La Peinture monumentale/02

La bibliothèque libre.

PEINTURE MONUMENTALE.




TRAVAUX DE M. H. FLANDRIN À L’ÉGLISE SAINT-PAUL DE NÎMES.




N’est-ce pas un bonheur et un devoir, au milieu des inquiétudes qui nous pressent, de maintenir les droits de l’art, d’en garder pieusement le culte, et de poursuivre le beau avec un nouvel amour, lorsque tant de sombres images enveloppent et menacent la civilisation effrayée ? Remercions les talens supérieurs restés fidèles à l’inspiration, et qui, sans refuser de prendre part aux émotions et aux dangers de la patrie, n’en accomplissent pas moins leur noble tache à travers les tristesses de l’heure présente. Ne jeter ni sa plume ni son pinceau, continuer de chercher en silence les strophes ailées ou les créations idéales qui élèvent les ames vers l’éternelle beauté, c’est là un office tout aussi sérieux, c’est un devoir tout aussi utile en ces temps de désordre que bien d’autres fonctions plus bruyantes. À quelle époque avons-nous eu plus besoin de tout ce qui soutient l’ame au-dessus de la matière, de tout ce qui apaise les cœurs et ennoblit l’intelligence ? Au moment où l’austérité de nos tribuns voudrait supprimer les merveilles de l’art, il est bien que les artistes ne se lassent pas de charmer et de moraliser le peuple ; on verra mieux de quel côté est le véritable esprit démocratique. Je faisais ces réflexions en visitant à Nîmes cette charmante église Saint-Paul, où un artiste éminent vient d’achever, je ne crains pas de le dire, une des grandes pages de la peinture contemporaine. Quel calme bienfaisant on éprouve à étudier cette belle œuvre ! Quelle sérénité parfaite ! Comme l’esprit se purifie et s’élève ! Comme on déteste plus franchement, dans cette atmosphère de paix, toutes les mauvaises passions qui nous assiègent !

Le maître habile à qui nous devons les peintures de Saint-Germain-des-Prés, M. Hippolyte Flandrin, vient en effet d’ajouter un précieux titre à ceux qui avaient commencé la célébrité de son nom. Chargé de décorer le chœur de l’église Saint-Paul de Nîmes, il a prouvé une fois de plus combien les grandes épreuves de la peinture monumentale profitent à un talent bien doué, et quelle vigueur, quelle maturité, quelles ressources nouvelles, en un mot, doit y déployer une imagination fortement préparée par l’étude. Il y a plusieurs années déjà que des juges éclairés indiquaient cette voie comme la plus féconde. Ils désiraient que les artistes sérieux pussent donner l’essor à toutes leurs facultés dans la méditation d’une œuvre de longue haleine, au lieu de passer trop vite d’une étude à l’autre dans une série de compositions diverses. Ils montraient quel avantage il y a pour le peintre à s’enfermer long-temps au sein d’une œuvre unique, à en chercher le vrai style, et, une fois maître de la forme, à la réaliser sans peine, sans effort, avec le calme sentiment de la puissance, sur toute l’étendue d’un vaste poème. C’est M. Gustave Planche qui, le premier, si je ne me trompe, à l’occasion des travaux de M. Delacroix à l’ancienne chambre des députés, proclamait, il y a douze ans, cette importance de la peinture monumentale, et demandait que l’école française pût y trouver de nouveaux et glorieux développemens[1]. Des voix bien autorisées sont venues se joindre à la sienne ; en appréciant ici même avec une distinction parfaite le brillant hémicycle de M. Delaroche à l’École des Beaux-Arts, M. Vitet ajoutait aux raisons dogmatiques l’enseignement de l’histoire ; il citait les exemples de Pérugin à Pérouse, de Raphaël au Vatican, d’André del Sarto à l’Annunziata de Florence, de Léonard de Vinci à Milan, et il concluait ainsi : « Puissent donc tous ceux qui, aux divers degrés du pouvoir, ont mission de protéger les arts, comprendre combien il serait utile que tous ces encouragemens qu’on éparpille en petites sommes fussent concentrés sur un certain nombre de monumens dont on confierait la décoration tantôt à nos maîtres les plus habiles, tantôt aux jeunes gens de plus haute espérance ! Et ce n’est pas seulement à Paris, c’est par tout le royaume qu’il faudrait en faire l’essai. N’y a-t-il pas en province des églises, des hôtels-de-ville, des tribunaux, dont les murailles pourraient se couvrir soit des scènes sacrées de la religion, soit des hauts faits de notre histoire ? Et ne serait-ce rien, pour enflammer une ame d’artiste, que l’honneur d’une telle mission, et l’espoir de faire une œuvre qui devienne un jour pour toute une ville un sujet d’orgueil et d’illustration[2] ? » Je n’ai pu résister au plaisir de citer ces paroles qui, tracées il y a huit ans, nous servent à marquer nos progrès. Depuis le jour où M. Vitet exprimait ce vœu, les travaux de M. Delacroix au Luxembourg, de M. Ingres à Dampierre, de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés, ont justifié les espérances que faisait concevoir cette éducation du talent par la peinture murale. Quant aux villes de province, il y en a une qui a dignement répondu à l’appel que je viens de transcrire, c’est celle qui a confié au peintre de Saint-Germain-des-Prés le chœur de l’église Saint-Paul. Célèbre déjà par tant de précieux monumens, la ville de Nîmes ne regrettera pas l’intelligente sollicitude de ses administrateurs ; les peintures de M. Flandrin lui seront bientôt une illustration nouvelle et le plus légitime sujet d’orgueil.

L’église Saint-Paul offrait un large champ à l’imagination du peintre. Les deux nefs latérales, en se prolongeant vers l’extrémité de l’édifice, donnent au chœur un développement plein de variété et de richesse ; elles forment, aux deux côtés du chœur et de l’abside principale, deux galeries élégantes terminées par de petites absides. Le chœur apparaît donc comme divisé en trois parties, et ces parties sont liées entre elles par des arceaux bien ouverts qui permettent d’embrasser presque toute la décoration réservée au peintre par l’architecte. Malheureusement il n’y a pas là une seule muraille dont les dimensions aient fourni à M. Flandrin l’occasion d’une grande scène dramatique, comme à Saint-Germain-des-Prés le Portement de Croix et l’Entrée du Christ à Jérusalem. Les ouvertures des arceaux et les divisions de l’architecture ne laissaient guère que la grande abside entièrement libre ; dans toutes les autres parties du bâtiment livrées à son pinceau, l’artiste était obligé de placer des figures isolées. Il a sauvé cet inconvénient par la hardiesse d’une composition à la fois simple et savante, qui fait concourir toutes ces figures distinctes à l’expression d’une même pensée, à l’harmonie d’un sujet unique.

Plaçons-nous en face de l’autel. La première chose qui frappe la vue, c’est la grande abside du milieu. C’est aussi là que le peintre a tracé la partie la plus importante et comme la pensée même de son œuvre. Un Christ colossal est assis sur son trône, dans une attitude pleine de grandeur et de calme. La majesté divine éclate dans la sérénité de son front, dans la tendre profondeur de son regard, dans ce mélange de bienveillance et de force qu’exprime si harmonieusement cette belle figure. Ses bras, ouverts sans effort, semblent appeler à lui les humains. Est-ce l’ordre donné par la puissance suprême ? est-ce une invitation de l’amour infini ? C’est l’un et l’autre, c’est la puissance de la bonté. Qui ne se prosternerait devant la bonté ? qui ne serait vaincu par elle ? Regardez : à droite, un roi est comme abîmé aux pieds du Christ ; à gauche, c’est un esclave qui frappe aussi de son front les marches du trône divin. Celui-ci offre ses chaînes, celui-là son sceptre et sa couronne. Le premier et le dernier des mortels, le plus puissant parmi les maîtres du monde et le plus misérable parmi les êtres déshérités, l’un avec ses vêtemens de pourpre, l’autre nu et bruni par le soleil, ils sont là tous deux dans la même poussière ; un même niveau courbe leurs, fronts. Avec ces trois figures, avec ce Christ si fort, si doux, et ces deux personnages prosternés, M. Hippolyte Flandrin a écrit sur l’abside de Saint-Paul une composition du premier ordre. Soyez simple, a dit un maître, et vous serez fort. M. Flandrin a prouvé la justesse de cette parole féconde ; il a atteint à la grandeur par la simplicité, et cette grandeur est la seule vraie. L’égalité des hommes devant Dieu ne pouvait être exprimée par des moyens plus simples et produire une impression plus religieuse. Aucun effort, aucune prétention ; en opposant le roi et l’esclave, le peintre ne cherche pas une vaine antithèse, et il évite sans peine, par la sincérité du sentiment, cette emphase déclamatoire qui est l’écueil de la peinture monumentale. Ici, l’on ne songe même pas à ce danger, tant il y a de naturel et de noblesse dans ces savantes lignes, tant on est pénétré par la profonde tendresse de l’expression ! À droite et, à gauche de ce groupe sur lequel tout l’intérêt se concentre, le peintre a placé debout, dans une attitude méditative et calme, les deux grands apôtres du Christ, ceux qui, par des mérites opposés, ont jeté les premiers fondemens de son église, Ces deux figures ne servent pas seulement à encadrer avec art la scène que je viens de décrire, elles en complètent naturellement la pensée. De tous les dogmes moraux du christianisme, le plus neuf, le plus original, si je puis ainsi parler, celui qui établit la plus profonde distance entre l’enseignement de Jésus et les trésors de l’antique sagesse, c’est la fraternité de tous les hommes et leurs mêmes devoirs, leur même néant devant le Dieu unique. Cette grande vérité étant exprimée dans la scène qui remplit le milieu de l’abside, il convenait de faire apparaître aux deux extrémités les fondateurs et les gardiens du dogme, saint Pierre avec saint Paul. La gravité de leur maintien imprime encore à tout le tableau un singulier caractère de force ; austères, immobiles, solidement posés sur leurs pieds comme un rocher sur sa base, tout exprime en eux la puissance et présage l’éternelle durée du dogme qui met de niveau tous les humains. Je recommande particulièrement le saint Paul ; la beauté sévère de son visage, la fermeté de son regard, la majestueuse draperie qui enveloppe son corps sans nuire à la liberté de ses mouvemens, en font une des meilleures créations du peintre.

Ces cinq figures sont peintes sur un fond d’or ; mais, on le croira sans peine, il n’y a que cela de byzantin dans le chœur de l’église Saint-Paul. M. Flandrin ne pense pas que la peinture religieuse doive reproduire les formes du moyen-âge et renoncer à tous les progrès de l’art moderne. Ce fond d’or qu’il emprunte à la tradition byzantine convient d’ailleurs admirablement à certains sujets religieux exécutés par la peinture murale ; il détache les lignes avec plus de fierté, donne aux figures un caractère de grandeur approprié au monument, et, s’il s’agit surtout d’un symbole abstrait, d’une peinture philosophique et religieuse où la réalité ait moins de part, il est impossible de blâmer ce ciel de convention qui semble transporter les personnages au sein d’une sphère idéale. C’est là tout ce que l’auteur a emprunté aux procédés pittoresques (lu moyen-âge, et aucun juge éclairé ne s’en plaindra. Quant aux formes du dessin, quant à cette peinture enfantine, si gracieuse au XIIIe siècle et si déplaisante au XIXe, M. Flandrin se garde bien de l’imiter. Il ne veut pas, comme une certaine école en France et comme plusieurs peintres de Munich, confondre l’archaïsme avec l’art. Il sait que l’inexpérience candide dont nous sommes charmés dans les Paradis de Fra Angelico ne serait qu’un mensonge ridicule chez des hommes à qui les maîtres de la renaissance ont légué tant d’exemples de vérité et de perfection savante. S’il s’efforce, sans doute, de dérober aux artistes des primitives écoles cette tendresse profonde, cet incomparable amour qui nous enchante sous les bizarreries et les imperfections du dessin, il veut toujours que ce sentiment se traduise par des formes belles et vivantes. Marier la grace naïve du moyen-âge à la beauté souveraine des maîtres modernes, unir l’inspiration du dominicain de Fiesole aux conseils du peintre d’Urbin, telle est l’ambition qui l’anime ; cette tâche mérite bien qu’on y applique une volonté forte et des facultés éminentes.

Il y a cependant un détail par lequel M. Flandrin se rattache encore à la tradition des anciennes écoles d’Italie, c’est lorsqu’il a donné à son Christ des dimensions colossales dans une scène où les autres personnages ne sont pas plus grands que nature. Si le Christ de Saint-Paul de Nîmes se levait de son trône, il aurait dix-sept pieds de haut. Je ne déciderai pas dogmatiquement si un tel système, à le juger d’une manière absolue, doit être accepté ou blâmé ; c’est l’exécution seule, en pareille matière, qui absout ou condamne la hardiesse du peintre. Certes, quand on voit sur les absides des vieilles basiliques italiennes ces grandes figures de Christ souvent si imposantes et si saintes, on ne se demande pas s’il y a là une règle observée ou violée, on est ému, et l’on admire ; c’est aussi ce qui arrive à Saint-Paul de Nîmes : l’audace de la pensée exigeait une rare intelligence dans l’exécution, et M. Flandrin y a trouvé l’occasion d’un triomphe. Son Christ est assis, et, quoique trois fois plus grand que les personnages placés près de lui, il ne s’élève pas au-dessus d’eux de manière à détruire l’accord de la composition. Assez grand pour que sa noble tête domine toute la scène et porte majestueusement l’empreinte divine que lui a donnée le peintre, il ne l’est pas assez pour distraire le regard étonné. On est frappé de la grandeur morale et de la sublimité de l’expression avant d’avoir réfléchi à ce qu’il y a d’extraordinaire dans les dimensions du corps. Rien ne trouble, en un mot, l’harmonie parfaite de cette belle œuvre. Et puis tout ne se tient-il pas dans un travail sérieusement conçu ? En plaçant ses personnages dans un ciel d’or, en leur ouvrant une sphère surnaturelle, M. Flandrin se donnait aussi plus de liberté pour les proportions de la figure principale, en sorte que ces deux choses, le fond d’or et la colossale grandeur du Christ, bien loin de n’être qu’une fantaisie du pinceau, relèvent d’une combinaison savante et se justifient mutuellement.

Sur les deux murailles qui enferment cette partie du chœur et conduisent à l’abside, M. Flandrin avait, pour ainsi dire, trois étages différens à peindre. À l’endroit le plus rapproché du sol, aux deux côtés des arceaux ouverts sur les galeries latérales, il a placé les quatre évangélistes. À gauche, voici saint Luc et saint Mathieu ; à droite, saint Jean et saint Marc. Ces quatre figures, sans donner lieu à des remarques spéciales, sont empreintes de cette beauté calme que M. Flandrin interprète avec tant de bonheur. Le saint Jean est plein de grace. Les attributs des évangélistes forment comme un sujet à part qui remplit un vide, et pourtant se marie très bien aux figures dont ils dépendent. Je recommande surtout l’ange de saint Mathieu ; agenouillé, les mains jointes, il adore le livre saint qui retrace l’enseignement de Jésus, et certes, à la douceur inaltérable de son visage, à l’expression de bonheur qui illumine son regard, il est facile de reconnaître le messager de la bonne nouvelle.

Au second étage, et immédiatement au-dessus des grands arceaux, M. Flandrin a voulu exprimer l’adoration du saint des saints ; au-dessus des évangélistes, l’adoration de celui que la bonne nouvelle vient d’annoncer au monde. De chaque côté, à droite et à gauche de l’autel, deux des blancs messagers de l’infini, deux archanges, volent l’un vers l’autre, hardiment et gracieusement lancés dans l’espace comme de mystiques encensoirs. Au-dessous d’eux, le peintre a tracé ces mots : Sanctus, sanctus, sanctus ; mais c’est surtout dans leurs regards, dans l’empressement de leur attitude, dans l’admirable élan de leurs corps, qu’il a exprimé l’adoration. Entendez-vous comme ils chantent, comme ils lancent au plus haut des cieux l’éternel hosanna !

Enfin, si vous levez les yeux, vous apercevez, à gauche, tout en haut de l’édifice, les quatre grands théologiens de l’église grecque. Ils sont assis deux à deux, car l’arceau qui laisse pénétrer la vue dans la galerie latérale du chœur coupe cette partie de la muraille et divise par groupes la vénérable assemblée. Saint Grégoire de Nazianze est auprès de saint Basile, et l’artiste ne pouvait mieux faire que de les associer l’un à l’autre ; n’est-ce pas par l’éclat de la pensée, par l’élégance et la sérénité de l’imagination qu’ils se distinguent tous deux au milieu des théologiens de leur temps ? On souhaiterait peut-être sur la figure de saint Basile un peu plus de cette grace poétique qui brille dans l’Heptarnéron ; le peintre ne s’est pas assez souvenu que l’évêque de Césarée est, avant tout, le plus suave et le plus harmonieux écrivain du IVe siècle. Au contraire, c’est l’action, c’est l’autorité, c’est l’indomptable énergie du commandement qui triomphe dans l’éloquence de Chrysostôme et d’Athanase ; on aime à voir réunis ces deux grands chefs dont les luttes et les malheurs rappellent la période héroïque de l’église d’Orient. Le type de saint Chrysostôme reproduit parfaitement le caractère de sa vie et de ses travaux ; sa large tête, son abondante chevelure, la flamme de son regard, tout concourt à exprimer la puissance. Ce n’est pas seulement l’orateur à la bouche d’or que nous avons devant les yeux, c’est le patriarche, le souverain de l’église de Constantinople. J’en dirai autant de saint Athanase ; à cette belle barbe blanche, à cet austère visage creusé par la méditation bien plus encore, que par les fatigues d’une vie errante, je reconnais l’invincible athlète qui, du fond de son désert, luttait presque seul contre l’église révoltée, et triomphait des ariens. Ces quatre figures font le plus grand honneur à l’intelligence et à l’habileté du peintre ; le dessin est large, la couleur harmonieuse, et les draperies pleines de souplesse et de majesté ajoutent encore à l’effet de ces beaux types.

À droite, et parallèlement aux pères grecs, voici les quatre principaux docteurs de l’église latine. Saint Augustin et saint Ambroise regardent saint Athanase et saint Jean-Chrysostôme ; saint Jérôme et saint Léon-le-Grand font face à saint Basile et à saint Grégoire de Nazianze. Ces figures me paraissent mériter les mêmes éloges que celles des pères grecs. D’éminens critiques, je le disais tout à l’heure, ont eu bien raison de remarquer combien la peinture monumentale donne de force et d’assurance au pinceau. Une fois maître du style qui convient au sujet, l’artiste n’a plus à recommencer de nouvelles études, comme celui qui passe d’un tableau à un tableau d’un genre tout différent ; il n’a qu’à persévérer dans la même voie, à appliquer sans hésitation le résultat de ses précédens travaux, et, à mesure qu’il avance dans la vaste composition qui l’occupe tout entier, il affermit, il agrandit sa manière. Les pères de l’église latine sont peints avec une largeur et une aisance qui attestent la fécondité de la peinture murale, en même temps qu’elles révèlent la sérieuse préparation de l’artiste. Il était difficile d’éviter la monotonie en représentant ces huit docteurs assis ; M. Flandrin a évité cet écueil, et il semble qu’il l’ait évité sans effort, tant la beauté des traits et la variété des expressions corrigent, sans qu’on y pense, l’uniformité des attitudes ! Ces deux belles galeries couronnent merveilleusement les riches murailles que je viens de décrire ; les docteurs siégent au plus haut de l’empyrée, et, graves, loin du bruit de la foule, ils méditent, comme dit Bossuet, sur l’incompréhensibilité des mystères. Au-dessus de la prédication évangélique, au-dessus de l’adoration des anges, il y a le plus beau spectacle qui puisse réjouir la divinité, je veux dire l’effort respectueux et hardi de la pensée de l’homme, lorsqu’elle interprète les paroles saintes et développe de siècle en siècle la philosophie des choses révélées.

Telle est cette première partie de l’œuvre de M. Hippolyte Flandrin : dans le fond, une grande composition, où la plus haute idée morale est rendue avec une simplicité hardie ; à droite et à gauche, une série de figures qui retracent à l’esprit l’enseignement du Christ et l’interprétation des pères, c’est-à-dire la tradition primitive, le fondement vénéré de cette loi dont le plus sublime dogme est inscrit sur l’abside en éclatans caractères.

Entrez maintenant dans la galerie à droite, vous verrez en face de vous un des meilleurs épisodes de ce beau poème. M. Flandrin avait à peindre, au-dessous d’une fenêtre, la partie inférieure de la muraille qui conduit à l’abside latérale ; il a pensé qu’il devait associer par une même conception le sujet de cette muraille et celui de l’abside, car deux compositions trop distinctes dans cette galerie étroite se seraient nui l’une à l’autre, tandis que, réunies par la volonté du peintre, elles donnent à cette partie de l’édifice un développement et une richesse inattendue. Il a donc figuré sur la muraille une procession de martyrs qui se dirigent vers l’abside, et, sur cette abside, il a peint le ravissement de saint Paul. La procession des martyrs est d’un grand caractère ; douze ou treize personnages, revêtus de la victorieuse auréole, s’avancent avec une gravité douce, avec une joie mâle et contenue. Ils tiennent de longues palmes dans leurs mains. Le bonheur du triomphe éclate dans leurs yeux ; bonheur austère, triomphe pacifique et sans faste, comme celui d’une grande ame après le devoir accompli. Je ne saurais me défendre d’une sympathie profonde pour cette peinture idéale, pour cet art vraiment philosophique, si habile à traduire par de belles formes les intimes sentimens de la conscience. Ce pur accord de la vérité intérieure et de la beauté qui ravit les yeux n’est-il pas le but suprême de l’art ? Ce n’était pas assez pour M. Hippolyte Flandrin d’avoir si bien interprété les secrètes émotions de ses héros ; il a placé au-dessus de cette procession deux anges qui éclairent plus nettement encore la pensée de la scène. L’un d’eux exprime la victoire de l’homme sur ses passions ; de sa main gauche il tient avec force et serre sur sa poitrine le joug dont il a débarrassé son front, tandis que sa droite, résolûment tendue, agite la glorieuse palme qu’il vient de conquérir. Le mouvement de ce bras droit est admirable ; on sent, sous le calme du succès, le frémissement de la lutte, et la belle inscription tracée sur le mur semble s’échapper des lèvres de l’ange : Seigneur ! tu as brisé mes liens, dirupisti vincula mea. L’autre, animé peut-être d’une énergie plus radieuse encore, est vraiment l’ange du martyre : appuyé de sa main gauche sur sa longue épée, il saisit de sa main droite et, d’un geste superbe, il élève triomphalement vers le ciel son immortelle couronne. Ce n’est plus l’ange du combat, c’est l’ange de la victoire. La gradation des deux idées est rendue avec un dramatique intérêt qui satisfait complètement l’esprit, en même temps que la pureté des lignes, la souplesse des ajustemens, la grace enfin de ces beaux corps blancs détachés sur un fond bleu, attirent et enchantent le regard. Le ravissement de saint Paul, représenté sur l’abside, est la conclusion naturelle des peintures qui décorent cette galerie. Sur les ailes de la méditation et de l’amour, l’homme du troisième ciel, comme dit Bossuet, monte magnifiquement dans l’espace infini. Le mouvement de ses bras levés à la hauteur de la tête, ses pieds rapprochés sans raideur, la souplesse harmonieuse de tous ses membres, expriment avec une clarté parfaite le mystique élan qui l’emporte et le soutient sans effort. Ses regards plongent vraiment dans les profondeurs éthérées ; voilà bien l’extase de l’ame dans les royaumes, de l’idéal. Deux anges complètent la scène ; agenouillés, les mains jointes, les ailes étendues, on dirait de vigilans gardiens chargés d’intercepter les rumeurs d’en bas et de protéger la contemplation de l’apôtre.

La galerie correspondante offre une disposition analogue. En face de la procession des martyrs se déploie, avec une grace charmante, la procession des vierges sages. Elles tiennent dans leurs mains les mystiques lampes dont elles n’ont pas renversé l’huile. Les unes s’avancent les yeux baissés, les autres dirigent leurs regards vers l’hémicycle où l’artiste a peint le couronnement de la Vierge. Dans ses travaux de Saint-Germain-des-Prés, en dessinant les cartons des vitraux, en peignant cette jeune reine qui porte dans ses mains le modèle de l’église, M. Flandrin avait montré déjà une aptitude particulière pour ces créations élégantes ; la grace exquise, la poétique sérénité des vierges de l’église Saint-Paul, ne surprendront pas ceux qui ont suivi les progrès de son talent. Un peu plus haut, le peintre a placé, comme dans la galerie des martyrs, deux anges, ou, si l’on veut, deux vertus, qui semblent les guides naturels de ce groupe si harmonieux et si pur. La première est la Chasteté et la seconde l’Amour divin. L’ange de la chasteté est un type d’une candeur céleste, et celui qui représente l’amour divin exprime à merveille le calme de la possession suprême, la béatitude que rien ne vient plus troubler. La beauté recueillie de ces deux figures forme un contraste heureux avec la virile énergie des deux anges qui dominent le groupe des martyrs. Enfin le couronnement de la Vierge, qui termine cette galerie comme le ravissement de saint Paul termine la galerie de droite, est une scène d’une suavité adorable. Comment ne pas être touché du recueillement naïf de la Vierge, de la douceur infinie qui règne sur la physionomie de Jésus ? En couronnant celle qui fut sa mère ici-bas, le Christ est pénétré d’attendrissement, et il serait impossible d’offrir la couronne avec une délicatesse plus tendre, de la donner, j’ose le dire, avec plus de timidité et d’amour. Les maîtres italiens ont conçu de deux manières ce gracieux sujet. Les uns illuminent les profondeurs du ciel pour couronner plus glorieusement la mère du Christ, et c’est au milieu des anges et des rayons d’or qu’elle reçoit le diadème ; les autres, ne représentant que Jésus et la Vierge, donnent à la scène un aspect plus familier et semblent préférer les nuances de l’expression moitié divine et moitié humaine à toutes les splendeurs mystiques du paradis. C’est ce dernier parti qu’a adopté M. Hippolyte Flandrin. Il n’y a point de légions d’anges agenouillés autour du groupe sacré, point de ciel éblouissant, point de trônes et d’ornemens symboliques. N’ayant à sa disposition qu’un espace assez restreint, le peintre n’a voulu ni amoindrir ses personnages, ni distraire l’attention du spectateur ; tout l’intérêt se concentre sur la Vierge agenouillée et sur le Christ qui s’incline vers elle. Fidèle ici comme dans le reste de son œuvre à cette sobriété de lignes qui est le vrai style de la peinture monumentale, il semble pourtant s’être attaché d’une façon plus particulière à l’idéale candeur de l’expression. M. Flandrin a été plus énergique et plus grand dans maintes parties de la composition ; il n’a jamais été plus tendre ni plus doucement inspiré.

Par ses travaux de Saint-Paul de Nîmes, M. Hippolyte Flandrin a indiqué d’une manière lumineuse le grand problème qu’il s’est posé et la généreuse ambition qui le possède. Unir la science consommée de l’art moderne à la profonde tendresse des primitives écoles, associer la beauté hardie de la renaissance à l’expression ingénue du moyen-âge, ce doit être le but invariable de la peinture religieuse. Ces deux conditions sont difficiles à remplir ; mais celui qui néglige l’une ou l’autre n’accomplira jamais une œuvre digne de représenter les grandes scènes ou les dogmes sublimes du christianisme. Si vous obéissez à de puériles fantaisies archaïques, si, méprisant la beauté que vous ne pouvez atteindre, vous reproduisez avec prétention les fautes naïves des maîtres du XIIIe siècle, vous ressemblerez à un homme qui s’étudierait à bégayer le langage de ses premières années ; mais, si vous ne conservez pas, malgré toute l’expérience de l’âge mûr, quelque chose de l’enfance du cœur, si l’émotion, la grace, la candeur, tous les purs sentimens des vieilles écoles, ne brillent pas sous les formes magistrales de vos créations, vous pourrez être un grand peintre, vous ne serez pas le peintre de la pensée religieuse. C’est l’originalité de M. Hippolyte Flandrin d’avoir poursuivi ce but avec une persévérance infatigable. Il ne s’est laissé distraire ni par les fantaisies de la mode ni par des essais qui conviendraient mal à son talent. L’archaïsme prétentieux des néo-catholiques ne l’a pas séduit, pas plus que les dramatiques succès de plusieurs peintres contemporains n’ont tenté son intelligence, destinée à des triomphes d’une autre nature. Il a sagement consulté la vocation de son pinceau, et il a agrandi de jour en jour le domaine où il s’enfermait. La peinture murale, avec l’idéale grandeur et la calme dignité qu’elle exige, lui promet à l’avenir les plus légitimes triomphes tous ses progrès passés nous sont un sûr garant des œuvres qu’il nous doit. Dans ses travaux de l’église Saint-Séverin, quoique maître déjà d’une forme très habile, M. Hippolyte Flandrin se cherchait encore lui-même ; ses peintures de Saint-Germain-des-Prés ont révélé un talent désormais sûr de ses forces ; à Saint-Paul de Nîmes, il a fait un pas de plus, et la belle scène de l’abside, les pères grecs et latins, les processions des vierges et des martyrs, le ravissement de saint Paul et le couronnement de la Vierge doivent compter parmi les meilleures productions de ce temps-ci. En ce qui concerne surtout le grand art de la composition, M. Flandrin n’a rien fait qui égale ses travaux de l’église de Nîmes ; il a joint la simplicité à la richesse, et, ne pouvant arrêter l’esprit du spectateur sur un petit nombre de pages, il a obligé toutes les parties de son œuvre à s’unir harmonieusement dans une même pensée, dans un poème d’une majestueuse ordonnance.

On voit que cette grave épreuve de la peinture murale réalise les espérances qu’elle faisait concevoir pour le développement de l’école française. Les travaux de M. Ingres à Dampierre, de M. Delacroix au Luxembourg, de M. Delaroche aux Beaux-Arts, avaient déjà, par des mérites très différens, mis en pleine lumière cette bienfaisante influence ; dans le genre tout spécial de la peinture religieuse, le chœur de l’église Saint-Paul confirmera la démonstration. Espérons que ces heureux exemples ne seront pas perdus. Espérons qu’il sera donné à nos artistes, aux maîtres déjà éprouvés et aux jeunes talens qui promettent le plus, d’assurer et d’agrandir leurs facultés dans ces nobles luttes de la grande peinture. L’Allemagne nous avait devancés dans cette voie. Cette éducation que nous réclamons pour nos peintres n’a pas manqué depuis trente ans aux écoles allemandes, et beaucoup de talens habiles y ont acquis une élévation inattendue. Quel que soit cependant le mérite de M. Cornelius, de M. Schnorr, de M. Kaulbach, quelque sympathie qu’on éprouve pour les larges fresques de M. Philippe Veit à Francfort, pour les suaves compositions de M. Steinlé à la cathédrale de Cologne, l’école française est assez forte pour maintenir sa supériorité, même dans ce nouveau domaine, si les circonstances lui permettent d’y déployer toutes ses ressources. La France républicaine, souhaitons-le pour sa gloire, continuera ce qu’avait commencé la monarchie ; elle imprimera à l’art une impulsion nouvelle en lui ouvrant les grands travaux destinés aux jouissances et à l’éducation du peuple. La ville de Nîmes a donné un bel exemple. Au milieu des désastres de l’année dernière, elle n’a pas retranché de son budget les sommes nécessaires à la décoration de l’église Saint-Paul. Cette bonne pensée a obtenu sa récompense. Les peintures de M. Hippolyte Flandrin vont être livrées au public, et elles honoreront l’intelligence de la cité autant que le pinceau de l’artiste. Quoi de plus sage, en effet, que l’encouragement du beau ? Sans aucune prétention dogmatique, l’art vraiment digne de ce nom exerce une influence profonde ; les idéales conceptions de la peinture et de la poésie sont aussi une propagande contre les passions mauvaises, propagande secrète dont on se défie moins et par laquelle bien des cœurs sont insensiblement transformés. Ne négligeons rien de ce qui élève les ames ; en face des barbares qui nous menacent, n’abandonnons aucune des ressources de la civilisation ; accomplissons par tous les moyens, par le dessin et par la parole, par la science et par la poésie, cette prédication morale dont notre société bouleversée a besoin, et que l’art, au lieu d’être l’égoïste plaisir des raffinés, émeuve et charme la multitude par la grandeur et la simplicité de ses travaux !


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1837.
  2. Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1841.