La Papesse Jeanne/Partie 2/Chapitre V

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Éditions de l’Épi (p. 98-106).
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V

La Route


Dans l’ombre de la nuit, sous une voûte obscure
Le silence a conduit leur assemblée impure.
Voltaire. — La Henriade (chant V-v. 221-222.)


Ioanna se mit debout avec lenteur. Elle se sentait devenue une bête forestière, poursuivie et traquée par les hommes, et dont les moindres gestes ont besoin d’être prudents et attentifs. De ses yeux habitués à l’obscurité, de ses oreilles soigneuses, elle captait tout ce qui advenait autour de sa vie menacée. Enfin elle avança, pareille à un fauve craintif. Il lui fallut longtemps pour gagner les champs cultivés.

Arrivée là elle s’orienta. On voyait quelques lueurs à travers la fenêtre centrale de la chapelle. Il fallait donc tourner à droite pour parvenir vite au coin du mur, effondré depuis moins de trois jours, et par lequel il lui serait possible de sortir du monastère sans difficulté.

Un chien vint jusqu’à elle et lui lécha les mains. Elle le caressa en silence.

« Voilà enfin un ami pensa la jeune fille, qui sentait ensemble une âpre énergie et un attendrissement mélancolique la posséder.

Elle franchit le mur et se trouva sans difficulté dans la forêt silencieuse.

Il lui fallait maintenant fuir vite et droit, car, à l’aube, on enverrait un exprès avertir les soldats d’Engenhem et même de Mayence, afin qu’ils se missent à la poursuite de l’évadée.

On leur promettrait aussi une prime, ce qui les rendrait ardents. Elle avança au hasard. La nuit était sombre, mais déjà, au nord-est, une fine lueur apparaissait à travers les arbres. La lune se levait.

Guidée par la lueur blanche de l’astre, dont Ioanna connaissait l’histoire païenne, la jeune fille eut envers les dieux de cet Olympe que lui avait décrit son père adoptif, une sorte de brutale dévotion.

Condamnée par le Dieu des chrétiens, elle serait peut-être sauvée par celui des Hellènes.

Et elle priait, en grec, Artémis de l’aider à vivre et de la servir.

Ioanna marcha des heures sans infléchir sa route que la lune lui montrait. Elle allait d’un pas fléchi et attentif, fouillant le sous bois avec soin et craignant moins les loups que les hommes.

Bientôt elle se trouva dans une zone déserte et rocheuse où elle progressa plus vite, puis elle retrouva la forêt et le cri d’un chien, à droite, lui fit supposer qu’elle passait près de quelque village.

Et toujours les pas suivaient les pas. Toujours, elle laissait derrière elle les perspectives sinistres des bois denses et parfumés.

L’aube, l’heure où elle aurait dû mourir, la surprit près d’une rivière. La vie reprenait partout. Le ciel bleu s’emplissait de cris d’oiseaux, et l’espoir revint en Ioanna pourtant fatiguée.

Elle savait nager, car un petit lac où on pêchait des poissons délicats, se trouvait naguère près de la demeure où elle avait vécu depuis sa venue au monde. Peu importait donc le gué. Elle se mit à l’eau, nue, ayant roulé sa robe monacale. Bientôt, sur l’autre rive, elle se revêtit puis continua sa route.

La faim lui vint.

Il devait être près de la moitié du jour lorsque exténuée et cherchant un lieu de repos, se demandant même s’il lui fallait manger un peu d’herbe pour apaiser son estomac douloureux, elle se trouva, sans l’avoir deviné, près d’un campement de misérables errants.

C’était dans une vallée étroite, sinistre à souhait, pleine de souches mortes et où serpentait un ruisselet.

Trois hommes aux faces féroces la regardèrent arriver, puis parlèrent en une langue inconnue.

Ioanna sentit une sorte de joie l’inonder devant ces hors la loi, qui pourtant ne semblaient point accueillants.

Elle dit en langue germanique.

— Que Dieu vous garde, voulez-vous me laisser reposer en votre compagnie un instant ?

— Oui, dit un des hommes dans le même langage. Mais, si vous venez pour nous apprendre et nous imposer l’adoration de votre Dieu, allez-vous-en ! Nous avons nos croyances et n’en voulons point d’autres.

Ioanna comprit que ces hommes refusaient d’être évangélisés et elle répondit :

— Je ne suis pas ce que mon vêtement dit. Tout au contraire les moines me poursuivent pour me supplicier.

Les hommes se mirent à rire.

— Soyez avec nous ! Et l’un d’eux lui désigna une sorte de galette noirâtre avec une tranche de viande boucanée sur quoi mordaient deux enfants nus.

Ioanna fit signe qu’on lui donnât un couteau, prit un peu de ces aliments grossiers, et se sentit toute réconfortée. Une heure après, couchée sur l’herbe, elle dormait.

Il était tard dans la journée lorsqu’une main dure la secoua sans précautions.

Elle s’éveilla. Une vieille femme presque sans vêtements lui fit signe de se lever. Tout le monde était debout et les hommes portaient des paquets sur le dos.

Ioanna comprit que peut-être ses ennemis étaient-ils proches, ou bien des ennemis de ces vagabonds dont elle devenait la sœur. Elle demanda un fardeau, et, sans un mot, la petite troupe se mit en marche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les soleils se suivent ainsi. Rôdant le jour pour piller et chasser ou détrousser les fermiers, marchant la nuit avec un sens étonnant de l’orientation, les errants s’en vont avec sûreté, comme si le monde était pour eux lisible ainsi qu’un livre d’images. Ioanna s’est agrégée à ces inconnus aux faces noirâtres et inquiétantes. Elle se sait en sécurité, sauf pourtant si on surprend la horde, car en ce cas on la pendra avec tous.

On traverse les fleuves et on tourne les villes. De temps à autre on s’arrête un ou deux jours dans des recoins mystérieux ou des traces d’autres passages sont apparentes. Sans doute est-ce là une race d’êtres répandus dans le monde entier, et qui suivent tous les mêmes voies, se reposent aux mêmes lieux et luttent semblablement contre les mêmes forces à savoir la société.

Ils sont accueillants, mais parlent peu. D’ailleurs seuls les hommes savent s’exprimer en langue commune. Les femmes sont ignorantes et pourtant cordiales envers Ioanna, qui fait de son mieux pour se rendre utile.

Car elle comprend bien que cette marche savante à travers le pays lui fut restée interdite. Depuis longtemps, sans doute, elle aurait été reprise si elle avait dû, seule, fuir hors l’atteinte des moines de Fulda et des soldats de Mayence.

Mais le climat change, les forêts sont moins chargées en sapins et d’ailleurs moins vastes. On suit des chemins qui vont entre des landes et parfois des cultures. On craint moins aussi les gens des villes, dirait-on.

Enfin, après un mois de marche, on aperçoit une ville lointaine semée de monuments. Les errants qui semblaient craindre jusqu’ici paraissent rassurés. Ils montrent la ville.

Paris…

— Quoi, Paris ! dit Ioanna qui tant ouït parler de cette cité étonnante que certains moines de Fulda disaient plus belle que Mayence. Une ville où un Empereur, voici quelques siècles, demeura longtemps, un Romain nommé Julien…

Elle regarde :

— Paris !

Il y a là-bas des écoles et des gens d’esprit. Peut-être sera-t-il permis à Ioan, ex-moine de Fulda, de trouver à y vivre. Elle sait que les vagabonds connaissent son sexe. Ils n’en ont jamais abusé, car leurs femmes sont jalouses. Au surplus elle leur a rendu service et ils la tiennent tous désormais pour un membre de leur clan.

Le lendemain on entra à Paris.

La ville étrange que voilà, en vérité.

Qu’on se figure une île ayant la forme d’un bateau et qui sert de centre à une agglomération répandue sur les rives du fleuve, des marais à droite, une colline à gauche, où des ruines antiques demeurent.

Et presque toutes les maisons sont en pierre, car il y a des carrières inépuisables dans les environs.

Les marchands, chose merveilleuse, sont avenants, les femmes belles et souriantes, les soldats modestes, tout le monde plein d’une sorte de politesse, qui est pour Ioanna la surprise la plus rare. Elle qui voyait l’humanité comme un monde d’ennemis acharnés à se détruire entre eux, il lui semble que cette ville de Paris est un vrai paradis.

Quoique son froc monacal soit en morceaux, Ioanna sort dans Paris sitôt que ses compagnons sont parvenus en une sorte d’antre mystérieux où vivent d’innombrables aventuriers de même race ou de même destin.

Elle rencontre des moines aussi déguenillés qu’elle, et cela la réjouit. Elle se sent curieuse et émerveillée.

Que tout cela est donc prodigieux !

Soudain, dans une venelle, un homme s’avance jusqu’à elle, la salue et dit en latin :

— Dieu vous garde, mon frère !

Ioanna, surprise, se tait et regarde le survenant.

Il est habillé en homme de guerre, mais avec une recherche de dignité et d’élégance absolument neuves pour l’évadée de Fulda.

— Mon frère, dit l’homme, vous parlez bien la langue latine ?

— Oui, répond la jeune fille, et la grecque et la germanique.

— Oh ! fait le guerrier avec un sourire heureux, si vous n’avez pas fait vœu de porter éternellement cette robe je vous prends pour éduquer mes fils. Car vous avez une physionomie qui me plaît. Je veux mes enfants chrétiens, mais non pas menés par ces moines insolents, paillards, gourmands et ignorants qui sont si nombreux et qui les battent sous prétexte de les instruire.

Et avec un sourire.

— Vous avez une figure de femme, et, je l’espère, leurs vertus.