La Philosophie française (Delbos)/Avertissement
« En étudiant les éléments originaux de la Philosophie française — écrivait Victor Delbos le 6 novembre 1915 à la veille de commencer son cours public en Sorbonne, — je voudrais montrer en quoi là France s’est révélée dans ses façons de philosopher autant que dans ses doctrines, indépendamment de l’influence anglaise ou allemande. » Et il ajoutait le 1er janvier 1916 : « Je travaille beaucoup pour mon cours. Je voudrais en voir sortir un livre sur la Philosophie française. » — Lorsque, le 16 juin 1916, il fut frappé en pleine vigueur à cinquante-trois ans, il laissait une rédaction complète des dix-sept leçons de ce cours que, dans sa piété patriotique, il tenait à « publier le plus promptement possible ». Écrites de sa main, ces leçons n’ont malheureusement pu profiter du travail approfondi de révision auquel il soumettait tout ce qu’il livrait au public : mais la belle tenue de sa première rédaction nous a permis partout de rester scrupuleusement fidèle à sa pensée et à son texte même[1].
En quel esprit Victor Delbos avait abordé cette étude, quel « sentiment profond » l’inspirait, c’est ce qu’il a marqué lui-même en des lettres écrites au cours des années 1915 et 1916 : « Notre œuvre la meilleure sera, je crois, — sans esprit d’exclusion ni d’isolement, — de renouer notre tradition philosophique de façon plus étroite et de rentrer dans la pensée française. Je sentais cela depuis plusieurs années assez vivement : de là mon retour à Descartes, à Malebranche, à Maine de Biran… Des études qui défendent notre culture valent encore mieux que celles qui critiquent à fond la culture allemande… Je crois que la pensée française a en elle assez de ressources pour se développer et se renouveler avec ses caractères propres. J’estime cependant que, en gardant son autonomie, elle doit rester largement ouverte. On peut observer et prendre autour de soi, sans se laisser conduire. »
Il tient donc essentiellement à ce que son œuvre de patriotisme reste une œuvre de vérité et d’humanité, sans que la moindre apparence contraire puisse en faire suspecter l’impartialité scientifique, le caractère positif, la valeur universelle et permanente. « J’ai un peu peur des effets de la campagne que, à la faveur de la guerre, quelques-uns mènent contre la sévérité critique et la précision du savoir. Pour ou contre certaines idées il faudra toujours tâcher d’avoir avant tout raison. » S’il cherche à réaliser ce qu’on pourrait nommer l’union sacrée de nos philosophes, c’est afin de montrer qu’ils n’ont « usé de notre esprit national que pour accomplir leur œuvre dans un sens universel et sans préjugé national », au seul service de « ces idées de droit, de justice, de dignité, qui doivent valoir pour les rapports des peuples comme des individus ». Leur fécondité n’est pas épuisée : si par leur dessein même de « procurer le perfectionnement des volontés autant que d’accroître la science contemplative » ils ont contribué à susciter les actes et à promouvoir la vie spirituelle, en retour les épreuves et les actes généreux auront nourri les âmes et susciteront des pensées meilleures encore. « Dans l’ensemble, écrivait Victor Delbos peu de jours avant sa mort à son ami l’abbé J. Wehrlé, les âmes françaises se sont montrées simples, courageuses, nobles. Elles ont révélé ou créé des forces morales incomparables qui peut-être tendront d’elles-mêmes à ce qui peut les maintenir et les perfectionner encore… Que cette épouvantable guerre purifie en les faisant triompher les énergies de notre pays ! Comme conclusion humaine, appelons de tous nos vœux l’avènement d’un ordre national et d’un ordre international nouveaux ; et comme pensée plus haute, la notion seule du sacrifice peut donner un sens à tout ce qui se passe… Nos excellents, nos admirables jeunes gens ! ce sont eux qui donnent à l’heure actuelle les plus grands sujets de joie et d’espoir. Comme ils méritent d’obtenir plus tard la direction morale de notre pays ! et quel bien ce sera ! »
Puisse donc ce livre, selon le vœu de l’auteur, contribuer à mobiliser toutes les forces vives de notre tradition intellectuelle et morale, toutes les ressources d’avenir de la pensée et de l’âme françaises, pour les victoires spirituelles de demain, au profit de tous les esprits !
- ↑ Le manuscrit que nous possédons est celui que, avant chacune de ses leçons en Sorbonne, Victor Delbos avait, selon son habitude, complètement rédigé, non pour s’assujettir à cette lettre (car il parlait d’abondance), mais pour amener sa pensée à la précision et à l’ordre désirables, comme pour réunir les citations expressives. Seul le texte de la leçon relative à Condillac et aux idéologues n’a pas été intégralement retrouvé : on y a pourvu d’une façon qui sera indiquée. En revanche, pour Saint-Simon et Auguste Comte, après la leçon qu’il leur avait consacrée, il avait, reprenant de fond en comble sa première rédaction, écrit en vue du livre projeté la plus grande partie du chapitre sur lequel ce volume s’achève : c’est au cours même de ce travail que la maladie l’a surpris.