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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre II

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CHAPITRE II

DESCARTES

I

LE RAPPORT DE LA SCIENCE À LA PHILOSOPHIE
CHEZ DESCARTES

Si l’on admet un commencement défini de la philosophie moderne, ce ne peut être que la philosophie de Descartes. Sans doute, avant le cartésianisme, pendant toute la période de la Renaissance, bien des tentatives s’étaient produites et bien des doctrines s’étaient fait jour qui, par leurs principes d’inspiration et leurs procédés d’organisation, rompaient avec la tradition scolastique et découvraient aux esprits des horizons nouveaux. Sans doute encore, un peu avant Descartes, François Bacon avait, contre la science du passé, déductive et stérile, élevé l’idée de la science expérimentale, pratiquement féconde, et dressé le plan encyclopédique de toutes les espèces de sciences particulières que devaient établir les recherches méthodiques du présent et de l’avenir. Mais ce qui dans les spéculations de la Renaissance était philosophiquement le mieux constitué appartenait aux doctrines de l’antiquité, et ce qui en elles exprimait ou annonçait un autre monde, non sans puissance du reste et non sans profondeur, restait sous la dépendance des mouvements d’une sorte d’imagination philosophique sans avoir pu conquérir ses principes intellectuels de détermination et de justification. Quant à l’œuvre de François Bacon, de quelque manière qu’on l’estime, si elle a été l’exposition des caractères que devait avoir la science et des procédés par lesquels elle devait désormais s’établir, elle a laissé en dehors d’elle et même elle ne semble pas avoir soupçonné les questions qui traitent du fondement de la science et des conditions souveraines dont dépend le rapport de la science soit avec la réalité, soit avec l’intelligence humaine. Quand Descartes a paru, la philosophie moderne était encore à fonder. Et de fait il l’a fondée. Le système cartésien a voulu être original et il l’a été. Il l’a été d’abord parce qu’il a tiré son origine de soi et de sa façon propre de poser les problèmes philosophiques ; il l’a été ensuite parce que, de manière plus ou moins évidente, mais certainement efficace, il a promu le développement d’idées qui, dans les sens les plus divers, en a fait surgir les doctrines ultérieures, et qu’il est ainsi véritablement à l’origine de toutes ces doctrines.

Le système cartésien a voulu être original. Mécontent des docteurs et des livres. Descartes prétend philosopher comme si personne n’avait philosophé avant lui. C’est pour lui le moyen le plus radical de répudier l’autorité en matière de philosophie et de ne recevoir aucune chose pour vraie qu’il ne l’ait connue évidemment être telle. A-t-il été en réalité aussi original qu’il voulait l’être ? Nous sommes aujourd’hui très prémunis contre la tendance à admettre des innovations absolues en quelque ordre que ce soit ; nous sommes convaincus que les inventions d’idées, comme toutes les autres inventions, ne peuvent être que partielles et qu’elles consistent uniquement à terminer un travail qui depuis plus ou moins de temps s’opérait dans les esprits. Même cette répudiation radicale de l’autorité, par laquelle Descartes s’imposait de ne découvrir la vérité que par lui-même, était bien loin à son époque d’être une entière nouveauté : suscitées de toute part, les forces de libre examen avaient déjà puissamment ébranlé l’empire de la philosophie traditionnelle. Si en outre on analyse de près le contenu de la doctrine cartésienne, il est impossible de ne pas constater qu’une bonne part en provient, soit par reproduction presque littérale, soit par filiation directe, soit par réaction préméditée, des doctrines scolastiques. Il y a tout un milieu d’idées dans lequel s’est formée la pensée de Descartes : alors même qu’elle travaille à s’en détacher, elle y adhère par une multitude d’invisibles liens qui nous sont à nous de plus en plus visibles.

Mais ces considérations, si vraies qu’elles soient à certains égards, laissent intacte l’essentielle originalité de Descartes. Ce que Descartes a gardé, inconsciemment ou non, des doctrines du passé n’a pas introduit les doctrines du passé à l’intérieur de la sienne ; toutes les ressemblances de formules et de concepts que l’on peut relever entre lui et les scolastiques ne résolvent point la question de savoir si elles ne dissimulent pas de profondes différences de sens. Rappelons-nous ce qu’a dit Pascal : « Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. » (De l’esprit géométrique. Édition Brunschvicg, t. IX, p. 286.) C’est avec cette maxime que Pascal vient précisément de décider sur la nouveauté du Cogito cartésien, contestée en raison d’analogies littérales de cette affirmation avec des affirmations de saint Augustin : « En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu le faire. » (Ibid. p. 285.) Descartes a pu en effet retrouver des vues, des propositions et jusqu’à des théories que son éducation et ses lectures lui avaient apprises ; mais, loin que son esprit s’y soit passivement plié, c’est lui qui les a pliées à son esprit, les dotant d’une signification nouvelle non pas seulement une à une, mais par l’ordre où il les comprenait et dont il avait découvert à lui seul le principe. Il aurait pu toujours défendre son originalité par le mot de Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. » (Pensées. Édition Brunschvicg, Section I, 22, p. 33.) Se défendre ainsi n’eût pas été un pis aller, car la disposition et l’ordre étaient pour lui en droit et ont été pour lui en fait à la source de l’invention.

Il y a de plus entre son originalité philosophique et son originalité scientifique de très intimes rapports. Comme savant, Descartes a deux très grands titres à invoquer : la création de la géométrie analytique et la constitution d’une physique mécaniste embrassant tous les phénomènes de la nature matérielle. Or il semble d’abord très légitime d’affirmer que ces deux sortes d’œuvres pouvaient se produire dans la science sans lui, puisqu’elles s’y étaient déjà pour l’essentiel produites avant lui. Non seulement la géométrie analytique avait été très directement préparée par l’analyse géométrique d’Apollonius de Perga et l’analyse algébrique de Viète, mais encore son procédé constitutif, qui consacrait les questions de géométrie à la solution de problèmes algébriques, venait d’être déjà employé très explicitement par Fermat. D’autre part, l’établissement d’une physique ayant pour objet de tout expliquer dans la nature par la grandeur, la figure et le mouvement, pour ne pas remonter à des antécédents plus lointains, avait été très nettement conçu par un Léonard de Vinci, et se trouvait chose en partie faite par Kepler, et du temps de Descartes par les découvertes et les théories de Galilée. Cependant, même en matière scientifique. Descartes, quoi qu’il paraisse d’abord, fait plus que continuer des devanciers, et son originalité de savant provient directement de l’esprit philosophique dans lequel il a envisagé la science.

La géométrie analytique et la physique mécaniste ont été en effet chez Descartes des réalisations de l’idée d’une mathématique universelle. Or cette idée certes lui est venue de la considération de la certitude propre à l’arithmétique et à la géométrie ; mais elle a été pour lui autre chose et plus que l’acceptation et l’extension en quelque sorte matérielle des objets ou des méthodes de ces deux sciences particulières ; car elle a été une réaction contre ce que leurs méthodes avaient à ses yeux d’insuffisante rigueur, et surtout d’insuffisante puissance d’invention, en raison de la spécialité de leurs objets. Il doit y avoir un objet commun à toutes les sciences dites mathématiques ; c’est tout ce qui concerne l’ordre et la mesure, indépendamment de toute application à une matière spéciale. Pourquoi donc cette mathématique universelle ? C’est que la science véritable et féconde ne peut pas se constituer en dehors des exigences fondamentales de l’intelligence qui en est le principe, et que l’intelligence est essentiellement une. « Les sciences toutes ensemble ne sont autre chose que l’humaine faculté de savoir (humana sapientia) qui reste toujours une et toujours la même, si variés que soient les objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changements que n’en apporte à la lumière du soleil la diversité des choses qu’elle éclaire. » (Reg. I, Édit. Ch. Adam t. X, p. 360.) Affirmation d’une portée immense : l’esprit n’est pas seulement un moyen pour connaître, subordonné par là à la nature plus ou moins mystérieuse de ce qu’il cherche à atteindre ; il est ce qui connaît et ce par quoi doit s’expliquer tout ce qui est connu. Il n’a pas non plus pour connaître à employer des instruments façonnés et éprouvés du dehors : ses instruments sont dans son action.

Il a pu arriver parfois à Descartes de présenter la connaissance de la méthode comme une condition préalable de l’exercice de l’entendement ; mais dans le fond la méthode, c’est l’exercice même de l’entendement dès qu’il est affranchi des prescriptions artificielles et des traditions extérieures pour être restitué à lui-même et à ses vertus natives ; ou encore, c’est l’entendement prenant conscience de règles qui par leur simplicité, leur facilité, leur capacité de ménager et de développer ses ressources, sont en accord immédiat avec sa nature. Or dès qu’il est posé que c’est par lui-même que l’entendement doit découvrir la vérité, et que la vérité ne peut être acquise que par degrés, la démarche régulière et usuelle de l’entendement ne semble pouvoir être que la déduction par laquelle l’esprit fait sortir la connaissance vraie de l’enchaînement des idées. Mais il reste toujours à savoir en quoi consiste exactement cette déduction et quels sont les commencements dont elle part.

Descartes pouvait constater la conception que la scolastique s’était faite de la déduction sous la forme du syllogisme et l’emploi qu’elle en avait fait. Telle qu’il la considérait, la déduction syllogistique avait pour point de départ des propositions générales et en tirait des conclusions grâce au moyen terme servant d’intermédiaire entre un objet d’une extension plus grande et un objet d’une extension moindre. Or ce fonctionnement du syllogisme est, selon Descartes, une opération mécanique et aveugle à laquelle doit se substituer l’action d’une raison clairvoyante et vigilante : en se contentant de subordonner les notions les unes aux autres, il n’en comprend ni le sens défini ni la liaison intrinsèque ; enfin il tire la vérité de termes préalablement rapprochés par une médiation toute donnée, comme si l’essentiel n’était pas le passage d’une notion à une autre selon une loi régulière de génération.

Tout autre est la déduction dont Descartes analyse et justifie l’emploi d’après les modèles que lui en fournissent dès maintenant les mathématiques. Cette déduction-là se rapproche à la fois et se distingue de l’intuition qui est l’opération fondamentale de l’intelligence. L’intelligence ne comprend que si elle voit, que si elle voit avec son regard pur, qui n’est pas le regard des sens, ni de l’imagination. Or elle ne peut voir tout d’abord que ce qui, se laissant saisir par un acte en quelque sorte unique et instantané, répond parfaitement aux conditions de cet acte, que ce qui est simple. Et de plus le simple est tel que, excluant toute composition et toute confusion, il ne peut être, quand il est connu, qu’entièrement connu. Si bien que l’intuition de l’intelligence est infaillible. Le secret de la méthode consiste à atteindre en toute recherche ces objets immédiats et indivisibles qui sont, selon les expressions de Descartes, des absolus ou des « natures simples » ; mais il consiste aussi à y rattacher les vérités qui ne sont pas évidentes du premier coup. C’est par la déduction que ce rattachement s’opère. Nous savons bien que le dernier anneau d’une chaîne tient au premier, — bien que nous ne puissions embrasser dès le premier moment et d’un seul coup d’œil tous les anneaux qui les unissent, — pourvu que nous ayons suivi ces anneaux un à un et que nous nous rappelions bien que, depuis le premier jusqu’au dernier, chaque anneau tient à celui qui précède et à celui qui suit. Mais pour que la déduction produise au jour des vérités qui ne sont pas immédiatement évidentes, il faut qu’elle trouve dans les notions simples que saisit l’intuition sa donnée initiale et l’idée du rapport qui peut féconder cette donnée et en multiplier les conséquences : et en effet les notions simples comprennent aussi bien des idées de rapports que des idées d’objets indivisibles. De la sorte la déduction ne diffère de l’intuition qu’en ce qu’elle comporte un mouvement et une succession. Si ce mouvement est sans solution de continuité, si cette succession s’accomplit par degrés réguliers, elle est comme une intuition qui se déplace et qui se prolonge, qui transporte aux termes ultérieurs l’évidence uniquement propre d’abord au terme initial. Ainsi la déduction est possible, non point, comme le supposaient les scolastiques, parce que le particulier est contenu dans le général et qu’il s’agit uniquement de l’en extraire, mais parce que l’intelligence a en elle de quoi faire engendrer le composé par le simple : ce n’est point le général qui est la marque distinctive de l’absolument connaissable, c’est le simple. Le simple, c’est ce au delà de quoi l’esprit ne peut pas aller, non par impuissance, mais parce qu’il y trouve sa nature même. Et du moment qu’il y a des éléments simples et des rapports simples entre ces éléments, la priorité de l’esprit dans l’œuvre de la connaissance est par là même confirmée.

« Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés » : cette règle que se prescrit Descartes et qui ne fait qu’exprimer la marche normale de l’entendement est le principe de la rénovation des sciences et de l’institution de la mathématique universelle. C’est par là que se sont jointes les deux grandes œuvres qui nous offrent ce que Descartes a réalisé de cette mathématique universelle, la Géométrie analytique et la Physique mécaniste. Certes oui, ces œuvres restent distinctes : car telle que Descartes l’a opérée l’extension de la géométrie à l’explication de la nature matérielle n’implique point du tout la réforme de la géométrie qui a été accomplie par la géométrie analytique. Mais il n’en reste pas moins que c’est la même conscience du rôle souverain des pures exigences de l’esprit qui a conduit Descartes à résoudre ici les qualités sensibles dans les propriétés de l’étendue géométrique, là les figures de l’étendue géométrique dans les déterminations purement abstraites de la quantité représentées par des équations algébriques. Or, en se constituant sous l’empire de cette pensée philosophique, sa géométrie et sa physique ont revêtu des caractères qui les ont profondément distinguées des découvertes scientifiques antérieures. Pour Descartes, c’est l’équation algébrique qui exprime la relation fondamentale de grandeur, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus simple. Au lieu d’être astreinte à la considération des figures, qui limitait et qui rendait très irrégulière sa puissance de développement, la géométrie, par l’application et la domination de l’algèbre, est en possession d’une méthode sûre et régulière, qui a le droit de remplacer toutes les autres, qui lui permet de substituer aux quantités données dans l’intuition des quantités composées par l’esprit avec des éléments qui lui appartiennent : ainsi la science géométrique paraît n’avoir d’autres bornes que celles de l’algèbre, c’est-à-dire qu’elle s’ouvre un monde illimité qui se déroulera avec ces « longues chaînes de raisons » que l’esprit est capable de poursuivre par lui-même. L’algèbre n’est plus, comme elle l’était chez les devanciers les plus proches de Descartes, un simple moyen de résoudre les problèmes géométriques ; elle contient en elle la cause des propriétés géométriques de l’étendue. Par là Descartes rompait bien au fond avec la tradition et inaugurait une conception nouvelle de la science mathématique qui sans doute a pu trop attendre de la méthode de construction algébrique, mais qui n’en a pas moins réussi à faire dépendre d’elle une bonne part des progrès accomplis par les mathématiques modernes.

C’est de la même inspiration philosophique qu’a procédé la physique de Descartes. Avant lui ou en même temps que lui, cette science offrait de très beaux spécimens d’explication mathématique des phénomènes matériels. Or, qu’il ait eu tort ou raison, là encore il donne à son entreprise, non pas le sens d’une continuation des résultats acquis ou de l’acquisition de résultats nouveaux, mais d’une refonte complète de la physique. Il a été de bonne heure guidé par la pensée qu’il faut rechercher l’explication des phénomènes matériels dans ce qu’ils ont de plus simple, partant de plus intelligible, et que ce qu’il y a de plus simple et de plus intelligible en eux, c’est l’étendue. Pendant un temps il a pu se borner à traiter l’étendue comme un schème plutôt que comme l’essence substantielle, et voir dans la variété des figures géométriques surtout un moyen de représenter la variété des qualités sensibles. Mais il a marché vite vers la conviction que par la géométrie il atteignait l’essence des corps, et que la physique était non une série de découvertes particulières, mais un système dont les raisons étaient toutes fournies par la géométrie. Il reconnaît avoir subi l’influence de Kepler, mais il déclare n’avoir rien dû à Galilée. C’est ce qui ressort d’une lettre à Mersenne du 11 octobre 1638. (Édit. Ch. Adam, t. II, p. 388.) Et dans cette lettre où il adresse à Galilée plus d’une critique inexacte ou injuste, il marque du moins en traits incontestables les différences essentielles de leurs façons de procéder. « Je trouve en général qu’il (Galilée) philosophe beaucoup mieux que le vulgaire, en ce qu’il quitte le plus qu’il peut les erreurs de l’École et tâche à examiner les matières physiques par des raisons mathématiques. En cela je m’accorde entièrement avec lui, et je tiens qu’il n’y a pas d’autre moyen de trouver la vérité. Mais il me semble qu’il manque beaucoup en ce qu’il fait continuellement des digressions et ne s’arrête point à expliquer tout à fait une matière, ce qui montre qu’il ne les a point examinées par ordre et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a seulement cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu’il a bâti sans fondement. » (Ibidem, p. 380.) Partir des premières causes de la nature et de là dériver tout le reste : telle est l’ambition de Descartes. Par elle le mécanisme est apparu comme une explication universelle dont la valeur ne dépend pas seulement de vérifications partielles, mais avant tout de l’intelligibilité qui lui est propre. Or il est possible que ce procédé déductif ait par la suite paru dépasser nos moyens positifs de connaître. Mais il avait à ce moment, même pour la science, l’avantage d’écarter absolument toutes les explications par les qualités occultes. Et de plus l’esprit philosophique dont il procédait élevait la science nouvelle au-dessus de la contingence de ses récents succès. Ce que Descartes concevait vivement et profondément, c’est que le développement de la physique nouvelle pouvait manquer son but, se perdre dans des acquisitions isolées et accidentelles, s’il n’était pas rattaché à ses principes véritablement promoteurs et constitutifs ; c’est qu’il n’avait pas en lui-même soit pour ses résultats futurs, soit même pour ses résultats actuels sa pleine et suffisante garantie : aussi a-t-il cherché dans la raison cette garantie.

C’est donc par ce qu’elle tient directement de l’intelligence que la science est capable de se constituer et de faire d’incessants progrès : prendre possession de sa raison et la bien conduire est ce qui fait découvrir la vérité. Il est remarquable que, en même temps que Descartes traite avec une sorte de dédain la science qui n’est que celle du technicien, du praticien, pour glorifier la science d’un sens théorique universel, il proclame fortement que la science ne doit pas rester contemplative, mais accroître notre puissance. Contre les anciens et la tradition des écoles qui mesurent l’excellence théorique d’une science à son inutilité pratique, il réclame une science qui plie à notre usage la force du feu, de l’eau, de l’air et de tous les corps environnants de façon à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». C’est qu’à ses yeux la valeur théorique et la puissance pratique de la science sont très intimement liées, du moment que la théorie, au lieu de faire intervenir des causes occultes dont l’action dernière est impénétrable, nous permet de ramener la nature à des causes clairement déterminées en elles-mêmes et dans leur mode d’opération. Savoir comment les effets dépendent des causes, c’est avoir en main, si l’on peut dire, la puissance de la nature.

Par ce rappel de la science à l’intelligence, Descartes, en même temps qu’il a produit des œuvres scientifiques originales, a défini ce qu’on pourrait appeler la première fonction de la philosophie moderne qui est de réfléchir sur la science pour en découvrir les conditions et la portée. Mais en montrant que c’est l’intelligence qui fait la science et comment elle la fait, il n’avait qu’incomplètement rempli sa tâche de philosophe : car cette science qui s’ordonne méthodiquement est-elle pleinement certaine quand elle développe la série illimitée de ses raisons ou quand elle prétend expliquer dans son fond la réalité physique ? C’est par cette question que Descartes va réintroduire une part des problèmes philosophiques traditionnels : mais l’examen de ces problèmes restera déterminé par le sens de la question qui les a ressuscites.

Et d’abord comment cette question elle-même se pose-t-elle ? Descartes tend à constituer sa physique en vertu de ce principe que ce que nous connaissons clairement et distinctement du monde matériel, ce sont le mouvement, l’étendue et la figure. Mais sommes-nous bien sûrs que la réalité du monde matériel contienne exactement les propriétés clairement et distinctement connues par notre raison et ne contienne pas des propriétés en dehors ou à l’encontre de colles-là ? La conformité du réel à nos idées est un sujet constamment repris de controverse philosophique. La physique ne peut donc être pleinement certaine que si notre créance aux idées claires et distinctes est fondée, et c’est la métaphysique seule qui peut trouver ce fondement. De fait dans le plan d’ensemble de la philosophie cartésienne que nous offre la préface des Principes de la Philosophie, la métaphysique précède la physique, et Descartes ne se contente pas même d’affirmer que c’est là un ordre de droit, il laisse entendre que c’est l’ordre qu’il a suivi en fait. (Voir le début de la cinquième partie du Discours de la Méthode. — Voir la lettre à Mersenne du 15 avril 1630, t. I, p. 144.) Cette dernière assertion peut déjà se justifier des soupçons qu’on a élevés contre elle, si l’on veut bien ne pas envisager dans la vie de Descartes la suite chronologique d’occupations partielles de physique ou de métaphysique, mais l’effort consacré à la Métaphysique comme système et à la Physique comme système. Mais elle n’a après tout qu’une importance secondaire : l’essentiel est que Descartes a jugé que la solution des principaux problème ? métaphysiques était requise avant la constitution régulière de sa physique : et ceci est incontestable. Or, par rapport à la tradition, ceci est une nouveauté : Aristote et les scolastiques procédaient de la physique à la métaphysique ; Descartes procède de la métaphysique à la physique.

Le besoin de fonder pleinement et avant tout la certitude de la physique a été certainement le motif le plus puissant de la constitution de la métaphysique cartésienne : mais les exigences de certitude et les soupçons d’incertitude auxquels cette métaphysique devait faire face pouvaient apparaître non seulement dans l’examen de ce que vaut l’application de la géométrie à la réalité physique, mais encore dans l’examen de ce que vaut la série des raisons qui fait la géométrie en elle-même. Deux opérations, avons-nous vu, constituent toute méthode, l’intuition et la déduction, et l’intuition est par soi le type de la connaissance infaillible. Mais si la déduction se rapproche de l’intuition, elle s’en éloigne dès qu’elle doit justifier ses démarches dans le temps et que par suite elle exige le concours de la mémoire : or la vérité des idées est-elle de telle sorte qu’elle subsiste, même quand nous ne la percevons pas ? Si ce que nous saisissons par intuition est vrai au moment où nous le saisissons, reste-t-il vrai quand nous ne le saisissons pas ou que nous le reproduisons uniquement par la mémoire ? Puisque aussi bien le problème de la certitude est suscité par la Physique, ce problème devra être envisagé désormais dans sa généralité la plus grande et porter sur le droit de déclarer vrai non seulement le rapport des idées claires à la réalité, mais encore le rapport des idées claires entre elles. Mais il devient alors inévitable de suivre dans leur ordre régulier toutes les démarches de la raison depuis le moment où elle aborde le problème de la certitude jusqu’au moment où, l’ayant métaphysiquement résolu dans son intégrité et ayant justifié la science, elle descend jusqu’aux connaissances qui sont surtout des compléments ou des applications pratiques, la mécanique, la médecine et la morale.

Dans ces démarches la raison se montre capable de résoudre toutes les questions qui intéressent la curiosité purement intellectuelle ou le bonheur terrestre de l’homme. Mais, pour qu’elle ne s’égare pas dans des spéculations oiseuses ou incertaines, encore faut-il qu’elle délimite ce qui est de son domaine. Or de même que les événements historiques sont en dehors de la connaissance méthodique du philosophe, de même et plus complètement les choses de la foi sont en dehors d’elle. Pour le plus grand avantage de la recherche scientifique et philosophique et peut-être aussi pour sa sécurité de croyant d’ailleurs très sincère, Descartes demande qu’on mette à part les vérités révélées. Il rompt les rapports que le moyen âge avait établis entre la philosophie et la théologie ; mais il rompt aussi les rapports que la théologie a établis avec la foi : le vice de la théologie, c’est qu’elle a établi une fusion illégitime entre les données de la révélation et des théories péripatéticiennes. La foi est en elle-même aussi indépendante de la philosophie d’Aristote qu’elle l’est de toute philosophie. C’est à la volonté qu’elle appartient, non à l’entendement : c’est la puissance de Dieu qui la fait naître par la grâce, et la grâce est une action exercée sur notre volonté, non une illumination intérieure de l’esprit. La notion de l’infini et de l’incompréhensible en Dieu est ce qui permet à Descartes de récuser toute traduction des dogmes chrétiens dans le langage de la philosophie et d’en réserver néanmoins l’autorité. La raison philosophique et scientifique peut donc se mettre à l’œuvre et développer tout le système du savoir destiné à se justifier absolument dans toute l’étendue de son domaine : si elle ne menace en rien la Religion, elle n’est point menacée par elle. Elle n’a pas à redouter l’intrusion de puissances étrangères.

II

LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES

À l’origine du savoir véritable, c’est-à-dire du savoir qui s’élève au-dessus de la spécialité des objets et des procédés, qui, au lieu d’être arrêté par des divisions extérieures et des pratiques confuses, est capable de tirer sans terme de la seule force et du seul enchaînement des raisons des découvertes nouvelles, il y a l’intelligence, dont l’unité et la simplicité fécondes doivent se manifester par la méthode. Mais en même temps qu’il remonte ainsi au principe de l’invention scientifique, Descartes prétend conquérir pour la science telle qu’il la conçoit et telle qu’il la fait la plus entière certitude. Pour cela il faut que cette science échappe aux soupçons que les sceptiques de tous les temps ont élevés contre toute science ; car ces soupçons atteignent le droit d’affirmer soit une vérité indépendante de l’opinion que nous en avons, soit l’accord de la réalité avec la connaissance supposée vraie. Si Descartes reprend les arguments des sceptiques, c’est qu’il n’y a qu’un moyen d’examiner si notre certitude est bien fondée, et ce moyen c’est de commencer par supposer qu’elle ne l’est point, en exposant et en discutant tous les arguments qui donnent crédit à cette supposition. On doit même pousser ces arguments à l’extrême, de telle sorte qu’ils ne mettent point simplement en question la validité de telle ou telle espèce de connaissances, mais celle de toute connaissance. Descartes ne relève après les sceptiques les erreurs de nos sens et les illusions du rêve ou de la folie que pour montrer que notre inclination naturelle à croire qu’il y a des choses telles que nos idées nous les représentent n’est point du tout légitime et manifeste, tout au moins par les égarements auxquels elle nous porte, qu’elle ne contient pas en soi le principe de sa légitimité. Mais quand nous additionnons deux et trois, ou que nous nombrons les côtés d’un carré, c’est-à-dire quand il s’agit du rapport non pas des idées avec des objets, mais des idées avec des idées, quand il s’agit notamment du rapport le plus simple entre les idées les plus simples, quelle raison de douter pouvons-nous avoir ? Une encore, qui paraît bien être de l’invention de Descartes, et qui non seulement active le doute, mais le comble : qui sait s’il n’y a point un Être tout puissant qui se plaît à me tromper, c’est-à-dire qui a disposé mon intelligence de façon à me faire prendre pour vrai ce qui ne l’est point ? Cette hypothèse du malin génie n’est pas même finalement l’une des raisons de douter : elle les réunit toutes. Ainsi le doute est radical, et, comme dit Descartes, hyperbolique : mais il n’y a qu’un doute radical pour préparer l’aveu, s’il devient possible, d’une entière certitude.

Mais c’est de ce doute même que sort l’affirmation d’une première vérité certaine. Car si radical et si universel que soit le doute, il y a un rapport singulier de la pensée à l’existence qu’il enveloppe en lui et qu’il manifeste d’autant plus qu’il travaille à s’étendre davantage à tout : je peux douter de tout en effet, sauf de ceci, que je pense tandis que je doute, et que je suis tandis que je pense. Je pense, donc je suis. Cogito, ergo sum. Même si j’affirme ne pouvoir connaître aucun autre être, je me connais comme l’être qui par sa pensée se refuse le droit à toute autre connaissance. Vérité incontestable, dont toute la puissance et toute la ruse du malin génie ne sauraient faire une apparence trompeuse : que ma pensée soit trompée, je n’en existe pas moins tout autant que je pense ; mon être n’est point un objet qui pourrait être ou ne pas être quand même ma pensée l’affirme existant : il est indivisiblement lié en moi à l’acte de penser.

Le Cogito, ergo sum n’est point seulement une vérité ; il est la vérité première. Ce n’est point un raisonnement qui la fait connaître ; c’est une simple inspection de l’esprit, une intuition. Un raisonnement supposerait quelque proposition générale préalable, comme « pour penser il faut être », proposition qui pourrait, si l’on veut, avoir échappé au doute, mais qui n’y aurait échappé que faute d’avoir un contenu défini : la vérité déterminée de mon existence ne saurait être tirée de là ; c’est du « je pense » qu’elle dépend uniquement et immédiatement. Et comme ma pensée est donnée dans mon doute, il n’y a point, dans l’ordre de la découverte de la vérité, d’affirmation positive antérieure à l’affirmation de mon existence comme être pensant.

De l’examen de cette vérité première on peut dégager les caractères que doit offrir toute connaissance vraie ; si le Cogito, ergo sum résiste à toutes les raisons de douter, c’est que la liaison qu’il enferme apparaît avec une clarté parfaite. Il est donc permis d’ériger en règle que tout ce que nous connaissons clairement et distinctement est vrai et, en retour, que dans la science nous ne devons accepter comme vrai que ce que nous connaissons clairement et distinctement. Règle également importante et par ce qu’elle détruit et par ce qu’elle établit. Ce qu’elle détruit, c’est l’autorité en matière scientifique et philosophique, autrement dit la domination de l’esprit par des raisons d’affirmer qui ne sont pas proprement des raisons, puisqu’elles ne sont pas aperçues par l’esprit lui-même dans l’idée de la chose affirmée. Ce qu’elle détruit encore, c’est le préjugé réaliste selon lequel la connaissance part d’objets supposés extérieurs à elle, alors qu’elle a nécessairement pour données premières et immédiates les idées par lesquelles les objets sont représentés. Ce que la règle établit, c’est le droit de la connaissance à se construire et à s’étendre dans la mesure où les idées qu’elle a pour origine sont des idées claires et distinctes. Or les idées claires sont, au dire de Descartes, celles qui se découvrent à tout entendement attentif ; les idées distinctes sont celles qui, étant claires, sont par surcroît précises et d’un sens qui ne se confond point avec le sens des autres. On a pu reprocher à Descartes de n’avoir point donné des idées claires et distinctes une définition assez rigoureuse. Peut-être en lui adressant ce reproche a-t-on un peu trop négligé que, s’il voit dans l’arithmétique et la géométrie des modèles de connaissance claire et distincte, il estime que, tout autant que la notion mathématique, les idées exprimant des états ou des opérations de la pensée se laissent clairement et distinctement saisir. La pensée peut trouver l’évidence aussi bien dans ce qu’elle aperçoit comme conscience que dans ce qu’elle aperçoit comme entendement pur. Descartes n’a donc pas conçu d’une manière étroite l’intelligibilité dont pour lui la connaissance dépend. De plus il n’a point supposé en principe, si parfois il a paru trop l’admettre en fait, que de brèves déductions fussent suffisantes pour rapporter toutes choses aux formes les plus simples de la connaissance claire et distincte. Ce qu’il a seulement soutenu, c’est qu’il n’y a qu’une connaissance de cette sorte, c’est-à-dire définie par des caractères internes même si elle doit conduire à l’affirmation d’objets et de propriétés externes, pour constituer un savoir certain.

Par l’approfondissement de la vérité première on peut également expliquer quelle nature m’appartient. La façon dont j’ai découvert que je suis me permet de déterminer ce que je suis. M’étant connu comme existant par la pensée, je peux dire que, tel que je me connais, je suis un être pensant ; et cette détermination n’est pas seulement possible : elle est la seule légitime, puisque je ne peux actuellement m’attribuer rien d’autre que la pensée et puisque je n’ai eu besoin que de connaître ma pensée pour connaître mon existence. Contrairement donc à la croyance commune, je peux me connaître et connaître ce que je suis sans me rien rapporter du corps et même sans savoir si j’ai un corps. Que si cette croyance persiste et prétend s’imposer, il suffit d’analyser la connaissance des choses corporelles pour montrer qu’elle n’est elle-même possible que par la pensée. La connaissance de l’être pensant que je suis non seulement précède toute autre connaissance, mais encore accompagne toute conception que j’ai de n’importe quel objet : elle est donc la connaissance la plus aisée et la plus riche, puisque je ne connais aucune chose sans me savoir la connaissant.

Cette thèse de Descartes, en elle-même et par la façon dont elle se pose, a une double portée.

En déterminant notre être comme être pensant, elle établit, au moins d’abord au regard de notre connaissance, la différence irréductible de l’âme et du corps. Mais en même temps elle dégage la notion d’âme du sens général qui en faisait avant tout le principe de vie dont la pensée n’était que la fonction la plus haute. Elle définit l’âme essentiellement par la pensée en excluant d’elle tout ce qui concerne la vie proprement dite, si bien que le mot d’esprit serait le mot exact au lieu du mot d’âme, qu’il ne faut en tous les cas employer qu’en se rappelant ce qu’il doit désormais signifier. La doctrine de Descartes à cet égard est un spiritualisme anti-animiste.

À un autre point de vue, elle est la promotrice de l’idéalisme moderne ; mais il faut bien préciser comment l’idéalisme se présente chez Descartes et dans quelles limites. Nous ne sommes assurés immédiatement que de l’idée, que ce soit l’idée de la pensée ou l’idée des choses corporelles. Mais tandis que l’idée de la pensée comprend d’elle-même son objet et par surcroît embrasse l’autre, l’idée des choses corporelles ne peut d’elle-même atteindre un objet qui, s’il existe en soi, est au delà d’elle, et dont par conséquent l’existence est un problème. Kant a bien qualifié l’idéalisme de Descartes en l’appelant un idéalisme problématique. C’est-à-dire que Descartes, qui, comme nous le verrons, s’est efforcé de prouver l’existence des corps en eux-mêmes et n’a pas cru qu’elle pût se ramener à l’idée que nous en avons, a cependant considéré que cette existence n’était point un fait immédiatement certain, qu’elle devait être mise en question, alors qu’est apparue certaine l’affirmation de mon être pensant.

Cette affirmation, en conférant à la pensée une existence primordiale, oblige à tenir les idées non plus pour des reflets ou des simulacres, mais pour des réalités positives aussi solides et aussi pleines, pour ne pas dire plus, que celles que le commun réalisme aperçoit dans les choses. Cependant la réalité de l’idée revêt chez Descartes plusieurs aspects : il y a d’abord une réalité des idées du seul fait qu’elles sont en nous et pour nous comme des déterminations de notre être pensant ; — et voilà pourquoi les définitions que Descartes donne de la pensée embrassent comme idées ce que nous appellerions tous des états de conscience. Par là l’idéalisme cartésien (si l’on garde ce nom d’idéalisme pour désigner toute doctrine qui soutient la réalité de l’idée antérieure ou supérieure à la prétendue réalité des choses) diffère de l’idéalisme platonicien en ce qu’il commence avec la conscience, avec la position de l’idée en nous et pour nous. Mais il va ensuite par des voies propres se rapprocher de l’idéalisme platonicien, sans cependant s’identifier avec lui. (C’est le grand disciple de Descartes, Malebranche, qui opérera cette identification.) C’est qu’en effet, si nous voulons conquérir d’autres vérités et atteindre d’autres êtres que nous, il nous faut nécessairement, puisque nous ne pouvons jamais partir que des idées, envisager la réalité des Idées sous un autre aspect : il nous faut rechercher si parmi nos idées il n’en serait pas de telles qu’elles ne puissent exister comme idées dans notre esprit sans qu’existe en soi l’objet qu’elles représentent. Or si l’on regarde uniquement les idées comme des façons de penser, elles ne comportent à ce titre aucune différence ou inégalité, et pour aucune d’elles on ne saurait soutenir qu’elle procède d’ailleurs que de moi. Mais si nous considérons dans les idées ce que Descartes appelle, en empruntant le langage de l’École, leur réalité objective, c’est-à-dire la nature positive de ce qu’elles représentent, il est incontestable que certaines idées participent par représentation à plus de degré d’être que d’autres. Or l’idée qui me représente Dieu, c’est-à-dire un Être infini et parfait, est à cet égard la plus parfaite et la plus positive des Idées ; et il s’agit dès lors, en partant du contenu de cette Idée, d’en chercher la raison ou d’en déployer toute la signification.

C’est le rôle des preuves de l’existence de Dieu chez Descartes d’établir que l’idée de l’Être infini et parfait ne peut exister en nous sans que l’Être infini et parfait existe, ou que l’essence qu’elle exprime est telle qu’elle enveloppe nécessairement l’existence. Les deux preuves qui démontrent Dieu, comme dit Descartes, par ses effets et qui dans le fond n’en sont qu’une consistent à requérir, soit pour l’idée même de l’Être infini et parfait, soit pour l’être pensant fini et imparfait qui a en lui cette idée, une Cause réelle et actuelle qui possède au moins tout ce que l’idée représente : cette cause ne peut donc être que l’Être infini et parfait, que Dieu même. Démonstration originale et en accord avec les positions nouvelles prises par le cartésianisme : si, comme la preuve cosmologique traditionnelle, — la preuve a contingentia mundi, — elle s’appuie sur l’usage du principe de causalité, ce qu’elle considère comme l’effet à expliquer, ce n’est pas le monde dans son ensemble, puisque aussi bien l’existence du monde matériel est encore incertaine, c’est une idée parmi les idées ; et ainsi elle se trouve dégagée de l’objection qui prétend que dans l’explication du monde une régression des causes à l’infini est possible encore qu’incompréhensible. De plus, étant admis que la cause des idées doit être d’autant plus parfaite et plus réelle que ce qu’elles expriment de leur objet a plus de perfection, ce n’est pas seulement une cause première qu’exige l’Idée de Dieu, c’est une cause actuellement infinie et parfaite. Cette démonstration, si, comme nous l’avons dit, elle traite à un certain moment les idées d’une façon quasi platonicienne, en considérant en elles la réalité des essences, va cependant à l’encontre ou au delà du platonisme en se refusant d’admettre que cette réalité des essences soit proprement l’existence et qu’elle ait pour principe suprême encore une Idée. Pour Descartes, au principe des Idées, lesquelles sont toujours des effets, il y a un sujet réel comme cause ; au principe de l’Idée d’infini et de parfait il y a l’Être infini et parfait qui seul peut en être la cause. C’est dans l’ordre de la causalité efficiente que Dieu agit avant tout et même en un sens qu’il est : car Descartes aime à dire de Dieu qu’il est Cause de soi. — S’il en est ainsi, peut-être estimera-t-on que l’autre preuve cartésienne, la preuve de Dieu par son essence, — la preuve ontologique, — n’a point dans le cartésianisme la priorité qui lui a été attribuée par la philosophie ultérieure et qui d’ailleurs ne serait pas soutenue par une priorité de fait dans les démarches de la pensée de Descartes. Sous sa forme la plus simple, elle peut s’énoncer ainsi : — Tout ce que nous concevons clairement et distinctement être enfermé dans l’idée d’une chose est vrai de cette chose. Or nous concevons clairement et distinctement que l’existence, est contenue dans l’Idée de l’Être souverainement parfait, puisque l’existence est une perfection. Donc Dieu existe. — Ainsi, tandis que dans le concept d’un être fini n’est enfermée que l’existence possible ou contingente, dans le concept de l’Être infini est enfermée l’existence nécessaire. La preuve ontologique n’est point chez Descartes, comme il l’a fait ressortir lui-même, telle qu’elle avait été présentée par la philosophie du moyen âge et réfutée par saint Thomas : car, pour conduire à l’existence, elle part non pas d’une idée dont le sens n’est que nominalement fixé, mais d’une idée qui représente une nature ou une essence. Or ce que pour la défendre Descartes soutient énergiquement, c’est que l’existence n’est pas une propriété à part qui pourrait manquer d’être réelle alors que la pensée la conçoit nécessairement comme telle ; c’est que la restriction du droit de la raison à affirmer dans ce cas la nécessité de l’existence, comme elle affirme dans d’autres cas la nécessité de telle propriété mathématique, est une restriction arbitraire. La pensée ne saurait sans se renier accepter cet échec infligé du dehors à sa puissance d’affirmer ce qu’elle conçoit clairement et distinctement : elle affirme donc l’existence de Dieu alors même qu’elle ne comprend pas tout ce que Dieu est.

Ainsi Dieu existe, et son existence n’est pas seulement une nouvelle vérité acquise, c’est la garantie de toute vérité. Car, dit Descartes, la règle d’après laquelle ce que nous concevons clairement et distinctement est vrai, n’est assurée que parce qu’il y a un Dieu, et un Dieu qui étant parfait ne peut nous tromper. Cet appel à la véracité divine pour justifier finalement une règle dont l’application a été nécessaire pour prouver Dieu a paru constituer un cercle vicieux, et Descartes a dû s’expliquer là-dessus. À l’aide de ces explications, si incomplètes qu’elles soient, nous pouvons, à ce qu’il semble, interpréter ainsi sa pensée : — La certitude de mon existence comme être pensant n’a pas besoin de caution par delà l’intuition qui me la fait saisir, car cette intuition est toujours à ma portée et se renouvelle en fait avec le même objet dans chacune de mes connaissances. La certitude de l’existence de Dieu comme être infini et parfait est aussi pleinement justifiée par la clarté des raisons qui l’ont produite, parce que l’objet des preuves est tel qu’il emporte avec soi par définition l’immutabilité d’essence propre au vrai. Mais des connaissances claires et distinctes qui portent sur d’autres objets que moi ou Dieu, puis-je dire sans autre garantie que, vraies pour moi au moment où je les saisis, elles restent vraies en soi ? Question d’autant plus indispensable à poser que le plus souvent ces connaissances sont établies par la voie du raisonnement, que le raisonnement implique la succession dans le temps, que les moments du temps sont discontinus. Pour pouvoir juger que ce que j’ai tenu pour vrai est vrai encore, même quand je rêve et que je n’y pense plus, ou encore qu’au lieu de le percevoir par l’entendement je me borne à le rappeler par la mémoire, il faut que mes idées claires et distinctes soient fondées dans des essences immuables : et c’est là précisément ce dont m’assure la véracité divine. La suprême astuce du malin génie pourrait être de rompre cette union des idées claires et distinctes avec la vérité essentielle, de créer en nous pour ainsi dire l’apparence de la vérité sans la vérité : le Dieu parfait justifie notre confiance naturelle dans cette union et exorcise jusqu’au fantôme du malin génie. Au surplus, par cette doctrine de la véracité divine, Descartes confirme pleinement le droit de la connaissance claire et distincte à déterminer ce que sont en elles-mêmes les choses qui relèvent de notre savoir et à ne souffrir dans les choses rien qui la contredise. C’est la justification du rationalisme, du rationalisme spécifié par le principe idéaliste que nous avons vu, d’après lequel, comme dit Descartes, « du connaître à l’être la conséquence est bonne ».

Cette idée de la véracité divine, à laquelle Descartes accorde dans son système une importance souveraine, exprime déjà une façon originale de concevoir les rapports de Dieu à la vérité. À parler exactement, Dieu est moins le vrai que l’auteur du vrai, et la nécessité que nous attribuons au vrai découle comme le vrai lui-même de la liberté divine. Les vérités dites éternelles ne sont point en réalité comme des modèles inhérents de toute éternité à l’entendement de Dieu : ce sont positivement des créations de Dieu qui auraient pu être tout autres qu’elles ne sont : si elles sont immuables, c’est l’immutabilité du libre décret divin qui les fait telles. Ce que l’on doit faire ressortir en Dieu, c’est avant tout sa causalité efficiente et créatrice en tout ordre de choses, c’est son infinie liberté qui n’est enchaînée préalablement par rien, et qui domine de son incompréhensible, mais très réelle puissance, les distinctions et les rapports que nous établissons d’un point de vue humain entre son entendement et sa volonté. Doctrine qui a sans doute des antécédents, mais qui a pour Descartes, en dehors même de sa signification théologique, cet extrême intérêt de permettre de justifier radicalement la physique telle qu’il la conçoit. Car de la physique, purement mécaniste, la recherche des causes finales doit être exclue, et cette exclusion apparaît d’autant plus légitime qu’il nous est interdit de nous représenter Dieu, comme le fait la philosophie traditionnelle, agissant sous la raison du bien. Nous n’avons donc aucun moyen de participer des conseils de Dieu, et cette réserve respectueuse à l’égard de la puissance divine permet à la géométrie de s’emparer à fond de la réalité physique au nom des idées claires et distinctes qui la représentent.

Or, qu’est-elle en somme, cette réalité physique ? Ce ne sont point les idées sensibles qui peuvent nous l’apprendre, car ces idées sont obscures et confuses, et les qualités que sur la foi de ces idées nous prêtons aux corps, telles que la chaleur, la couleur, le son, la densité, la résistance, n’ont rien qui leur soit essentiel. Il n’y a qu’une idée qui exprime clairement et distinctement l’essence des corps, et elle est fournie par l’entendement : c’est l’idée géométrique de l’étendue. C’est donc l’étendue qui est l’essence de la matière : la grandeur, le mouvement et la figure, qui en sont des propriétés réelles, sont des modes de l’étendue. Partoutoùily a corps, ily a étendue, et partout où ily a étendue, il y a corps : ce qu’on appelle le vide est une chimère. Quant au mouvement, il ne peut être que le mouvement local, ramené à la simple considération géométrique d’une variation de position. Voulant donc jusqu’au bout satisfaire aux exigences du principe des idées claires et distinctes, Descartes fait du mécanisme, et du mécanisme uniquement géométrique, non seulement la forme, mais tout le fond même de l’explication du monde matériel.

Pourtant ce monde, dont nous possédons d’avance par la pensée toutes les raisons, existe-t-il ? Cette question est restée en suspens. Or l’idée claire et distincte de l’étendue géométrique n’est point, comme l’idée de Dieu, une idée telle que l’essence en enveloppe l’existence : de telle sorte que c’est ailleurs qu’il faut chercher la preuve de la réalité des corps. Mais, en dehors de l’idée claire et distincte de l’étendue, il y a les idées sensibles de l’existence et des propriétés corporelles, et ces idées ne sont pas rien. Autrement dit, l’idée de l’étendue peut tout expliquer de la nature, mais non le sentiment que nous en avons. Il y a en moi une faculté de sentir telle qu’elle m’apparaît comme une puissance passive de recevoir les idées des choses sensibles, mais qui ne saurait s’exercer s’il n’y avait en moi ou en autrui une faculté active, capable de produire ces idées. Or cette faculté active ne peut être en moi en tant que je suis un être qui pense, puisqu’elle ne suppose point ma pensée et que ces idées-là ne sont pas représentées à mon gré : il faut donc qu’elle soit en quelque être différent de moi, et qui contienne en lui, formellement ou éminemment, toute la réalité objective de ces idées, — et cet être ne peut être que Dieu ou les corps. Or j’ai une très grande inclination à croire que les idées sensibles ont pour cause les choses corporelles, et Dieu n’est point trompeur ; c’est-à-dire qu’il n’a pu nous donner une très grande inclination qui serait fausse en nous privant des facultés de connaissance vraie qui pourraient en établir la fausseté. Donc les corps existent réellement. Ainsi, malgré les principes idéalistes enveloppés dans sa méthode et dans la forme spéciale de son spiritualisme comme de son rationalisme. Descartes professe sur la question du monde extérieur un réalisme très explicite. Il n’eût point admis un instant que la représentation, soit intelligible, soit sensible des choses en constitue l’existence ; d’une façon générale, s’il s’est refusé à poser l’existence antérieurement à la connaissance, il n’a point supposé qu’elle fût la connaissance seule, alors même qu’elle y était le plus intimement liée. Et il a écarté comme contradictoire avec l’idéalisme de sa méthode ce qui sera l’une des ressources de l’idéalisme doctrinal ultérieur, à savoir qu’il y a dans l’esprit une inconsciente faculté de produire ce qui lui apparaît comme venu du dehors.

C’est donc le dualisme de la matière comme substance étendue et de l’esprit comme substance pensante qui est définitivement établi en soi : la distinction de l’esprit et du corps n’est plus seulement pour notre faculté de connaître ; elle est, de par la véracité divine, absolument vraie. Dans l’explication du monde matériel nous n’avons à faire intervenir rien qui rappelle l’âme. Même la vie des êtres organisés s’explique par les propriétés générales de la matière : d’où la théorie de l’automatisme des bêtes. D’autre part, l’âme est une substance dont toute la nature est de penser. Comme telle, elle est un entendement capable de concevoir les idées et une volonté capable de se déterminer et de juger. Quand elle s’exerce comme pure intelligence, elle se développe à partir d’idées qu’elle découvre en elle par sa seule faculté de penser, et qui pour cette raison peuvent être dites innées ; idées qui représentent quelque existence immédiatement donnée, comme l’idée de mon existence, — ou quelque existence nécessaire, comme l’idée de Dieu, — ou quelque existence possible, comme l’idée de triangle, — ou encore idées qui enveloppent des principes de toute connaissance, comme ce principe qu’une chose ne peut à la fois être et ne pas être. L’innéité de ces idées signifie avant tout qu’elles appartiennent à la nature de notre pensée en tant que telle, car elles ont des caractères irréductibles à ce que les choses extérieures pouvaient nous présenter, et elles constituent les éléments de notre connaissance claire et distincte ; mais l’innéité de ces idées ne signifie point qu’elles nous soient toutes actuellement manifestes, mais simplement que notre pensée a la faculté de les découvrir en elle selon qu’elle s’y applique. Ainsi Descartes, sous la forme de l’innéité, pose nettement la thèse du rationalisme moderne, selon laquelle il n’y a pas de connaissance possible sans des conditions préalables qui viennent de l’esprit seul.

Cependant notre âme ne s’exerce pas toujours comme pure intelligence ; car, si elle est par essence distincte du corps, elle est en réalité unie à un corps : d’où, dans l’ordre de la connaissance, d’autres modalités de la pensée que les notions purement intellectuelles. Les sens et l’imagination, dans la mesure où celle-ci combine les idées sensibles, sont des fonctions de la pensée en tant qu’elle est unie au corps ; aussi ils ne nous représentent pas les choses extérieures telles qu’elles sont ; ils nous en fournissent des expressions relatives aux intérêts et à l’état de notre corps : ils sont donc la source des idées obscures et confuses qui, si elles ne sont pas elles-mêmes erronées, sont cependant des occasions perpétuelles de l’erreur.

Quant à la cause réelle de l’erreur, elle n’est pas dans nos facultés intellectuelles proprement dites ; car ce ne sont pas elles qui jugent, et il n’y a erreur que quand il y a jugement. Le jugement est un acte de notre volonté, et de notre volonté libre : or, tandis que l’entendement est limité, la volonté, par sa liberté, est infinie : d’où la possibilité de dépasser dans ses affirmations ce que présentent les idées claires et distinctes, ou d’affirmer selon des idées obscures et confuses. La cause dernière de l’erreur est donc en nous, — non en Dieu, — et dans la disproportion de nos deux facultés. Mais comme notre liberté peut nous faire errer, elle peut nous prémunir contre l’erreur par le doute, elle peut nous mettre en possession de la vérité par l’assentiment qu’elle donne aux idées claires et distinctes. Cependant ne sont-ce pas les idées claires et distinctes qui déterminent l’assentiment de notre volonté, si bien que notre volonté perd par là sa liberté ou tout au moins l’indifférence qui en paraît être le caractère ? Question à laquelle Descartes ne semble pas donner une réponse bien catégorique quand on compare là-dessus ses différentes assertions. Tantôt il paraît définir la liberté comme un pouvoir de choix absolu, tantôt comme une simple spontanéité qui s’exerce en vertu de raisons purement intérieures. Mais peut-être en combinant ses déclarations et les interprétations qu’elles suggèrent pourrait-on ainsi présenter sa pensée : — En principe la liberté humaine, comme la liberté divine, est caractérisée par une puissance positive d’indifférence : seulement la liberté divine est créatrice de la vérité, tandis que la liberté humaine trouve devant elle la vérité toute créée. Dès lors, si elle devait rester indifférente vis-à-vis des objets conçus par l’entendement, ce serait là le plus bas degré de la liberté. Aussi peut-on dire que la véritable liberté est celle qui se décide d’après les idées claires et distinctes ; mais l’impossibilité de se décider autrement n’est qu’une impossibilité morale, non une impossibilité métaphysique : car la liberté qui reste en soi pouvoir de choix et qui peut manifester ce pouvoir par son refus d’obtempérer à des idées confuses, garde ce pouvoir inaliénable même quand elle adhère à la vérité et qu’elle ne peut pas refuser d’y adhérer. Au surplus, c’est d’elle qu’il dépend de faire, par l’attention, que les idées de l’entendement lui apparaissent avec plus de clarté. Si bien que la volonté ne s’identifie jamais en nature avec l’entendement ; quand elle se détermine par les raisons que l’entendement lui présente, c’est elle encore qui se détermine, et elle n’est pas proprement déterminée par lui. Théorie complexe et en un sens inachevée, mais qui s’efforce de concilier les facteurs impersonnels et les facteurs personnels de la certitude.

Notre volonté n’est pas seulement le principe de nos jugements et de nos résolutions : elle est aussi le principe de certains de nos mouvements corporels. Bien que Descartes ait par son dualisme posé avant tout la distinction de l’âme et du corps, bien qu’il ait paru en certains passages admettre qu’il n’y a entre les modalités de l’âme et les modalités du corps que des rapports de correspondance occasionnelle, et non d’influence causale, il a explicitement admis que l’union de l’âme et du corps n’était pas quelque chose de purement accidentel, et même il a soutenu que telle sorte de force, que nous projetons indûment dans la nature matérielle et au principe de certaines modalités physiques, exprime véritablement l’action réelle de l’âme sur le corps. Quoi qu’il en soit, étant admis qu’il y a une détermination des états de l’âme par les états du corps, comme des états du corps par les états de l’âme. Descartes a institué toute une théorie psycho-physiologique qu’il a notamment développée dans son Traité des Passions : il combine avec certaines données précises des hypothèses tantôt fécondes, tantôt singulièrement aventureuses, mais dont le principe inspirateur est toujours la conception mécaniste de la vie. Les passions sont des sentiments ou des émotions que l’âme perçoit en elle, mais qui sont causés, entretenus et fortifiés par des états organiques et qui se rapportent aux objets des sens, non pour nous les faire connaître, mais pour nous représenter ce qu’ils ont de bon ou de mauvais, tout au moins d’important pour notre corps. Notre volonté est naturellement portée à consentir aux actes que la passion tend à exécuter ; mais elle peut toujours réagir, sinon par des moyens directs, au moins par des procédés indirects que Descartes a analysés avec une grande puissance de psychologue et de moraliste. Au surplus, si les passions sont sujettes à un mauvais usage, on peut dire que c’est le bon usage qui répond le mieux à ce qu’elles sont par nature. Descartes emploie une rare subtilité à découvrir dans toutes les passions, même les plus condamnables, ce qu’elles ont de bon originairement, c’est-à-dire d’utile à notre être. Ici s’atteste, une certaine confiance dans la bonté originelle de notre nature. De là toute une morale de l’intégrité et du perfectionnement de notre existence naturelle, qui eût été la partie la plus neuve de la morale cartésienne, mais à laquelle Descartes ajoute une morale du souverain bien, qui paraît parfois ne reproduire que le stoïcisme, mais qui y impose ou y superpose des commentaires et des raisons destinés à donner plus de place à l’efficacité de l’action, à la liberté de l’agent, et à la personnalité de Dieu.

Descartes a rappelé la pensée à elle-même, mais pour travailler à montrer comment on peut passer de la pensée à l’existence, et atteindre la réalité dans sa nature concrète en partant de ce qu’elle a de représenté dans l’esprit et d’intelligible. Chacune des phase de son système est un moment dans la solution de ce problème. Mais ce qui est une des caractéristiques de sa philosophie, c’est que, si éprise qu’elle soit de la valeur intrinsèque des raisons impersonnelles, elle ne leur confère jamais comme une puissance de se développer pour elles-mêmes sans tenir compte de la réalité des sujets qui les conçoivent ou auxquels elles s’appliquent. Sa conception de la Pensée ne la réalise pas en dehors de la conscience ; sa conception de l’entendement n’y réduit pas la volonté ; son explication idéaliste laisse subsister le réalisme de l’être ; son dualisme de la matière et de l’esprit permet à l’union de l’âme et du corps de se constituer. Il se trouve ainsi que cette philosophie, qui est d’une direction toujours nette et d’un développement linéaire, maintient sans symbolisme et sans éclectisme la grande diversité des aspects des choses.

Elle a eu, cette philosophie, autant d’influence que d’originalité : et il est simplement juste de dire que toutes les grandes doctrines modernes en ont gardé quelque chose. — Qu’eût été Spinoza sans Descartes ? Certes il a introduit des préoccupations et des problèmes qui n’étaient pas de Descartes ; et de Descartes il a rejeté l’originalité du Cogito, tous les éléments de conscience, de subjectivité et de libre arbitre : mais la méthodologie de l’évidence géométrique, le rationalisme des idées claires, le réalisme des essences ont été ce qui lui a permis de traduire en un système philosophique son intuition panthéistique de l’unité de l’Être. — Leibniz a pu contredire Descartes et surtout tendre à le compléter : il a pu résoudre son dualisme en monisme spiritualiste ; mais n’est-ce pas de l’idéalisme cartésien que lui est venu le principe de sa conception spiritualiste, et ne s’est-il pas préservé des confusions animistes en maintenant le dualisme du monde matériel, quoique phénoménal, et du monde des monades ? — Kant a pu déclarer impossible le passage à l’existence par la seule pensée : mais d’où lui est venu le principe que le « Je pense » est la condition de notre connaissance ? — D’un autre côté, s’il a paru que Locke combattait Descartes, il lui a dû beaucoup de son propre aveu, et le projet même d’une analyse de l’entendement relève de l’inspiration cartésienne qui place au début de toute philosophie l’examen des conditions de la connaissance. — L’immatérialisme de Berkeley, le phénoménisme de Hume et toute la psychologie empirique anglaise procèdent de l’idée toute cartésienne que l’immédiat, c’est la donnée de conscience, et que l’explication de l’esprit consiste à en découvrir la genèse par les éléments les plus simples. — Quant à l’influence de Descartes sur la philosophie française, nous la retrouverons au cours des études qui suivront.