La Nouvelle pièce de M. Giacosa

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La Nouvelle pièce de M. Giacosa
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 207-216).
LA
NOUVELLE PIÈCE DE M. GIACOSA [1]

La nouvelle pièce de M. G. Giacosa a soulevé, dès sa première représentation au théâtre Manzoni, à Milan, un enthousiasme exceptionnel, même chez un public aussi démonstratif que le public italien : l’auteur n’a pas été rappelé moins de vingt-deux fois à la rampe ; et la presse du lendemain s’est trouvée unanime à le couvrir d’éloges. Un article de la Stampa, de Turin, s’applique même à définir l’art de M. Giacosa par ses origines, et à chercher en lui les traits du caractère piémontais : « un caractère d’élégance simple et de beauté sans ostentation, d’austérité sans pédanterie et de sourire qui n’insiste pas ; une correction unie à la grâce, une forme voilée de délicatesse, un certain charme et une certaine réserve qui se combattent... »

De fait, on trouve tout cela dans les meilleures parmi les œuvres précédentes de M. Giacosa. Il a dû son premier succès à un petit acte en vers, Une partie d’échecs (1873), dont la fortune fait penser à celle du Passant ; et, pendant un temps, il parut voué au drame historique : le Comte Rouge est à certains égards une pièce nationale ; la Dame de Challant, — l’histoire de cette étrange Blanche-Marie dont le vieux conteur Bandello raconte les violentes amours, les crimes, la mort, par la main du bourreau, et dont les traits revivent dans les fresques admirables de Luini au Monasterio maggiore, — la Dame de Challant est un très beau drame romanesque. Madame Sarah Bernhardt, qui l’a joué en Amérique, nous le fait espérer depuis longtemps. — Mais M. Giacosa ne devait point s’en tenir à un moule qui ne pouvait suffire à son goût de l’observation humaine et vraie : avec Tristes amours, il aborda l’étude des caractères modernes, qui se poursuit à travers des péripéties moins éclatantes. Cette pièce, adaptée par M. Paul Alexis, a été représentée, il y a quelques années, sous le titre d’Une provinciale, au Vaudeville, où elle n’obtint qu’un succès douteux : peut-être parce que le titre, injustifié puisqu’il s’agit de personnages bien italiens qu’on ne peut pas « dénationaliser » en changeant leurs noms, déroutait le public. Elle est cependant d’une belle venue : je connais peu de scènes plus fortes que celle, qui résume toute l’œuvre, où des amans coupables se trahissent dans un mouvement d’honneur, et je ne crois pas qu’on ait jamais exprimé avec une émotion plus irrésistible le contraste d’un paisible intérieur bourgeois avec la fatalité de la passion qui l’envahit. Sans vouloir passer en revue l’œuvre complète de M. Giacosa, je citerai encore les Droits de l’âme : un acte court et tendu, dont le titre indique suffisamment le thème. On y pourrait relever quelques traces de l’influence d’Ibsen ; mais la pensée et l’art de M. Giacosa demeurent toujours d’une clarté toute latine, de même qu’ils ne conservent aucune trace de leur passage dans le romantisme.

Depuis les Droits de l’âme, c’est-à-dire depuis plusieurs années, M. Giacosa gardait le silence ; et l’on savait qu’il mûrissait lentement une œuvre où devaient s’affirmer à la fois ses qualités d’observateur habile à noter les détails réels de la vie, et de poète qui sait en relever le sens. Ceux qui ont suivi sa carrière et l’ont vu progresser sans cesse vers la vérité humaine se promettaient de le saluer, comme après une forte étape fournie avec lenteur et sûreté par un athlète de choix. Leur attente n’a point été déçue : et les plus difficiles, en fermant le volume, souscriront au jugement du public de la « première. » Comme les feuilles subit sans déchet la rude épreuve de la lecture, et nous apparaît comme une de ces œuvres heureuses et rares où se manifestent à leur plus haute puissance les dons les plus personnels d’un écrivain en pleine possession de son talent. C’est, de plus, une « chose nouvelle, » qui ne ressemble à nulle autre ni par le sujet, ni par la manière dont il est traité. Pris sur le vif de la réalité, les caractères ont en même temps une valeur représentative, sans que, pour la souligner, l’auteur ait besoin de recourir au symbole, et le sens général de l’œuvre se dégage, après le dénouement, avec autant d’ampleur que de netteté. Il n’y a pas une réplique, pas un mot inutiles ; souvent même, derrière les paroles dites, on en entend d’autres, inexprimées, qui vont plus loin. Et cette précision d’un art très savant me donne la crainte de gâter, en l’analysant, une pièce que son unité même rend difficile à résumer.

C’est, si l’on veut, une pièce sociale, mais sans thèse : l’auteur y marque l’opposition entre la vie facile du riche, qui détend la volonté, et la lutte où les forces se trempent, où le caractère s’ennoblit ; entre le préjugé qu’entretiennent certaines conventions issues, comme l’oisiveté, de la fortune, et les vérités simples qui se découvrent à travers l’effort ; et, pour tout dire en un mot, entre l’homme de luxe et l’homme de travail.

Au lever du rideau, nous assistons à la débâcle d’une famille ruinée : Giovanni Rosani a perdu tous ses biens dans quelque spéculation ; avec de l’habileté, il en aurait pu sauver une partie ; mais, comme il est honnête homme, il n’a songé qu’à désintéresser ses créanciers. Il va quitter Milan avec sa famille : Giulia sa seconde femme, et les deux enfans qu’il a eus d’un premier lit : Tommy, jeune homme de vingt-sept ans, et sa sœur plus jeune, Irène, qu’on appelle familièrement Nennele. Un de ses neveux, Massimo, qui est ingénieur à Genève, lui a procuré dans un bureau une petite place : 250 francs par mois. C’est tout ce qu’on aura désormais pour vivre, car Tommy n’est bon à rien. Giulia, qui peint un peu, parle de vendre ses tableaux ; Nennele, qui a eu une gouvernante anglaise, parle de donner des leçons. Hélas ! on sent bien que ni l’une ni l’autre n’apportera grand’chose à la bourse commune, à laquelle Rosani aura seul à pourvoir. Il est du reste, selon son expression, un « bœuf de travail : » le travail ne l’effraye pas, mais il n’est bon qu’à travailler ; il n’a su ni élever ses enfans, ni diriger sa famille. Il les enrichissait, et croyait remplir tout son devoir : de fait, aussi longtemps qu’ils ont été riches, personne ne s’est aperçu de leurs défauts ; on les pressent dans le désarroi du départ, quand Tommy, en knickerbockers, emporte sa raquette de lawn tennis, ou quand Giulia liquide avec de mauvaises petites ruses des dettes qu’elle espérait oublier ; ils vont éclater dans l’adversité.

Car à Genève, les chétifs honoraires de Rosani, s’ils suffisent à peu près au train du ménage que Nennele dirige avec sagesse, laissent Giulia et Tommy dans une gêne dont ils ne savent pas prendre leur parti. Tommy avait eu la chance, pendant que son père achevait de se ruiner, de gagner une douzaine de mille francs au jeu, et Giulia avait réussi à conserver quelques billets de banque. Que faire, une fois cette réserve épuisée ? Giulia compte sur les pochades qu’elle brosse dans le verger, en compagnie d’un peintre norvégien qui lui fait la cour ; en attendant, elle met la main, quand elle peut, sur l’argent du ménage. Quant à Tommy, il joue chez une étrangère mal famée. Un instant, son cousin et son père parviennent à l’émouvoir : il prend de bonnes résolutions, il travaillera, il accepte une petite place. Mais on l’envoie surveiller les travaux d’un tunnel, où la fumée salit ses vêtemens blancs, — le blanc étant la seule couleur qu’on puisse porter l’été, — et, après vingt-quatre heures d’essai, il jette le manche après la cognée. De lui, ni de Giulia, rien à espérer : feuilles mortes, que le vent disperse quand elles se sont détachées de la branche qui les soutenait. Nennele en a bien vite le sentiment :

— Tout l’ensemble de notre vie a un air suspect, dit-elle à son frère, dont elle n’a pas encore compris la faiblesse, et sur qui elle voudrait s’appuyer. Il me semble que, chez nous, personne n’est à sa place. Notre père ne commande pas comme il le devrait... Notre belle-mère,… tu vois ! ... Toi-même, toi qui me plaisais tant à Milan...

— Ai-je changé ?

— Non. Et c’est justement cela. Tu n’as pas changé. Et ici... dans cette maison... avec notre vie... cela ne va plus... Je sens quelque chose qui s’effondre... Je ne sais pas dire...

— Je prendrai modèle sur Massimo.

De fait, Massimo, l’homme d’énergie, fait de son mieux pour empêcher cet effondrement que pressent Nennele. Mais que peut-il ? Tommy subit son ascendant, quand il lui parle, pour oublier, en le quittant, résolutions et promesses. Et il regarde avec tristesse couler bas ces naufragés qu’il a tenté de sauver. Un sentiment plus tendre se mêle à ses regrets : à voir Nennele si vaillante et si malheureuse, pleine d’une bonne volonté que son milieu paralyse, il s’est épris d’elle, comme elle de lui, bien qu’elle prenne toujours contre lui le parti des siens. Il voudrait les sauver, et sent combien il est difficile de se présenter en sauveur. Pourtant, le péril presse : Nennele en est réduite à surveiller sa belle-mère, dont le flirt devient inquiétant ; et c’est à lui qu’elle crie son angoisse :

« J’ai passé une semaine à faire l’odieux et stupide métier de chien de garde. J’ai fait cette ridicule chose. Te l’imagines-tu ? Une jeune fille de mon âge qui garde la vertu de sa belle-mère ! Tu t’étonnes que je parle ainsi ? Dois-je donc ignorer ? Ne rien voir ? Ah ! toutes savent et toutes voient ! Les comédies qu’on nous interdit au théâtre, nous les voyons à la maison, à la maison, à la maison ! Je m’étonne seulement qu’elles m’indignent encore. Dis la vérité : je te parais un petit être corrompu et grotesque. Ah ! quelle pitié ! quel dégoût ! ... »

Quant à Tommy, il a joué chez son étrangère ; il a perdu ; elle lui a prêté de l’argent ; il va l’épouser pour payer sa dette ; et, au moment où il vient de quitter ainsi la maison, c’est Massimo que Nennele trouve devant elle, c’est à lui qu’elle se plaint, qu’elle crie son désespoir. Mais, quand, à ses confidences éperdues, il répond :

— Veux-tu être ma femme, Irène ?

Sa fierté se révolte, elle riposte durement :

— Je n’accepte pas d’aumônes.

Elle le regarde s’éloigner en murmurant :

— Il n’a pas compris.

Ici, il faudrait citer tout entier le dernier acte, qui n’est d’ailleurs qu’une longue scène où, comme je l’ai dit plus haut, le drame passe et se dénoue entre les lignes, à la fois inexprimé et parfaitement clair. Au point où l’on est, Nennele paraît la victime des siens. Elle ne peut plus vivre dans leur air. Jusqu’à présent, elle croyait en son père : lâchement, il lui a retiré la direction du ménage, pour laisser à Giulia la liberté du gaspillage ; et elle a compris, — en l’exagérant dans son imagination blessée, — la coupable faiblesse de cet homme craintif et bon. Elle a repoussé son unique appui, dans un mouvement d’orgueil qu’elle aurait bien vite abdiqué, si Massimo l’avait deviné, s’il était revenu. Elle l’a attendu. La soirée a fini sans qu’il reparaisse. Elle est désespérée, et la rivière coule à deux pas, derrière le verger, si froide, dit-on, que la mort est immédiate. Donc, Nennele mourra. Mais, dans la chambre qu’il lui faut traverser pour sortir, son père veille, comme toutes les nuits, sans qu’elle le sache, faisant pour les siens l’unique effort dont il est capable : travaillant, abattant des besognes supplémentaires qui leur vaudront un peu plus d’aisance. Elle explique qu’elle ne dormait pas, qu’elle allait prendre l’air. Le père et la fille s’interrogent : elle comprend le trésor de dévouement que le pauvre homme n’a jamais su montrer ; il comprend qu’elle allait mourir. Je cite :

GIOVANNI. — Tu n’es pas une vagabonde, tu ne fuis pas pour courir le monde... Tu fuyais... pour... (Longue pause.) Tu faisais cela ? Toi, Nennele § Tu as pu concevoir, tu as pu accueillir cette idée monstrueuse ? Tu as traversé cette chambre, tu m’as vu, et tu serais sortie de cette maison, où je suis, et tu serais... Et, demain, je m’en serais allé, criant comme un fou, à la recherche de ma fille, ou, cette nuit même, on t’aurait apportée là, on m’aurait appelé... Je t’aurais vue... là.., sans vie..., ma Nennele, ma Nennele §... Pourquoi ? Pourquoi ?... Qu’est-il arrivé ? ... Il faut que je le sache... Mourir ! ... Que t’ai-je fait ? Que t’ont fait les autres ? Qu’est-ce qu’il y a donc que j’ignore encore dans ma maison ?

NENNELE. — J’étais folle, j’étais folle, ne me demande rien, j’étais folle.

GIOVANNI. — Dis-moi ce que je ne sais pas... Dis-le-moi, je te l’ordonne... Tommy ?

NENNELE. — Oui, Tommy est perdu. Il épouse une mauvaise femme. Il le doit. Massimo t’expliquera. Moi, je ne sais rien, je l’ai appris aujourd’hui.

GIOVANNI. — Où est-il ?

NENNELE. — Là bas, je crois... Je ne sais pas... Je sais qu’il est perdu sans remède. (Giovanni reste abattu.) Et je te quittais, quand tu avais le plus besoin d’aide et de réconfort, quand tu étais le plus seul, et je ne pensais pas à toi, et tu pensais toujours à moi, et tu vivais pour moi !

GIOVANNI, poursuivant son idée. — Les feuilles s’en vont, s’en vont...

NENNELE. — Et je pensais mal de toi, et je te jugeais mal... Écoute-moi ! Il faut que je me confesse, il faut que tu saches ce que j’ai pensé de toi... Le mal qui me venait des autres était plus violent, mais ce que je pensais de toi, c’est cela qui me mordait au point le plus profond et le plus sensible... Je trouvais que tu ne faisais pas assez pour nous... Comprends-tu ? comprends-tu ? ... N’entends-tu pas ce que je te dis ?

GIOVANNI. — Oui, chérie, j’entends. Tu avais raison. Je n’ai pas fait assez pour vous.

NENNELE. — Oh !

GIOVANNI. — Pas ici, pas maintenant. Ici, je ne pouvais pas faire autrement, ni plus. Et tu sais, je voyais venir les choses. Oh ! combien souvent ! Mais je ne pouvais faire plus. A Milan, oui, quand vous étiez petits. Mais alors, je croyais qu’il suffisait de vous enrichir.

NENNELE. — Si tu savais comme je te vois haut devant moi ! Quel repos, quelle sécurité de sentir ta protection vigilante ! Pourquoi ne se parle-t-on jamais de ces choses ? Il est si bon d’ouvrir son âme jusqu’au fond. Aucune douleur, aucune joie ne pourront jamais surpasser la douceur que j’éprouve en ce moment, avec toi, près de toi, à te connaître et à t’adorer. Me pardonnes-tu ?

GIOVANNI. — chérie, je te pardonne et je te bénis. (Il appuie la tête de Nennele rentre sa poitrine, la baise au front, puis s’éloigne, se promène, s’approche, de la fenêtre, regarde dehors.) Quelle belle nuit ! Viens ici. Tu n’as pas froid ?

NENNELE. — Non.

GIOVANNI. — Tu as dit non comme quand tu étais petite... un non très long... nooon ! ... Tu as Peu changé. Je me rappelle si bien ta figure... (Il s’interrompt pour regarder dehors et reprend)... ta figure de ce temps-là. Tu as maigri. Tu étais si belle !

NENNELE. — Ne dis pas cela.

GIOVANNI. — Tous se retournaient pour... (Il regarde de nouveau.)

NENNELE. — Mais qu’as-tu ? C’est la seconde fois que tu t’interromps. Que regardes-tu ?

GIOVANNI. — J’ai cru voir un homme là, sous les arbres. Je me serai trompé. Entre la lune et les branches...

NENNELE. — Oui, oui, il y a quelqu’un.

GIOVANNI. — Tu le vois ?

NENNELE. — Dans l’ombre, je crois... Non... (Elle regarde plus tristement.) Non, non.

GIOVANNI. — Tu le dis avec tristesse. Qui croyais-tu ? ...

NENNELE. — Qui veux-tu ? ...

GIOVANNI. — Tommy ?

NENNELE. — Non, personne.

GIOVANNI. — Tu n’auras plus tes mauvaises idées ?

NENNELE. — Oh ! non, jamais :

GIOVANNI. — Tu ne penseras plus à me quitter ? Un jour, il faudra bien... Il faut l’espérer... J’avais pensé...

NENNELE, lui prenant le bras. — Q est là... Il s’est approché à l’ombre de la haie... pour écouter... Le vois-tu ?

GIOVANNI. — Où ?

NENNELE. — Là, derrière le bosquet. Vois son ombre sur le clair de lune. (Avec exaltation.) Tu vois. Il est resté. Il veillait. Il est resté pour moi. Il avait compris.

GIOVANNI. — Que dis-tu ? Qui est-ce ?

NENNELE. — Veux-tu que je l’appelle ? ... Massimo, viens !

Cette belle pièce, — c’est pour cela qu’une analyse n’en peut point dégager l’impression, — n’a pas d’intrigue, ne raconte pas d’histoire, ne repose pas sur un enchaînement précis de situations. Elle met en scène, simplement, des êtres bien humains, qui s’abandonnent au courant de la vie. Leurs conditions d’existence changent, et leur âme, en même temps, se modifie ou se révèle. Leur « devenir » dépend des circonstances : l’art de l’écrivain, c’est de montrer leur marche, par les détails et les paroles. Supposez que Giovanni Rosani ait eu, en temps utile, une notion plus juste de ses devoirs de père : Tommy ne serait probablement pas le petit sportsman inconsistant qu’il est, dont la meilleure qualité est d’avoir (v un sens exquis de l’élégance. » Mais voilà, tout a été « trop facile » pour lui : a facile la vie, faciles les relations, faciles les plaisirs... » Et cela est vrai pour eux tous : Giulia elle-même, qui paraît basse et vilaine, qui sait ce qu’elle eût été, si... Seule, Nennele diffère des autres : pourquoi ? Peut-être parce que l’étoffe est meilleure, ou seulement parce qu’elle subit l’ascendant de l’homme qu’elle aime ? on ne sait pas : est-ce qu’on sait jamais ces choses-là, dans la vie ? Et Massimo lui-même, s’il est un homme d’énergie, c’est parce que, seul de bonne heure, il a dû lutter, se tremper dans l’effort, gravir un chemin difficile. Dans la pensée de M. Giacosa, les débiles seuls tourbillonnent « comme les feuilles » quand le vent les disperse. Mais si les autres résistent, d’où vient leur force ? « La volonté, » pense Tommy, qui d’ailleurs ne sait pas ce que c’est. Et la volonté, d’où vient-elle donc ?

Grosse question, qui a tourmenté bien des philosophes, dont les uns se servent pour repousser dans l’insoluble le problème du libre arbitre, et les autres pour le trancher. Et c’est la question même à laquelle répond M. Giacosa : non pas de façon péremptoire et dogmatique, comme le ferait un professeur de morale, mais par suggestion, par exemples concrets, comme peut le faire un homme qui sait la vie, et possède l’art de l’expliquer. La scolastique, la dialectique, la logique elle-même, qui d’habitude jouent un si grand rôle dans le débat, s’en trouvent ici écartées ; on ne discute pas, on ne raisonne pas, on n’échafaude aucun système savant et compliqué, on nous dit ou l’on nous suggère à peu près ceci :

La joie de vivre est dans l’exercice de la volonté. Ce monde appartient à ceux qui veulent ; vouloir, c’est posséder, non pas les richesses personnelles et stériles, mais le bien commun, fécond, où chacun peut puiser. Or, rien ne détend cette volonté comme la fortune oisive et jouisseuse, avec son cortège presque obligé d’élégances factices, d’amusemens illusoires, de dégoût désœuvré. En vérité, ceux qui sont élevés à cette école, où « tout est trop facile », sont dignes de pitié : leurs plaisirs sont nuls, ils ne savent pas même jouir des biens simples, seuls vrais, dont le pauvre parfois s’égaye ; le moindre souffle d’adversité qui passe sur eux les renverse ou les disperse comme les feuilles mortes ; ils ignorent la bienfaisante fatigue du travail ; ils en ont peur ; jamais ils ne connaîtront l’ivresse d’aucune victoire : car, incapables de lutter, ils sont incapables de vaincre, condamnés d’avance à la défaite aussitôt que leur paix est troublée ; et c’est à peine si de plus forts qu’eux, en intervenant, peuvent arrêter leur chute, quand ils tombent.

Tout cela se trouve exprimé, ou indiqué, dans la belle scène qui met aux prises Tommy et Massimo. L’un et l’autre, si l’on peut dire, y dépassent leur individualité, pour parler au nom des deux groupes que chacun représente. Et ici se dessine une ombre légère, — la seule qui, par instant, obscurcisse la claire lumière de la pièce : il arrive que Tommy nous semble plus vivant, plus réel que Massimo, alors qu’on préférerait que ce fût l’inverse. Massimo parle à merveille, est éloquent, a raison dans tout ce qu’il dit ; mais, devant nous, il ne se trouve point sur le terrain de son activité, qui est tout son caractère, et qui se développe en dehors de la comédie, dans son usine ou dans ses bureaux. Tandis qu’au contraire, Tommy nous apparaît dans son milieu, et les occasions ne lui manquent pas de se manifester bien directement ; il ment sous nos yeux, nous assistons à ses petits manèges avec sa belle-mère, nous voyons ses plaids, ses knickerbockers et sa raquette de tennis ; en un mot, il agit devant nous. — et quels discours, au théâtre, valent une action ! Massimo a tout l’héroïsme, mais c’est Tommy qui est le « héros » de la pièce, et qui fixe le mieux notre attention, pendant que notre sympathie est acquise à l’autre. Mais, après tout, n’est-ce pas là le défaut presque inévitable des « personnages supérieurs ? » L’auteur n’a pas toujours, dans son œuvre, l’occasion, ni même la possibilité de nous les montrer dans l’exercice de leur supériorité. Nous en sommes donc réduits à le croire sur parole, et nous aimerions mieux, pourtant, la voir s’affirmer dans l’enchaînement des scènes, que l’entendre dans les paroles seulement. L’écueil, ici, était inévitable : c’est dans une grève, dans un accident de travail que Massimo pourrait montrer ce qu’il vaut, — bien mieux à coup sûr qu’en apparaissant comme le sauveur d’une famille ruinée, qu’en discutant avec un mauvais sujet qui préfère le déshonneur à l’effort, et qu’en exposant ses idées sur la vie, quelque verve entraînante qu’il y mette d’ailleurs. La faute incombe aux conditions habituelles du théâtre bien plus qu’à M. Giacosa, qui a fait son possible pour y parer.

Et c’est une bien petite faute que ceux-là seuls remarqueront qui sont accoutumés, par profession, à s’inquiéter de la technique, à rechercher les dessous des œuvres littéraires. Bien qu’il n’ait pu nous donner une preuve directe, concrète, tangible de la supériorité de Massimo, M. Giacosa nous l’impose, quand ce ne serait que par le contraste de ses allures et de ses propos avec ceux des autres personnages. Nous croyons en lui, nous l’acceptons pour digne champion des vérités qui sont comme l’atmosphère de la pièce, et dont elle nous imprègne peu à peu.

Je serais par trop incomplet, si je ne louais encore l’art très personnel que M. Giacosa a trouvé pour cette œuvre vraiment nouvelle. J’en ai entendu louer « l’adresse » ou « l’habileté ». Ce sont là des termes impropres, et en même temps injustes, que la critique courante emploie trop volontiers quand elle cherche à expliquer un succès dont la qualité même l’étonne. L’adresse et l’habileté, — qualités plutôt médiocres, — c’est le savoir-faire d’un auteur rompu à son métier : je n’en trouve pas dans Comme les feuilles. Je serais plutôt tenté d’y relever, de-ci, de-là, entre autres dans la scène finale, quelques gaucheries, — qui d’ailleurs ne m’offusquent point. — En revanche, j’y constate une manière inédite de concevoir l’action, de la développer, de la suivre, d’en nouer les fils divers, de la résoudre en la rapprochant de la vérité, sans gâter sa poésie. Dès les premières répliques, on cesse de sentir la fiction : ces scènes qui se déroulent devant nous, retenues ensemble par un lien souple et invisible, c’est de la vie, cueillie dans son rapide passage, fixée par des mots, très simple et très vraie, d’une vérité et d’une simplicité qui disparaissent trop souvent dans l’exécution des œuvres dramatiques. Ici, l’auteur a su conserver à son sujet — comment dirai-je ? — l’absence d’apprêt qu’il y a dans la réalité, de même qu’il a gardé à ses personnages leur indéfinissable individualité : la persistance de cette « fleur, » très délicate, toute fraîche, est un des charmes de Comme les feuilles.


EDOUARD ROD.

  1. Come le foglie, commedia in quattro atti, di Giuseppe Giacosa. Milan, Trêves frères, édit.