La Petite Fadette/18

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Calmann-Lévy (p. 151-161).
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XVIII


Landry fut fâché d’abord d’être obligé de trouver toujours la petite Fadette sur son chemin ; mais comme elle paraissait avoir une peine, il en eut compassion. Et voilà l’entretien qu’ils eurent ensemble :

— Comment, Grelet, c’est toi qui pleurais comme ça ? Quelqu’un t’a-t-il frappée ou pourchassée encore, que tu te plains et que tu te caches ?

— Non, Landry, personne ne m’a molestée depuis que tu m’as si bravement défendue ; et d’ailleurs je ne crains personne. Je me cachais pour pleurer, et c’est tout, car il n’y a rien de si sot que de montrer sa peine aux autres.

— Mais pourquoi as-tu une si grosse peine ? Est-ce à cause des méchancetés qu’on t’a faites aujourd’hui ? Il y a eu un peu de ta faute ; mais il faut t’en consoler et ne plus t’y exposer.

— Pourquoi dites-vous, Landry, qu’il y a eu de ma faute ? C’est donc un outrage que je vous ai fait de souhaiter de danser avec vous, et je suis donc la seule fille qui n’ait pas le droit de s’amuser comme les autres ?

— Ce n’est point cela, Fadette ; je ne vous fais point de reproche d’avoir voulu danser avec moi. J’ai fait ce que vous souhaitiez, et je me suis conduit avec vous comme je devais. Votre tort est plus ancien que la journée d’aujourd’hui, et si vous l’avez eu, ce n’est point envers moi, mais envers vous-même, vous le savez bien.

— Non, Landry ; aussi vrai que j’aime Dieu, je ne connais pas ce tort-là ; je n’ai jamais songé à moi-même, et si je me reproche quelque chose, c’est de vous avoir causé du désagrément contre mon gré.

— Ne parlons pas de moi, Fadette, je ne vous fais aucune plainte ; parlons de vous ; et puisque vous ne vous connaissez point de défauts, voulez-vous que, de bonne foi et de bonne amitié, je vous dise ceux que vous avez ?

— Oui, Landry, je le veux, et j’estimerai cela la meilleure récompense ou la meilleure punition que tu puisses me donner pour le bien ou le mal que je t’ai fait.

— Eh bien, Fanchon Fadet, puisque tu parles si raisonnablement, et que, pour la première fois de ta vie, je te vois douce et traitable, je vas te dire pourquoi on ne te respecte pas comme une fille de seize ans devrait pouvoir l’exiger. C’est que tu n’as rien d’une fille et tout d’un garçon, dans ton air et dans tes manières ; c’est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n’as point l’air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par ton habillement et ton langage. Tu sais bien que les enfants t’appellent d’un nom encore plus déplaisant que celui de grelet. Ils t’appellent souvent le mâlot. Eh bien, crois-tu que ce soit à propos, à seize ans, de ne point ressembler encore à une fille ? Tu montes sur les arbres comme un vrai chat-écurieux, et quand tu sautes sur une jument, sans bride ni selle, tu la fais galoper comme si le diable était dessus. C’est bon d’être forte et leste ; c’est bon aussi de n’avoir peur de rien, et c’est un avantage de nature pour un homme. Mais pour une femme trop est trop, et tu as l’air de vouloir te faire remarquer. Aussi on te remarque, on te taquine, on crie après toi comme après un loup. Tu as de l’esprit et tu réponds des malices qui font rire ceux à qui elles ne s’adressent point. C’est encore bon d’avoir plus d’esprit que les autres ; mais à force de le montrer, on se fait des ennemis. Tu es curieuse, et quand tu as surpris les secrets des autres, tu les leur jettes à la figure bien durement, aussitôt que tu as à te plaindre d’eux. Cela te fait craindre, et on déteste ceux qu’on craint. On leur rend plus de mal qu’ils n’en font. Enfin, que tu sois sorcière ou non, je veux croire que tu as des connaissances, mais j’espère que tu ne t’es pas donnée aux mauvais esprits ; tu cherches à le paraître pour effrayer ceux qui te fâchent, et c’est toujours un assez vilain renom que tu te donnes là. Voilà tous tes torts, Fanchon Fadet, et c’est à cause de ces torts-là que les gens en ont avec toi. Rumine un peu la chose, et tu verras que si tu voulais être un peu plus comme les autres, on te saurait plus de gré de ce que tu as de plus qu’eux dans ton entendement.

— Je te remercie, Landry, répondit la petite Fadette, d’un air très sérieux, après avoir écouté le besson bien religieusement. Tu m’as dit à peu près ce que tout le monde me reproche, et tu me l’as dit avec beaucoup d’honnêteté et de ménagement, ce que les autres ne font point ; mais à présent veux-tu que je te réponde, et, pour cela, veux-tu t’asseoir à mon côté pour un petit moment ?

— L’endroit n’est guère agréable, dit Landry, qui ne se souciait point trop de s’attarder avec elle, et qui songeait toujours aux mauvais sorts qu’on l’accusait de jeter sur ceux qui ne s’en méfiaient point.

— Tu ne trouves point l’endroit agréable, reprit-elle, parce que vous autres riches vous êtes difficiles. Il vous faut du beau gazon pour vous asseoir dehors, et vous pouvez choisir dans vos prés et dans vos jardins les plus belles places et le meilleur ombrage. Mais ceux qui n’ont rien à eux n’en demandent pas si long au bon Dieu, et ils s’accommodent de la première pierre venue pour poser leur tête. Les épines ne blessent point leurs pieds, et là où ils se trouvent, ils observent tout ce qui est joli et avenant au ciel et sur la terre. Il n’y a point de vilain endroit, Landry, pour ceux qui connaissent la vertu et la douceur de toutes les choses que Dieu a faites. Moi, je sais, sans être sorcière, à quoi sont bonnes les moindres herbes que tu écrases sous tes pieds ; et quand je sais leur usage, je les regarde et ne méprise ni leur odeur ni leur figure. Je te dis cela, Landry, pour t’enseigner tout à l’heure une autre chose qui se rapporte aux âmes chrétiennes aussi bien qu’aux fleurs des jardins et aux ronces des carrières ; c’est que l’on méprise trop souvent ce qui ne paraît ni beau ni bon, et que, par là, on se prive de ce qui est secourable et salutaire.

— Je n’entends pas bien ce que tu veux signifier, dit Landry en s’asseyant auprès d’elle.

Et ils restèrent un moment sans parler, car la petite Fadette avait l’esprit envolé à des idées que Landry ne connaissait point ; et quant à lui, malgré qu’il en eût un peu d’embrouillement dans la tête, il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir du plaisir à entendre cette fille ; car jamais il n’avait entendu une voix si douce et des paroles si bien dites que les paroles et la voix de la Fadette dans ce moment-là.

— Écoute, Landry, lui dit-elle, je suis plus à plaindre qu’à blâmer ; et si j’ai des torts envers moi-même, du moins n’en ai-je jamais eu de sérieux envers les autres ; et si le monde était juste et raisonnable, il ferait plus d’attention à mon bon cœur qu’à ma vilaine figure et à mes mauvais habillements. Vois un peu, ou apprends si tu ne le sais, quel a été mon sort depuis que je suis au monde. Je ne te dirai point de mal de ma pauvre mère qu’un chacun blâme et insulte, quoiqu’elle ne soit point là pour se défendre, et sans que je puisse le faire, moi qui ne sais pas bien ce qu’elle a fait de mal, ni pourquoi elle a été poussée à le faire. Eh bien ! le monde est si méchant, qu’à peine ma mère m’eut-elle délaissée, et comme je la pleurais encore bien amèrement, au moindre dépit que les autres enfants avaient contre moi, pour un jeu, pour un rien qu’ils se seraient pardonné entre eux, ils me reprochaient la faute de ma mère et voulaient me forcer à rougir d’elle. Peut-être qu’à ma place une fille raisonnable, comme tu dis, se fût abaissée dans le silence, pensant qu’il était prudent d’abandonner la cause de sa mère et de la laisser injurier pour se préserver de l’être. Mais moi, vois-tu, je ne le pouvais pas. C’était plus fort que moi. Ma mère était toujours ma mère, et qu’elle soit ce qu’on voudra, que je la retrouve ou que je n’en entende jamais parler, je l’aimerai toujours de toute la force de mon cœur. Aussi, quand on m’appelle enfant de coureuse et de vivandière, je suis en colère, non à cause de moi : je sais bien que cela ne peut m’offenser, puisque je n’ai rien fait de mal ; mais à cause de cette pauvre chère femme que mon devoir est de défendre. Et comme je ne peux ni ne sais la défendre, je la venge, en disant aux autres les vérités qu’ils méritent, et en leur montrant qu’ils ne valent pas mieux que celle à qui ils jettent la pierre. Voilà pourquoi ils disent que je suis curieuse et insolente, que je surprends leurs secrets pour les divulguer. Il est vrai que le bon Dieu m’a faite curieuse, si c’est l’être que de désirer connaître les choses cachées. Mais si on avait été bon et humain envers moi, je n’aurais pas songé à contenter ma curiosité aux dépens du prochain. J’aurais renfermé mon amusement dans la connaissance des secrets que m’enseigne ma grand’mère pour la guérison du corps humain. Les fleurs, les herbes, les pierres, les mouches, tous les secrets de nature, il y en aurait eu bien assez pour m’occuper et pour me divertir, moi qui aime à vaguer et à fureter partout. J’aurais toujours été seule, sans connaître l’ennui ; car mon plus grand plaisir est d’aller dans les endroits qu’on ne fréquente point et d’y rêvasser à cinquante choses dont je n’entends jamais parler aux personnes qui se croient bien sages et bien avisées. Si je me suis laissé attirer dans le commerce de mon prochain, c’est par l’envie que j’avais de rendre service avec les petites connaissances qui me sont venues et dont ma grand’mère elle-même fait souvent son profit sans rien dire. Eh bien, au lieu d’être remerciée honnêtement par tous les enfants de mon âge dont je guérissais les blessures et les maladies, et à qui j’enseignais mes remèdes sans demander jamais de récompense, j’ai été traitée de sorcière, et ceux qui venaient bien doucement me prier quand ils avaient besoin de moi, me disaient plus tard des sottises à la première occasion.

Cela me courrouçait, et j’aurais pu leur nuire, car si je sais des choses pour faire du bien, j’en sais aussi pour faire du mal ; et pourtant je n’en ai jamais fait usage ; je ne connais point la rancune, et si je me venge en paroles, c’est que je suis soulagée en disant tout de suite ce qui me vient au bout de la langue, et qu’ensuite je n’y pense plus et pardonne, ainsi que Dieu le commande. Quant à ne prendre soin ni de ma personne ni de mes manières, cela devrait montrer que je ne suis pas assez folle pour me croire belle, lorsque je sais que je suis si laide que personne ne peut me regarder. On me l’a dit assez souvent pour que je le sache ; et, en voyant combien les gens sont durs et méprisants pour ceux que le bon Dieu a mal partagés, je me suis fait un plaisir de leur déplaire, me consolant par l’idée que ma figure n’avait rien de repoussant pour le bon Dieu et pour mon ange gardien, lesquels ne me la reprocheraient pas plus que je ne la leur reproche moi-même. Aussi, moi, je ne suis pas comme ceux qui disent : Voilà une chenille, une vilaine bête ; ah ! qu’elle est laide ! il faut la tuer ! Moi, je n’écrase pas la pauvre créature du bon Dieu, et si la chenille tombe dans l’eau, je lui tends une feuille pour qu’elle se sauve. Et à cause de cela on dit que j’aime les mauvaises bêtes et que je suis sorcière, parce que je n’aime pas à faire souffrir une grenouille, à arracher les pattes à une guêpe et à clouer une chauve-souris vivante contre un arbre. Pauvre bête, que je lui dis, si on doit tuer tout ce qui est vilain, je n’aurais pas plus que toi le droit de vivre.