La Pensée de Schopenhauer/De l’art

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Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 163-212).
III, DE L’ART.
Le problème esthétique.

Le véritable problème de la métaphysique du beau peut se formuler très simplement ainsi : comment se peut-il que nous prenions du plaisir à un objet en dehors de toute relation de cet objet avec notre Vouloir ?


L’esprit affranchi du Vouloir.

Tout Vouloir procède d’un besoin, donc d’une privation, donc d’une souffrance. A celle-ci l’assouvissement du désir met une fin ; mais contre un désir satisfait il en reste au moins dix à qui cette satisfaction est refusée. D’autre part la convoitise dure longtemps et ses exigences sont infinies ; tandis que la satisfaction est brève et étroitement mesurées Et même ce contentement final n’est qu’apparent, car le vœu réalisé fait immédiatement place à un autre ; le premier était une erreur qui a été reconnue, le second est une erreur qui ne l’est pas encore. Aucun objet auquel atteint le Vouloir ne saurait procurer de satisfaction stable et durable, mais il est toujours pareil à l’aumône qu’on jette au mendiant et qui ne le fait vivre aujourd’hui que pour prolonger jusqu’à demain sa souffrance. Aussi longtemps donc que le Vouloir emplit notre conscience, tant que nous sommes livrés à la poussée de nos désirs avec leurs perpétuels espoirs et leurs perpétuelles craintes, tant que nous sommes « sujet du Vouloir », il n’y a pour nous ni bonheur ni paix durable. Que notre course soit une chasse ou qu’elle soit une fuite, que nous redoutions l’infortune ou que nous poursuivions la jouissance, il importe peu : le souci des exigences incessamment renouvelées du Vouloir, quelque forme que celui-ci revête, ne cesse d’emplir et d’agiter notre conscience. Or sans repos, il ne peut exister de véritable bien-être. Ainsi le sujet du Vouloir demeure attaché à la roue d’Ixion qui jamais ne s’arrête de tourner ; il ne cesse de remplir le tonneau des Danaïdes ; il est en proie à l’éternel tourment de Tantale.

Mais qu’une circonstance extérieure ou une disposition intérieure vienne à nous arracher tout à coup à ce courant incessant du Vouloir, que notre faculté de connaître nous soustraie à son esclavage, que notre attention ne soit plus dirigée sur ses motifs, mais qu’elle saisisse les choses indépendamment de leurs relations avec ce Vouloir, les considérant dès lors sans intérêt personnel, sans subjectivité, de façon purement objective, et s’abandonnant tout entière à elles, pour autant qu’elles sont seulement représentations et non plus motifs : alors ce repos, que toujours nous cherchons et qui toujours nous échappe sur le chemin du Vouloir, s’installe en nous d’un coup et de lui-même, et nous connaissons la plénitude du bien-être. C’est l’état affranchi de toute douleur célébré par Epicure comme le souverain bien et comme l’état des dieux ; car, pour un moment, nous cessons de subir la vile impulsion du désir, nous fêtons le sabbath des travaux forcés du Vouloir ; la roue d’Ixion s’arrête.

Peu nous importe alors de voir le coucher du soleil du fond d’un cachot ou des fenêtres d’un palais.


Le « pur sujet connaissant » et « l’Idée platonicienne ».

Lorsque, soulevé par la force de l’esprit, l’être humain cesse de considérer les choses de la façon qui lui est habituelle, c’est-à-dire de poursuivre, au fil du principe de raison, leurs relations réciproques, qui finalement aboutissent toujours à son propre Vouloir, et qu’il cesse de voir dans les choses le « où », le « quand », le « pourquoi », pour n’y plus voir que le « quoi » lorsque, d’autre part, ce n’est point à la pensée abstraite, aux concepts de la raison, qu’il permet d’occuper le champ de son esprit, mais qu’il laisse au contraire toutes les forces de cet esprit se concentrer dans une intuition, qu’il s’y plonge tout entier, qu’il la laisse occuper la totalité de la conscience par la contemplation sereine de l’objet — paysage, arbre, rocher, édifice ou toute autre chose — que lui présente à ce moment même la nature ; lorsque, pour employer une expression très significative, il se perd complètement dans la contemplation de cet objet, parce que précisément il y oublie son individu, son Vouloir, pour ne demeurer que pur sujet, clair miroir de l’objet, comme si cet objet seul existait, sans personne pour le percevoir, et comme si l’être qui contemple, devenu inséparable de sa contemplation, ne faisait plus qu’un avec elle, la conscience étant entièrement remplie et occupée d’une seule image sensible ; quand donc l’objet se trouve ainsi dépouillé de toute relation avec quoi que ce soit en dehors de lui, et le sujet de tout ce qui a rapport à son Vouloir : alors, ce que l’esprit connaît, ce n’est plus la chose particulière comme telle ; c’est l’Idée, la forme éternelle. Et du même coup l’être absorbé dans cette intuition n’est plus individu, puisque précisément son individualité s’y est perdue ; il est devenu, hors du Vouloir, hors de la douleur, hors du temps, pur sujet de la connaissance.

L’esprit plane alors librement, détaché de tout désir ; dans la chose particulière il ne reconnaît que ce qui en fait l’essence, c’est-à-dire qu’il discerne par là-même toute l’espèce de cette chose. Son objet, ce seront donc les Idées, dans l’acception originelle, qui est l’acception platonicienne, où j’emploie ce mot que l’usage a si grossièrement détourné de son sens ; je veux dire les formes permanentes et immuables indépendantes de l’existence temporelle des êtres particuliers, les species rerum, qui représentent l’élément proprement objectif des phénomènes. Une Idée ainsi conçue n’est pas encore, il est vrai, l’essence de la « chose en soi » elle-même, puisqu’elle est issue de la connaissance de simples relations. Elle n’en constitue pas moins, en tant qu’elle résulte de la somme de toutes ces relations, le caractère propre de la chose, et par là l’expression complète de l’être qui se présente à la perception sous l’aspect d’un objet, saisi non plus dans son rapport avec un Vouloir individuel, mais tel qu’il nous parle lui-même de lui-même.


De l’art, connaissance intuitive des Idées.

Quel est donc le mode de connaissance qui considère ainsi, en dehors et indépendamment de toute relation, cette seule réalité vraiment essentielle du monde, véritable substance de tous ses phénomènes, soustraite à tout changement et dès lors à jamais reconnue dans son identique vérité, en un mot les Idées, objectivation immédiate du Vouloir, qui est la « chose en soi » ? C’est l’art, c’est l’œuvre du génie. L’art redit les Idées éternelles appréhendées par la pure contemplation, l’essentiel et le permanent de toutes les manifestations de l’Univers, et selon la matière où il les redit, il est art plastique, poésie, musique. Il n’a point d’autre source que la connaissance des Idées et point d’autre but que leur communication.

Alors que la science, à suivre le courant incessamment fugitif et changeant des raisons et des conséquences sous leur quadruple forme, n’atteint jamais à un but que pour être toujours à nouveau renvoyée à un autre but, et qu’il ne lui est pas plus possible de jamais connaître un but dernier et une satisfaction totale qu’il ne nous est possible d’atteindre à la course le point où les nuages rejoignent l’horizon, l’art, lui, est partout à son but. Car il arrache au flux du torrent universel l’objet de sa contemplation pour le tenir isolé devant lui, et cette chose isolée, qui ne représentait dans le fleuve des phénomènes qu’une particule imperceptible, devient pour lui le représentant du tout, l’équivalent de ce qui est dans le temps et dans l’espace multiplicité infinie. L’art se fixe à cette unité, il arrête la roue du temps, il fait disparaître les relations ; l’essence, l’Idée est son seul objet.

Nous pouvons donc définir l’art comme le mode de connaissance qui considère les choses indépendamment du principe de raison, par opposition à celui qui se règle sur ce principe et qui est celui de l’expérience et de la science. Ce dernier est comparable à une ligne horizontale fuyant à l’infini, l’autre à la verticale qui la coupe en un point quelconque. Considérer les choses selon le principe de raison, c’est la manière « raisonnable », la seule qui ait cours et la seule qui serve dans la vie pratique aussi bien qu’en science ; les considérer en faisant abstraction de ce principe, c’est la manière géniale, la seule valable et la seule féconde en art. La première est celle d’Aristote ; la seconde est, en gros, celle de Platon. L’une est pareille à l’orage venu on ne sait d’où et qui s’en va au loin, sans but, courbant, secouant et entraînant avec lui toutes choses sur son passage ; l’autre est pareille au tranquille rayon de soleil qui coupe d’une ligne droite la route de cet orage, sans en être touché en rien dans son immobilité. L’une est comparable aux innombrables gouttes d’eau violemment projetées par la cascade, et dont la mouvante succession ne connaît pas un instant de trêve ; l’autre à l’arc-en-ciel qui repose en paix sur ces tourbillons déchaînés.

Seule la pure contemplation, entièrement absorbée dans l’objet, telle que je l’ai décrite plus haut, peut concevoir les Idées, et l’essence du génie consiste précisément dans une aptitude prépondérante à cette sorte de contemplation. Or comme celle-ci exige de l’être humain un oubli total de sa propre personne et de tout ce qui s’y rapporte, la génialité n’est rien d’autre que la parfaite objectivité, la tendance objective de l’esprit, opposée à la tendance subjective qui a trait à la personne individuelle, c’est-à-dire au Vouloir. La génialité est donc la faculté de se comporter de façon purement objective, de s’annihiler dans l’intuition, de soustraire au service du Vouloir la faculté cognitive primitivement destinée à ce seul service, c’est-à-dire de perdre entièrement de vue son intérêt, ses volontés et ses fins individuelles, et ainsi de se défaire complètement durant un temps de sa personnalité, pour demeurer pur sujet connaissant, œil limpide de l’Univers. Cet état ne saurait être seulement le fait d’un instant fugitif ; il suppose une certaine persistance et doit s’accompagner d’assez de conscience pour que le génie puisse reproduire dans les formes d’un art réfléchi l’Idée qu’il a conçue, et « fixer en des pensées durables ce qui flotte à l’état d’indécise apparition ».


Du génie. Les grandes œuvres et les grandes actions.

L’homme normal, cette marchandise courante de la nature, qu’elle fabrique chaque jour à des milliers d’exemplaires, n’est pas capable de cette considération absolument désintéressée de la réalité, qui constitue l’attitude proprement contemplative. En tout cas il est parfaitement incapable d’y persister ; il ne peut fixer son attention sur les choses que dans la mesure où elles sont, fût-ce même très indirectement, en rapport avec son Vouloir. Comme il ne s’agit jamais, dans ce cas, que de discerner des relations, le concept abstrait de la chose suffit à cette tâche ; il y est même en général plus propre que tout autre mode de connaissance. Aussi l’homme ordinaire ne s’arrête-t-il guère à la pure contemplation ; il n’attache pas longtemps son regard sur aucun objet ; quelle que soit la réalité qui s’offre à lui, il se contente bien plutôt de chercher rapidement — comme le paresseux qui cherche une chaise — le concept sous lequel il y a lieu de la ranger ; après quoi elle cesse de l’intéresser. C’est pour cela qu’il en a toujours si vite fini avec toutes choses, avec les œuvres d’art comme avec les beautés de la nature, non moins qu’avec les spectacles, en réalité toujours significatifs, que présente la vie. Pour lui il ne s’y attarde pas ; dans la vie, c’est seulement son chemin qu’il cherche, ou tout au plus ce qui pourrait une fois ou l’autre « devenir » son chemin, ce qu’on peut donc appeler, au sens large du terme, des renseignements topographiques ; mais il ne perd pas son temps à la contemplation de la vie comme telle. L’homme de génie, au contraire, chez qui la faculté cognitive, par sa prépondérance, s’affranchit à certains intervalles du service du Vouloir, s’attarde au spectacle de la vie prise en elle-même, et s’efforce d’y saisir l’Idée de chaque chose, au lieu des relations de cette chose avec d’autres. Ainsi occupé, il néglige souvent de considérer son propre chemin, ce qui explique qu’il y procède en général avec assez de maladresse. Pour l’homme ordinaire, la faculté de connaître est une lanterne qui lui éclaire sa route ; pour l’homme génial elle est le soleil dont la lumière lui révèle le monde. Cette différence si grande dans la manière de considérer la vie, qui distingue deux espèces d’hommes, en vient même à se marquer visiblement jusque dans leur apparence extérieure. On distingue aisément l’homme en qui le génie vit et agit à cette vivacité, en même temps qu’à cette fermeté du regard, qui est le signe de la puissance contemplative ; témoins les portraits des quelques hommes géniaux que la nature, parmi d’innombrables millions d’êtres humains, a produits çà et là. Par contre, le regard des autres hommes, quand il n’est pas neutre et terne, ce qui est le cas le plus fréquent, présente volontiers un caractère qui est exactement à l’opposé de la contemplation : il épie.

Même l’homme supérieurement intelligent et raisonnable, celui qu’on serait tenté d’appeler le sage, diffère complètement du génie par le fait que chez lui l’intellect conserve une direction pratique, étant toujours préoccupé des fins et des moyens les plus utiles, et qu’en demeurant ainsi au service du Vouloir, il fonctionne conformément à la destination qui lui est proprement naturelle. L’attitude pratique, sérieuse et ferme, en face de la vie, que les Romains désignaient du nom de gravitas, implique un intellect qui n’abandonne pas le service du Vouloir pour divaguer dans des régions qui n’intéressent pas ce dernier ; aussi n’autorise-t-elle pas cette dissociation du Vouloir et de l’intellect, qui est la condition du génie. L’homme avisé, l’homme même remarquablement doué, que son cerveau rend propre à réaliser de grandes choses dans le domaine pratique, l’est précisément parce que les objets émeuvent vivement son Vouloir, et l’incitent à observer sans relâche leurs raisons et leurs relations. Son intellect est donc lui-même fortement lié à son Vouloir. Devant le cerveau de l’homme de génie, au contraire, le phénomène universel, objectivement conçu, se dresse comme une chose qui lui est extérieure, comme un spectacle, qui expulse le Vouloir de la conscience. C’est ici que gît la différence entre l’aptitude aux grandes actions et l’aptitude aux grandes œuvres. Cette dernière exige de la faculté cognitive la profondeur et l’objectivité, lesquelles supposent elles-mêmes une séparation complète du Vouloir et de l’intellect ; l’autre a pour condition l’application de la connaissance à certaines fins, la présence d’esprit et la décision, ce qui implique un intellect perpétuellement soucieux des intérêts du Vouloir. Là où le lien entre les deux éléments est rompu, l’intellect, détourné de sa destination naturelle, négligera son service ; ainsi, il lui arrivera d’affirmer son émancipation jusque dans l’imminence d’un danger, de ne pouvoir, par exemple. s’empêcher de concevoir sous leur aspect pittoresque l’endroit et la situation où, dans le même temps, l’individu se trouve en péril. Au contraire l’intellect de l’homme raisonnable et avisé est toujours à son poste, toujours attentif aux circonstances et à leurs exigences ; dans chaque cas donné, l’homme ainsi fait saura prendre la décision appropriée et l’exécuter, et il ne court aucun risque de tomber dans ces excentricités, ces fautes nuisibles à l’intérêt personnel, ces sottises même, que l’homme de génie est exposé à commettre, du fait que son intellect ne demeure pas exclusivement le guide et le surveillant de son Vouloir, mais qu’il est toujours plus ou moins captif de quelque préoccupation purement objective. C’est ce contraste, présenté ici sous forme abstraite, entre deux sortes d’aptitudes complètement différentes, que Gœthe a incarné dans les deux personnages opposés du Tasse et d’Antonio. Si l’on a pu constater si souvent une parenté entre le génie et la folie, cela tient avant tout à ce divorce de l’intellect et du Vouloir qui, pour être contre nature, n’en est pas moins un trait essentiel du génie. Mais ce divorce lui-même ne saurait en aucune façon être attribué au fait que le génie s’accompagnerait naturellement d’un Vouloir moins intense, puisque ce même génie a bien plutôt pour condition un caractère ardent et passionné. L’explication qui paraît s’imposer, c’est que l’homme d’intelligence pratique supérieure possède tout juste ce qu’il faut de capacité intellectuelle à un Vouloir puissant, la plupart des êtres humains n’atteignant même pas à cette dose, tandis que le génie consiste dans un excédent réel, d’ailleurs tout à fait anormal, de la puissance intellectuelle sur la quantité nécessaire aux besoins du plus énergique Vouloir. C’est bien pourquoi aussi les hommes capables de créer de véritables œuvres sont mille fois plus rares que les hommes d’action. C’est ce trop-plein anormal qui permet précisément à l’intellect d’acquérir une prépondérance décisive, et de se détacher du Vouloir, pour appliquer toute sa force et son élasticité propres à cette libre activité d’où naissent les œuvres géniales.


Enfance et génie.

Il y a lieu de relever ici un aspect particulier du génie qu’on peut appeler son côté enfantin, c’est-à-dire une certaine ressemblance qui existe entre le génie et l’enfance. On constate en effet chez l’enfant la même prépondérance très marquée du système cérébral et nerveux ; car le développement de ce système précède de beaucoup celui du reste de l’organisme, le cerveau atteignant tout son volume déjà avec la septième année. Le système génital, par contre, est le dernier à se développer, et c’est seulement au début de l’âge adulte que l’irritabilité et avec elle les fonctions de reproduction et de génération atteignent leur pleine force, pour l’emporter en général dès ce moment sur la fonction cérébrale. On s’explique ainsi que les enfants manifestent au total plus de goût et de disposition que les adultes pour toutes les occupations d’ordre théorique. C’est qu’en vertu de ce développement successif des parties de l’organisme ils sont doués de plus d’intellect que de Vouloir, c’est-à-dire que de penchants, d’appétits et de passions. Car intellect et cerveau ne font qu’un, exactement comme l’appareil génital — que j’ai pu appeler le foyer du Vouloir — ne fait qu’un avec la plus violente de toutes les convoitises. C’est parce que la funeste activité de cet appareil génital sommeille encore, alors que celle du cerveau est déjà pleinement éveillée, que l’enfance est le temps du bonheur et de l’innocence, le Paradis de la vie, l’Eden perdu, vers lequel nous regardons avec nostalgie durant tout le reste de notre existence. La vie de l’enfant est tout entière dans la connaissance bien plus que dans le Vouloir : là est le fondement de ce bonheur, auquel la nouveauté de tous les objets vient encore contribuer du dehors. C’est pourquoi l’Univers, dans cette splendeur matinale de la vie, apparaît si frais, si plein d’attraits, si magiquement chatoyant. Les petites convoitises de l’enfance, ses penchants incertains et ses mesquins soucis ne font qu’un faible contrepoids à cette prédominance de l’activité cognitive. De là aussi ce regard innocent et clair, qui est pour nous comme un rafraîchissement, et qui atteint dans certains cas à cette sublime expression contemplative dont Raphaël a su faire rayonner le visage de ses anges.

Les forces de l’esprit se développent donc beaucoup plus tôt que les besoins qu’elles sont destinées à servir ; et-ici, comme partout, la nature use de moyens parfaitement adaptés à son but. Car, durant cette période de prédominance de l’intellect, l’homme amasse une grande provision de connaissances, qui serviront plus tard à des besoins que sa nature, pour l’instant, ignore encore. C’est pourquoi son intellect fonctionne sans relâche, s’emparant avidement des phénomènes, travaillant secrètement sur les données qu’ils lui fournissent et les emmagasinant soigneusement pour l’avenir, pareil à l’abeille qui récolte beaucoup plus de miel qu’elle n’en peut consommer, dans le pressentiment de ses besoins futurs. Au total, ce que l’homme acquiert ainsi, en fait de notions et d’intuitions, jusqu’à l’âge de la puberté, est sans contredit plus considérable que tout ce qu’il apprendra par la suite, aussi savant qu’il puisse devenir ; car ces premières acquisitions sont le fondement de toutes les connaissances humaines.

À peine ai-je besoin maintenant de montrer encore à quoi tient la ressemblance de l’enfance avec le génie. On voit déjà que c’est à ce même excédent des facultés intellectuelles sur les besoins du Vouloir, d’où résulte la prédominance de l’activité purement cognitive. Réellement tout enfant est en quelque sorte un génie, et tout génie est en quelque sorte un enfant. Leur parenté apparaît avant tout dans cette naïveté et cette sublime simplicité qui est un trait essentiel du génie authentique. Mais on se peut convaincre à d’autres traits encore qu’un certain élément enfantin est inséparable du caractère génial. Au vrai, tout homme de génie est déjà un grand enfant de ce fait seul qu’il contemple le monde comme quelque chose qui est en dehors de lui, comme un spectacle, c’est-à-dire avec un intérêt purement objectif. Aussi, pas plus que chez l’enfant, ne trouvera-t-on chez lui ce sérieux morne et dur, par où la plupart des hommes trahissent leur incapacité de s’intéresser à rien sans des raisons subjectives, et de voir rien d’autre dans les choses que des motifs éventuels de leurs actions. Quiconque ne demeure pas en quelque mesure, sa vie durant, un grand enfant, mais devient à un moment donné un homme sérieux, positif, parfaitement raisonnable et de sens rassis, sera peut-être un citoyen de ce monde très capable et utile ; un génie, jamais. En fait, si le génie est ce qu’il est, c’est parce que cette prépondérance du système sensible et de la faculté cognitive, qui est naturelle à l’enfant, se maintient de façon anormale chez l’homme génial durant tout le cours de la vie, et qu’elle apparaît fixée ici en un caractère permanent. Des traces de cet état persistent, il est vrai, Chez beaucoup d’êtres humains ordinaires qui ont déjà passé de l’enfance à la jeunesse ; ainsi dans cette ardeur d’ordre purement intellectuel, accompagnée d’une sorte d’excentricité géniale, qui frappe chez maint étudiant. Mais la nature retourne vite à son ornière ; ces jeunes gens ne tardent pas à se momifier, et ils apparaissent dans la suite, devenus hommes, à l’état de complets philistins, qu’on est effrayé de trouver ainsi faits, quand on les revoit après de longues années.



Idée et concept. Créateurs et imitateurs.

L’Idée, c’est l’unité se décomposant en multiplicité en vertu de nos formes de perception intuitive, le temps et l’espace ; le concept, au contraire, c’est l’unité que la raison, partant de cette multiplicité, reconstitue par une abstraction. Cette dernière unité pourrait se définir comme l’unitas post rem, et la première comme l’unitas ante rem. On pourrait aussi exprimer cette différence par une image, en disant que le concept est pareil à une enveloppe dépourvue de vie, dans laquelle ce qu’on y a enfermé se trouve bien réellement contenu et disposé, mais dont il n’est pas possible de tirer autre chose (par des jugements analytiques) que ce qu’on y avait déjà introduit (par réflexion synthétique) ; tandis que l’Idée développe chez celui qui l’a saisie des représentations qui, par rapport au concept de même nom, sont réellement nouvelles ; elle est ainsi comparable à un organisme vivant, capable de développement, doué de force génératrice et qui engendre ce qui ne se trouvait pas déjà enfermé en lui.

On comprend dès lors que le concept, aussi utile qu’il puisse être pour la vie, aussi commode, nécessaire et fructueux qu’il puisse être pour la science, demeure pour l’art éternellement stérile. Au contraire l’Idée, perçue par l’esprit, est la source unique et véritable de toute œuvre d’art authentique. Telle qu’elle est dans sa vigueur originelle, elle ne peut être tirée que de la vie, de la nature, de l’Univers même ; elle ne peut l’être aussi que par le génie, ou par celui que son enthousiasme élève pour un instant à la génialité. Il n’y a que cette sorte de conception, cette conception directe, d’où puissent procéder les véritables œuvres, celles qui portent en elles-mêmes une vie immortelle. C’est précisément parce que l’Idée demeure ce qu’elle est par nature, c’est-à-dire intuitive et sensible, que l’artiste n’est pas conscient in abstracto de l’intention et du but de son œuvre. Ce n’est pas un concept, mais une Idée, qui lui apparaît ; aussi ne peut-il pas rendre compte lui-même de son activité ; il travaille, comme on dit, uniquement de sentiment, inconsciemment, instinctivement. Au contraire, les imitateurs, les maniéristes, imitatores servum pecus, partent en art du concept ; ils observent et retiennent ce qui dans les vraies œuvres d’art plaît et fait de l’effet, le précisent et le résument à leur usage en une notion abstraite, et, en gens habiles, s’appliquent intentionnellement à l’imiter, de façon ostensible ou dissimulée. Comme des plantes parasites, ils se nourrissent de la sève sucée aux œuvres d’autrui, mais aussi, comme les polypes, ils portent sur eux la couleur de leur nourriture. On pourrait dire aussi, pour pousser plus loin la comparaison, qu’ils ressemblent à des machines, qui peuvent bien hacher en particules très fines et mélanger parfaitement les matières introduites dans leur mécanisme, mais qui sont incapables de les digérer, si bien qu’on pourrait toujours, si l’on voulait, retrouver dans le mélange les divers éléments qui le constituent et en faire le triage ; tandis que le génie est pareil à un corps vivant, à un organisme qui assimile, transforme et produit. Car, s’il est formé et éduqué par les œuvres de ses prédécesseurs, c’est la vie, c’est l’Univers seuls qui le fécondent, directement, par l’impression sensible qu’il en reçoit ; aussi la plus haute culture ne peut-elle jamais nuire à son originalité. Tous les imitateurs, tous les maniéristes recueillent sous forme de concepts la substance des œuvres qui leur servent de modèles ; mais les concepts ne peuvent jamais conférer à une œuvre la vie intérieure. Les contemporains, je veux dire la foule toujours bornée, ne connaissent eux-mêmes que des concepts, auxquels ils se cramponnent obstinément ; aussi accueillent-ils avec une approbation immédiate et bruyante les œuvres des maniéristes. Mais ces mêmes œuvres, au bout de peu d’années, apparaissent déjà insipides, parce que les concepts régnants ont changé, qui seuls pouvaient leur servir d’appui. Il n’y a que les œuvres authentiques, c’est-à-dire puisées directement à la nature et à la vie, qui demeurent, comme la nature et la vie elles-mêmes, éternellement jeunes, toujours douées de leur vigueur première ; car elles n’appartiennent à aucun temps, mais à l’humanité.


Sur l’essence de l’art. Art et philosophie.

Les beaux-arts, eux aussi, et non pas seulement la philosophie, travaillent en réalité à résoudre le problème de l’existence. Chaque fois que l’esprit humain en vient à considérer le monde d’un point de vue uniquement objectif, il tend du même coup à saisir les choses, l’existence, la vie, dans leur essence véritable, cette tendance dût-elle demeurer ignorée de lui-même. Par là, toute conception purement objective, donc aussi toute conception esthétique des choses, crée une expression nouvelle de l’essence de la vie, apporte une réponse de plus à la question : « qu’est-ce que la vie ? » A cette question toute œuvre d’art authentique et réussie fournit, à sa manière, une réponse parfaitement juste.

Seulement les arts parlent tous le langage spontané et ingénu de l’intuition, et non pas celui, grave et abstrait, de la réflexion. Leur réponse, toute juste qu’elle puisse être, procure donc à chaque fois une satisfaction qui n’est jamais que provisoire, et non point totale et finale. Car l’art ne donne jamais, au lieu du tout, qu’un fragment, au lieu de la règle, qu’un exemple. Une solution d’ensemble ne peut être donnée que dans la généralité du concept ; aussi est-il réservé à la philosophie de fournir une réponse adaptée à la nature de ce concept, c’est-à-dire formulée in abstracto et s’adressant à la raison, et qui puisse par là-même prétendre à la durée et à une valeur définitive. Nous n’en apercevons pas moins ici la parenté qui relie l’art et la philosophie ; et nous comprenons aussi, dès lors, comment les aptitudes qu’exigent ces deux activités, bien que très différentes par leurs tendances et par leurs effets secondaires, procèdent cependant, en une certaine mesure, d’une source commune.

En fait, toute œuvre d’art vise donc bien à nous montrer la vie et les choses telles qu’elles sont dans leur vérité, sous le voile des contingences objectives et subjectives qui empêche la plupart d’entre nous de les saisir directement. Ce voile, l’art le fait tomber.

On s’accorde à reconnaître que les œuvres des poètes, des peintres, des sculpteurs, en général de tous les artistes « figurateurs »[1], enferment des trésors de profonde sagesse ; parce que, précisément, ce qui nous parle en elles, c’est la sagesse de la nature, la sagesse des choses elles-mêmes, dont l’art n’est que l’interprète qui nous redit leurs enseignements en un langage plus clair et plus pur. Mais cela même suppose évidemment qu’en présence du poème ou de l’œuvre plastique le lecteur ou le spectateur puisse toujours contribuer de son propre fonds à dégager cette sagesse ; ce qui veut dire qu’il ne peut s’en approprier qu’une part proportionnée à ses capacités et à sa culture ; de même que le navigateur, en explorant les profondeurs de la mer, n’atteint pas plus loin que la longueur de sa sonde. Devant une œuvre d’art, il faut toujours se tenir comme devant un prince, attendant qu’elle vous parle et qu’elle vous dise ce qu’elle a à vous dire ; et pas plus qu’à un prince, il ne sied de lui adresser soi-même la parole ; sans quoi on risque de n’entendre que sa propre voix.

Toute sagesse, en fin de compte, est réellement contenue dans les œuvres de l’art ; mais elle n’y est contenue que virtuellement et implicitement. Quant à nous présenter cette même sagesse effectivement et explicitement, c’est à quoi s’efforce la philosophie, dont on peut dire en ce sens qu’elle est à l’art comme le vin est aux raisins. Ce qu’elle nous promet, c’est en quelque sorte un profit déjà réalisé, l’objet d’une possession fixe et permanente, tandis que le gain dont les créations de l’art nous enrichissent doit être, pour ainsi dire, toujours engendré à nouveau.


Sur la beauté.

Que la nature réussisse à créer une belle forme humaine, nous devons nous l’expliquer comme suit : le Vouloir, en s’objectivant à ce plus haut degré de ses manifestations dans un individu, l’emporte, grâce à d’heureuses circonstances et par sa propre force, sur tous les obstacles et toutes les résistances que lui opposent ses manifestations des degrés inférieurs, c’est-à-dire les forces naturelles élémentaires, auxquelles il lui faut toujours d’abord disputer et arracher la matière, ce champ d’action commun de tous les phénomènes. D’autre part, la forme que revêtent les manifestations supérieures du Vouloir suppose toujours une grande complexité ; déjà l’arbre n’est rien d’autre qu’un agrégat systématiquement ordonné de fibres innombrables, qui vont se répétant au fur et à mesure de la croissance ; et ce caractère de composition va s’accentuant toujours davantage à mesure qu’on s’élève jusqu’au corps humain, lequel est un système dû à la combinaison complexe de parties fort différentes, dont chacune, dans sa vie, est dépendante de l’ensemble, tout en conservant néanmoins une vie propre. Que maintenant toutes ces parties soient à la fois subordonnées au tout et coordonnées entre elles précisément de la façon qui convient, qu’elles conspirent harmoniquement à la figuration de l’ensemble, sans qu’il s’y trouve ni rien de démesuré ni rien d’atrophié : ce sont là les conditions rares qui sont nécessaires à la réalisation de la beauté, à l’expression parfaite du caractère d’espèce. — Voilà pour la nature. Comment, maintenant, l’art s’y prendra-t-il ? — En imitant la nature, dira-t-on. — Mais alors, comment l’artiste reconnaîtra-t-il, parmi les œuvres de la nature, celles où elle a réussi et qu’elle lui propose comme modèles, et les distinguera-t-il de celles où elle a échoué, si une anticipation du beau ne précède pas chez lui l’expérience ?

Une connaissance du beau purement a posteriori et tirée de la seule expérience n’est pas possible ; cette connaissance est toujours, au moins pour une part, a priori, bien que de toute autre nature que les formes du principe de raison inhérentes a priori à notre conscience. Nous avons donc en réalité une anticipation de ce que la nature — c’est-à-dire précisément ce Vouloir qui n’est rien d’autre que notre propre être — s’efforce de figurer ; anticipation qui s’accompagne chez le génie véritable d’assez de conscience réfléchie, pour qu’en discernant dans la chose particulière l’Idée de cette chose, il puisse en quelque sorte comprendre la nature à demi-mot, articuler clairement ce qu’elle ne fait que balbutier, imprimer au marbre dur cette beauté de la forme où mille fois elle s’est vainement essayée, et dresser cette beauté devant la nature, comme pour lui crier : « Tiens, voilà ce que tu voulais dire ! »



Sur l’architecture.

Si nous envisageons l’architecture uniquement comme art et en dehors de son application à des fins d’utilité, où elle est servante du Vouloir et non de la pure connaissance et où, par conséquent, elle cesse d’être de l’art dans le sens où nous l’entendons, le seul objet que nous puissions lui attribuer, c’est de rendre distinctement sensibles celles des Idées qui représentent l’objectivation du Vouloir à son degré le plus bas : à savoir la pesanteur, la cohésion, la rigidité, la dureté, ces propriétés générales de la pierre, ces premières apparitions, les plus élémentaires et les plus indistinctes, du Vouloir dans le visible, ces basses fondamentales de la nature ; et, à côté d’elles, jouant en maint endroit vis-à-vis d’elles un rôle de contraste : la lumière. Même à ces degrés inférieurs de son objectivation, nous voyons le Vouloir manifester son essence dans la discorde ; car c’est la lutte de la pesanteur et de la rigidité qui fait proprement l’unique matière esthétique de l’architecture, sa tâche étant de faire apparaître cette lutte de façon parfaitement distincte sous ses faces les plus diverses. Elle résout ce problème en barrant à ces forces indestructibles la voie la plus courte par où elles tendent à la satisfaction de leur penchant, en les retenant par l’obligation d’un détour, qui prolonge le combat et qui rend visible en de multiples aspects l’inépuisable poussée des deux forces adverses. La masse entière de l’édifice, si elle était abandonnée à son inclination originelle, ne formerait qu’un simple tas, adhérent aussi étroitement que possible à la terre, vers laquelle la pesanteur, forme que revêt ici le Vouloir, la pousse inlassablement, tandis que la rigidité, autre manifestation du Vouloir, résiste. Mais précisément l’architecture entrave ce penchant, cette tendance, en lui refusant sa satisfaction immédiate, et ne lui accorde qu’une satisfaction indirecte, amenée par des détours. Ainsi l’architrave ne peut peser sur le sol que par l’intermédiaire de la colonne ; la voûte est contrainte de se porter elle-même, et ne peut s’abandonner que par l’entremise des piliers à la poussée qui l’entraîne vers le sol. Mais c’est justement par ces détours forcés, grâce à ces entraves, que peuvent se déployer de la façon la plus visible et la plus diverse les forces inhérentes à la masse brute de la pierre ; et c’est à cela que se borne d’ailleurs la fonction purement esthétique de l’architecture. Aussi la beauté d’un édifice gît-elle Sans contredit dans l’adaptation immédiatement évidente de chaque partie, non point à des fins humaines extérieures et arbitraires (à ce point de vue, l’œuvre rentre dans l’art de la construction utile), mais bien à l’existence du tout qu’elle contribue directement à maintenir, et avec lequel chacune de ces parties doit se trouver, par sa position, ses dimensions et sa forme, dans un rapport si nécessaire, que si quelqu’une d’entre elles était par hasard supprimée, l’ensemble devrait s’écrouler. Car c’est seulement dans le fait que chaque partie porte juste ce qu’elle peut porter, et qu’elle est soutenue précisément autant et précisément à l’endroit qu’il faut, que se dessine de façon parfaitement apparente cette opposition, cette lutte de la pesanteur et de la rigidité, qui constitue la vie même de la pierre, l’expression de son Vouloir.


A propos du sujet en peinture.

On se montre fort injuste envers les admirables peintres de l’école néerlandaise, quand on n’apprécie que leur supériorité technique, et que pour le reste, n’accordant de valeur significative qu’aux événements de l’histoire universelle et aux récits bibliques, on regarde ces peintres avec dédain, parce qu’ils ont représenté le plus souvent des motifs empruntés à la vie ordinaire. On devrait bien, auparavant, considérer que la signification intérieure d’une action n’est pas du tout la même que sa signification extérieure, et que dans bien des cas toutes deux ne coïncident nullement. La signification extérieure d’une action, c’est son importance par rapport à ses suites dans le monde réel et pour le monde réel, donc selon le principe de raison. Sa signification intérieure, c’est la profondeur des aperçus qu’elle nous ouvre sur l’Idée de l’humanité, en mettant en lumière des aspects rares de cette Idée, c’est-à-dire en permettant à des individualités nettement accentuées et caractérisées de développer, dans une situation aménagée à cet effet, les particularités de leur nature. En art, il n’y a que cette signification intérieure qui fasse loi ; où l’autre fait loi, c’est en histoire. Toutes deux sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; elles peuvent coïncider, mais tout aussi bien apparaître séparément. Une action de valeur hautement significative pour l’histoire peut être, quant à son importance intérieure, très quotidienne et vulgaire ; et inversément, une scène de la vie de tous les jours peut avoir une valeur significative intérieure très grande.


Art et imitation de la nature.

Si, mieux que la chose réelle, l’image plastique nous permet de saisir en elle une Idée, si, en d’autres termes, l’image est plus proche de l’Idée que la réalité ; c’est d’abord, de façon générale, que l’œuvre d’art représente l’objet ayant déjà passé par un sujet, et qu’elle est ainsi pour l’esprit ce que la nourriture animale est pour le corps, à savoir une nourriture végétale déjà assimilée. Mais, à y regarder de près, il y a encore ceci, que l’œuvre plastique ne nous montre pas, comme la réalité, ce qui est une fois et ne sera plus jamais, c’est-à-dire la conjonction de telle ou telle matière avec telle ou telle forme, conjonction qui fait précisément le concret, la chose proprement particulière, mais qu’elle nous montre la forme seule, qui, si elle pouvait être donnée complètement et sous toutes ses faces, serait déjà l’Idée elle-même. L’œuvre plastique nous dirige ainsi d’emblée, loin de l’individu, sur la pure forme. À elle seule cette séparation de la forme d’avec la matière nous rapproche déjà de beaucoup de l’Idée, et elle est le propre de toute image plastique, que celle-ci soit peinture ou statue. Elle fait partie du caractère de l’œuvre d’art, précisément parce que le but de celle-ci est de nous amener à la connaissance d’une Idée. Il est donc essentiel à l’œuvre d’art qu’elle nous donne la forme sans la matière, et cela de façon ostensible et immédiatement évidente. Là est la vraie raison pour laquelle les figures de cire ne peuvent pas produire d’impression esthétique et ne sont pas (au sens esthétique) des œuvres d’art. Et pourtant, quand elles sont réussies, elles produisent l’illusion de la réalité infiniment plus que ne pourrait le faire le meilleur tableau ou la meilleure statue, de sorte que, si l’art avait pour but de nous donner le change sur le réel par l’imitation de ce réel, elles devraient occuper en art le premier rang. Les figures de cire paraissent en effet donner non pas seulement la forme, mais encore avec elle la matière, et nous procurent ainsi l’illusion d’avoir devant nous la chose même dans sa réalité. Au lieu donc de nous conduire, comme l’œuvre d’art véritable, de ce qui est une fois et ne sera plus jamais, l’individu, à ce qui est perpétuellement et un nombre infini de fois et dans un nombre infini d’êtres, la forme ou l’Idée, la figure de cire nous donne en apparence l’individu lui-même, donc ce qui est une fois et ne sera jamais plus, mais sans ce qui confère une valeur à cette existence éphémère, la vie. C’est pourquoi, par son immobilité figée, elle éveille la même impression d’horreur qu’un cadavre.


Sur la poésie et ses genres. Le lyrisme.

Incarner en des figures l’Idée de l’humanité, c’est là la fonction du poète, qui peut réaliser son œuvre sous deux formes différentes : ou bien le personnage représenté se trouve être en même temps celui qui en crée la représentation, comme c’est le cas dans la poésie lyrique, dans le Lied proprement dit, où le poète ne fait que percevoir vivement et dépeindre son propre état, ce genre ayant ainsi pour caractère essentiel, de par son objet même, une certaine subjectivité ; ou bien le personnage à représenter demeure complètement distinct de celui qui le crée, comme il arrive dans tous les autres genres, où le créateur du personnage se dissimule toujours plus ou moins et finit même par disparaître complètement derrière sa créature. Dans la ballade, le poète exprime encore, par le ton et l’allure générale, quelque chose de son propre état ; bien que beaucoup plus objective que le Lied, la ballade conserve encore un élément subjectif, qui s’efface déjà davantage dans l’idylle, encore plus dans le roman, presque tout à fait dans l’épopée, et enfin jusqu’à la dernière trace dans le drame, qui est à divers points de vue le genre de poésie le plus parfait. Il est aussi le plus difficile, et pour la même raison que le genre lyrique est le plus facile. Si, en effet, la création artistique est bien, dans la règle, un privilège réservé à cet être rare qu’est le génie véritable, il est cependant fort possible qu’un homme, par ailleurs peu éminent, dont une forte impression reçue du dehors et quelque enthousiasme auront exhaussé les facultés intellectuelles, arrive à composer un beau Lied ; car il n’y faut rien de plus qu’une vive intuition de son propre état, saisi dans l’émotion du moment. Nous en trouvons la preuve dans nombre de Lieder isolés dus à des hommes demeurés inconnus, en particulier dans les chants populaires allemands, dont le Wunderhorn nous offre un si beau recueil, comme d’ailleurs dans les chansons populaires, chansons d’amour ou autres, de tous pays et de toutes langues. S’emparer de l’état d’âme du moment pour l’incorporer en un chant, c’est là tout ce que fait cette sorte de poésie. Et cependant, dans le lyrisme des authentiques poètes, la vie intérieure de l’humanité entière se reflète. Tout ce qu’ont éprouvé ou éprouveront dans des situations toujours identiques, parce que toujours elles se répètent, des millions d’êtres humains qui ont été, qui sont ou qui seront, y trouve son expression adéquate ; et c’est parce que ces situations, par leur perpétuel retour, forment à l’humanité une destinée invariable et permanente comme cette humanité elle-même, éveillant toujours chez elle les mêmes émotions, que les œuvres lyriques des véritables poètes peuvent traverser les siècles sans rien perdre de leur vérité, de leur efficacité et de leur fraîcheur. Le poète n’est-il pas d’ailleurs, en principe, l’homme universel ? Tout ce qui a jamais pu émouvoir un cœur d’homme, tout ce qui, dans n’importe quelle situation, peut jaillir de l’être humain, ou tout ce que recèle et couve dans le secret, en quelque lieu que ce soit, une poitrine humaine, tout cela — comme aussi d’ailleurs la nature entière — est sa matière et son thème. C’est pourquoi, au gré de son humeur ou de sa vocation, le poète peut chanter la volupté aussi bien que la dévotion mystique, être Anacréon ou Angelus Silesius, écrire des tragédies ou des comédies, peindre l’âme haute comme l’âme vulgaire. Et nul n’a le droit de lui prescrire l’obligation d’être noble, élevé, moral, pieux, chrétien, que sais-je encore, et encore moins de lui reprocher d’être ce qu’il est plutôt qu’autre chose. Il est le miroir de l’humanité, par qui elle prend conscience de ses propres sentiments et de sa propre vie.


De la tragédie. La « justice poétique ».

Aussi bien pour la puissance des effets qu’elle est capable de produire, que pour la difficulté de la tâche qu’elle réalise, la tragédie doit être considérée — et elle l’est en fait — comme le sommet de l’art du poète. Il est très remarquable, et de grande importance pour l’ensemble de nos vues sur l’Univers, que cette forme la plus haute de l’activité poétique ait pour but de nous présenter le côté sinistre de la vie, et que ce soient le désespoir de l’homme et ses souffrances indicibles, le triomphe de la méchanceté, le règne du hasard ironique, la défaite irréparable du juste et de l’innocent, qu’elle peigne et mette en scène. Il y a dans ce fait une indication précieuse sur la nature même du monde et de l’existence. Ce que le poète nous fait apercevoir ici, sous son aspect le plus terrible, déployant complètement, à ce degré supérieur de l’objectivation du Vouloir, ses multiples effets, c’est le conflit du Vouloir avec lui-même. Ce conflit se révèle dans le spectacle de la souffrance humaine ; soit que cette souffrance résulte du hasard et de l’erreur, qui apparaissent alors personnifiés, en tant que maîtres du monde, dont la perfidie va jusqu’à paraître préméditée, dans l’image d’un tout puissant Destin ; soit qu’elle ait sa source dans l’humanité elle-même, dans la poussée contraire et le heurt incessant des volontés individuelles, dans la méchanceté et la folie de la plupart des hommes. Chez eux tous, c’est le même et unique Vouloir qui vit et se manifeste, alors que ses propres manifestations se combattent et se déchirent les unes les autres. Violent chez celui-ci, plus faible chez celui-là, ici plus conscient, là plus aveugle, s’adoucissant plus ou moins à la lumière de la connaissance, il se déchaîne, jusqu’à ce que cette connaissance, accrue et clarifiée par la douleur même, atteigne enfin chez un individu le point où elle cesse d’être dupe de l’illusion du phénomène — ce voile de la Maya, — où elle perce à jour le principe d’individuation, et où meurt du même coup chez l’homme ce qui se fondait précisément sur ce principe, l’égoïsme. On voit alors les motifs perdre sur lui leur pouvoir jusqu’alors irrésistible, et s’y substituer cette complète intuition de l’essence du monde, qui détermine l’apaisement total du Vouloir et qui amène avec elle la résignation, le renoncement, non seulement à la vie, mais à tout ce qui en l’homme est volonté de vivre. C’est ainsi que nous voyons les plus nobles héros de la tragédie renoncer finalement pour toujours, après de longues luttes et de longues souffrances, à toutes les joies de l’existence, à tout ce qui faisait jusque-là l’objet de leur plus ardente poursuite, ou même les sacrifier de leur plein gré et avec joie.

Pour ce qui est d’exiger, en revanche, du poète tragique ce qu’on appelle la « justice poétique », cette prétention repose sur une méconnaissance totale de l’essence de la tragédie et, qui plus est, de l’essence du monde. Elle s’affirme avec impudence, trahissant d’ailleurs toute sa platitude, dans les critiques formulées par le Dr  Samuel Johnson sur les différentes pièces de Shakespeare, où il déplore avec une belle naïveté que cette justice ait été complètement négligée par le poète d’un bout à l’autre de son œuvre. Ce qui est bien le cas, en effet ; car quelle est la faute des Ophélie, des Desdémone, des Cordelia ? Mais il faut être imbu de la conception du monde platement optimiste, protestante et rationaliste, ou, plus exactement, juive, pour réclamer cette « justice poétique » et pour trouver sa propre satisfaction à la voir satisfaite. La véritable signification de la tragédie, c’est cette intuition, bien plus profonde, que le héros qui expie n’expie pas ses péchés individuels, mais bien le péché originel, ce qui veut dire la faute inhérente à l’existence même :

Pues el delito mayor
Del hombre es haber nacido.
(Car la plus grande faute
De l’homme, c’est d’être né.)

comme n’hésite pas à le dire Calderon.


Remarques sur la poësie et les poëtes.

La différence entre la poésie classique et la poésie romantique, qui donne lieu aujourd’hui à tant de discussions, me paraît tenir au fond à ceci, que la première ne connaît que des mobiles purement humains, réels, naturels, tandis que l’autre fait valoir et fait agir des mobiles affectés, conventionnels, imaginaires. Parmi ceux-ci, il faut ranger ceux qui ont leur origine dans le mythe chrétien ; de même, ceux que nous ont valu l’exaltation et les extravagances de l’honneur chevaleresque ; d’autre part encore, ceux qui proviennent de l’insipide et ridicule adulation germano-chrétienne de la femme ; enfin, ceux que l’on doit aux rêvasseries et aux radotages de l’amour hyperphysique et « clair-de-lune ».

Le grand poète sait se transformer de façon à se mettre complètement dans la peau de chacun des personnages qu’il veut représenter, et parler par la bouche de chacun d’eux comme un ventriloque. À tel moment il est le héros, et immédiatement après la jeune fille innocente, toujours avec une égale vérité et un égal naturel : ainsi font Shakespeare et Gœæthe. Le poète de second rang fait du personnage principal son porte-parole : ainsi Byron. Souvent alors les personnages secondaires demeurent sans vie, comme c’est également le cas du personnage principal chez le poète médiocre.

Il faut que le poète dramatique ou épique se dise qu’il est la destinée, et qu’il soit par conséquent impitoyable comme elle. Il est d’ailleurs aussi le miroir du genre humain ; il lui faut donc mettre en scène un grand nombre de caractères méchants, y compris quelques scélérats, ainsi que beaucoup de fous, de sots et de niais ; au milieu d’eux. par-ci par-là, un être raisonnable, ou intelligent, ou honnête, ou bon, et seulement comme très rare exception une âme noble.


De la musique.

La musique occupe, parmi les arts, une situation tout à fait à part. Nous n’apercevons pas en elle la reproduction d’aucune Idée des êtres et des choses de l’Univers. Et cependant elle est un art si grand et si magnifique, elle agit si puissamment sur notre être le plus intime, elle est comprise de lui si entièrement et si profondément — comme un langage de valeur universelle, plus clair pour nous que celui du monde sensible — qu’il nous faut évidemment chercher dans la musique plus et mieux que ce qu’y voyait Leibnitz, à savoir un exercitium arithmelicæ occultum nescientis se numerare animi. Leibnitz avait d’ailleurs parfaitement raison, tant qu’il ne considérait que la signification extérieure immédiate, l’enveloppe de la musique. Mais si celle-ci n’était vraiment rien de plus, la satisfaction qu’elle nous procure devrait être semblable à celle que nous donne la solution juste d’un problème d’arithmétique ; elle ne serait point cette joie profonde où nous sentons parler notre être le plus intérieur.

Tous les arts n’objectivent le Vouloir que de façon indirecte, c’est-à-dire par l’intermédiaire des Idées. La musique, elle, en omettant cet intermédiaire, se trouve être du même coup complètement indépendante du monde des phénomènes ; elle l’ignore purement et simplement ; elle pourrait en quelque sorte subsister sans que l’Univers existât ; ce qu’on ne saurait dire des autres arts. C’est qu’elle est une objectivation, une reproduction de l’ensemble du Vouloir aussi directe que le monde lui-même, mieux encore, aussi immédiate que les Idées elles-mêmes, dont les manifestations multipliées en choses particulières constituent ce monde. La musique n’est ainsi en aucune façon, comme les autres arts, la reproduction des Idées ; elle est la reproduction du Vouloir lui-même, dont les Idées, de leur côté, sont également l’objectivation. Et c’est pour cela précisément qu’elle exerce sur nous une action tellement plus puissante, plus pénétrante, que tous les autres arts ; eux ne nous parlent que d’ombres ; elle nous parle de l’être. Néanmoins, comme c’est le même Vouloir qui s’objective — sauf qu’il s’objective de façon toute différente — dans les Idées aussi bien que dans la musique, il doit y avoir nécessairement, non point certes un rapport direct de ressemblance, mais bien un rapport d’analogie, un parallélisme, entre la musique d’une part, et d’autre part les Idées, dont la manifestation dans le multiple et l’imparfait constitue le monde visible[2].

De même que l’homme est par essence un Vouloir qui s’efforce, qui touche à la satisfaction et qui de nouveau s’efforce, et cela continuellement, si bien que tout son bonheur, tout son bien-être n’est que dans la rapidité avec laquelle il passe ainsi du désir à l’assouvissement et de l’assouvissement à un nouveau désir, faute de quoi le retard de la satisfaction engendre la souffrance, et l’absence d’un nouveau désir le tourment d’une aspiration sans objet, la langueur, l’ennui ; de même la mélodie est par essence une digression perpétuelle de la voix qui, par mille chemins sinueux, s’écarte de la tonique pour parcourir non seulement les intervalles consonnants de la tierce et de la dominante, mais tous les autres, jusqu’à la dissonante septième et aux intervalles augmentés, et pour revenir toujours finalement à la note fondamentale. C’est ainsi qu’elle exprime, par tous ces détours de sa marche, l’aspiration multiforme du Vouloir, mais toujours aussi, en rejoignant un des intervalles harmoniques, et plus encore par son retour final à la tonique, la satisfaction. Inventer la mélodie, découvrir en elle tous les mystères profonds du Vouloir et de la sensibilité humaine, c’est là l’œuvre du génie, dont l’action apparaît ici, de façon plus évidente que partout ailleurs, étrangère à toute réflexion, à toute préméditation consciente, méritant vraiment le nom d’inspiration. Ici aussi, comme partout en art, le concept est stérile ; le compositeur nous dévoile le sens profond de l’Univers et fait parler une mystérieuse sagesse dans un langage que sa raison ne comprend pas ; telle une somnambule qui nous révèle dans son sommeil magnétique des choses dont elle n’a aucune notion à l’état de veille. Aussi nul artiste plus que le compositeur n’exige qu’on distingue nettement chez lui l’artiste de l’homme.

En relevant toutes ces analogies entre la musique et les manifestations du Vouloir, il ne faut jamais oublier que la musique n’entretient avec ces dernières qu’un rapport indirect, car elle ne formule jamais le phénomène, mais seulement l’essence intérieure, l’« en-soi » de tout phénomène, le Vouloir lui-même. Elle n’exprimera donc pas telle ou telle joie particulière et déterminée, telle ou telle mélancolie, ou douleur, ou effroi, ou allégresse, ou gaîté, ou sérénité, mais bien la joie, la mélancolie, la douleur, l’effroi, l’allégresse, la gaîté, la sérénité elles-mêmes, en quelque sorte in abstracto, dans leur essence même, sans aucun élément accidentel, donc aussi sans les motifs qui les provoquent. Telle qu’elle est cependant, ne donnant de toute réalité qu’une quintessence abstraite, nous comprenons parfaitement la musique. C’est ce qui explique qu’elle excite si aisément notre imagination et que celle-ci tente bientôt de donner à ce monde spirituel si immédiatement proche de nous, invisible et pourtant si intensément animé, une forme sensible, de l’incarner en des figures concrètes, en d’autres termes de l’incorporer en un exemple qui lui corresponde. Là est l’origine du chant avec paroles et par suite de l’opéra. Aussi est-ce une grave erreur, un véritable contre-sens, que de faire du livret de l’opéra, qui, en raison même de cette origine, ne devrait jamais abandonner sa fonction subalterne, la chose principale, pour réduire la musique à n’être que son moyen d’expression. Car partout la musique n’exprime que la quintessence de la vie et de ses circonstances, et non pas ces circonstances elles-mêmes, dont la diversité ne saurait donc influer sur elle. De cette généralité jointe à la plus stricte précision, qui est son privilège exclusif, la musique tire précisément cette vertu unique, qui fait d’elle la panacée de toutes nos douleurs.

En définitive, nous pouvons considérer la nature ou le monde visible d’une part, et la musique de l’autre, comme deux expressions différentes d’une seule et même chose, laquelle est ainsi l’unique fondement de leur analogie, et qu’il est par conséquent nécessaire de connaître pour apercevoir cette analogie. Considérée comme une expression du monde, la musique est donc un langage général au plus haut degré, si bien qu’elle est à l’égard des concepts généraux à peu près dans le même rapport que ceux-ci à l’égard des choses particulières. Mais sa généralité n’est nullement cette généralité vide qui est celle de l’abstraction ; elle est de toute autre sorte, et inséparable d’un caractère de détermination toujours nettement marqué. En ce sens, la musique est comparable aux figures géométriques et aux nombres qui représentent les formes générales, applicables a priori à tous les objets possibles, de toute expérience, et qui ne sont pourtant pas abstraits, mais sensibles, et toujours parfaitement déterminés. Toutes les manifestations, toutes les aspirations, toutes les émotions du Vouloir et de la sensibilité humaine, tout ce qui se passe dans l’être intérieur et que la raison range dans la notion négative et très vaste de sentiment, tout cela est exprimable dans l’infinité des mélodies possibles, mais toujours dans la généralité de la pure forme, sans la matière, toujours selon l’« en-soi » et non selon le phénomène, comme si l’âme nous était donnée sans le corps. Cette relation intime que la musique entretient avec l’essence véritable de toutes choses explique pourquoi d’entendre une musique adaptée à une scène, à une action, à un événement, à une situation quelconque, semble nous en dévoiler la signification la plus secrète, nous en fournir le commentaire le plus clair et le plus vrai, et pourquoi aussi, quand nous écoutons une symphonie en nous abandonnant entièrement à notre impression, il nous semble voir surgir et défiler devant nos yeux toutes les circonstances de la vie, alors qu’à la réflexion nous ne saurions constater aucune ressemblance entre ce jeu des sons et les choses qu’il évoque. C’est que la musique, je le répète, diffère en ceci de tous les autres arts, qu’elle n’est pas la traduction du phénomène (ou plus exactement de l’objectivation adéquate du Vouloir), mais l’image directe du Vouloir lui-même, figurant le contenu métaphysique de tout ce qui est physique dans l’Univers, la « chose en soi » de tout ce qui est phénomène. C’est pourquoi, si l’on dit du monde qu’il est Vouloir incorporé, on pourrait aussi bien dire de lui qu’il est musique incorporée.



  1. Si Schopenhauer limite ici aux artistes « figurateurs » (mot que nous employons, faute d’un autre, pour traduire darstellende) une observation qui semble concerner l’art en général, c’est qu’il fait, comme on le verra, une place à part et privilègiée à la musique. (N. d. T.).
  2. Faute de place, nous devons supprimer ici, pour n’en donner que le fragment suivant, les pages où Schopenhauer développe son hypothèse génialement aventureuse d’un parallélisme entre les formes de la musique et celles de la nature. (N. d. T.)