La Jeunesse blanche (1913)/La Passante

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La Jeunesse blancheEugène Fasquelle - Bibliothèque Charpentier (p. 197-198).


LA PASSANTE


 
Ô toi qui t’en allais dans le soir taciturne
Ô toi qui t’en allais,
Ô toi qui remuais
De la tristesse en toi comme une eau dans une urne,

Ô toi dont la tristesse attira ma tristesse,
Nous qui nous en allions
Parmi la rue où le jour baisse,
Évitant de marcher du côté des rayons,

Nous qui nous en allions du côté de la rue
Où l’ombre des maisons est grise,
Toi qui m’est apparue,
Ô toi qui m’as compris et toi que j’ai comprise,


Car les heureux, d’instinct, ne marchent qu’au soleil
Et les tristes marchent à l’ombre ;
Et de nous en aller du même côté sombre,
Nous nous sommes sentis pareils…

J’ai compris ta détresse et toi mon amertume,
Martyrs d’un idéal trop beau,
Ô moi qui dans tes yeux regardais des tombeaux,
Ô toi qui dans les miens regardais de la brume !

Tristesse sans issue et qui était la nôtre :
Moi résigné ;
Toi, trop pâle d’avoir longtemps saigné ;
Oh ! nous qui aurions pu être heureux l’un par l’autre !

J’allais je ne sais où ; tu allais autre part ;
Ô toi qui t’en allas,
Ô toi si lasse, ô moi si las
D’un amour impossible et qui viendrait trop tard.

Nous nous sommes quittés comme dans un adieu,
Sans nous être parlé pourtant… ô cette angoisse !
Petite mort… et une cloche de paroisse…
Et nos yeux se sont fait des adieux, jusqu’à Dieu !


1896