La Philosophie de René Boylesve/2

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II

RENÉ BOYLESVE
ET L’AUTEUR DE CETTE ÉTUDE

Lorsqu’on veut donner l’interprétation et le sens, tels du moins qu’on les conçoit, d’une œuvre importante en littérature, j’imagine qu’il est d’abord bienséant de présenter l’auteur en sa psychologie personnelle, dans le dosage spécifique de désirs, de passions, d’intelligence, de préjugés et de culture qui lui sont propres. Mais de telles données ne sont précisables qu’en fonction de celui qui offre alors le résultat de ses calculs et de ses raisonnements. En effet, chacun de nous a, devant les faits, son attitude et ses réactions individuelles. Ses appréciations ne valent donc que pour lui et pour les esprits qui lui ressemblent. Il doit commencer par l’admettre et tenir son bloc de vues pour entièrement relatif. Que si, bien entendu, il est d’une culture assez étendue, d’une information assez compétente et d’une indépendance assez stricte, son système d’opinions en prend plus de valeur, ce que je nommerai un primat proportionné à son sens critique, mais ce ne saurait être un dogme. La question pose ce que l’on peut nommer l’équation personnelle de l’auteur. Omise ou tenue pour négligeable, elle fausse les plus graves jugements. On peut le constater en relisant Sainte-Beuve, qui fut le prince de la critique au xixe siècle. Historiquement, l’homme était remarquablement doué et judicieux. En réalité, il ne dépassait pas cependant, par sa perspicacité, les critiques oubliés et médiocres de son époque. À la fois dogmatique sur les choses soumises aux plus discutables des critères, certainement misonéiste et fort arriéré dans les concepts moraux d’un autre âge, il perdait donc, devant les ouvrages de son temps, cet équilibre délicat de savoir et d’impartialité rigide apporté plus exactement aux études anciennes. Nous pouvons en dire tout autant de Jules Lemaître et d’Anatole France. Plus près de nous, on reste même incertain devant tels éloges excessifs d’ouvrages nuls, faits par des juges délicats et érudits. Mais peut-être faut-il présumer la vénalité ?

Revenons à René Boylesve et tentons de le définir : c’est un écrivain de bonne foi, avant tout. Le familier de ses livres n’y trouve jamais, et cela est exceptionnel, une concession, un effort faits pour satisfaire une certaine catégorie de public, présumée utile.

C’est un homme de foi, comme Balzac, comme Flaubert, comme Zola. Quoi qu’on en puisse penser, une étude attentive de la littérature moderne prouve d’ailleurs combien une pareille attitude est peu commune. Ceci ne comporte aucun reproche jeté à ceux qui, avant d’écrire un livre, se demandent : comment plaira-t-il le mieux ? ou : le public aimerait-il pas plutôt tel type de héros et d’héroïne ? Chaque écrivain a ses principes. Il y a de même, en politique, l’opportuniste, le conservateur et le progressiste (j’emploie les mots dans leurs sens étymologiques). S’ils sont sincères, ils apparaissent moralement égaux. L’art de Boylesve ne comporte aucun opportunisme. Il veut réaliser une série d’œuvres toutefois vraies, conformes à son interprétation morale du monde, et ne tient pas spécialement à plaire. Je l’ai dit, c’est l’homme de bonne foi. C’est le type d’écrivain, dois-je ajouter, le plus rare.

Ici, l’auteur du présent travail croit bon d’intervenir, comme on dit à la Chambre des Députés, pour une question personnelle. L’intégrale bonne foi de René Boylesve, c’est, avant tout, le secret apparentement d’un auteur qui fut académicien, mondain, plein de courtoisie dans les discussions, et désireux de ne déplaire à quiconque, avec celle qui écrit ici et ne lui ressemble pas. Une renommée savamment répandue d’écrivain ayant dépassé les limites de l’audace érotique, et qui d’ailleurs est absurde, la haine des gentillesses de style et de gestes, l’horreur de ce qui n’est littérairement ni chair ni poisson, des demi-mesures et du sourire circulaire des clowns, une brutalité voulue de mots et d’idées caractérisent la signataire de ce livre. Elle aima donc dans les livres de René Boylesve ce qu’il voulait y mettre et qu’elle y découvrit, parce que, moins brutale, c’était encore sa pensée : à savoir que le monde est mauvais, pourri d’hypocrisie et surtout de médiocrités triomphantes, de cupidités imbéciles et de magismes féroces, camouflés sous des dehors liliaux et mystiques. René Boylesve partageait, avec plus d’indulgence, ce jugement. Il écrivait des livres plutôt doux de ton, parce que tout l’y avait amené ; une certaine timidité de caractère, la peur de blesser même les indifférents, enfin une politesse charmante et attendrie. Ces qualités sans doute couraient risque de ne plus laisser apparaître le fond de l’âme de Boylesve. Elles ont pu en tout cas le dissimuler si bien qu’il est mort incompris de ses lecteurs familiers et de la critique. Mais elle ne me trompa aucunement, et c’est pourquoi, ayant publié sur le Carrosse aux deux lézards verts un travail où je définissais nettement le côté libertaire de cette œuvre charmante, je reçus de René Boylesve une lettre commençant par ces mots : Il m’a donc fallu arriver à la cinquante-sixième année de ma vie pour commencer d’être compris… Et à propos de la Jeune fille bien élevée, il m’écrivait encore : Vous êtes la première personne qui se soit avisée de voir ce qu’il y avait dans ce roman. Oui ! c’est un livre révolutionnaire…

Bonne foi et désir ardent de délimiter toute la vérité, mais avec mesure, dans ses romans, tel est donc le vœu de base de René Boylesve. Il était arrêté dans son effort, je l’ai dit, par la timidité et par l’empreinte, généralement indélébile, de l’éducation reçue. C’est ce que je vis, dès l’abord, et ce pourquoi je fus toujours son admiratrice. C’est qu’il est plus difficile d’être vrai et juste, pessimiste et douloureux devant la vie, quand des raisons, durement scellées dans votre âme enfantine, vous ont accoutumé à voir autrement.

Pessimiste, René Boylesve l’était avec une plénitude qui dépasse même Émile Zola. Tous ses romans nous montrent la défaite du bien et le triomphe d’une médiocrité qui n’a même pas les vertus du mal affirmé et volontaire, où se dissimule souvent un peu de risque et d’héroïsme.

Il voyait la vie comme une chose vaine et burlesque, où les belles intentions, les actes nobles, la beauté morale, sont sûrs de succomber devant la coalition des sots.

Mais la coalition des sots ne suffit même pas à expliquer certaines œuvres sombres où Boylesve semble croire à une sorte de perversité secrète de la destinée (Élise et Le meilleur ami). Seul trouvait grâce devant lui l’amour naïf et ingénu dans ses tendances charnelles. Les vrais livres où ne passe nulle amertume sont, dans son œuvre, les Leçons d’Amour. Encore y a-t-il là quelque tristesse, venue de ce que la nature, qui est pure, y reste en conflit avec la société, qui est hypocrite.

Mais, en vieillissant, René Boylesve trouvait plus de sérénité dans les actes inspirés par le vieil Éros, et ses dernières Leçons d’amour sont d’un optimisme plus complet que les premières.

Une telle évolution psychologique a une grande importance pour faire comprendre cet écrivain qui savait si bien se dérober. Car René Boylesve avait, outre la timidité, une sorte de pudeur devant l’idée d’avouer ses pensées profondes. Il avait aussi une autre tendance de caractère, qui est généralement celle des timides. Il faisait d’autant moins de concessions pour être compris qu’il se voyait moins lucidement interprété. Mais il souffrait d’autant plus, et de se voir jugé absurdement, et de ne pouvoir consentir à des aveux qui eussent semblé scandaleux.

Car il souffrait. Il semblait même y avoir quelque disproportion entre sa tristesse désespérée d’écrivain qui ne peut vaincre le mur d’incompréhension de la masse — et de l’élite — et le fait lui-même, qui n’est pas rare chez nous.

Qu’on imagine Balzac travaillant farouchement à son immense comédie humaine, Balzac poursuivi par les recors, courant chaque jour après l’argent du dîner de demain, haï pour sa force, comme le sont toujours les forts, vaincu par des entrefilets fielleux, par des éditeurs de mauvaise foi, par des périodiques qui cherchaient à le disqualifier, Balzac mort à la tâche sans avoir cédé. Cet homme pouvait avoir la crise de désespoir qui pousse un homme au Léthé. Il l’évita par une sorte d’alacrité obstinée. Et Stendhal, dont on vendait de son vivant une demi-douzaine d’exemplaires de ses chefs-d’œuvre, qu’a-t-il cru ?

Seulement René Boylesve, homme mélancolique, et ressassant secrètement ses déboires, devait tirer d’eux une peine plus profonde. C’est qu’il ne sentait pas le violent courage de ces génies d’action, dont certains sots ridiculisent le besoin constant de prendre le monde corps à corps. Mais je vois précisément la puissance et la force d’un rêve qui allège des réalités, lorsque Balzac rêve grandiosement de finances ou d’industries, et que Stendhal s’imagine, armé de la dagasse florentine, mettant à mort un mari ou un amant indiscrets.

Rien de tel chez René Boylesve. Il était sans doute tout à fait incapable de commercer, aussi de commettre un crime. Il se peut que dans notre monde féroce et cruel ce soit une infériorité. Il n’est sans doute pas nécessaire de mettre en acte de pareilles virtualités, mais il serait bon de les posséder en soi. J’ajouterai que les autres hommes les devinent, et que cela les rend perspicaces ou prudents…

Peut-être, venue ici, dirai-je que pareil sens de la mesure, quasi maladif chez René Boylesve, s’il est philosophiquement une belle chose, m’apparut excessif ? Je me souviens d’avoir conversé avec lui de Freud. Il me disait admettre une partie des idées du savant Autrichien, mais répugner à cette énormité du pansexualisme. Je lui exposai alors qu’on ne possède vraiment une idée que si on en arrive pour elle à une sorte de passion sans mesure. Il avoua reconnaître la vérité de ce dire, mais une force en lui limitait seule tous ses élans.

De même sur Casanova. Je lui disais que ce Vénitien ne peut être compris et admiré que si on lui suppose une intelligence supérieure liée à une perpétuelle attente de caresses féminines et à une faculté souveraine de les provoquer. À quoi il me répondit pouvoir difficilement admettre un homme qui ne serait pas comme tout le monde. Tout de suite il le voyait monstrueux. Et son intérêt disparaissait.

Ce sens de la mesure lui était cher sans doute, parce qu’il devait lui donner, dans la conversation, le goût et le pouvoir de plaire et d’intéresser, de transformer surtout les paradoxes en idées courantes. Mais, à d’autres moments, il le voyait en soi comme une impuissance. Il me l’a dit.

Je crois, en ce moment, dessiner vraiment la figure de cet homme remarquable. Il avait une culture prudente et dissimulée, mais que permettent de deviner ses Opinions sur le roman. Il aimait la science. C’est extrêmement rare chez les romanciers. Mais il n’y voyait pas, comme moi, une sorte de superpoésie, une série de paysages intellectuels étranges, et passionnants à la façon des plus rares visions exotiques. Plus que moi, il croyait à une sorte d’absolue et immarcescible vérité. C’est qu’il avait le besoin du vrai comme le coureur a sa faculté de vitesse dans les muscles. Cela armaturait sa pensée. Là encore il m’avoua un jour en souffrir, car il avait un amour secret, mais impossible à satisfaire, parce que son sens critique s’y opposait, pour le mensonge.

Figure complexe, comme nous le sommes tous ici-bas, René Boylesve me séduisit dans ses livres par la désespérance âcre et généreuse que j’y trouvai. Et de deviner qu’il connut, au fond de son cerveau, ses propres inhibitions de prudence, de mesure, de crainte du scandale, d’équilibre soigneux, de douce honnêteté au sens ancien, comme des vertus précieuses, mais malheureuses, me fit comprendre beaucoup de choses étrangères à la littérature. C’est de là que naquit mon désir de l’expliquer.

Faut-il ajouter à cette psychologie d’un homme célèbre d’autres traits particuliers ? Il avait le goût passionné de la phrase écrite, et le désir de l’illimiter sans cesse mieux, pour y intégrer la totalité des sensations et des réflexes mentaux qui mènent à l’expression d’une idée. Il travaillait difficilement, scrupuleusement, et pesait avec un soin minutieux les mots qu’il utilisait. Il aimait l’ironie, dont il usait rarement, mais avec une vigueur telle que la plupart de ses lecteurs en prenaient le sens réel à rebrousse-poil…

De ce mélange d’une sensibilité extrême, appliquée à résoudre des problèmes de style, et d’un penseur triste aimant ardemment l’intelligence, devait résulter une sentimentalité un peu névropathique. Elle existait chez René Boylesve. Il avait, comme tous les hommes de rêve, une sorte de tremblement de sympathie et d’émoi frissonnant devant l’action. Il souffrait avec ceux qui souffrent et se réjouissait du plaisir d’autrui. Cela même collaborait à lui interdire les descriptions violentes et brutales. Il m’a dit, un jour, envier l’aisance avec laquelle il m’advint de manier des sentiments et les actes horribles ou atroces. La sentimentalité est un beau don, quoique plus propre à endolorir l’âme qu’à l’alléger. Mais son inconvénient dans la littérature est de limiter les hideurs descriptibles. Or ces hideurs sont dans la vie. René Boylesve le savait, et il poursuivit longtemps la création d’un roman, me dit-il, qui les évoquerait toutes, sans pourtant forcer le ton, et sans employer certains mots trop purulents. Je ne sais ce qu’il en fut. À mon objection qu’il faut oser dire n’importe quoi, il répondait : « Stendhal a-t-il décrit la décapitation de Julien Sorel ? » Non, sans doute. Mais ce fut par mépris du public. Dans les Nouvelles italiennes, il montra par contre son goût raffiné des choses sanglantes. D’ailleurs pour celui qui sait imaginer, à travers les mots décents et corrects, que de choses abominables on peut trouver chez Stendhal ! Mais paix !