La Philosophie française (Delbos)/Chapitre III
CHAPITRE III
PASCAL
Entre Descartes et Pascal il y a plus que des différences profondes de pensée atténuées en certains points par quelques accords et par une commune participation à l’esprit de la science nouvelle : il y a une différence saisissante de dispositions intellectuelles ou, pour mieux dire, d’états d’âme. — Chez Descartes la recherche est excitée et soutenue par une curiosité vive sans doute, mais toute de sang-froid cependant, par une curiosité qui se fraie sa voie régulière et presque inflexible, et que même l’exaltation momentanée d’une admirable découverte ne porte pas à se précipiter : chez Descartes le doute n’a pas d’angoisses ; il est une méthode critique ; il n’est pas une crise, et la certitude peu à peu conquise assure à la fois la possession de l’esprit par lui-même et la puissance de l’esprit sur la nature : la métaphysique intervient pour justifier la physique, et la morale du contentement intellectuel et de l’amour intellectuel de Dieu pour couronner, sans les dégrader, la morale et l’intégrité de l’existence naturelle. — Chez Pascal la curiosité déborde l’esprit de méthode ; la puissance d’invention et de découverte brise les cadres de tout système ; la recherche de la vérité est passionnée et impétueuse : elle ne se rattache pas seulement à un intense désir d’épuiser toutes les forces de l’esprit, mais elle se ramène avant tout sur l’homme et sur ce qui l’intéresse éminemment, sur le sens de sa nature qui est pleine de contradictions et de sa destinée qui est pleine de mystères. Ce n’est pas seulement un philosophe qui développe des théories, c’est un homme qui cherche en gémissant.
Mais, y a-t-il une philosophie de Pascal ? On sait ce qu’il a dit de toute philosophie : « La philosophie ne vaut pas une heure de peine. » Mais c’est que pour lui toute philosophie était une œuvre artificielle d’unification par un principe. Les philosophes ont confondu l’unification et l’ordre. Pascal révélera les difficultés et les contradictions qui s’opposent aux systèmes. Quelle qu’elle soit, cherchant à réaliser l’ordre par l’unification, la philosophie est toujours incomplète : mais si pour lui il n’a pas voulu être philosophe, ses pensées n’en constituent pas moins une philosophie, et il apporte des vues nouvelles en étudiant la physique, la géométrie, et surtout l’homme.
I
LA PHILOSOPHIE DE LA PHYSIQUE
ET DE LA GÉOMÉTRIE
Les idées de Pascal sur la physique peuvent se définir par la façon dont il a fait ses découvertes, par le genre de critique auquel il a soumis les opinions adverses, et par les explications philosophiques directes que lui-même a fournies.
La divulgation, en France, par le Père Mersenne, de l’expérience de Torricelli fut le point de départ des recherches de Pascal. Torricelli ayant rempli un tube de mercure et l’ayant plongé dans un bain de même métal avait constaté que la colonne de mercure descend dans le tube et ainsi en laisse vide la partie la plus haute. Or, cette expérience, dès que Pascal la connaît, l’intéresse passionnément et par sa singularité, et surtout par les questions qu’elle soulève. C’était en effet une maxime de l’École, que la nature a horreur du vide. Il faut ajouter d’ailleurs que cette maxime comportait des interprétations différentes : car la nature pouvait avoir horreur du vide tout en le subissant en quelques circonstances et dans une certaine mesure, ou elle pouvait avoir horreur du vide de façon à l’exclure absolument. Or Pascal, dès qu’il reprend pour son compte l’expérience du Père Mersenne, quelle que soit dès lors sa pensée de derrière la tête, ne cherche d’abord qu’à savoir si la première de ces deux interprétations n’est pas plus exacte que la seconde, et si l’horreur du vide va jusqu’à l’exclusion absolue. La plupart des expériences que l’on a fait valoir dans le passé en faveur de la seconde lui ont paru depuis longtemps inexactes et peu décisives, et, d’autre part, il est d’autres expériences qui pourraient tout aussi bien établir que la Nature abhorre la trop grande plénitude. C’est donc à des expériences exactes de décider, et l’expérience faite en Italie, renouvelée par Pascal avec succès, semble bien montrer que le vide peut exister.
Mais cette expérience ne suffit pas : car qui sait si le vide apparent du haut du tube est un vide réel ? De fait, les partisans du plein imaginent aussitôt toutes sortes de façons dont ce vide apparent devait être rempli ; les uns y logent des esprits du mercure, d’autres de l’air imperceptible, raréfié, d’autres quelque espèce de matière imaginée à plaisir. « Tous, dit Pascal, conspiraient à bannir le vide, exerçaient à l’envi cette puissance de l’esprit qu’on nomme subtilité dans les Écoles, et qui, pour solution des difficultés véritables, ne donne que de vaines paroles sans fondements. Je me résolus donc à faire des expériences si convaincantes qu’elles fussent à l’épreuve de toutes les objections qu’on y pourrait faire. » (Expériences nouvelles touchant le vide. Édit. Brunschvicg[1]. T. II, p. 59-60.)
Écarter donc la subtilité qui vient uniquement de l’esprit et qui ne répond pas aux choses, multiplier et varier les expériences de façon à contrôler rigoureusement les hypothèses suggérées par cette subtilité, et pour cela inventer le genre d’expériences qui permet d’exercer ce contrôle : telles sont alors les dispositions, les maximes et la direction d’intelligence de Pascal. Il imagine donc des expériences dans les conditions les plus diverses, avec toutes sortes de liqueurs, eau, huile, vin, et toutes sortes d’appareils de toutes dimensions, tuyaux, seringues, soufflets, siphons, et des inclinaisons différentes sur l’horizon, ces expériences devant avoir pour sens non seulement de montrer une fois de plus l’apparence du vide, mais encore de juger toute objection présentée ou présumée contre la réalité du vide. De toutes ces démarches ressort l’idée qu’en matière scientifique l’invention d’une expérience peut valoir l’invention d’une théorie, et même dans bien des cas valoir beaucoup plus, mais surtout l’idée que ce qui se passe dans la matière peut être décidé par l’expérience seule, étant entendu au surplus que l’expérience comporte une extrême variété de procédés.
Non seulement Pascal se fait ainsi, contre les théories construites a priori, le défenseur et l’ouvrier de la méthode expérimentale la plus positive : mais il montre par son exemple et ses réflexions comment les questions concernant la nature doivent se dépouiller de leur sens ou de leur caractère métaphysique pour revêtir un sens et un caractère exclusivement physiques. C’est sur une conception du vide, non sur le fait du vide, que les philosophes se sont opposés, et la tradition qui a imposé de préférence la négation du vide ne s’est appuyée que sur des raisons abstraites, de ces raisons qui permettent le pour et le contre, et n’a çà et là invoqué des phénomènes que pour les mal voir et les mal interpréter. Pour Pascal, montrer expérimentalement qu’il y a un espace vide, c’est montrer qu’il « n’est rempli d’aucune des matières qui sont connues dans la nature, et qui tombent sous aucun des sens ». (Expériences nouvelles touchant le vide. T. II, p. 73.) Et encore, ajoute-t-il, « mon sentiment sera, jusqu’à ce qu’on m’ait montré l’existence de quelque matière qui le remplisse, qu’il (cet espace vide en apparence) est véritablement vide, et destitué de toute matière. » (Ibid., p. 73.)
Quelles conclusions Pascal tire-t-il de ces premières expériences ? Uniquement celles que ces expériences autorisent, c’est-à-dire sur l’existence du vide, non point encore sur la nature de la force qui suspend le mercure dans le tube. Aussi paraît-il accepter encore le principe traditionnel, que la nature abhorre le vide, mais pour le mettre tout de suite en accord avec ce que les expériences ont établi : la force de cette horreur de la nature pour le vide n’est point telle que le vide ne puisse exister : elle est limitée, et elle n’est pas plus grande pour un grand vide que pour un petit.
Mais si Pascal, avec un admirable sens critique, n’introduit comme vérité nouvelle que juste ce que ses expériences ont fait ressortir, il le défend vigoureusement contre toute objection et toute prévention qui ne peuvent pas se faire juger expérimentalement. Il rencontre dans un Jésuite, le P. Noël, un adversaire qui soutient le plein avec plus d’opiniâtreté dans la thèse d’ailleurs que de constance dans les arguments et qui sur ce sujet, où Aristote et Descartes se trouvent accidentellement et entièrement d’accord, amalgame avec les conceptions péripatéticiennes des conceptions cartésiennes. Or, tout en discutant les théories inconsistantes du P. Noël, il énonce avec une netteté incomparable de pensée et un relief singulier de formules les conditions de la connaissance scientifique et les règles d’une sûre méthode : on ne doit affirmer que ce qui paraît si clairement et si distinctement à la raison ou aux sens, suivant que l’objet de l’affirmation relève de la raison ou des sens, qu’on ne puisse le mettre en doute ; c’est le cas des principes et axiomes, ou de ce qui se déduit des principes et axiomes par des conséquences nécessaires : précepte cartésien à cela près que les sens comme la raison sont capables d’imposer l’évidence. Mais quand l’évidence, immédiate ou médiate, fait défaut, tous les jugements que l’on porte ne sont que des visions, des fantaisies et tout au plus de belles pensées. Le P. Noël dit notamment que l’espace en apparence vide doit être rempli d’une certaine matière puisqu’il a toutes les actions d’un corps, puisque, comme un corps, il transmet la lumière avec des réfractions et des réflexions. Mais il présuppose que la lumière ne peut subsister dans le vide : présupposition qui est entièrement arbitraire puisque jusqu’à présent la nature de la lumière est inconnue, et que les constatations de l’expérience, loin d’empêcher de prétendre que la lumière se maintient dans le vide avec plus d’éclat que dans aucun autre milieu, pourraient au contraire porter à croire qu’il en est ainsi. La matière dont le P. Noël remplit l’espace est une matière qu’il compose à son gré d’un certain mélange d’éléments divers : c’est une de ces choses qui sont aussi difficiles à croire qu’elles sont faciles à inventer. Et Pascal, passant de cette matière selon le P. Noël à la matière subtile de Descartes, raille cette sorte de matière qu’on ne peut ni voir, ni entendre, ni toucher, qui échappe à tous les sens.
On dira cependant qu’il faut bien tâcher d’assigner une cause aux phénomènes que l’on veut expliquer. Pascal ne méconnaît pas la nécessité de l’hypothèse : mais il insiste sur la nécessité de la vérification qu’elle doit recevoir et sur le caractère que doit avoir cette vérification pour être rigoureuse. Quand la négation de l’hypothèse conduit à une absurdité manifeste, l’hypothèse est véritable et constante ; si c’est l’affirmation de l’hypothèse qui y conduit, l’hypothèse est fausse et caduque. Si de l’affirmation ou de la négation de l’hypothèse rien d’absurde ne peut être tiré, l’hypothèse reste incertaine. Car pour qu’une hypothèse soit évidente il ne suffit pas que les phénomènes soient d’accord avec elle : un même effet peut être produit par des causes différentes, tandis que s’il résulte d’une hypothèse quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour décider qu’elle est fausse. Et on est autorisé à croire qu’ici encore, par delà le P. Noël, Pascal vise Descartes qui avait admis qu’une hypothèse mérite crédit dès que les conséquences qui en sont déduites sont conformes à l’expérience ; pour Pascal une hypothèse dans ces conditions ne peut, au mieux, dépasser la vraisemblance : elle n’est jamais certaine.
Mais, en dehors du recours à des hypothèses aventureuses ou à des expériences peu convaincantes, il est un procédé qu’emploie volontiers le P. Noël, et qui consiste à définir le corps de telle sorte que tout espace soit corps. Certes les définitions sont libres, Pascal insiste là-dessus, mais à la condition que la réalité de ce qu’elles signifient soit établie par des preuves, et non pas en vertu des définitions seules. Dans le cas présent il y a quelque inconvénient à comprendre, sous la définition de corps, d’un côté ce qui, selon les termes du P. Noël, est composé de parties les unes hors des autres et auquel convient plutôt le nom d’espace, et de l’autre côté une substance matérielle, mobile et impénétrable à laquelle, selon l’usage ordinaire, convient le nom de corps. Car la question reste entière de savoir si, là où il y a corps dans le premier sens, il y a corps dans le second, et il n’est au pouvoir de personne d’identifier les choses dans leur nature pour ce qu’on les a identifiées dans leur nom : c’est de plus une précaution indispensable de marquer préalablement la signification des termes pour bien circonscrire l’objet de la recherche. Pascal avait défini ce qu’il entendait précisément par le vide et en quoi il le distinguait d’un corps. Le P. Noël pose une définition qui commence par supprimer la distinction et qui résout d’avance le problème verbalement. Il apparaît bien encore que Pascal va au delà du P. Noël et de son péripatétisme inconsistant jusqu’au cartésianisme ; des définitions ont beau être en elles-mêmes claires et distinctes, elles ne sauraient pour cela seul être converties en réalité : il n’y a pas de conception de l’esprit qui puisse valoir pour le fait ni tenir contre le fait.
Et voilà pourquoi dans l’interprétation même de l’expérience il faut éviter la précipitation, distinguer les problèmes qu’elle est appelée à résoudre, et ne généraliser que par degrés. Dès ses premières expériences Pascal n’avait pu manquer d’être tenté de poser la question : — quelle est la cause qui maintient le mercure suspendu dans le tube ? — et même nous avons les meilleures des raisons de présumer que Pascal avait dès le début fait bon accueil à l’hypothèse que Torricelli lui-même avait proposée en attribuant cette cause à la pression exercée par l’air sur le niveau de la cuvette. Mais cette hypothèse n’avait pas été démontrée, et même elle était loin d’être admise par tous. Galilée inclinait à admettre une répugnance de la nature pour le vide, répugnance seulement limitée et mesurable, et prétendait que l’ascension des liquides déterminée par cette répugnance ne pouvait dépasser une hauteur maxima dont la cause était dans la nature de chacun des liquides. Descartes paraissait enclin à admettre comme cause la pesanteur de l’air, mais la liait à sa théorie du plein. Pascal avait jugé quant à lui qu’il devait commencer par résoudre la question de la réalité du vide, — et, bien que les expériences déjà faites parussent favorables à l’hypothèse de Torricelli, il estime qu’il fallait pour la prouver une expérience plus concluante : ce fut là l’origine de la fameuse expérience du Puy de Dôme, faite par son beau-frère Périer, sur ses indications, le 19 septembre 1648. L’ascension du mercure dans le tube est-elle due à l’horreur du vide ou à la pression de l’air ? Que l’on renouvelle l’expérience du tube de Torricelli à des altitudes très différentes. Si c’est la première hypothèse qui est la vraie, le niveau du mercure dans le tube doit rester constant dans tous les cas, car il n’y a pas de raison pour que la nature abhorre le vide plus au pied qu’au sommet d’une montagne. Si c’est la seconde, la hauteur de la colonne doit nécessairement diminuer à mesure qu’on s’élève, car la pression de l’air est moins forte au sommet qu’au pied. L’expérience du Puy de Dôme, renouvelée par Pascal à la tour de l’église de Saint-Jacques de la Boucherie, puis dans une maison particulière, atteste que la hauteur de la colonne baisse à mesure que l’on monte. Voilà donc l’expérience qui prévaut contre l’imagination des philosophes et qui nous met en présence de la cause réelle : la pesanteur et la pression de l’air.
Pascal cependant ne s’arrête pas là. Dans la lettre où il demandait à Périer de faire l’expérience du Puy de Dôme, il prévenait qu’il considérait les effets en question « comme des cas particuliers d’une proposition universelle de l’Équilibre des liqueurs. » (T. II, p. 154.) De fait, par des démarches nouvelles, il rattache l’explication directe qu’avait confirmée cette expérience à des lois plus générales, et cela, grâce à l’analogie qu’il aperçoit entre des phénomènes divers : l’équilibre entre une masse gazeuse et une colonne liquide n’est point différent de l’équilibre entre deux colonnes liquides dans des vases communicants ; d’où l’attention que porte Pascal aux phénomènes fondamentaux de l’hydrostatique et qui le conduit à formuler le principe qui a gardé son nom et à concevoir l’idée de la presse hydraulique. Mais il ne se contente pas d’établir par d’autres voies, par des voies originales, ce qu’avait déjà vu avant lui au seizième siècle Simon Stevin, de Bruges ; il relie les lois de l’équilibre des liqueurs, ou, comme nous dirions, des fluides, à des principes de mécanique générale : la statique des solides, la statique des liquides, la statique des gaz constituent une même science dont les principes embrassent les expériences de divers ordres tentées sur les phénomènes et les explications immédiates qui les accompagnent. Après avoir procédé de l’observation aux théories et des théories les plus particulières aux théories les plus générales, Pascal procède, semble-t-il, déductivement, de façon à faire apparaître comme conséquence ce qui d’abord avait été point de départ. Mais ne nous y trompons pas : sa déduction, si elle suppose l’unité et la simplicité de la nature, ne part point de conceptions qui déterminent ce que doit être l’essence des corps : les plus généraux des principes qu’elle invoque sont des principes susceptibles de vérification, et la marche qu’elle suit n’impose pas les conséquences aux faits, mais les confirme par des faits caractéristiques de diverses sortes. Elle découvre l’ordre des vérités, mais en se gardant toujours bien de faire prévaloir des exigences de l’esprit sur ce qui est observable et de les pousser au-delà de ce qui est observable. « Les expériences, dit Pascal, sont les seuls principes de la physique. » (Préface du Traité du Vide, T. II, 511.)
Nous pouvons ainsi marquer les rapports de Pascal avec Descartes sur les conditions de la recherche et de la découverte scientifiques. Comme Descartes, Pascal s’élève contre ceux qui invoquent l’autorité pour preuve en matière de physique : le respect de l’autorité n’est légitime que dans l’histoire où les choses ne se peuvent apprendre que par témoignage, et surtout dans la théologie où ce que disent les livres sacrés et les plus anciens des Pères est inséparable de la vérité ; tandis que pour tous les sujets qui tombent sous les sens et le raisonnement, c’est à notre raison d’en connaître. Mais par un monstrueux renversement, on use en théologie du raisonnement, au lieu de l’autorité de l’Écriture et des Pères, afin de produire des opinions nouvelles, tandis qu’on est choqué de toute opinion nouvelle en physique, et que l’on s’en remet à l’autorité pour décider de faits que nous pouvons observer. Ainsi on change la théologie qui doit rester immuable, on arrête la science qui doit toujours s’étendre.
Que la science en effet doive toujours s’étendre, c’est ce qui résulte du caractère propre de la raison humaine : elle n’est pas, comme l’instinct des animaux, enchaînée à un état égal et à des procédés toujours les mêmes : l’animal est limité à ce qu’il fait ; l’homme « n’est produit que pour l’infinité ». Il acquiert au cours de sa vie des connaissances toujours nouvelles, il conserve celles qu’il a acquises, il transmet à ses descendants celles qu’il a conservées, « de sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Formule saisissante pour représenter le progrès de l’humanité. Mais remarquons-le : Pascal ne conçoit ce progrès que dans l’ordre des connaissances, et il ne l’étend pas à la vie morale ; il ne le considère pas comme s’accomplissant de lui-même, mais comme lié à une série de recherches et d’observations, c’est-à-dire d’efforts ; enfin il l’interprète de façon à rendre justice aux théories des anciens, au lieu de les discréditer absolument. Les anciens sont pour nous ce que nous serons pour nos descendants. C’est grâce à eux que nous pouvons aller plus loin qu’eux.
Selon cette vue, ce ne sont pas les anciens qui ont l’autorité de l’âge : « ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. » Si les savants d’autrefois n’ont pas pu trouver toutes les vérités que nous possédons, c’est qu’ils n’avaient pu faire toutes les observations dont nous disposons : « Ils ont plutôt manqué du bonheur de l’expérience que de la force du raisonnement. » Leurs théories étaient proportionnées à ce qu’ils avaient pu constater, et voilà pourquoi, si elles doivent être rejetées sans hésitation quand elles ont contre elles les faits nouvellement observés, elles doivent être jusque-là plutôt conservées. Pascal pour son compte a procédé ainsi : il a commencé par admettre et par employer la maxime de l’horreur du vide, et ce n’est qu’avec regret qu’il s’en est départi. « Mais, enfin, l’évidence des expériences me force de quitter les opinions où le respect de l’antiquité m’avait retenu. Aussi je ne les ai quittées que peu à peu, et je ne m’en suis éloigné que par degrés ; car du premier de ces trois principes, que la nature a pour le vide une horreur invincible, j’ai passé à ce second, qu’elle en a de l’horreur, mais non pas invincible ; et de là je suis enfin arrivé à la croyance du troisième, que la nature n’a aucune horreur pour le vide. » (Récit de la grande expérience des liqueurs. T. II, p. 371.) La répudiation de l’autorité se concilie ainsi chez Pascal, beaucoup plus que chez Descartes, avec la déférence pour la tradition scientifique, et elle inclut chez lui la pensée que l’œuvre de la science n’est pas à faire ou à refaire par des initiatives radicales et entières, qu’elle est simplement à continuer.
D’ailleurs l’idée d’une science qui se constitue par des acquisitions graduelles et indéfinies est conforme à la thèse que les expériences sont les seuls principes de la physique, et que les théories, loin d’avoir le droit de s’imposer aux expériences et de les dépasser, doivent en suivre le cours. Pascal rompt résolument avec toutes les doctrines qui voient dans l’expérience une connaissance ou entachée d’apparences, ou imparfaite, ou simplement auxiliaire : il écarte la préoccupation philosophique qui pose abstraitement des caractères de la certitude pour se demander ensuite ce qui présente bien ces caractères, des sens ou de la raison ; d’emblée il affirme la certitude expérimentale à laquelle il n’assigne d’autre principe que celui-ci, très brièvement énoncé, que la nature est « toujours égale à elle-même », mais sans rechercher de quel droit nous pouvons conclure de l’expérience à la loi, ni à quelles conditions l’expérience est concluante. Il paraît admettre qu’il n’y a de proposition universelle possible en physique que par l’énumération complète des cas, et aussi il semble revenir à une explication déjà fournie par les anciens, et qui aurait pour effet de rendre impossible une connaissance expérimentale certaine. Mais on dirait qu’en s’exprimant ainsi il a eu surtout l’intention de dénoncer comme cause d’incertitude toute constatation d’un cas qui infirmerait la proposition universelle : les règles de physique ne doivent pas admettre d’exception. Par ailleurs il a bien marqué qu’une façon de faire avancer la science, c’est de procéder indirectement par l’exclusion des théories que les faits contredisent. L’analyse de ses moyens de découverte et des explications mêmes qu’il y a ajoutées complète ce que ces indications sur la portée des expériences ont de trop bref ou d’insuffisant. Enfin, par la façon dont il a opéré lui-même, par la façon dont il a critiqué le P. Noël, il apparaît bien qu’il a eu le sentiment très net de ce que Bacon appelait les expériences cruciales, des caractères de ce que Claude Bernard a appelé le raisonnement expérimental, et du rapport que ce raisonnement établit entre les hypothèses et les faits.
Toujours est-il qu’il n’admet point que les raisons par lesquelles on peut expliquer les choses puissent être déduites d’une essence intelligible de la Nature : et en cela il est profondément, et il est resté, malgré quelques accords avec Descartes, anti-cartésien. Certes il s’est élevé de bonne heure contre la conception de qualités occultes et contre l’interprétation animiste du monde matériel : dans sa lettre à Périer, parlant de la maxime de l’horreur du vide, il disait : « Pour vous ouvrir franchement ma pensée, j’ai peine à croire que la nature, qui n’est point animée, ni sensible, soit susceptible d’horreur, puisque les passions présupposent une âme capable de les ressentir » (T. II, p. 154) ; et dans les Pensées il déclarera encore qu’il n’y a rien « de plus bas et de plus ridicule qu’une telle conception ». (Section I, 75, p. 96.) Il dénonce aussi ces philosophes qui « parlent des choses corporelles spirituellement, et des spirituelles corporellement ». (Section II, 72, p. 90.) Pascal admet donc comme Descartes la distinction radicale de l’esprit et de la matière ; même il semble considérer de plus en plus que l’explication du monde matériel doit être une explication mécaniste, puisque nous savons, par ce que rapporte Marguerite Périer (Section II, 77, p. 98, note 1), qu’il admettait avec Descartes la réduction de la vie de l’animal à l’automatisme. Mais nous savons aussi qu’il se moquait de la matière subtile où il persistait à se séparer de Descartes ; c’était par la conviction que le mécanisme, vrai en thèse générale, ne doit pas être conduit jusqu’au point où il ne se soutient que par des hypothèses invérifiables. (Descartes. — Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et « mouvement, » car cela est vrai. Mais de dire quels et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain, et pénible. ») — (Section II, 79.) Le mécanisme, pour autant que Pascal l’admet, n’a qu’une valeur relative attestée par la nature même et qui même ne saurait donner l’idée vraie de la nature : car la Nature, par sa double infinité de grandeur et de petitesse, dépasse infiniment tous les artifices que l’esprit de l’homme invente pour montrer comment elle agit : l’esprit de l’homme lui reste disproportionné, et voilà pourquoi c’est par l’expérience qu’il peut en atteindre ce qu’il en sait de vérité. La physique de Pascal apparaît donc indépendante de toute conception a priori, sans rapport de principe et de conséquence avec aucune Métaphysique : certes elle se laisse régler par la Géométrie ; mais la Géométrie qu’elle comporte reste beaucoup plus attachée à l’intuition que ne l’était la Géométrie de Descartes et ne procède pas par développement direct de conceptions abstraites.
Pascal a été un très grand géomètre ; son génie mathématique a été précoce, et, s’il ne s’est exercé que d’une façon intermittente, il a été cependant fécond. Ses travaux et ses découvertes scientifiques se sont rapportés aux sections coniques, à la théorie des nombres et à celle des combinaisons, au calcul des probabilités et à la courbe dite roulette. Mais là encore il ne s’est pas contenté d’être savant original : il a réfléchi sur les conditions, les méthodes et la portée de sa science : et une bonne part des réflexions auxquelles il a été conduit se trouve dans son opuscule inachevé de l’Esprit géométrique.
La méthode des géomètres comporte deux espèces de démarches : elle démontre et elle ordonne. Sur la façon dont elle ordonne, Pascal n’a point écrit les règles qu’il annonçait. En retour il a insisté sur la façon dont elle démontre. La Géométrie nous fournit le type de démonstration le plus parfait que nous puissions atteindre, — et en ce sens « ce qui passe la géométrie nous surpasse », — mais non le plus parfait en soi ; car une démonstration absolument parfaite serait celle qui définirait tous les termes et qui prouverait toutes les propositions, autrement dit, qui ne prendrait rien pour accordé et qui serait capable de tout expliquer. Or tel n’est point le cas de la démonstration géométrique. Elle est à cet égard moins convaincante : mais elle est aussi certaine.
N’oublions pas d’ailleurs le caractère et le rôle des définitions : les seules définitions qu’emploie la géométrie sont des définitions de nom ; elles servent uniquement à éclaircir et à abréger le discours en désignant l’objet que l’on étudie ; elles sont donc entièrement libres et ne sont astreintes qu’à cette règle que, dans l’usage qu’on en fait, on reste fidèle au sens qu’elles ont imposé et on continue à désigner par elles le même objet. Des définitions de cette sorte écartent les contradictions qui ne peuvent manquer de s’élever lorsqu’en définissant les choses on prétend en déterminer la nature. Mais, indispensables pour la suite du raisonnement, elles sont inutiles autant qu’impossibles pour en fournir l’origine. La géométrie ne définit point des choses telles que l’espace, le temps, le mouvement, le nombre, l’égalité, les similitudes : il faudrait qu’elle définît les termes de sa définition, ce qui la conduirait à l’infini, et serait sans avantage aucun, car elle ne pourrait trouver rien de plus clair pour faire entendre ce que l’on entend communément par ces mots. Tous les hommes connaissent ce qu’on veut dire en parlant de temps. Seraient-ils plus avancés si on leur proposait une définition comme celle-ci : le temps est le mouvement d’une chose créée ? Ce serait substituer à la clarté immédiate des obscurités à élucider, et peut-être impossibles à élucider.
Suit-il de là que la géométrie soit une science arbitraire ? Nullement. Les objets dont nous venons de parler ne peuvent sans doute être définis : mais la nature a suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, et qui représente ces objets sans équivoque, et avec une intelligence incomparablement plus nette que celle de toutes les explications artificielles. Par suite, le manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut puisqu’il tient à l’extrême simplicité de ces objets qui en fait la pleine évidence. Au-dessus de la certitude du raisonnement et du discours, et pour en être même le principe, s’élève la conviction immédiate qui est l’œuvre de la nature, et, comme dira Pascal dans les Pensées, du « cœur ». Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre… Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir, (Section IV, 282.)
Ainsi les notions ou vérités primitives sont aperçues par le cœur et le sentiment, en somme par une intuition qui n’a rien de commun avec la raison entendue ici comme la faculté du raisonnement. Et cette intuition que suscite en nous la nature n’a rien d’arbitraire : elle est certaine, d’une certitude immédiate, au lieu d’une certitude de conclusion. Après tout Pascal ne se rapprocherait-il pas ici, plus qu’il ne l’imagine, de la tradition rationaliste, selon laquelle la connaissance des idées ou vérités premières est une connaissance immédiate, indémontrable ? N’est-ce point Platon qui a élevé l’intelligence intuitive au-dessus de la raison discursive ? Et n’avons nous pas vu Descartes faire de l’intuition l’origine et le soutien de la déduction ? Il reste pourtant entre ces rationalistes et Pascal une grande différence : pour ces rationalistes la nécessité avec laquelle les idées et vérités premières s’imposent à nous est une nécessité intellectuelle concentrée qui n’est point autre dans le fond que la nécessité intellectuelle développée par le raisonnement : entre la raison intuitive et la raison discursive il y a, malgré leur distinction, une certaine homogénéité : pour Pascal, où il y a intuition il n’y a pas raison, car raison c’est raisonnement : le cœur, faculté des principes, la raison, faculté des conclusions, sont hétérogènes.
Les trois choses que considère particulièrement la géométrie sont le mouvement, les nombres et l’espace : or il y a des propriétés communes à ces trois choses, dont la principale est l’infinité de grandeur et de petitesse. Mouvements, nombres et espace sont susceptibles de croître et de décroître infiniment. Ce sont là des vérités qui ne se peuvent démontrer et qui cependant sont le fondement de la géométrie. On ne peut pas plus être géomètre sans recevoir ces vérités qu’être homme sans avoir une âme. Cependant il arrive que de très bons esprits, mais qui ne sont pas géomètres, refusent d’admettre cette double infinité, et répugnent particulièrement à l’infinité de petitesse : ils ne veulent pas comprendre qu’une ligne mathématique soit divisible à l’infini et ils soutiennent qu’elle est composée de points en nombre fini. Mais, répond Pascal, il n’y a pas d’indivisibles, du moins d’indivisibles au sens où ils l’entendent. Supposons en effet que l’on soit arrivé par une division progressive à ces indivisibles : ces indivisibles étant chacun ce qui n’a aucune partie ne sauraient se toucher sans se confondre. Comment donc, si nombreux qu’ils soient, pourraient ils faire une étendue ? On dira peut-être alors que l’affirmation de ? indivisibles et l’affirmation de la divisibilité à l’infini sont deux propositions également inconcevables : mais puisque ce sont deux contradictoires, il est nécessaire, réplique Pascal, que l’une soit la véritable. Or que ce soit la divisibilité à l’infini qui soit la véritable, c’est ce que l’on peut démontrer de diverses façons, en réduisant à l’absurde l’hypothèse contradictoire. C’est une égale faute de soutenir que ce qui est aperçu par lumière naturelle comme vrai ne l’est pas parce qu’incompréhensible, et de réclamer de la vérité incompréhensible une démonstration directe : la seule démonstration possible, et au reste décisive, c’est la démonstration indirecte ». C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu’en effet, il ne connaît naturellement que le mensonge et qu’il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. » (T. IX, p. 259.)
Tâchons de mieux concevoir ce qu’est l’indivisible et ce qu’est l’infini. L’indivisible est la limite vers laquelle tend une grandeur sans y pouvoir jamais atteindre ; ou, comme dit Pascal, « toutes les grandeurs sont divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles (T. IX, p. 268), de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant ». En d’autres termes, pas plus que le zéro n’est l’élément des nombres, ces indivisibles ne sont les éléments des grandeurs, bien qu’on puisse en user par méthode, et qu’il y ait une espèce de hiérarchie entre les grandeurs dans l’infini. Le solide est infini par rapport à la surface, comme la surface est infinie par rapport à la ligne, comme la ligne est infinie par rapport au point. Une grandeur continue d’un certain ordre n’augmente pas, si on lui ajoute des quantités d’un ordre inférieur en tel nombre qu’on voudra. Les indivisibles qui sont de purs zéros par rapport aux grandeurs de l’ordre supérieur sont des infinis par rapport aux grandeurs de l’ordre inférieur. Ce sont donc des grandeurs hétérogènes. Les éléments de la ligne, de la surface, du solide sont au contraire homogènes avec la ligne, la surface, le solide ; c’est-à-dire qu’ils sont eux-mêmes des lignes, des surfaces, des solides. La nature et le rapport de ces éléments infiniment petits dépendent des grandeurs finies dont ils dérivent ; les éléments de deux lignes, de grandeur quelconque, sont entre eux comme ces lignes elles-mêmes ; inversement, si l’on a réussi à déterminer le rapport entre les éléments de deux grandeurs, on aura le rapport entre les grandeurs finies dont elles sont les éléments. En cela non seulement Pascal a conçu déjà les principes du calcul infinitésimal ; mais encore, par ses découvertes mathématiques, il a montré qu’il savait déjà pratiquer certains procédés du calcul intégral et du calcul différentiel.
« La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations. » (T. IX, p. 287.) — Pascal est aussi sévère que Descartes, sinon plus, pour la logique de l’École, qui n’a de bon que ce qu’elle a pris à la méthode des géomètres et qui a eu le défaut de l’embrouiller de préceptes subtils et inutiles.
Il est remarquable que Pascal trouve plus de complication dans la géométrie que dans la physique : c’est que, ayant pratiqué et perfectionné la géométrie des indivisibles qui avait pour point de départ la considération des infiniment petits, il avait le droit de trouver plus simples en comparaison les procédés qui, comme dans l’hydrostatique, tiraient les effets de l’eau de peu de principes (Section I, 2) ; et de plus c’est la géométrie, avec cette notion de l’infini qui en est l’âme, qui le conduit à concevoir la double infinité en grandeur et en petitesse de la Nature matérielle, et qui lui fait entrevoir la présence et le rôle des infiniment petits dans la vie même.
Ainsi donc la Géométrie a de grands avantages. Excellente méthode d’exposition, « elle enseigne parfaitement ». (T. IX, p. 247.) Excellent exercice de critique, elle réforme déjà la logique de l’homogène, de l’uniforme et du raisonnement direct ; et par là elle nous déprend des fausses conceptions de l’unité dialectiquement développée. Par là aussi, elle nous instruit de ses propres limites et montre à l’esprit ses bornes. Enfin à ces mérites elle joint le service, plus positif et plus précieux encore, de nous stimuler à la dépasser et de nous ouvrir d’autres horizons : elle apprend « à s’estimer à son juste prix et à former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la Géométrie même ». (T. IX, p. 270.) Mais par cela même qu’il attribue à la géométrie ce rôle supérieur, Pascal ne lui fait pas la part aussi large que Descartes.
II
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
ET DE LA DESTINÉE HUMAINE
Le philosophe rationaliste tend à admettre l’homogénéité entre les sciences, comme aussi entre les éléments qui constituent chacune d’elles : c’est pour lui la même raison qui saisit les principes dans une appréhension immédiate et qui en développe les conséquences par la déduction, qui découvre à l’aide de l’expérience les rapports nécessaires des faits comme elle découvre par le raisonnement les rapports nécessaires des idées ; la variété de ses procédés que lui impose la variété des objets du savoir n’est qu’un moyen d’accommodation, qui ne porte atteinte ni à la simplicité de sa nature ni à la souveraineté de son rôle. Tout autre paraît bien être la conception de Pascal. Dans la physique, à ses yeux, les principes sont fournis par l’expérience, et s’il faut bien, pour expliquer les phénomènes, raisonner à partir de ces principes, le raisonnement ne sert qu’à soumettre à l’expérience les conséquences d’une hypothèse ou qu’à lier des formes d’expérience qui relèvent d’une même théorie. Ici au reste les principes dont on part sont simples et peu nombreux, et il s’agit surtout d’en tirer des conséquences de diverses sortes, des conséquences « si fines, dit Pascal, qu’il n’y a qu’une extrême droiture qui y puisse aller ». (Section I, 2.) Dans la géométrie, les principes sont fournis par le sentiment ou le cœur, et les conséquences qu’en tire la raison sont d’une certaine façon plus simples et plus directes : mais les principes sont nombreux et compliqués, et il faut une certaine amplitude d’esprit pour les comprendre sans les confondre. De là résulte que, ni dans la physique, ni dans la géométrie, les règles de méthode ne sont tout, et qu’il y faut joindre de certaines qualités et un certain tour d’intelligence en rapport avec ces sciences. De là résulte encore que, dans toutes ces sciences, la raison, qui est raisonnement, ne sert que d’instrument, et s’applique à des données ou, comme dit Pascal, à des principes qu’elle ne fournit pas. Ainsi les sciences peuvent être certaines, sans être comme des parties intégrantes d’un savoir unique, qui serait comme le système de l’intelligence ; et elles peuvent l’être, chacune à part, sans réaliser l’unité de nos facultés de connaître. « La nature a mis toutes ses vérités chacune en soi-même ; notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n’est pas naturel ; chacune tient sa place. » (Section I, 21.)
Certes, c’est à l’aide de la géométrie que nous connaissons la nature ; mais c’est la géométrie elle-même qui nous détourne d’imposer à la nature une continuité abstraite, qui, par la considération du double infini de grandeur et de petitesse, nous enlève l’illusion de pouvoir suivre les choses de leur commencement à leur fin, qui nous oblige à saisir la vérité, non comme le développement d’une notion première se poursuivant en accord avec elle-même dans une unique direction, mais comme un milieu entre des extrêmes qui sont des contraires. (Section II, 72.) Mieux encore, elle nous invite à concevoir des règles et des moyens d’explication qui vont par delà ses objets propres : « Ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même. » (T. IX p. 270.)
Mais de quel ordre seront ces réflexions, et sur quel sujet ?
Il y a une étude incomparablement plus importante que l’étude des sciences abstraites : c’est l’étude de l’homme. Ce ne sont pas les sciences abstraites qui y conduisent ou y préparent : c’est l’observation et la fréquentation des hommes. Au sortir de ses premiers travaux scientifiques, livré pour un temps à la vie mondaine, Pascal paraît en avoir rapporté deux sortes de considérations : d’abord, que l’homme est beaucoup plus divers que ne l’imagine le savant ou le philosophe, que les différents éléments de sa nature sont bien loin de s’unir harmonieusement en lui, et de se rapporter les uns aux autres de la même façon chez chacun : quand Pascal s’arrête à contempler l’homme, ce qui le frappe, ce n’est point, si l’on peut dire, l’être raisonnable en soi, et ce n’est point pour estimer, avec Descartes, que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : c’est pour se confirmer dans l’idée qu’il exprimera plus tard : « À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. » (Section I, 7.) Le monde révèle une merveilleuse diversité de visages et de caractères. L’autre considération, c’est que pour avoir prise sur l’homme il y a plus que les définitions et les preuves : les définitions et les preuves alourdissent ce qui doit pénétrer dans les intelligences d’un trait vif ; et par surcroît dans le monde humain tout n’est pas, tant s’en faut, matière à définitions et à preuves : il y a des vérités que l’on fait entendre à demi-mot, des vérités que l’on saisit d’ensemble et d’une seule vue, des vérités qui atteignent l’intérieur des choses alors que les démonstrations n’en touchent que les formes abstraites et les rapports extérieurs : et ce sont les vérités qui portent sur l’homme ou qui intéressent l’homme. De là la valeur de ces qualités de finesse grâce auxquelles dans la conversation et dans le monde on saisit ce qui semble se dérober, on insinue ce qui pourrait choquer, on tourne la science même à l’agrément. De là la valeur de cette culture générale qui fait que les esprits peuvent communiquer hors de leur spécialité et de leur métier. « Il faut qu’on n’en puisse dire, ni : « il est mathématicien », ni « prédicateur », ni « éloquent », mais « il est honnête homme ». Cette qualité universelle me plaît seule. » (Section I, 35.) « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette universalité est la plus belle ». (Section I, 37.)
Ainsi s’expliquent la différence et les rapports que Pascal établit entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Ces deux sortes d’esprits sont distingués d’abord par leurs objets : il y a « les choses de finesse », comme dit Pascal, et ce sont pour lui les choses humaines, tandis que les figures et les nombres sont les choses de la géométrie. Mais ces deux sortes d’esprits se distinguent aussi par leurs façons de procéder. Si les principes de la géométrie sont éloignés de l’usage commun, ils sont du moins, dès qu’on les considère, vus à plein et il suffit de raisonner correctement pour s’en bien servir. Au contraire, pour les choses de finesse, les principes en sont dans l’usage commun ; mais ils sont si délicats et si nombreux qu’il faut un sens bien avisé et bien subtil pour les saisir sans les brouiller et sans en omettre : et de plus ils ne se laissent pas manier par le seul raisonnement ; c’est encore par des vues plus que par des déductions qu’ils conduisent à apprécier et à juger. Donc, tandis que l’esprit de géométrie a des procédés lents, durs et inflexibles, l’esprit de finesse le plus souvent voit d’une seule vue, aperçoit les détails dans l’ensemble et discerne même, quand la logique entre en jeu, où il faut qu’elle s’arrête. Si les géomètres veulent traiter géométriquement des choses de finesse, ils sont ridicules, faux, insupportables ; si les esprits fins veulent décider avec leur seule finesse des choses de la géométrie, ils ne font qu’étaler leur incompétence. La perfection serait de posséder les deux genres d’esprit et de les appliquer quand il faut. (Section I, 1.) On aurait tout le secret de l’art de persuader.
Cet art de persuader embrasse l’art de convaincre et l’art d’agréer, et l’on ne saurait négliger ce dernier lorsqu’on songe que des moyens de persuasion ne doivent pas être seulement concluants en soi, mais encore efficaces, et que, pour ce qui le concerne, l’homme du monde non seulement a à être éclairé, mais encore à être touché. Mais il ne faudrait pas croire que la vérité des choses humaines ne relève que de l’art d’agréer ; car, en ce qu’elle a de plus essentiel, elle relève de l’art de convaincre, mais d’un art de convaincre qui combine dans un ordre plus complet l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Il y a en effet, selon Pascal, deux principales puissances par lesquelles on adhère à des opinions : l’entendement et la volonté. L’homme ne devrait, semble-t-il, consentir qu’à ce que l’entendement lui démontre, mais le plus souvent, dans ce qui l’intéresse, l’homme se laisse conduire par la volonté, c’est-à-dire par l’agrément : il ne croit que ce qu’il aime et ce qui lui plaît. Cette distinction de Pascal paraît d’abord rappeler la distinction également établie par Descartes entre l’entendement et la volonté, et l’attribution que Descartes a faite à la volonté de la faculté de juger : cependant la distinction n’a chez Pascal ni même sens ni même portée que chez Descartes. Chez Descartes elle sépare les données du jugement que l’entendement fournit de l’acte de juger qui appartient à la volonté : elle n’analyse pas des façons différentes de motiver les jugements ou de consentir. De plus, tandis que par l’entendement ou l’esprit Pascal entend surtout la puissance de démontrer, il entend par la volonté non pas seulement le pouvoir d’affirmer ou d’agir délibérément, mais encore celui d’affirmer et d’agir autrement que par la raison raisonnante : d’où le rapprochement constant, qui va jusqu’à l’identité, entre la volonté et le sentiment, la volonté et le cœur. Toujours est-il que, comme dit Pascal dans les Pensées, « la volonté est un des principaux organes de la créance. » (Section II, 99).
Mais si la volonté, étant gâtée et corrompue, peut pervertir la connaissance, si en tout cas, capricieuse et téméraire, elle va à ce qui lui plaît plutôt qu’à ce qui est vrai, il faut reconnaître qu’il y a comme un fondement certain et légitime de ce rapport de la croyance à la volonté. En effet, tandis que l’entendement a pour principes des vérités naturelles et universellement admises, la volonté a pour premier moteur le désir d’être heureux présent en tout homme. Que l’on tire des principes de l’esprit des conséquences nécessaires, ou que l’on fasse apercevoir à l’âme qu’une chose peut la conduire à ce qu’elle aime souverainement : il y a alors dans les deux cas démonstration certaine ; et la certitude sera aussi grande qu’il est possible quand elle établira que de telles affirmations ont ensemble une union étroite avec les principes acceptés et avec les objets de notre satisfaction.
Pascal a donc admis qu’il était possible de démontrer des vérités se rapportant à notre désir d’être heureux, et nous verrons tout à l’heure quel caractère doit présenter ce genre de démonstration ; mais il n’a cessé de reconnaître que la volonté peut rester partagée entre ce qu’on lui démontre vrai et les voluptés auxquelles elle tend : ainsi se justifie cet art d’agréer qui s’adjoint à l’art de convaincre et qui peut réussir là où celui-ci est exposé à rester pratiquement impuissant : « Quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison. » (T. IX, p. 275), Pascal se défend de donner les règles de l’art d’agréer, et il s’en déclare incapable. Il a mieux fait : il l’a pratiqué.
Cet art d’agréer peut préparer l’âme à recevoir la démonstration, la tourner vers le vrai par des motifs en rapport avec les attraits qu’elle subit ou les intérêts qui la sollicitent. Quant à la démonstration qui doit nous convaincre de ce qu’est la vérité qui nous concerne, elle ne peut comme toute démonstration que manifester des liaisons nécessaires entre ce qui est déjà admis comme certain et ce qu’il faut démontrer : mais, tandis que dans la géométrie cette liaison consiste dans une sorte de déduction unilinéaire qui fait sortir les vérités les unes des autres, ici cette liaison a plutôt pour caractère de rattacher à un centre commun de convergence des éléments de la vérité, d’abord respectivement indépendants. « Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre… Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin. » Ainsi le sens de l’ensemble, l’unité de coup d’œil qui embrasse sans les confondre des principes nombreux et divers, la pensée que la vérité sur l’homme doit être appropriée à l’homme, tous ces éléments de l’esprit de finesse, — mais dûment définis et élevés au-dessus des usages arbitraires, — servent, en imitant à certains égards, mais en dépassant à d’autres les démonstrations géométriques, à composer l’idée d’un système de preuves, capable de justifier les plus hautes vérités, et pardessus tout la vérité de la Religion Chrétienne.
Cette apologie de la Religion, on sait que Pascal ne put que la préparer et l’ébaucher, que nous n’en avons que des morceaux plus ou moins achevés, — des morceaux qui souvent même ne sont que des notes préparatoires, — et ainsi que, au lieu de l’ouvrage, nous avons des Pensées. La restitution détaillée de ce qu’eût été l’ouvrage est une entreprise souvent tentée, vaine en somme, puisqu’il n’est pas sûr que Pascal ait conçu autre chose qu’un plan très général et qu’il y fût, même au cours de l’exécution, resté fidèle. En retour il est possible et légitime de suivre avec le dessein de Pascal le genre de méthode qu’il emploie, les expériences qu’il invoque, les idées maîtresses auxquelles il se rapporte.
Il faut d’abord prendre garde aux caractères que doit avoir dans les intentions de Pascal cette Apologie. « Il voulait, nous dit Filleau de la Chaise (Discours sur les Pensées, Éd. Brunschvicg, t. 1, p. CCII), rappeler les hommes à leur cœur et leur faire commencer par se bien connaître eux-mêmes. » En s’appuyant tout d’abord sur la connaissance de la nature humaine, il rompait avec la tradition la plus constante de l’Apologétique, plus portée communément à présenter sous la forme d’un ordre déductif abstrait les motifs de crédibilité. Ce n’est pas en imposant presque d’emblée Dieu à l’homme, c’est en faisant réclamer Dieu par l’homme même, par l’homme devenu conscient de sa condition, que l’on peut tracer la voie vers la Religion. — La démonstration qui constituera l’Apologie, avec la complexité de ses démarches, aura donc pour point de départ la considération de l’homme : mais elle devra avoir en plus ce caractère d’agir sur la volonté en même temps que sur l’esprit ; elle devra être une conversion en même temps qu’une démonstration.
De fait, pour être accessible aux preuves de la Religion, encore faut-il que les incrédules ne restent pas dans l’indifférence. Pascal s’applique à montrer l’absurdité de cette indifférence, étant donnée l’importance de l’objet en question, étant donné même le sentiment que les incrédules doivent avoir de leur intérêt[2]. « Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante ; c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle ; j’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées. « (Section III, 194, p. 104.) Que les incrédules accusent l’insuffisance de leurs lumières : il n’y a point de honte à cela ! Mais qu’ils ne se complaisent point dans leur état comme s’il était définitif. Car ils ne pourraient donner de leur incrédulité que des raisons faibles et basses, très éloignées de ce bon air qu’ils cherchent. « Qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur, parce qu’ils ne le connaissent pas. » (Section III, 194, p. 112.)
L’incrédule qui se pique d’honnêteté ne peut donc rester dans l’indifférence ; s’il est joueur, par surcroît, qu’il avoue qu’il y a là un jeu où il est engagé et qu’il observe les règles du jeu. Encore une fois, il ne peut se dispenser de parier : car s’il ne parie pas explicitement, il parie implicitement par le fait de vivre comme si Dieu n’existait pas et comme si l’âme n’était pas immortelle. Qu’il parie donc puisqu’il est « embarqué » et qu’il parie selon les principes du calcul des chances. Dans tout pari deux grandeurs sont à considérer, les chances du gain et les enjeux. C’est le produit de ces deux grandeurs l’une par l’autre qui définit l’avantage ou l’espérance mathématique du joueur. Ici les enjeux sont d’un côté la béatitude, c’est-à-dire un bien infini, de l’autre les biens de ce monde qui, si grands qu’on les imagine, ne peuvent être représentés que par une quantité finie. Même si l’on suppose que les chances que Dieu existe soient très petites, comme elles ne sont pas nulles, les chances pour la vérité de l’affirmation contraire ne peuvent être qu’en nombre fini ; la décision est par là tout indiquée : « Partout où est l’infini, et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. » (Section III, 233, p. 150.) L’incrédule bon joueur doit donc parier que Dieu est. Argument qui pour Pascal est certainement un argument ad hominem, l’argument approprié à l’état d’âme de celui qu’il s’agit de tirer de son indifférence, et qui, laissant de côté la question de vérité, prend pour exemple le cas où l’on escompte les événements sans pouvoir déterminer à fond la nécessité qui les fera se produire ou non. Mais l’incrédule proteste que cette contrainte du calcul n’est pas une conviction ; qu’il ne peut se décider à croire, même si sa raison l’y porte ; mais alors qu’au lieu de chercher à augmenter les preuves, il travaille à dominer en lui les passions. « Vous voulez aller à la foi, et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous en demandez le remède : apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal que vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc… Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. » (Ibid., p. 153.) Mais en s’abêtissant, puisque Pascal a dit le mot, l’homme qui aspire à croire réalise par des procédés contraires à la raison ce qui en somme est démarche raisonnable : si Pascal a vu profondément la part de l’automatisme dans une croyance qui doit pénétrer tout l’homme, et l’utilité même de l’automatisme pour incliner l’âme vers Dieu, il n’a point songé à édifier sur cette seule base matérielle tout le système de la religion chrétienne, pas plus qu’il n’avait songé à l’appuyer sur la seule considération de l’intérêt ; car il dira : « C’est être superstitieux, de mettre son espérance dans les formalités. » (Section IV, 249.) Au surplus l’homme qui a pris le parti de pratiquer a pris du même coup le parti de dominer ses passions ; et ainsi de plus en plus il devient fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère. Et en même temps il éprouve de mieux en mieux que son gain est certain et que ce qu’il a sacrifié pour un bien infini n’est rien. (Section 111, 233.) C’est entre l’infini et rien qu’il a donc eu, dans le fond, à opter.
Ainsi s’éveille l’intérêt pour la Religion et le désir qu’elle soit vraie. Mais l’est-elle, et comment prouver qu’elle l’est ?
Le fondement de la preuve doit être la considération de la nature humaine. Car la Religion, si elle est vraie, est faite pour l’homme, et elle doit par conséquent se rapporter à la nature humaine beaucoup plus qu’à la nature universelle. Comment donc apparaît la nature humaine quand on l’observe impartialement et complètement ? Elle apparaît mobile, changeante, mais telle surtout parce qu’elle est pleine de contradictions. Placé entre deux infinis, l’infini de grandeur et l’infini de petitesse, on dirait que l’homme participe tour à tour des deux, sans être capable d’unir harmonieusement en lui les parts respectives qu’il a aux deux. L’homme croit naturellement et prétend se reposer dans l’objet de sa croyance : mais il ne cesse d’être le jouet des puissances trompeuses ; ce sont les passions qui faussent toutes ses impressions et qui troublent jusqu’à son regard ; c’est l’intérêt, qui lui est un merveilleux instrument pour se crever les yeux agréablement ; c’est l’imagination qui dénature tout, qui grandit les petites choses, qui rabaisse les grandes, qui fait et défait à son gré la beauté, la justice, l’autorité : « maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. » (Section II, 82, p. 1.) Même quand l’intelligence ne se laisse pas abuser par l’imagination, par l’intérêt ou par la passion, elle ne tient pas la vérité pour cela : car la vérité qui touche de toute part à l’infini dépasse ses capacités finies ; elle suppose que toutes les choses sont causées et causantes, s’enchaînent par des liens qui unissent les plus éloignées, et comment l’esprit échappe-t-il à cette difficulté de ne pouvoir connaître les parties sans le tout et le tout sans les parties ? L’esprit ne peut donc jamais embrasser les choses de leur origine à leur terme : il aperçoit seulement quelque apparence de leur milieu. Et pourtant, tandis que « par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par ma pensée je le comprends ». (Section VI, 348.) « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui : l’univers n’en sait rien. « (Section VI, 347.)
D’un autre côté, l’homme veut le bonheur. Mais les inclinations par lesquelles il le poursuit sont également contradictoires, et comme les choses ont des qualités contraires, rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose ; que l’on n’est jamais satisfait de l’objet que l’on possède, et que l’on met sa joie dans l’objet que l’on désire, sauf à recommencer à être déçu quand on le possède, et à recommencer ensuite à désirer. On s’aime extrêmement soi-même et l’on ne peut se supporter soi-même ; pour n’être pas seul avec soi, il n’est pas de distraction frivole que l’on n’invente. Et c’est bien là qu’éclate particulièrement la contradiction de notre nature, dans ce que Pascal a si parfaitement analysé sous le nom de divertissement. Nous sentons d’instinct et à bon droit que le bonheur est dans le repos : mais nous tendons au repos par l’agitation, nous nous figurons toujours que la satisfaction espérée d’un objet terminera notre mouvement, mais c’est un autre mouvement qu’elle fait naître, et ainsi toujours. Ce qui ne devait être qu’un moyen en vue d’une fin devient ainsi la fin principale : nous aimons mieux le jeu que le gain ; nous aimons mieux la chasse que la prise ; nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. (Section II, nos 135, 139-143.) « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. » (Section, II, 171.) L’homme n’est-il donc pas heureux, quand il est repris par le divertissement ? Non : car le divertissement lui vient du dehors et dépend de mille accidenta (Section II, 170), à l’opposé de la vraie béatitude qui suppose une calme possession intérieure.
Les mêmes contradictions vont de la nature de l’homme à ses œuvres et à ses institutions. Nous pensons que la justice doit régner dans les États, et nous affirmons qu’il y a des lois naturelles qui doivent servir de modèles aux lois civiles. (Section VI, 375 et 309.) Mais la justice qui a été établie en fait est diverse comme les États, et interdit dans l’un ce qu’elle accepte dans l’autre. « On ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. » Notre justice reçoit sa consécration de principes qui n’ont rien de sacré : le temps qui s’écoule fait oublier les usurpations qui sont à l’origine de la propriété comme du pouvoir ; l’imagination enveloppe de mystère et de majesté les démarches et les sentences des magistrats ; enfin la loi ne nous paraît juste que parce qu’elle est reçue pour telle ; une coutume reçue : tel est le fondement mystique de son autorité. Disons alors que la loi est juste parce qu’elle est la loi, ce que nous comprendrons mieux en songeant aux rapports de la justice et de la force. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc unir la justice et la force ; faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. Faire que ce qui est juste soit fort : c’est l’exigence légitime : pourquoi n’y avoir pas conformé les choses ? C’est que la justice prise en elle-même est sujette à dispute et n’impose pas à tous son évidence : tandis que la force est reconnaissable et arrête les conflits. Et ainsi en paraissant fortifier la justice on a justifié la force afin que par elle régnât la paix. (Section V, 293-300 ; 312.) La force qui assure la paix, qui empêche les discordes et les révoltes est vénérée par le peuple comme si elle était la justice même, et en cela le peuple voit mieux que ces demi-savants qui prétendent que les lois ne nous obligent pas parce qu’elles ne sont pas la justice absolue ; mais la vérité est que notre propre idée de la justice, impuissante à se réaliser telle quelle, a dû céder son rôle à ce qui est d’une essence contraire à la sienne. (Section V, 326-327.)
Sous tous ses aspects, en ses tendances comme en ses œuvres, l’homme est plein de contrariétés : et ces contrariétés se ramènent à celle de la grandeur et de la bassesse. Il y a en l’homme une capacité naturelle de bien, de vérité, de bonheur ; mais cette capacité est comme vide et se laisse remplir par des objets qui y répugnent. Et si opposées que soient entre elles cette grandeur et cette bassesse, au point qu’elles ont pu porter à croire que nous avions deux âmes, elles sont pourtant liées entre elles, en ce qu’elles se mesurent l’une par l’autre. L’homme ne se sentirait pas misérable, s’il ne se savait pas né pour des fins plus hautes que celles qu’il remplit : « Il connaît qu’il est misérable ; il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand puisqu’il le connaît. » Dès lors ne peut être vraie pour l’explication et la direction de l’homme qu’une doctrine des deux contraires et de leur rapport : toute doctrine qui unifie notre nature, qui la simplifie en un seul sens, ou qui encore, reconnaissant en elle des éléments disparates, les laisse uniquement en présence et comme juxtaposés n’est pas une doctrine de vérité et de vie.
Par là apparaît l’insuffisance des doctrines proprement philosophiques. Dans son entretien avec M. de Sacy qui esquisse déjà en quelque manière l’Apologie, Pascal ramène à deux les doctrines qui méritent considération : ou la doctrine selon laquelle il y a un Dieu, en qui est le souverain bien, ou la doctrine qui déclare Dieu incertain et le souverain bien avec lui : la première est celle d’Épictète ; la seconde celle de Montaigne. Épictète a bien connu les devoirs de l’homme, quand il lui a demandé de regarder Dieu comme son principal objet et de se soumettre sans murmurer à la Providence divine ; mais, en lui attribuant la puissance de régler par lui seul ses idées et d’acquérir par là toutes les vertus, il a énoncé des principes « d’une superbe diabolique ». Montaigne, recherchant ce que peut la raison sans la lumière de la foi, la condamne à une incertitude telle qu’elle ne doit même pas dire : Je ne sais, mais simplement : Que sais-je, qu’elle doit s’avouer incapable de fonder aucune philosophie et même aucune science ; mais, en nous faisant voir « la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes », il a paru délier l’homme de toute obligation de résister à ses penchants naturels et de s’élever plus haut qu’eux. L’un donc a connu la grandeur de l’homme, mais ignoré son impuissance ; l’autre a connu la faiblesse de l’homme, mais ignoré le sentiment qu’il a de son devoir. En les alliant on formerait, semble-t-il, une doctrine parfaite : mais cette alliance pure et simple ne les accorderait pas : par leurs oppositions ils renverseraient la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre. C’est qu’il a manqué à l’un et à l’autre de concevoir que l’état de l’homme d’à présent diffère de l’état de l’homme au moment de la création, de considérer les effets de la chute et la nécessité de la réparation. « Ainsi ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Évangile. C’est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est vrai et chassant tout ce qu’il y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste, où s’accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraire ? dans un même sujet, car l’un attribuait la grandeur à la nature et l’autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la Grâce. Voilà l’union étonnante et nouvelle qu’un Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu. »
La grandeur et la bassesse de l’homme se manifestent de même isolément et en opposition dans les doctrines philosophiques concernant la certitude. Dogmatistes et pyrrhoniens ne cessent de se combattre depuis que le monde dure, et les uns et les autres ont leur fort. Il a souvent semblé que Pascal se mettait plus volontiers du côté des Pyrrhoniens, et de fait il a souvent reproduit avec complaisance les réflexions de Montaigne qu’il estime incomparable pour convaincre la raison de son peu de lumière et de ses égarements. Et l’on a soutenu que c’était sur les ruines de la raison qu’il voulait élever la foi, que son scepticisme était l’ingrédient de son fidéisme. Thèse très étroite et très inexacte. Assurément Pascal a dit : « Le Pyrrhonisme est le vrai. » (Section VII, 432) ; mais là où il l’a dit, il a observé qu’avant Jésus-Christ les hommes ignorant leur nature ne pouvaient pas savoir ce qui en fait la force à côté de ce qui en fait la faiblesse. Et Pascal n’a pas dit que le Pyrrhonisme fût tout le vrai. N’oublions pas en outre que tout ce qu’il objecte à la raison vise la raison conçue comme faculté de raisonnement, et que ce qu’il lui dénie avant tout c’est de pouvoir justifier les principes dont elle part, de pouvoir constituer par elle seule un ordre complet de vérités, et un ordre de vérités qui atteigne la réalité. La raison ne trouve pas en elle des principes qui la rapportent à des objets réels : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances comme ils le prétendent… » (Section IV, 282.) « La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître ; car, en désobéissant à l’un, on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot. » (Section VI, 345.) « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. » (Ibid., 395.) La nature soutient la raison impuissante. En effet, l’idée de la vérité, que la raison renferme et nous impose, ne suffisant pas pour nous faire acquérir des vérités, la raison se développe à partir de données qui lui sont extérieures, sentiment et faits. Ainsi le rôle du sentiment prend une nouvelle extension : le sentiment, qui offrait déjà des principes à l’esprit, est aussi ce qui en nous saisit le plus souvent et le plus complètement la vérité qui nous intéresse : » Dieu sensible au cœur. »
Les lumières des hommes doivent leur servir à connaître que ce n’est point en eux qu’ils trouvent la vérité et le bien, et que seule peut-être est vraie la doctrine qui rend raison des étonnantes contrariétés qui sont en nous (Section VI, 433). Or c’est le propre de la Religion Chrétienne d’enseigner qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption de la nature qui les en rend indignes, et de révéler le mystère du Rédempteur qui, unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine. La Religion Chrétienne a donc en elle cette première et importante marque de vérité qu’elle comprend tout l’homme et qu’elle est faite pour tout l’homme.
Et sa vérité se démontre autrement que n’essaye de se démontrer par la raison des philosophes l’existence de Dieu. Quand les philosophes disent à des incrédules qu’ils n’ont qu’à observer la merveille des desseins de la nature pour y voir Dieu à découvert, qui pensent-ils convaincre avec des arguments aussi faibles ? Quand ils emploient des preuves plus métaphysiques, comme celles qui rattachent les vérités géométriques à une première vérité en qui elles subsistent, en quoi peuvent-ils toucher les hommes et les faire avancer pour leur salut ? Ils n’arrivent ainsi d’ailleurs qu’au « déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme ». (Section VIII, 556.) Ils prétendent connaître Dieu sans Jésus-Christ, alors que nous ne le connaissons véritablement et en rapport avec nous que par Jésus-Christ (Section VII, 543-549). « Le Dieu des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des Juifs. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des Chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation, c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède, c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même. » (Section VIII, 556, p. 5).
Mais prouver le Dieu des Chrétiens, n’est-ce pas aller dans le sens de la Religion naturelle ? Nullement. Car, tandis que les preuves philosophiques ne voient dans l’homme et dans le monde que ce qui représente à quelque degré la perfection de Dieu, c’est pour expliquer un incompréhensible mélange de grandeur et de bassesse que la Religion Chrétienne se propose : et de là vient que la vérité qui lui est propre est une vérité tour à tour claire et obscure. (Section VIII.) « Reconnaissez donc la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, dans l’indifférence que nous avons de la connaître ». (VIII, 565.) Le Dieu véritable est le Dieu caché, Deus absconditus (Ibid., 585) ; ou, pour mieux dire, il est caché en partie, et découvert en partie, parce qu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu. (Ibid., 586.) « Dieu veut plus disposer la volonté que l’esprit. La clarté parfaite servirait à l’esprit et nuirait à la volonté. » (Ibid., 581.)
Mais ce n’est pas seulement pour cela que les preuves de Pascal se distinguent des preuves philosophiques. Si elles se bornaient à montrer que la Religion chrétienne s’ajuste à notre nature, elles établiraient uniquement que la vérité en est possible. La vérité en est-elle réelle ? Question qui ne peut se décider que par le fait. Or le fait, c’est que les mystères essentiels de la Religion, incompréhensibles en eux-mêmes, et que Jésus-Christ qui en est le sujet ont été annoncés par des prophéties et confirmés par des miracles. Les autres religions n’ont pas de témoins, et leurs livres n’ont aucune autorité parce qu’ils n’ont pas fait la vie spirituelle d’un peuple. Or c’est ce qu’a fait la Bible : la Bible annonce une loi tout à fait rigoureuse qui oblige le peuple juif à mille observations pénibles et particulières, et cette loi se conserve, quoique le peuple qu’elle gouverne la supporte avec impatience : et le témoignage que donne ce peuple à son livre est d’autant plus éclatant que ce livre le condamne. — En outre ce livre annonce par prophétie ce qui s’accomplira par la nouvelle alliance ; et les Deux Testaments se justifient par le fait que le second montre l’avènement de ce que prédit le premier. Mais il est vrai qu’il faut savoir interpréter les prophéties de l’Ancien Testament : elles ont un sens littéral et un sens spirituel ; le premier n’est faux que s’il est pris absolument : il est alors un voile qui obscurcit et aveugle ; c’est celui auquel se sont arrêtés les rabbins ; le second est vrai tel quel et pleinement. L’Ancien Testament n’est que figuratif, et, quand la loi promet à ceux qui lui obéiront les biens de ce monde, elle n’est que figurative ; elle figure la valeur supérieure de la charité. Mais la charité, elle, n’est pas un précepte figuratif. Et Jésus-Christ est venu ôter les figures pour mettre la vérité. (Section X.) Ici encore l’interprétation de l’Écriture est ambiguë par l’obscurité qu’elle mêle à la clarté ; pour le Juif charnel, tout doit être pris à la lettre ; mais, pour le Chrétien, la lettre n’est que l’expression figurée de la vérité selon l’Esprit-Saint.
Cette preuve par les prophéties, en liant le fait et l’interprétation du fait par l’esprit, est un pendant de la preuve par les miracles. Ici en effet se rencontre également une ambiguïté qui est éclaircie d’une manière analogue. Il y a de faux miracles dont les vrais miracles ne se distinguent pas matériellement. Mais « les miracles discernent la doctrine, et la doctrine discerne les miracles ».
Ainsi les preuves de la Religion chrétienne s’appuient sur une certitude rationnelle, qui n’a rien de métaphysique, et sur une certitude historique que complète l’interprétation spirituelle des faits. À ce genre de preuves qui embrasse des éléments disparates correspond l’idée qu’il faut se faire de la croyance qui y correspond. Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, l’inspiration (245). La preuve qui s’adresse à la raison ne peut être qu’un instrument au service de la foi ; mais la foi est différente de la preuve. La coutume nous porte plus profondément à croire que la raison : car nous sommes automates autant qu’esprits, et la coutume incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense : il faut que l’extérieur se joigne à l’intérieur pour obtenir la grâce de Dieu : attendre le secours uniquement de cet extérieur est être superstitieux ; vouloir s’en dispenser, c’est être superbe. (Section IV, 249-252.) Mais c’est l’inspiration, c’est la grâce, don de Dieu, qui fait la foi : et toute l’œuvre des hommes, y compris l’apologie, ne peut servir qu’à en faire admettre la nécessité et à y disposer l’âme : Dieu seul peut le reste, c’est-à-dire tout. Toute cette philosophie de la nature et de la destinée humaine se résume dans une vue d’ensemble que Pascal présente ainsi : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits : car il connaît tout cela, et soi, et les corps, rien. Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. » (Section XII, 793.)
La philosophie de Pascal libère la Science et la Religion de la Métaphysique. Elle n’exclut pas la raison de la recherche de la vérité ; mais elle repousse l’idée que la raison apporte par elle-même une vérité réelle dont elle n’aurait qu’à développer le contenu. Contre cette raison qui veut s’élever à l’absolu, elle fait valoir la réalité du fait, le caractère immédiat et indémontrable des principes, les oppositions qui s’appuient sur des termes également réels, la discontinuité des ordres différents de la réalité. — Mais il serait erroné de croire que Pascal se rejette pour cela dans l’arbitraire des vues : la pensée chez lui reste présente à tout ce qu’il affirme par delà la raison, et même à un certain point de vue contre la raison. Et de là vient que son œuvre est si riche de directions philosophiques : là où chez lui le rationalisme cesse, intervient le seul réalisme méthodique de l’expérience, — de l’expérience physique, de l’expérience psychologique et morale, — de l’expérience conçue par lui comme la puissance de découvrir les raisons du fait ainsi que les sources surnaturelles de la vie spirituelle.
- ↑ Les textes de Pascal sont cités d’après l’édition Brunschvicg, en quatorze volumes, dans la Collection des Grands Écrivains, chez Hachette. Pour les citations tirées des Pensées (qui forment trois volumes de cette édition), afin d’éviter toute confusion, on indique, non le tome, mais la section, le numéro de la Pensée citée, et si cette Pensée comprend plusieurs pages, la page d’où le texte est extrait : le numéro de la Pensée suffit à déterminer le tome qui la contient.
- ↑ « L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qu’il en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet. » (Section III. 194, p. 103.) Il y a là une raison de curiosité, auprès de laquelle ne sont rien les raisons de la curiosité scientifique. « Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais ceci… Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » (Section III, 218.)