La Peinture monumentale en Allemagne - Pierre Cornélius
On a vu s’accomplir, il y a trente ou quarante ans, en Allemagne une des tentatives où l’on reconnaît le plus clairement le caractère d’ambition juvénile qui distingue la première moitié du XIXe siècle, et qui tranche si singulièrement avec notre prudence actuelle, mêlée de frivolité et de désenchantement. On conçut l’idée de rendre à l’art le rôle social qu’il avait en Grèce dans l’antiquité et en Italie à l’époque de la renaissance ; on essaya d’élever la peinture à la dignité d’une interprétation populaire des grands enseignemens moraux et religieux dans des œuvres faites pour décorer les monumens publics et frapper tous les regards au lieu de servir au luxe des demeures privées et à la satisfaction d’un goût passager. Cette entreprise, accueillie d’abord avec intérêt et bientôt avec enthousiasme, n’était point née cependant d’un entraînement général ; elle procédait d’une seule pensée, d’une seule volonté, elle avait pour promoteur et elle a eu pendant plus de cinquante ans pour guide un seul homme, Pierre Cornélius. Les grands desseins de cet audacieux esprit seraient, il est vrai, restés à jamais irréalisables, si, par une rencontre imprévue, la faveur d’un prince passionné pour les arts n’eût mis à sa disposition les ressources d’un pays important et les monumens d’une capitale. C’est ainsi que, dans un temps d’éparpillement intellectuel et de conflits politiques, dans un pays morcelé, Cornélius a pu écrire quelques-unes de ces pages qui s’imposent à l’attention de tout un peuple, et que les étrangers mêmes ne peuvent ignorer. Les peintres dont nos voisins sont le plus justement fiers ne nous sont d’ordinaire connus qu’à demi ; la plupart de leurs tableaux, ensevelis au sortir de l’atelier dans le secret des maisons particulières, échappent à nos regards. Les œuvres de Cornélius, rassemblées à Munich et à Berlin, accessibles à tous les yeux, visitées du matin au soir par la foule sans cesse renouvelée des touristes, ne sauraient être complètement inconnues d’aucun homme amoureux des beaux-arts. On peut parler de cet artiste avec l’assurance d’être compris et apprécier en connaissance de cause l’action qu’il a exercée comme la valeur des travaux dont il a doté son pays.
Plus jeune de deux années seulement que M. Ingres[1], Pierre Cornélius l’a suivi dans la tombe à quelques mois seulement d’intervalle, et la mort en rapprochant leurs noms fait éclater à la fois la différence de leur génie et l’analogie plus profonde encore de leur caractère. Les différences se résument dans l’amour religieux de la forme particulier à M. Ingres, tandis que la pensée était pour Cornélius l’objet d’un culte presque exclusif ; l’analogie, le trait commun et dominant de leur carrière à tous deux est la poursuite imperturbable d’un même dessein, la fermeté des vues, la conviction. Les biographies n’ont parlé jusqu’ici du peintre allemand qu’avec une réserve qui m’a causé plus d’un regret. Le détail de sa vie intime et de ses relations si nombreuses ne saurait manquer, lorsqu’il sera mieux connu, de nous apporter de grandes lumières ; nous en savons assez toutefois pour nous faire dès à présent une juste idée de la foi sérieuse qu’il a portée dans l’exercice de son art. Attaché d’une conviction ardente aux principes les plus élevés, il a mis à les appliquer une volonté qui n’a jamais fléchi, et que de choses pourtant auraient pu l’ébranler ! Il a vu l’art dégénérer autour de lui en un luxe vulgaire et en un moyen de fortune. Il a vi l’ironie érigée en système et entendu proclamer la souveraineté de la fantaisie, gage suprême du génie autorisé à se jouer et des sujets qu’il choisit et de la nature qu’il interroge et des idées dont il s’inspire et de lui-même. Salué comme un rénovateur sans rival, il a gardé pendant un quart de siècle la primauté incontestée dont il avait été d’abord investi ; puis l’opinion publique s’est refroidie à son égard, la critique est revenue sur l’excès d’une admiration sans réserve ; les œuvres du maître ont été révisées une à une par des juges plus sévères, et ses créations nouvelles n’ont plus rencontré qu’un assentiment douteux. Bien que ses derniers travaux ne fussent nullement indignes de ceux qui paient fait sa renommée, il a dû supporter la rude épreuve de se voir mis en question de son vivant même, et il n’a plus conservé que cette gloire vague, ombre indestructible d’un nom illustre, reste d’un prestige qui a longtemps duré. Il a résisté à ces variations de la critique, à ces retours de la mode ; il n’a pas éprouvé un moment de trouble, et il est mort sans avoir rien perdu de l’intégrité de la foi première, avec la certitude d’avoir marché vers la vérité, de l’avoir quelquefois atteinte.
Cornélius a laissé après lui quelques adeptes fidèles de ses principes ; il n’a point proprement laissé d’école, et il n’est pas difficile d’en découvrir la raison. Lorsqu’en face des ruines que la révolution avait faites on se mit à chercher quelque chose de plus stable que les institutions humaines, on crut s’apercevoir que les grands ressorts du monde et de l’histoire ne sont ni des volontés individuelles, ni des caprices passagers, ni des hasards ; on les chercha dans des idées inflexibles comme des lois immuables comme la raison, et ce sont ces idées que Cornélius se proposa d’exprimer dans la peinture. Bientôt ces grandes synthèses en se multipliant s’ébranlèrent et se compromirent les unes les autres, l’expérience, se vengea de cette foi aveugle aux principes abstraits et infligea aux idées des humiliations répétées ; il fallut recommencer à se soumettre modestement aux leçons de la réalité, et ce retour atteignit la peinture comme tout le reste : elle redescendit du ciel sur la terre, elle sortit de l’éternité pour rentrer dans le temps, qui est son domaine, et alors a commencé pour Cornélius le délaissement. Au reste le malheur de n’avoir pas fondé une école est commun à bien des artistes de premier ordre ; ils ne passent point pour cela sans laisser après eux une longue trace de leur action. Le véritable artiste agit par ce qu’il est autant que par ce qu’il fait : l’ardeur qui l’anime suffit pour exciter les talens autour de lui et pour allumer l’étincelle chez ceux-là mêmes qui n’acceptent pas ses leçons. Quoi qu’on puisse penser de la tentative de Cornélius et quelque jugement que nous soyons conduit nous-même à porter sur son œuvre, on ne lui refusera pas d’avoir exercé une influence bienfaisante. Il a élevé pour un temps assez long le niveau de l’ambition parmi ses contemporains. Par la pureté de sa foi d’artiste, par la décision de sa volonté, par le grand élan qu’il avait pris, il a imprimé une vive secousse à l’art en Allemagne et même ailleurs. Si pendant une certaine période on a pu constater en plus d’un pays un effort général vers le grand, cette impulsion s’explique sans doute par une situation d’esprit analogue et par des circonstances identiques ; il serait injuste de ne pas reconnaître que Cornélius y a contribué pour sa part. La correspondance d’Hippolyte Flandrin porte la trace de l’admiration respectueuse dont il était pénétré pour l’artiste allemand. En Belgique, MM. Guffëns et Van Schwerts relèvent indubitablement de Cornélius, et il est visible qu’Antoine Wiertz[2] se rattache jusque dans les écarts de son talent à la tendance idéaliste. Une influence si haute et due à de pareilles causes vaut bien l’avantage peu sûr d’avoir fondé une école ; elle donne peut-être à la vie de Cornélius et à l’examen de ses travaux un certain caractère d’intérêt et d’opportunité.
Il n’y a nulle raison de révoquer en doute les témoignages d’après lesquels Pierre Cornélius aurait, comme bien d’autres peintres, montré dès l’enfance des dispositions extraordinaires pour l’art qu’il devait cultiver avec un si grand éclat. Cette précocité fut d’ailleurs singulièrement favorisée par les circonstances. Né le 23 septembre 1783 à Dusseldorf, au sein d’une famille catholique, il fût élevé à l’ombre de l’académie, où son père, Aloys Cornélius, cumulait les fonctions d’inspecteur et de professeur[3], et il eut pour ainsi dire, en ouvrant les yeux, le spectacle des chefs-d’œuvre rassemblés dans la célèbre galerie qui dépendait alors de l’académie, et qui fut transférée a Munich en 1805, au moment où la couronne de Bavière se voyait menacée de perdre la ville de Dusseldorf, qui lui avait été donnée par l’empereur. Il paraît que, lorsqu’il pleurait, la vue des plâtres de la salle des antiques avait le pouvoir de l’amuser, et plus d’une fois sa mère dut recourir pendant la nuit à ce moyen pour l’apaiser. Tout jeune son père l’employait dans son atelier à nettoyer sa palette et ses pinceaux. L’enfant apprenait de lui-même à dessiner en copiant des gravures d’après Raphaël, et à dix ans, l’esprit tout rempli des récits de l’histoire sainte, il découpait sur du papier noirci les figures des grands personnages de l’Ancien Testament.
Si jamais vocation parut manifeste, c’est bien celle-là ; elle fut néanmoins un instant méconnue et sur le point d’être traversée par une intervention que Cornélius a lui-même racontée en détail. « J’avais seize ans lorsque mon père mourut, laissant une femme et sept enfans sans fortune nous dûmes, mon frère aîné et moi, songer à pourvoir aux besoins de la famille. C’est alors que de sages personnes firent entendre à ma mère qu’il vaudrait peut-être mieux me mettre en apprentissage chez un orfèvre que de me faire étudier la peinture à cause du temps que cet art exige et du grand nombre de peintres qui existaient déjà. Ma brave mère ferma l’oreille à ces conseils, et des ce moment sa confiance en mon avenir, la pensée que je pouvais être arraché quelque jour à un art que j’aimais, me remplirent d’une ardeur incroyable, et je fis en peu de temps des progrès qui promettaient bien plus que je n’ai tenu. » Les sages personnes dont parle Cornélius n’étaient autres que le directeur même de l’académie, Pierre de Langer, qu’il devait remplacer successivement à Dusseldorf et à Munich. En résistant à des considérations d’intérêt immédiat qui, venant d’une telle source, devaient avoir à ses yeux beaucoup d’autorité, la mère de Cornélius s’imposait de lourds sacrifices. Pour les alléger, il fallut bientôt que le jeune artiste tirât quelque parti de ses connaissances et acceptât de petits travaux, dessins d’almanach, bannières d’église, portraits au crayon. Si regrettable qu’il soit souvent de voir un talent réel exposé au péril de s’épuiser dans des besognes infimes, ces travaux de pur métier eurent peut-être cette fois un effet contraire en disciplinant une imagination portée au vagabondage et à l’exagération. Je ne puis néanmoins m’empêcher de remarquer que Cornélius n’avait pu recevoir jusqu’alors qu’une éducation générale très incomplète, et je me demande si ce défaut d’études premières a été sans inconvénient chez un artiste d’une intelligence avide et qui a tant donné à la pensée. Qui sait si une culture plus étendue et reçue à temps ne l’eût pas mis en garde contre les tentations dangereuses d’une érudition tardivement acquise, et si, mieux pourvu dès le début de connaissances indispensables, il n’eût pas échappé à l’influence des systèmes à la mode et à recueil des inspirations purement littéraires ?
Ce fut à l’occasion d’un concours ouvert à Weimar sous les auspices de Goethe par une société qui se proposait pour but avoué de combattre ce retour au moyen âge dont les Schlegel s’étaient faits les promoteurs que Cornélius exécuta ses premiers travaux. De 1803 à 1805, il envoya successivement à Weimar un tableau aujourd’hui perdu, Polyphème dans son antre, qui était peint en camaïeu, un carton à l’encre de Chine et au crayon blanc qui représentait le Genre humain pressé par l’élément de l’eau, enfin un dessin à la sépia dont le sujet était Pirithoüs et Thésée dans le Tartare. Quoique aucun de ces morceaux n’eût été l’objet d’une distinction particulière, Cornélius ne dédaigna pas d’en transporter plus tard certaines parties dans les fresques de la Glyptothèque de Munich. Vers le même temps, il fut chargé par l’entremise de M. Walraf, dernier recteur de l’université de Cologne, avec qui son métier de dessinateur l’avait mis en relation, de décorer le chœur et la coupole de l’église de Saint-Quirin à Neuss. Il y peignit en grisaille et à la détrempe les apôtres, les évangélistes et plusieurs figures d’anges. On trouvait, à ce qu’il parait, dans ces peintures, maintenant détruites, la hardiesse de conception et la grande tournure qui caractérisent les ouvrages postérieurs du maître.
On peut voir dans le Tambour Legrand, de Henri Heine, une vive image de Dusseldorf à la veille et au lendemain de 1806. La présence de l’étranger vainqueur attestait la chute profonde de l’Allemagne, et la plupart des esprits étaient portés instinctivement à se dérober au sentiment des catastrophes présentes. La littérature, sortant de sa placidité classique, se plaisait à évoquer les grandeurs passées de la patrie. La curiosité fervente d’un certain nombre d’amateurs, de MM. Sulpide et Melehior Boisserée, de M. Jean Bertrand, de M. Walraf, exhumait les peintures oubliées du moyen âge germanique et ajoutait à l’histoire de la vieille école allemande un ou deux siècles de gloire. Cornélius visitait assidûment les précieuses collections de Cologne. La situation de sa famille s’étant améliorée en 1809, il avait pu quitter Dusseldorf et s’établir à Francfort, où il trouvait un plus vaste théâtre. En compagnie de quelques amis animés de la même ardeur que lui, il se livrait à des travaux plus libres. Si pour vivre il faisait encore des portraits au jour le jour, il peignait à l’huile pour le prince de Dalberg une sainte famille, visiblement inspirée des anciens maîtres de Cologne et de Nuremberg, dans laquelle il donnait à sainte Anne les traits de sa mère. Il exécutait dans une maison particulière des peintures décoratives dont il ne reste malheureusement que les esquisses. De plus il méditait et il poussait rapidement une entreprise plus audacieuse et plus neuve : il tentait d’interpréter dans une suite de quinze dessins les scènes capitales du Faust. Le voisinage de la maison où Goethe avait vu le jour, l’impression produite sur l’artiste par la vieille cité impériale, furent-ils pour quelque chose dans les motifs qui dirigèrent son choix ? En vérité, le bruit que faisait alors le romantisme, l’ascendant qu’il exerçait, le goût de plus en plus répandu du moyen âge, enfin l’étude attentive que Cornélius consacrait depuis longtemps aux maîtres du XVe et du XVIe siècle, expliquent assez son dessein sans qu’il faille recourir pour s’en rendre compte à une suggestion fortuite, un travail poursuivi sans relâche pendant plusieurs années ne saurait procéder d’un caprice momentané ni d’une occasion matérielle. Or Cornélius avait quitté Francfort depuis longtemps lorsqu’il adressa la seconde partie de ses dessins à Goethe avec une lettre qui porte témoignage de la pensée toute nationale qui les avait inspirée. Goethe, devenu peu à peu étranger aux dispositions dans lesquelles il avait composé le premier Faust, était en plein dans sa période d’hellénisme. Le progrès de ses réflexions, l’expérience, le dégoût des aberrations romantiques, le dégageaient de plus en plus des rêveries maladives en le rattachant au sens pratiqué de la vie. Il n’était guère en humeur de goûter sans réserve un interprète si naïvement pénétré des idées et des émotions qui lui représentaient une jeunesse déjà bien lointaine. Après avoir vu les sept premiers dessins, il écrivit pourtant à l’artiste une lettre polie, où l’éloge est tempéré par l’avertissement et où il est curieux de voir le poète signaler lui-même les écueils d’une route qu’il avait ouverte un des premiers. « Les momens, dit-il, sont bien choisis et représentés avec bonheur. En vous transportant au sein d’un monde que vous n’avez point vu, dont vous ne pouvez avoir idée que par les maîtres anciens, vous êtes parvenu par un effort puissant à vous y reconnaître, à en rendre heureusement et comme choses qui vous seraient familières non-seulement le costume et le dehors, mais encore la manière de sentir. Vous avez toutefois un péril à éviter. L’art allemand du XVIe siècle, qui, comme une seconde nature, sert de base à vos travaux, ne peut être conçu comme parfait en soi ; il ne s’est pas développé complètement, il a poursuivi un but qu’il n’a point pleinement atteint comme l’art italien. Laissez faire ce sentiment du vrai qui est en vous, mais exercez en même temps, par l’étude de ce que l’art antique et l’art moderne ont produit de plus parfait, le sentiment du beau, pour lequel vos dessins attestent les plus heureuses dispositions. » Et Goethe terminait sa lettre en recommandant au jeune artiste d’imiter Albert Dürer, qui avait su alimenter et purifier sa flamme au foyer italien.
Ce dernier conseil était au moins superflu. Depuis plus de deux ans, Cornélius rêvait de faire son pèlerinage d’artiste en Italie, et il s’y était préparé de longue main. Il arrivait à Rome à la fin de 1811, après avoir fait avec son ami Ch. Xeller, de Biberach, la plus grande partie de la route à pied. La nombreuse colonie d’artistes allemands qui s’y trouvait alors était divisée en deux camps : d’un côté les admirateurs passionnés de l’antique, entre autres Thorwaldsen et Koch, auxquels se joignaient, peu de temps encore avant l’arrivée de Cornélius, Wæchter et Schick, successeurs immédiats d’A. Carstens ; de l’autre, les adeptes du romantisme néo-chrétien, qui avaient à leur tête Overbeck et Schadow. Ces derniers s’étaient retirés tous ensemble dans le vieux couvent de Saint-Isidore, où ils menaient une existence quasi monacale, travaillant en cellule et apprêtant eux-mêmes leurs repas dans la cuisine du couvent. Cette vie, d’anachorète, leur allure compassée et austère, les avaient fait surnommer les Nazaréens, et tranchaient avec les habitudes dissipées d’une petite phalange mondaine qu’ils n’avaient pu gagner. Mêlant à leur dévotion pour l’art un certain fanatisme de propagande, ils travaillaient à la conversion des nouveau-venus, protestans ou juifs, et déjà racontaient sous le manteau quelques miracles. En même, temps ils s’absorbaient dans la contemplation exclusive des préraphaélites, de Giotto, de Masaccio, de Fiesole, des maîtres primitifs de Florence et de l’Ombrie. Il y avait bien du factice, du parti-pris et de l’apparat dans tout cela ; si sincère que fût peut-être leur illusion, ils ne négligeaient rien pour l’entretenir. Ce bizarre effort pour retrouver une innocence d’esprit à jamais perdue et pour rallumer en soi cette foi enfantine dont on espérait un rajeunissement de l’inspiration rappelle beaucoup trop, il faut bien le dire, le procédé de ce vieux poète dont par le Gabriel Naudé, qui, avant de faire, une description du cheval, « s’enfermoit dans sa chambre, se mettoit à quatre pattes, hennissoit, alloit l’amble, le trot, le galop, et taschoit par toute sorte de moyens à bien contrefaire le cheval. » Cornélius avait une droiture de raison qui le préserva de ces excès. Il se lia étroitement avec Overbeck, dont la douceur et l’amabilité exerçaient un attrait presque irrésistible ; ils se voyaient souvent, tous les samedis soir ils se réunissaient pour se communiquer ce qu’ils avaient fait pendant la semaine et échanger avec une franchise fraternelle leurs observations ; c’était, selon un mot qui caractérise assez bien les nuances diverses de leur caractère, l’amitié de saint Jean et de saint Paul. Toutefois Cornélius n’alla point s’enfermer à Saint-Isidore, et il se lia en même temps avec Thorwaldsen et Koch, comme s’il se fût senti destiné à servir de moyen terme entre ces directions contraires, et qu’il eût voulu tenter en lui cette réconciliation de l’antiquité et du christianisme dont la pensée apparaît dans plus d’un de ses ouvrages.
Heureuse et, trop rapide époque d’espérances enthousiastes et d’ardent labeur dont Cornélius a gardé jusqu’à la fin un souvenir plein d’émotion ! « Il serait impossible, dit-il quelque part, de tracer brièvement le cercle du développement moral qui eut lieu à Rome pendant le séjour que j’y fis : j’ose dire que l’espace de plusieurs siècles a été parcouru en peu d’années. » Le noble Niebuhr, qui arrivait à Rome vers le même temps avec le titre d’envoyé prussien, nous a laissé dans ses précieuses lettres l’image vivante de cette généreuse exaltation ; il pressentait aussi les écarts et les troubles qui égarèrent bientôt et finirent par briser la petite église. Il n’est frappé à son arrivée que du dévouement à l’art, du parfait désintéressement de ses compatriotes ; il croit qu’ils ouvrent pour l’Allemagne une ère nouvelle, et il réclame, hautement pour eux la protection du gouvernement prussien ; il raconte leurs lectures du soir chez Brandis ou Bunsen et décrit leurs réunions, dont la présence de l’étranger profane ou le bruit des événemens politiques ne trouble jamais le recueillement. Peu à peu cependant ce qu’il y a d’excessif et d’incommode dans leur foi religieuse, d’étroit dans leur esprit, se fait sentir à lui ; son protestantisme libéral s’offense de leur propagande indiscrète et de ce zèle auquel tout porte ombrage. Il avait distingué d’abord Cornélius, et, à mesure qu’il devient plus sévère pour les autres, il apprécie davantage cette fermeté d’esprit, cette justesse d’idées qui n’exclut pas l’audace et cette parfaite tranquillité dans une situation souvent embarrassée. « Cornélius, écrit-il, a épousé une brave femme, une Romaine, qui sera, j’espère, d’un grand secours à Marguerite. Il est pauvre, parce qu’il travaille non pour le gain, mais pour sa conscience, chose dont les marchands abusent ; si je ne puis lui donner du travail, au moins suis-je heureux de lui venir en aide quand la détresse est trop grande. » Il ne s’en fallait pas de beaucoup que Cornélius ne passât aux yeux de ses amis orthodoxes pour infecté d’hérésie. Il admirait Goethe, il lisait la Bible, il restait étranger aux puérilités et aux scrupules des néophytes. Un jour, après avoir soupé chez Bunsen, au palais Cafarelli, on était monté sur la terrasse. La nuit était splendide. Niebuhr s’avisa de proposer en plaisantant de boire au vieux Jupiter, dont la planète luisait en ce moment à l’horizon, et Cornélius avait répondu en trinquant gaîment, au grand étonnement des Nazaréens, stupéfaits d’un tel acte de paganisme. Cornélius avait fait plus encore : impatienté de cette manie de conversion dont les artistes allemands semblaient atteints en touchant le sol romain, il avait déclaré qu’au premier scandale de ce genre il se ferait protestant : simple parole arrachée au bon sens indigné, et qu’il ne faudrait pas prendre trop au sérieux. Cornélius était sincèrement catholique, il l’était au point de ne pas être exempt de toute prévention à l’égard des autres confessions, et si son œuvre n’exhale pas le parfum claustral de celle d’Overbeck, elle n’est certainement pas moins religieuse.
Échappé cependant aux influences d’une piété trop étroite, Cornélius rapporta des fruits précieux de son séjour en Italie. Il y prit conscience de lui-même et de sa vraie puissance. A part toute superstition d’artiste, Rome et l’Italie, par les chefs-d’œuvre qui s’y trouvent rassemblés comme par la tradition qui s’y perpétue par l’air qu’on y respire, manquent rarement de développer dans quiconque en a reçu le germe l’amour et le sentiment de la beauté plastique ; on dirait que les splendeurs que la nature et le génie humain ont accumulées sur cette terre bénie y entretiennent comme un reste bienfaisant de paganisme qui épanouit le talent sous les rayons de tant de chefs-d’œuvre. Ce n’est pourtant pas en ce sens que le séjour d’Italie paraît avoir profité à Cornélius. Malgré l’étude passionnée des anciens maîtres et la pratique assidue par laquelle il sut se rompre à l’imitation des styles les plus différens, il a gardé intacte cette rude originalité germanique et, qu’on nous passe le mot, cette barbarie d’homme du nord qui se fait jour dans ses premiers essais. Non-seulement il continue le Faust à Rome, mais, comme si le vieux levain allemand eût fermenté en lui avec plus de violence, il cherche ce qu’il y a de plus inculte et de plus sauvage dans la littérature de son pays pour s’en inspirer. Il s’adresse au poème des Nibelungen, récemment retrouvé, et il y consacre huit dessins, où les fureurs du crayon, l’énergie farouche des expressions, la complication des idées, atteignent, autant que le permet le tempérament civilisé du XIXe siècle, la puissance, je dirais presque l’atrocité de la vieille épopée barbare. Dans ces dessins, parfois superbes de fougue et d’invention, on chercherait vainement la trace de l’influence antique, quelque chose de la sérénité des marbres du Vatican, de l’harmonieuse beauté des formes que les plus grands peintres italiens avaient poursuivie, quelque chose enfin qui rappelle ces joies des yeux que les artistes de la renaissance se plaisaient à étaler. Il est évident que l’artiste allemand est dominé par un autre souci que la recherche de la beauté.
S’il reçut à Rome quelque révélation, c’est en présence des fresques grandioses du Vatican. La peinture lui apparut alors comme une langue faite pour parler aux foules, comme le commentaire naturel de la pierre, et il rêva la gloire de la ramener à sa destinée monumentale, de lui rendre un caractère en harmonie avec sa haute dignité et des proportions sous lesquelles elle fût capable d’exprimer des pensées vraiment nationales. L’ambition peut paraître excessive et irréfléchie ; elle est d’accord avec les dispositions fondamentales de l’esprit de Cornélius, amoureux surtout du grand et du compliqué. Si le style est la condition première de la fresque, et si par le style on peut entendre, non pas la beauté et la majesté des lignes, mais la dignité de la conception qui arrache la pensée aux vulgarités de l’expérience et de la réalité, toutes les compositions de Cornélius, ses tableaux à l’huile, ses dessins et en particulier ceux des Nibelungen témoignent qu’il possédait à un haut degré cette qualité, et il est permis d’y voir sans exagération une préparation instinctive et comme un acheminement aux travaux plus vastes dont il concevait déjà l’idée.
Des circonstances inattendues vinrent mûrir ces projets, qui auraient pu couver longtemps et finalement avorter, si une rencontre heureuse ne lui avait permis de les réaliser. C’est là une date essentielle dans la vie de Cornélius et même dans l’histoire de l’art allemand contemporain. Chose bizarre, c’est un Israélite de naissance, le consul général de Prusse en Italie, Salomon Bartholdi, l’oncle du compositeur Mendelssohn, qui ouvrit le premier à l’art catholique allemand la carrière qu’il allait si brillamment parcourir. En 1813, il voulut faire décorer de fresques une salle du palais Zuccheri, qu’il occupait sur le Monte-Pincio ; il s’adressa naturellement à Overbeck, à Philippe Veit, à Schadow et à Cornélius, qui se chargèrent de les exécuter gratuitement ; Bartholdi devait seulement pourvoir aux frais matériels. Les deux pages exécutées par Cornélius sont empruntées à l’histoire de Joseph ; elles représentent l’explication des songes et la reconnaissance de Joseph par ses frères ; elles font honneur au talent de l’artiste et se distinguent par la vérité des expressions en même temps que par une élégance de formes que le peintre n’a pas souvent retrouvée depuis. Cette résurrection de la fresque par des artistes étrangers produisit à Rome, où elle était tombée comme partout en désuétude, une sensation des plus vives. Quelque temps après, le marquis Massimi voulut faire peindre à fresque dans sa villa les grandes scènes des poètes italiens, du Tasse, de l’Arioste et de Dante. Overbeck et Schnorr se chargèrent des deux premiers ; Cornélius entreprit de représenter le Paradis, et si l’on songe au caractère tout idéal de cette partie de la Divine Comédie, si l’on se représente combien cette progression, d’ailleurs merveilleusement ménagée, à travers le monde invisible où tout est musique et lumière et où les formes terrestres s’effacent dans la clarté de la rose mystique, répugne à toute expression plastique, on s’étonnera du choix de Cornélius. Il eut recours, pour se tirer d’affaire, à un stratagème ingénieux et parfaitement légitime, en choisissant dans chacune des planètes dont le poète fait le séjour des bienheureux quelques-uns des élus les plus illustres, et en nous les montrant avec leur physionomie et leurs attributs caractéristiques. Les dessins, qui donnent une idée fort nette de son plan, nous laissent toutefois le regret qu’il n’ait pu l’exécuter.
En effet Cornélius s’apprêtait à quitter Rome, où il était depuis sept ans, et des raisons décisives précipitaient en ce moment sa résolution. L’arrivée du prince Louis de Bavière, dont le dilettantisme était bien connu, avait étrangement monté les têtes parmi les artistes allemands. Les vastes projets qu’il annonçait, l’exagération de ses éloges, les promesses dont il n’était point avare, exaltaient toutes les espérances et toutes les vanités. On voyait d’avance en lui le Mécène qui devait régénérer l’art et lui faire enfanter des merveilles. Une fête brillante, qui réunit tout ce qu’il y avait à Rome d’Allemands distingués, et à laquelle Cornélius contribua pour une bonne part en fournissant les dessins des décorations, fut donnée au prince dans la villa Schultheiss, et scella pour ainsi dire les fiançailles de l’art et de la royauté bavaroise. Ruckert a décrit dans une de ses poésies l’ivresse de cette soirée. Tous les cœurs avaient battu, et tous les rêves avaient pris l’essor, lorsque le prince Louis avait jeté pour adieux aux artistes en les quittant ce mot qui confirmait ses engagemens, d’ailleurs assez vagues : « Au revoir, messieurs, en Allemagne. » Il s’était engagé d’une manière plus précise avec Cornélius, dont il avait à plusieurs reprises visité les fresques au palais Zuccheri, examiné les dessins, et dont il avait suivi journellement les travaux. En attendant qu’il pût se l’attacher d’une manière plus étroite, le prince lui avait confié l’exécution d’une grande fresque à Munich, et Cornélius en préparait déjà les cartons. En même temps Niebuhr sollicitait et obtenait pour ce dernier du ministre prussien Altenstein la place de directeur de l’académie de Dusseldorf, et ne craignait pas de dire, non sans une évidente exagération, dans la lettre qu’il écrivait à ce sujet : « Cornélius est parmi les peintres allemands ce que Goethe est parmi nos poètes. » Le fait est qu’à l’âge de trente-huit ans, qu’il avait alors, après une longue période de recueillement studieux et de libres travaux, dans toute la force de son talent et avec toute l’audace de la jeunesse, Cornélius était en mesure d’entreprendre la vaste tâche à laquelle il allait être appelé.
Munich garde les monumens les plus considérables du génie de Cornélius ; les peintures de la Glyptothèque, de la Pinacothèque, de l’église Saint-Louis, voilà les seules œuvres sur lesquelles il soit permis de le juger en dernier ressort, et en les contemplant on se demande à quel point le grand artiste et l’art allemand tout entier sont redevables au mécénat du roi Louis. Il n’y a rien assurément que de louable dans l’ambition conçue par ce prince de faire de sa capitale un foyer d’inspiration nationale et d’y ouvrir une carrière à tous les talens. Toutefois, quand on observe à Munich ce bizarre entassement d’œuvres disparates dont la raison d’être échappe souvent, on ne peut se défendre de l’impression qu’elles sont nées d’un enthousiasme de parti-pris. Le défaut de spontanéité y trahit la main toujours pesante d’une protection capricieuse. Tout, jusqu’aux noms des édifices, y sent, avec l’improvisation, le pédantisme d’une érudition professorale. Amateur et poète, libéral et ultramontain, flatteur captieux des artistes qu’il employait en même temps que protecteur exigeant, passant presque sans intervalle de l’engouement à une jalousie défiante et au dédain, sujet à des frasques périlleuses pour lui comme pour les autres, Louis de Bavière semble avoir imprimé aux travaux accomplis sous ses auspices quelque chose de l’incertitude de son humeur, de l’impatience fiévreuse qu’il éprouvait de jouir sans délai des chefs-d’œuvre dont il faisait les frais, et qui a gêné plus d’une fois la liberté des artistes. La résidence bavaroise, telle qu’il l’a voulue, n’a ni la somptuosité de Gênes, de Florence, de Venise, ni la grandeur attachée aux créations populaires : cet olympe royal est une création à la fois maigre et hâtive, et l’on se prend à douter, malgré le bon vouloir auquel on ne peut refuser son hommage, si les effets de ce mécénat ont répondu aux prétentions qu’on lui a vu afficher et à la dépense de talent et d’argent dont il a été l’occasion. Cornélius, pour sa part, n’a pas été sans en souffrir.
Jusqu’en 1824, époque où il remplaça Pierre de Langer dans les fonctions de directeur de l’académie de Munich, Cornélius dut se partager entre l’enseignement et la production, entre Dusseldorf, où il restait tout l’hiver, et la capitale de la Bavière, où il allait travailler pendant l’été. A vrai dire, dans ces deux villes, il poursuivait la même œuvre, se préparant à Dusseldorf, parmi ses élèves, les auxiliaires qui devaient bientôt l’accompagner à Munich, Sturmer, Stilke, Schorn, Eberle, Kaulbach, etc. Il exerçait dans l’école un ascendant incontesté qui tenait également à l’attachement filial qu’il avait su inspirer, à la hauteur de sa pensée et à l’ardeur contagieuse de ses convictions. Son enseignement reposait sur des principes à la fois justes et élevés. Il insistait sur l’étude persévérante du nu, à la condition qu’on y joignît l’observation des manifestations variées de la vie. Encore dominés par l’éclat sans pareil de la littérature contemporaine, ses élèves étaient portés à emprunter les scènes des poètes : Cornélius leur enseignait, avec raison que l’artiste ne doit pas se subordonner à l’écrivain, et qu’en s’échauffant à la flamme poétique, en composant d’après le poète, il doit composer librement comme lui ; mais lui-même, par ses illustrations du Faust et des Nibelungen, aussi bien que par l’esprit général de ses travaux, ne donnait pas un exemple sans danger. L’action qu’il a exercée comme professeur lui a attiré le double reproche de ne pas laisser assez libre jeu aux facultés originelles de ses élèves, c’est-à-dire de les enchaîner sous le joug d’une conviction despotique, puis de ne pas leur inculquer avec assez de soin la partie technique de la peinture et de ne pas attacher un prix suffisant à la beauté de l’exécution. Quoi qu’on ait pu dire pour sa défense, je suis persuadé que ces deux reproches ne sont pas entièrement immérités.
Les fresques de Munich suffiraient largement à remplir toute une carrière de peintre, et quoique l’exécution n’en ait pas pris moins de vingt ans, on y admire la vigueur de la pensée et de la main qu’un travail si vaste n’a point lassées. Celles de la Glyptothèque comprennent la décoration de deux salles et d’un vestibule qui les réunit. Le peintre choisit ingénieusement un sujet en harmonie avec la destination de l’édifice, qui devait abriter les monumens de l’art grec dans lesquels éclate l’idée que le génie antique se faisait de l’univers et de l’existence humaine. Il voulut dans la première salle représenter la vivante activité de la nature, l’ordre sortant du chaos, sous la forme consacrée des mythes helléniques, c’est la salle des dieux ; dans la seconde, il se proposait d’offrir le tableau en raccourci de la vie humaine, des ressorts qui la meuvent et des catastrophes tragiques qui l’assombrissent, en empruntant les données de l’Iliade. Enfin le vestibule devait, sous la double image de Prométhée et d’Épiméthée, présenter aux regards l’image des deux natures éternellement en lutte dans l’homme, la nature intelligente avec son orgueil que suit le châtiment inévitable, la nature sensible avec ses égaremens et ses afflictions. Le développement de ces idées constituait un cycle immense de peintures, dont la première partie était achevée en 1826. Déjà, sûr d’arriver au terme, Cornélius acceptait une tâche nouvelle, celle de décorer de fresques et d’arabesques le plafond et les parois d’une galerie ouverte qui règne le long de l’étage supérieur de la Pinacothèque. Il entreprit de dérouler dans une suite de scènes historiques ou légendaires, mais toujours significatives, les principales époques et les figures immortelles de l’histoire de la peinture. Les dessins qu’il a composés (car il dut, par la volonté du roi, laisser à un autre l’exécution des cartons et des fresques) témoignent d’une imagination riche et d’une remarquable abondance d’idées quelquefois ingénieuses jusqu’à la subtilité.
Les salles mythologiques de la Glyptothèque portent un caractère profane dont l’orthodoxie farouche de beaucoup des amis de Cornélius, déjà trop enclins à le traiter en hérétique, dut s’étonner grandement ; on trouve dans le Moderne Vasari, de Schadow, son successeur à Dusseldorf, la trace de ces étonnemens. Il y avait de quoi en effet déconcerter ceux qui attachaient à la pureté d’un catholicisme ombrageux l’avenir de l’art, et pourtant Cornélius était à la veille de rentrer triomphalement dans le domaine religieux. Le 25 août 1829, il assistait à la pose de la première pierre de l’église Saint-Louis, que la ville de Munich l’avait d’avance chargé de décorer, Cette église forme une croix dont la branche terminale, c’est-à-dire le chœur, offre sur chacune de ses parois une vaste fresque : ce sont la Nativité, le Crucifiement, et derrière le maître-autel le Jugement dernier. Le plafond au-dessus du maître-autel a reçu également des peintures qui représentent Dieu, créateur et conservateur du monde, au milieu des hiérarchies célestes, et sur la voûte de la nef transversale on voit le Saint-Esprit entouré du cortège des représentans de l’église militante. Ces peintures forment un ensemble dont le sens est facile à saisir : elles sont l’expression visible du dogme de la Trinité, clef de voûte de l’édifice catholique, elles résument dans les scènes de la création du monde, de la naissance de Jésus-Christ, de la rédemption, de la réparation finale, les principaux épisodes du drame universel au point de vue religieux. Ainsi, après avoir traversé la barbarie guerrière et les sorcelleries du moyen âge allemand, après s’être enfoncé dans l’obscurité des fables helléniques, Cornélius se jetait, pour n’en plus sortir, dans les profondeurs des mystères chrétiens.
Le Crucifiement, par où il avait commencé, et plusieurs autres morceaux étaient achevés dès 1835. Il abordait enfin l’exécution d’une œuvre dont il avait conçu la pensée pendant son premier séjour à Rome, sans doute dans un mouvement de téméraire émulation produit en lui par la vue des grandes fresques de la chapelle Sixtine. Il entreprenait à son tour un Jugement dernier, et il l’achevait en 1840. Un peu plus de quatre années pour couvrir une surface de 2,500 pieds carrés, tandis que Michel-Ange avait mis sept ans entiers à terminer une fresque qui n’en a que 1,800, c’est bien peu sans doute, et l’on s’inquiète en dépit de soi d’une si étonnante rapidité. Il est vrai que l’œuvre de Michel-Ange ne comprend pas moins de 390 figures, et que dans celle de Cornélius on n’en compte guère plus de 130. N’importe, on voit que l’artiste a dû céder aux excitations importunes du roi, songer à satisfaire une autre pensée que la sienne, et l’œuvre s’en ressent. On regrette moins à cause de cela que, placée comme elle l’est au fond d’un chœur qu’aucune fenêtre n’éclaire, cette page immense soit d’ordinaire ensevelie dans une pénombre que l’œil a peine à percer, et qui n’est dissipée que certains soirs d’été, lorsque le soleil envoie à travers la porte ses rayons obliques et y répand une lumière faussée par le voisinage de l’horizon.
Cet ouvrage, trop vanté avant d’être livré aux regards, ne répondit qu’imparfaitement à ce qu’on attendait. Jusque-là Cornélius avait joui d’une autorité et d’une réputation qui ressemblaient fort à de la gloire. Le roi avait visité assidûment ses travaux, et il le traitait lui-même avec une considération affectueuse ; le lendemain de son avènement, il s’était rendu dans les salles de la Glyptothèque pour décorer l’artiste sur son champ de bataille, et cette décoration était la première qu’il décernât. Lié avec tout ce que Munich avait d’illustre, avec Schelling, avec Brentano, entouré d’amis qui étaient ses admirateurs sincères, Schnorr, H. Hess, Schwanthaler, Cornélius recevait sans cesse des hommages qui eussent été plus fréquens encore, si les nécessités du travail lui eussent permis d’être moins avare de son temps, si sa femme et sa sœur, économes de ses forces et gardiennes de son sommeil, n’eussent pas tenu avec tant de sollicitude les importuns à distance et abrégé sans égards ni scrupules les visites qui se prolongeaient trop avant dans la soirée. Il jouissait pleinement des douceurs familières de la vie allemande, allant à la brasserie, où il rencontrait ses élèves, prenant part à leurs fêtes, qui se multipliaient pour lui. Sa renommée s’étendait dans toute l’Allemagne : à Nuremberg, lors de l’érection de la statue d’Albert Dürer par Rauch, à Stuttgard, lorsque le monument de Schiller, œuvre de Thorwaldsen, y fut inauguré, il partagea réellement avec les héros de ces fêtes l’enthousiasme et les hommages de l’Allemagne entière. Son nom était grand déjà, même hors de son pays. D’Angleterre on portait les yeux sur lui pour l’exécution de vastes travaux. Le gouvernement belge envoyait à Munich, sous la conduite de M. de Wolffers, une commission pour étudier les fresques du maître. Dès 1828, le baron P. Gérard lui écrivait de France : « L’Allemagne vous devra l’honneur d’avoir accompli tout ce que les XVe et XVIe siècles lui ont promis d’illustration. » Lorsqu’il vint à Paris dix ans après, l’Académie des beaux-arts lui offrit un banquet ; le roi Louis-Philippe l’invita à sa table et lui fit en personne, avec une bonne grâce parfaite, les honneurs de la galerie de Versailles, qui venait d’être ouverte. Cette renommée, on peut dire cette gloire européenne, répandait son reflet sur tout l’art allemand.
Lors de l’inauguration de l’église Saint-Louis, une fête fut donnée au peintre, et le comte Seinsheim, qui la présidait, associa dans le même toast le nom du roi et celui de Cornélius. Celui-ci répondit par la lecture de quelques lignes écrites, précédées d’une épigraphe qu’il passa sous silence, et où il disait : « L’art a été mon seul amour, — j’ai dédaigné les artifices, — j’ai aimé la vérité ; — aussi je ne crains rien. » Il savait que le roi n’avait pas dissimulé son désappointement ; en effet un parti s’était formé sourdement, qui s’inspirait d’idées sur l’art et sur la religion opposées à celles de Cornélius, et il trouvait le prince disposé à l’entendre. Peut-être la réception trop brillante faite en France à l’artiste offusquait-elle secrètement le monarque. Cornélius sentait le sol se dérober. Frédéric-Guillaume IV, qui venait de monter sur le trône de Prusse, lui faisait des avances ; Niebuhr lui vantait les qualités du prince dont il avait été le précepteur ; il y avait de l’honneur à participer, avec des hommes tels que Schinkel et Rauch, à l’exécution de vastes projets qu’on prêtait vaguement au nouveau roi. Cornélius pouvait croire d’ailleurs qu’entre les mains d’artistes comme Schnorr et H. Hess les principes qu’il avait voulu implanter ne couraient à Munich aucun péril. Il se laissa tenter, non pas légèrement toutefois, car c’est seulement après une année de réflexion, le 12 avril 1841, qu’il donna sa démission, et qu’au milieu des hommages qui lui furent rendus de ville en ville, à lui et à sa famille, il traversa l’Allemagne pour aller s’établir à Berlin, sans autre fonction que celle de conseiller le roi dans les projets qu’il méditait.
La gloire a ses trahisons, et Cornélius ne devait pas tarder à en connaître l’amertume. — Visites, banquets, sérénades, défilés aux flambeaux sous ses fenêtres, rien ne lui manqua dans les premiers temps de son séjour à Berlin. Accueilli avec distinction par le roi, il se trouva tout d’abord en relation sur le pied d’égalité avec tous les personnages éminens de la capitale, A. de Humboldt, les frères Grimm, Schelling, Rauch, Steffens, etc. En même temps il recevait de la reine de Portugal une lettre autographe où elle l’invitait à lui envoyer quelques-uns de ses élèves pour exécuter des fresques à Lisbonne, et un riche amateur anglais, lord Monson, obtenait de lui qu’il vînt en Angleterre décorer un de ses châteaux. Cornélius, en s’y rendant, rencontrait à Dusseldorf, à Cologne, à Bruxelles, une réception enthousiaste. Malheureusement lord Monson était mort lorsque Cornélius arrivait à Londres ; mais à son retour le roi de Prusse le chargeait de faire les dessins d’une sorte de bouclier religieux (Glaubenschild), qu’il voulait offrir à son filleul, le prince de Galles, en souvenir du baptême, qui avait eu lieu le 25 janvier 1842. Cet ouvrage, exécuté en argent, rehaussé d’or et de pierres précieuses, a figuré à l’exposition de Londres en 1851 ; on fut surtout frappé de la bizarrerie de l’ensemble, et l’on ne vit pas sans surprise le rapprochement inattendu des sacremens personnifiés et de la nymphe de la Tamise, du démon du feu et d’un steamer, des héros de l’Évangile et de personnages vivans, tels que le prince Albert et lord Wellington recevant le roi de Prusse habillé en pèlerin, suivi de M. de Humboldt et du comte de Stolberg. Enfin fut exposé l’année suivante, dans la galerie de Raczynski, le premier ouvrage important de Cornélius qui eût vu le jour en Prusse, un tableau à l’huile représentant la descente de Jésus aux enfers, et ce fut là l’écueil de sa réputation. Il faut le dire, le peintre n’avait rien fait pour s’acclimater à Berlin ; soit sauvagerie naturelle, soit fierté, il ne s’était point mêlé au monde des artistes, des gens en place, des critiques en crédit ; il vivait à part, et au sein d’une société compassée, dominée par l’étiquette, il avait gardé la liberté et la facilité bourgeoise des mœurs rhénanes : les philistins ouvraient de grands yeux en voyant l’illustre Cornélius aller tous les jours comme un simple mortel à la brasserie du Ciel-Bleu. Aux yeux de juges que tout cela disposait peu à l’indulgence, l’étrangeté d’un sujet peu familier à l’esprit et plus choquant encore dans un centre protestant qu’il ne l’eût été ailleurs, la crudité de l’exécution et la visible maladresse d’une main accoutumée à manier la brosse du peintre à fresque parurent des défauts décisifs, et le tableau fut apprécié en termes dont un reste de respect tempérait à peine la dureté. Dès lors se produisit entre Cornélius et le public de Berlin un éloignement qui a condamné l’artiste pendant quinze ans à une espèce d’obscurité. Il n’en est sorti qu’en 1859, lors de l’exposition de ses cartons, organisée par Hermann Grimm et A. de Humboldt.
On sait à quelle occasion ces cartons furent exécutés. Dans le caractère de Frédéric- Guillaume IV s’entre-croisaient un patriotisme nourri d’utopies et toute sorte de fantaisies dévotes. Il avait conçu la pensée de faire de Berlin une Rome protestante et pour cela d’y ériger une église qui fût le symbole, la forteresse et comme le Saint-Pierre de la réforme germanique. Cette cathédrale, dont le plan fut donné par l’architecte Stuler, devait s’étendre en largeur le long du jardin public sur lequel s’élèvent déjà le palais du roi dans le genre de la renaissance et l’ancien musée avec sa façade grecque, ce qui eût formé un rapprochement assez laid de différens styles[4]. A l’église on voulait rattacher un édifice destiné à renfermer les tombeaux des rois de Prusse et précédé d’un atrium ou plutôt d’un cloître quadrangulaire formant galerie avec une cour au milieu. Cornélius devait décorer de fresques cette galerie, dont les murs ne tardèrent pas à sortir de terre ; malheureusement, à la suite du brusque retour d’idées amené par la révolution de 1848, l’opinion, disposée à accueillir toutes les rumeurs, prit l’alarme et se souleva contre la construction d’un temple dont les dimensions colossales nécessitaient un luxe de décoration, inconnu au protestantisme et des splendeurs menaçantes pour l’esprit austère de la réformé. Il fallut abandonner le projet du dôme et des caveaux funéraires ? on arrêta jusqu’aux travaux du cloître, dont les murailles aujourd’hui croulantes affligent l’œil, et encombrent la voie publique.
Cette déception, succédant aux rigueurs imprévues de la critique berlinoise, eût ébranlé la fermeté de plus d’un peintre ; elle n’arracha pas une plainte à Cornélius, elle ne diminua pas son ardeur, elle ne ralentit pas un seul jour des labeurs qui, bien que s’appliquant à de simples projets, n’en ont pas moins produit une des œuvres les plus importantes de l’artiste. Je n’essaierai pas d’exposer la division architectonique assez compliquée qui devait servir de cadre à ces compositions ; qu’il suffise de savoir qu’elles auraient formé un ensemble de quinze fresques principales hautes de 40 pieds et larges de 20, surmontées chacune d’une lunette à fond d’or, portées sur un socle décoré de grisailles, et que ces compartimens auraient été séparés par des niches simulées, au nombre de huit, qui devaient recevoir des groupes peints en style statuaire sur des piédestaux richement ornés. Selon les propres paroles de ses interprètes les plus authentiques, M. Bruggemann, son beau-frère, et M. Charles Cornélius, professeur d’histoire à Munich, son neveu, dans un écrit qu’ils ont annexé aux esquisses du maître, il se proposait « de représenter dans un vaste cycle les destinées universelles et suprêmes du genre humain, telles qu’elles sont manifestées par les révélations des livres saints, c’est-à-dire le règne de la grâce en face de la corruption humaine, la rédemption, la mort, enfin le triomphe de la vie et de l’immortalité. » Dans quatre séries de peintures étroitement liées entre elles, il voulait offrir sur les faces est et ouest du cloître l’apparition du Christ parmi les hommes, le rachat de l’humanité déchue et la proclamation de la nouvelle alliance ; sur la muraille du sud, il eût montré la continuation de l’œuvre de Jésus par les apôtres, la fondation de l’église et la propagation de l’Évangile, tandis que la muraille du nord aurait offert la consommation des siècles et l’achèvement des destinées terrestres du genre humain. Le tout formait cinquante-cinq esquisses, dont seize cartons seulement ont été terminés. Si le plan de Cornélius avait pu s’exécuter, il n’y aurait eu rien d’analogue dans l’histoire de la peinture ; on n’eût pu comparer à cette œuvre ni les peintures macabres des vieux cimetières allemands, suisses ou français, terrible, mais monotone répétition de la danse des morts, ni celles de la chapelle Sixtine, qui représentent avec l’enfer la gloire de l’église, triomphante, ni même les fresques du Campo-Santo de Pise, où l’on voit, à côté des puissantes images de la mort et du jugement par Orcagna, la première vendange de Noé et la construction de la tour de Babel par Benozzo Gozzoli. Ce travail de géant eût été la réalisation d’une pensée unique, jaillissant directement de l’esprit en présence de la mort, j’entends de l’esprit pénétré des croyances chrétiennes et des souvenirs de la tradition religieuse. Aussi la simple esquisse de ce poème d’épouvante et d’espérance en même temps, où l’enchaînement idéal des différentes parties était aussi surprenant que la profondeur symbolique des détails, frappa tout d’abord par sa grandeur les esprits réfléchis. Le gouvernement récompensa l’artiste en lui faisant bâtir aux frais de l’état une maison et un atelier, premier témoignage d’un retour de justice que ne put cependant rendre complet l’apparition, en 1846, du carton des Cavaliers de l’Apocalypse, apporté à Paris en 1855, et qui auparavant avait été exposé à Rome, à Berlin, à Gand, à Vienne, avec un succès inégal.
Cornélius put se flatter un moment que les promesses qui l’avaient attiré à Berlin seraient enfin tenues. Triomphante en Prusse comme partout, la réaction, dans sa première ivresse, s’avisa de vouloir reprendre les pieux desseins de Frédéric-Guillaume. On parla de construire le fameux dôme, et l’on confia sans retard à Cornélius le soin d’en décorer l’abside d’une grande fresque. La surface à couvrir était deux fois et demie aussi grande que celle du Jugement dernier de l’église Saint-Louis à Munich, travail prodigieux dont les dimensions mêmes eussent détruit l’effet, puisqu’il eût été absolument impossible de l’embrasser d’un coup d’œil. Loin d’effrayer Cornélius, déjà septuagénaire, l’entreprise sourit à son imagination, éprise du colossal, et il se mit aussitôt à l’œuvre. Au bout de deux ans, les études préparatoires étaient finies, et en 1856 arrivait de Rome à Berlin un carton colorié de 5 pieds de large et de 4 pieds et demi de haut, aujourd’hui propriété de l’état, qui l’a fait exposer dans l’atelier du peintre. Le carton représente l’Attente du jugement dernier, un sujet que je ne sache pas avoir été traité par personne avant Cornélius. Si nous nous plaçons au point de vue de l’orthodoxie, ce que cette donnée suggère d’abord à l’esprit est l’idée de l’angoisse universelle qui doit précéder la fin des choses, d’une disposition pareille à celle qu’on dit avoir régné aux approches de l’an 1000, traduite en actions visibles. Cornélius a conçu autrement le sujet ; dans son carton, ce n’est guère qu’une variante du jugement dernier : en haut, le Christ avec son cortège habituel et à ses pieds les rois ses vassaux, qui viennent lui faire hommage de leur couronne ; au-dessous, les anges du jugement qui attendent le signal pour sonner l’heure des grandes assises ; dans la partie inférieure, un autel sur les degrés duquel on voit le roi Frédéric-Guillaume d’un côté, la reine Elisabeth de l’autre, tous deux agenouillés, en grand costume et entourés de généraux en uniforme, de chambellans en cravate blanche, de toute leur maison en habit de cour. Disons tout de suite que le roi lui-même avait imposé à l’artiste de donner place à la famille royale dans sa composition ; cela ne justifie cependant ni la manière dont Cornélius a rempli cette condition, ni même la faiblesse de l’avoir acceptée.
Dès que le carton, très visité et fort applaudi à Rome, parut à Berlin, Cornélius put juger à quel point il avait cessé d’être en harmonie avec le public allemand, et voir que l’éloignement était devenu de l’abandon. Justement inquiet des tendances qui se faisaient jour en Allemagne, il ne savait pourtant pas combien le naturalisme de son élève Kaulbach, transfuge des hautes doctrines du maître et maintenant l’idole de la ville, combien les niaiseries domestiques de l’école de Dusseldorf avaient gagné de terrain. Déjà quelques années auparavant, à la vue de l’idéalisme trahi et de la grande peinture en détresse, Cornélius, en passant par Munich, avait jeté le cri de mort « aux brocanteurs de l’art. » Maintenant que c’en était fait, il pouvait s’expliquer clairement, et le 20 mai 1855, à Rome, sur le théâtre de ses premiers travaux, dans une fête donnée par les artistes à l’ancien roi Louis, il put dénoncer ce qu’il regardait comme un humiliant déclin et comparer cette déviation à la voie hardie que ses amis et lui avaient ouverte à l’art il y avait un demi-siècle. « L’hôte qui nous honore de sa présence reconnut comme nous alors la sainte mission de l’art et sa part immense dans la culture des peuples. Non, l’art n’est pas une sucrerie pour la table des riches et des grands, c’est un aliment substantiel à l’usage de tous ; bienfaisant comme la nature, généreux comme le soleil, il prodigue ses rayons aux petits comme aux grands, aux pauvres comme aux riches. » Et, reconnaissant ce qu’il devait lui-même à la protection du roi Louis, il rappelait sans orgueil, quoiqu’avec une légitime fierté, les services rendus, les travaux accomplis, l’impulsion donnée par lui sous l’empire de principes qui lui paraissaient la vérité.
Ainsi se renouait à ses jeunes années, par la ferveur d’un enthousiasme inextinguible et l’intégrité des convictions, sa verte et vigoureuse vieillesse ; ainsi ses déceptions mêmes semblaient le rattacher à Rome et l’y fixer pour toujours. A toutes les époques importantes de sa vie, il était venu s’y retremper ; pas un de ses grands travaux qu’il ne fût venu méditer au pied des chefs-d’œuvre qu’il admirait, et jamais l’inspiration qu’il sollicitait n’avait manqué de jaillir pour lui de cette terre sacrée. Sa fille s’était mariée à Rome au comte Marcelli et lui avait donné un petit-fils. Veuf de sa première femme, il avait épousé en 1855 une jeune et belle Italienne, et cette union était un nouveau lien que rien, à ce qu’il semblait, ne devait rompre. Retiré dans le magnifique palais Poli, derrière la fontaine de Trevi, l’artiste vivait entouré de respects, d’admiration, d’affections précieuses. La mort vint bientôt frapper à coups redoublés autour de lui ; il perdit à une année d’intervalle sa femme Gertrude, puis sa fille, et il se vit un moment condamné à la mortelle affliction de survivre à tout ce qu’il aimait. Au lieu de se laisser abattre, il réagit bravement, et, intrépide en toute chose, il ne craignit pas d’épouser à soixante-dix-huit ans une jeune fille d’Urbino, éprise de sa gloire, dévouée à sa vieillesse, vrai rajeunissement pour lui comme pour la société affectueuse qui se réunissait autour du noble artiste, il ne devait pas mourir à Rome ; une nouvelle et dernière illusion, celle d’exécuter une partie de ses fresques, le ramena encore une fois à Berlin. Là se sont passées, dans le calme d’une existence grave et sereine en même, temps, ses dernières années. Il avait tous les dimanches un dîner d’amis qu’il égayait par une conversation enjouée, quoique sa vivacité, prompte à prendre feu, ne supportât point aisément la contradiction. La peinture, qu’il avait toujours comprise comme un exercice supérieur de la pensée, mais un exercice libre, non sacerdotal et morose, l’occupait sans cesse. En 1866, il achevait activement un de ses cartons, la Communication du Saint-Esprit, qu’il destinait à figurer à l’exposition universelle. Sa mort, arrivée au mois d’avril dernier, l’a surpris pour ainsi dire le crayon à la main et la pensée en éveil.
Quiconque a séjourné quelque temps à Berlin a pu rencontrer vers midi, dans l’avenue du Thiergarten, qui conduit à l’établissement de Kroll, ou dans les allées voisines, un vieillard d’une taille au-dessous de la moyenne, mais droit et ferme, quoique se mouvant avec lenteur. Son front, modelé largement, sans être très élevé, paraissait fait pour abriter un monde de pensées ; son nez aquilin et d’un contour net, sa bouche à la lèvre inférieure un peu saillante et entourée de plis caractéristiques, ses yeux perçans, toute sa figure à grands plans indiquait l’énergie et la réflexion. C’était Pierre Cornélius, qui, après avoir travaillé pendant la matinée, faisait sa promenade accoutumée aux environs de sa maison. Il existe de lui plusieurs portraits, un de Schrœder au musée de Cologne, un autre d’Oscar Begas au musée d’Anvers : ils présentent tous le même caractère. Le plus récent, qui est du directeur actuel de l’académie de Dusseldorf, Bendemann, a été exécuté en 1862 pendant un voyage que Cornélius faisait sur le Rhin ; celui-ci a écrit au-dessous ces paroles : « La nature est la femme, le génie est l’homme ; quand ils s’unissent d’amour, ils donnent le jour à des enfans immortels, beaux et souverains comme eux. »
Une œuvre empreinte dans toutes ses parties d’un caractère de dignité supérieure et d’une volonté qui ne connut jamais la lassitude demande assurément à être jugée avec respect et maturité. Ce qu’elle a d’imposant ne doit pas cependant intimider notre esprit, et il ne faut pas que la réserve aille jusqu’à énerver la critique, Cornélius a été un artiste révolutionnaire, et il voulait l’être, disposition toujours dangereuse, car la loi de continuité, souveraine dans l’art comme partout, ne se laisse pas violer impunément. Or, aujourd’hui que les illusions d’un idéalisme exalté sont enfin dissipées, on ne peut pas dire que cette tentative ait réussi. Chez Cornélius, la sincérité profonde de la foi catholique n’excluait pas l’audace de l’esprit ; l’isolement dans lequel il parut s’enfermer à certaines époques ne l’empêcha point de suivre pas à pas les spéculations agitées de l’esprit contemporain, de se pénétrer des systèmes nouveaux à peine élaborés, d’en transporter quelque chose dans ses œuvres avant qu’ils eussent subi la salutaire épreuve, du temps. Cette solidarité a nui à ses travaux en les frappant d’une vieillesse précoce ; ils ont vieilli parce que, sous l’empire d’une préoccupation trop exclusive, l’artiste a cru pouvoir se passer des qualités d’exécution qui seules assurent la durée ; ils ont vieilli surtout parce qu’au lieu des simples et immuables idées qui sont la lumière commune des esprits et des primitives émotions de l’âme, toujours reconnaissantes à travers les enveloppes diverses qu’elles revêtent selon les pays et les temps, le peintre s’est trop attaché à exprimer de fragiles théories nées d’une fièvre passagère de spéculation et qui devaient tomber avec elle. Par une méprise généreuse, il a lié le sort de la peinture à la destinée d’une philosophie incertaine où il croyait voir un trésor de vérité. Cette philosophie a péri, et la peinture de Cornélius subsiste comme le témoignage de moins en moins intelligible d’un ordre d’idées évanoui et d’une tentative de rénovation avortée.
Le grand courant de sentimens patriotiques auquel les événemens de 1806 avaient ouvert les écluses détermina d’abord la direction de Cornélius, et qui pourrait lui faire un reproche de s’y être abandonné ? En trouvant la peinture débilitée par la reproduction peu convaincue d’un idéal conventionnel, et les principes remplacés par le culte de la mode, un artiste estimable, Asmus Garstens, avait tenté un retour vers l’antiquité dans le temps même où d’une main tout autrement puissante David imprimait chez nous à l’art un mouvement analogue. Cette voie fut vite abandonnée, lorsqu’à la suite d’une catastrophe aussi soudaine qu’irréparable l’Allemagne, sentant le poids du joug étranger, se replia sur elle-même. La littérature et l’art remontèrent alors à ce qu’il y a de plus personnel et d’incommunicable dans le tempérament national. Le patrimoine d’idées et de sentimens commun à tous les peuples parut trop incolore et fut dédaigné de parti pris. On ne se laissa plus émouvoir, échauffer, éblouir que par le charme et la beauté des souvenirs nationaux. L’antiquité allemande fut le drapeau sous lequel se groupèrent tous les regrets, tous les mépris, toutes les haines ; on se prit à rêver des splendeurs disparues de l’empire allemand ; il fut convenu que l’art gothique était le seul art allemand, et la moindre dissidence fut stigmatisée comme une hérésie, souvent comme une trahison. Les légendes germaniques furent pieusement exhumées, et la découverte des Nibelungen saluée comme celle d’une source de vie nationale. On voulut être Allemand, rien qu’Allemand, comme si ce patriotisme rétrospectif eût compensé la perte de l’indépendance et possédé le pouvoir magique de rendre à la patrie la force et la liberté.
Les dessins du Faust et des Nibelungen, premières œuvres originales de Cornélius, procèdent visiblement de la tendance qui portait les esprits à se retremper dans la tradition. Dans le Faust, l’artiste ne s’est pas asservi à une reproduction littérale du poème, qui eût ôté à son interprétation toute spontanéité. Il tente plutôt d’opérer une sorte de résurrection poétique en s’efforçant de réveiller en lui l’âme endormie du passé avec ses naïves crédulités et ses émotions, et l’on reconnaît que ses véritables initiateurs sont plutôt les maîtres allemands du XVIe siècle, Wohlgemuth, Kranach, A. Dürer, que le poète son contemporain. Regardez-y de près, vous reconnaîtrez que, sur le fond archaïque de la légende, Goethe n’exprime guère qu’un ordre de sentimens et d’idées absolument modernes. L’artiste ne commet pas cet anachronisme, et si l’on peut revendiquer pour lui l’honneur d’avoir précisé dans l’imagination populaire, sous des traits qui ne s’effaceront pas, les figures du poème, d’en avoir fixé les types, on ne saurait soutenir qu’il ait toujours fidèlement interprété le texte qu’il avait à traduire. Par exemple, le vrai caractère de Méphistophélès, cette puissance satanique qui se déguise sous l’aisance d’une ironie cynique, mais spirituelle, et fait que, même en servant, il reste toujours le maître, ce vrai caractère a échappé à Cornélius. Non-seulement il s’est avisé, par un bizarre contre-sens, de donner à Méphistophélès des griffes, mais il a fait de ce personnage un valet de comédie, le Leporello d’un don Juan de mauvaise humeur. On cherche et l’on ne trouve pas dans l’artiste la délicatesse du poète ; la veine comique qui court à travers le drame et qui en assombrit encore le fond sinistre dégénère en grotesque sous le crayon. L’aspect, le mieux compris et le mieux rendu est le côté fantastique du poème, tel que le montre la scène finale ou bien encore celle de Faust et Méphistophélès passant dans une fuite insensée au pied du Rabenstein, sur lequel se dressent la roue et le billot. L’épouvante de Faust fasciné par l’horrible apparition, le mouvement de Méphistophélès, qui d’une étreinte infernale saisit et entraîne le cheval de Faust, la rapidité des coursiers emportés comme dans un rêve, tout dénote déjà l’imagination qui, à cinquante ans d’intervalle, devait créer les Cavaliers de l’Apocalypse.
La fureur de carnage et de haine qui respire dans les Nibelungen aurait dû s’adoucir, grâce à l’influence clémente du ciel italien et des idées modernes, sous le crayon de Cornélius. Il n’en a rien été. Cornélius est entré par la force d’une intuition étrange dans ce monde où tout est énorme, les hommes, les actions, les dévouemens, les vengeances ; il en a rendu la physionomie sans l’atténuer ni l’embellir, sans reculer parfois devant une exagération des proportions qui semble un défi aux vraisemblances communes, et qui va jusqu’à donner à un jet de sang la grosseur du bras ou à une flèche le diamètre d’une navette de tisserand. L’habileté réfléchie de l’ordonnance, la profondeur des expressions, et dans certaines scènes, comme le départ pour la chasse où Siegfried va périr de la main de Hagen, la poésie du sentiment, sont vraiment remarquables ; mais on est péniblement frappé de l’inélégance pour ainsi dire voulue des formes. Rien de plus lourd, de plus rude et de moins noble que la personne de la reine Chriemhild, et pourtant Cornélius avait alors sous les yeux les merveilles partout répandues à Rome. Sans doute on aperçoit la trace de l’action des maîtres sur son esprit : les deux reines présentent un type très proche parent de ceux de Giotto, et le jet des draperies, la cassure des plis, le caractère des chevaux, attestent l’étude récente de Masaccio et de Filippo Lippi. Là s’est arrêtée l’imitation ; la recherche de la grâce, la divine contagion de l’amour du beau, n’ont point gagné l’artiste allemand ; il a gardé, en dépit de toutes les séductions, la rudesse de son accent national.
Cette joute du crayon contre les libres conceptions de la poésie a puissamment développé un des caractères propres de son talent, l’énergie dramatique ; la nécessité de lutter contre la grandeur héroïque d’un âge fabuleux a donné carrière à cette fierté de style qui lui était naturelle. Elle a eu malheureusement un autre effet, elle l’a confirmé dans l’amour des complications auxquelles il n’était que trop enclin, et qui, transportées de la poésie dans la peinture, deviennent pour celle-ci un dangereux écueil. Cornélius a contracté dès lors l’habitude d’oublier les limites de son art, ou plutôt de croire qu’elles pouvaient être indéfiniment reculées, et que, pour avoir le même centre que la poésie, la peinture avait nécessairement la même circonférence. Cependant la différence qui distingue le tableau de l’illustration est radicale : si complexe que soit la dernière, elle trouve une explication facile dans le texte qui la commente, et l’artiste a le droit de compter sur les souvenirs encore présens du lecteur. Au contraire le tableau doit porter sa lumière en lui-même. Cornélius a trop souvent perdu de vue cette ligne de démarcation infranchissable, et il s’est laissé aller à l’illusion de croire qu’il n’était rien qui ne se pût exprimer sous des apparences visibles. Doué d’une intelligence que nulle difficulté ne prenait en défaut et d’un génie de combinaison qui se jouait à l’aise dans les données les plus abstraites, il a oublié de s’informer si le spectateur auquel il s’adressait était toujours en état de le suivre. Partout chez lui on devine plutôt qu’on n’aperçoit un courant souterrain d’idées, dont le murmure confus inquiète et irrite l’esprit au lieu de le charmer. Cornélius en vint à proclamer la souveraineté unique de la pensée ; noble, mais périlleuse doctrine dans un esprit que ne protégeaient pas contre les abus qu’elle peut entraîner un sentiment assez exigeant de la forme, un assez patient amour de l’exécution. Ses qualités natives, comme ses défauts, l’appelaient à la peinture monumentale ; il s’imagina que, en raison de sa nature et des dimensions qu’elle comporte, la fresque autorisait, réclamait même l’introduction d’une plus grande quantité d’idées ; il se proposa d’y déployer la richesse d’un esprit fourni des trésors les plus récens de l’érudition, et en faisant revivre cette peinture qui ne s’adresse pas au dilettantisme d’une élite blasée, mais qui parle à la foule des esprits, il entreprit d’y déposer des leçons dignes de la pensée contemporaine. L’entreprise était haute : reste à savoir si elle fut réalisée par les moyens les plus efficaces et dans les conditions les meilleures.
L’événement a prouvé, je crois, que l’émulation suscitée par les fresques des grands maîtres n’avait pas été assez réfléchie. On avait cru que cette peinture seule offrait un libre champ aux dons du génie, et peu s’en fallut qu’en voyant les peintres qui se distinguent surtout par la grâce, le Corrège, le Parmesan, déployer en l’abordant des qualités inattendues de force et d’élévation, on ne lui attribuât le privilège de communiquer ces dons. On avait cru également que, destinée à frapper les yeux des hommes assemblés, la fresque seule pouvait les subjuguer par la hauteur d’un enseignement commun, ramener en eux le goût du grand, arrêter ainsi l’art sur la pente d’une dégénération fatale. La fresque devait encore assurer aux créations du génie, si fragiles sur la toile et le bois, une durée indéfinie en les associant à la pierre. Tout cela s’est trouvé n’être qu’illusions. Loin de ranimer dans la foule le feu d’une admiration salutaire, la fresque l’a laissée indifférente. Faute d’aptitude où d’une préparation assez sérieuse, les artistes qui l’ont abordée semblent n’avoir visé aux qualités suprêmes que pour se dispenser des qualités plus humbles, mais nécessaires, d’une sincère imitation de la nature, d’une exécution correcte et soignée. Enfin, pour donner un démenti à toutes les prévisions, ces peintures, auxquelles une durée éternelle était promise, flétries à l’heure qu’il est, rongées par un climat qui n’est point fait pour elles, ou peut-être exécutées par des procédés imparfaits, demandent partout des restaurations ou s’émiettent déjà misérablement.
Cornélius, qui n’était pas un génie simple, a eu par surcroît la mauvaise chance de naître dans un temps où l’Allemagne était travaillée par une profonde agitation intellectuelle, et bouleversée, renouvelée, si l’on veut, dans son esprit par des systèmes épanouis au feu de la révolution. En s’abandonnant à son essor spéculatif, en s’enfonçant dans la critique du passé le plus obscur, on se flattait d’avoir atteint le vrai sens de l’histoire, des destinées sociales et religieuses de l’humanité. Tout, sous le jour de ces théories abstraites, prenait une signification plus profonde ; tout revêtait en quelque sorte une valeur éternelle, même les choses dont le temps, qui détruit tout, semblait n’avoir respecté que le souvenir, même celles qu’une critique dissolvante avait menacé de réduire en poussière ; la mythologie, les cosmogonies fabuleuses, comme les dogmes chrétiens, sortaient rajeunis de l’élaboration à laquelle on les avait soumis. La nature, la religion, la légende, l’histoire, n’étaient plus que l’enveloppe symbolique d’idées écloses après une incubation de quatre ou cinq mille ans dans quelques cervelles philosophiques. Ces clés magiques n’ont-elles pas faussé souvent les choses dont elles devaient donner le secret ? N’y avait-il pas une part de rêveries dans ces interprétations ? Je n’en jurerais pas ; mais le fait est que les écoles, les princes, les écrivains, tout le monde en était préoccupé, et que : les artistes ne crurent un moment rien faire d’assez grand, s’ils ne fixaient ces idées éternelles dans leurs œuvres.
Les sentimens qui sont l’étoffe de la vie humaine et que toute âme recèle, les idées les plus simples exprimées par les moyens les plus directs, voilà les sources de la grande peinture, lorsqu’elle veut être comprise des masses, et par ce mot j’entends non-seulement la plèbe ignorante, mais tous ceux-là qui ne font pas métier de philosopher. A force de charger la peinture de subtilités et d’en étendre arbitrairement les limites, Cornélius en a fait sans s’en apercevoir une langue souvent indéchiffrable. Comme les idées qu’il voulait rendre n’ont pas dans le monde qui frappe nos yeux d’expression adéquate, l’artiste a été conduit, pour leur donner un corps, à les représenter au moyen de symboles convenus, c’est-à-dire en les enveloppant d’une forme qui fut peut-être en des âges reculés un procédé naturel de l’intelligence, mais qui répugne absolument aujourd’hui aux habitudes populaires et à notre besoin de clarté, la forme du mythe. De là un double inconvénient : pour le spectateur, la nécessité d’un effort d’esprit sans lequel il ne pourrait s’orienter dans ce labyrinthe de pensées, — et cet effort est incompatible avec la pure jouissance de l’art, fruit d’une intuition soudaine et sans travail ; pour le peintre, l’habitude de ne pas accorder à l’apparence pittoresque sa valeur légitime : dès que la peinture est un chiffre et tire tout son prix de l’idée qu’elle exprime, pourquoi s’attacher à observer si scrupuleusement les formes naturelles ? L’artiste se contente de jeter sur elles un regard fugitif et dédaigneux, bien décidé à les faire plier au gré de sa pensée ; plus soucieux de l’entassement des idées que des moyens de les rendre, non-seulement il ne tente pas d’aller dans l’imitation au-delà des à peu près, mais bientôt il est aussi indifférent à la beauté qu’à la vérité, il ne cherche plus cette harmonie, cette pureté, cette noblesse bienfaisantes par elles-mêmes, puisqu’elles élèvent l’âme en purifiant et ennoblissant l’imagination ; il se laisse aller, dans sa poursuite fougueuse de l’idée, à des laideurs qui blessent les yeux et finissent par décourager l’attention. C’est ce qui est plus d’une fois arrivé à Cornélius. Que dis-je ? dans un temps où ce n’est pas trop de toutes les ressources de la peinture, de tous les enchantemens du coloris pour reconquérir au grand art des esprits distraits par tant de choses, il a sacrifié de dessein formé la couleur. Le sentiment qu’il en avait, et dont ses premières œuvres offriraient des traces assez nombreuses, l’a par degrés abandonné. On dira, je le sais, que, pénétré des conditions de la peinture monumentale, Cornélius a sans doute voulu laisser la fresque dans un juste rapport de subordination à l’égard de l’architecture, mettre l’accompagnement d’accord avec la mélodie. Cela témoigne d’un louable désintéressement, et si, pour ne pas alourdir les masses ni creuser les surfaces en même temps que pour donner plus de précision aux contours de ses figures, il n’avait fait qu’éviter l’emploi des tons foncés ou éclatans, les jeux de lumière, les contrastes énergiques, il n’y aurait pas à l’en blâmer ; mais il n’a pas évité les couleurs fausses et criardes, il n’a point su donner aux ombres le degré de profondeur nécessaire et les a remplacées par des teintes le plus souvent arbitraires. Qu’il n’ait pas cherché dans ses fresques à flatter les sens ou à produire l’illusion, à la bonne heure ; mais il s’est volontairement réduit à l’emploi de moyens élémentaires dont la simplicité presque enfantine est en flagrante contradiction avec la complexité de la pensée première, et ne saurait suffire à la diversité des détails que l’artiste a imaginés.
Il saute malheureusement aux yeux que les fresques de Munich ne sont pas nées d’une inspiration indépendante et se déployant dans sa pleine spontanéité. Elles ont été conçues avec l’ambition trop évidente de satisfaire aux exigences des savans d’école en même temps que d’étonner les simples. L’effet réel est-il proportionné aux sacrifices qu’il a fallu faire et aux moyens employés pour l’obtenir ? La salle des dieux, la salle des héros et le vestibule contiennent trop d’idées et des idées qui ont peu de chose à faire avec l’art. Considérez dans la salle des dieux la donnée génératrice de toutes les compositions, l’Amour triomphant du Chaos : libre aux interprètes d’admirer cette formule poétique de toutes les forces physiques qui ont imposé aux élémens leurs lois, et de vanter l’art profond qui a su rattacher ces fables antiques à une pensée rigoureusement conforme aux plus belles conquêtes de la science. Cela n’empêche pas les compositions auxquelles cette pensée préside d’être arbitraires, enveloppées d’obscurité. Bien plus, à les regarder au point de vue de l’hellénisme, ne renferment-elles pas un grossier contre-sens ? Cette mythologie légère, qui recèle peut-être quelque fonds de vérité, mais qui a toujours laissé à la fantaisie des poètes et des artistes, aux manières de penser des différens siècles, aux particularités des traditions locales une immense latitude, qui est toujours restée en un mot fluide et vaporeuse comme les nuages du soir, que devient-elle quand on la cristallise en un système pesant et qu’on l’assujettit à la rigueur des déductions logiques ? Je me demande si cette mythologie, grosse de toutes les conceptions que les critiques modernes y ont découvertes, n’est pas plus éloignée du vrai que les personnifications ingénues des artistes de la renaissance, les simples allégories peintes par un Raphaël, un Jules Romain, un Guido Reni. L’auteur s’est très ingénieusement servi des légendes d’Orphée, d’Arion et d’Hercule pour représenter aux yeux, sous une forme dramatique, les trois règnes assignés aux divinités souterraines, marines et célestes ; mais l’œil de l’archéologue découvrirait ici, jusque dans les inventions dont l’artiste s’est probablement le plus applaudi, bien des anachronismes et de choquantes inexactitudes. Hadès, le dieu du Tartare, est une combinaison du tyran de mélodrame et du Satan miltonien qui est diamétralement contraire au type antique du prince des ombres ; les plus ignorans s’étonnent de voir figurer dans l’Olympe Silène ivre et les faunes montés sur des boucs, fantaisies qu’on pardonnerait, si elles étaient rachetées par l’exécution, et si nous n’étions avertis que tout doit être ici d’une vérité indiscutable. La salle des héros, où sont peintes les scènes de l’histoire de Troie, donnerait lieu à des objections analogues. Le sens humain n’en a pas été suffisamment dégagé des accidens qui l’obscurcissent ; mais surtout l’artiste n’y a pas mis le sceau divin de la beauté. Combien d’incorrections, de lignes anguleuses et dures, de tons faux et désagréables qui ôteraient son charme à la vérité même ! Après tout, l’art est l’art, c’est-à-dire qu’il agit par les moyens qui lui sont propres et qu’il crée lui-même ; la beauté, la grâce, la majesté des lignes, la magie des couleurs, c’est par là qu’il saisit, qu’il élève l’esprit, qu’il y grave ses enseignemens, qu’il subjugue, en la charmant, l’organisation la plus rebelle.
Lorsqu’il fut appelé à la peinture religieuse, Cornélius n’eut pas, comme tant d’autres, à surmonter son propre scepticisme en même temps qu’à triompher de l’indifférence générale d’une époque qui ne rend plus à la tradition chrétienne que des respects de convention. Il était croyant, et il l’était avec une liberté d’esprit que ses amis n’ont pas toujours conservée. L’ancien protestant Overbeck, l’ancien juif Philippe Veit, dans la ferveur d’un zèle très sincère sans doute, ne se sont pas toujours défendus d’un prosélytisme indiscret qui s’est fait jour jusque dans leurs tableaux ; ils ont peint quelquefois moins en artistes qu’en sectaires. Cornélius n’est jamais tombé dans cet excès, non toutefois qu’il fût tiède et porté aux transactions ; c’était au contraire un esprit entier jusqu’à la dureté. Il regardait l’art comme inséparable de la religion et presque comme, étant lui-même une religion ; il réprouvait dans les réformateurs du XVIe siècle non-seulement des iconoclastes par nature, mais les initiateurs d’un âge de calcul et de matérialisme ; il les accusait d’avoir follement compromis la foi en voulant détruire la superstition, d’avoir jeté l’enfant avec le bain. « Qu’on supplée, disait-il un jour, la foi, quand on l’a perdue, par la réflexion philosophique, c’est-à-dire qu’à la place du cœur on n’écoute que la froide raison, qu’on renonce à la poésie du sentiment religieux pour la sécheresse de la réflexion, je le comprends ; mais je vois entre ces choses un abîme, et je remercie Dieu de m’avoir fait naître et conservé catholique. » C’est bien là parler en artiste, et l’on ne s’étonne plus si avec des idées, aussi absolues il a fait figurer Luther parmi les damnés de son jugement dernier. Il eut la sagesse ou le bonheur de s’arrêter sur la limite du fanatisme.
Du reste Cornélius n’est pas un croyant naïf ; la philosophie l’a touché plus encore qu’il ne l’imagine. Il fait la foi plus savante qu’elle n’est, il porte dans les doctrines une suite et un enchaînement qui n’y sont point. Il en use avec le dogme chrétien comme les alexandrins avec la mythologie grecque, en y déposant toute sorte de théories raffinées ; mais, contraste vraiment bizarre, il rejette le naturalisme par lequel les peintres de la renaissance humanisaient la religion, et remonte aux formes enfantines des maîtres primitifs. La Nativité présente dans l’ordonnancé une symétrie tout à fait archaïque : au centre de la composition, sous une petite construction de proportions très, réduites, qui ressemble plus à un trône qu’à une étable, siège la reine des cieux, l’étoile messagère au-dessus du front, tandis que des deux côtés arrivent aux pieds de l’enfant-dieu les mages suivis de leur armée, les bergers avec leurs instrumens rustiques et leurs présens. Cette symétrie se reproduit dans la partie supérieure de la fresque qui représente Dieu le père entouré des chœurs des anges, et on la retrouve aussi dans le Crucifiement. Jamais peintre des vieilles écoles de la Flandre ou de l’Ombrie ne s’est joué plus insoucieusement de la vraisemblance. L’artiste est allé jusqu’à réaliser par un symbolisme quelquefois brutal des faits restés à l’état d’idées dans la tradition. Au-dessus du bon larron plane l’ange sauveur qui vient le consoler et le recueillir, tandis qu’un diable grimpe sur les épaules du mauvais larron, un diable à qui rien ne manque des attributs de son état, ailes de chauve-souris, queue formidable, griffes et cornes. A qui avons-nous affaire ici ? Le peintre qui compte assez sur sa foi et sur la nôtre pour ne pas craindre de mêler au pathétique de la grande tragédie ces bouffonneries de l’enfer est-il quelque fils des cloîtres, étranger au persiflage et aux ironies de la critique, un croyant qui abrite dans son cœur autant de terreur du diable que de confiance en Dieu ? Loin de là, Cornélius est un esprit subtil qui excelle, on ne peut le nier, à découvrir une signification spécieuse aux fictions les plus bizarres. Dans le Jugement dernier, il a dû, comme tous les peintres qui ont traité ce sujet, accepter la fantasmagorie alexandrine et dantesque, suivre les données du dogme et se plier à une ordonnance à jamais fixée par Michel-Ange, et dont les lignes essentielles se rencontreraient déjà dans les peintures d’Orvieto et de Pise. Si donc Cornélius a renouvelé le vieux thème, c’est en l’interprétant à sa manière, et en effet ce prélude d’une éternité de supplices et de joies, qui est le scandale de la philanthropie moderne, prend ici un sens presque acceptable. Il est facile d’y voir la simple image de la réparation constante qui s’accomplit à toute heure dans le monde et qui est la sanction des lois morales. Pour Michel-Ange, le jugement dernier avait une date ; c’était le dernier acte de l’histoire, le dénoûment encore enseveli dans la brume des siècles à venir, mais inévitable, qui clôt le temps et ouvre l’éternité ; il a un sens dramatique. Pour le peintre moderne, c’est la main souveraine du Christ partout présente pour rétablir l’équilibre et à chaque moment efficace ; le jugement dernier n’a qu’une signification idéale. Cornélius n’a pas craint de se mettre en règle avec l’humanité moderne par un abandon du sens littéral qui est une victoire de la raison sur le dogme ; mais qu’importe tout cela ? L’art, encore une fois, enseigne par la splendeur de la forme, et la forme est ici grandement défectueuse. L’œil est blessé par un dessin violent et parfois incorrect, par une coloration claire où dominent les tons rougeâtres, d’où résulte un papillotage augmenté encore par la couleur criarde de l’encadrement architectural. Malgré des groupes heureusement conçus, l’ensemble produit un effet douteux et pénible qui a glacé l’éloge jusque sur les lèvres des admirateurs les plus intrépides du talent de Cornélius. Cette œuvre immense se compose de parties hétérogènes où l’on reconnaît un peu d’Albert Dürer, un peu de Michel-Ange, un peu d’Overbeck, un rayon de l’énergie antique perdu dans mille traits de sentimentalisme moderne.
Nul peintre n’a plus visé que Cornélius à la popularité dans la grande acception du mot, je veux dire que nul ne s’est porté d’un plus impétueux effort vers cette région où les différences de culture s’effacent et où ne reste que le fonds purement humain des sentimens communs à tous. Il professait hautement son mépris pour les qualités subalternes qui font les délices des connaisseurs, et il voulait arracher l’art à ce culte humiliant du joli où s’est perdu l’art du XVIIIe siècle. Il a essayé pour cela de le ramener au sublime, qu’on me passe l’expression, révolutionnairement. Par malheur le sublime est de sa nature involontaire, il éclate sans préméditation ni travail comme les forces physiques ; on n’y arrive point par un calcul, on ne s’y guinde pas de parti pris ; ce qu’il y a de sublime dans Michel-Ange jaillit spontanément de son génie tourmenté. Cornélius ne pouvait que fausser l’art par cette tentative malencontreuse. Si le sublime, qui est le propre des âges primitifs comme le beau est celui des époques cultivées, peut se rencontrer encore aujourd’hui par accident, ce n’est pourtant pas en vain que l’humanité s’est raffinée, que le goût y a pénétré avec la civilisation, le goût, qui est à la fois une règle et une force. Il ne suffit pas de ne reculer devant aucune violence d’expression ou de mouvement et de tout oser pour être sublime ; on ne réussit qu’à blesser en même temps par ces imperfections et les délicats qui les découvrent et les simples qui les sentent d’instinct sans s’en rendre compte. Il faut plaire au goût, et c’est pour ne l’avoir point fait que Cornélius n’est pas parvenu à être populaire. Il a eu beau traiter les sujets les plus émouvans, les plus familiers au peuple et en exagérer l’horreur afin de frapper plus vivement ; si ses efforts ont trouvé de dignes appréciateurs, ils n’ont pas, on peut l’affirmer sans crainte, subjugué la masse de ses contemporains. Cornélius est bien de ceux qui ébranlent d’une main impitoyable les cordes douloureuses du cœur humain ; il veut agir surtout par le frisson, c’est un génie terroriste ; son pinceau, son crayon, étalent avec complaisance toutes les menaces du dogme ; la souffrance, la mort, l’éternité, assiègent sa pensée et planent sur toute son œuvre. Cela vient maintenant trop tard. Les croyances chrétiennes, qui avaient assombri la vie à force de célébrer la mort, qui avaient assombri la mort même en l’entourant d’un hideux cortège et en y rattachant des perspectives redoutables, pèsent d’un joug plus léger sur les esprits ; les vaines terreurs se sont dissipées devant la réflexion et la science, les âmes se sont tranquillisées, sinon rassérénées, les apocalypses ont perdu leurs épouvantemens. Ces rêves de l’imagination folle d’effroi n’excitent plus qu’un vague étonnement mêlé d’ennui. En s’en inspirant, le peintre moderne ne peut plus compter que sur les ressources de l’art, sur la puissance du beau, qui gagne jusqu’aux incrédules et qui rajeunit les sujets les plus vieillis.
Quoique les fresques du Campo-Santo de Berlin n’aient pas été exécutées, l’esquisse qu’on en possède et les cartons qui ont été achevés suffisent pour nous mettre à même d’en porter un jugement raisonné. Je ne suis pas, je l’avoue, du nombre de ceux qui ne se consolent point que ces peintures soient restées à l’état de projet ; peut-être est-ce ici le cas d’appliquer le mot d’Hésiode : « la moitié vaut mieux que le tout. » Les objections auxquelles donnent lieu les fresques de Munich sont faites pour atténuer sensiblement les regrets, et l’on incline en y pensant à féliciter l’artiste des circonstances qui lui ont épargné l’épreuve d’une exécution complète. Ce n’est pas que Cornélius acceptât l’arrêt de ceux qui lui refusaient les qualités du peintre ; tout dédaigneux qu’il fut du savoir-faire, il protestait énergiquement contre cette opinion. Un critique plein de justesse, qui me paraît pourtant avoir un peu forcé l’admiration en parlant de Cornélius, quoique son habitude ne fût pas d’exagérer l’éloge, disait à propos des morceaux exposés à Paris en 1855 : « Abondant, ingénieux, lorsqu’il s’agit d’inventer, il ne possède plus rien qui le caractérise lorsqu’il arrive à l’exécution ; pour l’estimer à sa juste valeur, sans le surfaire ni le rabaisser, le meilleur parti est, je crois, de le considérer comme un décorateur qui tient à l’effet général et ne prend pas grand souci de l’achèvement des morceaux. » Rien de plus exact que ce jugement, sauf que Cornélius se croyait bien autre chose qu’un décorateur ; il se flattait d’être un penseur, un réformateur et un peintre. Il est incontestable qu’avec la faculté de développer un thème choisi, Cornélius ne possédait pas le tempérament, l’instinct de la perfection et du coloris qui soutiennent l’artiste sur la route longue et rude de l’exécution. Au reste, les grandes épopées spiritualistes qu’il entreprenait de dérouler aux yeux trouvaient peut-être mieux leur expression dans un procédé presque abstrait comme l’esquisse ou le carton que dans le procédé plus concret de la peinture. Si d’une part l’artiste avait impérieusement besoin de la liberté du crayon pour fournir sans perdre haleine l’immense carrière qui lui était proposée et poursuivre son idée à travers la multiplicité infinie des développemens, d’un autre côté cette idée même apparaît plus clairement dans le carton, où le spectateur, que rien ne distrait, en saisit le sens complexe avec plus de facilité.
Les compositions destinées au Campo-Santo de Berlin sont surtout remarquables par la rigueur de l’enchaînement. Il faudrait des détails sans fin pour mettre en lumière les innombrables rapports qui relient l’une à l’autre toutes les parties de ce vaste échiquier ; toutes sont commandées par la donnée première ; sous quelque aspect qu’on les considère et de quelque point que l’on parte, on y découvre toujours une loi ; pas un caprice qui vienne faire dévier la pensée. J’ai appelé ces compositions un poème, c’est un système philosophique que j’aurais dû dire, et en effet, dès que l’esquisse eut été soumise au jugement de l’opinion publique, les philosophes reconnurent là un des leurs ; la faculté philosophique de Munster s’empressa de décerner à l’artiste le diplôme de docteur en philosophie, doctor philosophiœ honoris causa, il comme à un homme aimé non-seulement des rois et des princes, mais encore des Grâces et des Muses. » C’est exactement comme si l’Académie des sciences morales et politiques eût appelé Hippolyte Flandrin ou Chenavard à s’asseoir dans son sein auprès de M. Michelet ou de M. Cousin. Cornélius ne s’étonna pas de cet honneur imprévu, il s’excusa seulement dans sa lettre de remerciement d’être obligé de déroger sur un point à la coutume. « Je vous devrais, selon l’usage, une dissertation qui vous offrît le résultat de mes études philosophiques ; mais ce n’est pas la plume, c’est le pinceau qui m’a jusqu’à présent servi à les poursuivre. Vous avez lu certainement ce que j’en ai écrit à Munich, et vous l’aurez facilement compris. Je suis loin encore d’être arrivé au terme de ma dissertation. La grâce de la Providence et la faveur du roi viennent de m’ouvrir un champ nouveau, un champ sacré où écrire et manifester ce que Dieu a mis dans mon âme. Puisse-t-il éclairer mon esprit, pénétrer mon cœur de son amour, ouvrir mes yeux à la magnificence de ses œuvres, guider chaque mouvement de ma main ! Vous n’aurez pas à rougir alors de votre nouveau docteur. » Singulier langage qui jette un jour éclatant sur le caractère des œuvres du maître, oserai-je dire sur sa méprise fondamentale ? Au rebours des artistes vénitiens qui sacrifiaient trop l’idée à l’apparence, Cornélius par un autre excès a trop oublié que la pensée n’est rien sans la forme. Aussi les dessins du Campo-Santo, inspirés de Moïse et de saint Jean, ne sont-ils qu’une illustration, magnifique parfois et toujours colossale, des livres sacrés. On se rappelle l’effet que produisirent à l’exposition de 1855 les Cavaliers de l’Apocalypse, cette terrible chevauchée de la Peste, de la Famine, de la Guerre et de la Mort. La verve farouche avec laquelle sont caractérisées les puissances de destruction, la furie des mouvemens, le désespoir des victimes tombant sous le sabot des coursiers funèbres, le morceau tout entier empreint d’une horreur grandiose qui résumait dans leur expression la plus saisissante les qualités du maître, excitèrent une admiration légitime ; tout y était hardi, puissant, inventé. Les autres cartons n’atteignent pas la même hauteur. La Jérusalem céleste, exposée à Paris en même temps que les Cavaliers, est une composition poétique, et malgré ses proportions démesurées la figure de la fiancée n’est pas dépourvue de grâce ; mais il y a là des jambes bien mal faites, quoique ce soient des jambes d’ange, et l’ensemble ne présente pas cet équilibre des masses qui est une des conditions du style. La Prostituée de Babylone offre un assemblage de conceptions fortement rendues et de parties manquées ; le monstre symbolique avec ses têtes de serpens, de pourceaux et de diables n’est qu’un amas inextricable de membres que l’œil ne peut distinguer ni agencer, tandis que le groupe des morts est de l’effet le plus large. Ce carton est un notable exemple de l’incertitude de goût et de l’inégalité d’exécution qui déparent malheureusement la plupart des œuvres de Cornélius.
Il y a des choses que l’imagination peut associer dans le mobile océan de ses rêves, mais qu’on ne saurait présenter aux sens sous une forme arrêtée et palpable sans les choquer ; en d’autres termes, il y a des idées, acceptables tant qu’elles restent enveloppées dans un certain vague, qui deviennent absurdes dès qu’on tente de les réaliser et de les fixer par le pinceau. La peinture idéaliste a eu le tort grave de méconnaître souvent ce principe. Trop honnête assurément pour adopter, s’il eût pu la deviner, cette facile théorie qui dispense le génie de choisir et qui confère à l’artiste comme au poète le droit d’imposer à la foule profane, sans l’accepter pour juge, tout ce qu’enfante son cerveau, Cornélius, entraîné à la poursuite de conceptions tout idéales, s’est exposé pourtant à perdre de vue l’inviolabilité de certaines conditions pittoresques. Il n’a pas non plus toujours aperçu clairement que le champ de la peinture n’est pas borné seulement par les moyens dont elle dispose, qu’il est encore plus ou moins circonscrit selon les temps, selon l’état des idées et des croyances, selon le degré de culture générale. Il peut être permis à un Allemand du XVIe siècle ou à un Espagnol du XVIIe de réunir dans la même composition les scènes mystiques de la nativité et le portrait des donataires avec le costume contemporain, ils peuvent agenouiller au pied du trône de la Vierge leurs protecteurs ou leurs amis ; ce sont là des libertés interdites à un peintre de notre temps. L’Attente du jugement dernier présente une infraction malheureuse à cette vérité. Voir des uniformes et des habits de cour, toute cette livrée de la vanité et de la servilité humaines, figurer pompeusement dans la scène qui doit anéantir toutes les royautés avec tous les globes et restaurer triomphalement entre les hommes l’égalité de leur commun néant, c’est à quoi, avec toute la bonne volonté du monde, nous ne saurions nous prêter. Ajoutons que c’est étrangement rabaisser la grandeur de la catastrophe universelle que de n’y montrer comme directement intéressée qu’une seule famille, fût-ce la famille des Hohenzollern. On ne s’étonnera pas d’une pareille erreur dans l’œuvre d’un vieillard ; on aurait lieu de s’étonner davantage que cette œuvre témoigne encore d’une intelligence si robuste, et que l’artiste ait su renouveler par le sentiment un sujet si analogue à celui qu’il avait traité dans le Jugement dernier de l’église Saint-Louis. On dirait que la pensée du peintre s’est adoucie avec les années, et qu’enrichi par l’âge de tendresse en même temps que d’expérience il ne veut plus, en dépit des rigueurs de l’orthodoxie, montrer dans le jugement dernier que l’espoir assuré du salut de tous.
Si Cornélius n’occupe pas une des premières places dans le panthéon de l’art, il a sa place marquée, à côté de Thorwaldsen et de Schinkel, dans l’histoire de l’idéalisme au XIXe siècle. Il signale dans la peinture ce moment où elle a voulu renouer la tradition interrompue de l’art allemand. Cornélius a fait, après A. Carstens, un vigoureux effort pour arracher l’école à la voie banale où elle se traînait sur les pas des improvisateurs comme Joachim de Sandrard et Martin Knoller, des imitateurs éclectiques et des maniéristes comme Dietrich ou Raphaël Mengs. Son titre sera d’avoir eu l’ambition de mettre l’art en harmonie avec la pensée moderne, et l’on admirera que cette entreprise ait été le fait d’un catholique. il l’a tentée, il est vrai, comme il pouvait le faire, sans se départir de la tradition, mais en retrempant celle-ci dans un autre esprit. Il faut bien convenir qu’en dehors des sujets les plus familiers de l’histoire religieuse il n’en est pas, même à cette heure, qui parlent à la foule un langage universellement intelligible ; mais, qu’on ne s’y trompe point, leur puissance consiste dans leur simplicité. Les grands sentimens qui sont les assises les plus profondes de la vie morale, la maternité et l’amour filial, la naissance et la mort, le dévouement et la trahison, le péché et le châtiment, la foi à l’immortalité, les préoccupations sévères qui obsèdent la pensée humaine, les illusions dont elle vit, trouvent dans la peinture religieuse une expression éclatante de lumière. L’autorité que l’art chrétien a exercée sur les âmes vient de là, non de la théologie raffinée à laquelle les événemens de l’histoire sacrée ont servi de canevas. Qu’est-ce donc si l’on demande au pinceau des interprétations subtiles et nouvelles ? Qu’est-ce surtout si ces interprétations sont empruntées à des systèmes qui font du bruit aujourd’hui et qui demain ne retentiront que dans l’école ?
Il est certain que Cornélius, avec le concours de quelques autres, a donné une salutaire secousse, dont la peinture se ressent encore aujourd’hui. A-t-il ouvert une ère nouvelle, conquis à l’art un nouveau champ, fondé l’idéalisme sur une base solide ? Les talens d’ordre et de tempérament divers qu’il avait groupés autour de lui sont disparus ou dispersés ; leur gloire, comme leur enthousiasme, n’a eu qu’une saison, et ce printemps a été court. De ses compagnons les plus fidèles, de ceux dont le château royal et l’Église de tous les Saints à Munich renferment les estimables travaux, l’un, M. Henri Hess, est mort il y a quelques années ; l’autre, M. Schnorr, vient d’être nommé membre correspondant de l’académie. Un petit nombre de peintres, comme M. Charles Rahl, enlevé à l’art dans la fleur de son talent, comme M. Schwind, qui prépare des peintures pour l’Opéra de Vienne, comme M. Ferdinand Wagner, auteur de fresques distinguées qu’on voit à Augsbourg, peuvent se rattacher à Cornélius. Toutefois la vitalité, l’influence véritable n’est pas là. Les principes de Cornélius étaient trop exclusifs, et ces principes, le maître, dans l’emportement de sa fougue, les a poussés d’abord à leurs conséquences extrêmes ; le dédain de la forme et la négligence de l’exécution ont précipité et achevé le naufrage. Comme il arrive toujours après les grandes déceptions, une réaction, d’ailleurs favorisée par des circonstances de tout genre, s’est produite. Le naturalisme est rentré dans l’art comme partout, et si l’on entend par là l’observation directe des formes réelles et l’exactitude historique, il a désormais à côté de l’idéalisme une place qu’on ne peut lui contester. C’est un mouvement dont il est plus facile de noter la direction que de prévoir le terme ; mais dès à présent il ne s’attache plus à Cornélius que le souvenir d’une grande espérance trompée et d’une individualité solitaire dont les œuvres étonneront sans plaire et n’ont point créé un avenir.
P. CHALLEMEL-LACOUR.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er avril, le travail de M. H. Delaborde sur Jean-Dominique-Ingres.
- ↑ Voyez, sur Antoine Wiertz, une intéressante étude de M. de Laveleye dans la Revue du 15 décembre 1866.
- ↑ On peut voir dans l’église des franciscains à Aix-la-Chapelle un tableau de cet artiste, représentant la Stigmatisation de saint François, qui n’est pas sans mérite, et qui dénote en particulier une remarquable habileté de main.
- ↑ L’église devait d’abord être une basilique ; on avait ensuite songé à une coupole haute de 400 pieds. Dans les deux plans, l’abside ne devait pas avoir moins de 30 mètres d’élévation.