La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre V

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Éditions de l’Épi (p. 142-149).
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V

Le Harem


Elle (la reine Christine) me parut d’abord comme une Égyptienne dévergondée, qui, par hasard, ne serait pas trop brune…
Mémoires de Mme de Motteville (I).


Ioanna appartint à l’Arabe comme elle avait connu Gontram.

Toutefois Gontram lui avait révélé le plaisir, et usait d’elle dans une sorte de fièvre lascive qui emplissait alors de délices l’âme de la jeune fille bouleversée. Mais, dans le bateau, les rites de l’amour étaient sinistres et indifférents. Elle n’en eut que le dégoût de la chair et la haine de son nouveau maître.

Celui-ci ne disait plus mot à Ioanna et la prenait pour une serve dont il usait selon le caprice de ses sens. Elle le regardait avec honte et colère, mais aucune arme ne venait sous sa main quand elle aurait voulu tuer.

D’ailleurs elle ne montait plus sur le pont et restait là cloîtrée, assise dans la pénombre, muette et désarmée. Où se trouvait à cette heure la hardie guerrière qui put s’évader du monastère de Fulda, quitter Paris durant une nuit obscure, accompagner en qualité d’homme d’armes un marchand et plus tard la fille d’un noble homme ? Tout ce passé semblait un rêve. Ioanna n’était plus qu’une machine obéissante, dévouée au plaisir et aux volontés d’un soldat sarrasin. Le voyage dura dix jours. Elle ne savait où on la menait. Enfin la barque s’arrêta et elle perçut des cris, des appels, un bruit de foule.

On venait d’entrer dans un port.

Un jour entier passa, puis, au milieu de la nuit suivante, son propriétaire et amant qui était disparu revint. Il lui fit signe, sans un mot, de prendre une sorte de lourde mante et de le suivre.

Elle monta sur le pont.

La lune éclairait largement une ville en amphithéâtre, aux maisons blanches. Autour de la barque, cent vaisseaux étaient amarrés près d’un quai aux courbes étranges.

On la descendit dans un minuscule canot, et avec l’Arabe immobile et silencieux, on gagna une sorte de môle naturel. Ensuite, Ioanna monta sur la terre en se mouillant les pieds, puis suivit l’homme.

On fit cent pas, et ce fut l’entrée dans une rue sinistre qui parfois n’était plus qu’un tunnel. On marchait sur des déchets gluants, on buttait dans des courges ouvertes, on glissait parmi des détritus qui sentaient le musc et l’ordure. Soudain, comme l’homme s’arrêtait devant une porte ouverte dans un mur démesuré, quatre formes rapides jaillirent d’un renfoncement et sautèrent sur le Sarrasin.

Le temps de dire ouf, et, sans un cri, le maître de Ioanna gît dans la poussière puante, la tête à demi détachée du corps.

Deux des agresseurs prennent alors Ioanna terrifiée, puis l’enlèvent robustement et détalent avec ce fardeau, suivis par les autres.

On court, on tourne, on décrit mille méandres sans ralentir, enfin on entre dans une cour dont la lourde porte se referme aussitôt. Un coup de gong sonne et brusquement la cour s’anime. Avec des torches, des nègres circulent, puis arrive un personnage en blanc. Il pose des questions. Ioanna, qui comprend l’arabe, apprend que celui qui l’amena ici eut le malheur d’aller avertir un fils de sultan que durant la nuit il lui mènerait une esclave magnifique, ardente et instruite, prochaine fleur de son harem. Mais un autre pacha a des espions chez son confrère, et il a fait guetter, surprendre, puis tuer le possesseur du trésor féminin dont il veut prendre possession.

Une heure après, Ioanna se trouve dans une salle odorante et fraîche, remplie de coussins et de fourrures.

Trois femmes nues, sauf un pagne, humbles et caressantes se tiennent devant elle pour obéir à tous ses caprices.

— Maîtresse, dit l’une, veux-tu manger quelques pâtisseries ?

— Veux-tu boire du café ?

— Veux-tu fumer ?

— Veux-tu qu’on te masse et te caresse ?

— Veux-tu que nous t’endormions ?

— Désires-tu entendre des histoires ?

Et la première reprend :

— Le maître viendra sitôt la lune couchée.

Ioanna se tait, toute à la surprise et à la peur.

Alors les femmes se retirent en silence et elle reste dans une demi-clarté, produite par une lampe rose pendue au plafond. Que lui réserve encore le destin ?

Avant l’aube, trois nouvelles servantes arrivent et se tiennent devant elle.

— Maîtresse, dit l’une, comprends-tu ma langue ?

— Oui ! répond Ioanna.

— Parce que nous pouvons te parler en égyptien ou en grec.

— Parle-moi grec.

— Voilà, Maîtresse, le Maître va venir dans un instant, et il veut que nous te parfumions et te massions pour lui.

La jeune fille s’est décidée à tout accepter sans révolte. Même, se sentir ainsi désirée, conquise à coups d’assassinats et pareille à une merveille inestimable que chacun veut avoir lui apporte une joie amère et nouvelle…

On la prend, on l’emporte au hammam et on l’y dénude pour mille pratiques d’une hygiène savante et bizarre.

Enfin on la ramène dans sa chambre où elle s’étend et ferme les yeux.

Mais un pas sonne et s’arrête à sa porte. Ioanna ouvre les yeux.

Grand et gros, la figure glabre, vêtu d’une tunique de soie aux couleurs multiples, un homme est là qui la contemple. Il s’assied à son côté.

— Divine beauté que Dieu créa pour la joie du monde, souffre que je te dise l’admiration que tu m’inspires.

Elle ne répond pas, un peu grisée par ce respect inattendu et tout oriental, cette ferveur et le charme d’une voix poétique qui lui parle en grec.

Il demande :

— Tu es de race hellénique ?

— Sans doute, répond Ioanna.

Il approuve et sonne.

On apporte des tasses d’une boisson qui sent la rose.

— Bois, lumière de mes yeux !

La jeune fille boit. Le silence renaît.

— Sais-tu que tu m’inspires une passion que nulle de mes cent épouses ne sut jamais faire passer dans mes veines ?

Elle le regarde, incertaine de ce qu’il faut dire et mélancolique. Le palais est noyé de silence, mais elle devine que partout autour de sa vie des négresses agiles et des soldats sont là à veiller pour satisfaire ses moindres désirs et ceux de ce gros homme poétique, mais aussi ses colères.

Alors, lasse et vaincue, elle fait signe qu’elle est la servante de celui qui parle avec des paroles douces et charmantes. Il attendait le geste et la saisit, puis la ploie sur les coussins…

Il se retira sans qu’elle le sut, exténuée et défaite par la lassitude de tant d’aventures imprévisibles qui déviaient sa volonté sans répit.

Elle dormit dans une sorte de mousseline froissée où son corps paraissait comme à travers une eau très claire. Et, durant son sommeil, des négresses silencieuses vinrent dix fois la regarder pour s’esquiver vite.

La vie de harem commençait.

Ioanna fut pendant trois semaines la plus adorée des femmes de ce pacha qui prétendait descendre des rois de Tyr.

Pour elle, il eût lancé des troupes à la conquête du monde. Il égorgea de sa main trois négresses soupçonnées de ne pas satisfaire avec assez de hâte les caprices de sa bien-aimée.

Ce fut en vain pourtant qu’il sollicita les sens de l’adorée mystérieuse. Elle était docile, mais ne savait point, comme toutes les femmes des harems, simuler la joie pour plaire à son seigneur.

Elle pensait à Fulda, à Paris, à Marseille et à Gontram. Une tristesse totale accompagnait ses gestes et, si elle souriait, ce n’en était que plus triste. Elle ne voulut point voir les autres femmes du harem. Celles qui vinrent pour converser l’ennuyèrent. Un seul souci les tenait celui du nombre de démonstrations amoureuses que le Maître leur avait données.

Enfin, au bout de trois semaines, séduit par une fillette ramenée des bords de la mer Noire, le pacha cessa de voir Ioanna.

Alors elle commença à se demander comment elle pourrait fuir. C’était là une chose difficile, mais comme personne ne la soupçonnait possible, elle devait être réalisable.

Ioanna y pensa tout un mois. Elle tenta de connaître la forme du palais, sa situation et ses défenses, et cela eût découragé quiconque.

Mais, un jour, elle vit un eunuque nègre, qui avait été bâtonné et auquel on avait promis l’empalement à la première incartade nouvelle. Le malheureux se tenait pour condamné.

Ioanna lui expliqua son plan et demanda s’il voulait fuir avec elle.

Le nègre accepta.

Un beau soir, la jeune fille se glissa par les couloirs du harem, avec un poignard à la ceinture, pour faire taire les survenants s’il en advenait.

Elle retrouva le nègre sur une terrasse qui donnait dans une rue obscure.

La lune n’était pas levée encore. Ioanna avait préparé une cordelle. De la terrasse elle descendit dehors, le nègre la suivit. L’idée, malgré son impuissance, d’être l’ami de la plus belle femme du palais lui était comme un alcool.

Et il mena Ioanna dans une sorte de lupanar dont il connaissait la propriétaire. Là ils se cachèrent tous deux. On verrait ensuite comment quitter cette côte africaine et se rendre en Grèce.