrette sa liberté. Son goût des aventures, un mauvais orgueil lui font préférer bientôt Diane de Brives à sa touchante maîtresse blonde. La belle aventure est finie. Et Nicole, blessée, revient, après la rupture, souffrir en silence dans la famille de Jean Renaud.

Deux lettres arrivent : un engagement princier pour une tournée d'Amérique: itinéraire enchanteur, cachets... la for- tune; un aveu éperdu de l'exilé. La jeune femme doit choisir — et décider...

Ce livre vaut par l'excellente étude de mœurs dans laquelle l'auteur a enveloppé l'action. L'on découvre dans les descrip- tions qu'il consacre au monde du cinéma, une connaissance approfondie de ce milieu plein de couleur : ce sont des pages d'un fin psychologue enchâssant une rare silhouette de femme.

��I. Librairie des Lettres, 12, rue de Séguier. Paris (Vie).

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PETITE COLLECTION ORIENTALISTE. Abanin- DRANATH Tagore : ART ET ANATOMIE HINDOUS, I vol. illustré de 36 figures ; Samarendranath Gupta : LES MAINS DANS LES FRESQUES D'AJANTA, i vol. illustré de 19 figures, 2.40 ; Abanindranath Tagore : L'ALPONA OU LES DÉCORATIONS RITUELLES AU BENGALE, i vol. illustré de 50 fi- gures, 7.50, trad. par Andrée Karpelès ; Auguste Pavie : SANSELKEY, conte cambodgien, i vol. illustré de 5 planches hors-texte, 2.70; FABLES CHINOISES, traduites par E. Chavannes, versifiées par M™ E. Cha- vannes, I vol. orné de 46 dessins, 4.80'.

Abanindranath Tagore, en ressuscitant les vieux traités d'art sanscrit, a su grouper étroitement autour de lui plusieurs jeunes hindous épris d'art et de vie nationale. L'on ne peut mieux comparer qu'à la renaissance italienne le mouvement dont ces trois premiers ouvrages de la Petite collection orientaliste mar- quent les premières recherches.

Art et anatoniie hindous évoque les anciens traités consacrés à la théorie esthétique des lignes, des formes et des mouvements. L on y traite des rapports subtils qui existent entre l'œil de l'homme et le poisson rouge, son oreille et le vautour, son torse et le sablier, sa cuisse et le tronc du bananier. Voici avec les mains dans les fresques d'Ajanta, les modèles de l'art hindou, non pas sèchement imposés, mais commentés avec amour : mains exprimant le désespoir, l'attente, l'incertitude, la confiance ; mains de jeunes filles, de reines, de Bouddhas. UAlpona enfin est une œuvre d'un genre tout différent : seul un Hindou pouvait nous révéler ces décorations rituelles, œuvres éphémères que les mains des jeunes filles et des femmes tracent pendant les fêtes sur les nattes, les sièges et le sol des maisons.

Un conte cambodgien, émouvant et subtil, recueilli et tra- duit par Auguste Pavie, des fables chinoises versifiées sur la tra- duction du célèbre sinologue E. Chavannes par M™^ E. Cha- vannes complètent heureusement la liste des ouvrages de la collection parus jusqu'à ce jour.

I. Bossard, éditeur, 43, rue Madame. Paris (Vie).

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CONGRÈS DE PARIS

Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne ■ .

Au mois de mars prochain s'ouvre, à Paris, un Congrès inter- national pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne. Tous ceux qui tentent aujourd'hui, dans le domaine de l'art, de la science ou de la vie, un effort neuf et désintéressé, sont conviés à y prendre part. Il s'agit avant tout d'opposer à une certaine formule de dévotion au passé — il est question constamment de la nécessité d'un prétendu retour à la tradi- tion — l'expression d'une volonté, qui porte à agir avec le minimum de références.

La part de la vérité n'est certes plus à faire dans les arguments que peuvent invoquer en leur faveur les représentants de l'une et de l'autre tendances. 11 est, par contre, permis de dire que l'attitude des premiers, s'appuyant sur une doctrine des plus strictes et se posant, on ne sait pourquoi, en gardiens de l'ordre, menacerait gravement la liberté des seconds, livrés par défini- tion à des entreprises hasardeuses et fréquemment contradic- toires, si ces derniers ne se renouvelaient sans cesse ou s'ils n'étaient renouvelés. Les uns gagneront donc à être instruits de notre projet. Aux autres, nous demandons de faire abstraction de leur ambition particulière et de nous adresser leur adhésion.

Les membres du Comité d'organisation, au nombre de sept professent des idées trop diverses pour qu'on puisse les suspec- ter de s'entendre afin de limiter l'esprit moderne au profit de quelques-uns ; leurs dissensions sont publiques. Le malentendu qui règne entre eux répond de leur impartialité au sein du Con- grès ; il laisse cependant subsister le minimum d'accord indis- pensable pour ne pas paralyser la tentative.

Georges Auric, compositeur ; André Breton, directeur de Littérature ; Robert Delaunay, artiste-peintre ; Fernand Léger, artiste-peintre ; Amédée Ozenfant, directeur de l'Esprit Nou- veau ; Jean Paulhan, secrétaire de la Nouvelle Revue Française ; Roger Vitrac, directeur d'Aventure.

I. Secrétariat : 2, rue de Noisiel, Paris (16^).

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��DES ÉDITEURS

�� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS

Mermeix : LE COMBAT DES TROIS, Notes et docu- ments sur la Conférence de la Paix '.

Ce livre est un de ceux qui restent pour montrer à la postérité ce que fut la politique d'une époque, et d'une époque aussi inquiète, aussi troublée que celle qui suivit la Grande Guerre. L'auteur traite la question de la Conférence de la Paix avec une rare maîtrise et les exposés qu'il fait des discussions entre Cle- menceau, Lloyd George et Wilson, sont remarquables par leur intérêt et leur clarté. M. Mermeix suit de près « le Combat des Trois » et ne perdant pas une phase de la lutte les fait toutes passer sous nos yeux.

On voit vivre les trois glorieux antagonistes : Clemenceau, le « Maréchal civil de la Guerre », Wilson « l'avoué devenu cler- gyman » Lloyd George, le <.< Premier Anglais» et les passionnants problèmes du partage des nations sont agités, résolus devant nous. L'auteur nous initie aux mystères de la politique interna- tionale. Il faut noter les trois admirables mémoires du Maré- chal Foch, le chapitre important des « Réparations » et les observations si justes et si pénétrantes sur les Bolcheviks et la Conférence.

Ce livre, pour n'être pas un roman plaisant et léger, a d'autres mérites plus rares et qu'on voudrait trouver plus souvent : celui de renseigner le lecteur sur des matières qui lui sont d'ordinaire peu familières et qui pourtant doivent intéresser vivement tous les citoyens puisque les Traités de la Conférence de la Paix ont fixé le destin des Etats, celui encore d'élever l'esprit jusqu'à des régions supérieures et de lui faire embrasser le vaste horizon taché par le soleil couchant de la guerre européenne.

Ce livre est un de ceux qu'on relit souvent, et sur quoi l'on s'appuie pour fonder un jugement sur les questions internatio- nales et les passionnants problèmes de la Politique étrangère.

��I. Librairie OUendorff, 50, chaussée d'Antin. Paris, Ville (7 fr.).

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Saint-Evremond : CRITIQUE LITTÉRAIRE, Introduc- tion et notes de Maurice Wilmotte '.

Si Saint-Evremond n'est pas devenu un « classique », il n'en faut accuser que lestraits un peu inquiétants de son originalité. « L'histoire littéraire, écrivait Sainte-Beuve, pour peu qu'elle soit didactique, a le droit et presque le devoir de le négliger».

Saint-Evremond ne réclamerait pas contre cette omission, il en serait flatté : la séduction que son œuvre n'a pas cessé d'exer- cer sur quelques esprits choisis tient aussi hien à son inquié- tude, à son peu de goût pour l'enseignement. C'est que son esprit le tire sans cesse vers le perfectionnement d'une connais- sance, qui est devenue pour lui un besoin d'autant plus vif qu'il n'en fait pas profession ; les intérêts de son cœur, d'autre part, le rendent ingénieux à varier l'expression d'une sensibilité inat- tendue. Il ne lui reste guère de place ni de temps pour simpli- fier les sujets dont il traite. Les hommes le touchent p'us encore que les événements et, plus que les hommes, les indivi- dus. Il répugne à toute explication trop aisée. Est-il question du célèbre désintéressement de Fabricius, Saint-Evremond remarque : « Il se pourrait bien qu'il eût été de ces gens pour qui se passer de peu, c'est se retrancher moins de plaisir que de peines ». Ou, s'il s'agit de la dévotion : « Il y en a que le mal- heur a rendu dévots par un certain attendrissement, par une pitié secrète que l'on a pour soi. Jamais disgrâce ne m'a donné cette espèce d'attendrissement. »

La critique littéraire était demeurée la face méconnue de ce talent souple et varié. C'est que, si les jugements de Saint-Evremond ont eu l'influence que l'on sait — Racine se soumit à eux lorsqu'il composa Andromaque — ■ ces jugements- semblent avoir tenu peu de place dans les préoccupations de leur auteur, qui, lorsqu'il prend la plume, paraît condescendre à quelque besogne étrangère à son humeur comme à son rang. Le choix de vingt-cinq morceaux sur les anciens, sur les auteurs étrangers, sur Corneille, Racine et Molière, témoigne du goût patient, érudit et fin, de M. Maurice Wilmotte.

��I. I vol. de la Collection des Chefs-d'œuvre méconnus, 12 fr. chez Bos- sard, 43, rue Madame.

�� � 4 LE CARNET DES ÉDITEURS

Marcel Coulon : ANATOMIE LITTÉRAIRE '.

Qu'il traite de Rimbaud, de Moréas, de Verlaine ou sim- plement de Louis Dumur et de Raoul Ponchon, M. Marcel Coulon n'apporte aucune vue d'ensemble nouvelle, il n'organise autour de son auteur nulle de ces théories éloquentes que savait charpenter Brunetière, il ne se borne point tout à tait non plus, comme Lemaître, à exprimer dans la lumière et la limpidité une vérité traditionnelle. Je le comparerais plus volontiers à quelque entomologiste. Encore n'est-ce pas l'insecte entier qui l'intéresse, mais le seul appareil digestif, cette tache de l'élytre, ou ce parasite de l'intestin : c'est sur un point choisi qu'il fait conver- ger les plus riches, les plus impitoyables lumières. Non pas Rimbaud, mais la précocité de Rimbaud ; ni Leconte de Lisle, mais Vacliialité de Leconte de Lisle ; ni Anatole France, mais Anatole France homme d'action.

A la question posée par Albert Thibaudet : si la critique littéraire peut et doit juger les auteurs contemporains, M. Coulon apporte la réponse la plus modeste, mais la plus ingénieuse et probante qui soit. Il serait injuste de vouloir entièrement cerner l'œuvre de nos contemporains : elle nous échapperait toujours par quelques côtés, les côtés par où elle touche à nous, participe de notre nature, et contient donc, pour une part, la surprise que nous attendons encore de cette nature. Du moins peut-on dans cette œuvre découper, délimiter quelque tranche que l'on examinera à loisir. Il sera temps plus tard de voir si ^'observation vaut pour le reste du corps. M. Coulon n'est pas pressé. Il ne nous heurte, ni ne nous bouscule. Son inquiétude même ne trouble qu'insensiblement le repos de notre esprit :

Que nous rappelions le Hasard ou la Providence, que nous y voyions les marques d'une volonté supérieure ou un concours de forces physico-chimiques, Fabre nous a réconciliés avec ce qui est respon- sable de l'univers. Le transformisme, avec ses notions par trop com- modes du temps et de l'hérédité, et en laissant de côté l'étude des instincts, enlevait tout intérêt psychologique au problème.

JEAN DES BONNESFEUILLES

1. Un volume : 5 francs, à la Librairie des Lettres, 12, rue Séguier, Paris.

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DES ÉDITEURS

�� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS

Antonin Seuhl : PATATI-ET-PATATA EN GUERRE, un volume in-i8 de 268 pages '.

II semble que les romans d'utopie à la manière de Swift reviennent à la mode. M. Antonin Seuhl nous a fait connaître, dans un précédent volume, la république de Patati-et-Patata qui n'est point banale, puisque c'est une république gaie, où trois manants d'il y a sept cents ans qu'un savant a pu rap- peler à la vie, trouvaient matière à exercer les dons d'observa- tions et d'ironie que l'auteur leur prête généreusement. Cette donnée n'est pas nouvelle, mais un homme d'esprit n'est pas embarrassé d'en tirer un excellent parti. Voici donc un sei- gneur du moyen âge, un clerc et un manant qui se mettent en quête d'une situation conforme à leurs capacités et à leurs goûts, lesquels naturellement datent quelque peu. Par bonheur, si l'on peut dire (mais il s'agit d'un roman gai), un conflit éclate et la République de Patati-et-Patata est entraînée dans une guerre défensive. Naturellement l'auteur envoie le manant au front, car il n'appartient pas à un auteur satirique de heurter de front la croyance populaire qui veut que les seules mains calleuses aient manié le fusil ou la grenade. Le clerc se fait journaliste et l'on pense que dans ce nouveau métier il entend et voit beaucoup de choses divertissantes. Enfin le seigneur médiéval, vite adapté à l'esprit de l'arrière, s'enfonce davantage encore dans cette région bienheureuse. Rien n'est plus comique que le tableau de Bordeaux en 19 14, de Paris en proie aux marraines, aux permissionnaires et aux mercantis, rien n'est plus âpre aussi, car on sent beaucoup d'amertume dans cette satire qui prend vers la fin du livre une tournure quelque peu véhémente. Cette brève analyse indique suffisamment l'esprit du livre qui, bien entendu, ne plaira pas à tous les lecteurs. Mais il en est bien peu qui résisteront à l'entrain et à la fantaisie de M. Antonin Seuhl, qui veut avant tout divertir le lecteur et l'ayant fait rire copieusement le laisse sinon convaincu, du moins désarmé.

JEAN DES BOXNESFEUILLES

��I. Ollendorff, éditeur, 50, chaussée d'Antin, à Paris.

�� � LE CARNET DES EDITEURS

��LA VIE FINANCIÈRE

��Les nécessités du tirage de <( La Nouvelle Revue Française » nous obligeant à livrer à l'imprimerie le bulletin ci-dessous quinze jours avant son apparition, nous nous bernons k y insérer des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE REN- SEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lecteurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter, à vendre ou à conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, placement de fonds, etc.

Adresser les lettres à M. Léon Vigneault, 5, rue de Vienne, Paris, VIII^ Arrondissement.

��LA FINANCE

A propos de tuyaux.

La Bourse a connu depuis trois ans les crises les plus vio- lentes de fièvre spéculative et les séances les plus vides. On comprend que la question de savoir qui gagne ou qui perd à la Bourse se soit posée de la sorte avec plus d'acuité que dans les périodes de grand calme oii les cours ne varient qu'avec la plus extrême timidité. Un économiste fort distingué parmi les plus distingués a répondu à cette question d'une façon péremptoire : seuls, a-t-il déclaré, les gens en mesure de recueillir des tuyaux peuvent gagner de l'argent en spéculant.

Il faut, à son sens, pour y arriver, vivre au milieu des bour- siers, fréquenter les antichambres des hommes politiques, cou- doyer les dirigeants des banques et des grandes sociétés indus- trielles, moyennant quoi on joue à coup sûr. Seuls, les malins qui ont recueilli au bon endroit les précieux tuyaux, peuvent faire fortune à la Bourse... Et notre économiste d'ajouter que le brave homme possesseur de quelques épargnes lentement accumulées, ne pourra jamais les accroître à la Bourse, car éloigné par ses occupations des milieux où se font les événe- ments, où se forgent les nouvelles, si l'on veut parler plus modestement, il ne pourra jamais être informé à temps.

Si notre économiste connaissait mieux le monde des spécu- lateurs, il saurait, au contraire, que ce sont les gens les mieux renseignés qui ont sauié il y a deux ans, lors du dégonfiement précipité du boom. Tels employés supérieurs d'une de nos grandes firmes de pétrole, tels dirigeants d'une de nos grandes banques, voyaient la Royal Dutch à loo.ooo francs et la De Becrs à 2.000 ! Leur simple bon sens a, par contre, empêché nombre de petits capitalistes qui avaient alors de toutes petites posi-

�� � 4 LE CARNET DES EDITEUI S

tions à la Bourse d'y laisser jusqu'à leur dernier sou et beau- coup y ont gagné de l'argent. C'est que l'on peut être malin en atfaires de Bourse sans être renseigné. 11 n'est même pas très avantageux d'être trop près de ceux qui sont dans le mouve- ment, parce que le mouvement c'est l'engrenage.

Au reste, fallait-il être si extraordinairement fin pour sup- poser qu'un titre ayant doublé de valeur, allait par ce fait même, courir vers de tels risques qu'il était préférable de réaliser le bénéfice qu'il avait déjà rapporté ? La Bourse n'échappe pas aux règles générales et loo ^/o de bénéfice, c'est tout ce qu'il y a de mieux. Il ne faut pas essayer de décrocher la lune. Il est arrivé, hélas, que la majorité des boursiers dûment sti- mulés par de mirifiques tuyaux, ont oublié ces règles salutaires et ont voulu tenir le coup : ils ont aussi rendu à la baisse, ce qu'ils avaient gagné à la hausse et le plus souvent davantage.

Il n'est même pas douteux que nombre de Banques ont fait de même et c'est pourquoi elles ont dû procéder à d'énormes amortissements pour faire disparaître de leurs bilans, les pertes enregistrées sur les participations et le portefeuille. Aujour- d'hui, le vent change et les meilleurs des titres sont tombés à des prix qui ne risquent plus rien. La hausse n'est pas loin.

La vérité est qu'il faut savoir changer ses positions d'après l'allure des événements, qu'il faut savoir acheter en baisse et vendre en hausse, et ne pas escompter une baisse indéfinie, comme le font en ce moment ceux qui ne trouvent rien de mieux à faire que d'employer leurs disponibilités en Bons de la Défense, ni une hausse indéfinie comme ceux qui, il y a deux ans, voyaient la Royal Dutch à loo.ooo france et la De Beers à 2.000. Et puis, il y a mieux que les tuyaux qui passent de bouche en bouche en se déformant ; rien ne peut suppléer à l'étude sérieuse de l'affaire à laquelle on veut s'intéresser et des conditions générales dans lesquelles se trouve l'industrie à laquelle elle appartient. Cette étude, les joueurs la dédaignent ; le capitaliste sérieux y trouve tout avantage.

LA BOURSE

Les dispositions ont été un peu meilleures à la Bourse durant les dernières séances sans cependant accuser une orientation très nette vers la reprise ; l'ensemble des faits et des éléments qui caractérisent la situation interni\,t!onale actuelle, ne s'y prête pas encore. Mais nos grandes valeurs industrielles ont montré beaucoup plus de résistance. Quant aux fonds et valeurs à change, ils se sont naturellement ressentis de la détente des devises. Le relèvement progressif du franc est d'ailleurs un indice d'une importance qui n'échappera pas.

LÉON VIGNEAULT

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��DES ÉDITEURS

�� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS

Georges Goyau : L'EFFORT CATHOLIQUE DANS LA FRANCE D'AUJOURD'HUI'.

Dans une éloquente préface l'auteur offre son livre à tous ceux qui veulent connaître la France religieuse contemporaine, à tous ceux aussi qui n'ont pas encore compris qu'elle vaut la peine d'être connue. Les idées qui y sont développées avaient fait l'objet de trois conférences données par l'éminent écrivain à la Faculté de théologie de l'Université de Strasbourg, en sep- tembre 1921.

M. Georges Goyau se défend de soutenir des thèses théolo- giques ou autres. Il se propose avant tout de tracer un tableau aussi complet que possible des plus récentes initiatives du catholicisme français sous le régime de la séparation. Il n'en- tend pas mettre en balance les divers systèmes de rapport entre les deux pouvoirs religieux et civil, et ses observations de fait n'impliquent jamais aucune conclusion de principe sur la supé- riorité d'un régime de séparation. II a voulu en définitive apporter un témoignage de cette vitalité de l'Église catholique qui fait, au cours des siècles, l'émerveillement des historiens les plus profanes.

La partie la moins curieuse et la moins intéressante de cet ouvrage n'est certes pas celle qui concerne les oeuvres sociales. Tous ceux que préoccupent à juste titre les problèmes du tra- vail et d'une organisation nouvelle de la production sous toutes ses formes, ne manqueront pas d'être étonnés de la part énorme qu'ont prise les catholiques français à l'édification de l'économie nouvelle. Les congrès de T association catholique de la jeunesse fran- çaise, les semaines sociales, l'union d'Études des catholiques sociaux, les secrétariats sociaux, l'Action populaire : autant d'œuvres d'en- seignement supérieur et de documentation dont le mécanisme est clairement exposé et l'action mise en lumière.

Sur l'influence des sports, du scoutisme dans la vie d'une nation, sur l'influence tonifiante d'une éducation physique bien dirigée, le livre de M. Goyau abonde en remarques judicieuses.

Tous les catholiques, tous les Français, soucieux de voir la nation se développer dans l'ordre et la prospérité doivent lire ce livre où l'on montre la plus grande force morale du monde s'attachant à former une élite capable d'apporter la collabora- tion la plus précieuse aux tâches multiples qui s'off"rent aux hommes d'aujourd'hui.

I. Editions de la Revue des Jeunes, 3, rue de Luynes, Paris.

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Th. Mainage : LES PRINCIPES DE LA THÉO- SOPHIE '.

L'intelligence humaine a ses droits : quelle que soit la reli- gion qui lui est présentée, il lui faut s'enquérir d'abord des motifs extérieurs qui peuvent justifier à ses regards l'acte de foi qu'on lui demande ; elle s'assure en outre que l'objet même de la foi n'est pas contradictoire avec les conditions de la pen- sée. De ces deux démarches, la théosophie n'autorise pas la première. Ses preuves extrinsèques sont nulles : elles reposent sur l'hypothèse d'une tradition occulte, c'est-à-dire qui échappe, par définition, au contrôle de l'histoire.

« Notre unique préoccupation, écrit le Père Th. Mainage au début de son étude, sera donc de répondre à cette question primordiale : la théosophie a-t-elle droit à l'existence intellec- tuelle ? » L'on découvrira, par la suite, qu'elle n'a point ce droit : ses axiomes sont menteurs, sa méthode est incertaine ; après qu'elle a expulsé par la vertu de ses principes toutes les notions qui constituent le capital séculaire de l'intelligence et de la morale humaine, la théosophie réintroduit en fraude ces mêmes notions et profite de leur attrait sur les âmes.

Conclusion attendue, dira-t-on. Sans doute. Cependant il serait bien injuste, celui qui voudrait imaginer d'après sa con- clusion l'ouvrage entier : de vrai les doctrines théosophiques n'ont jamais été exposées avec plus de précision, et plus de mesure — je dirais presque : avec plus de sympathie. Le théosophe convaincu trouvera dans les chapitres d'exposition qui forment la plus grande part du livre, un exposé synthé- tique exact et précis des doctrines d'une Annie Besant, d'une Blavatsky. Une telle mise au point vient à son heure : la théosophie comme son émule le spiritisme a bénéficié des événements douloureux qui viennent de secouer le monde. Les âmes cherchent sur l'océan de l'incrédulité et du scepticisme un point fixe où se rattacher. La théosophie n'est-elle qu'une épave, est-elle la terre ferme ? Il convenait que la question fût posée. L'on ne pouvait la traiter plus honnêtement, mais de façon plus décisive aussi, que ne fait le Père Mainage.

I. Un fort volume in-i6 jésus, lo francs. Editions de la Revue des Jeunes, 3, rue de Luynes, Paris.

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PÉLADAN : LES DÉVOTES D'AVIGNON, avec un avant- propos de Gustave-Louis Tautain '.

L'on ne distingue pas encore quelle est la part qui demeurera de l'œuvre qu'à élevée Péladan : oeuvre trouble et confuse, mais grandiose en son dessein, témoin trop fidèle d'une époque fiévreuse et désordonnée où il fallait forcer sa voix pour se faire entendre ; œuvre égale en noblesse aux œuvres parallèles d'un Barrés, d'un Gide, d'un d'Annunzio, d'un Paul Adam. Un défaut de réalisation presque constant lui nuit : de tempérament exclusivement lyrique, d'imagination passionnée et amplifica- trice, Péladan s'est pris pour un penseur, il s'est voulu d'abord intelligent. Tel est le bovarysme qui gâte pour nous, presque sans remède, Isiar, Mélusine ou Typhonia.

Gustave-Louis Tautain remarque justement que ce défaut apparaît peu dans les Dévotes if Avignon. C'est ici le récit d'une possession d'amour, conté avec tout le prestige et l'éclat du génie péladanien. Le roman se passe dans la vallée du Rhône, où la nature s'humanise, « où poudroie la Civilisation et verdoie l'Idéal des races latines », où l'air vibre. Dans la Pro- vence où le génie païen et le génie chrétien se sont succédés sans que le nouveau Verbe abolisse l'ancien, où le grand Pau sourit encore dans l'ombre de la croix victorieuse. C'est ce Pan et cette croix qui nous apparaissent à chaque page des Dévotes dans leur éclat et leur vérité, soit que Ramman, possédé, ido- lâtre, boive avec délice l'eau du bain de M"^ de Romanil, et se nourrisse des miettes de sa table, soit qu'il discute avec les prêtres de la nature de l'amour, soit que la belle Emezinde lui donne à baiser son pied nu et consente à l'appeler chien. Un génie torrentueux se donne ici libre cours, jusqu'à l'aberration. Que la voix baisse un peu, l'on n'entend plus qu'un délicieux causeur, aux délicates nuances :

BoussAGNOL. — Le Blason ne défend pas de la concupiscence. Emezinde. — Le vilain mot ! BoussAGNOL. — Pour une vilaine chose !

Rammax. — Vilaine ! Songez à ce qu'il faut pour la remplacer, pour qu'on y renonce...

Emezinde. — Dieu même !

JEAN DES BONNESFEUILLES I. Un volume, aux éditions du Monde Nouveau, 42, B-" Raspail.

�� � LA VÏE FINANCIÈRE

��Les nécessités du tirage de i La Nouvelle Revue Française » nous obligeant à livrer à l'imprimerie le bulletin ci-dessous quinze jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE REN- SEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lecteurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter, à vendre ou à conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, placement de fonds, etc.

Adresser les lettres à M. Léon Vigneault, 5, rue de Vienne, Paris, VIIî Arrondissement.

��LA FINANCE

Actions ou Obligations.

L'antique prestige des obligations avait déjà subi d'assez rudes atteintes avant la guerre ; l'énorme baisse qu'ont enregistrée depuis, même celles qui jouissent de garanties absolues ou à peu près, a causé une vive inquiétude parmi les innombrables petits capitalistes de ce pays. Leur portefeuille est, en effet, essentiellement composé de ces valeurs dont on leur avait dit qu'elles étaient vraiment dorées sur tranche. L'évolution du journal financier qui, pendant un demi-siècle, s'en était fait le protagoniste enthousiaste et opiniâtre, nous voulons parler du « Rentier », fondé par M. Alfred Neymark à la fin du second Empire, est un signe des temps.

Les formules de placement de jadis, écrivait-il, sont périmées ; il n'y a même plus, étant données les fluctuations des prix, de valeurs à revenu fixe, puisque si le coupon reste fixe, il est payé non plus en francs or, mais en francs papiers. Or, le franc papier ne vaut actuelle- ment que le tiers du franc or, et l'on ne sait pas ce qu'il vaudra demain. De plus, la brèche légère qu'y faisaient les lois fiscales s'est singulière- ment élargie : c'est de 20 pour 100, et quelquefois plus, qu'elle réduit maintenant la somme à percevoir.

Voici certes qui n'est pas de nature à égayer les vieux jours de tant de petits épargnants qui avaient placé toutes leur^ économies cno. liba- tions. Mais, dira-t-on, des placements en actions eussent pu lei r réserver des surprises encore plus cruelles. Et, de fait, nombre de sociétés ont péri dans la période que nous venons de traverser, période si prodigieusement troublée au point de vue financier, industriel et cominercial. Toutefois, elles restent en majorité celles qui ont survécu

�� � et leurs titres sont aujourd’hui, dans l’ensemble, à des cours de beaucoup supérieurs à ceux d’avant-guerre ?

De plus, et le journal le Rentier le déclarait sans ambages, les actions donnent maintenant plus de garanties de stabilité que les obligations. Que les prix de toutes choses augmentent, hypothèse qu’il faut envisager, les obligataires verront décroître le pouvoir d’achat de la somme fixe qu’ils continueront à toucher. Pour les actionnaires, des chances sérieuses de compensation se présentent : avec des prix plus élevés, les sociétés dont ils possèdent des titres réaliseront un chiffre d’affaires et de bénéfices plus importants et distribueront des dividendes plus forts.

Ajoutons qu’après la baisse énorme qu’elles ont enregistrée depuis environ deux ans, les actions, même des compagnies les plus solides, sont à des cours si faibles qu’au fur et à mesure que la crise s’atténuera, elles se relèveront rapidement.

LA BOURSE

Notre Bourse paraît retrouver un certain sentiment d’optimisme encore un peu confus, mais que la tendance plus ferme de la plupart des valeurs spéculatives exprime assez bien. Au reste, les places de New-York et de Londres sont manifestement mieux disposées. En tout cas, si l’on comprend que les milieux financiers restent ici fort réservés au sujet des résultats à attendre pour notre pays de la Conférence de Gênes, il n’y a évidemment aucune raison pour que nos grands titres industriels ne se relèvent pas enfin après une période de baisse qui dure depuis bientôt deux ans.

PETIT COURRIER

225. Dijon. — Je ne vous conseille pas de vous placer sur les valeurs que vous me signalez, lesquelles sont à mon avis beaucoup trop spéculatives. Vous pourrez trouver actuellement à employer vos capitaux dans des valeurs de tout premier ordre, ne comportant pas d’aléas.

J. B… — Oui, je suis à même de vous renseigner utilement sur toutes les valeurs composant votre portefeuille, n’hésitez donc pas à m’en adresser la liste, et, en vous documentant sur chacune d’elles, je vous indiquerai, s’il y a lieu, les arbitrages que vous auriez intérêt à effectuer.

René B… — Je puis, en effet, vous procurer les renseignements que vous voulez bien me demander. Veuillez me faire connaître votre nom et votre adresse, la place me faisant défaut ici pour vous répondre utilement.

LÉON VIGNEAULT
  1. Le 11 février 1854.
  2. Ces interruptions sont reproduites telles qu’elles sont dans le texte russe.
  3. Membres de la conspiration Pétraschevsky contre le Czar Nicolas Ier, en 1849.
  4. Courrier.
  5. Postillons.
  6. Manteau, variété du caftan.
  7. Voiture couverte des paysans.
  8. Réaumur, 50 degrés centigrades au-dessous de zéro.
  9. Autres condamnés politiques de la même conspiration.
  10. Les Décembristes. Conspiration du 14 décembre 1825, contre Nicolas Ier.
  11. Seizième partie de l’arschine qui est d’un mètre quarante centimètres.
  12. Soupe à la choucroute aigre.
  13. Gruau cuit.
  14. Vico, Guizot, Thiers, Ranck, etc. (note de Dostoïevsky).
  15. Directeur des Annales de la Patrie.
  16. Célèbre dramaturge.
  17. Poète médiocre.
  18. Auteur de divers romans.
  19. Pseudonyme de Mme  Khovschtschinsky.
  20. Fort de Pétropavlovsk (Pierre-et-Paul).
  21. 1 Publié dans l'Opinion
  22. I. Peut-être faudrait-il remonter à Virgile, si proche de nous là encore, pour trouver cette douleur — combien contenue, toutefois — devant la volatilité des beaux jours : Optimaa quœque dies miseris mortalibus œvi Prima fugit...'' ■ (Georg.,III, 66.)
  23. I. Saint-Evremond.
  24. I . On aimerait que Rex — cela marquerait encore le contraste de sa génération avec la précédente, du moins dans la classe bourgeoise — connût, ou du moins entrevît, des préoccupations d'ordre pécuniaire dont ses parents furent affranchis. Toutefois M. Abel Hermant nous semble se rattacher à la grande tradition du roman français en nous entretenant assez peu de la condition économique de ses héros. Je ne peux oublier que, si je veux des développements sur cet ordre de choses en ces trois derniers siècles, il me faut lire, non pas des patriciens du genre comme Mme de Lafayette, Marivaux ou Stendhal, mais des artisans, comme Furetière, Lesage ou Balzac.
  25. I. Compensation à tant d'ouvrages — de dames principalement — où les héros ont de l'âme — que d'âme ! — et point de caractère.
  26. I. L'Aube ardente, p. 267. Déjà le narrateur de la Discorde déclare se désintéresser de toute notion qui « ne s'associe pas à une figure animée ».
  27. I. Et parfois en deux mots (quelle leçon pour nos asiates !) ; par exemple, la reine Hortense « pâle figure de marbre, d'une grâce souveraine et inconséquente » ; la princesse Mathilde « vieille et vivante, brusque et superbe... : elle avait tout d'une médaille, sauf le fruste... ; majestueuse sans y penser, elle était, dans un fauteuil commode et sans style, assise comme dans un trône. »
  28. La Pensée Russe a reproduit la lettre de Tolstoï à sa fille et le fragment de son journal d’après la revue russe les Œuvres et les jours, n° i.
  29. Sur Vladimir Grigoritch Tchertkov, voir Correspondance de l’Union pour la Vérité, n° 4, 1er janvier 1911, p. 207. C’est lui dont Tolstoï écrit quelques lignes plus bas qu’il est son ami le plus intime et l’homme qui lui est le plus nécessaire.
  30. Tania, diminutif de Tatiana, fille aînée du Comte. Sérioja, diminutif de Serge, son fils aîné.
  31. À Sophie Andréievna.
  32. Douchan Pétrovitch Makovitski, tchèque, médecin et disciple de Tolstoï, son plus sûr et fidèle compagnon. Parfaitement désintéressé. Aimé et apprécié de toute la famille Tolstoï. Il recueillait au jour le jour les moindres propos de son maître.
  33. Varvara Vassilievna Téocritova, placée par V. G. Tchertkov à Iasnaïa Poliana, en qualité de secrétaire dactylographe, elle était toute à sa dévotion et très liée avec Alexandra Lvovna.
  34. Ce passage est à rapprocher d’une phrase du projet de testament consigné dans le journal de Tolstoï sous la date du 27 mars 1895 : « J’ai eu des moments où je me suis senti le fil conducteur par lequel passait la volonté divine. « 
  35. Diminutif de Maria. C’est la sœur de Léon Nicolaiévitch. Tourgueniev, dans l’un de ses romans, a tracé d’elle un délicat portrait.
  36. Recueil composé d’extraits de différents auteurs, pour servir de lecture quotidienne, rédigé par Tolstoï.
  37. Starets, confesseur. Voir sur ce mot, Union pour la Vérité, Correspondance, 1er janvier 1911, n° 4.
  38. Sa douleur était trop complexe ; il voulait tout simplement se calmer et vivre dans un milieu tranquille, spirituel.
  39. Si tes nonains ne me chassent pas.
  40. Mais j’espérais que notre starets qui avait une action irrésistible par sa douceur et son amour réveillerait en lui le sentiment d’humilité spirituelle qu’il n’avait point encore mais dont il n’était pas éloigné dans les derniers temps ; et voici qu’il est parti et qu’il est mort en route, mon Lévotchka, comme j’étais habituée à l’appeler. Ce que Sacha lui a dit quand elle est arrivée, pourquoi il est parti si subitement, personne — je ne lui ai même pas dit adieu, — ni moi-même ne le sait. Je ne peux plus écrire.
  41. Cf. Documents sur les derniers jours de Tolstoï. Article de la Correspondance de l’Union pour la Vérité, 1er janvier 1911, n° 4. Signé C. S. et D. H.
  42. Michel Novicov, paysan. Novicov est un paysan petit propriétaire du Gouvernement de Toula. Il apprit à lire à Moscou, où il fit son service militaire, à l’école du régiment. Il a raconté dans un article Lettres d’un paysan publié par M.  Serguiéenko (Almanach tolstoïen international de 1909) trois visites qu’il fit à Tolstoï. Novicov a écrit des récits populaires dont la fraîcheur naïve séduisit le grand écrivain. Léon Nicolaïévitch voyait en Novicov non seulement un disciple mais un confrère. Boulgakov, secrétaire dévoué et discret de Tolstoï, note dans son journal (Chez Tolstoï la dernière année de sa vie), à la date du 22 octobre 1910, que Tolstoï lui a dit : « Novicov le paysan est venu. Vous savez qui c’est ? Comme il est intelligent !… »
  43. Domestique depuis longtemps au service de la famille.
  44. Makovitski, le Docteur qui quelques jours après partait avec Tolstoï.
  45. Poline a consigné cette conversation. Son récit est entre les mains de W. G. Tchertkov.
  46. Ce camarade a de son côté rédigé ce dialogue.
  47. La plus jeune des filles du Comte.
  48. C’est le Skhod, réunion des paysans de la Commune.
  49. Il s’agit sans doute des boutons d’uniforme. Les anabaptistes d’Alsace avaient eux aussi, il n’y a pas fort longtemps, un préjugé contre les boutons : ils les remplaçaient par des épingles.
  50. À Gaspra, en Crimée. Tolstoï malade y passa deux hivers, 1901 et 1902.
  51. Propriété de son gendre, aux confins des Gouvernements d’Orel et de Toula. Tolstoï y chercha le repos du 15 août au 22 septembre 1910.
  52. Paysannes.
  53. Plus exactement 48 ans. Le mariage est du 23 septembre 1862.
  54. Le prix Nobel. Son attribution éventuelle à Tolstoï donnait lieu à des discussions : que ferait-on du montant du prix ?
  55. Le paysan ne pouvait quitter le village sans une décision du Mir.
  56. Sans doute Tolstoï appelait Novicov de son petit nom, Michel. L’appellation inaccoutumée : Michel Pétrovitch donne à la déclaration de Tolstoï quelque chose de solennel.
  57. Voir cette lettre page 537.
  58. Je crois que je me trompe et que c’était à la Comédie française.