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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER

CARACTÈRES GÉNÉRAUX
DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE

Au début de ces études, je ne voudrais pas sembler m’abstraire du sentiment profond qui m’inspire mon sujet. Ce qui fait de la présente guerre la crise la plus tragique qu’ait connue l’humanité, c’est sans doute l’immensité de ce qu’elle met en œuvre, mais c’est aussi l’immensité de ce qu’elle met en cause. Les forces brutales d’agression et les instincts violents de conquête qui se sont déchaînés contre nous n’ont pu se dispenser d’invoquer des titres d’un ordre en apparence plus haut pour essayer de masquer leur trop évidente barbarie ; de notre côté, nous sentons bien que nos armes sont engagées pour la défense non seulement de notre sol, mais encore des meilleurs des fruits spirituels qu’ont fait pousser du sol français les âmes françaises. Faisant parler l’Allemagne de son temps, Henri Heine lui prêtait ce mot — déjà : « Nous haïssons chez nos ennemis ce qu’il y a de plus intime, la pensée. » Défendons ce qu’il y a de plus intime : défendons-le à notre façon, en nous représentant, dans une sorte d’examen de conscience, ce qu’il a été et ce qu’il vaut. La pensée française est dans la mêlée, pas au-dessus : dans notre grand amour pour notre tradition philosophique française nous saurons introduire un grand esprit.

En essayant d’analyser les caractères essentiels et les productions les plus originales de la philosophie française, je n’ai aucunement l’intention de l’élever en quelque sorte au-dessus de la discussion philosophique et de l’estimer en possession de la vérité supérieure, uniquement du fait qu’elle est française. Cette prétendue défense de notre tradition nationale en matière de philosophie en serait dans le fond la plus entière méconnaissance. Aucun de nos grands philosophes n’a admis un instant que ses doctrines et ses vues dussent refléter les traits intellectuels de sa seule nation ; aucun n’a jugé qu’il y eût un peuple élu de la philosophie et qu’il appartînt à ce peuple : tous ont cru et voulu philosopher pour la conquête d’une vérité universelle ; tous ont supposé que leurs idées pouvaient se porter partout où il y a une intelligence humaine pour les comprendre, une expérience humaine pour les contrôler. Si on leur eût dit que par leurs théories ils représentaient éminemment le génie de leur nation ou de leur race, auraient-ils été très sensibles à l’éloge, à supposer qu’ils l’eussent bien entendu ? On peut affirmer que non. Sans doute ils auraient avoué que les peuples comme les individus ont certaines particularités mentales : mais ils auraient d’autant plus énergiquement soutenu que les conditions de la connaissance vraie en elle-même limitent strictement le rôle de ces éléments obscurs et intellectuellement indéterminés. Le premier mot de notre philosophie a été un appel à l’universalité du « bon sens », et ce mot chez nous n’a été jamais véritablement désavoué.

Il reste néanmoins que la philosophie française, prise dans son ensemble et dans la diversité même de ses doctrines, paraît avoir une certaine physionomie propre. Les traits constants qu’elle a revêtus semblent prouver que, jusque dans son effort même pour s’en dégager au bénéfice de la vérité universelle, ce sont des tendances nationales qui l’ont façonnée. Assurément ; mais le tout est de savoir de quelle espèce sont ces tendances, comment elles ont agi, et si leur nature et leur mode d’action ont nécessairement mis les philosophes qui y ont obéi sous le joug d’influences étrangères à la pure notion de vérité. Or, pour commencer par la plus essentielle de ces tendances, par celle dont on a fait de tout temps la marque de l’esprit français, la tendance à rechercher les idées claires et à les lier entre elles par des rapports clairs, observons d’abord qu’elle ne préjuge rien sur le fond des choses, quoi qu’on dise, — et que de plus elle est en accord avec la loi de tout esprit qui cherche à se rendre compte. Dès qu’une affirmation revêt la forme d’une connaissance, il est inévitable qu’elle prétende éclairer l’esprit en quelque mesure : ainsi cette marque de la pensée française ne ferait que répondre à la règle normale de toute pensée. On ajoute, sans doute, cette critique qui est plus grave : le goût qu’a la pensée française pour la clarté l’inclinerait à construire là où il s’agit d’observer, à imaginer des raisons pour expliquer là où il s’agit d’accepter le fait même inexplicable, bref à modeler arbitrairement la réalité complexe sur la simplicité des idées claires et de leurs rapports. Cette critique, dans sa généralité, est-elle parfaitement fondée ? Nous l’examinerons tout à l’heure. Mais la disposition qu’elle incrimine est de celles qui peuvent être invitées à se surveiller et à se limiter, mais qui ne sauraient se supprimer sans que soient abolis du même coup les moyens intellectuels de philosopher. Admettons même que l’expérience du réel soit aussi peu conforme que possible à une suite d’idées clairement liées : il n’en reste pas moins que, pour servir de principe ou de preuve à la spéculation ou à la recherche, elle doit laisser subsumer ce qu’il y a en elle d’obscur et d’incompréhensible sous des caractères que l’esprit puisse élucider et comprendre. L’acceptation de l’inexplicable et de l’irrationnel, si elle n’est pas une abdication de la pensée, doit être mesurée par la pensée même à ce que celle-ci s’estime capable d’expliquer distinctement et de ramener à des raisons définies.

D’autre part, quand on relève comme un penchant parfois malencontreux de l’esprit français ce penchant à la clarté, on suppose en outre trop vite que la clarté qu’il recherche est une clarté purement logique ou mathématique. Or la clarté peut se porter sur les choses d’observation et sur leurs relations concrètes aussi bien que sur des concepts abstraits et sur leur enchaînement ; elle peut être liée à une perception plus subtile du réel aussi bien qu’à une systématisation plus achevée d’idées : elle peut être aussi bien la vision nette que le raisonnement rigoureux. En d’autres termes, à moins d’entendre la clarté dans un sens philosophique très spécial, on peut dire que toutes nos facultés de connaissance sont plus ou moins capables d’intuitions et de notions claires, et il faut ajouter que c’est uniquement par des notions ou des intuitions de ce genre qu’il leur est possible de déterminer et ce qu’elles comprennent bien, et ce qu’elles ne comprennent qu’imparfaitement, et ce qui leur demeure momentanément ou définitivement incompréhensible. Dans l’œuvre du savoir comme dans la nature, il n’y a que la lumière qui puisse dessiner et rendre visibles les lignes où l’ombre commence.

Ce n’est donc pas pour sa tendance congénitale à la clarté que l’esprit français pourrait être accusé de faire prévaloir ses dispositions spéciales sur la vérité, puisque la vérité, quelle qu’elle soit, ne peut être saisie qu’à l’aide de représentations claires : ce serait pour l’excès de ses simplifications et la témérité des constructions auxquelles cette tendance pourrait le conduire. On ne saurait contester qu’il ait parfois commis cet abus : il l’a commis d’ailleurs beaucoup moins chez les grands philosophes que chez certains théoriciens de second rang pour qui la facilité du raisonnement déductif commun remplaçait la puissance de découvrir un ordre rationnel profond. Qu’est-ce à dire alors, sinon que l’usage des idées claires doit être réglé par la considération exacte de ce qu’elles sont capables d’exprimer et d’embrasser ? Et de fait, nous verrons à son heure que Descartes, le philosophe qui considère la clarté de l’idée comme la marque de la vérité, ne s’est pas contenté de recevoir l’idée claire pour la satisfaction qu’elle apportait naturellement à l’esprit, mais s’est appliqué à en définir, selon les cas, la partie objective, soit qu’il ait vu l’un des types de l’idée claire dans la notion géométrique rapportée à des essences pleinement intelligibles, soit qu’il en ait vu un autre type dans la donnée de conscience, rapportée à la pensée qui la saisit immédiatement comme une de ses façons d’être.

Rappelons au surplus de quoi surtout dépend la clarté dans la pensée philosophique ou scientifique. Elle dépend d’abord de ce que les objets de connaissance, au lieu d’être reçus en bloc et dans leur ensemble plus ou moins confus, sont soumis à un travail d’analyse qui en dégage les caractères plus ou moins divers, qui les résout en leurs éléments. Ainsi nous comprenons les choses en découvrant ce dont elles se composent, en les suivant à leurs degrés divers de développement, en isolant leurs propriétés essentielles de leurs modifications accidentelles. Or incontestablement les philosophes français ont en général le goût et le don de l’analyse ; ils ne s’arrêtent point volontiers aux vues et aux notions emmêlées ; ils aiment à entrer dans le détail de leurs idées, à les faire apparaître successivement sous leurs multiples aspects ; et c’est pourquoi ils aiment mieux d’ordinaire s’expliquer eux-mêmes que se laisser deviner. Ils ne s’arrêtent pas au confus. L’analyse élimine plus ou moins, en tout cas rejette à un plan inférieur ce que des conceptions philosophiques peuvent avoir d’insuffisamment précis ; elle les force en quelque sorte à ne revendiquer que le sens qu’elles sont véritablement capables de manifester.

Cependant la clarté dans la pensée ne dépend pas seulement de la décomposition méthodique des objets de connaissance : elle dépend aussi de la recomposition des ensembles décomposés. La pensée claire concentre autant qu’elle détaille. Elle aspire à un ordre de plus en plus compréhensif, où toutes les choses de ce monde sont expliquées par la place qu’elles y occupent ; elle prétend découvrir cet ordre par la reconnaissance ou l’établissement de certains principes avec lesquels la diversité des êtres et des phénomènes soutient des rapports définis : c’est par là spécialement qu’elle devient philosophique. Or il est également incontestable que l’esprit français va volontiers de lui-même aux vues d’ensemble, et qu’il va aux vues d’ensemble comme il va aux vues de détail, par besoin de voir plus clair. L’ordre lumineux des raisons exclut ainsi ou rejette à un plan inférieur ce qui y est réfractaire, le fait pur qui ne représente que lui-même, l’accident sans suite.

Esprit d’analyse et esprit de synthèse, tout autant qu’ils opèrent dans la clarté, si vraiment ils sont des dispositions naturelles de notre intelligence nationale, en quoi sont-ils autre chose que des conditions essentielles d’exercice de l’intelligence humaine universelle, par suite de l’intelligence philosophique ? Le défaut ne pourrait venir que d’un mauvais emploi de ces qualités, — et c’est ce que l’on soutient parfois en effet. L’esprit d’analyse aurait souvent poussé la philosophie française jusqu’à la méconnaissance des liens indissolubles, des rapports irréductibles, des forces internes qui font l’unité des êtres et la complexité harmonieuse du monde : il l’aurait inclinée à représenter plus ou moins toute organisation comme le résultat de mécanismes artificiels. D’un autre côté l’esprit de synthèse l’aurait fait tomber par des pentes contraires dans des vices assez semblables : il l’aurait portée à niveler sous des conceptions générales uniformes les choses qui dans la réalité ont les reliefs les plus différents, à se complaire non seulement dans les systèmes, mais dans les systèmes les plus simples, à chercher dans les règles et relations logiques ou mathématiques, facilement convertibles en maximes suprêmes, les principes ou les types de la dérivation de toutes choses. Esprit d’analyse et esprit de synthèse se seraient exercés le plus souvent chez nos philosophes sans le sentiment de la vie.

Ce jugement porter sur l’ensemble de la philosophie française est aussi inexact que superficiel. Qu’il soit arrivé à nos philosophes d’étendre leurs conceptions au delà de ce qu’elles pouvaient représenter ou expliquer, soit ; mais c’est ce qui est arrivé, j’imagine, aux philosophes de tous les pays. La question est de savoir si nos philosophes sont portés à combiner ou à dissocier les idées uniquement par jeu dialectique, jusqu’à épuisement de ce qu’elles peuvent fournir à leur art de combinaison ou de dissociation, sans souci de rester dans l’ordre des choses véritablement significatives et de garder le contact avec la réalité. Or il n’en est point ainsi. Soit par maximes réfléchies, soit par un sens inné de la proportion et de la mesure, la plupart reconnaissent en fait que le développement extrême d’une notion ou d’un principe risque, à partir d’un certain point, de les jeter dans le vide, et ils sont souvent les premiers à arrêter ou à suspendre, dès qu’il est exposé à devenir aveugle, le mouvement de leur logique. C’est qu’ils sont tous plus ou moins convaincus que les procédés intellectuels ne se suffisent pas à eux-mêmes et ne suffisent à rien, que ce sont de simples instruments dont l’intelligence doit rester la maîtresse, et que l’intelligence même, si elle est essentiellement une, doit revêtir plus d’une forme et savoir se plier à la diversité de ses objets. Vu partiellement et sous l’un de ses aspects, le cartésianisme peut sembler être la glorification de l’esprit géométrique ; mais il n’est point que cela, tant s’en faut : une clarté aussi évidente que peut l’être la clarté de la géométrie avertit Descartes que la géométrie n’est pas tout, que la pensée est par elle-même supérieure à la géométrie qu’elle constitue et qu’elle développe, autant qu’elle est distincte des déterminations mathématiques par lesquelles s’expliquent les choses. L’application inflexible de la méthode géométrique aux objets métaphysiques et au fond même de la pensée n’est point son fait, même si c’est lui qui l’a suggérée : elle est le fait de Spinoza. Elle n’est pas non plus le fait de Malebranche. Et d’autre part à un moment même où les inventions mathématiques ont une telle puissance et une telle portée qu’elles semblent avoir le droit de régir la spéculation philosophique, c’est Pascal qui, ayant montré la valeur considérable, mais restreinte de l’esprit de géométrie, rappelle les qualités et les droits de l’esprit de finesse, art d’unir pour l’explication du réel des principes en apparence incompatibles, art de percevoir d’ensemble l’ordre qui déborde le raisonnement abstrait, art de discerner jusqu’où la logique doit aller et où il faut qu’elle se retienne. Or, dans les temps qui ont suivi, les progrès de la pensée française ont plutôt consisté à émanciper la réalité, — réalité physique, réalité biologique, réalité sociale, réalité psychologique, — des formes d’explication qui l’avaient par avance trop étroitement unifiée. Et que le progrès même soit allé dans ce sens, voilà qui montre combien peu la pensée française portait en elle ses systèmes tout faits, puisqu’elle n’a cessé de mettre au jour la variété des objets à connaître ; voilà qui montre encore l’intérêt qu’il y avait, non pas uniquement pour elle, mais pour toute la spéculation moderne en général à poser d’avance la nécessité de rendre le réel intelligible, sauf à conquérir moment par moment des moyens plus larges d’établir cette intelligibilité du réel ; ainsi la prise de possession d’une réalité plus ample est restée toujours accompagnée de l’idée d’un ordre d’idées indispensable pour en rendre compte ; ainsi d’autre part s’est instituée à l’état permanent, sans technique spéciale, une critique de l’esprit qui n’a cessé de mesurer jusqu’où il pouvait aller dans l’étreinte du réel et par lesquelles de ses puissances isolées ou combinées il pouvait l’étreindre.

Aussi voit-on rarement chez nous les systèmes naître pour répondre à des problèmes posés uniquement par des systèmes : c’est presque toujours pour donner leur place à des éléments de la réalité jusqu’alors imparfaitement considérés que des systèmes nouveaux reprennent sur un autre plan et d’après d’autres principes directeurs l’œuvre d’unification tentée par les systèmes antérieurs. Et ce n’est certainement pas dans la génération successive des systèmes français que l’on trouverait l’action de cette logique simple et rapide qui, d’après ce que l’on prétend, conduit notre esprit national. À les bien compter d’ailleurs nos systèmes ne font pas nombre, et c’est là encore une preuve que nos facultés spéciales d’organisation philosophique ne se déploient pas avec intempérance, et que, pour s’exercer, elles savent attendre leur heure, c’est-à-dire la conscience définie de nouvelles tâches intellectuelles. On a même quelque répugnance à doter de ce nom de système nos grandes doctrines philosophiques ; tant elles sont peu portées à faire de l’ordre qu’elles établissent quelque chose de fermé, et où tout entre bon gré mal gré ; tant elles paraissent tenir à cet ordre non pour lui-même, mais pour les raisons qui le constituent et qui s’offrent à l’examen, chacune à part.

D’autre part, les facultés auxquelles elles font appel pour s’édifier ne sont pas des facultés en quelque sorte transcendantes et privilégiées qui n’auraient point leur mesure dans l’intelligence humaine commune. Certes nos philosophes ont pu admettre la nécessité de tel usage de la raison, ou de l’expérience, ou du sentiment, ou de l’intuition qui permet de dépasser l’horizon de nos connaissances et de nos perceptions usuelles, et de pénétrer plus avant au cœur de la réalité : ils ont pu supposer que la conquête d’une vérité plus complète que celle que donne le savoir empirique ou même scientifique exigeait une direction ou une application singulières de certaines de nos facultés : mais c’est toujours des facultés humaines, des facultés de tout le monde qu’il s’agit, et le début du Discours de la Méthode est la plus catégorique déclaration des droits de la raison commune en matière de philosophie. D’où l’allure confiante et généreuse de notre philosophie qui, sans dissimuler l’effort qu’elle exige parfois inévitablement pour être entendue, ne rebute en principe personne, parce qu’elle procède, non par intuition plus ou moins mystérieuse, mais par l’éducation normale de l’intelligence. Elle n’a donc jamais voulu exister uniquement pour l’École ; elle a voulu exister pour la vie, pour l’action, pour la science, et cette disposition seule l’eût détournée du formalisme abstrait et constructeur qu’on l’accuse d’avoir pratiqué.

Pouvait-elle se mieux défendre de la chimère qu’en opérant ou en renouvelant comme elle l’a fait à peu près constamment son alliance avec les sciences positives ? Bon nombre de philosophes français ont été soit des savants originaux, et même des savants de génie, soit des savants exactement informés : mathématiciens, physiciens, naturalistes, médecins, — Descartes, Pascal, Malebranche, d’Alembert, Buffon, Cabanis, Auguste Comte, Cournot, Renouvier, etc. — La philosophie française n’a point cru pouvoir se livrer à son œuvre sans s’être enquise de ce que, dans l’ordre des connaissances directement vérifiables ou démontrables, l’esprit humain avait produit de plus significatif : elle a vu là le soutien nécessaire de son élan, quand même ce n’était pas une partie du matériel ou de l’objet de sa tâche. Pas plus qu’elle ne s’est dispensée de consulter la science positive, elle n’a point admis qu’elle fît double emploi avec elle, et qu’elle eût simplement à redire dans un autre langage, forcément plus vague et moins autorisé, ce que la science positive avait déjà énoncé sans son aveu. Elle a estimé, même chez les positivistes, qu’il y a des exigences intellectuelles auxquelles les sciences positives ne satisfont pas ; que non seulement les procédés par lesquels elles se sont constituées restent objets d’étude, mais encore que leur unité reste à découvrir après elles, comme après elles subsiste le problème de leur portée spirituelle ou humaine. La science, sans l’intelligence qui l’interprète philosophiquement, reste à nos yeux incomplète, si puissante qu’elle soit dans son domaine : aussi a-t-on vu chez nous de grands savants compléter leurs inventions et leurs découvertes par l’explication philosophique de la science où ils étaient maîtres : il est à peine nécessaire de rappeler ce qu’ont fait dans ce sens Claude Bernard et Henri Poincaré.

La tendance à voir, dans la science même, l’humanité ou l’esprit au-dessus de son ouvrage est donc l’un des mobiles décisifs de notre activité philosophique. Or cette tendance s’est à son tour constamment entretenue et fortifiée par la curiosité qui s’est toujours attachée chez nous aux diverses formes du développement de l’âme humaine. L’étude de la vie intérieure sous tous ses aspects a été pour nous une étude de prédilection. Elle a affecté bien des manières et bien des degrés différents d’importance. Elle a été parfois l’œuvre de celui qui en était le sujet. Elle a été alors l’effet de ce dédoublement singulier grâce auquel l’être qui agit, pense, sent, se voit agir, penser, sentir, et de ce genre d’analyse aiguë qui ne se contente pas d’observer les états d’âme comme ils se produisent, qui les fixe au passage pour en noter les nuances fugitives, pour en scruter les causes les plus subtiles et les plus secrètes, pour en relever ce qui fait qu’ils n’appartiennent qu’à une personne unique, comme Montaigne qui a tiré de cette libre et souple réflexion sur soi un livre inimitable. « C’est une épineuse entreprise, disait-il, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis intimes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations… Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée de mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi ; et, si j’étudie autre chose, c’est pour soubdain la coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. » (II, chap. viii.) Certes ce don de faire ressortir la complexité et de dépeindre les agitations plus ou moins profondes d’une vie intérieure plus ou moins calme, plus ou moins tourmentée n’a jamais manqué à notre littérature, et après les Essais de Montaigne on pourrait au moins rappeler les Confessions de Rousseau ; mais l’homme auquel s’est appliquée notre littérature de psychologues moralistes n’a presque jamais été aussi individuel que cela ! Ce serait déjà trahir Montaigne que de lui prêter, comme l’a fait Pascal, le simple projet de se pénétrer soi-même : ce qu’il cherche à saisir en lui, c’est quelque chose de cette nature humaine générale que le milieu social, les conditions historiques, le tempérament particularisent en mille façons. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. Le premier, je me communique un second par mon être universel. » (III, i.) Au surplus, de cette connaissance de soi, éclairée et suscitée par ce que l’on raconte des autres, il prétend tirer des leçons de sagesse. C’est dans la peinture de l’homme en société, de l’homme universel, c’est là et plus que dans celle de l’homme individuel et solitaire, que s’est déployée cette riche psychologie de nos moralistes français, matière déjà solide de la psychologie philosophique et même scientifique. Cette faculté de saisir au plus loin dans l’intérieur de l’homme le ressort de ses actions et de ses passions, l’accord ou la contrariété de ses tendances, nos philosophes eux-mêmes l’exercent avec une perspicacité remarquable : un Descartes, un Pascal, un Malebranche, un Maine de Biran illustrent leurs doctrines des plus riches et des plus pénétrantes observations sur tous les mouvements de l’âme humaine.

Or l’existence chez nous d’une littérature si considérable de moralistes, le fait que nos grands philosophes ont eux-mêmes pratiqué avec tact l’analyse psychologique et morale de l’homme, ne sont pas sans expliquer certains caractères de notre philosophie même. Plus libre d’allure ou plus technique, plus ou moins informée selon les cas par un objet universel, la connaissance de la nature humaine est toujours comme une puissance virtuelle de critique à l’égard des doctrines qui construisent dans l’abstrait et qui exagèrent presque toujours leurs prétentions dans la mesure où elles se vident de notions concrètes. C’est le propre de la philosophie française d’avoir presque toujours répugne à s’appuyer essentiellement sur des concepts qui ne seraient que dialectiquement définis, à admettre un déploiement des idées hors de sujets réels : elle n’a jamais admis que ses procédés de spéculation les plus hardis pussent se dégager des conditions normales dans lesquelles opère la pensée humaine, et ne pas laisser à celle-ci une place éminente dans le monde.

Par là s’explique aussi qu’elle ait tendu à susciter l’action, et non pas seulement à rendre raison des actes. Elle n’a jamais cru qu’elle existât uniquement pour l’accroissement d’une science contemplative, mais elle a estimé qu’elle avait encore à procurer le perfectionnement des volontés. Elle a été d’elle-même une doctrine des valeurs et de la vérité pratique autant qu’une doctrine de l’existence des choses et de la vérité théorique. Et déjà, parce qu’elle a cherché à déterminer l’idéal à réaliser, elle s’est défendue de la forme systématique étroite qui fait de l’action humaine une sorte d’événement fixé dès à présent et qui semble fermer le monde aux possibilités d’avenir. De plus, parce qu’elle n’est point désintéressée de la pratique, elle n’a jamais imaginé que les fins proposées à l’homme pussent s’établir hors de la conscience et par un renversement radical de ce que la conscience énonce : elle a pu assigner à la notion de devoir d’humbles ou de sublimes origines : mais elle n’a jamais songé à entacher de servilité les devoirs que l’humanité commune reconnaît comme siens ; c’est même parfois pour défendre ces devoirs contre la défiguration que leur imposaient certaines conventions et certaines pratiques de la vie sociale, c’est pour les retrouver dans leur simplicité profonde et dans leur pureté, qu’elle a semblé rompre avec des conceptions traditionnelles. Surtout ce qu’elle ne laisse point exclure ou effacer, ce sont ces idées de droit, de justice, de dignité qui doivent valoir pour les rapports des peuples comme des individus.

Eh bien ! si ce sont là quelques-uns des traits par lesquels se caractérise la philosophie française, nous pouvons bien dire qu’elle n’a usé de notre esprit national que pour accomplir son œuvre dans un sens universel et sans préjugé national. Elle a été accueillante à bien des conceptions qui lui sont venues d’autres pays ; qui parfois lui ont rendu le service de lui présenter des faces des choses qu’elle n’avait pas elle-même suffisamment considérées ; mais si elle a dû aussi imposer des limites à cet accueil, cette réserve pourrait s’expliquer autrement que par des préjugés, — et par d’assez bonnes raisons. Eût-elle mieux fait de paraître recevoir ce qu’elle ne se sentait pas toujours capable de bien entendre et de bien suivre ? En tout cas les tendances que nous avons signalées ont suffisamment animé son esprit d’organisation et de recherche pour que chez nous aient pu être débattus, avec les plus riches éléments d’information et de discussion, les plus importants problèmes philosophiques. Passer en revue comme nous allons tâcher de le faire la philosophie française, c’est bien prendre conscience de toutes les questions philosophiques que les temps modernes ont posées et des principales conceptions qu’ils ont apportées pour les résoudre.

Nous ne pouvons pas certes songer à analyser toutes les doctrines dans le détail : ce n’est pas d’ailleurs notre intention. Ce que nous voudrions, ce serait marquer quelle nouveauté de pensée et quelle suite d’idées les caractérise ; sous quelles formes elles ont parfois spécialisé, pour le plus grand progrès de l’esprit humain, des questions jusqu’alors trop indéterminées ; quelles raisons les ont provoquées à être, parfois à se combattre, parfois à se compléter. Tout en nous conformant le plus possible à l’ordre historique des doctrines, en respectant même le plus souvent la physionomie individuelle sous laquelle elles ont apparu, — ce que nous désirons surtout, c’est en interpréter et en expliquer le développement.