La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre III

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Éditions de l’Épi (p. 125-132).
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III

La France


Espions de Cans,
Qui, par tous temps
Buvez, au fond des cabarets,
Gourde piarde
Et sur la tarde
Détroussez les pauvres niais.
François Villon. — Ballades en Jobelin (III).


Cette troupe de bandits était en relations avec d’autres de même sorte, et, pour l’heure, attendait précisément un envoyé de celui qu’on nommait « le roi » et qui en vérité n’était roi que des rapines.

Les pillards devant lesquels Ioanna se trouvait, ayant été avertis que l’envoyé du roi était jeune et d’apparence décente ne s’étonnaient donc point de son aspect. Mais la jeune fille se demandait si le véritable ambassadeur n’allait pas arriver d’un moment à l’autre et s’il ne lui faudrait pas sous peu en découdre. En ce cas elle était évidemment perdue.

En sus, on ne lui demandait encore rien, mais comment se tirerait-elle des questions qu’elle prévoyait ? Car elle devait avoir des commissions, des choses à exposer auxquelles rien ne la préparait. Elle attendit, cependant, restant debout près de la porte du repaire et guettant le moment de fuir.

D’abord il sembla que tout conspirait à lui rendre la situation plus dangereuse. Certains, croyant faire honneur et plaisir à ce jeune survenant qui devait être ardent et de complexion amoureuse, lui offrirent de se divertir avec la dame noble, dont les gens furetaient sans doute encore à quelques centaines de pas, en espoir de trouver sa trace.

Mais Ioanna dit qu’elle était en mauvais point pour ces jeux et qu’on verrait le lendemain.

Ensuite le chef lui adressa un long discours en une langue étrange qui n’était rien de moins qu’un argot issu à la fois du patois des soldats romains de jadis, et des aventuriers germaniques qui ravageaient le pays depuis plus de trois cents ans.

Ioanna comprit à demi et répondit par des sourires et des clins d’yeux qui suffirent à satisfaire ses interlocuteurs.

Au demeurant, l’ivresse opérait sur la plupart, et ils se mirent à ronfler sans plus de façons.

Le président lui-même de cette assemblée, ayant dit que dès l’aube on parlerait de ce qui était convenu, se roula dans une sorte de cape et s’endormit.

Et Ioanna se trouve libre ou à peu près.

Pour donner toute quiétude à ses nouveaux amis, elle s’était assise dans un coin. Elle se leva quand tout le monde sommeilla et se dirigea vers le dehors.

Un des brigands, lorsqu’elle le dépassa, la saisit par la cheville, à tout hasard, en tirant un poignard, car ces hommes, méfiants même en dormant, se tenaient toujours prêts à tuer. Ioanna put se dérober et fut bientôt dehors.

La sentinelle elle-même, avec un grand sang-froid, dormait étendue sur le dos. Ioanna le vit en marchant dessus… D’ailleurs l’homme se retourna en grognant, mais sans autre protestation.

Et dans la nuit la jeune fille se sauva.

Il fallait, d’évidence, mettre du chemin, et le plus possible entre elle et ces gaillards sans vergogne. D’abord ils la tueraient désormais si la mauvaise chance voulait que Ioanna les revît, et, d’autre part, ils devaient être particulièrement aptes et savants à suivre les pistes.

Elle se hâta. Ce n’était d’ailleurs point simple que de marcher vite dans cette nuit dense. Mais se guidant sur des étoiles pour progresser droit, Ioanna parvint sans incidents jusqu’au jour.

Lorsque l’aube commença de naître, elle se trouvait dans une sente découverte, et non loin d’un château qu’il était préférable d’éviter, encore qu’il eût l’air assez bonhomme et peu menaçant.

Elle s’enfonça dans un petit bois, traversa une vigne et se trouva ensuite en une lande sinistre, où l’on pouvait aller plus rapidement. Quand le soleil fut au zénith, elle avait perdu depuis longtemps le château de vue, mais ne trouvait pas encore la route qui pouvait être une relative protection pour un voyageur solitaire. Elle était épuisée.

Elle s’assit sur un monticule, à l’abri des arbres qui y croissaient, et regarda le paysage. Il était morne et plat, peu agréable et certainement plein de dangers.

Brusquement un bruit lointain lui vint.

C’étaient des chasseurs qui couraient en soufflant sans doute dans une corne. Les sons rauques se répandaient sur la campagne comme une menace.

Enfin, elle vit apparaître un homme vêtu noblement, la face sanguine et audacieuse. Monté sur un cheval massif, il courait, suivi de trois valets.

Comme tout ce monde cernait sa butte elle ne douta point d’être découverte.

Et de fait, arrivé à trente pas, le digne cavalier s’arrêta et cria :

— Ho ! Homme, fais-toi voir, je te prie.

Ioanna savait que la décision et le courage aident toujours la fortune. Il valait mieux se montrer que de se faire pourchasser par ces goujats, qui l’eussent égorgée et qui portaient des arcs. Elle se montra donc.

— Que vous faut-il ? demanda la jeune fille en latin.

L’homme la regarda droit, puis d’une voix rogue

— Tu es sur mes terres, sais-tu ?

— Je l’ignorais.

— Je suis assez connu pour que personne ne l’ignore.

— Je m’en vais quitter ces lieux.

Il parlait, lui aussi, latin, mais avec un accent rustique et riposta.

— Désormais, tu m’appartiens. C’est la loi.

Regardant toujours les trois valets avec leurs arcs, elle méditait, se rendant compte que sa vie était en danger, car nulle issue ne se présentait pour une longue fuite.

Mais un valet dit à son maître quelque chose et le noble homme approuva :

Il cria ensuite.

— Sais-tu te battre ?

— Envoyez-moi un de vos hommes, vous jugerez.

Le personnage sourit :

— Eh bien, si tu veux faire partie de ma troupe, je te prends.

— Pourquoi faire ?

— Pour accompagner ma fille qui va très loin.

— Par quelle route ?

— Celle de Marseille.

— J’accepte. Moi aussi je vais à Marseille.

— Descends alors.

Et Ioanna vint au cavalier qui la toisa en silence.

Tu serais plutôt à ta place dans un monastère que sur les chemins fit-il.

Elle se tut.

Et bientôt, après une heure de marche dans un creux invisible de loin, on découvrit une forteresse où Ioanna fut introduite.

On la mit aux mains d’un gaillard qui ressemblait, comme le font deux gouttes d’eau, au chef des bandits de la nuit précédente. Il la regarda, ricana et tourna le dos.

Trois jours après, convenablement nourrie, mais surveillée de près, et, pour cela, craignant qu’on ne découvrît son sexe, Ioanna armée et vêtue de neuf partait avec trente soldats de mauvaise mine. Il s’agissait pour cette troupe de défendre la litière portée par deux mules, et dans laquelle se tenait une adorable enfant blonde qui se rendait à Malte pour épouser un ami de son père.

Et la petite troupe, bien menée par un chef qui avait servi dans toutes les parties du monde et n’ignorait rien des ruses ou finesses de la guerre, s’en alla sur une voie romaine, pavée de larges dalles, où la marche était sans doute sonore mais facile.

On s’arrêtait dans des auberges autour desquelles une garde était alors disposée. Deux soldats veillaient devant la porte de la demoiselle. Tout le monde était nourri et abreuvé dignement et pourvu qu’il n’y eût point d’erreurs ou de malencontres dans les factions, la vie se passait bien.

Ioanna fut vite en butte aux plaisanteries de ses collègues, mais elle les accueillit en riant et en prenant seulement garde de ne permettre aucune familiarité. Ce lui fut facile, parce que le commandant de la petite troupe avait une lourde responsabilité et veillait surtout à garder sa troupe en état. On traversa des villes et des villages innombrables. On fut attaqué par des aventuriers, une vingtaine, près de Lyon. Trois hommes furent tués, mais l’ennemi dut s’enfuir.

On eut même des démêlés avec une troupe du roi Lothaire, et cela aurait mal tourné si la nuit n’était pas venue séparer les hommes, et si le chef n’avait pas profité de l’obscurité pour décamper sans tambours ni trompettes.

La France s’étalait ainsi, avec ses champs et ses castels, ses vignes et ses fermes, comme un tableau infini aux aspects perpétuellement renouvelés. Ioanna ne se figurait pas que ce fut si grand et si beau. On l’avait choisie pour faire l’arrière-garde, et elle marchait avec un vieux soldat silencieux et attentif, plein de blessures et d’estafilades, qui faisait pour Ioanna le meilleur compagnon.

Cependant les cultures changeaient. Le sol prenait une autre couleur, et le ciel, et aussi les demeures où le goût des Latins pour l’architecture commençait de se manifester.

Un jour on entrevit la mer.

La mer : un bloc lointain d’un bel indigo et qui luisait sous un ciel très pâle.

Et des demeures de belle pierre glacée, avec des colonnades, des maisons de campagne où l’on voyait aller et venir des gens vêtus de blanc, des chemins bien frayés, des cyprès aux silhouettes sveltes, disaient une autre population que celle du Nord, une autre civilisation, une autre âme.

C’était la Méditerranée.