La Peinture des Coupoles - la nef de Saint-Roch

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La Peinture des Coupoles - la nef de Saint-Roch
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 801-824).
LA
PEINTURE DES COUPOLES

LA NEF DE SAINT-ROCH.

Les vastes peintures que M. Roger vient de terminer dans l’église de Saint-Roch, à Paris, ont, entre autres mérites, celui d’être bien appropriées par le style au caractère général de l’édifice et, par l’ordonnance même, aux conditions toutes spéciales de l’art de décorer une coupole, art difficile pour lequel, le Corrège excepté, les maîtres souverains ne nous ont pas légué d’enseignement, et dont, à défaut de grands exemples, on ne peut rechercher les lois que dans la théorie ou dans des œuvres relativement modernes. Pour apprécier sous ce rapport la valeur du travail accompli par M. Roger, il convient donc de se rendre compte des conditions qui régissaient une pareille tâche et de jeter un coup d’œil sur les entreprises analogues successivement tentées dans notre pays.

Une coupole, c’est-à-dire une voûte hémisphérique ou engendrée soit par deux courbes se coupant au sommet, soit par une demi-ellipse posée sur un plan circulaire ou polygonal, — une coupole n’emprunte pas sa raison d’être d’une des nécessités de la construction. Au lieu de correspondre directement, comme le comble à pans droits ou comme le plafond, à des besoins de conservation à l’extérieur et d’abri au dedans, elle exprime une intention de décoration tout artificielle, une fantaisie de l’imagination inutile au point de vue pratique, propre seulement à éveiller dans l’esprit du spectateur des idées indéfinies de conquête sur l’espace et de mouvement. Aussi l’architecture grecque, logique par excellence, n’a-t-elle pas consacré par ses œuvres ce mode de construction sans signification précise, cette sorte de fastueux caprice.

Bien qu’assez enclin, on le sait, à faire prévaloir l’élément grandiose en toute occasion et à tout prix, l’art romain lui-même s’est préservé sur ce point de l’ostentation et de l’excès. Il lui est arrivé parfois de couronner d’une coupole une rotonde comme le Panthéon d’Agrippa, déduisant ainsi la forme de la toiture de la forme figurée par les murs de l’édifice : il n’a pas commis cette faute, ou tout au moins ce pléonasme architectural, dont devait s’accommoder l’art moderne, d’élever un second monument sur le premier, et, celui-ci une fois enraciné dans le sol, de le recommencer en l’air, pour ainsi dire sur la croisée des lignes du comble.

Enfin, malgré les exemples donnés par les architectes byzantins de Sainte-Sophie à Constantinople et de Saint-Vital à Ravenne, — exemples renouvelés au IXe et au Xe siècle à Aix-la-Chapelle et à Venise, — la coupole, pendant tout le moyen âge, demeure à peu près hors d’emploi. On pourrait relever çà et là les témoignages de quelques efforts pour continuer à cet égard la tradition byzantine ; mais en général l’architecture gothique cherche et trouve ses inspirations ailleurs. Les édifices qu’elle construit, au lieu d’être, comme les monumens grecs, assis sur des horizontales, se dressent en perpendiculaires, et ce mouvement d’ascension, si vivement exprimé par de minces colonnes jaillissant du sol jusqu’aux voûtes, n’a rien de commun avec la souplesse un peu laborieuse, avec l’élan, sans point de départ fixé et sans but, des lignes d’un dôme. Pour remettre en honneur ou plutôt pour introduire les courbes dans l’architecture comme élément de décoration principal, il faut la science hardie de Brunelleschi au XVe siècle et dans le siècle suivant le génie de Michel-Ange. Le dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs à Florence et le dôme de Saint-Pierre à Rome sont, à vrai dire, les premiers termes de cette révolution ou de ce progrès. Ils constituent deux types dont les formes, diversement imitées à partir de la renaissance, se reproduiront à tout propos et deviendront, particulièrement en France, l’ornement presque obligé des églises et des palais. Depuis Philibert Delorme jusqu’à Lemercier, Levau et Mansart, et depuis ceux-ci jusqu’à Soufflot, les architectes qui se succèdent dans notre pays adoptent à cet égard et se transmettent un programme dont l’exécution ne varie guère qu’en proportion des talens personnels. Qu’il s’agisse de bâtir les Tuileries ou de travailler à l’achèvement du Louvre, de donner des plans pour la Sorbonne ou pour le château de Vaux, pour le Val-de-Grâce ou pour l’église de Sainte-Geneviève, un dôme devra inévitablement s’élever au centre de chaque édifice et annoncer au regard, non pas la destination particulière de celui-ci, mais la volonté qu’on aura eue de le faire somptueux avant tout, en se conformant, quant aux moyens, à la règle commune.

Nous n’avons pas à examiner ici, au point de vue de l’architecture, les mérites ou les défauts des nombreux spécimens en ce genre que nous ont légués les trois derniers siècles. Le mode de construction étant admis et la majesté qui peut en résulter pour l’effet extérieur une fois constatée, reste à savoir quelles ressources ces formes hémisphériques offrent au dedans à l’ornementation, de quels procédés il conviendra de faire usage pour que la magnificence des détails n’appesantisse ni ne fausse le caractère des lignes générales ; reste à savoir enfin comment l’œuvre du décorateur réussira à compléter ici l’œuvre de l’architecte et dans quelle mesure il sera permis à un art auxiliaire d’agir en vertu de ses inspirations propres et de sa fantaisie.

Il semble que la surface intérieure d’un dôme soit un champ naturellement promis au pinceau. Ces vastes murs, cintrés à l’imitation de la voûte du ciel, appellent des teintes sereines qui en allégeront le poids et en peupleront harmonieusement l’étendue, bien plutôt qu’elles n’autorisent l’emploi d’ornemens sculptés dont la multiplicité même et le relief surchargeraient l’aspect de l’ensemble et en diviseraient l’unité. Toutefois, entre ces deux partis à prendre, on a le plus souvent opté pour le second. Des séries de compartimens renouvelés de ceux qui dans le Panthéon, à Rome, rompent continuellement la belle courbe du cintre, des caissons quadrangulaires dont les renfoncemens profonds ajoutent par le contraste à la saillie, déjà inutile, des rosaces qu’ils encadrent, — voilà les ornemens traditionnels au moyen desquels on n’est guère arrivé qu’à démentir l’idée qu’il s’agissait de faire prévaloir, et à convertir une châsse aérienne, pour ainsi dire, en un épais couvercle emprisonnant le regard qui s’y heurte, comme il arrête et refoule la pensée. Le premier, parmi les artistes italiens, le Corrège entreprit, en pareil cas, de les affranchir absolument l’une et l’autre. En décorant de fresques la coupole de San-Giovanni à Parme, et un peu plus tard celle de la cathédrale, son pinceau pratiquait à travers les murs une immense ouverture sur le ciel et supprimait ainsi en apparence le champ même ou il s’exerçait. Plus audacieux encore que Michel-Ange, qui, en peignant le plafond de la chapelle Sixtine, n’avait figuré sur cette surface solide que des percemens symétriques, encadrés dans des ornemens d’architecture simulés, le Corrège ne craignait pas d’anéantir jusqu’à l’architecture réelle : il la remplaçait par le vide et suspendait, au sein de cet espace sans limites, des groupes aux lignes irrégulières, multipliées à l’infini et s’enroulant les unes dans les autres, conformément aux lois les plus difficiles de la perspective verticale.

Certes la tentative était hardie, et le merveilleux talent avec lequel elle a été menée à fin la justifie suffisamment. Les deux coupoles de Parme sont au nombre des plus beaux ouvrages qu’ait produits le pinceau. N’est-il pas permis néanmoins, en ayant pour ces grandes œuvres la profonde admiration qu’elles commandent, de confesser qu’elles ne satisfont pas à toutes les conditions exigées par le goût ? Gustave Planche a dit à ce sujet avec sa franchise accoutumée : « J’admire, comme tous les hommes de bonne foi, l’abondance et la variété qui éclatent dans la coupole de la cathédrale, je reconnais avec tous les esprits éclairés qu’un génie de premier ordre a pu seul enfanter une telle composition ; mais… il y a dans les raccourcis une ostentation qui frappe tous les yeux. » Et il ajoute : « Le parti adopté par Antonio à l’égard de l’architecture, en agrandissant le champ de la peinture, réduit l’architecture à néant. Pour tous ceux qui ont pris la peine de méditer sur ce problème délicat, il est aujourd’hui hors de doute qu’il vaut mieux, en pareille occasion, respecter les divisions de l’architecture et ne pas trouer la surface offerte au pinceau[1]. » Ces derniers mots caractérisent bien la nature des innovations introduites par le Corrège dans la peinture monumentale, et en signalent clairement les dangers. Trouer, comme il l’a fait, dans toute leur étendue les voûtes qu’il s’agissait seulement de revêtir de teintes lumineuses et de nous montrer voisines du ciel, sans pour cela les isoler du monument qu’elles couronnent ; prétendre produire une illusion absolue, en présentant au spectateur des figures strictement vues de bas en haut, des raccourcis que ses yeux ignoraient, des formes ramassées qui déconcertent sa mémoire, c’est en effet pécher contre le goût et courir le risque d’aboutir à l’invraisemblable par la recherche excessive, par l’expression outrée du vrai. Que le Corrège ait pu commettre impunément une pareille faute, ou plutôt qu’il l’ait rachetée à force de verve et de fécondité dans l’invention, de certitude dans la science, de puissance dans le coloris, — voilà ce que personne ne songera sans doute à contester. Toujours est-il que ses deux chefs-d’œuvre léguaient à l’avenir une tradition périlleuse, et que, sans les rendre responsables de toutes les erreurs qui ont suivi, on y trouvera la consécration d’un faux principe dont quelques successeurs du maître devaient s’autoriser, comme d’une excuse, pour leurs propres écarts.

Ainsi lorsqu’au bout d’un demi-siècle Vasari et après lui Frédéric Zuccaro couvraient de leurs peintures pédantesquement tumultueuses les parois intérieures du dôme de la cathédrale à Florence, que faisaient-ils, sinon pratiquer à leur manière, sinon paraphraser la doctrine professée par le Corrège et enchérir sur ses exemples ? Les moyens d’expression et le talent avaient bien dégénéré, il est vrai. Dans les fresques de Parme, les audaces du style, la bizarrerie même de certaines apparences procèdent d’une imagination aussi sincère que puissante ; on y sent, bien que sous des formes parfois tourmentées, des inspirations faciles, une abondance involontaire, naturelle jusque dans l’exagération. Les fresques de la cathédrale de Florence, au contraire, semblent le produit d’une extravagance calculée, de je ne sais quels laborieux efforts pour simuler les emportemens de la pensée et de la main. Ce serait donc faire injure aux nobles œuvres du Corrège que de les confondre avec ces emphatiques travaux dont les contemporains d’ailleurs ne paraissent pas avoir été les dupes plus que nous-mêmes, et qu’un poète de l’époque, le fondateur de l’académie de la Crusca, proposait tout uniment de recouvrir de badigeon[2] ; mais, sauf l’immense différence entre les résultats, le principe qu’avait adopté le Corrège est aussi l’élément décoratif employé par Zuccaro comme par Vasari. D’autres imitateurs survinrent qui achevèrent de populariser cette méthode et de lui donner force de loi. La peinture des coupoles ne fut dès lors en Italie que l’occasion de figurer le désordre, une sorte de tempête de lignes et de tons. On ne représenta plus les anges et les bienheureux que déformés à plaisir en vertu de la perspective curieuse, se culbutant les uns les autres et tournoyant pêle-mêle dans l’espace, comme ces damnés dont par le Dante que tourmente « sans trêve l’ouragan infernal ; » si bien que lorsque de nos jours M. Benvenuti eut achevé les médiocres peintures qu’abrite le dôme de San-Lorenzo à Florence, on dut, à défaut d’autres mérites, lui savoir gré de sa réserve, et qu’il parut presque avoir fait acte de réformateur parce qu’il s’était simplement abstenu de la turbulence pittoresque et des violences accoutumées.

En France, l’influence du Corrège et de ses imitateurs ne fut pas d’abord aussi absolue, ni l’entraînement aussi général. Dès les premières années du XVIIe siècle, il est vrai, Martin Fréminet avait fait de son mieux pour convertir notre école au culte de la manière italienne, pour lui inspirer le goût des raccourcis à outrance, des lignes entortillées, de tous ces problèmes pittoresques dont les voûtes de la chapelle de Fontainebleau exposent intrépidement les formules plutôt qu’elles n’en déterminent la solution ; mais auprès du plus grand nombre Martin Fréminet avait heureusement perdu ses peines, ou si, comme au temps du Primatice, on s’était un moment laissé séduire par cet étalage du « grand style, » le bon sens national et les doctrines maintenues par les portraitistes n’avaient pas tardé à avoir raison d’un engouement parfaitement contraire en réalité aux instincts de ceux-là mêmes qui l’affichaient. Lorsqu’on examine les œuvres qui résument le mieux les inclinations et les habitudes de l’art français à cette époque, — depuis les portraits peints anonymes jusqu’aux crayons de Dumonstier, jusqu’aux estampes de Léonard Gaultier et de Thomas de Leu, — on comprend quelle force de résistance secrète notre école était en mesure d’opposer aux envahissemens de l’art étranger. On voit du moins que, lorsqu’il lui arrivait d’accepter les exemples d’autrui, elle se les assimilait avec autant de prudence que de sagacité, et dans les cas seulement où ces exemples pouvaient aider au développement de ses propres aptitudes : témoin le profit qu’elle tire en ce sens des importations de l’art des Pays-Bas, vers la fin du règne de Henri IV, et l’habileté avec laquelle nos dessinateurs et nos graveurs en particulier interprètent dans leurs ouvrages la méthode des Porbus et des Wierix. Dira-t-on qu’il ne s’agit ici que de travaux et de maîtres secondaires, qu’à l’heure où ils s’inspiraient en aussi modeste lieu, les artistes français ignoraient encore les grands modèles et les enseignemens souverains ? Les choses ne changèrent pas pourtant, même après la venue de Rubens à Paris, même après l’achèvement de la Galerie de Médicis. On admira les éclatans tableaux du maître d’Anvers sans songer le moins du monde à les contrefaire, sans être ébranlé dans cette foi traditionnelle qui avait survécu au schisme suscité par les disciples du Rosso et du Primatice, aussi bien qu’à la prétendue réforme plus récemment tentée par Fréminet. On crut, comme par le passé, au bon droit de la peinture nationale, à ses ressources naturelles, à la légitimité de ses conditions ; tout en s’inclinant devant les maîtres nés au-delà des Alpes ou sur les bords de l’Escaut, on attendit avec confiance le jour prochain où notre pays trouverait parmi ses enfans des rivaux à leur opposer, et dans le grand Poussin un exemplaire achevé du génie même de l’art français.

Cependant l’usage de confier les tâches les plus importantes à des peintres étrangers était trop bien consacré en France depuis le XVIe siècle pour que les protecteurs officiels des beaux-arts osassent encore s’affranchir de la tradition. Aussi, lorsque la reine Marie de Médicis eut bâti dans la rue de Vaugirard l’église qu’elle destinait aux carmes déchaussés, s’adressa-t-elle, pour la décoration de ce monument, à un artiste des Pays-Bas, comme elle l’avait fait déjà pour la décoration de son propre palais. Bertholet Flemael, de Liège, reçut la mission d’orner la coupole de la nouvelle église, et d’initier ainsi les Parisiens à un genre de peinture que leurs regards n’avaient jusqu’alors pas plus connu que les formes architectoniques de ces murs livrés au pinceau.

Il semble pourtant qu’en choisissant, non plus un génie intraitable, un chef d’école comme Rubens, au-dessus des concessions et des sacrifices, mais un homme dont le talent avait fait ses preuves de souplesse, la reine ait voulu concilier avec la coutume qui l’obligeait les justes exigences du goût public. La méthode mixte, éclectique, dirait-on aujourd’hui, de Bertholet Flemael, cette manière où se résumaient à la fois les enseignemens de Jordaens et les souvenirs des œuvres étudiées par le peintre en Italie, n’était pas de nature à blesser ici aucune conviction, à démentir ouvertement aucune habitude. Elle pouvait même se modifier à Paris comme elle s’était appropriée déjà, sur les murs du palais ducal à Florence, aux coutumes de l’art toscan, et emprunter d’un nouveau milieu des formes d’expression nouvelles. C’est ce qui arriva en effet. Les peintures de l’église des Carmes ont presque l’apparence d’une œuvre française. Un peu oubliées aujourd’hui, elles n’en demeurent pas moins un spécimen très intéressant de la peinture monumentale avant la seconde moitié du XVIIe siècle. Dans la question qui nous occupe, elles ont d’ailleurs une importance particulière, puisqu’elles offrent chez nous le premier exemple de la décoration pittoresque d’une coupole proprement dite.

La partie centrale de l’église que Bertholet avait été chargé de peindre imposait au pinceau deux tâches différentes, en raison de la diversité des surfaces et des conditions mêmes de la construction. Des murs en rotonde, percés vers le haut d’étroites fenêtres et s’élevant verticalement sur un entablement circulaire au-dessus duquel se dessinent quatre grands arcs et quatre pendentifs, puis au sommet de cette rotonde, dont le diamètre est bien moindre que la hauteur, une calotte portant sur ces murs, supportés eux-mêmes par les pendentifs, — voilà le double champ qu’il s’agissait d’orner en variant, conformément à l’architecture, l’ordonnance des compositions, mais en maintenant néanmoins entre celles-ci une certaine connexité. Qu’on se figure un tube surmonté d’un couvercle bombé, et l’on aura une idée assez exacte des proportions relatives et des formes attribuées au clair-étage, — pour nous servir d’un terme technique,— et à la coupole du monument. Or ce clair-étage, destiné, comme le mot l’indique, à donner accès à la lumière, et par conséquent troué çà et là, ne pouvait, sans une invraisemblance manifeste, être revêtu de peintures simulant une scène en plein air. Le moyen d’encadrer dans un ciel figuré des fenêtres au travers desquelles on aperçoit le ciel véritable et de convertir ainsi en une image du vide ce qui implique nécessairement l’idée d’un corps solide et d’un support ? Dans des cas analogues, quelques peintres italiens, Romanelli entre autres, se sont laissé aller à commettre ce contre-sens : Bertholet eut le bon esprit de s’en préserver en tournant adroitement une difficulté qu’il ne se sentait pas assez fort pour vaincre de haute lutte.

Le thème à développer était Elie enlevé au ciel sur un char de feu. En pareil lieu et pour de pareils hôtes, rien de plus aisément explicable que le choix de ce sujet. On sait que les carmes faisaient remonter très haut leur généalogie, et que, sur la foi d’une tradition vivement critiquée d’ailleurs par les bollandistes, ils considéraient le prophète Élie comme le fondateur de leur ordre ; mais aussi rien de moins facile, quant à l’exécution, que de concilier avec les caractères surnaturels de la scène l’expression de réalité inhérente à la conformation même des murailles. Bertholet divisa sa composition en deux parts. Sur la surface intérieure de la calotte, il représenta le char du prophète emporté à travers l’espace et roulant sur les nuées que des anges environnent. Dans la partie inférieure du dôme, au-dessus de cet entablement circulaire dont nous avons parlé, il groupa les disciples d’Élie, au milieu desquels Elisée élève les bras pour recevoir le manteau détaché des épaules de son maître, manteau de couleur blanche, bien entendu, comme celui que portent les carmes, et qui, se développant à cette place, exprimait une allusion au fait présent aussi bien qu’un souvenir du fait biblique. Ajoutons que, sous le rapport purement pittoresque, l’emploi du moyen était bon. Sans cette draperie flottante qui relie les deux compositions l’une à l’autre, l’espace compris entre la figure d’Elisée et la base de la coupole, où apparaît Elie, serait nécessairement resté un peu vide, bien que des pilastres et d’autres ornemens peints d’architecture aient eu préalablement pour objet d’en garnir la nudité. Enfin, malgré l’agitation des lignes qu’entraînait avec soi la représentation de la scène générale ou plutôt de la double scène, une certaine symétrie règne dans l’ordonnance, en installe et en pondère les formes, comme elle établit entre les tons cet équilibre qui est la condition indispensable de la peinture décorative.

Le groupe des anges et les nuages environnant le char d’Élie sont disposés de telle sorte qu’ils paraissent graviter autour de ce point central, et, sous quelque aspect qu’on les envisage, confirmer en le répétant le mouvement orbiculaire des lignes de la coupole. La même harmonie se retrouve, dans la décoration du clair-étage, entre les combinaisons pittoresques et les données de l’architecture. Ces convenances d’ailleurs étaient ici plus faciles à observer. Une fois le parti pris de figurer avec le pinceau une rangée de balustres au-dessus de l’entablement réel et d’orner seulement de pilastres peints ou de niches les murs s’élevant verticalement derrière ces balustres, l’unité du plan existait pour les personnages à placer dans l’intervalle. Ceux-ci par conséquent, à moins de se hisser les uns sur les autres ou d’enfoncer le mur, ne pouvaient ni déranger le niveau résultant du fait même de leur réunion sur cette sorte de terrasse, ni interrompre la circonférence du cercle que dessinent les pierres du monument. Quant au coloris, les qualités qui le distinguent procèdent, comme les élémens de l’ordonnance, de calculs ingénieux plutôt que d’un sentiment très hardi. Le fond d’architecture blanchâtre sur lequel se détachent les figures des disciples forme une transition adroite entre les tons, naturellement solides, de ce groupe et les teintes transparentes de l’atmosphère qui enveloppé Élie et les anges. La figure d’Élie à son tour ou, pour mieux dire, l’ensemble de la scène céleste que représente la coupole contraste bien, par la limpidité de l’aspect, avec les caractères de la scène retracée sur les murs inférieurs du dôme. Tout enfin, dans ces peintures sagement composées, sagement faites, révèle un esprit et une main bien informés ; tout émane d’une science sans arrogance, mais non pas sans certitude, et qui, sous les dehors de la simplicité, de la bonhomie même, si l’on veut, a au fond sa valeur propre et son genre d’autorité.

La bonhomie, la modération dans l’invention et dans la pratique, ce n’est pas là sans doute ce qui recommande d’ordinaire le talent de Pierre Mignard, et la Coupole du Val-de-Grâce en particulier ne continue guère sous ce rapport la tradition que Bertholet Flemael avait essayé de fonder. Si fastueuse pourtant que nous paraisse cette immense machine, si recherché qu’en soit le style, elle acquiert presque de la vraisemblance et de la mesure lorsqu’on la compare aux ouvrages italiens de même espèce appartenant au XVIIe siècle. Ni le Joseppin, ni Lanfranc, ni les autres fabricans de ces allégories banales qui marquent en Italie la dernière phase de la décadence, n’auraient pris la peine que Mignard s’est donnée ici de subordonner à un effet général, à une composition préconçue, les formes et les intentions de détail. Leur pinceau leste et stérilement fécond se serait promené d’un groupe à l’autre, d’une figure à la figure voisine, tant qu’il y aurait eu quelque espace à couvrir, sauf à laisser ensuite au spectateur le soin d’interpréter le tout à sa guise et de démêler une signification d’ensemble dans ce pêle-mêle d’épisodes pittoresques, de fragmens accolés au hasard.

L’œuvre de Mignard a du moins le mérite d’exprimer des intentions réfléchies, des calculs en vue de l’harmonie et de l’unité. Que cette expression soit souvent emphatique ou embarrassée, que dans cette multitude d’hôtes des cieux faisant accueil ou cortège à la reine Anne d’Autriche, plus d’une figure apparaisse affublée d’une majesté factice, sinon même d’un costume d’opéra, c’est ce qu’il faut bien reconnaître ; mais l’idée première de la composition ne perd pour cela ni sa justesse, ni sa grandeur ; l’enchaînement des groupes et l’importance relative qui leur est attribuée n’en attestent pas moins chez le peintre une habileté considérable. Peut-être oublie-t-on un peu trop de nos jours les qualités qui distinguent en ce sens l’œuvre de Mignard, pour se souvenir surtout de ce qu’elle a de laborieusement pompeux dans les formes ; peut-être aussi lui faisons-nous, sans y songer, porter la peine des louanges excessives dont on l’avait saluée à son apparition. Tout le monde connaît les vers que Molière a consacrés à la gloire du Val-de-Grâce et les hyperboles au moins imprudentes par lesquelles le poète, associant le nom de son ami aux noms de Raphaël et de Michel-Ange, « ces Mignards de leur âge, » transformait un travail au-dessus du médiocre à coup sûr, mais certainement aussi au-dessous de l’excellent, en

… Fameuse merveille
Qui des bouts de la terre en ces superbes lieux
Attirera les pas des. sa vans curieux.

Les gens que les peintures du Val-de-Grâce attirent aujourd’hui n’arrivent sans doute pas de si loin. Peu d’entre eux, en tout cas, s’en retourneraient sans déconvenue, s’ils avaient pris un peu trop à la lettre ce qu’a dit Molière ; ils pourraient même être d’autant plus sévères pour Mignard qu’ils auraient eu d’abord plus de confiance dans les paroles de son panégyriste. Telle était du moins l’opinion d’un homme dont on ne contestera pas la haute compétence, opinion qu’il traduisait en quelques lignes où il jugeait à la fois le travail de Mignard et le commentaire poétique que ce travail avait inspiré. « Si Molière, écrivait en 1826 le peintre de Marcus Sextus et de Clytemnestre, Pierre Guérin, si Molière se fût contenté de présenter cette production comme un bel ouvrage et de la louer comme tel, tout le monde en tomberait d’accord ; mais personne aujourd’hui ne voudra la regarder comme une merveille, et je doute fort que, même de son temps, en ayant sous les yeux les ouvrages de Poussin, de Lesueur, de Lebrun, le public connaisseur approuvât sans restrictions des éloges auxquels l’amitié de notre illustre auteur ne sut point mettre de bornes. » Et Guérin, revenant sur ces exagérations du poète, ajoutait un peu plus loin : « La composition de Mignard est grande et imposante ; mais on peut y reprendre la faiblesse du dessin, le défaut d’énergie dans les figures qui en demandent, et souvent de la manière dans les formes, de l’affectation dans les poses. Le style est plus répréhensible encore, et c’est la partie la plus faible. Je dois dire cependant que ces critiques ne sont aussi sévères qu’à raison de l’extension des éloges de Molière, qu’il faut réduire à leur juste valeur. »

Guérin n’aurait-il pas pu dire aussi, sans excès de rigueur envers Mignard, que le coloris n’est pas de nature à racheter ici les faiblesses ou les lourdeurs du style ? Cet Olympe chrétien peuplé de bienheureux, d’archanges et de séraphins, cette Gloire qui devait, — le mot l’indique, — apparaître comme un foyer de lumière et de tons radieux, n’offre qu’un assemblage de couleurs blanchâtres et froides, dégradées, dans les figures aussi bien que dans les nuages, depuis la teinte bise jusqu’au blanc laiteux. Le tout ne manque pas d’une certaine harmonie, puisque, la gamme une fois donnée, ces nuances se déduisent les unes des autres sans soubresaut ou se marient entre elles sans dissonance ; mais cette harmonie même a quelque chose d’inerte : elle résulte d’une succession d’accords négatifs, de formules monotones, et ce n’est pas à ces apparences plus ou moins crayeuses, à cette terne atmosphère que le regard devra s’adresser pour pressentir la lumière céleste et s’enivrer, comme dit Dante, des « visions dorées » du paradis.

À n’envisager d’ailleurs dans les peintures du Val-de-Grâce que le procédé matériel et les principes de la mise en scène, on conçoit que la nouveauté du spectacle ait pu donner le change aux contemporains sur la valeur réelle et le caractère des inspirations. Les travaux de décoration monumentale avaient été jusqu’alors exécutés en France au moyen de la peinture à la détrempe ou de la peinture à l’huile, ou, si quelques-uns des artistes étrangers appelés par François Ier s’étaient servis de la fresque proprement dite, aucun d’eux n’avait fondé à cet égard une tradition durable, des enseignemens dont on songeât à profiter. Pendant le long séjour qu’il avait fait en Italie, Mignard au contraire s’était laissé gagner à la doctrine des frescanti, et, par une familiarité quotidienne avec les grands modèles, il s’était initié assez sûrement aux secrets de la pratique pour avoir bonne envie de les divulguer à son tour. « Devenu tout romain, » comme dit Molière, il rapportait dans son pays des ambitions généreuses, le goût des hautes entreprises, et probablement aussi, quant aux moyens de les accomplir, un vif désir de faire pièce à ses confrères, à Lebrun en particulier, avec qui il était depuis longtemps en hostilité ouverte. Or Lebrun avait échoué dans quelques essais de peinture à fresque, et il s’était empressé, en homme habile, de renoncer sur ce point à des prétentions qui n’allaient pas à moins qu’à compromettre sa réputation et son crédit. Aussi, sous prétexte de dédain pour un procédé suranné, avait-il invariablement employé la peinture à l’huile dans l’exécution de ses innombrables travaux à Paris et à Versailles. Quel triomphe pour Mignard s’il réussissait, par ses propres exemples, à avoir raison des préférences intéressées de son rival, à en dénoncer la vraie cause, à restaurer la tradition des maîtres là où Lebrun n’avait su qu’accommoder une méthode plus humble à ses convenances personnelles et aux secrètes incertitudes de son talent ! Choisir, pour peindre la coupole du Val-de-Grâce, les procédés matériels qu’avaient employés aux plus belles époques de l’art Raphaël, Michel-Ange et tant d’autres, c’était déjà promettre au public une œuvre méritoire ; c’était s’emparer d’avance de l’opinion, complètement inexpérimentée en pareille matière, et lui interdire, au nom des précédens historiques, le droit de hasarder quelque critique ou de concevoir quelque scrupule. D’ailleurs, l’entreprise une fois achevée, Mignard et ses amis n’étaient pas gens à s’immobiliser dans l’attente du succès qui devait la récompenser. On parla tant et si haut, les membres de l’académie de Saint-Luc, faisant cause commune avec leur chef, c’est-à-dire avec le principal ennemi de l’académie royale de peinture, applaudirent si bruyamment à cette victoire de la fresque sur ce que Molière appelle « la paresse de l’huile » et sa « traitable méthode, » que l’on crut de la meilleure foi du monde être entré en possession d’un irréprochable chef-d’œuvre parce qu’un mode de peinture inusité avait été introduit dans notre pays.

Les innovations, au surplus, ne se bornaient pas au fait même de cette importation. Tout en renouvelant le procédé technique des exemples de l’Italie, Mignard avait entendu les pratiquer aussi quant à l’ordonnance générale et aux formes de sa composition. La coupole du Val-de-Grâce en effet ne diffère pas seulement de la coupole de l’église des Carmes par les dimensions immenses de la surface qu’il s’agissait de couvrir et par la multitude des figures que le pinceau avait à représenter ; elle en est le démenti en ce sens qu’elle se sépare ouvertement de l’architecture, et que le travail du peintre, au lieu de suivre et de confirmer les lignes du monument, a pour objet, au contraire, de les détruire, en y substituant d’un bout à l’autre un simulacre d’ouverture sur le vide. Par là, comme par le respect un peu exagéré de la perspective verticale dans le dessin des figures, Mignard se rapprochait des doctrines qui prévalaient au-delà des monts depuis la venue du Corrège. Il les continuait avec une bien moindre autorité sans doute, avec une science beaucoup plus suspecte que la science ou l’habileté du maître parmesan, mais aussi, nous l’avons dit, sans cet étalage de facilité pédantesque qui avait fait de l’art italien au XVIIe siècle l’expression de l’esprit d’aventure, de la verve factice et du faux goût.

Les peintures du Val-de-Grâce eurent, entre autres résultats, celui d’assurer à l’artiste qui les avait faites aussi bien qu’à la méthode qu’il avait adoptée le monopole des succès à venir et une influence immense. La décoration des appartemens de l’hôtel d’Hervart, celle de la Galerie principale au palais de Saint-Cloud, les plafonds de la Petite Galerie de Versailles et des salons qui en dépendaient, d’autres travaux encore, exécutés par Mignard vers la même époque, achevèrent de mettre en honneur une manière que vingt imitateurs divers travaillaient aussi de leur mieux à propager. Lebrun étant mort par surcroît, et Mignard ayant été revêtu de toutes les dignités, de toutes les charges qu’avait possédées son rival, rien ne se fit plus dans le domaine de la peinture, et surtout de la peinture monumentale, que le peintre du Val-de-Grâce n’eût inspiré, approuvé tout au moins, et en quelque façon contre signé. L’habitude était si bien prise de subir sur ce point son empire, que lorsqu’il fut question, en 1691, de faire décorer le dôme des Invalides, Louvois s’empressa de soumettre le projet à Mignard, en lui demandant de choisir l’artiste auquel il conviendrait de confier cet important travail. Bien qu’il fût alors âgé de quatre-vingt-un ans, Mignard n’hésita point à se désigner lui-même. Aux premiers mots de Louvois, il répondit par l’offre, acceptée sans objection, bien entendu, de présenter très incessamment ses esquisses, et de se mettre à l’œuvre sur place aussitôt qu’elles seraient agréées. Au bout de deux mois en effet, l’ensemble de la composition était tracé sur le papier, et l’on préparait déjà les échafaudages, lorsque la mort de Louvois vint retarder le commencement de l’entreprise. D’autres difficultés se produisirent dont il fallut attendre longtemps la solution, si bien que, d’ajournement en ajournement, on laissa se passer quatre années, au bout desquelles Mignard mourut à son tour, et que quatre autres années durent s’écouler encore avant que le peintre successeur de celui-ci pût s’installer sous le dôme de l’église des Invalides.

Charles de Lafosse, à qui revenait cette tâche, confiée primitivement à Mignard, semblait mieux qu’aucun autre artiste de l’époque en mesure de s’en acquitter à souhait. Ce n’était pas un maître sans doute, bien que la mort de Mignard l’eût élevé hiérarchiquement au premier rang à l’académie et parmi les peintres de la cour ; mais Lafosse était un praticien remarquablement habile, accoutumé de longue main aux grandes entreprises, et ayant, notamment dans la peinture à fresque, fait ses preuves de brillant coloriste. L’Assomption qui orne encore le sommet de la coupole dans l’église de ce nom, à Paris, suffirait pour assurer ses titres à cet égard. Elle pourrait en outre fournir des enseignemens utiles à tels peintres contemporains trop peu soucieux de l’harmonie, ou trop enclins à la chercher dans l’effacement systématique, dans l’extrême faiblesse des tons. À plus forte raison la coupole de l’église des Invalides serait-elle pour eux d’un bon exemple et d’un bon conseil. Qu’on nous permette, à ce propos, d’abriter notre opinion derrière celle d’un juge bien expert dans de pareilles questions, d’un véritable maître en matière de coloris. Eugène Delacroix professait une haute estime pour l’œuvre de Lafosse, et nous l’entendions un jour déclarer que beaucoup de peintures bien autrement célèbres n’avaient pas autant que celle-là la vertu d’exhorter, de secourir son propre talent. À l’époque où il parlait ainsi, Delacroix travaillait à la décoration de la coupole qui s’élève au centre de la bibliothèque, dans le palais du Luxembourg. Si différens que soient les sujets traités par les deux artistes, peut-être ne serait-il pas impossible de reconnaître dans l’œuvre du peintre moderne les traces de cette influence qu’il s’honorait de subir. Toute proportion gardée entre les ressources limitées de la fresque et l’étendue des moyens dont la peinture à l’huile permet de disposer, peut-être retrouverait-on un souvenir de la méthode pratiquée par Lafosse dans le choix et l’enchaînement de certains tons, dans ce qu’on pourrait appeler l’échelle harmonique des couleurs qu’a employées Delacroix.

Quoi qu’il en soit de cette analogie, les peintures du dôme des Invalides ont par elles-mêmes une importance dont il serait d’autant plus injuste de faire bon marché qu’elles ne se recommandent pas seulement par la franchise et par la souplesse du coloris. L’ampleur de l’ordonnance dans la scène qui orne le faîte de la coupole et qui représente Saint Louis déposant sa couronne et son épée entre les mains de Jésus-Christ et de la sainte Vierge, — le goût judicieux avec lequel les divisions de l’architecture sont respectées dans la partie du dôme dont les ornemens correspondent aux arêtes qui semblent, à l’extérieur, en agrafer la courbe au pied de la lanterne, — tout accuse chez le peintre une aptitude particulière à concilier avec les franchises du pinceau les devoirs imposés par la forme et les caractères du champ qui lui est dévolu. Tout exprime la volonté de ne percer les voûtes qu’à des intervalles symétriques, sur des points déterminés par l’ossature même de l’édifice, et sans que celui-ci semble s’écrouler pour faire place à une image capricieuse de ce qu’on suppose se passer au dehors : mérite rare, nous l’avons vu, dans les œuvres de cette sorte, et que depuis le Corrège jusqu’à Mignard peu d’artistes avaient eu, ou que même ils avaient cherché à avoir.

Les peintures du dôme des Invalides furent achevées en 1705, sous les yeux du duc d’Orléans, qui, suivant le témoignage d’un contemporain[3], ne dédaignait pas, vers la fin du travail, de « monter sur l’échafaud de cette coupole pour regarder peindre M. de Lafosse et voir par lui-même la manufacture des couleurs à fresque. » Il ne semble pas toutefois que le prince, dans les années qui suivirent, soit demeuré fort touché de ce souvenir, ou que, en fait de peinture décorative, le régent de France ait eu à cœur de justifier les inclinations du duc d’Orléans. Pendant la minorité de Louis XV, on peignit, non plus à fresque, mais à l’huile, force chapelles, force plafonds dans les églises et dans les palais : les tâches analogues à celles qu’avaient accomplies Mignard et Lafosse n’en étaient pas moins passées de mode. Le goût régnant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ne devait pas, on le sait de reste, encourager ceux qu’auraient pu tenter par hasard les traditions de l’art « héroïque » et les exemples du passé. Si l’on construisit encore des coupoles, ce ne fut plus pour embellir la maison de Dieu, mais pour ajouter à la magnificence d’un salon ou à l’élégance d’un boudoir ; si le pinceau fut employé, à la décoration de ces voûtes profanes, il n’eut plus, il ne pouvait plus avoir d’autre tâche que de les enjoliver à l’imitation de Boucher et de ses pareils, d’y suspendre des guirlandes d’amours, de fleurs ou des trophées de galans attributs. Quant aux dômes des édifices publics que le XVIIe siècle avait laissés nus à l’intérieur, les murs en restèrent tels sans que personne songeât à s’en étonner ou à s’en plaindre. À l’exception des peintures confuses et théâtrales dont Pierre revêtit en 1762 la coupole de la chapelle de la Vierge dans l’église de Saint-Roch à Paris, on ne trouverait guère à citer, parmi les monumens de l’art français sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, un travail en ce genre de quelque importance, une œuvre ayant, à défaut d’autre mérite, celui de compléter tant bien que mal l’architecture et de meubler ce qui ne saurait après tout rester vide sans perdre la moitié de sa signification. On s’était peu à peu habitué à voir les coupoles dénuées de leur complément pittoresque, comme nos yeux sont accoutumés encore à voir inhabitées des niches faites tout exprès pour loger des statues. Aussi lorsqu’après un bien long intervalle Gros eut essayé de renouer la tradition du XVIIe siècle, lorsqu’il eut découvert en 1824 la coupole qu’il venait de peindre dans le Panthéon redevenu l’église de Sainte-Geneviève, bon nombre de spectateurs accueillirent comme une innovation absolue ce qui n’était en réalité qu’un retour à d’anciens usages. Il nous reste à examiner jusqu’à quel point la réforme était heureuse dans les termes et quel surcroît d’honneur elle pouvait ajouter au glorieux nom du peintre de Jaffa et d’Aboukir.

Bien que les peintures de la coupole de Sainte-Geneviève, achevées sous la restauration, représentent une scène conforme aux idées officielles et à la politique de l’époque, on sait que les premiers linéamens en avaient été tracés sous l’empire, et que cette composition primitive, dont Napoléon lui-même avait prescrit le sujet, devait consacrer les origines des dynasties royales et impériales ayant successivement régné sur la France. Une lettre adressée par Gros, en 1811, au comte de Montalivet, nous a conservé le programme pittoresque qu’il s’agissait alors de remplir et le résumé des conditions imposées à l’artiste. « Je m’engage, écrivait Gros, envers son excellence le ministre de l’intérieur, à peindre la calotte du dôme du Panthéon et à y représenter, dans la proportion de figures de quatre mètres, une gloire d’anges emportant au ciel la châsse de sainte Geneviève ; au bas, Clovis et Clotilde, son épouse, fondateurs de la première église ; plus loin, Charlemagne, saint Louis, et à la partie opposée sa majesté l’empereur et sa majesté l’impératrice consacrant la nouvelle église au culte de la sainte. » Ces derniers mots méritent d’être remarqués. Ils prouvent que, dans la pensée de Napoléon, l’institution païenne d’un Panthéon avait fait son temps, et que le moment était proche où le temple souillé d’abord par les reliques infâmes d’un Marat, ouvert ensuite à plus d’un héros suspect, à plus d’une gloire contestable, n’abriterait plus que des autels chrétiens et ne conseillerait plus que la prière.

Le temps manqua toutefois pour que les intentions de l’empereur reçussent leur entier accomplissement. Il fit aussi défaut à l’artiste pour l’achèvement de sa tâche. Ce grand travail, suspendu en 1814, repris et suspendu de nouveau en 1815 afin d’aviser, suivant les ordres contraires des gouvernemens qui se succèdent, tantôt aux moyens d’installer « à la quatrième place, après Clovis, Charlemagne et saint Louis, sa majesté le roi Louis XVIII accompagné de son auguste nièce la duchesse d’Angoulême et remettant le royaume sous la protection de la sainte[4], » tantôt aux moyens de réintégrer la figure de « l’empereur Napoléon dans un des quatre groupes qui accompagnent l’apothéose de sainte Geneviève[5], » — ce travail tant de fois interrompu, modifié, transformé dans son principe comme dans ses caractères extérieurs, ne put suivre régulièrement son cours et acquérir une signification immuable que peu d’années avant l’avènement de Charles X. Il fut terminé dans les premiers mois du nouveau règne, et l’on vit alors, comme nous les voyons encore aujourd’hui, Louis XVIII et la duchesse d’Angoulême en possession de cette « quatrième place » si souvent disputée, la figure du duc de Bordeaux substituée à celle du roi de Rome, ou plutôt le cordon de l’ordre du Saint-Esprit sur la poitrine nue du petit prince suffisant pour débaptiser celui-ci du nom que lui avait attribué autrefois le grand cordon de la Légion d’honneur. Tout en se résignant aux changemens et aux mutilations commandés par les circonstances, tout en consentant même, — ce qui était pousser bien loin la docilité, — à reléguer les emblèmes guerriers de la république et de l’empire derrière les couronnes murales du Trocadéro, de Cadix et de Madrid, Gros tint avec une obstination singulière à laisser subsister la couleur verte du coussin sur lequel le royal enfant est posé. « C’est, disait-il à l’un de ses élèves, l’extrait d’un acte de naissance : on a changé le nom, j’ai conservé la date. »

Hormis ce petit détail historique, rien d’ailleurs ou presque rien ne survit dans l’œuvre définitive des intentions et de l’ordonnance auxquelles Gros s’était arrêté dans l’esquisse tracée en 1811. Au centre de la composition, ce n’est plus la châsse de sainte Geneviève que le peintre nous montre, c’est la sainte elle-même, présidant, pour ainsi dire, au lieu de l’assemblée des chefs de dynasties, la réunion des personnages qui résument les principales époques et les faits les plus importans de l’histoire religieuse dans notre pays. Clovis, ayant revêtu la tunique blanche du baptême, étend la main sur le livre des Évangiles, à côté de l’autel renversé des druides. Charlemagne, qu’il était assez malaisé de convertir absolument en héros pacifique, a gardé, il est vrai, cet entourage de Saxons captifs qui personnifiait dans l’ancien projet la toute-puissance guerrière du monarque ; mais un ange parle au nom de celui-ci, et, présentant aux Saxons le symbole de la régénération chrétienne, il leur commande de renoncer à leurs dieux pour adorer celui de leur vainqueur. Saint Louis s’agenouille devant la couronne d’épines qu’il a conquise sur les infidèles. Enfin Louis XVIII invoque pour la France l’intercession de sainte Geneviève auprès de Dieu, tandis que la duchesse d’Angoulême lève des yeux baignés de larmes vers une gloire où l’on entrevoit réunis Louis XVI, Marie-Antoinette, Louis XVII et Mme Elisabeth.

Quels que soient les mérites des détails et les qualités partielles de l’exécution, la coupole de Sainte-Geneviève a dans l’ensemble un défaut capital : elle ne s’empare pas du regard par la netteté. de l’aspect, par la simplicité des lignes générales, par l’unité du coloris. Je sais quelles difficultés s’opposaient à l’issue tout à fait satisfaisante d’une pareille entreprise. Sans doute il eût été presque déraisonnable de prétendre faire voir distinctement une peinture placée à 70 mètres au-dessus du sol, et d’un autre côté, s’il faut, pour en juger l’effet, monter jusqu’au point où il sera possible de l’envisager face à face, à quoi bon avoir relégué aussi loin ce qui exigeait un examen à courte distance ? Mieux aurait valu de beaucoup adopter l’avis de Gros lui-même, qui proposait, à un certain, moment, de peindre isolément dans les angles de la coupole inférieure les quatre groupes qu’il a dû réunir sur la calotte même du monument, et de consacrer toute la surface de celle-ci à l’image unique de sainte Geneviève apparaissant au milieu des nuages. Pourtant, la tâche une fois donnée dans les termes où elle a été accomplie, n’y avait-il pas moyen de procéder plus résolument, de préciser davantage les caractères tout exceptionnels de l’œuvre, d’en mieux déterminer les rapports avec l’architecture ? Aperçue d’en bas, la composition a quelque chose d’incertain et de vacillant, non-seulement à cause des couches d’atmosphère interposées entre l’œil du spectateur et la peinture, mais aussi par le trouble que jettent dans la silhouette des groupes les lignes accidentelles et dans le coloris la multiplicité des tons. Examinée à la hauteur du plan sur lequel elle a été exécutée, cette décoration monumentale n’est plus qu’un tableau gigantesque, au modelé un peu vide en raison de la dimension même des figures, aux couleurs délayées et presque aussi ardentes que les couleurs d’un vitrail. Pour un point de vue comme pour l’autre, Gros a fait trop ou trop peu. Malgré la somme de talent dépensée par l’illustre peintre dans cette besogne équivoque, dans une entreprise qui d’ailleurs était en désaccord avec les inclinations naturelles de son génie, on peut dire que de toutes les grandes coupoles peintes en France jusqu’au commencement du XIXe siècle, la coupole de Sainte-Geneviève satisfait moins qu’aucune autre aux conditions nécessaires de ce genre de travail.

Dans l’intervalle qui sépare l’époque où Gros eut terminé ses peintures à Sainte-Geneviève de l’époque où M. Roger fut chargé de décorer la coupole de la nef de Saint-Roch, plusieurs tâches analogues avaient été exécutées à Paris. À l’exception toutefois de la coupole peinte par Eugène Delacroix dans la bibliothèque du Luxembourg, — œuvre considérable que nous mentionnions tout à l’heure, mais sur l’examen de laquelle nous n’avons pas à insister après l’étude qui en a été faite autrefois ici-même[6], — aucun témoignage vraiment remarquable, aucun effort sérieux ne se produit durant ces trente-cinq années dans un ordre de travaux bien propre pourtant à stimuler le zèle et à développer le talent. Le mieux est donc de passer sous silence ces œuvres insignifiantes dont la coupole peinte par M. Delorme, dans le chœur de Notre-Dame-de-Lorette, résumerait, s’il fallait citer un exemple, les inspirations négatives et les formes banales. D’ailleurs, par l’étendue des surfaces que le pinceau avait à couvrir, par l’importance de la donnée aussi bien que par les difficultés de l’exécution, les peintures récemment achevées dans l’église de Saint-Roch méritent une attention particulière. N’eussent-elles d’autre titre à la curiosité ou à l’intérêt que la grandeur même de la tâche, elles appelleraient encore par là les regards de tous ceux que préoccupe l’honneur de notre école en dehors des menues entreprises et des faciles succès.

L’ensemble du travail de M. Roger se compose de la coupole proprement dite et des quatre pendentifs compris entre les arcs qui s’ouvrent sur les bras de la croix, sur la nef et sur le chœur. À ne considérer que la disposition architectonique et l’élévation médiocre, des piliers supportant la coupole, les conditions matérielles étaient ici plus favorables qu’elles ne l’avaient été dans les cas précédens. Point d’espace démesuré entre l’œil du spectateur et la peinture ; point d’exiguïté non plus dans les lignes environnantes, ni de ces formes étranglées qui, dans l’église des Carmes par exemple, gênent l’aspect général et font des murailles inférieures d’un dôme une sorte de télescope dont la calotte est l’objectif. En revanche, si l’on tient compte de l’entre-croisement de la lumière directe et des reflets, des jours en sens opposés que répandent sur la coupole de Saint-Roch les fenêtres percées pour éclairer d’autres parties de l’église ; si, en se plaçant, soit dans la nef, soit dans l’un des bras de la croix, on promène ses regards des murs blancs, qui s’élèvent de tous côtés, aux verrières ou aux tableaux dont les couleurs scintillent çà et là et compromettent d’autant l’unité de l’effet, — on appréciera les obstacles que l’artiste avait à vaincre pour assurer à son œuvre un relief suffisant sur le reste, sans l’isoler pourtant plus que de raison de ces voisinages contraires et de ces différens milieux. Ajoutons que par la distribution même et l’éloignement des fenêtres d’où le jour vient glisser aujourd’hui sur la coupole débarrassée de ses échafaudages, le travail a dû s’accomplir dans une demi-obscurité ou tout au moins avec le secours d’une lueur furtive, d’autant plus équivoque qu’elle arrivait de bas en haut, et que par conséquent les couleurs étendues sur la palette ne recevaient rien des rayons qui en éclairaient le dessous. Nous insistons sur ces détails, non pour y trouver des excuses à des erreurs commises, mais pour indiquer au contraire la justesse des calculs en vertu desquels les erreurs ont été évitées. Sans doute, dans l’examen d’une œuvre d’art, la valeur intrinsèque des résultats importe bien autrement que le souvenir des peines que cette œuvre a pu coûter, et là aussi la durée des efforts préalables, « le temps, si l’on veut, ne fait rien à l’affaire. » A mérite égal du moins, deux tableaux exécutés dans des conditions différentes autoriseront une inégale estime, et la préférence sera légitime pour celui qu’il aura fallu peindre en dehors des facilités ordinaires et des ressources que procure l’atelier.

Au surplus, toutes les difficultés ne venaient pas des incertitudes auxquelles le pinceau se trouvait condamné, quant au coloris, par l’insuffisance de la lumière. Le mouvement surbaissé des courbes de la coupole et l’aplatissement qui en résulte pour la partie supérieure de celle-ci prescrivaient dans l’expression de la forme, dans le dessin, des combinaisons non moins délicates. Il fallait, en traçant les figures, avoir égard à la différence des plans sur lesquels ces figures se développeraient et opérer de telle sorte qu’une surface presque verticale à la base, presque horizontale au sommet, ne faussât ni la vraisemblance des attitudes, ni l’exactitude des proportions ; il fallait que tel personnage debout, dont les contours suivent la courbure de la voûte, gardât cependant son aplomb, ou que tel autre, se présentant en raccourci dans la composition, ne se modifiât pas jusqu’à prendre un aspect tout contraire et à se déformer, à s’allonger en raison de la concavité ou de l’inclinaison du champ.

M. Roger a-t-il toujours réussi dans ses efforts pour maintenir cet équilibre entre l’apparence et la réalité ? S’est-il montré aussi habile à combiner des proportions et des formes de détail qu’à déterminer l’effet, l’harmonie de l’ensemble par l’association des couleurs ? Nous ne le pensons pas. La figure agenouillée de saint Roch, entre autres, nous semble, dans le mouvement, dans la structure même, manquer de précision et de fermeté. Peut-être la faute en est-elle aux accidens de la perspective, mais le corps paraît trop long pour la tête : il a quelque chose de fléchissant, d’insuffisamment installé qui inquiète le regard, au lieu de le convaincre tout d’abord. Ailleurs, dans plusieurs figures d’anges par exemple, les parties nues, modelées avec quelque mollesse, trahissent, non pas les négligences du pinceau, — il fait de son mieux partout et obéit à une main invariablement zélée, — mais, une certaine hésitation secrète à interpréter même ce qui a été examiné de plus près et le plus attentivement étudié. En général, on peut dire de l’œuvre de M. Roger qu’elle a moins de valeur au point de vue de la forme pure que sous le rapport de l’ordonnance et du coloris. Le dessin y est le plus souvent correct, sans être pour cela très savant, de cette science du moins supérieure à la connaissance de la syntaxe pittoresque. Il témoigne de recherches soigneuses, d’une louable application à ne rien omettre comme à ne rien exagérer : il ne résulte pas assez ouvertement d’une émotion personnelle en face de la nature, d’une aptitude particulière à dominer le fait, à ne se l’assimiler que pour en dégager la signification distinctive ou imprévue. Il reste en un mot un peu dépourvu de ce que, dans la langue des arts, on nomme « le caractère, » c’est-à-dire l’expression vivement accentuée de la physionomie des choses et du sentiment éprouvé par l’artiste à propos de celles-ci.

Là est, à notre avis, le côté faible des peintures de la coupole de Saint-Roch. À d’autres égards, elles sont véritablement méritoires. Elles attestent chez celui qui les a faites une intelligence exacte des conditions décoratives de la tâche et des conditions morales inhérentes au sujet ; elles justifient aussi bien, par les idées qu’elles traduisent, leur place dans une église, qu’elles s’approprient par le style, aux formes de l’architecture et à l’âge du monument. Nulle exagération archaïque toutefois, pas d’affectation ni de ruse pour vieillir plus que de raison le travail, pour en dissimuler la vraie date, et d’un autre côté, tout en se comportant en peintre du XIXe siècle, M. Roger a su ne pas abuser de l’hospitalité offerte à son talent. Loin de consentir à une usurpation du présent sur le passé, il s’est appliqué à établir entre l’un et l’autre une réciprocité d’influence. Moins libre ici de se donner carrière que lorsqu’il décorait la chapelle des Fonts dans l’église de Notre-Dame-de-Lorette, il n’a pas abdiqué toute indépendance pour cela, ni renoncé au droit de parler la langue de son temps dans ce milieu consacré par les souvenirs d’une autre époque.

Les scènes que représente la coupole de Saint-Roch sont au nombre de quatre, comprises chacune entre des Termes et d’autres ornemens d’architecture figurés qui, partant de l’entablement circulaire placé au-dessus des arcs et des pendentifs, divisent l’ensemble de la surface en portions égales et viennent se rattacher à une vaste rosace qui s’épanouit au centre de la coupole. Ces divers ornemens, habilement agencés par l’architecte actuel de l’église, M. Bal tard, ces entre-deux dorés et par conséquent nettement détachés des peintures qu’ils encadrent, donnent à l’aspect général une apparence rationnelle, cette signification logique dont nous avons plus haut constaté l’absence dans les travaux du même genre exécutés autrefois en Italie ou à Paris. On n’a plus ici en face de soi une image complètement isolée des lignes monumentales, une Gloire, comme celle du Val-de-Grâce, imposant à l’esprit et aux yeux l’oubli de la réalité, et substituant à celle-ci une fiction, un pur mensonge : on entrevoit bien le ciel encore, mais par échappées, sans que ce simulacre des régions éthérées envahisse partout l’architecture et en supprime la fonction. Les divisions qui partagent la coupole en compartimens formant chacun un tout, une composition distincte, suffisent pour impliquer une idée de stabilité, en même temps qu’elles avertissent le regard et le conduisent d’un point à un autre, sans le laisser incertain et comme éperdu devant l’étendue de l’ensemble ou la multiplicité des détails.

Séparés conformément aux lois de la symétrie et aux caractères mêmes de la construction, ces quatre compartimens ne s’en relient pas moins entre eux par l’homogénéité des sujets. Le Triomphe du Christ, c’est-à-dire la traduction par le pinceau des paroles d’Isaïe : « Il sera législateur, sauveur, roi et juge, » tel est le thème qu’a choisi M. Roger et qu’il a développé avec autant de clarté dans les termes que de grave bonne foi dans les intentions. Le premier de ces tableaux, celui qui fait face à la nef, réunit dans une association mystique les figures du Christ, de l’église et de saint Roch ; le second, consacré à l’image des miséricordes du Sauveur, personnifie le mystère de la rédemption dans la figure de Jésus montrant ses plaies, tandis que des anges portant des attributs symboliques promettent la vie et les récompenses éternelles à ceux qui auront crû et aimé. Dans les troisième et quatrième tableaux enfin, le Roi, le vainqueur de la mort, va s’asseoir à la droite du Père éternel, et le Juge, entouré des ministres de sa clémence ou de sa colère, appelle le monde au divin tribunal.

Pour compléter le sens des compositions qui ornent la coupole et aussi afin d’en mieux déterminer l’effet pittoresque, quatre groupes d’anges placés dans les pendentifs correspondent aux intentions que chaque sujet résume, et donnent une base solide à ces images presque immatérielles. Les fonds d’or sur lesquels se dessinent les figures dont nous parlons, les tons vigoureux ou éclatans des draperies qu’elles portent, et qui, alternant d’un pendentif à l’autre, assurent d’autant l’équilibre du coloris, — cette zone de couleurs concentriques pour ainsi dire et de représentations voisines de la réalité ajoute par le contraste à la diffusion de la lumière et des teintes, à la sérénité idéale des apparences dans la partie supérieure du travail. Supprimez telle draperie verte ou bleue dont la nuance un peu âpre, mais violente à dessein, étonne peut-être au premier aspect, et le ciel qu’on aperçoit à quelques mètres plus haut perdra certainement de sa limpidité ; les figures auxquelles il sert de fond prendront, pour la place qu’elles occupent, ou trop de saillie ou trop d’intensité dans le ton. Grâce aux oppositions ou aux rapports ménagés, tout se tient, toutes les parties se relient entre elles, et si quelques-unes peuvent être préférées à d’autres, si l’on éprouve par exemple une juste prédilection pour la figure de femme personnifiant la religion, — figure excellente dont l’attitude, l’ajustement et le coloris ne dépareraient pas le tableau d’un maître, — ce n’est pas que les morceaux environnans aient au fond un rôle moins nécessaire, c’est seulement que le peintre en a volontairement diminué l’importance pour mettre d’autant mieux en relief et en vue les points principaux de sa composition.

Sans doute, en dehors de ces combinaisons légitimes, on pourrait noter dans les peintures de Saint-Roch des inégalités, des imperfections. Nous avons déjà signalé l’insuffisance du dessin dans la figure du saint, patron de l’église. Il serait permis encore de critiquer le geste trop humain, trop familier, avec lequel Dieu le père accueille le Christ ressuscité, ou plutôt nous regrettons qu’en traitant ce sujet M. Roger n’ait pas craint de faire intervenir Dieu en personne, qu’il ait essayé de définir matériellement l’infini. C’était renouveler bien imprudemment une entreprise dans laquelle Raphaël et Michel-Ange eux-mêmes avaient échoué malgré leur merveilleux génie ; c’était tenter l’impossible et se condamner d’avance à ne nous montrer qu’un vieillard majestueux, un patriarche, un homme, là où il aurait fallu faire pressentir à notre imagination ce que nous ne saurions ni concevoir, ni saisir avec le secours de nos sens. À quoi bon insister et relever dans les détails des fautes qui, à tout prendre, n’altèrent pas plus la signification morale de l’ensemble qu’elles n’en compromettent la valeur au point de vue pittoresque ? Par les formes qu’elle présente aux regards, par les sentimens ou les idées qu’elle éveille dans l’esprit, la coupole de Saint-Roch commande mieux qu’une minutieuse analyse : en face de cette œuvre avant tout bien pensée, le plus opportun comme le plus juste sera de s’en tenir à l’examen général des mérites qui lui appartiennent et des graves intentions qu’elle traduit.

Le nouveau travail de M. Roger est donc très honorable à la fois pour l’artiste qui s’en est acquitté et pour notre école, un peu désaccoutumée aujourd’hui des grandes tâches, des entreprises de longue haleine. N’exagérons rien toutefois. Peut-être ce qu’il conviendrait d’accuser en ceci plutôt que la disette des talens ou la rareté des occasions, c’est notre propre indifférence. Quel que soit le nombre des artistes éminens que nous avons perdus depuis le peintre de l’Hémicycle de l’École des Beaux-Arts jusqu’au peintre du Plafond de la Galerie d’Apollon, quelques préférences que témoignent la plupart de ceux qui ont survécu pour la peinture de genre ou pour la représentation des faits anecdotiques, des petites curiosités de l’histoire, plus d’un talent nous reste encore qui continue dans une sphère moins humble les traditions de l’art français ; plus d’un effort sérieux se produit pour défendre, pour féconder, pour renouveler au besoin le domaine de la peinture sacrée et celui de la peinture décorative. Pour ne citer que ces exemples, les peintures de MM. Flandrin et Périn dans les églises de Saint-Vincent-de-Paul, de Saint-Germain-des-Prés et de Notre-Dame-de-Lorette, les deux hémicycles que le pinceau de M. Lehmann a décorés dans la salle du trône au palais du Luxembourg, les cartons de M. Chenavard, les voussures et les plafonds peints par M. Gendron dans le vestibule de la Cour des Comptes et au ministère d’état, — de telles œuvres prouvent assez que la source des hautes inspirations ne s’est pas tarie, que la vie d’un art supérieur au métier ne s’est pas éteinte dans notre école. Les applaudissemens de la foule ne récompensent pas toujours, il est vrai, des travaux de cette sorte. Ceux qui les ont accomplis doivent le plus souvent se contenter des suffrages de quelques bons juges, de l’estime discrète des experts et des esprits studieux, tandis que les faveurs et les bruyans éloges s’adressent en général beaucoup plus bas et se détournent, en matière de peinture comme ailleurs, des poèmes pour aller aux vaudevilles. Il y a là une injustice sans doute, mais qu’y faire et qu’importe après tout ? Bien malavisé serait l’artiste qui consulterait de trop près ces signes du temps, et qui sacrifierait à la recherche d’une popularité éphémère la confiance dans l’avenir et dans les droits de son propre talent. Le succès n’est pas tout en pareil cas, du moins le succès immédiat, accaparé du jour au lendemain, et par cela même sujet à révision. Les modes passent, les œuvres restent, et quand celles-ci portent, comme les nouvelles peintures de Saint-Roch, l’empreinte d’une habileté consciencieuse, d’une pensée étrangère aux petites préoccupations de l’heure présente et aux petites ambitions de parti, le moment vient tôt ou tard où la justice se fait pour elles, où elles héritent en quelque sorte de l’attention qui s’était égarée sur des objets plus futiles, plus séduisans en apparence et d’abord mieux recommandés. Qui sait s’il n’en sera pas de la coupole peinte par M. Roger comme de la coupole peinte autrefois par Bertholet Flemael, et si, lorsqu’on aura oublié bon nombre de tableaux contemporains aussi complètement que nous avons oublié nous-mêmes tant d’œuvres secondaires appartenant au XVIIe siècle, quelqu’un ne se rencontrera pas un jour pour penser et pour dire des peintures de Saint-Roch ce que nous disions tout à l’heure des peintures de l’église des Carmes et de l’estime qu’elles méritent ? C’est, en attendant, le devoir de la critique d’avertir sur ce point l’opinion et de lui proposer au moins l’examen de ce qu’il serait juste dès à présent de regarder. Elle a ce devoir surtout, — et c’est le cas ici, — lorsqu’il ne s’agit pas seulement d’une œuvre bonne en soi, mais d’un genre de travail dont les caractères particuliers intéressent l’histoire de notre art national, et qui, se rattachant au passé par les comparaisons qu’il suscite, tend à remettre en mémoire les lois de l’art lui-même, les modèles qu’il convient de suivre et les exemples qu’il faut éviter.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1854, Études sur l’Art en Italie, — le Corrège.
  2. « Ne nous lassons pas de gémir, dit Grazzini dans un de ses petits poèmes satiriques, tant que le jour ne sera pas venu où le blanc aura fait justice de ces peintures qui gâtent, aux yeux du peuple florentin, la coupole de Brunelleschi. »
  3. Mémoires sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de Peinture, tome II, p. 4.
  4. Dépêche, en date du 16 avril 1814, du commissaire provisoire au département de l’intérieur.
  5. Dépêche du ministre de l’intérieur, 31 mars 1815.
  6. Voyez la Revue du 1er juillet 1846.