La Peinture de batailles - Le nouveau tableau de M. Meissonier et l’exposition des œuvres de Pils

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LA
PEINTURE DE BATAILLES

LE NOUVEAU TABLEAU DE M. MEISSONIER. — L'EXPOSITION DES OEUVRES DE PILS.


I

La peinture de batailles est presque aussi ancienne que la peinture elle-même. L’art, consacré à son origine à la seule représentation des types divins, ne tarda pas à se faire humain. Il descendit de l’Olympe ; après avoir montré les dieux, il montra les hommes. L’homme, il le peignit tout d’abord dans son acte le plus terrible et le plus sublime : le meurtre et le sacrifice de sa vie. Le premier tableau de batailles dont parle l’histoire de l’art date du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne. C’était une Bataille des Magnésiens, peinte par Bularque, qui fut payée son pesant d’or par le fameux roi Candaule. Les peintres grecs de la grande époque ont aussi pris plus d’un sujet dans les fastes militaires de la Hellade. Fresques et panneaux, œuvres de Panaenos et de Polygnote, tout a péri dans le grand naufrage de la peinture antique, et les descriptions de Pline et de Pausanias sont à la fois trop succinctes et trop confuses pour qu’elles puissent donner une idée juste de la manière de traiter les tableaux de batailles chez les anciens. On en jugera avec plus de certitude par la grande mosaïque de la Bataille d’Arbelles. Cette œuvre est une vraie page d’histoire militaire. Inspirée par le récit de Plutarque, elle en retrace le principal épisode. Darius debout sur son char et entouré d’une troupe de cavaliers perses, la lance basse, prêts à recevoir le choc de l’ennemi, occupe la droite de la composition. Devant le char royal, au milieu d’un amas de blessés, un cheval et son cavalier frappés en même temps d’une flèche ou d’une pierre de fronde roulent l’un sur l’autre. A gauche, Alexandre, superbe de mouvement, sans casque, l’épée à la main, charge à la tête de ses hétaïres d’élite. Son cheval, piqué aux naseaux par la javeline d’un soldat perse, se cabre ; mais on sent que rien n’arrêtera l’élan d’Alexandre et de sa troupe. Les Perses ont beau se défendre, ils ne pourront trouver que la mort et non la victoire. Il faut admirer dans cette œuvre, indépendamment du mouvement des figures, la simplicité et la précision de la composition. On sait tout de suite de quoi il s’agit. On voit l’action, on conçoit les péripéties qui l’ont précédée, on en pressent le dénoûment. Eussent-ils les mêmes costumes, on n’en reconnaîtrait pas moins les Perses des Grecs par les positions qu’ils occupent.

Cette unité de composition, cette netteté et cette précision dans l’interprétation d’un sujet militaire, on les chercherait en vain, hormis chez Raphaël, chez les héritiers des artistes de l’antiquité, chez les grands maîtres de la renaissance. Michel-Ange et Léonard de Vinci, luttant l’un contre l’autre, ont fait les cartons de deux batailles mises au concours par la république de Florence. Ces deux œuvres rivales ont péri, mais pas les descriptions de Vasari, de Cellini, de Léonard lui-même ; il est facile sinon de se les représenter, du moins d’avoir l’idée des principes auxquels les deux maîtres avaient obéi. Léonard avait à peindre la bataille d’Anghiari, Michel-Ange le siège de Pise. Or tous deux avaient conçu la bataille dans son caractère archétypique de lutte, non dans son expression de vérité locale ; ils l’avaient généralisée au lieu de la particulariser ; ils avaient représenté la bataille, ils n’avaient pas représenté une bataille. Léonard avait bien d’abord songé à peindre la bataille d’Anghiari dans tous ses épisodes. Il avait résumé pour lui-même, d’après les récits et les documens écrits, les principales alternatives du combat : le début de l’action, le pont pris et repris par trois fois, l’artillerie placée sur une hauteur à la fin du jour et décidant la victoire en jetant le désordre dans les épais bataillons de Guido d’Astorre et de Faenza. Il avait étudié son sujet, et il le connaissait à fond. Son projet de tableau pourrait être signé Thucydide ou Guicciardini ; mais devant son carton le peintre oublia l’historien, et la bataille se réduisit à une épique mêlée de cavalerie combattant pour se disputer un étendard. Michel-Ange, qui voulait à tout prix que sa science du nu ne fût pas perdue sous les cuirasses et sous les jambards, imagina de représenter les soldats se baignant dans l’Arno, avertis par la trompette de l’approche de l’ennemi, et courant reprendre leurs armes. L’idée était ingénieuse, les figures admirables de formes et de mouvement, mais Michel-Ange n’avait pas là peint le siège de frise dans sa vérité locale. Ces guerriers sortant tout nus de l’eau étaient aussi bien des Grecs surpris par les Troyens au bord du Scamandre, des Carthaginois surpris par des Romains au bord du lac de Trasimène, des croisés surpris par des Sarrazins au bord du Jourdain, que des Florentins surpris par des Pisans au bord de l’Arno. C’était peut-être agrandir le sujet que de le concevoir ainsi, c’était aussi perdue de vue l’idée même de la composition, le but du concours, le siège de Pise par les Florentins, la consécration d’un des fastes de l’histoire de Florence.

Raphaël, qui, dit-on, vint tout exprès de Rome pour voir ces cartons, les admira sans doute ; mais, lorsque plus tard il eut à exécuter les dessins de la Bataille de Constantin contre Maxence, il ne s’en inspira pas. Il revint à la sage ordonnance des traditions antiques. Dans la fresque que Jules Romain a peinte d’après les cartons du maître, l’influence de l’art de l’antiquité est manifeste, les réminiscences des bas-reliefs et des frises des arcs de triomphe et des colonnes sont visibles. On pourrait dire que c’est la même composition que la Bataille d’Arbelles de la mosaïque. Au premier plan, Constantin charge à la tête de ses cavaliers, dont les chevaux foulent aux pieds cadavres et blessés. Quelques fantassins engagent une lutte désespérée avec les gardes de l’empereur, saisissant les chevaux à la bride, tandis qu’ils frappent de l’épée et de la pique. A droite, dans le Tibre, Maxence éperdu tâche de maintenir son cheval emporté par le courant. Autour du vaincu, des cavaliers tentent de gagner la rive opposée du fleuve, tout couvert de cadavres flottans. Dans le fond, au milieu d’une mêlée atroce, un gros de cavaliers s’engage sur le pont du Tibre en sabrant tout sur leur passage. Raphaël donc n’a pas dédaigné, comme l’ont fait Léonard et Michel-Ange, de se limiter dans son sujet. Il a su peindre la bataille dans toute son horreur, battes corps à corps, agonisans foulés aux pieds, mêlée et massacre, mais il a su représenter aussi la victoire de Constantin, la défaite de Maxence.

Cette composition eût pu être un enseignement pour les contemporains et les successeurs de Raphaël. Tous, cependant suivirent les principes appliqués par le Vinci dans le carton de la Bataille d’Anghiari. Pietro della Francesca, Vasari, Marto Fiore, Andréa Vicentino, Dominique Tintoret, Palma le jeune, Bassano, Marco Vecellio et tous les Vénitiens dont l’école a pour caractéristique le dédain absolu de la vérité historique, peignirent beaucoup de combats, d’assauts, de victoires et de déroutes, soit dans des tableaux, soit dans les décorations du palais ducal à Venise et du palais de la Seigneurie à Florence ; mais ni combats, ni assauts, ni victoires, ni déroutes ne montrent quelles troupes combattent, quelle ville est assiégée, qui est victorieux, et qui prend la fuite. Ce sont des mêlées mouvementées et confuses, avec forêts de lances, têtes de chevaux qui se cabrent, croupes de chevaux qui reculent, guerriers écrasés, étreintes d’homme à homme, tournoiemens d’épées, de panaches et d’étendards. Pendant la première moitié du XVIIe siècle, le même style, la même ordonnance, ou à mieux dire la même absence d’ordonnance, la même insouciance de la vérité locale, restent à la mode parmi les peintres de batailles, en Italie comme dans les Flandres, en France comme en Hollande. Liberi, Tempesta, Cerquozzi, dit le Michel-Ange des batailles, Castelli, Anielo, Salvator Rosa, qui résume la manière de tous ces peintres dans son admirable bataille du Louvre, sont pleins de feu, de fougue, de mouvement, mais ils n’y atteignent que par la plus absolue confusion. On a surnommé Anielo « l’oracle des batailles. » Dans ses toiles pourtant, cet oracle ne fait jamais pressentir de quel côté se décidera la victoire. Faut-il parler ici de la Bataille d’Arbelles de Breughel de Velours ? Il serait peut-être plus facile de faire le fameux calcul des étoiles du ciel, des gouttes d’eau de la mer et des grains de sable du désert que de compter les innombrables figures de ce tableau. C’est une immense mêlée de cavalerie, s’étendant en masses confuses et serrées des premiers aux derniers plans, ainsi qu’un vaste champ de blé. Lorsqu’on est prévenu par le catalogue, on parvient, après avoir longtemps cherché, à découvrir, relégué au troisième plan, un petit Alexandre secourant la femme de Darius. Que nous sommes loin de la mosaïque antique ! La Bataille d’Arbelles, de Breughel, est d’ailleurs un ravissant tableau, animé, pittoresque, amusant, car la gamme des couleurs, trop vive et trop gaie pour un tel sujet, empêche de le prendre au sérieux. C’est un combat pour rire en dépit du sang qui coule des blessures et des cadavres qui jonchent la terre. On sent que la bataille finie, les plaies se fermeront d’elles-mêmes, les têtes décollées reprendront leur place, les bras coupés reviendront s’attacher aux épaules, comme après ces combats de La Walhalla, le paradis des héros Scandinaves. Dans les chocs de cavalerie, les assauts, les prises de ponts de Bourguignon, de Wouvermans, de Joseph Parrocel, le combat est encore compris selon le style du Vinci, dans son caractère générique. On ne saurait dire la fougue, le relief, l’effet de ces cavaliers qui lancés au galop sur leurs gros chevaux de guerre aux larges croupes blanches, se sabrent furieusement ou se tirent des pistolades en plein visage.

Charles Lebrun, ce peintre épique à qui il n’a manqué pour être un grand peintre que le génie de l’exécution, revint le premier à la méthode de composition de la Bataille de Constantin de Raphaël. Les Batailles d’Alexandre nous montrent toujours en belle place, au premier plan, le héros de l’action et le héros du tableau, Alexandre ; mais pourquoi Lebrun morcelle-t-il ses seconds plans et ses fonds en une infinité d’épisodes qui nuisent au groupe principal et enlèvent son unité à la composition, au lieu de peindre de grandes masses de combattans, comme l’a fait Raphaël, indiquant par leur position, la direction de leur marche, leur allure plus ou moins rapide, plus ou moins assurée, la situation présente et le but final de l’action ?

C’est de Van der Meulen que date la peinture officielle de batailles telle qu’elle est encore en honneur de nos jours. Nous entendons par peintures officielles de batailles les grands tableaux où il s’agit moins de représenter l’ensemble ou l’épisode saillant d’une action de guerre, que le héros qui a vaincu ou au nom duquel on a vaincu. Dans la peinture officielle, la bataille est personnifiée par le vainqueur, souverain, prince ou général, que ce vainqueur ait ou non pris une part effective au combat, que sa grandeur l’ait ou non retenu au rivage. Le Passage du Rhin, de Van der Meulen, excellent tableau en toutes ces parties, est à la fois le prototype et un des chefs-d’œuvre de ce genre. Au premier plan, à cheval, bien en vue, Louis le Grand, entouré de généraux et de gentilshommes, indique du bout de sa canne à un officier le lieu où celui-ci doit se porter. Derrière l’état-major, au troisième plan, des pièces en batterie canonnent la rive droite du Rhin pour protéger le passage. La partie gauche du tableau, en perspective, est remplie de cavaliers traversant le fleuve à gué par groupes de trois ou quatre. Aux derniers plans se dessine la rive ennemie avec ses villages, ses bouquets de bois, ses tertres verts, d’où font un feu nourri l’artillerie et l’infanterie des Hollandais. Le sujet est bien exprimé. C’est le portrait de Louis XIV que l’œil aperçoit d’abord, et l’action cependant n’est pas toute sacrifiée au roi. Les cavaliers qui passent le Rhin ne sont pas tellement éloignés qu’on ne puisse parfaitement les distinguer et s’expliquer leur action. Il en est ainsi de la plupart des tableaux de Van der Meulen. Voyez le Combat près du canal de Bruges. C’est la moine composition avec Louis XIV au premier plan, donnant des ordres à un officier-général qui galope chapeau bas à ses côtés, et dans le lointain des troupes traversant le canal. Voyez la Prise de Valenciennes : le roi n’a pas quitté le premier plan et continue à donner des ordres à un officier. A gauche, au second plan, deux compagnies d’infanterie sont rangées en bataille. Au fond, à l’extrémité d’une grande plaine sillonnée par des troupes marchant vers la place, s’estompent dans la fumée les fortifications de la ville assiégée. On ne peut pas dire que le siècle qui a vu la mort de Charles XII, la vie tout entière de Frédéric II et la naissance de Napoléon ne soit pas un siècle guerrier. On compte à peine cependant trois ou quatre peintres de batailles au XVIIIe siècle. Il y a Martin, dit Martin des batailles, il y a Charles Parrocel, il y a François Casanova. Tous trois suivirent la tradition de Van der Meulen. Les premiers plans de leurs tableaux sont occupés par le roi ou le général commandant l’armée entouré de son état-major ; les fonds par des pièces en batterie, des troupes d’infanterie et de cavalerie marchant à l’attaque ou chargeant l’ennemi. En Italie, Simonelli peint des mêlées confuses et mouvementées à la Salvator Rosa.

La grande épopée de la république et du premier empire donne une vie nouvelle à la peinture de batailles. Swebach peint les batailles de Valmy, de Fleurus, de Jemmapes, exprimant avec une vive couleur l’élan, l’énergie et le désordre des armées improvisées de la convention : fusiliers pieds nus, canons traînés par des attelages de charrue, hussards Chamborand à la perruque poudrée, généraux empanachés, commissaires aux armées dans leur sévère costume. Carle Vernet fait de la Bataille de Marengo une vaste toile, plutôt panorama et carte stratégique que tableau, où l’on suit, livre et plan en main, tous les mouvemens des deux armées. Gros vient enfin porter à l’apogée la peinture de batailles. Nul mieux que Gros n’a su peindre la guerre dans ses grandeurs et dans ses horreurs. Quel mouvement, quel élan dans son Bonaparte au pont d’Arcole, dans son esquisse du Combat de Nazareth, dans ses tableaux de la Charge de la cavalerie à Aboukir et de la Bataille des Pyramides ! Quelle désolation, quelle morne tristesse dans son Champ de bataille d’Eylau le lendemain de la bataille ! Comme le peintre a bien su exprimer là les paroles que cette plaine de neige, couverte de milliers de cadavres, de blessés, de chevaux morts, de canons démontés, de maisons incendiées, avait arrachées à Napoléon : « ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l’horreur de la guerre ! » Le style de Gros est à la fois typique et particulier. Gros généralise le sujet par la profonde impression que son tableau inspire ; il le particularise par l’expression de la vérité locale. Épique comme un poète, Gros a le tempérament naturaliste du peintre. De ce double don viennent l’effet et la grandeur de sa composition, l’énergie, le mouvement et le relief de ses figures. Déshabillez ces soldats, vous aurez des hommes. Sous ces tuniques, ces cuirasses et ces dolmans, il y a de la chair et des muscles.

Gérard est inférieur à Gros à tous les points de vue ; mais nous n’étudions ici les peintres de batailles que dans leur esthétique, nullement dans leurs qualités de peintre. Sa Bataille d’Austerlitz est absolument officielle, plus officielle que toutes Les toiles de Van der Meulen réunies. Napoléon entouré de son état-major et placé au centre d’un cercle de fantassins l’arme au bras et de cavaliers caracolant, brandissant leurs sabres et agitant des drapeaux pris à l’ennemi, voilà la bataille d’Austerlitz. Ce n’est point une bataille. Ce n’est point non plus Austerlitz, du moins rien ne le montre. Ce pourrait être tout aussi bien Wagram, Iéna ou Friedland. Ce tableau a toutefois un mérite, celui d’avoir servi de modèle au metteur en scène de l’ancien, cirque olympique pour le cinquième acte des pièces militaires.

La peinture de batailles ne tomba pas avec l’empire le jour de Waterloo. L’épopée avait pris fini. Il appartenait au poète comme Victor Hugo, à l’historien comme M. Thiers, au peintre comme Vernet, de la chanter, de la raconter, de l’illustrer. L’expédition d’Espagne, la conquête de l’Algérie, la création de la galerie des Batailles à Versailles, allaient bientôt d’ailleurs donner et sujets et commandes aux peintres de batailles. Si Charlet n’a pas la puissance et la grandeur de Gros, il a autant que lui le sentiment du combat, l’expression de la vérité locale, plus que lui la profonde connaissance du soldat. La Retraite de Russie n’a certes pas l’effet du Champ de bataille d’Eylau, mais elle inspire peut-être une impression égale. Cette longue colonne perdue dans l’immensité de la steppe blanche, marchant à l’aventure sous un ciel gros de neige et semant sa route incertaine de cadavres et de moribonds, est comme une vision de cette tragique retraite. Ces soldats, grenadiers, chasseurs, vélites, cuirassiers et dragons démontés, dont le visage qu’ont pâli la souffrance, la fatigue, la faim, conserve encore un caractère de farouche résolution, sont pris sur le vif par la double vue du poète et de l’artiste.

Horace Vernet a livré autant de batailles sur la toile que Napoléon en a gagné sur le terrain. Le nombre de tableaux militaires que ce maître fécond a peints est incalculable. Aussi a -t-il cru devoir souvent varier sa manière. Malheureusement pour lui, dans la plupart de ses œuvres, il s’inspira plutôt de la composition de Gérard que de celle de Gros. De cinq de ses œuvres capitales, la Bataille de Bouvines, la Bataille de Fontenoy, la Bataille d’Iéna, la Bataille de Friedland, la Bataille de Wagram, aucune n’est une bar taille. Bouvines montre Philippe-Auguste déposant sa couronne sur l’autel pour l’offrir à celui de ses barons qui serait plus digne que lui de la défendre. Fontenoy représente un groupe de cavaliers apportant à Louis XV deux drapeaux pris à l’ennemi. Iéna, c’est l’empereur haussant les épaules au cri d’En avant ! proféré dans le rang par un jeune soldat ; — une vignette de Raffet dans une toile de 20 mètres carrés ! Friedland, c’est l’empereur donnant des ordres an général Oudinot. Wagram, c’est Napoléon entouré de cavaliers et lorgnant de l’éminence où il est placé une vaste plaine où l’on aperçoit, perdues dans la fumée, quelques lignes de troupes. Dans sa Bataille de Somo-Sierra, Vernet n’a su montrer aussi qu’une halte de chevau-légers polonais près d’un canon démonté, quand il y avait à représenter l’incroyable charge de ces cavaliers sur les hauteurs occupées par les batteries ennemies qui est peut-être le fait le plus curieux de l’histoire de la cavalerie. Donc, au point de vue de la compréhension et de l’expression du sujet, il est hors de doute qu’il faut préférer à ces tableaux la Prise de la Smalah, encore que ces groupes isolés ayant tous la même importance tiennent du panorama, et surtout l’Assaut de Constantine et la Bataille de Hanau. Dans la Prise de Constantine, Horace Vernet a peint le moment décisif où le colonel Combes, commandant une des colonnes d’assaut, escalade la brèche, suivi d’une foule de soldats du 2e léger, la baïonnette en avant. Les Kabyles abandonnent la position et se retirent en tiraillant. Dans la Bataille de Hanau, il a peint le moment critique où la cavalerie austro-bavaroise vient sabrer sur leurs pièces les artilleurs de la garde du général Drouot. A droite, une compagnie de grenadiers s’avance pour dégager 1ns canonniers qui se défendent à coups d’écouvillons, de leviers et de crosses de carabine. A gauche, les cuirassiers et les dragons vont charger la cavalerie ennemie. C’est une véritable bataille, très animée, très précise, très pittoresque ; mais Horace Vernet, doué d’une facilité miraculeuse, travaillait vite, ne se préoccupant jamais que de l’effet et segmentant souvent de l’à-peu-près. Aussi ses œuvres ne donnent-elles pas une impression profonde.

Encore que Delacroix n’ait pas été un peintre de batailles dans l’acception exclusive du mot, on ne saurait ne pas le citer au nombre des maîtres de ce genre. Sa Bataille de Taillebourg compte parmi les plus beaux tableaux de la galerie de Versailles. Ces cavaliers bardés de fer, aux heaumes empanachés, qui courent frappant de la lance et taillant de l’épée, sont d’un mouvement et d’une furia indicibles. L’âme de la bataille, le caractère typique de la guerre, n’existent pas moins là que dans les mêlées de Salvator ; mais les chevaliers et les gens d’armes de Delacroix ne combattent pas pour le plaisir de combattre, il est bien clair qu’il s’agit pour eux d’enlever le pont de Taillebourg. Dans plusieurs tableaux de chevalet, Eugène Delacroix a peint des chocs de cavaliers arabes où l’on retrouve le même mouvement furieux, la même composition raisonnée. Ary Scheffer a été appelé aussi à décorer la galerie des batailles. Sa Bataille de Tolbiac est bien comprise et bien exprimée, quoiqu’il l’ait conçue dans un style un peu théâtral. Clovis, entouré de cadavres, de blessés et de guerriers plus disposés à lâcher pied qu’à résister à l’effort suprême des Germains qui s’avancent, lève la main au ciel pour implorer le Dieu de Clotilde. Scheffer a été moins heureux en traitant un autre sujet militaire. Sa Bataille de Ravenne représente non pas une bataille, mais Gaston de Foix ramassé mort sur le champ de bataille. C’est un Larmoyeur exécuté en grand. La Bataille de Tours, de Steuben, a des qualités de composition et de mouvement. Au premier plan, la mêlée : Abd-el-Rahman, le chef sarrasin à la longue barbe blanche, se défend furieusement contre trois soldats francs. La cuisse percée d’une flèche, le genou appuyé contre un tertre, il tient à distance avec les moulinets de son large cimeterre les plus hardis assaillans. Au fond, Charles Martel, brandissant sa francisque, arrive à la tête d’un gros de cavaliers. Dans le Siège de Paris par les Normands, Schnetz a représenté une sortie de la garnison assiégée. Les Normands, surpris et ayant à peine le temps de se mettre en défense, sont taillés en pièces par la cavalerie parisienne. Au fond se dressent sur le ciel les tours crénelées et les hautes murailles de la ville. Heim s’est inspiré de Bossuet pour sa Bataille de Rocroy. C’est Condé arrêtant le carnage, « joignant au plaisir de vaincre celui de pardonner. » Dans la Bataille des Dunes, de Franz Larivière, Turenne n’est pas à sa place. À cheval, chargeant entre deux escadrons, il a plutôt l’air d’un capitaine que d’un maréchal de France. Eugène Devéria a peint d’un pinceau coloré la Bataille de La Marsaille. Catinat, dominant un champ de bataille plein de figures et très mouvementé, donne l’ordre de faire avancer les réserves. Dans la Bataille de Denain, de Jean Alaux, œuvre bien composée, Villars à pied, à la tête du régiment de Navarre, enlève les retranchemens ennemis. La Bataille de Lawfeld, de Couder, très harmonieuse et très énergique dans sa gamme enfumée, représente un général anglais amené prisonnier au maréchal de Saxe. Le Débarquement de l’armée française en Algérie, par Raffet, est ingénieusement composé. Au premier plan, des cavaliers arabes dispersés fuient à toute bride. Dans le lointain s’avancent plusieurs bataillons d’infanterie précédés par un rideau de tirailleurs qui font le coup de feu avec les Arabes ; puis, tout au fond, la mer et les voiles blanches de l’escadre. Hippolyte Bellangé a fait une Bataille de la Moskowa superbe de mouvement. Le tableau représente la célèbre charge de cuirassiers commandée par Murât. Rangs serrés, corps penchés en avant, têtes collées aux cous des chevaux, épées tenues horizontales et pointes en avant à hauteur de la botte, les cuirassiers courent comme une trombe de fer sur la redoute russe. Les premiers escadrons sont déjà entrés dans la redoute et sabrent les canonniers terrifiés. Il est à regretter que l’exécution de l’œuvre soit trop lâchée. Si cette bataille, qu’on reconnaît tout de suite pour la bataille de la Moskowa, parce que Bellangé a su mettre en scène l’épisode saillant et décisif de cette grande action de guerre, avait été peinte par un vrai peintre, ce serait un des chefs-d’œuvre de la peinture de batailles.

Les nombreuses campagnes du second empire mirent fort à la mode les tableaux militaires. Combien qui saisirent le pinceau aux échos du canon de la Crimée, de la Kabylie, de l’Italie, de la Chine et du Mexique ! Combien de batailles et d’épisodes militaires, depuis la Prise de Malakof, d’Adolphe Yvon, jusqu’à la Bataille de Solferino, de Meissonier, depuis les Francs-tireurs, de Beaucé, jusqu’à l’Embuscade de chasseurs, d’Armand Dumaresq, depuis le Débarquement en Crimée, de Pils, jusqu’à l’Attaque du Mamelon vert, de Hersent. La Bataille d’Inkermann a révélé chez Gustave Doré une vive entente de la composition d’une bataille. Le jeune peintre a représenté la prise de la redoute des sacs à terre, opiniâtrement défendue par les Russes. Au premier plan, les zouaves s’avancent au pas de course contre la position ennemie. Au second et au troisième plan, occupés à gauche par l’état-major des généraux Canrobert et Bosquet, deux autres colonnes de troupes, Anglais et tirailleurs indigènes, s’élancent à l’assaut de la redoute. Un peloton de turcos qui l’a déjà escaladée y livre aux fusiliers et aux artilleurs ennemis un terrible combat, effroyable tuerie où l’on s’étreint corps à corps et où. l’on risque fort de mourir étouffé si les baïonnettes vous épargnent. M. Protais, dont les deux tableaux Avant le combat, Après le combat, sont devenus populaires, n’a peint le plus souvent que des épisodes d’une campagne. Il connaît bien le soldat, avec lequel il a vécu côte à côte en Crimée. Ses troupiers sont à l’ordonnance et pittoresquement campés ; on ne peut que leur reprocher un petit air sentimental qui séduit les âmes sensibles, mais qui n’est nullement dans le caractère du soldat français. Dans la Bataille de Solferino, M. Meissonier a montré au premier plan l’empereur et son état-major regardant la bataille ; au loin, on pourrait dire à la cantonade, des lignes d’infanterie qui marchent contre les positions ennemies.

Isidore Pils et Adolphe Yvon personnifient la peinture de batailles sous le second empire. L’exposition ouverte ces jours derniers nous permettra d’étudier plus en détail l’œuvre de Pils. Pour M. Yvon, chacun connaît, soit par l’original, soit par les gravures qui en ont été faites, la Prise de la tour Malakof. Conçue un peu à la façon de la Prise de la Smala, cette toile, avec ses divers groupes étages en amphithéâtre, a le défaut de rappeler quelque vaste panorama. Les figures du premier plan sont théâtrales ; les Français pensent plus à poser qu’à combattre. A la vérité, ils n’ont guère à combattre, car les Russes se défendent bien faiblement, — beaucoup trop faiblement même pour l’effet pictural et pour la vérité historique. M. Yvon a peint encore une Bataille de Solferino, qui se réduit à un défilé de voltigeurs de la garde devant l’empereur. Un tableau d’Adolphe Yvon, moins connu que l’Assaut de Malakof, quoique infiniment plus original, est la Gorge de Malakof, Les zouaves et les turcos occupent l’ouvrage, mais une poignée de Russes en tient encore la gorge. Il y a un effet très juste et très grand dans ces hommes placés face à face presqu’à portée de baïonnettes. A leurs gestes, à leur attitude, à l’expression sombre et résolue de leur visage, on sent qu’aucun d’eux ne faiblira. On ne fera pas de quartier parce qu’on n’en demandera pas. Les coups de feu éclatent dans les rangs ; bientôt l’arme blanche jouera son rôle terrible. Déjà un mur de cadavres et de mourans, la tête fendue ou la poitrine trouée, s’élève à l’entrée de la redoute.

On aurait pu croire qu’après la funeste guerre de 1870 c’en serait fait de la peinture de batailles. Cette peinture ne doit-elle pas naître de la victoire et mourir par la défaite ? Mais loin que ce genre soit près de disparaître, il est plus que jamais en faveur. Dans les dernières années de l’empire, le public était las des tableaux de batailles ; aujourd’hui la foule se presse au Salon devant les œuvres de MM. De Neuville, Dupray, Detaille, Berne-Bellecour, Lewis-Brown. On est heureux de constater ce fait qui parait d’un bon augure. Le vif attrait qu’ont les scènes de guerre pour la génération présente semble indiquer que l’esprit militaire, qui sera sa sauvegarde, gagne peu à peu la France. M. de Neuville et la légion de jeunes peintres militaires qui marchent avec lui n’ont pas, à la vérité, fait de grands tableaux représentant l’ensemble ou l’acte décisif d’une bataille. Ils s’arrêtent au côté épisodique de la dernière guerre : escarmouches, attaques de maisons, défenses de fermes, grand’gardes surprises, combats d’avant-poste, témoins de tant d’actes héroïques. Ils peignent avec un accent de vérité saisissant, une connaissance profonde du caractère de la guerre moderne, un sentiment très juste du soldat au feu. Rien de théâtral, rien de forcé ; pas de phrases, en un mot, dans le tableau, pas plus qu’il n’y a de phrases au combat. Pour le soldat, c’est une fonction que de tuer et de mourir ; il l’accomplit simplement comme on accomplit une fonction. Il faut citer la Retraite d’artillerie sous bois de M. Detaille, la Grand’garde de M. Dupray, le Bastion de M. Berne-Bellecour, enfin et surtout la Dernière Cartouche, le Combat sur une voie ferrée, l’Épisode de Villersexel de M. de Neuville. Voici de vrais soldats et de vrais combats. C’est une puissante évocation de « l’année terrible. » En voyant ces tableaux, qui peut s’empêcher de songer à l’humble rôle qu’il a joué alors et ne pas dire : C’est cela ? Cette jeune école, très sincère et très personnelle, ne saurait manquer d’appliquer à quelques grands tableaux de batailles ces qualités de composition, d’observation, de vérité locale et de sentiment juste du combat. Ce jour-là, si la main n’a pas trahi la pensée, nous aurons à saluer un vrai peintre de batailles.


II

Le nouveau tableau de M. Meissonier a pour titre : 1807, rien de plus. Les gens bien informés assirent que le peintre a représenté la bataille de Friedland. En effet, le seigle est vert, le ciel est bleu. » Ce ne saurait donc être la bataille d’Eylau. L’empereur est présent, il ne s’agit donc pas des combats de Deppen, ni d’Heilsberg. Il y a une charge de cuirassiers, et les cuirassiers du général Nansouty chargèrent à Friedland. Ainsi, tout le prouve, c’est bien la bataille de Friedland, livrée le 14 juin 1807, et cependant ce n’est pas la bataille de Friedland, ou il faudrait admettre, ce que nous nous refusons à faire, que M. Meissonier, si consciencieux et si exact dans l’imitation des choses extérieures, a commis un grave anachronisme d’heure, sinon de jour. La bataille de Friedland, qui fut une des plus longues de ce siècle, — elle dura de trois heures du matin à neuf heures du soir, — eut trois phases bien marquées. Dans la matinée, Lannes, seul avec son corps de 27,000 hommes, eut à résister près de huit heures durant à l’effort des 75,000 hommes de l’armée de Benningsen. Napoléon arriva vers une heure sur le lieu de l’action, mais il n’avait pas encore autour de lui les forces nécessaires pour attaquer les positions ennemies. Toute l’après-midi, les d’eux armées restèrent sur la défensive, Napoléon attendant des renforts, Benningsen reformant ses bataillons décimés. Le soir, ce fut au tour des Français de prendre l’offensive. Ils attaquèrent les Russes de toutes parts et les mirent bientôt en pleine retraite. Or les 3,500 cuirassiers du général Nansouty, détachés du corps de cavalerie de Murat, chargèrent à trois ou quatre reprises pour arrêter la marche en avant des colonnes ennemies ; mais ces diverses charges eurent lieu dans la première période de la bataille. Avant même l’arrivée de l’empereur, les cuirassiers furent placés en réserve et ne bougèrent plus de la journée. Ce fut l’infanterie, secondée par l’artillerie, qui eut alors tout le rôle. Le 1807 de Meissonier n’est donc pas Friedland, ni aucune autre bataille ; c’est une revue, c’est la grande revue des 18,000 cavaliers du prince Murat, passée par l’empereur dans les plaines d’Elbing quelques jours avant la reprise des opérations. « Cette masse énorme, dit l’historien de l’empire, avait tellement ébloui Napoléon, si habitué pourtant aux évolutions des grandes armées, qu’écrivant une heure après à ses ministres, il n’avait pu s’empêcher de leur vanter le beau spectacle qui venait de frapper sa vue. »

Il semble que dans l’œuvre de Meissonier deux tableaux de dimension différente, mais conçus d’après la même idée, se fassent pendant, se complètent, s’expliquent l’un par l’autre : le 1807 et le 1814. Le peintre a voulu résumer en deux pages plastiques toute l’épopée impériale ; 1807, c’est le nœud glorieux et éblouissant d’une action dont 1814 est le tragique dénoûment. En 1807, Napoléon a vaincu toutes les armées de l’Europe ; il a eu Austerlitz, il a eu Iéna, il a eu Eylau ; il tient sur les frontières mêmes de la Russie la dernière armée moscovite presqu’en son pouvoir, il va l’anéantir à Friedland, et six jours après cette bataille il signera la paix de Tilsitt. Jusque-là, pas un revers, pas un échec. Napoléon a parcouru sur un char triomphal une route radieuse de gloire, dont chaque étape a été une grande victoire. Ses soldats le saluent du titre d’empereur d’Occident ; pour plus d’un d’entre eux il est un dieu. Si en effet, au lendemain du traité de Tilsitt, Napoléon fût mort subitement par quelque cause inconnue, n’eût-on pas été en droit de voir en lui un de ces héros demi-dieux des âges légendaires enlevé dans l’Olympe au milieu des divinités ? Sa mort eût été une apothéose.

C’est l’apothéose humaine de Napoléon que M. Meissonier a voulu figurer dans le 1807, de même que dans le 1814 il avait symbolisé la chute du titan. Or, dans ce tableau exposé en 1867, il n’avait pas peint Napoléon au milieu d’une bataille désespérée ; non, il l’avait représenté chevauchant par quelque triste plaine de la Champagne, avec sa dernière armée en pleine retraite. Perdu dans de sombres pensées, la tête penchée, comme courbée par la fatalité, l’empereur, se laissant conduire par son cheval, les brides lâches, plutôt qu’il ne le conduit, passe au premier plan, suivi d’un état-major décimé, aux physionomies aussi mornes, aussi désespérées que la sienne même. Au second plan, dans la neige, sous un ciel gris et bas, chemine avec le froid au corps et le froid au cœur, une longue colonne d’infanterie, qui tient plus d’un troupeau que d’une armée. L’effet est sinistre, l’impression poignante. De même pour l’apothéose, M. Meissonier n’a pas peint la bataille, il a peint la veille de la bataille, qui est gagnée d’avance. Il a montré Napoléon voyant défiler devant lui les soldats enthousiastes de cette immense et magnifique armée qui aime son empereur comme un père, l’adore comme un dieu et est prête, s’il lui plaît, à poursuivre la conquête du monde.

Compris ainsi, comme une revue, non comme une bataille, le tableau de M. Meissonier gagne en clarté ; la composition se précise, le sujet apparaît. Au centre de la toile, au second plan, l’empereur domine toute la scène du tertre herbeux où il se tient à cheval. Son état-major se groupe à ses côtés. Derrière l’état-major, à droite, est arrêté l’escadron de service des guides, qui masque en partie un régiment d’infanterie, l’arme au pied. A droite aussi, mais à quelques pas en avant de l’empereur, quatre guides, le sabre au poing, avant-garde de l’escorte impériale, maintiennent leurs chevaux immobiles. Non loin de ces guides et sur le même plan, on voit un canon démonté et un schako de fusilier abandonné. Au fond, une longue colonne de cavalerie légère et d’artillerie à cheval, courant à fond de train, fuit dans la perspective. A la gauche de l’état-major s’allonge, du troisième au dernier plan, une longue colonne de grenadiers, massés par divisions. Venant de la gauche. au premier plan, ou, si on peut dire, en avant même du premier plan, sortant de la toile, débordant sur le cadre, un escadron de cuirassiers lancés au grand galop, passe comme un tourbillon devant l’empereur. Emportés dans une allure vertigineuse, debout sur les étriers, agitant les lattes en l’air, les cuirassiers crient tous d’une même voix un retentissant Vive l’empereur ! Chevaux bondissans ou enfoncés jusqu’au poitrail dans le blé vert, gestes désordonnés, épées tournoyantes en tout sens, corps haussés sur la selle, jambes raidies sur les étriers, visages animés, yeux brillans, bouches grandes ouvertes, tout crie l’enthousiasme. Excités par la rapidité de la course, par le vent qui leur siffle aux oreilles, par l’allure redoublée des sabots des chevaux, par l’éclair et le cliquetis des armes, électrisés par la vue de leur empereur, ces hommes ne savent pas s’ils vont à la tuerie ou à la parade. Et que leur importe ? Ils sont lancés, et rien ne saurait arrêter leurs élan. Ils enfonceraient un carré ennemi avec le même entrain qu’ils foulent ce champ de seigle aux pieds de leurs chevaux.

L’empereur, à ces acclamations, à la vue de ces héros obscurs qui ont sauvé l’armée à Eylau par cette terrible charge de quatre-vingts escadrons, alors que, cerné dans le cimetière, il avait dit à Murat en lui montrant les profondes colonnes des Russes : « Nous laisseras-tu manger par ces gens-là ? » l’empereur se découvre avec un geste plein de noblesse et de majesté, exempt de toute emphase et de tout caractère théâtral.

Derrière le premier escadron de cuirassiers, on voit d’autres escadrons prenant déjà le galop de charge, et dans les derniers lointains d’autres escadrons encore arrivant au trot. L’empereur se trouve ainsi au centre d’une sorte d’hémicycle dont la base est formée par les colonnes d’infanterie et de cavalerie, les côtés par les escadrons qui vont ou qui viennent de défiler, le sommet par l’escadron qui passe devant l’état-major. Le mouvement général est presque clairement indiqué. La cavalerie, massée derrière et à la gauche de l’empereur, défile devant lui en faisant un long circuit, et, après le défilé, elle regagne ses cantonnemens en passant à sa droite. Si au contraire il s’agit d’une bataille on ne s’explique rien du tout. Il ne paraît pas douteux en effet que ces cuirassiers vont tourner à la droite de l’empereur et suivre le mouvement des batteries d’artillerie qui les précèdent. Dans ce cas, Napoléon et toute sa garde tournent le dos à l’ennemi. En admettant que les cuirassiers se portent en avant, face au spectateur, que signifient ces cavaliers lancés à fond de train dans la direction diamétralement opposée ? Ils sont donc en fuite. Or M. Meissonier n’a pas voulu mettre une déroute dans l’apothéose de Napoléon, ni personnifier 1807 par un corps de cavalerie française abandonnant le champ de bataille de toute la vitesse de ses chevaux. Les gens bien informés, qui tiennent pour la Bataille de Friedland, nous objecteront qu’il n’y a pas de pièces démontées sur un simple champ de manœuvres, et que les trompettes, dans un défilé, ne sont pas placés sur le flanc des escadrons. Quoi qu’il en soit, tout ceci prouve que, pour être bien comprise, la composition du tableau de M. Meissonier aura besoin d’une longue note dans le livret du prochain Salon. C’est déjà un grave défaut, car, si à composition d’un tableau doit, au point de vue pictural, être agencée selon certains principes traditionnels, le sujet lui-même doit être exprimé d’une façon claire et précise, frapper du premier coup l’esprit du spectateur, de même que l’effet général frappe du premier coup son regard.

Cette réserve faite, on ne saurait que louer l’habileté de la composition. Les trois groupes principaux, les guides, l’état-major, les cuirassiers, sont reliés ingénieusement entre eux par les lignes d’infanterie et de cavalerie des troisièmes et des derniers plans. Aucune place de la toile n’est vide. L’empereur et son état-major, quoiqu’au second plan, restent, par leur position sur une éminence, au centre du tableau, le groupe principal. Ils ne sont pas sacrifiés aux cuirassiers qui occupent cependant le premier plan. C’est sur l’empereur que tout d’abord se jettent les yeux. Un effet très grand naît du magnifique mouvement des cuirassiers opposé au calme souverain de l’état-major, des grenadiers et de l’escorte impériale et à la majestueuse simplicité de l’attitude de l’empereur. La couleur est harmonieuse, mais froide. Tout le tableau est peint dans une gamme verte et blanche : verte par le champ de seigle du premier plan, l’herbe du tertre, les uniformes des guides, le frac de l’empereur ; blanche par les nuages floconneux qui s’estompent sur le ciel, le cheval de l’empereur et celui du trompette, les plastrons, les culottes, les guêtres, les buffleteries et les gants des fantassins et des cavaliers. Les taches rousses et brunes des robes des chevaux, les notes rouge vif des plumets et des pelisses des guides et des fleurs des coquelicots ne parviennent pas à réchauffer cette froide tonalité.

L’ensemble jugé, nous arrivons aux détails avec d’autant plus de plaisir que, si M. Meissonier traite souvent en maître l’ensemble de ses œuvres, il est toujours impeccable dans les détails. Rien n’est sacrifié, rien n’est négligé, et la touche est si légère et si ferme à la fois, si vive et si spirituelle, que tout semble fait en se jouant. C’est la finesse du pinceau, poussée à la perfection, c’est l’exactitude du « rendu » à ses dernières limites. Meissonier ne donne pas l’image de son modèle, il donne le modèle lui-même ; après que, par quelque secrète opération qui tient de l’alchimie et de la sorcellerie, il l’a rapetissé de façon à le faire entrer dans un cadre. Beaucoup qui admirent autant que nous, plus que nous peut-être, dans les petite tableaux de Meissonier, comme le Liseur, la Lecture chez Diderot, la Rixe, l’Amateur de tableaux, ses qualités éminentes, son exquise finesse de pinceau, sa fermeté de touche, son savant modelé, son exactitude scrupuleuse, sont portés à les lui reprocher quand il expose des œuvres de plus grande dimension où il a à superposer des plans et à faire mouvoir des figures en plein air. Ils assurent que l’art de peindre se compose de sacrifices, que le peintre doit sacrifier cette partie de son tableau pour mieux faire valoir telle autre, qu’il doit atténuer ce ton-là pour donner plus d’éclat à celui-ci, qu’il doit traiter largement, par masses, les derniers plans, afin que les premiers aient plus d’effet et de relief. Tout ceci est fort juste, et M. Meissonier le sait aussi bien que ses critiques. Si, en effet, par sa minutieuse recherche des détails dans les derniers plans qui lui fait peindre ses artilleurs lilliputiens des derniers plans du même pinceau soigneux que ses guides et ses cuirassiers, il arrivait à confondre les plans, à les faire empiéter les uns sur les autres, pour mieux dire, à n’en avoir plus qu’un seul comme dans les tableaux primitifs, la critique aurait raison de crier ; mais si, par sa science de la perspective aérienne, par un juste sentiment des dégradations de lumière, par quelque artifice qui est son secret, M. Meissonier traite avec autant de soin et d’exactitude les figures des derniers plans et celles des premiers, et que toutes cependant restent parfaitement à leur place, qu’a-t-on à dire ? Qu’importe qu’en s’approchant du cadre, en mettant le nez sur la toile, comme on dit, on distingue tous les détails de l’uniforme de soldats occupant le sixième plan, si, quand on s’en éloigne, tous ces soldats, peints chacun individuellement, forment une masse confuse et donnent l’impression de l’éloignement ? C’est un tour de force, une difficulté vaincue. C’est même plus que cela, un réel effet de vérité, la nature prise sur le vif. Nous voyons un homme à 1,000 mètres, c’est un point sombre. Nous prenons une lorgnette, nous commençons à distinguer la coupe et la couleur de ses vêtemens, nous savons s’il est gros ou mince, s’il a une blouse bleue ou une redingote noire. Nous regardons dans une longue-vue marine, nous percevons alors ses traits, la nuance de ses cheveux, sa cravate, sa chaîne de montre. Cette chaîne de montre, à l’œil nu on ne la voit pas ; cependant elle existe. L’effet donné par les derniers plans de Meissonier est un peu de même nature. A une dizaine de pas de la toile, nous apercevons une ligne confuse : en nous approchant nous savons que ce sont des soldats ; nous nous approchons davantage, nous connaissons l’arme à laquelle ils appartiennent, presque le numéro de leur régiment.

La manière de M. Meissonier ne doit point pour cela être préconisée. Il vaudra toujours mieux appliquer à la grande peinture les procédés de la grande peinture, en traitant les derniers plans largement et par masses ; mais, pour rester juste, le critique doit être éclectique et ne pas reprocher à Meissonier de ne pas peindre comme Delacroix : ce serait permettre à d’autres de reprocher à Delacroix de n’avoir pas peint comme Meissonier. Ce qui est bien est bien. Il importe peu qu’on parte de deux points opposés, si on arrive au même but.

Loin qu’ils soient à critiquer, les derniers plans du 1807 ont beaucoup de pittoresque et d’effet. Le peintre a très habilement tiré parti de la longue ligne de grenadiers qui se tiennent l’arme au bras, à la gauche de l’état-major. Il a su donner une variété de physionomies et même d’attitudes à tous ces soldats condamnés à l’immobilité dans le rang. L’un incline légèrement la tête comme répondant à une question de son camarade, qui a le visage tourné de son côté. Celui-ci se tient raide, pareil à un grenadier du gros Guillaume ; un vieux sergent chevronné, placé en serre-file, se retourne pour regarder si le défilé est près de finir. Le capitaine de la première division, fatigué de porter son épée à l’ordonnance, laisse tomber la lame dans sa main gauche. Tous ces soldats, enlevés d’une touche légère et spirituelle, sont naturels et vivans.

Le groupe de l’état-major, qui attire tout d’abord les yeux, les retient longtemps. C’est une galerie de portraits et un musée de costumes. L’empereur, monté sur un cheval blanc, porte la petite tenue de chasseur à cheval de la garde : le frac vert, les culottes et le gilet blancs, la grande botte et le fameux petit chapeau, qui paraît immense aujourd’hui, qu’on semble craindre de couvrir la tête des soldats et des officiers. Ses traits marmoréens sont nettement accusés. Napoléon, qui a été tour à tour César et Auguste, a eu tour à tour le masque énergique, inquiet, ardent, romantique de César et le masque impassible et sévère d’Auguste. A mesure que le nouvel empire français s’édifiait à l’imitation de l’empire romain, la tête de l’empereur se modifiait et s’accentuait dans le type classique. Meissonier a voulu peindre la transition du consul à l’empereur. C’est déjà Napoléon, et c’est encore Bonaparte. Le corps commence à prendre un peu d’embonpoint, il tient mieux à la selle que dans le Passage du Saint-Bernard, de David. Ce n’est plus le maigre et nerveux héros de Marengo, mais le visage reste jeune, énergique, animé, assuré. A première vue, on est un peu déconcerté par ce portrait, car on a toujours à la mémoire le Napoléon à Eylau de Gros, le corps grossi par son épaisse pelisse fourrée, la face déjà envahie par la graisse. Gros, qui a la touche un peu lourde, fait de l’empereur un portrait ressemblant, mais ressemblant par anticipation. Son Napoléon n’est pas le Napoléon de 1807, c’est le Napoléon de 1812. Si on consulte la collection des monnaies napoléoniennes depuis l’an x jusqu’à l’année 1814, on sera convaincu que le portrait de Meissonier réalise mieux le type des pièces d’or et d’argent frappées en 1806[1] et en 1807 que ne le fait celui de Gros.

A la droite de l’empereur, cet officier qui porte en bataille son chapeau bordé de menues plumes blanches et dont le cheval impatient de la durée du défilé tire sur la bride en baissant la tête et fouille le sol du pied, c’est Berthier, maréchal de l’empire, major général de l’armée. La plaque de grand aigle de la Légion d’honneur étoile sa poitrine, et les" aiguillettes de l’état-major s’arrondissent en tresses d’or sur son frac bleu foncé. A côté de lui, cet officier décoré aussi des aiguillettes, est Savary, aide-de-camp de l’empereur. A gauche de Napoléon, voici Bessières, maréchal de France, colonel général de la garde. Derrière ces maréchaux et ces généraux se tient un officier d’ordonnance de l’empereur, reconnaissable à son uniforme entièrement bleu de ciel. Trois cavaliers vêtus du dolman et de la pelisse rouges, chamarrés d’or, apparaissent au fond ; ce sont les aides-de-camp du major-général. Tous ces officiers ont la physionomie vivante et tranchée. Leurs divers uniformes s’harmonisent bien entre eux, les figures sont heureusement groupées de façon à encadrer et à faire ressortir celle de Napoléon. Il faut louer plus encore les quatre guides d’avant-garde. Là tout est accompli, il n’est rien à reprendre, la critique est muette. Solides à cheval, ne faisant qu’un avec leur monture, portant orgueilleusement leur bel uniforme : dolman et culotte vert foncé, pelisse rouge et épais kolback dont les poils retombent jusque sur les yeux, ces hommes ont une attitude aisée et martiale, une mine farouche et débonnaire. On voit qu’ils sont fiers d’être l’avant-garde de l’escorte impériale, de marcher devant leur empereur ! Le cheval de l’un d’eux, qui, vu en raccourci, de face, s’encapuchonné sous la main rigide de son cavalier, est vraiment admirable.

Les cuirassiers du premier plan sont loin d’atteindre à cette perfection. Il y a certes dans l’ensemble de ce groupe un grand effet de mouvement et de vie : chevaux et cavaliers sont bien dans l’action. Ils courent, ils volent, ceux-là cherchant à se gagner de vitesse, ceux-ci s’efforçant de maintenir leurs montures dans le rang. Il y a certes dans les détails une touche sans pareille, un relief inouï, une exactitude merveilleuse ; mais combien aussi il y a-t-il de fautes d’harmonie et de mesure ! Comme Géricault, qui eut toujours une furieuse passion pour les chevaux, qui au collège rêvait de remplacer Franconi, et, raconte un contemporain, s’attachait des barres de bois le long des genoux, en dedans, afin de se courber les jambes en arc à la façon des cavaliers, qui en 1814 s’engageait dans la cavalerie et qui plus tard se promenait chaque jour à cheval aux Champs-Elysées et au bois de Boulogne, Meissonier aime les chevaux à la folie, Il connaît le cheval à la fois en peintre, en professeur à l’École d’Alfort et en sportman. Il l’a étudié à l’écurie, à la promenade, aux courses, dans les revues et jusque sur les champs de bataille. Peut-être est-ce cette passion des chevaux qui a nui à Meissonier pour peindre les chevaux des cuirassiers. Il semble qu’il se soit trop complu dans cette partie de son travail. Il a trop caressé, trop lustré de son pinceau ces croupes, ces avant-trains et ces encolures. Il ne s’est jamais résolu à les abandonner. Il a voulu aller au-delà de la perfection, tout montrer, tout accuser, ne laisser aucun muscle au repos, aucune veine sous le poil. C’est ainsi qu’il est arrivé à donner à ces chevaux l’apparence d’écorchés. Trop de muscles, trop de veines, trop de surfaces luisantes. « Un trop grand soin nuit souvent, » aimait à dire Apelles. Cette maxime s’applique à merveille aux chevaux de Meissonier. Un cheval lancé au galop ne saurait être peint avec la minutie et la patience qu’on emploie pour une figure au repos. Le « morceau » ne convient guère aux figures en mouvement. Il faut qu’elles soient enlevées par des touches vigoureuses sous peine d’être glacées et immobilisées dans leur mouvement. Meissonier prouve que les théories ne sont pas absolues. Malgré le soin excessif de l’exécution, ses chevaux galopent, bondissent et se cabrent avec toute l’apparence de la réalité et de la vie. Encore quelques critiques de détail. Pourquoi ce même type d’Alsacien blond empreint sur toutes les têtes des cuirassiers ? Nous ne savions pas que Napoléon eût appareillé les hommes par escadron selon leur type et la couleur de leurs cheveux, à l’imitation du tsar Paul Ier, qui avait créé le régiment des grenadiers au nez camard. On ne sait de quelle épaule sort le bras du cuirassier placé à l’extrême gauche du tableau. C’est un bras isolé, un bras perdu ! Cette dislocation est peut-être vraie dans la nature, elle est choquante et inexplicable dans un tableau. Le cheval blanc du trompette d’ordonnance, vêtu de jaune, couleur distinctive du collet du 12e cuirassiers, est trop lourd. Il ne fournirait pas une charge. Les manches des tuniques ne sont peintes que par demi-teintes, ce qui leur donne un ton faux. Si les uniformes ne sont pas assez bleus, les cuirasses et les épées le sont trop. Elles n’ont ni les éclairs de l’acier fourbi, ni les tons mats de l’acier graissé. M. Meissonier a d’ordinaire la ton alité locale plus juste.

Tout le bruit qui s’est fait autour du 1807 vient surtout du prix excessif que ce tableau a été payé. Bien des gens admirent dans cette toile les billets de banque qu’elle représente, et s’amusent à calculer le nombre de louis que chaque figure a rapportés à l’auteur. D’autres, — sans parler des envieux, — s’irritent d’un tel prix, se demandant avec raison ce que vaudra un chef-d’œuvre incontesté, d’un maître ancien, si l’on donne 300,000 francs d’un tableau fort discutable d’un peintre encore vivante Dans les ateliers et dans les salons, on discute moins en réalité le talent de l’artiste que la folie ou la sagesse de l’amateur. Le 1807 vaut peut-être 300,000 francs, mais mérite-t-il tout ce tapage ? M. Meissonier n’y montre aucune face nouvelle de son talent, il y apparaît avec ses qualités accoutumées qui, poussées à l’excès, deviennent des défauts ; mais il y reste ce qu’il a toujours été, un peintre de grande manière, quelle que soit la dimension de ses tableaux.


III

La première impression qu’on ressent en entrant à l’exposition des œuvres de Pils est l’étonnement du petit nombre de tableaux exposés. Lorsqu’on a vu les expositions si fournies, si variées, si abondantes de Delacroix et d’Ingres ; lorsqu’on s’imagine ce qu’eût pu être une exposition de l’œuvre entier de Gros, de David, d’Horace Vernet, d’Ary Scheffer, de Delaroche ; lorsqu’on se rappelle l’exposition à ce même palais des Beaux-Arts d’une seule partie de l’œuvre de Paul Baudry, les peintures destinées au nouvel Opéra, on est un peu surpris du maigre héritage de Pils. Quelques grands tableaux, la Bataille de l’Alma, le Débarquement en Crimée, le Jeudi-saint, une dizaine de petites toiles, l’École à feu, la Tranchée, les Zouaves, le Rouget de l’Isle, le Retour de la chasse, puis une multitude d’aquarelles, de dessins, d’ébauches, d’esquisses, de croquis, c’est là tout. On a compté sur une promenade dans une exposition et on ne fait guère qu’une visite à un atelier, à l’époque des envois au Salon. Au reste la fécondité n’est pas le génie. N’eût-il fait que le Naufrage de la Méduse, Géricault n’en serait pas moins au Panthéon de l’art. Mais Pils n’est pas de la famille des grands peintres. Sauf sa Bataille de l’Alma, le Débarquement, deux ou trois petits tableaux, militaires et ses aquarelles, toutes marquées au signe de l’originalité, pleines d’air et de pittoresque, et lavées d’une touche légère, son œuvre sera vite oublié. Peintre convenable, soigneux, élevé à une bonne école, il n’a pas de qualité dominante. Dans presque tous ses tableaux d’histoire ou de genre, la composition est banale, le dessin indécis, la couleur sans éclat et sans vigueur. C’est à cause du sujet qu’on s’arrête devant le Rouget de l’Isle chantant la Marseillaise. Le Retour de la battue, peint tout entier dans une gamme gris-ardoise, nous montre une réunion de chasseurs devant un château à tourelles qui est un joujou. Jamais les chasseurs ne pourront entrer par ces petites portes, ni se tenir debout à ces petites fenêtres. L’esquisse de la Mort d’une sœur de charité est d’un beau sentiment, mais l’exécution du tableau ne vaut peut-être pas mieux que celle de la Prière à l’hospice et du Jeudi-saint.

Pour Pils, hésitant entre les tableaux religieux, les sujets mythologiques et les tableaux de genre, la campagne de Crimée fut le chemin de Damas. Fils d’un soldat, il se fit peintre de soldats. Au Salon de 1855, sa Tranchée devant Sébastopol, qui rachète sa couleur terreuse par l’attitude pittoresque des figures et une certaine originalité dans l’expression du troupier moderne, fut remarquée. Le prince Napoléon lui commanda alors le Débarquement en Crimée. Ce tableau, qui est exposé aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts, justifie le succès qu’il obtint au Salon de 1857. Pils a heureusement agencé sa composition, de façon à contenter et le public et l’auteur de la commande. Au premier plan, le maréchal Saint-Arnaud, déjà malade, est assis sur une cantine d’officier. Une carte dans la main gauche, il semble désigner de l’autre main étendue les positions que doivent occuper les troupes. Groupés debout autour du général en chef, le prince Napoléon, le duc de Cambridge et le général Canrobert écoutent ses instructions. Bosquet, déjà en selle, va gagner le poste qui lui est assigné. Derrière l’état-major, dont chaque figure, placée dans une attitude naturelle, est un portrait très ressemblant, et qui ne pose pas comme un état-major d’Horace Vernet, passe une colonne d’infanterie. De l’autre côté de la toile, un bataillon de chasseurs est arrêté en attendant l’ordre du départ. Les soldats ne sont point à une revue, aussi prennent-ils les poses familières au troupier lors des pauses des étapes, les uns, assis par terre, allument leur pipe ou rajustent une guêtre délacée ; les autres s’appuient les deux mains sur le bout du canon de leurs lourdes carabines ou donnent ce qu’on appelle le « coup de sac. » Le second plan est occupé par une batterie d’artillerie montée qui s’avance au pas et dont la longue file de cavaliers et de canons se prolonge en perspective jusqu’au rivage. Au fond, la mer couverte de voiles étend ses eaux transparentes sous un ciel bleu, un peu nuageux, d’une grande légèreté. La couleur est agréable par sa clarté, sans avoir pourtant ni l’éclat ni la puissance. La composition est habilement entendue. Chacun a sa place, le général comme le soldat, l’état-major comme l’armée. On a une juste idée de la confusion, des tâtonnemens, des marches et des contre-marches d’un débarquement en pays ennemi. Les généraux ont souci de leur haute mission, de leur grave responsabilité. Les soldats portent sur leur visage la gaîté d’hommes qui voient du nouveau et qui se réjouissent après une longue traversée de fouler ce « sacro-saint plancher des vaches, » si cher à Panurge.

Dans divers tableaux de petite dimension, tels que l’Exercice à feu, les Zouaves à la tranchée, et surtout dans les aquarelles, Pils a montré les mêmes qualités de composition, de pittoresque et de réalisation vivante du troupier. Voyez ces zouaves défilant dans la tranchée au pas de course, le corps courbé en deux, la tête baissée, le fusil tenu horizontalement, à hauteur de la hanche. A leur allure martiale on devine que s’ils se cachent ainsi ce n’est pas pour éviter les balles de l’ennemi ; c’est pour ne pas attirer son attention sur le hardi coup de main qu’ils vont tenter. Dans une lettre que désavouerait peut-être le successeur de Montalembert à l’Académie, mais que reconnaîtrait bien le commandant en chef du 7e corps d’armée, le duc d’Aumale a caractérisé d’une façon toute pittoresque le talent de Pils, peintre de soldats. « Vous m’avez envoyé, écrivait-il, un vrai chef-d’œuvre, trois troupiers en chair et en os, qui parlent, qui remuent, qui vont se battre et qui rosseront, j’en suis sûr, Arabes et Kabyles. Il me semble que j’ai vu ces trois figures-là et que je connais leurs noms. Celui de gauche est aussi bon sujet que brave ; je l’avais fait caporal, il a du faire son chemin depuis. J’ai donné quelque part une pipe au clairon. Quant au troisième, c’est un remplaçant ; il est pratique, mais vaillant, et lorsqu’on l’a mis à la salle de police pour une bordée, on l’en fait sortir, car il se bat si bien ! Enfin je suis ravi de voir qu’il y a encore un pinceau pour conserver à nos neveux le type de ce soldat français que nous connaissons et que nous aimons… »

L’œuvre capitale de Pils est la Bataille de l’Alma. Chacun voudra revoir à l’École des Beaux-Arts, cette belle page d’histoire militaire. On connaît dans ses grandes lignes la marche de la bataille de l’Aima. L’armée russe occupait de formidables positions : elle était massée tout entière sur des hauteurs escarpées, dominant la plaine où s’avançait l’armée alliée. Une heure avant l’action, Menchikof écrivait à l’empereur Nicolas : « J’occupe une position formidable ; dans six semaines, les Français, fussent-ils 100,000 hommes, ne m’auront pas débusqué d’ici. » Le lendemain, le général russe racontait sa défaite, mais il disait : « Il faut que les Français soient fous ! » L’audace en effet avait été poussée jusqu’à la folie. A une heure de l’après-midi, alors que le gros des Français et des Anglais marchait en ligne, à découvert, contre les positions de l’ennemi et que l’artillerie entrait en action, la division Bosquet, qui occupait l’extrême droite de l’armée et que secondaient les canons de la flotte, franchissait l’Alma et, sous le feu des Russes, escaladait avec deux batteries de campagne ces hauteurs escarpées qui semblaient inaccessibles même pour les zouaves. Cette position enlevée, la bataille n’était pas encore terminée, mais elle était déjà gagnée.

Le tableau de Pils représente d’une façon claire et précise la position générale des deux armées ennemies et exprime bien l’important mouvement de la division Bosquet. Si on ne se bat pas corps à corps dans cette bataille, ce n’en est pas moins une bataille. La toile, d’une très grande dimension, embrasse la plaine de l’Alma, coupée par le cours sinueux de la petite rivière. Au fond s’étend, de la droite presque jusqu’à la gauche, la chaîne de collines aux pentes roides et aux arêtes vives qu’occupe l’ennemi. Dans la plaine, on aperçoit la famée noire d’un village incendié et trois lignes de combattans perdus dans la fumée grise de la canonnade. Au milieu, presque au pied des hauteurs, c’est la division Canrobert ; plus à gauche, en échelon en arrière, c’est la division du prince Napoléon ; à l’extrême gauche enfin, c’est le corps anglais. Les premiers et les deuxièmes plans sont remplis par les fantassins et les artilleurs de Bosquet. Le général, qui a pour tout état-major un officier d’ordonnance et un porte-fanion, franchit l’Alma à gué. Autour du cheval de Bosquet, en avant, en arrière, se presse, dans le lit de la rivière, une foule de turcos, avec de l’eau jusqu’à mi-jambe, se poussant pour suivre leurs tambours et leurs clairons qui, déjà parvenus sur l’autre rive, se dirigent du côté des Russes. Un clairon s’est arrêté une minute pour prendre de l’eau. Agenouillé et la main gauche appuyée à terre, il remplit son bidon à la petite rivière. Derrière le groupe des tambours, vus de dos, une des batteries du commandant Barral, dont la silhouette se détache au-dessus d’un caisson, commence à gravir les premières pentes des hauteurs. On voit que ce n’est pas sans peine que s’accomplit ce tour de force. Les chevaux tirent de toute leur vigueur, les conducteurs fouettent à tour de bras, les servans de pièces, aidés par les tambours algériens, poussent énergiquement à la roue. Les premières pièces d’une autre batterie, engagées dans le cours d’eau, suivent le mouvement. A l’extrême droite, au troisième plan, les têtes de colonne des zouaves escaladent des hauteurs presque à pic. Sur la rive gauche de l’Aima, les régimens de ligne de la brigade d’Autemarre se mettent en marche pour seconder les zouaves.

L’aspect un peu panoramatique que donnent à cette œuvre la composition en amphithéâtre et les fonds presque vides ne lui retire pas son caractère de tableau. Il n’y a pas à la vérité de groupe principal, mais les masses du premier plan, bien liées ensemble, forment comme un seul groupe où le regard se porte naturellement. La composition est excellente, les attitudes des figures naturelles et animées, l’ensemble de l’œuvre enfin a de l’effet par le mouvement, l’entrain, le pittoresque ; mais l’exécution est pauvre, sans accent, sans vigueur. Elle n’a ni la fougue, ni le premier jet, ni l’énergie grâce auxquels on est porté à pardonner les négligences et les incorrections ; elle n’a pas non plus la fermeté de touche, la recherche de la ligne, la perfection du modelé, qu’on admire dans les œuvres où le génie s’est armé de patience. La couleur généralement terne et noire, sauf dans les fonds très légers et très aériens, a parfois de blessantes crudités. Le groupe des tambours de turcos est loin d’être harmonieux. Le cheval du général Bosquet et celui de son aide-de-camp ont le premier des tons d’acajou, le second des tons de palissandre qui appartiennent plus à l’ébénisterie qu’à la peinture. Les esquisses de Pils sont supérieures à ses tableaux. Celle de la Bataille de l’Alma est d’une tonalité plus fraîche et plus imprévue ; il y a plus d’énergie et plus d’entrain encore dans les artilleurs qui poussent le canon, plus de furia dans les zouaves qui escaladent les hauteurs. Il a fait aussi, pour sa Réception des chefs arabes, dont on se rappelle le détestable coloris, et qu’on a sagement agi en n’exposant pas, une esquisse pleine de feu, de mouvement et de couleur qu’aurait pu signer Delacroix. La main manquait à ce travailleur opiniâtre, qui, couché six mois par an pendant toute sa vie sur son lit de poitrinaire, travaillait le reste du temps avec un acharnement admirable, faisant pour le moindre tableau des esquisses par dizaines et des études par centaines.

Une heure, — un siècle à notre époque où la réputation est comme un château de cartes qui s’élève et s’écroule avec une égale rapidité, — Pils passa comme un grand peintre. On ne parlait alors que de la Bataille de l’Alma, du Débarquement, des Zouaves ; mais l’opinion publique, qui s’égare facilement dans l’enthousiasme, a de cruels reviremens. Pils, d’ailleurs de plus en plus souffrant, eut le malheur de se faire oublier six ans. Devant la Réception des chefs arabes, en 1867, on ne se souvint du peintre de l’Alma que pour constater sa décadence. Découragé, miné par la maladie, Pils entreprit d’autres travaux. Il était presque humilié de s’entendre appeler sans cesse « peintre de soldats. » Il voulut consacrer les dernières années de sa vie de souffrances à une œuvre qui le classât parmi les peintres d’histoire. Il se rappela qu’il avait été prix de Rome, qu’il avait tout comme un autre fait des études d’après le nu et d’après l’antique. Il accepta de décorer l’escalier de l’Opéra. Pils se trompait : il n’était pas né pour la grande peinture mythologique. Il pouvait bien faire escalader par ses zouaves les crêtes de l’Alma, mais les cimes de l’Olympe ne se prennent pas d’assaut. Ses figures étaient trop lourdes de formes pour qu’elles pussent se soutenir sur les nuages dorés du ciel homérique. Ses qualités de vie, de mouvement, de pittoresque, son vif sentiment du type militaire moderne qui est la caractéristique de son talent, n’allaient plus que lui nuire. Pour réussir dans ce nouveau genre, il fallait qu’il se transformât, qu’il devînt un autre peintre. C’est ce qu’il fit. La métamorphose lui fut funeste. Il était Isidore Pils, il ne fut plus qu’un peintre comme il y en a tant, habile, ingénieux, expérimenté, mais dénué d’originalité, de puissance, de noblesse. Heureusement pour ce vaillant artiste, on aura vite oublié les peintures de l’Opéra, les Chefs arabes, le Jeudi-saint, et on se souviendra du peintre de l’Alma, ce nom qui affligeait tant Pils, et le seul cependant qui pourra le faire connaître à la postérité.

Cet aveuglement de Pils, dédaignant son plus beau titre de célébrité, méconnaissant son tempérament de peintre et abandonnant le genre où il s’était fait une juste réputation pour chercher ailleurs un insuccès mérité, n’est pas unique dans l’histoire de l’art. Gros, vaincu par les conseils de son ancien maître David qui du fond de l’exil lui écrivait « d’abandonner les sujets futiles et les tableaux de circonstance pour faire enfin de beaux tableaux d’histoire, » Gros ne fit-il pas aussi des décorations allégoriques, et ce fameux tableau d’Hercule et Diomède dont les violentes critiques poussèrent au suicide le peintre immortel des Pestiférés.

D’après la rapide revue des peintres et des peintures de batailles que le 1807 de Meissonier et l’exposition des œuvres de Pils nous ont entraîné à faire, il semble que tous les tableaux de ce genre peuvent se diviser en quatre principaux groupes : les batailles typiques et généralisatrices, celles de Michel-Ange, du Vinci, de Salvator Rosa ; les batailles stratégiques, celles de Carle Vernet d’Eugène Lami, de Durand Brager et de l’aquarelliste Jung ; les batailles officielles, celles de Van der Meulen, de Parrocel, de Gérard ; enfin les batailles épisodiques, celles de Charlet et de la jeune école contemporaine. Pour réaliser l’idéal qu’on se fait d’un tableau de batailles, ne faudrait-il pas que ce tableau participât à la fois de ces quatre styles, qu’il fût épique et mouvementé comme la Bataille d’Anghiari, précis comme la Bataille de Marengo, exact comme le Passage du Rhin, vrai comme le Combat sur une voie ferrée ? Raphaël, Gros, Delacroix ont plus ou moins atteint à cet idéal. En résumé, un tableau doit représenter la bataille dans son caractère général de lutte, de tuerie et d’horreur, mais il doit aussi représenter une bataille déterminée. Pour cela, le peintre a à garder, malgré la confusion des mêlées corps à corps, un certain ordre qui fasse comprendre la marche et le but de l’action ; il a à choisir dans les différentes péripéties de la bataille qu’il veut peindre celle qui est restée légendaire ou qui a décidé de la victoire : l’attaque désespérée de la colonne anglaise par la maison du roi à Fontenoi, la charge des cuirassiers à la Moskowa, la dernière défense de la garde à Waterloo, la charge de la cavalerie anglaise à Balaklava. Enfin, si le chef d’armée a été dans l’action même, comme Alexandre au Granique, César à Gergovie, François Ier à Marignan, Henri IV à Ivry, Bonaparte à Arcole, Napoléon à Arcis-sur-Aube, le peintre doit le mettre dans le tableau. Sinon, il doit lui préférer le véritable héros des batailles : le soldat.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Particularité curieuse qui sans doute a été déjà signalée : les pièces de 5 francs de 1808 portent en exergue sur la face : Napoléon empereur, et au revers : République française. C’est toujours la méthode des césars romains, qui gouvernaient en despotes tout-puissans de l’Asie sous le couvert de l’étiquette républicaine.