La Nouvelle série de "la Légende des siècles" de Victor Hugo

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La Nouvelle série de "la Légende des siècles" de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 635-657).
LA NOUVELLE SÉRIE
DE LA
LÉGENDE DES SIÈCLES
DE M. VICTOR HUGO[1]

« Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde et pas avant : celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité… Dure à jamais le combat ! il constitue la dignité de l’homme et l’harmonie même du monde. » C’est ainsi que Michelet, il y a près d’un demi-siècle, ouvrait son Introduction à l’histoire universelle. Edgar Quinet, vers le même temps, résumait avec la même foi la même philosophie de l’histoire quand il disait si poétiquement : « Captif dans les bornes du fini, l’infini s’agite pour en sortir, et l’humanité qui l’a recueilli, saisie comme d’un vertige, s’en va, en présence de l’univers muet, cheminant de ruines en ruines sans trouver où s’arrêter. C’est un voyageur pressé, plein d’ennui loin de ses foyers. Parti de l’Inde avant le jour, à peine s’est-il reposé dans l’enceinte de Babylone qu’il brise Babylone, et, restant sans abri, il s’enfuit chez les Perses, chez les Mèdes, dans la terre d’Égypte. Un siècle, une heure, et il brise Palmyre, Ecbatane et Memphis, et, toujours renversant l’enceinte qui l’a recueilli, il quitte les Lydiens pour les Hellènes, les Hellènes pour les Étrusques, les Étrusques pour les Romains, les Romains pour les Gètes, les Gètes… Mais que sais-je ce qui va suivre ? Quelle aveugle précipitation ! Qui le presse ? Comment craint-il pas de défaillir avant l’arrivée ? Ah ! si dans l’antique épopée nous suivons de mers en mers les destinées errantes d’Ulysse jusqu’à son île chérie, qui nous dira quand finiront les aventures de cet étrange voyageur et quand il verra de loin fumer les toits de son Ithaque ? » Ainsi, une guerre prodigieuse, un prodigieux voyage, et toujours, à voir les choses de haut, malgré les alternatives de succès ou de revers, de changemens heureux ou funestes, toujours l’ombre qui s’épaissit derrière nous, toujours la lumière qui se dégage plus pure et nous conduit au but divin, telle est la philosophie de l’histoire qui fut enseignée à notre siècle par une génération enthousiaste. Remontez un peu plus haut, vous trouverez sous le même rayon de foi et d’espérance les éloquentes paroles de Victor Cousin, les conceptions pénétrantes de Théodore Jouffroy, les poétiques rêveries de Ballanche. Chateaubriand, frappé de ces révélations, ne s’en est-il pas inspiré dans la préface de ses Études historiques, et Lamartine n’a-t-il pas résumé tout cela en d’admirables vers dans cette harmonie qu’il a intitulée les Révolutions :

Enfans de six mille ans qu’un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc pas d’un mot nouveau qui tonne,
D’un empire éboulé, d’un siècle qui s’en va.
Que vous font les débris qui jonchent la carrière ?
Regardez en avant et non pas en arrière ;
Le courant roule à Jéhova !

On a besoin de se rappeler ces généreuses doctrines quand on lit les deux volumes que M. Victor Hugo vient d’ajouter à sa Légende des siècles. À travers bien des incohérences, la première partie de cette symphonie colossale renfermait quelques-unes des plus fortes inspirations de l’auteur. On pouvait admirer telle pièce et condamner telle autre, on pouvait être tour à tour ému, étonné, étourdi, emporté dans le tourbillon du poète, ou sentir dans tout son être la fatigue et l’ennui, l’ennui de ces procédés toujours les mêmes, la fatigue de ces coups violens assénés à tort et à travers. Il se trouvait pourtant que dans ces jeux de la force et du hasard, le hasard n’avait pas trop mal servi la force. La plupart des pièces de ce recueil étincelaient de beautés hardies ; quelques-unes étaient des chefs-d’œuvre. Quant à la pensée même de l’ouvrage, elle n’avait rien qui pût inquiéter un esprit droit. À côté de l’histoire des âges, il y a la légende, qui peut la dénaturer quelquefois, mais qui souvent aussi, à la condition d’être bien comprise, la complète et l’éclaire. Tout ce domaine du symbole est le domaine du poète. L’auteur de la Légende des siècles s’y mouvait à l’aise, il créait des figures, inventait des royaumes, improvisait des annales, et, pour cette histoire tout imaginaire, combinait une géographie toute fantasque. C’est le droit de la légende, et l’on ne pouvait qu’applaudir aux fantaisies de M. Hugo chaque fois que cette légende, dans une sorte de transposition symbolique, rendait exactement la physionomie des époques diverses. Il arrivait même de temps à autre que le poète légendaire était plus vrai que l’historien, ou du moins que l’historien d’un âge barbare, inspirant de sombres tableaux à ce légendaire du XIXe siècle, se trouvait tout naturellement complété à distance par une pensée supérieure à la sienne. Lisez dans Grégoire de Tours la dernière page du livre V, celle où le vieil historien raconte que l’un de ses confrères, un saint évêque, se promenant un jour avec lui près de la demeure du roi Chilpéric, dont ils venaient de se retracer les crimes, eut tout à coup une vision effrayante : « Pendant que nous nous promenions près de la demeure du roi, il me dit : Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j’y aperçois ? — J’y vois, lui dis-je, un second petit bâtiment que le roi a dernièrement fait élever au-dessus. — Et lui dit : N’y vois-tu pas autre chose ? — Je n’y vois, lui dis-je, rien autre chose. — Supposant qu’il parlait ainsi par manière de jeu, j’ajoutai : Si tu vois quelque chose de plus, dis-le-moi. — Et lui, poussant un profond soupir, me dit : Je vois le glaive de la colère divine tiré et suspendu sur cette maison. » L’influence exercée par les sanglans récits du chroniqueur sur l’imagination de M. Victor Hugo est manifeste dans plusieurs poèmes de la première Légende des siècles. Qu’est-ce que Ratbert, par exemple ? Le poète a beau le placer en Italie et en faire un empereur, je le reconnais bien, c’est un des Mérovingiens dont Grégoire de Tours a raconté les forfaits. Ceux-là faisaient tuer les femmes et les enfans de leurs frères assassinés ; celui-ci, Ratbert, d’un signe donné au bourreau, fait tomber la tête du marquis Fabrice, pendant que le vieillard sanglote sur le corps de sa petite-fille étranglée :

Et voici ce qu’on vit dans ce même instant-là :
La tête de Ratbert sur le pavé roula,
Hideuse, comme si le même coup d’épée,
Frappant deux fois, l’avait avec l’autre coupée.
L’horreur fut inouïe, et tous, se retournant,
Sur le grand fauteuil d’or du trône rayonnant
Aperçurent le corps de l’empereur sans tête…

Le glaive qui frappa ne fut point aperçu ;
D’où vint ce sombre coup, personne ne l’a su.
Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,
Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère
D’Acceptus, archevêque et primat de Lyon,
Étant aux champs avec le diacre Pollion,

Vit dans les profondeurs par les vents remuées
Un archange essuyer son épée aux nuées.


Cet archange vengeur qui essuie aux nuées son épée rouge de sang, c’est l’archange de Grégoire de Tours évoqué par le poète du XIXe siècle. Chez Grégoire, il menace ; chez le poète, la menace est accomplie. On voit la marche des temps. L’évêque du VIe siècle ne pouvait que prédire le châtiment des vieilles tyrannies barbares ; c’est à nous de montrer que le glaive suspendu s’est abaissé, exécutant la sentence de Dieu.

Voilà par quels traits se justifiait ce beau titre : la Légende des siècles. Le poète a-t-il oublié son inspiration première ? se borne-t-il à rassembler des scènes bizarres, monstrueuses, où il n’y a plus ni siècles ni légende ? se contente-t-il d’entasser des images sans nul souci de la pensée ? Et s’il y a une pensée, quelle est-elle ? M. Émile Montégut, parlant ici même, il y a dix-huit ans, de la première partie de la Légende des siècles, avertissait respectueusement l’illustre poète de l’erreur où il s’était engagé[2]. Quoi ! tant de forfaits, tant d’abominations ! Le tableau des âges n’a-t-il donc à nous offrir que des tyrans et des scélérats ? n’y a-t-il pas une bien autre légende de l’humanité, celle qui déroule à nos yeux de consolantes images, celle qui fait apparaître des figures si hautes, si pures, au milieu des époques les plus sombres ? Ce n’était là pourtant, de la part de notre confrère, qu’un prenez-y garde ! inspiré par une admiration profonde ; il avait pressenti un danger pour le poète, et il le signalait loyalement. Sous la réserve de cette idée, on pouvait se laisser aller à son plaisir d’artiste et parcourir cette galerie de peintures épiques en ne faisant plus attention qu’au génie du maître, à la fougue de la forme et aux furies de la couleur. À côté des Ratbert, des Sigismond, des Ladislas, des barons Madruce, il y avait Charlemagne, et Roland, et Olivier, et le jeune Aymeri, celui qui prit Narbonne, et le vieil Eviradnus, celui qui sauva la belle Mahaut, marquise de Lusace, de l’infâme guet-apens de l’empereur d’Allemagne et du roi de Pologne. Les ténèbres n’empêchaient pas d’apercevoir la lumière. En traversant les gouffres de l’enfer, comme chez Dante, on pouvait compter sur les visions du purgatoire et les éblouissemens du paradis.

Rien de pareil dans cette seconde partie de la Légende des siècles. L’espérance que faisait concevoir la première ne sait plus où se prendre. Je ne parle pas de la puissance et de l’art, je parle du fond des idées. C’est le chaos. Nul chemin tracé, nulle indication lumineuse, pas la moindre image d’une marche en avant ; efforts, progrès, espérance, sentiment de la vérité et de la vie, idée d’une destinée à comprendre et d’un but divin à poursuivre, on dirait que ce sont là désormais des mots vides de sens pour le poète. Un lecteur sérieux ne saurait aller jusqu’au bout de ces deux volumes sans ressentir une impression de découragement ou plutôt un mouvement de révolte. Où sommes-nous ? dans quel monde ? quelles ténèbres ? Oh ! si ce n’était là qu’une inspiration de désespoir, on en serait trop heureux. Le désespoir est chose poétique, c’est le cri de l’âme troublée jusqu’en son principe même, et des profondeurs d’où sort ce cri on sent à quelles sublimités elle aspirait. Celui qui est capable de chanter le désespoir est capable aussi, et plus qu’un autre, de chanter un jour l’espérance et la foi ; l’impression désolante ici, c’est que l’auteur paraît à l’aise dans ces régions sans lumière. Il ne sait d’où vient l’humanité, il ne sait où elle va, peu lui importe. De nobles âmes, au commencement de ce siècle, ont allumé un flambeau qui bien des fois, éclairant leur marche, les a protégées contre elles-mêmes : lui, sans façon, en passant, il éteint la lueur protectrice et s’installe tranquillement en pleine obscurité. Ne dites plus, comme Michelet : « Avec le monde a commencé une guerre qui ne doit finir qu’avec le monde ; » ne dites plus, comme Edgar Quinet : « Captif dans les bornes du fini, l’infini s’agite pour en sortir ; » ne redites plus les doctrines que nous ont enseignées Cousin et Jouffroy, Chateaubriand et Lamartine, ce que tant d’autres ont répété, ce qui a soutenu tant de vaillans cœurs dans les épreuves de nos jours. Il n’y a plus de guerre à continuer, plus de voyage à terminer ; il n’y a plus ni voie à suivre, ni vérité à poursuivre. La légende des siècles, c’est la nuit des siècles.

M. Victor Hugo semble avoir senti lui-même cette impression désastreuse de son œuvre. Il a essayé d’expliquer à sa manière l’étrange chaos qu’il propose à la contemplation de ses lecteurs. La première pièce du premier volume est évidemment une préface justificative. Il a eu, dit-il, une vision, et de cette vision est sorti ce livre. Il n’est pas défendu à la critique de supposer que le poète, comme c’est son droit, arrange ici très poétiquement les choses, et que cette vision d’où le livre est sorti est simplement un remords littéraire, l’aveu d’un embarras dont on ne peut que le louer, le sentiment d’une inquiétude philosophique et morale qui lui fait grand honneur. Que cette pièce ait été composée à Guernesey il y a quelques années ou à Paris il y a quelques mois, cela ne fait rien à l’affaire ; l’enchaînement des idées est manifeste. Lancé à toute bride au milieu de ses imaginations chaotiques, le poète a jugé nécessaire d’expliquer pourquoi cette espèce d’épopée du genre humain présentait l’aspect d’un bouleversement effroyable. Il a compris qu’il avait besoin d’une excuse. C’est justice de noter ce scrupule du poète et de lui en tenir grand compte.

L’auteur de la Légende des siècles a donc eu une vision. Rêve étrange ! apparition monstrueuse ! figurez-vous, si vous le pouvez, un mur gigantesque fait de chair vive et de granit brut. C’est un édifice et en même temps une multitude, c’est une muraille et une foule. Parfois le mur se déchire, et l’on aperçoit des salles immenses où siégent des vainqueurs soûls de crimes et d’encens ; mais cette déchirure n’est pas nécessaire pour laisser voir quelle place occupe dans la hideuse Babel la race d’Adam et d’Ève. À vrai dire, toute cette construction se compose d’êtres humains. Le jaspe et le porphyre y frissonnent, le marbre y a le glaive au poing, la poussière pleure, l’argile saigne. Si une pierre s’en détache, on reconnaît un homme ou une femme. De temps à autre, un éclair frappant une des parois fait luire subitement des millions de faces. D’abord le poète ne devinait tout cela que d’une manière vague, comme à travers le voile d’une vapeur flottante, puis, à force d’y attacher ses regards fixes, il a fini par tout voir, l’ensemble et le détail, la masse cyclopéenne et l’habitant de chaque cellule :

Chaos d’êtres montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battans,
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches…


Mais non, voilà ce qu’on ne peut laisser passer sans une protestation énergique, non, cent fois non, ce n’est pas l’histoire ouverte à deux battans, c’est le pêle-mêle des âges, c’est la promiscuité des idées et des œuvres, un vrai pandémonium qui fait injure à toute la race humaine. L’auteur nous dit bien que cette muraille livide, ce bloc d’ombre, montait dans l’infini vers une clarté lointaine, et que la vision noire s’évanouissait dans l’aube d’un ciel blanchissant, mais cette espérance ne fait qu’apparaître, légère et inconsistante comme le feu follet des marécages. C’est une rime sans doute qui l’avait amenée, une autre rime l’emporte, et on ne la revoit plus.

Tandis que le poète considère toujours cette Babel de corps humains, deux grands bruits se font entendre aux deux bouts de l’horizon. D’un côté c’est l’esprit de l’Orestie qui souffle, de l’autre l’esprit de l’Apocalypse. L’un crie : Fatalité ! l’autre crie : Dieu ! et tous deux passent comme des chars formidables. Dieu ou fatalité, ce mot suffit pour renverser à jamais la cité des humains. Tout s’écroule. Le mur des siècles, c’est ainsi que le poète appelle le titanique échafaudage qu’il vient de décrire, le mur des siècles chancelle et tombe. Il ne reste plus que des ruines, des blocs, de longues déchirures, des entassemens percés de trous énormes au fond desquels on aperçoit l’abîme. Voilà de quelle vision est sorti ce livre, la nouvelle série de la Légende des siècles :


De l’empreinte profonde et grave qu’a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée,
De cette vision du mouvant genre humain,
Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,
Est sorti, reflétant de poème en poème
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,
La légende est parfois venue à mon chevet,
Mystérieuse voix de l’histoire sinistre ;
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.

Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du tombeau, du passé, du gouffre et de la nuit ?
C’est la tradition tombée à la secousse
Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse ;
Ce qui demeure, après que la terre a tremblé ;
Décombre où l’avenir, vague aurore, est mêlé ;
C’est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure.
L’affreux charnier-palais en ruine, habité
Par la mort, et bâti par la fatalité,
Où se posent pourtant parfois, quand elles l’osent,
De la façon dont l’aile et le rayon se posent,
La liberté, lumière, et l’espérance, oiseau ;
C’est l’incommensurable et tragique monceau
Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères
Et les dragons, avant de rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au ciel ;
Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;
C’est la lugubre tour des choses, l’édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l’obscure vallée ;
C’est l’épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.


Comprenne qui pourra. Nous disions que M. Victor Hugo, éprouvant le besoin d’expliquer le désordre de son œuvre, faisait preuve d’un scrupule très honorable. Malheureusement c’est là que doit s’arrêter notre éloge ; cette explication n’explique rien. Des mots ! des mots ! comme dit Hamlet. Comment le poète ose-t-il prétendre que ce mur vivant était d’abord un édifice aussi harmonieux que prodigieux, un édifice complet, régulier, logique,

Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre,
Sans que pas un fit faute et manquât à l’appel ?


Sa description même lui donne un démenti, puisqu’on y voit entassées au hasard les choses les plus disparates et l’histoire devenue un magasin de bric-à-brac : voici les paladins et les patriarches, voici Nemrod et Booz, Jason et Fulton, Eschyle et la Marseillaise, Bonaparte au pont de Lodi, non loin du Christ et de Néron ; voici, détail important, les ciseaux d’or avec lesquels on mouchait la lampe dans l’antre d’une prophétesse biblique ; voici les colliers que portait Tibère et que Tacite arrangeait en carcans ; voici la chaîne d’or du trône qui s’en va naturellement aboutir au bagne ; voici enfin, c’est le dernier trait, voici le braconnier terrible, Satan, qui, noir, riant, l’œil allumé, braconne dans la forêt de Dieu. Assurément tout cela n’est pas vulgaire, mais où est le sens ? où est la suite des âges ? où est l’harmonie des choses, cette harmonie qui résulte même des plus violens contrastes ? Ce n’est donc pas l’esprit de l’Orestie et l’esprit de l’Apocalypse qui ont détruit la belle ordonnance dont le poète nous parlait tout à l’heure, cette ordonnance n’existait pas. Et à supposer même qu’elle ait existé, non pas dans la peinture déployée sous nos yeux, mais dans la pensée intime du poète, à supposer, dis-je, que le grand artiste, séduit par l’enchantement des rimes, comme les antiques voyageurs par les chants de la sirène, ait suivi l’appel des paroles sonores sans trop se rappeler son idée première, pourquoi donc seraient-ce l’Orestie et l’Apocalypse qui auraient détruit cette magnifique architecture ? Quoi ! les siècles sont là parfaitement disposés, chacun à sa place, chacun dans son groupe et pouvant tous s’interroger l’un l’autre ; Eschyle parle, saint Jean parle, et la cité des âges n’est plus qu’un monceau de ruines ! On aurait cru au contraire que des Védas à l’Orestie et de l’Orestie à l’Apocalypse, une pensée divine se dégage au fond du cœur de l’homme et que toute l’histoire en est éclairée.

Si le poète a voulu dire qu’avant les clameurs de la conscience humaine la barbarie dominait dans le monde et que l’éclat de ces grandes voix, comme la trompette du jugement, a fait crouler une construction maudite, sa pensée serait exprimée d’une façon bien équivoque et elle donnerait lieu à des objections non moins fortes. On serait obligé de protester encore au nom de la philosophie de l’histoire ; il faudrait demander au sombre visionnaire pourquoi il enveloppe dans une telle malédiction ces milliers d’années pendant lesquelles la race d’Adam a si péniblement creusé son sillon et préparé des temps meilleurs. Nous savons trop quelle est la part du mal dans les choses de ce monde ; est-ce une raison pour nier la part du bien ? et faut-il donc que les intermittences du jour, les défaillances et les erreurs des générations empêchent le penseur de reconnaître dans l’histoire générale de la famille humaine une marche continue vers la lumière ?

Du fond de ce chaos que nous montre le poète et dont il a essayé bien vainement de justifier la conception, peut-être verrons-nous au moins surgir une idée, une lueur, une sympathie, un amour, quelque chose enfin qui nous révèle la philosophie de ce nouveau cycle de légendes. Quel est donc cette fois le héros cher à M. Victor Hugo ? Dans chacune des phases de sa vie, l’illustre poète a toujours eu, à travers les inspirations les plus variées, une inspiration particulière, tantôt une grande figure, tantôt une grande passion, qui tenait pour ainsi dire le centre de son œuvre et autour de laquelle venait se ranger le chœur mélodieux de ses rêves. Sa grande figure, aux heures de la jeunesse, c’était celle de l’empereur. Il semblait dire comme Virgile :

In medio mihi Cæsar erit templumque tenebit.


Cette préoccupation se produisait chez lui sous maintes formes ; il arrivait même qu’elle se dépaysait, — bien plus, qu’elle se déguisait, si je puis ainsi parler. Au quatrième acte d’Hernani, lorsqu’il fait grandir tout à coup celui qui va être Charles-Quint, lorsqu’il met sur ses lèvres ces ardentes paroles :

Empereur ! empereur ! être empereur ! — Ô rage !
Ne pas l’être ! — et sentir son cœur plein de courage !


ce qu’il a en vue manifestement, c’est l’idée du pouvoir impérial telle qu’il l’a conçue d’après Napoléon, beaucoup plus que la personne de Charles-Quint. Il en faut dire autant de son Barberousse dans les Burgraves. Le commentaire de ces figures glorifiées par lui sur la scène, ce sont les belles pièces dont il a enrichi de 1830 à 1840 l’éclatante série de ses recueils lyriques. Il suffit de rappeler dans les Feuilles d’automne les pages intitulées Souvenir d’enfance ou bien encore la Rêverie d’un passant à propos d’un roi. Dans les Chants du crépuscule, souvenez-vous de ces deux odes lancées d’une voix si pleine, si vibrante, l’une À la Colonne, l’autre, À Napoléon II. Relisez dans les Voix intérieures l’ode À l’Arc-de-Triomphe. Enfin qui donc a écrit ces strophes indignées au sujet de je ne sais quelle bévue administrative offensant la mémoire de la duchesse d’Abrantès :

Puisqu’un stupide affront, pauvre femme endormie,
Monte jusqu’à ton front que César étoila,

C’est à moi, dont ta main pressa la main amie,
De te dire tout bas : Ne crains rien ! je suis là !

Car j’ai ma mission ! car, armé d’une lyre,
Plein d’hymnes irrités, ardens à s’épancher,
Je garde le trésor des gloires de l’empire :
Je n’ai jamais souffert qu’on osât y toucher !


Celui qui a écrit ces strophes au mois de février 1840, c’est le poète à qui nous devons les Rayons et les Ombres. Tel était d’ailleurs le ton général sous le règne de Louis-Philippe. C’était le temps où M. Thiers, dans son discours de réception à l’Académie française, rappelant les grandeurs du XIXe siècle, s’écriait : « Nous avons vu César, César lui-même ! » C’était le temps où Michelet, dans ses cours du Collége de France, tenait le même langage à un auditoire passionné ; c’était le temps où Edgar Quinet consacrait tout un poème épique à Napoléon. Seul, M. Auguste Barbier, dans son ïambe intitulé l’Idole, avait résisté à l’entraînement universel.

À partir de 1849 (il est inutile de montrer ici ce que Balzac appelle l’envers de l’histoire, c’est-à-dire les affaires privées derrière les événemens publics), la pensée dominante de M. Victor Hugo fut exactement le contre-pied de celle qui l’avait inspiré jusque-là. Il admirait l’empereur, l’empereur idéal, l’empereur de tous les temps, celui qui tient le glaive, la main de justice, et devant lequel s’inclinent les rois. Dès qu’il l’apercevait dans le monde, n’importe à quelle date, que ce fût au moyen âge ou pendant la renaissance, ou vers la fin de la révolution, il allait à lui et chantait. Ce sera le contraire dorénavant. Son idée maîtresse depuis 1849, c’est la haine implacable dont il poursuit l’empereur, je dis l’empereur de tous les temps, celui du moyen âge ou de la renaissance, comme celui des temps modernes. Telle est, par exemple, sa préoccupation continuelle dans la première partie de la Légende des siècles. Qu’est-ce que Ratbert ? L’empereur féroce du moyen âge. Qu’est-ce que Sigismond ? L’empereur félon du temps de la renaissance. Qu’est-ce que le baron Madruce ? Un colonel mercenaire au service de l’empereur du XVIIe siècle, du lâche empereur écrasant ses peuples avec des étrangers qu’il paie. Au fond, c’est toujours la même figure, glorifiée naguère, aujourd’hui maudite.

Quel est donc le personnage qui va surtout occuper le poète en ce nouveau recueil de légendes épiques ? même dans ce chaos, même dans cette épopée humaine écroulée, comme dit l’auteur, il est impossible qu’on ne découvre pas un héros préféré. Le voici, c’est le titan. Le premier volume du moins est consacré à sa gloire ; chacun l’y reconnaîtra sans peine. Dans maintes pièces de ce volume, c’est le titan qui est au premier plan et qui joue le premier rôle. Ici, du fond de son antre, il défie les puissances supérieures et les appelle tas de dieux. Là, quand il a été vaincu par les olympiens, il laisse en tombant la terre si désolée, que cette défaite des géans a toutes les apparences d’un cataclysme universel. Les dieux ont ravagé la terre, ils ont souillé tout ce qui était le charme de l’antique nature, abaissé tout ce qui en était la grandeur et la gloire. Plus de fleurs dans les champs, plus de géans sous le ciel. Les cyclopes, fils puînés de Démèter, sont des lâches. Au lieu de continuer la lutte pour venger leurs aînés, les cadets se sont soumis aux vainqueurs ; ils sont esclaves. Vulcain, le dieu cagneux, les emploie dans sa forge. Tout n’est pas fini cependant. Tournez la page, vous pourrez lire, si le livre ne vous tombe des mains, les prodigieuses aventures du grand vaincu enseveli sous la montagne ; c’est Phtos, l’aîné des colosses terrassés. Il brise ses chaînes, il secoue les blocs de granit, il sonde, il creuse, il sape, il se fraie une route, traverse des cavernes de soufre et de lave, des lacs empestés, des marécages fétides, toutes les casemates du chaos. Est-il libre ? Non pas. Au lieu de la montagne, c’est la terre tout entière qui pèse sur lui. Le voilà dans le puits de l’abîme ; il va toujours, couvert de sang et de fange. Il descend, il tombe, il tourne, il s’enfonce,… où est-il ? Quel est ce lieu sans nom ? Ce n’est pas un lieu, ce n’est pas même le vide, c’est le néant, la clôture à laquelle aboutissent les choses. Ce néant toutefois, sans se soucier de la logique, il l’attaque avec rage ; il est vrai que c’est en même temps une clôture, et qu’une clôture peut bien être dérangée par la main d’un titan. Ô puissance de la métaphore ! Cette image le sauve ; à coups de talon, à coups de poing, il ébranle la clôture ; puis, les bras tendus, il étreint un bloc, l’écarte, pratique un trou dans le mur et se trouve, un peu ahuri sans doute, mais fort commodément, à la fenêtre.

Phtos est à la fenêtre immense du mystère.
Il voit l’autre côté monstrueux de la terre,
L’inconnu, ce qu’aucun regard ne vit jamais ;
Des profondeurs qui sont en même temps sommets,
Un tas d’astres derrière un gouffre d’empyrées,
Un océan roulant au pli de ses marées
Des flux et des reflux de constellations ;
Il voit les vérités qui sont les visions ;
Des flots d’azur, des flots de nuits, des flots d’aurore,
Quelque chose qui semble une croix météore,
Des étoiles après des étoiles, des feux
Après des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cieux !
Le géant croyait tout fini ; tout recommence !

Ce tout qui recommence, c’est l’infini. Phtos le voit en son entier, grâce à la fenêtre merveilleuse ; il voit le fond, il voit la cime ! On pense bien que ce spectacle doit le troubler un peu ; si commodément qu’il soit accoudé à ce balcon, il éprouve des émotions contradictoires, il ressent par exemple la joie obscure de l’abîme, et en même temps, accablé de soleils, de météores, d’étoiles, de voûtes célestes succédant à des voûtes célestes, il subit l’inexprimable horreur des lieux prodigieux. N’importe, horreur ou joie, il a vu ce que nul n’a vu, il triomphe, et refaisant le même chemin, remontant le même puits, traversant les mêmes cavernes, escaladant les mêmes entassemens de rochers, grave, hautain, foudroyé, offrant aux regards la difformité sublime des décombres, il surgit tout à coup au milieu des olympiens, pour leur crier : Ô dieux ! il est un Dieu.

Tout cela pouvait se dire plus simplement, sans que la poésie eût rien à y perdre. N’insistons pas toutefois ; avec ces imaginations sans frein, la critique serait trop aisée. Ce qui attire ici notre curiosité, c’est la philosophie des religions, partie si considérable de la philosophie générale de l’histoire. M. Victor Hugo ne se contente pas d’être le plus colossal et plus cyclopéen des poètes ; on le blesserait assurément, si on négligeait d’étudier chez lui le penseur. Il a sa philosophie des religions dans la Légende des siècles comme il a sa philosophie de l’histoire. Hélas ! l’une et l’autre se ressemblent trop. Nous avons réclamé tout à l’heure contre cette philosophie de l’histoire qui supprime la grande loi morale, la loi du mouvement et du progrès ; il faut protester aussi contre une philosophie des religions qui fausserait à la fois l’idée de Dieu et l’idée de l’homme.

Le titan, pour se venger des dieux, découvre et annonce le Dieu unique. Fort bien. Ces vieux symboles peuvent être interprétés de bien des manières. L’interprétation proposée dans les poèmes de M. Hugo n’a rien qui choque ni la philosophie ni l’histoire. Elle se rattache même à l’interprétation chrétienne du mythe de Prométhée. Plusieurs pères de l’église ont vu dans le supplicié du Caucase une image de l’humanité avant la venue du Messie, et le Prométhée délivré, non pas celui d’Eschyle, perdu pour nous aujourd’hui, mais celui que concevait leur imagination apparaissait aux lettrés des vieux âges chrétiens comme un symbole de l’affranchissement des âmes par l’Évangile. C’est la haute conception que l’auteur d’Ahasvérus a réalisée avec noblesse dans son drame de Prométhée, lorsqu’il nous montre au troisième acte les archanges Michel et Raphaël venant briser les chaînes du bon titan et percer d’une flèche le cœur du vautour. Mais ce rôle de titan n’est beau qu’à la condition de représenter quelque chose d’humain. Ce qui fait la grandeur de Prométhée, c’est sa tendresse pour l’homme. Si le géant n’est qu’un être immense, un lutteur énorme, un bloc de muscles et d’os, le type de la révolte contre une divinité supérieure, ses aventures nous toucheront peu. Le titan de M. Hugo a-t-il le moindre rapport avec l’humanité ? Je ne vois qu’un seul passage où l’homme soit nommé dans ces titaniques légendes :

Jadis la terre était heureuse, elle était libre,
Et, donnant l’équité pour base à l’équilibre,
Elle avait ses grands fils, les géans ; ses petits,
Les hommes…


Et le poète refait à sa manière une description de l’âge d’or. Malheureusement, c’est lui seul qui parle, le titan ne dit rien. De ce frère inférieur, le titan ne paraît avoir aucun souci. Ce n’est pas pour lui qu’il se bat et qu’il souffre. Ah ! que nous voilà loin de Prométhée, du Prométhée d’Eschyle et du Prométhée d’Edgar Quinet ! Décidément, ce Phtos n’est qu’un acrobate colossal, étonnant le monde, sans profil pour personne, par d’épouvantables tours de force.

C’est lui pourtant qui, de la fenêtre ouverte à coups de poing sur l’infini, a découvert le Dieu unique. Si cela est, le service n’est pas médiocre. Voyons donc quel est ce Dieu. Il y a trois ou quatre poèmes dans lesquels M. Victor Hugo prétend nous faire entrevoir, au-delà de tous les mondes, au-delà de toutes les théogonies, au-delà de toutes les religions, le Dieu de l’Immensité. La place même que ces poèmes occupent dans l’ensemble de l’œuvre est significative ; les uns forment le début du premier volume, les autres terminent le second. C’est le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga ; entre ces deux termes est comprise toute la philosophie religieuse de la Légende des siècles. La première de ces pièces est intitulée Suprématie. Trois grands dieux, Vayou le dieu du vent, Agni le dieu de la flamme, Indra le dieu de l’espace, s’assoient sur le zénith et se disent : Nous sommes les seuls dieux. Tout à coup apparaît une lumière ayant les yeux d’une figure. Les dieux s’étonnent. Agni et Indra chargent Vayou d’aller voir ce que c’est que cette lumière. — Qu’es-tu ? lui demande Vayou. — Toi-même, qu’es-tu ? répond la figure lumineuse. — Je suis Vayou, le dieu du vent, et d’un souffle je puis emporter la terre à travers les étoiles. — Emporte donc ce brin de paille, dit l’apparition. Le dieu fait rage, démuselle les ouragans, déchaîne toutes les meutes de l’air, fait trembler l’univers de la base jusqu’au sommet. La tempête a épuisé ses forces, le brin de paille n’a pas bougé. Le dieu de la flamme sera-t-il plus heureux ? Agni va trouver l’apparition et le même dialogue s’engage : — Qu’es-tu ? — Qu’es-tu toi-même ? — Je suis le dieu de la flamme, et je puis brûler les mondes, les soleils, tout ce qui existe aux quatre points cardinaux. — Brûle donc ce brin de paille. — Agni frappe du pied et fait jaillir des fournaises qui versent des torrens de feu sur l’humble fétu. La tempête embrasée a lancé toutes ses laves, le brin de paille est toujours là. C’est le tour du dieu Indra. — Qu’es-tu ? dit-il à l’apparition. — Toi-même, qu’es-tu ? — Je suis le dieu de l’espace, j’embrasse tout, je vois tout, rien ne saurait m’échapper ; si un être cessait d’être visible à mes regards, c’est lui qui serait Dieu, non pas nous.

dit l’étrange clarté — Vois-tu ce brin de paille ?
Dit l’étrange clarté d’où sortait une voix.
Indra baissa la tête et cria : — Je le vois.
Lumière, je te dis que j’embrasse tout l’être ;
Toi-même, entends-tu bien, tu ne peux disparaître
De mon regard, jamais éclipsé ni décru !

À peine eut-il parlé qu’elle avait disparu.


Le symbole est si étrange qu’on l’a pris pour une mystification. Le dieu Vayou particulièrement appelait la parodie. Le moyen de croire que ce dieu burlesque ne fût pas une invention du hardi poète ! Ce qui est une invention, et une invention des plus saugrenues, c’est l’idée d’emprunter ce personnage aux théogonies indo-iraniennes et de le jeter sans façon à la tête du lecteur ébahi. S’il se trouve à Paris, à Londres, à Berlin, un petit groupe de mythologues capables de s’intéresser au dieu Vayou, est-ce donc pour ce public tout spécial que M. Hugo a composé sa pièce ? J’ose lui dire qu’il s’est trompé. Il n’apprendra rien aux maîtres et fera rire les profanes, ou plutôt, pour des raisons différentes, il provoquera la même gaîté chez les uns et les autres. J’ouvre le livre qu’un jeune savant, M. James Darmesteter, va soumettre prochainement à la faculté des lettres de Paris, et j’y trouve de curieux détails. Si le mot Vâyu, dans les Védas, signifie le vent et le dieu du vent, la personne du dieu dans la trinité indo-iranienne est bien autrement complète. « Dans l’Avesta, dit M. Darmesteter, Vâyu est un dieu qui agit dans les hauteurs, un dieu qui frappe, un dieu conquérant, conquérant de la lumière, anti-démoniaque ; dieu à la lance aiguë, à la large lance, à la lance pénétrante, tout lumineux, fort entre les forts, rapide entre les rapides ; un dieu retentissant, aux anneaux sonores, au casque d’or, au collier d’or, au chariot d’or, à la roue d’or, aux chaussures d’or, à la ceinture d’or, à l’arme d’or[3]. » Est-ce que ce dieu brillant, actif, anti-démoniaque, vaillant soldat du bon principe, ne méritait pas d’être représenté par le poète autrement que sous les traits d’un monstrueux souffleur aussi enragé qu’impuissant ? Et surtout, sans chicaner plus longtemps l’audacieux visionnaire sur ses fantaisies mythologiques, est-ce qu’il ne pouvait montrer par de plus grandes images la suprématie qu’il essaie de glorifier ? Ce colloque du tout-puissant avec les divinités indo-iraniennes a vraiment quelque chose de puéril.

Tel est en effet le sens de cette scène ; il s’agit de montrer le vrai Dieu à une distance infinie de toutes les divinités du vieil Orient, de même que dans le poème du Titan il s’agit de montrer le même dieu, le dieu unique, le seul très haut, le seul tout-puissant, à une distance infinie de l’Olympe hellénique. L’idée est excellente ; pourquoi le poète l’exprime-t-il sous une forme si bizarre ? En face des trois dieux indo-iraniens assis sur le zénith, qu’est-ce que cette lumière qui a les yeux d’une figure ? Et là-bas, à l’extrémité des mondes que le titan aperçoit de sa fenêtre, au-delà des espaces, au-delà des cieux, qu’est-ce que ce signalement de Polyphème auquel il reconnaît le tout-puissant :

Ô stupeur ! il finit par distinguer, au fond
De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond,
À travers l’épaisseur d’une brume éternelle,
Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle !


Ainsi, une lumière avec les yeux d’une figure, une prunelle dans une ombre énorme, voilà le dieu souverain devant lequel disparaîtront les dieux de l’Orient et de la Grèce ! Le poète répondra sans doute qu’il s’agit des temps primitifs et que les pressentimens de l’unité divine dans les sociétés barbares ne sauraient être exprimés avec l’idéale sublimité des âges philosophiques. Rien de plus juste ; ce n’est pas dans ces premières pièces, c’est dans les dernières qu’il faut chercher la théodicée de l’auteur. Les trois poèmes qui terminent le second volume nous donnent le résumé de sa philosophie religieuse. L’un s’appelle le Temple, l’autre est adressé à l’Homme ; le troisième a pour titre le mot Abîme. Ce sont trois expressions d’une même doctrine. Dans le temple que sa pensée construit se dressera une statue immense, vêtue d’un voile insondable, qui figurera le dieu certain et ignoré. Le temple n’aura point de Coran, point d’arche, point de dogmes, point de prêtres, point de culte, rien de ce qui peut être contesté par la raison, et, n’ayant à craindre aucune attaque, il sera bien sûr de rester toujours debout après que tous les autres temples auront croulé. La statue voilée aura l’air de rêver au cosmos ; immobile et muette, elle agira pourtant et parlera. Tous les hommes sentiront son pouvoir, toutes les âmes entendront sa voix. Les méchans seront mal à l’aise dans son voisinage, mais les bons, les augustes, les penseurs, les sages, sentiront le plein jour sur leur âme,

Comme sous le regard d’une énorme prunelle.


Cette prunelle énorme, — car à la fin comme au début le poète tient à ses images, — est-elle le point lumineux vers lequel doit se diriger la pauvre race des humains ? Non, elle perdrait son temps et sa peine. C’est ce que lui signifie l’auteur de la Légende des siècles : — Si tu vas devant toi pour aller devant toi, ô homme, c’est bien ; il faut que l’homme se meuve. Va, marche, jette la sonde ; mais, sache-le bien une fois pour toutes : jamais tu n’arriveras, jamais tu ne trouveras ce que tu cherches. Une trop grande distance te sépare de l’être infini. Ton sentiment religieux aura beau changer d’idéal, de forme, de culte, la religion la plus pure sera toujours vaine, car elle sera toujours infiniment loin de la cause des causes.

C’est pour mettre en relief cette théorie désolante que le poète a écrit les pages intitulées Abîme. Écoutez : l’homme parle, l’homme du XIXe siècle et l’héritier de tous les âges ; il vante ses luttes, ses conquêtes, ses trésors, il s’appelle Platon, César, Dante, Shakspeare, il a la science et l’art, le génie et la force, il fonde, il crée, et ce que la nature ne fait qu’ébaucher, c’est lui qui l’achève. « Terre, dit-il, je suis ton roi. — Tu n’es que ma vermine, » répond la Terre, et, comparant sa puissance, sa fécondité, son renouvellement perpétuel, à la destinée éphémère des fils d’Adam, elle triomphe en d’orgueilleuses paroles. Saturne, qui l’a entendue, lui impose silence : Convient-il à la chétive planète d’élever si haut la voix ? Qu’est-ce que ce grain de sable, avec un grain de cendre pour satellite, auprès de Saturne, et de son immense anneau, et des sept lunes qui lui font cortége ? Paix ! dit le Soleil ; Terre, Saturne, vous n’êtes que mes vassales, c’est moi qui suis le souverain. Vous n’êtes que le bétail, c’est moi qui suis le pasteur. Sans moi, que seriez-vous ? Un chaos de fange. Je suis la loi qui vous donne l’ordre, je suis le feu qui vous donne la vie. Il faut entendre alors de quel ton Sirius parle au Soleil et quelles humiliations il lui inflige : il l’appelle atome, poussière, espèce de clarté, il le traite de gardeur de planètes, il lui demande s’il y a de quoi être si fier, pour sept ou huit moutons qu’il mène paître dans l’azur ; lui, dans son orbe immense, il emporte

Mille sphères de feu dont la moindre a cent lunes.
Le sais-tu seulement, larve qui m’importunes ?

Que me sert de briller auprès de ce néant ?
L’astre nain ne voit pas même l’astre géant.


Mais Sirius, l’astre géant, est humilié à son tour par Aldebaran, Aldebaran est humilié par Arcturus, Arcturus par la comète, la comète par septentrion, septentrion par le zodiaque, le zodiaque par la voie lactée, la voie lactée par les nébuleuses, les nébuleuses par l’infini, lequel enveloppe tout l’être, toutes les variétés de l’être, et ramène la multiplicité discordante à sa mystérieuse unité. Cet infini lui-même a-t-il le droit de parler ? Non, Dieu seul a ce droit, car Dieu seul peut prononcer le dernier mot. Dieu seul peut dire :

Je n’aurais qu’à souffler, et tout serait de l’ombre.


Certes voilà un concert grandiose. Est-il bien sûr pourtant que ce soit une poétique image de la vérité ? M. Victor Hugo, en voulant glorifier Dieu à sa manière, n’a-t-il pas contre lui la conscience de tous les siècles ? N’y a-t-il pas dans cet abaissement de la créature humaine une diminution du Créateur ? Entre cet homme qu’il traite de vermine et cette Divinité sans médiateur, placer comme des barrières sans fin ces masses énormes, n’est-ce pas se faire l’idée la plus fausse du mystère de la vie ? C’est aux métaphysiciens de rectifier ici les conceptions du poète. Pascal aussi appelle l’homme un ver de terre, mais avec quelle magnificence il le relève ! S’il lui défend de se vanter, comme il lui défend de s’abaisser ! Le roseau pensant, chez le grand chrétien de Port-Royal, est supérieur à l’univers qui l’écrase ; chez l’auteur de la Légende des siècles, le roseau pensant est écrasé par l’univers, et l’on ne voit rien qui lui rende le sentiment de sa dignité. Au reste, sans redire ici des paroles que tout le monde sait par cœur, je signalerai seulement une page peu connue qui répond, non pas certes avec plus de grandeur, mais avec plus de précision, aux doctrines de M. Victor Hugo. Lisez ce Discours de métaphysique composé par Leibniz dans un endroit où quelques jours durant il n’avait rien à faire ; on dirait la réfutation expresse de tout ce que le poète vient d’affirmer dans sa philosophie de l’Abîme. Dieu, dit Leibniz, est le chef des esprits, le monarque absolu de la plus parfaite cité ou république, telle qu’est celle de l’univers composée de tous les esprits ensemble, car il est aussi bien le plus accompli de tous les esprits qu’il est le plus grand de tous les êtres. Leibniz explique ensuite que la fonction des substances étant d’exprimer Dieu et l’univers, les substances qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font l’expriment bien mieux sans comparaison que les natures brutes et incapables de connaître. Les natures inintelligentes, la Terre et Saturne, le Soleil et Sirius, Aldebaran et Arcturus, le zodiaque et la voie lactée, ne font que refléter la grandeur de Dieu ; les natures intelligentes la reflètent et la connaissent. Entre les unes et les autres, la différence est aussi grande qu’entre le miroir et celui qui voit. Ainsi, dit-il encore, « Dieu étant le plus grand et le plus sage des esprits, les êtres avec lesquels il peut pour ainsi dire entrer en communication et même en société le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses… Les seuls esprits sont faits à son image et quasi de sa race ou comme enfans de la maison… Un seul esprit vaut tout un monde… Cette nature si noble des esprits fait que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des êtres, ou plutôt les autres êtres ne donnent que de la matière aux esprits pour le glorifier. » N’est-ce pas là, je le demande, une réfutation péremptoire ? Si M. Victor Hugo était un athée, ces raisonnemens ne le toucheraient pas, mais, puisqu’il croit à l’esprit tout-puissant, il lui est impossible d’échapper à l’argumentation de Leibniz.

Et dans cette lutte inattendue, de quel côté se trouve l’avantage, non plus pour le fond des idées, mais pour la poésie même ? Quelle est la plus poétique de ces deux conceptions : ici, un dieu dont la gloire ne se reflète que dans les splendeurs de la matière, là un dieu non-seulement reflété dans des millions de soleils, mais connu, servi, aimé, glorifié, par d’innombrables légions d’esprits ? Poser la question, c’est la résoudre. M. Victor Hugo a passé à côté du plus grand sujet, et c’est Leibniz qui est ici le vrai poète. Pourquoi ? parce qu’au lieu de s’attacher à un dieu sans rapport avec l’humanité, à un dieu qui n’est que force, puissance, énormité, nature inaccessible et incommunicable, il s’attache par-dessus tout à la qualité morale du saint des saints. « C’est pourquoi, dit-il avec une simplicité magnifique, cette qualité morale de Dieu qui le rend seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une manière toute singulière. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des anthropologies, et qu’il entre en société avec nous comme un prince avec des sujets… Les anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vérités : Jésus-Christ seul les a divinement bien exprimées, et d’une manière si claire et si familière que les esprits les plus grossiers les ont conçues : aussi son évangile a-t-il changé entièrement la face des choses humaines[4]. »

La théodicée de M. Victor Hugo, en cette nouvelle série de la Légende des siècles, est donc aussi erronée que sa philosophie de l’histoire. Dans sa transfiguration légendaire des âges, il est vaincu par Michelet et Quinet, par Cousin et Jouffroy, par Chateaubriand et Lamartine ; il est vaincu dans ses peintures de l’infini par la sublimité métaphysique de Leibniz. Quand il s’occupe des choses d’ici-bas, il supprime l’idée du progrès ; quand il s’occupe des choses d’en haut, il supprime l’idée du dieu moral. Ses deux erreurs font également injure à la majesté divine et à la dignité humaine.

Ceux qui s’étonneraient de nous voir discuter à fond des pages qui relèvent surtout de l’imagination épique montreraient qu’ils connaissent mal M. Victor Hugo. Il y a longtemps que Sainte-Beuve caractérisait très finement une notable part de son génie en l’appelant un Franc, un barbare, initié à toutes les subtilités byzantines. La composition des deux volumes (nous l’annoncions tout à l’heure, et l’on peut voir maintenant si nous avions raison) indique le dessein manifeste de donner une théologie pour enseigne et pour cadre à son épopée humaine écroulée. Ce serait faire tort à l’auteur que de considérer cet ouvrage comme un simple recueil de poèmes et de légendes. On y découvre une pensée plus haute, pensée bonne ou mauvaise, mais significative, et qui appelle la discussion. Cette pensée une fois jugée, notre tâche est presque finie. Il ne nous reste plus qu’à marquer d’un trait les principales pièces de l’ouvrage, à signaler celles qui souffrent des erreurs fondamentales du poète, et celles qui par la vertu de sa baguette magique échappent à l’influence funeste.

Le désordre que révèle la conception générale du livre devait nécessairement se retrouver dans un grand nombre des pièces qui le composent. De là les disparates, les incohérences, les voix qui grincent, les chants qui détonnent. À côté de ces pans de murailles dont les brèches superbes excitent l’admiration, on aperçoit je ne sais quels détritus, des fouillis de mots, des tronçons d’idées, ou plutôt, pour employer les termes qui reviennent si souvent sous la plume du poète, des amoncellemens, des échevellemens, des enchevêtremens monstrueux. Les pensées les plus fausses y sont mêlées sans cesse aux sentimens les plus nobles, les fantaisies les plus obscures aux plus lumineuses inspirations. Quand Xerxès fait frapper l’Hellespont de trois cents coups de fouet, c’est une belle idée de montrer Neptune irrité créant Léonidas, et de ces trois cents coups formant les trois cents Spartiates des Thermopyles ; mais pourquoi, dans la pièce suivante, faire tenir à Thémistocle un discours si peu grec, un discours plein d’élans héroïques il est vrai, mais plein aussi de déclamations puériles, discours de capitan qui crache au visage du destin ? C’est une idée dramatique de montrer le vieux Welf, castellan d’Osbor, résistant au duc de Thuringe, au roi d’Arles, à l’empereur d’Allemagne, bravant les sommations de la diète de Spire, refusant de livrer son château-fort, tenant en échec des milliers de piques, et attiré dans un piége par la voix d’une pauvre mendiante mourant de faim et de froid ; mais, sans parler du rôle odieux qu’il attribue au pape Sylvestre dans cette histoire trop naïve, comment le poète accorde-t-il avec les idées générales de son livre cette étrange glorification de l’aristocratie féodale  ? C’est une pensée généreuse de protester par les clameurs du comte Félibien, par le dédain de Masferrer, contre les tyrannies et les violences ; mais qu’est-ce que cette manie de vouloir que les empereurs et les rois aient toujours été des bandits, qu’il n’y ait jamais eu parmi les souverains de vrais chefs de peuple, des protecteurs, des pasteurs, des gardiens de la loi, chargés de la défense de tous contre les despotismes d’en bas ? Et s’il parle de la révolution, s’il veut absolument faire rimer Sieyès avec facies, s’il ne peut se priver du plaisir de traiter à sa façon les guerres civiles de notre siècle, pourquoi ne porte-t-il pas dans ces sujets l’impartialité qui convient au penseur ? N’a-t-il pas donné dans un autre recueil un assez libre cours à ses ressentimens personnels ? Est-ce qu’il n’y a eu en France, depuis quatre-vingts ans, qu’un seul genre de coups d’état ? est-ce que le 18 fructidor n’a pas donné l’exemple au 18 brumaire ? Condamnons également tous ces actes, la justice le veut. Sinon, gardons le silence. Quand M. Victor Hugo s’obstine dans une inspiration de haine, sans permettre à l’équité de faire la part de chacun, il nous rappelle ces vers, écrits par Sainte-Beuve il y a une vingtaine d’années, et qui coururent alors dans le monde des lettres, ces vers inédits où il peint un Cyclope, un Polyphème,

Qui, du haut de son rocher noir,
L’œil en feu, l’âme en frénésie,
Debout, farouche, horrible à voir,
Lance des blocs de poésie.


Revenons aux lettres et notons ce mot de Sainte-Beuve, qui, avec sa pénétration merveilleuse, avait si bien deviné la théorie du mur des siècles ; ce sont bien des blocs de poésie, comme il disait. Il faut ajouter que dans ces blocs les concetti ne manquent pas. C’est ce qui rend les procédés de M. Victor Hugo si faciles à imiter. Il y a des gens d’esprit qui excellent à parodier ces grands mots, ces grands vers, sublimités inintelligibles mêlées de trivialités prétentieuses. On les écoute et on rit, sans que ce franc rire porte atteinte au génie du poète. Mais que dire lorsque ces parodies se rencontrent dans son texte même ? Majorien, prétendant à l’empire, est dans son camp de Germanie, et, debout derrière les créneaux, il parle à un barbare que suit une horde immense. Ce barbare lui offre son aide, il est bref, hautain, armé d’une foi invincible ; on reconnaît Attila, le chef des Sans-nombre. Si Majorien veut la paix, Attila le fera roi. Majorien doute de la promesse du barbare et lui dit que ses frères ont été battus par les soldats de Rome. Savez-vous ce que le chef des Huns lui répond ? Il lui lance un calembour :

Nous n’avons de battu que le fer de nos casques.


Un calembour, dis-je, et de plus un contre-sens, puisque le fer battu « ne prend de l’éclat qu’en perdant de sa solidité. » C’est Buffon qui, dans son Discours sur le style, donne cette leçon de métallurgie au roi des Huns. Rappeler Buffon en chantant Attila, n’est-ce pas une parodie des plus drôles ? Supposez aussi que, dans une imitation fantasque de M. Victor Hugo, un esprit moqueur fasse dire à l’homme du XIXe siècle, tout enivré de sa force et de ses conquêtes : J’ai supprimé le temps, j’ai rapproché les distances, j’ai réduit le géant Espace à la condition d’un misérable nain ;

Je fais causer le Rhin, le Gange et l’Orégon,
Comme trois voyageurs dans le même wagon ;


Ne sera-t-on pas charmé d’une pareille trouvaille ? Bravo, s’écriera-t-on ; quelle fine critique ! quelle parodie exquise ! Eh bien ! ce n’est pas une parodie. L’écrivain qui a trouvé tout cela, l’écrivain qui se permet ces calembours et ces drôleries, c’est le poète lui-même, le poète de la Légende des siècles, celui qui, dans l’Année terrible, s’adressant à l’honorable général Trochu, l’apostrophe en ces termes : participe passé du verbe tropchoir

Il en coûte d’insister sur les critiques quand on aimerait à signaler des pages irréprochables. Par malheur, si la verve, la force, l’imagination, une puissance de style prodigieuse, éclatent à chaque pièce du recueil, les pages sans reproches sont bien rares. Parmi les meilleurs tableaux de cette galerie, le sentiment public a déjà indiqué Jean Chouan et le Cimetière d’Eylau : ici un touchant épisode des guerres de la Vendée, là un récit, familièrement épique, tiré des batailles de l’empire. Ce qui a charmé tous les cœurs dans ces deux poèmes, c’est l’inspiration humaine, la sympathie profonde. Oh ! que M. Victor Hugo a tort de ne pas faire vibrer plus souvent cette corde qu’il manie en maître ! Qu’on est heureux ici d’oublier l’histoire sans âme et la métaphysique sans lumière ! Sunt lacrymœ rerum. Les commisérations du poète pour les héroïsmes cachés, ses tendresses pour les dévoûmens obscurs, l’ont toujours admirablement inspiré. Il faut dire la même chose de son respect de l’enfance. Qui donc a mieux parlé des enfans que l’auteur des Feuilles d’automne ? On le retrouve tout entier, ce poète des plus beaux jours, dans l’Idylle du Vieillard, quand il disserte avec tant de grâce sur le bégaiement de la première année :

Trébucher, chanceler, bégayer, c’est le charme
De cet âge où le rire éclôt dans une larme.
Ô divin clair-obscur du langage enfantin !
L’enfant semble pouvoir désarmer le destin…
L’innocence au milieu de nous, quelle largesse !
Quel don du ciel ! Qui sait les conseils de sagesse,
Les éclairs de bonté, qui sait la foi, l’amour,
Que versent, à travers leur tremblant demi-jour,
Dans la querelle amère et sinistre où nous sommes,
Les âmes des enfans sur les âmes des hommes ?


C’est la même inspiration qui a dicté le poème si tendre intitulé Petit Paul, c’est un sentiment analogue qui a produit le sinistre tableau inscrit sous ce nom : Question sociale. Voilà le vrai Victor Hugo. Si je voulais passer en revue toutes les pièces du recueil, j’aurais à signaler comme une fantaisie étincelante, comme une œuvre pleine de cœur et de poésie, la légende de l’Aigle du casque ; quel que soit pourtant l’éclat de la fantaisie dans l’œuvre de M. Hugo, il faut toujours en revenir, quand on cherche le mieux, à tout ce qui rappelle chez lui l’étude sincère de la vie, la sympathie cordiale, la préoccupation des misères humaines. Le Petit Paul et la Question sociale d’une part, de l’autre Jean Chouan et le Cimetière d’Eylau, tels sont les chefs-d’œuvre de cette seconde série de la Légende des siècles.


On raconte qu’un éditeur contemporain, ayant proposé à M. Victor Hugo de publier un choix de ses poésies, un choix composé avec soin et pouvant donner de son inspiration une idée lumineuse que ne voilerait aucun nuage, reçut du poète une réponse conçue à peu près en ces termes : « Le voyageur qui revient du Mont-Blanc a-t-il l’idée de ramasser un caillou et de dire : Voilà la montagne ? » Ce n’est là peut-être qu’une invention satirique, une petite légende littéraire du XIXe siècle ; mais, si par hasard l’histoire se trouvait exacte, il est certain que l’illustre poète en aurait le démenti, car l’avenir lui donnerait tort. Ce qu’il refuse de faire pour nous, l’avenir le fera pour nos fils. Dans cette œuvre si glorieuse et si mêlée, la postérité choisira. Elle aura le droit d’être vigilante en son admiration, car il s’agira de faire honneur au maître qui, l’un des premiers parmi les premiers, a écrit quelques-uns des plus beaux vers de la poésie française. Je le vois d’avance, cet écrin splendide, je le vois rempli non pas de cailloux, comme dit le poète, mais de diamans. L’introduction du recueil sera empruntée à une page des Rayons et des Ombres. On y lira les vers que M. Victor Hugo, il y a trente-sept ans, adressait à un grand statuaire :

Considère combien les hommes sont petits,
Et maintiens-toi superbe au-dessus des partis !
Garde la dignité de ton ciseau sublime.
Ne laisse pas toucher ton marbre par la lime
Des sombres passions qui rongent tant d’esprits.
Michel-Ange avait Rome, et David à Paris.
Donne donc à ta ville, ami, ce grand exemple,
Que, si les marchands vils n’entrent pas dans le temple,
Les fureurs des tribuns et leur songe abhorré
N’entrent pas dans le cœur de l’artiste sacré.


Ce livre d’or, où devra briller le cœur de l’artiste, ne renfermera donc que les pages sublimes ou charmantes, terribles ou gracieuses, que protégera toujours le sentiment de l’humanité. Les haines, les violences, les injustices, les impiétés, tout ce qui abaisse l’homme, tout ce qui diminue Dieu, en sera impitoyablement retranché. On n’y verra pas non plus ce qui fait tort à la gravité du poète et provoque le sourire : plus de titan à la fenêtre dans le puits de l’abîme, plus d’Attila faisant des concetti, plus de ces grands fleuves associés par la rime dans le même compartiment de chemin de fer. La nouvelle série de la Légende des siècles y sera pourtant représentée par plus d’un poème. Nous serions bien trompé, et le jugement définitif nous paraîtrait bien sévère, si la postérité n’y admettait pas au moins l’Idylle du Vieillard, l’Aigle du casque, Question sociale et Petit Paul, Jean Chouan et le Cimetière d’Eylau.


Saint-René Taillandier.
  1. 2 volumes ; Calmann Lévy, 1877.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1859.
  3. Voyez Ormazd et Ahriman, leurs origines et leur histoire, par James Darmesteter, 1 vol. ; Paris, Vieweg.
  4. Voyez ce Discours de métaphysique dans le recueil que M. Foucher de Careil a publié sous ce titre : Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibniz ; 1 vol. Paris, 1857.