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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

MALEBRANCHE

I

LA CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE
ET LA DOCTRINE DES IDÉES

Malgré les oppositions qu’elle avait d’abord rencontrées, la philosophie cartésienne ne tarda pas au dix-septième siècle à conquérir un empire étendu sur les esprits : et il arriva alors que, constituée comme une philosophie qui mettait à part les vérités de la foi, elle contracta cependant dans bien des intelligences une alliance plus ou moins intime avec les vérités de la foi. Bossuet, tout en restant fidèle sur bien des points à la tradition scolastique, montre, au moins pendant quoique temps, un certain attachement au cartésianisme, et, dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, il prend à son compte certaines idées cartésiennes : il se défie surtout des paradoxes du cartésianisme et des interprétations que certains cartésiens donnaient des dogmes chrétiens. Arnauld, qui devait si vivement combattre Malebranche, encourut de Jurieu le reproche d’être plus attaché au cartésianisme qu’à la foi : du cartésianisme il défendait surtout le spiritualisme, le dualisme, mais non ce qui allait dans le sens de l’idéalisme ou d’un rationalisme défini : il tendait à ramener les idées claires aux idées de bon sens, — précurseur en cela des Écossais. — Fénelon défend l’alliance de la religion et de la métaphysique, — de la métaphysique cartésienne ; — après avoir combattu Malebranche sous l’inspiration de Bossuet, il semble garder quelque chose du ton et de l’allure de Malebranche quand, dans la seconde partie de son Traité de l’existence de Dieu, il développe éloquemment ses conceptions sur l’Infini et sur l’Être éminemment tout être.

Mais le philosophe qui introduit dans son adoption du cartésianisme toute une philosophie originale, et qui l’exprime par surcroît dans la langue la plus souple et la plus noble, la plus ordonnée et la plus vive, abondante en expressions relevées et magnifiques, c’est Malebranche.

Quoi qu’il doive à Descartes, Malebranche ne philosophe pas de même façon que Descartes, ni avec les mêmes préoccupations, ni pour le même objet. Descartes est avant tout en quête de la méthode qui permet de découvrir, par progrés réguliers et quasi illimités, la vérité dans les sciences et des raisons qui garantissent la certitude complète des connaissances acquises par cette voie : toute sa métaphysique, avec les affirmations qu’elle contient, — affirmation de notre être comme être pensant, — affirmation de Dieu comme Être infini qui crée par sa liberté non seulement les êtres, mais les vérités, et qui assure absolument par sa véracité tout ce que nous jugeons vrai en vertu d’idées claires et distinctes, — affirmation de l’existence des choses corporelles et de la différence radicale du corps et de l’esprit, — toute sa métaphysique tend principalement à justifier sa conception de la science universelle et en particulier de sa physique géométrique ; certes Descartes met à un haut prix la culture de la raison pour elle-même, mais il la lie très intimement à la satisfaction d’ordonner le savoir et de conquérir par le savoir le pouvoir de dominer la nature et d’améliorer l’existence terrestre de l’homme. De là vient que sa philosophie, si elle comprend des thèses qui intéressent la Religion, ne se développe aucunement sous l’empire de motifs religieux : elle accepte les vérités de la foi, mais pour les mettre à part ; elle se défie de la théologie et même elle la combat, tout autant que celle-ci paraît couvrir de son autorité des propositions de physique. Si elle estime raisonnable de se soumettre à la révélation, elle rattache la révélation à la puissance plutôt qu’à la raison divine : les raisons de croire peuvent venir de la lumière naturelle, mais l’objet de la foi reste obscur, et l’action de la grâce garde le caractère d’une motion sans être une illumination intérieure. Et la foi par conséquent n’est ni une connaissance, ni une aspiration à la connaissance.

Malebranche, lui, combat moins l’union de la philosophie avec la théologie que de la théologie avec le péripatétisme. Ou, pour mieux dire, en tant qu’elle expose les dogmes et les mystères de la foi, la théologie se défend par la tradition. Il est curieux de constater que là-dessus Malebranche s’exprime en des termes qui rappellent presque littéralement ceux dont s’est servi Pascal dans la Préface du Traité du Vide. « Les choses de la foi, déclare Malebranche, ne s’apprennent que par la tradition, et la raison ne peut pas les découvrir… En matière de théologie on doit aimer l’antiquité, parce qu’on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l’antiquité. Il faut que toute curiosité cesse, lorsqu’on tient une fois la vérité. Mais en matière de philosophie on doit au contraire aimer la nouveauté, par la même raison qu’il faut toujours aimer la vérité, qu’il faut la rechercher, et qu’il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l’on croyait qu’Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait peut-être s’appliquer qu’à les entendre ; mais la raison ne permet pas qu’on le croie. La raison veut, au contraire, que nous les jugions plus ignorants que les nouveaux philosophes, puisque, dans le temps où nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans et qu’il a plus d’expérience que dans le temps d’Aristote et de Platon, comme l’on a déjà dit, et que les nouveaux philosophes peuvent savoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées et en trouver encore plusieurs autres. » (Recherche de la Vérité, liv. II, partie II, chap. v.) Demander de l’évidence dans les choses de la foi par une vaine agitation d’esprit ; croire sans évidence dans les questions naturelles par une déférence indiscrète et par une basse soumission d’esprit : deux excès également blâmables aux yeux de Malebranche. (Recherche de la Vérité, liv. IV, chap. iii.) Cependant cette distinction que Malebranche établit entre la souveraineté de la pensée claire en matière de philosophie et de science, et le respect de l’autorité en matière de théologie et de religion, — distinction qui semble le tenir très près de Descartes, et distinction qu’il admettra toujours en quelque mesure, — se subordonne de plus en plus à l’affirmation d’une union intime entre la religion et la philosophie.

De cette union on peut dire dans le sens le plus fort qu’elle est fondée en raison. Car c’est la même raison, le même Verbe de Dieu qui enseigne d’une part les hommes au dedans par l’évidence purement intelligible de ses lumières et qui d’autre part les enseigne au dehors d’une manière sensible, par l’autorité de la révélation et de l’Église universelle. Les hommes ont avec la raison une union naturelle et essentielle : mais, cette union ayant été affaiblie et obscurcie par le premier péché de façon à rendre prépondérante leur union avec le corps, la raison s’est incarnée et elle s’est proportionnée à la faiblesse humaine ; c’est par les sens qu’elle est venue parler aux esprits, c’est sur les sens qu’elle a agi pour disposer les volontés, afin de rétablir les véritables et intimes rapports des hommes avec la sagesse éternelle. On conçoit donc que tout en restant distinctes la philosophie et la religion se rapprochent puisqu’elles ont un même principe, la raison. Quand Malebranche envisage cette unité de principe, il use parfois de formules singulièrement hardies : « l’évidence, l’intelligence est préférable à la foi. Car la foi passera, mais l’intelligence subsistera éternellement. La foi est véritablement un grand bien, mais c’est qu’elle conduit à l’intelligence. » (Traité de Morale, Ire partie, chap. ii, 11.) Il faut d’ailleurs bien se rendre compte de la signification exacte de ces formules. La Raison qui éclaire l’homme n’appartient pas à l’homme : elle est la vertu ou la sagesse de Dieu même. Ce n’est donc pas en tant que nôtre, puisqu’elle n’est point nôtre, que la Raison peut remplacer la foi. C’est parce qu’elle est la vérité intérieure et purement spirituelle qu’elle doit en Dieu et par Dieu s’approprier éminemment, avec ses propres effets, ceux de la vérité incarnée : et ce n’est point d’ailleurs dans la vie présente, c’est uniquement dans la vie glorieuse que cesse le rôle spécial de la foi. Il résulte de là chez Malebranche une conception assez compliquée des rapports de la raison philosophique et de la Religion. D’un côté, il ne manque pas de dire que l’on ne doit jamais renoncer à la foi sous prétexte de mieux suivre la raison, et que l’on doit tendre à Dieu, non pas tant par nos forces naturelles qui depuis le péché sont languissantes, que par le secours de la foi, qu’il vaut mieux se résigner à certaines ignorances pendant notre courte vie que de s’exposer aux ténèbres pour toute l’éternité. (Recherche de la Vérité, sub fine.)[1]. Pourtant il demande avec une énergie remarquable que l’on use de la raison pour l’intelligence des choses de la foi. On veut parfois bannir la raison de la Religion par peur de troubler celle-ci. Mais « celui qui a la raison de son côté a des armes bien puissantes pour se rendre maître des esprits ; car enfin nous sommes tous raisonnables et essentiellement raisonnables. Et de prétendre se dépouiller de sa raison comme on se décharge d’un habit de cérémonie, c’est se rendre ridicule et tenter inutilement l’impossible. » (Entretiens sur la Métaphysique, XIV, 13.) La foi sans aucune lumière, dit-il ailleurs, ne peut rendre solidement vertueux. Mais comment appliquer la raison à la foi ? Il y a d’abord des vérités communes à l’une et à l’autre, — et, en de certaines limites, Malebranche paraît reprendre une Doctrine traditionnelle. « La connaissance de la cause universelle ou de l’existence de Dieu est absolument nécessaire, puisque même la certitude de la foi dépend de la connaissance que la raison donne de l’existence d’un Dieu. » (Recherche de la Vérité, IV, chap. vi, ii.) Mais comment en user avec les dogmes et les mystères, dont on n’a pas, Malebranche le reconnaît, d’idée claire ? (Traité de Morale, 1re partie, chap. ii, xi.) À cela Malebranche répond qu’il faut distinguer entre les dogmes de la foi et les explications ou preuves que l’on en peut donner : les dogmes sont fournis par la tradition de l’Église, et assurément pour Malebranche ils ne sauraient être aperçus par la seule raison : mais alors pour les expliquer que faire ? Observons ce que font les physiciens : ils ne raisonnent jamais contre l’expérience ; mais ils ne concluent pas non plus par l’expérience contre la raison ; ils ne mettent en doute ni la certitude de l’expérience, ni l’évidence de la raison : ils cherchent seulement le moyen d’accorder l’une avec l’autre. « Les faits de la religion ou les dogmes décidés sont mes expériences en matière de théologie. » (Entretiens sur la Métaphysique, XIV, iv.) On les explique en les rapportant à des raisons simples et générales : voilà ce que dit explicitement Malebranche. De fait comment Malebranche établira-t-il son explication de la grâce ? En montrant qu’à l’ordre de la grâce et à tous les décrets qui le constituent s’applique la doctrine rationnelle des causes occasionnelles. Mais il est un autre rôle que Malebranche fait jouer aux dogmes, soit pris en eux-mêmes, soit rationnellement interprétés : ils peuvent offrir une réponse, que la raison n’eût pas trouvée par elle seule, à une question posée par la raison : ainsi le dogme de l’Incarnation répond au problème des rapports de Dieu et du monde, de l’infini et du fini. (Entretiens sur la Métaphysique, IX, vi, xiv.)

Mais, si incompréhensible que soit en lui-même le dogme, il est une règle que la raison doit suivre, même quand elle s’y applique, c’est la règle de l’évidence et elle doit naturellement la suivre encore avec plus de rigueur quand elle s’applique à ces autres nombreux objets qui n’appartiennent en aucune façon à la foi. Malebranche emprunte à Descartes le principe des idées claires ; mais il en revêt la signification et l’usage d’une forme plus immédiatement religieuse : suivre l’évidence, c’est voir en un sens la vérité comme Dieu la voit. Et la conception de la raison universelle, comme identique à Dieu même, est la conception qui inspire et domine toute sa philosophie.

Le rationalisme de Malebranche ne relève pas seulement de Descartes ; selon son aveu explicite, il relève, en même temps que de Descartes, de saint Augustin. De saint Augustin Malebranche déclare avoir appris que l’âme n’est directement unie qu’à Dieu en qui se trouve la puissance qui nous donne l’être, la lumière qui éclaire notre esprit et la règle immuable qui gouverne notre volonté : il déclare tenir de saint Augustin cette doctrine que les idées, exemplaires ou archétypes des créatures, sont immuables et éternelles, qu’elles sont en Dieu, qu’elles sont l’essence de Dieu même, en tant que l’essence de Dieu est imitable ou participable par des créatures ; sur cette idée de l’exemplarisme divin saint Thomas est pleinement d’accord avec saint Augustin. Au reste, cette doctrine que la Raison est le Verbe de Dieu, la lumière qui éclaire tout homme, elle est aussi bien de saint Justin et de saint Clément d’Alexandrie que de saint Augustin, et celui-ci avoue l’avoir trouvée dans les livres des Platoniciens ainsi que de Philon le Juif ; avant tout, elle est dans l’Évangile de saint Jean (voir Préface des Entretiens sur la Métaphysique). Mais comment cette métaphysique religieuse qui était comprise dans le platonisme chrétien de saint Augustin est-elle venue s’allier dans l’esprit de Malebranche à la philosophie cartésienne ?

Il est remarquable que dans le Cartésianisme Malebranche n’a pas été d’abord frappé par la métaphysique. On sait que c’est la lecture du Traité de l’Homme de Descartes qui lui a révélé sa vocation philosophique. Or dans ce Traité de l’Homme, qu’avait trouvé Malebranche ? Une explication pure et simple du corps humain considéré comme une machine et des fonctions mentales telles que les sens, l’imagination, la mémoire en tant que, quoique irréductibles au corps, elles dépendent de la structure et des modifications du corps mécaniquement expliquées. De ce Traité toute métaphysique est absente et toute élévation de l’âme vers les hauteurs spirituelles : c’est la physiologie de Descartes toute mécaniste, avec sa psychophysiologie. Selon un de ses biographes, le P. Lelong, ce que Malebranche remarqua dès l’abord chez Descartes, ce furent « la mécanique et la méthode de raisonner. » Cité par Ollé-Laprune, I, 56.) Sans doute, en prenant une plus ample connaissance de Descartes, il toucha à la métaphysique cartésienne, ne fût-ce que par les rapports qu’elle avait avec la physique ; mais il faut retenir ce trait, que l’on pourrait être parfois un peu trop porté à effacer : c’est une curiosité de savant qui lui fit accepter et défendre, tout en la corrigeant sur divers points, la physique mécaniste de Descartes, qui le porta à ne jamais négliger les questions naturelles, et qui même fit de lui pour certaines parties de la physique, comme l’optique, un promoteur d’idées originales.

Au reste c’est par les conséquences et les principes philosophiques de la physique cartésienne que Malebranche a été amené à instaurer le platonisme chrétien qui constitue sa Métaphysique. En montrant que la matière se ramène à l’étendue et qu’il n’y a par conséquent d’autres propriétés de la matière que celles qui sort des modifications de l’étendue, Descartes avait conclu que les qualités proprement sensibles sont dans l’âme et non pas dans les choses, que par suite nous ne devons pas juger des choses par les sentiments que nous en avons, mais uniquement par les idées qui nous les représentent selon leur essence intelligible clairement et distinctement. Or cette doctrine à laquelle Malebranche adhère immédiatement et pleinement manque, de son propre aveu, à saint Augustin : saint Augustin a cru, selon le préjugé vulgaire, que l’on voit les objets en eux-mêmes et que par exemple les couleurs qui les rendent visibles sont répandues sur leurs surfaces. Mais quand on a montré que les objets ne sont pas tels que nous les représentent nos sens, qu’ils ne peuvent être que tels que nous les présentent les idées claires et distinctes que nous avons d’eux, il devient d’autant plus indispensable de restaurer en l’adaptant à la physique cartésienne la métaphysique augustinienne des Idées. Si Descartes n’est point allé jusque-là, c’est que « ce grand philosophe n’a point examiné à fond en quoi consiste la nature des idées ». — (Première Lettre contre la défense de M. Arnauld : Recueil, t. I, p. 362.)

Comment Malebranche a-t-il été poussé à conduire cet examen à fond ? En rappelant la pensée à elle-même et à sa fonction primordiale dans l’œuvre de la connaissance. Descartes s’était du même coup opposé aux maximes traditionnelles plus ou moins explicites selon lesquelles la pure et simple réalité des choses en constitue la première vérité ; la démarche normale de l’intelligence allait pour lui du connaître à l’être, non de l’être au connaître. Il l’avait pratiquée pour son compte en réservant à la pensée le droit de découvrir en elle, et par abstraction de tout le reste, la vérité initiale et les conditions de toute vérité certaine, en brisant le lien établi par les préjugés sensibles entre les idée ? des choses corporelles et les choses mêmes, et en rapportant les idées avant tout à la pensée. Mais la question devait se poser de savoir si, ramenées à nous, des idées peuvent représenter autre chose que nous-mêmes, et bien que Descartes, en faisant appel à l’idée de Dieu pour sortir de lui, eût montré l’importance qui revient à la réalité objective des idées, il n’avait pas cependant affranchi les idées de leur relation à notre pensée, ni expressément déclaré qu’elles pussent par leur contenu se distinguer de notre faculté de connaître pour en constituer l’objet. Chez Descartes la forme de la pensée couvre également, pourrait-on dire, les idées qui nous révèlent ce que nous sommes et les idées qui nous révèlent autre chose que nous. Mais de là cependant surgit d’une façon pressante un grave problème. Du moment que la connaissance est pour nous préalable à l’être et que nous ne connaissons immédiatement que nous, comment se fait-il que nous puissions connaître des choses hors de nous ? D’où vient que notre connaissance ne nous attache pas invinciblement à nous-mêmes, que nous apercevons des propriétés parfaitement claires et pleinement indépendantes de nos manières d’être ? Avant Kant, Malebranche est peut-être, parmi les rationalistes modernes, le philosophe qui s’est le plus rigoureusement demandé à quelle condition notre connaissance des choses peut être « objective », au sens le plus récent de ce dernier terme.

Aussi Malebranche passe-t-il rapidement sur le Cogito. Il en use pour assurer par notre pensée notre existence, car le néant n’a point de propriété, et pour établir la distinction de l’âme et du corps. Mais il va rapidement à ce qui est son problème, et il le détermine tout d’abord par la différence profonde qu’il établit entre les sentiments et les idées : les sentiments sont de simples modifications de notre âme qui nous apprennent, sans clarté d’ailleurs, que notre âme est de telle manière ; tandis que les idées nous présentent des propriétés indépendantes de nous et de nos modifications, et ont par là même une réalité incontestable : la douleur que j’éprouve, la lumière qui me frappe sont des sentiments ; mais un nombre, un cercle ne sont pas des manières d’être à moi : ce sont des idées que j’aperçois et sur lesquelles je raisonne sans qu’elles soient quelque chose de moi et qui me découvrent des vérités exactement définies et immuables : ne dois-je donc pas considérer ces idées comme des réalités alors que tout ce qu’elles me manifestent n’avait pas besoin d’être perçu par moi pour être, et subsiste indépendamment de moi ?

L’analyse de notre perception ordinaire des corps montre l’importance de cette distinction. Quand nous percevons des corps, il y a d’une part pour objet de cette perception une partie déterminée d’étendue, une certaine figure, en repos ou en mouvement, et d’autre part certaines modifications de lumière, de couleur, peut-être aussi de son, de saveur, d’odeur ; mais, tandis que ce que nous déterminons de l’étendue par cette perception est susceptible d’être géométriquement défini et expliqué, les autres modifications, bien qu’elles semblent se rapporter aux objets, ne sont que des manières d’être de notre âme. Dans notre perception ordinaire des corps il y a donc ainsi, quoique radicalement différents, certaines déterminations de l’idée d’étendue et certains sentiments qui sont purement nôtres.

Montrer que les données des sens ne sont que des sentiments et n’enveloppent pas en elles-mêmes la connaissance des objets extérieurs, c’est là la tâche qu’a accomplie Malebranche, surtout dans La Recherche de la Vérité, avec une grande variété d’arguments et une extrême finesse d’analyse. En cela il ne fait d’ailleurs que développer les indications déjà abondantes et précises de Descartes. Descartes avait bien établi qu’il n’y a pas plus de ressemblance entre nos sensations et les objets qu’entre un signe et la chose signifiée ; et, comme il avait soutenu que nous ne percevons pas par nos sens les corps tels qu’ils sont, il avait été conduit à étudier la perception sensible comme une opération essentiellement interprétative et constructive. Malebranche s’engage et va aussi loin que possible dans la même voie, et, pour prouver que ce ne sont pas les sens qui nous font connaître les corps, il énumère les principales erreurs que nous commettons lorsque nous nous fions à leurs renseignements. Nos yeux en particulier ne nous font pas voir l’étendue telle qu’elle est ; ils nous instruisent mal de la véritable grandeur des corps ; ils nous dérobent les figures les plus petites ; ils mesurent mal les figures les plus grandes ; ils nous trompent sur la distance, sur le mouvement… Malebranche, pour faire ressortir ces illusions, appuie ses analyses sur deux sortes d’arguments : ou bien il oppose les sens aux sens, ou bien il oppose les sens à la connaissance vraie. Ce n’est pas que les sens nous trompent, car nous restons libres de ne pas consentir à ce qu’ils nous proposent : c’est notre jugement qui est en faute ; et de plus les sens ont une fonction qui est de nous apprendre, non pas ce que les choses sont en elles-mêmes, mais, comme l’avait déjà dit Descartes, les rapports qu’elles ont avec notre corps et ce qui intéresse sa conservation. Mais pourquoi tendons-nous à objectiver nos sensations ? C’est que nous avons conscience de ne pas en être les auteurs et que nous ignorons les mouvements imperceptibles qui s’accomplissent dans les corps : nous remplaçons ces mouvements imperceptibles qui nous échappent par des propriétés semblables aux sensations qui sont en nous. L’imagination qui prolonge et combine les données des sens ne nous instruit naturellement pas mieux sur les choses que les sens eux-mêmes : et elle est l’occasion d’un nombre considérable d’erreurs par le fait du caractère irrationnel des liaisons qu’elle établit entre les images. La puissance qu’a l’imagination sous toutes ses formes, l’influence qu’elle exerce à l’encontre de la raison, tout ce qu’elle implante en nous de croyances ou d’habitudes absurdes, Malebranche l’a exposé avec une pénétration tout à fait remarquable ; et ç’a été pour lui l’occasion de développer une psychologie physiologique dans le sens de ce que Descartes avait notamment exposé dans son Traité des Passions et dans son Traité de l’Homme. Ainsi nous revenons à une doctrine cartésienne : sentir et imaginer n’enveloppent pas des idées claires et ne peuvent fournir sur les choses de connaissances vraies.

Mais nous sommes aussi ramenés à notre problème : comment connaissons-nous les choses et sur quoi repose cette connaissance ? Les doctrines réalistes plus ou moins traditionnelles font dépendre notre connaissance des choses de l’existence des choses mêmes et de l’action exercée par ces choses sur notre faculté de connaître. Mais cette solution, contraire aux conclusions précédentes, est insoutenable et fausse même la position du problème. Car il s’agit de savoir en quoi consiste notre connaissance sans sortir des conditions propres de la connaissance : exigence d’autant plus rigoureuse que nous connaissons parfaitement des choses qui n’existent point. Il n’y a aucune liaison nécessaire entre la connaissance que nous avons des choses et leur existence : les rêves et les hallucinations de la furie ou de la folie témoignent que nous nous représentons des êtres en leur absence. D’autre part, l’âme ne peut apercevoir que des objets qui lui sont immédiatement unis et qui lui sont actuellement présents : or, puisqu’elle peut apercevoir des objets qui n’ont pas d’existence hors d’elle et que des choses existant hors d’elle seraient comme séparées d’elle et ne pourraient lui être unies, il n’y a que des idées qui peuvent être les objets immédiats de l’âme.

Or, les idées qui nous représentent ou plutôt qui nous présentent les choses matérielles, même si ces choses n’existent pas, sont des déterminations de l’idée d’étendue, idée claire qui est le principe d’une infinité de propriétés parfaitement connaissables en elles-mêmes, et cette idée d’une étendue infinie est une idée nécessaire, immuable, ineffaçable de notre esprit, comme celle de l’Être. L’esprit ne peut s’en séparer, ni la perdre de vue. Et en même temps qu’il connaît clairement ce qu’elle comprend et qu’il la juge ainsi pleinement intelligible, il ne peut la comprendre, en raison de son infinité : elle lui est incompréhensible. Preuve d’ailleurs que cette idée d’étendue est autre chose et infiniment plus qu’une modification de son être, puisqu’elle le passe infiniment. L’étendue intelligible, — intelligible en même temps qu’incompréhensible, — est l’objet immédiat de notre entendement. C’est de cette vaste idée que se forment toutes les figures intelligibles qui sont les divers corps : et ce sont ces figures intelligibles que nous voyons, même quand elles prennent des formes sensibles à nos yeux : car, si elles n’étaient pas les objets réels que nous percevons, nos sensations ne viendraient pas s’étaler, en quelque sorte, sur leur surface. Au fond l’intelligible seul peut être vu ; le sensible ne peut pas l’être : la vision illusoire du sensible n’est possible que par la vision réelle de l’intelligible.

Mais d’où viennent les idées que nous apercevons et avant tout l’idée d’étendue ? Il nous faut écarter, par les raisons que nous avons dites, toute explication par l’existence des choses et en particulier l’explication scolastique qui consiste à prétendre que les objets matériels envoient des espèces qui leur ressemblent. Il faut écarter également toute explication qui consiste à soutenir que l’esprit humain peut produire ces idées, ou les apporter avec lui en naissant : car, par ce qu’elles ont d’infini en tout sens, elles dépassent la capacité qu’a l’esprit d’engendrer, s’il en a une, et même sa capacité d’embrasser. Toutes les autres explications mises de côté, il n’en reste qu’une qui est tout à fait conforme à la raison. Comme il est absolument nécessaire que Dieu ait en lui-même les idées de tous les êtres qu’Il a créés, comme d’autre part Dieu doit être très étroitement uni à nos âmes par sa présence, de sorte qu’on peut dire qu’il est le lieu des esprits comme l’espace est le lieu des corps, nous devons penser que c’est en Dieu que nous voyons les idées des choses et en particulier l’idée d’étendue.

La vision de l’étendue intelligible en Dieu n’est, comme nous le verrons, qu’une part de notre commerce avec la Raison divine. Mais il nous faut insister sur ce qu’elle signifie et dissiper les confusions que Malebranche s’est efforcé de dissiper. D’abord voir l’étendue intelligible, ce n’est pas la sentir : le sentiment est une modification de notre âme, et c’est Dieu qui le cause sans doute ; mais il le cause sans l’avoir ; car Dieu ne sent pas ; tandis qu’il a en soi l’idée de l’étendue. — Distinguons aussi entre voir l’essence de Dieu et voir l’essence des choses en Dieu : voir l’essence des choses en Dieu, ce n’est pas voir Dieu absolument, c’est voir sa substance en tant que relative à des créatures possibles ou participable par elles. En un sens on peut dire certes que l’étendue intelligible est Dieu puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu même ; mais elle est Dieu en tant qu’il représente l’essence des choses et non pas Dieu en tant qu’il représente sa propre essence. L’être de Dieu ne comporte pas les imperfections qui reviennent à des êtres créés sur le modèle de l’étendue intelligible. — De plus, si la substance divine est représentative des corps par l’étendue intelligible, cela n’implique point que les corps existent nécessairement. Dieu n’est point nécessairement créateur du monde matériel ; et c’est pourquoi l’existence des corps est impossible à démontrer en toute rigueur : pour la prouver, Malebranche s’appuiera sur la révélation. Il y a donc une différence radicale entre l’étendue intelligible infinie, et l’étendue matérielle réalisée dans des êtres finis : l’étendue intelligible représente des espaces ; elle n’est pas dans des espaces ; l’étendue intelligible contient les raisons du mouvement ; mais elle n’est pas mobile : elle est intelligiblement immobile. Ces distinctions ont servi à Malebranche pour repousser l’accusation de spinozisme.

Quel rapport a l’étendue intelligible avec la connaissance des êtres particuliers ? Malebranche n’a point voulu admettre en Dieu des idées particulières d’êtres particuliers. Le principe d’individuation, tout autant qu’il y a individualité des êtres matériels, n’est pas simple : il paraît comporter un élément intelligible et un élément sensible. L’élément intelligible, ce sont les déterminations particulières en nombre infini dont est susceptible l’étendue tout en restant infinie et universelle ; l’élément sensible, c’est le sentiment qui nous attache à la considération de tel aspect de l’étendue. Il y a une particularisation intelligible de l’étendue à laquelle correspond la particularité de nos sensations.

Telle est la solution que donne Malebranche au problème de la connaissance des corps. Les corps ne peuvent être vus en eux-mêmes ; ils ne peuvent agir sur les esprits, et ils n’ont point d’existence nécessaire. L’étendue intelligible, que nous voyons en Dieu, est donc ce que nous voyons des corps. Dans son Traité des vraies et des fausses Idées, dans divers ouvrages de polémique qui l’ont suivi, Arnauld, combattant vivement Malebranche, lui reproche entre autres choses d’avoir imaginé sous le nom d’idées des êtres représentatifs à la fois chimériques et inutiles : inutiles parce que notre connaissance des objets, opération originale de l’esprit faussement assimilée à une vision, n’a pas besoin de ces intermédiaires ; chimériques ensuite parce que ces êtres représentatifs sont inventés par la même voie que les formes substantielles et les espèces de la scolastique tant décriées par Malebranche : en d’autres termes, notre perception enveloppe la connaissance des choses sans qu’interviennent en dehors d’elle des espèces qui les représentent. — Mais à cela Malebranche répond qu’Arnauld supprime le problème, et Arnauld le supprime en effet : nous ne pouvons pas admettre sans plus la certitude de la perception quand l’expérience nous montre à quelles erreurs l’élément sensible de la perception nous conduit, et nous devons bien nous demander sur quoi de réel notre perception porte : sans quoi le scepticisme serait autorisé à conclure que, même quand nous croyons connaître les corps, nous ne connaissons que nous-mêmes. De plus, Malebranche n’a pas sous le nom d’idées restauré les espèces scolastiques : les espèces des scolastiques présupposent la réalité des choses dont elles sont en quelque façon les images ; elles ont entre les choses et l’esprit une nature équivoque. Les idées, telles que Malebranche les admet, loin de représenter en toute rigueur les choses, présentent à l’esprit ce qui fait que les choses sont intelligibles, même si les choses ne sont pas ; elles sont antérieures aux choses comme des modèles qui d’ailleurs ne sont tels que parce qu’ils fournissent une essence et des propriétés clairement et distinctement connaissables. À chaque instant Malebranche rappelle à Arnauld qu’il s’agit de comprendre, non pas comment nous recevons quelque chose des corps, mais comment nous recevons la lumière sur ce que sont les corps. Dieu d’ailleurs ne répand pas la lumière dans les esprits comme une qualité qui les éclaire : mais il leur découvre sa substance comme la vérité ou la réalité intelligible dont ils se nourrissent. Il en résulte que le fondement de la connaissance des choses n’est point le fait qu’elles sont, mais leur intelligibilité essentielle. Et c’est cette intelligibilité essentielle que nous apercevons immédiatement. C’est là à coup sûr un Rationalisme idéaliste, mais c’est l’idéalisme d’une doctrine de la connaissance qui ne s’étend pas à la doctrine de l’être.

Ce qui fait donc que nous sommes capables de connaître les choses hors de nous, c’est que nous sommes unis immédiatement à Dieu comme à la raison qui nous rend raisonnables. Mais cette union immédiate avec Dieu nous découvre plus que les vérités nécessaires : elle nous découvre l’ordre immuable. Entre les idées intelligibles il y a des rapports de grandeur et des rapports de perfection. Les rapports de grandeur sont entre les idées des êtres de même nature, comme entre l’idée d’une toise et l’idée d’un pied, et les idées des nombres mesurent ou expriment exactement ces rapports, s’ils ne sont incommensurables. Les rapports de perfection sont entre les idées des êtres ou des manières d’être de différente nature, comme entre le corps et l’esprit, entre la rondeur et le plaisir. Mais on ne peut mesurer exactement ces rapports. Il suffit de savoir que l’esprit est plus parfait que le corps, sans savoir exactement de combien. Or il y a entre les rapports de grandeur et les rapports de perfection cette différence que les rapports de grandeur sont des vérités toutes pures, abstraites, métaphysiques, et que les rapports de perfection sont des vérités et en même temps des lois qui règlent pratiquement le mouvement des esprits. La connaissance de ces lois, dont dérivent des règles comme celles-ci qu’il faut aimer la justice plus que les richesses, qu’il vaut mieux obéir à Dieu que commander aux hommes, n’est pas différente de la connaissance de cette impression naturelle commune à tous les esprits, quoique les esprits ne s’y conforment pas toujours par leur liberté, et selon laquelle nous tendons au bien général. — Aussi le rationalisme de Malebranche, loin de se laisser absorber par la considération de la connaissance géométrique, est un rationalisme de la raison pratique, des jugements de valeur, autant qu’un rationalisme de la raison théorique, et il comporte déjà une idée précise de la différence de sens et d’application de ces deux sortes de raisons.

Mais il reste que, quand il s’agit de connaissance pure, c’est la connaissance géométrique de la nature matérielle, telle que la fonde la vision en Dieu de l’étendue intelligible, qui est la connaissance vraiment et complètement certaine. Pourquoi ? Parce que des propriétés de la matière nous avons des idées claires et distinctes dont les conséquences peuvent se tirer en vertu de rapports également clairs et distincts. C’est là une science, comme nous dirions aujourd’hui, a priori. Il n’en est pas ainsi de la connaissance de nous-mêmes. Tandis que Descartes professait que l’esprit est plus aisé à connaître que les corps, tandis que Descartes faisait de l’intuition de conscience quelque chose d’équivalent à la clarté de l’idée, Malebranche se refuse à appeler décidément idées les simples modifications de notre être, et il soutient que la connaissance de nous-même par sentiment ou par conscience, la seule que nous puissions avoir, est une connaissance imparfaite : d’ailleurs ce qu’elle nous fait saisir est vrai ; mais elle nous le fait saisir tel qu’il est sans en donner la raison. Quand je considère l’idée d’étendue, je peux soit voir de simple vue, soit découvrir par le raisonnement une infinité de propriétés qui y sont comprises ; la science que j’obtiens ainsi porte sur des objets qui peuvent se représenter à autrui aussi bien qu’à moi. Au contraire, je ne connais point l’âme, ni l’âme en général, ni mon âme en particulier par une idée. Je suis plus certain de l’existence de mon âme que de celle de mon corps : cela est vrai. Mais je ne sais point ce qu’est ma pensée, mon désir, ma douleur. Si je connaissais l’âme par une idée, je devrais pouvoir déduire de sa nature et savoir par suite en dehors de tout sentiment qu’elle doit éprouver telle douleur ou tel plaisir. Or ce que j’éprouve, je ne le sais que par sentiment ; je ne le sais que parce que c’est en moi que cela se passe ; je ne peux l’exprimer directement par des paroles ; je le sens, et je ne peux le faire sentir à personne comme je le sens. Notre substance nous est inintelligible à nous-mêmes ; nous ne voyons pas notre âme en Dieu ; mais, si la connaissance que nous avons de nous-mêmes par sentiment est obscure, elle n’est point fausse ; et il est remarquable que Malebranche défende la valeur du témoignage de la conscience pour ce qui nous concerne contre les théories plus simples et plus abstraites qui révoquent ce témoignage et qui résolvent bon gré mal gré les données de l’esprit en des représentations conformes à la nécessité qui gouverne le monde matériel.

Peut-être y a-t-il là une analogie intéressante à signaler entre cette position de Malebranche et celle que prendra Kant plus tard : analogie plus qu’accidentelle, car elle tient à une préoccupation commune aux deux philosophes, la préoccupation de justifier avant tout la forme de connaissance qui, comme connaissance, leur paraît la plus parfaite, à savoir la science mathématique de la nature. Instrument ou condition de la science, l’esprit ne se connaît pas aussi rigoureusement et aussi pleinement lui-même que ce qu’il connaît : vision et intuition portent avant tout sur des objets. — Pour redresser cette position, ou il faudra montrer que la science mathématique du monde matériel ne représente que la surface des choses et instituer toute une métaphysique de l’intérieur des êtres dont l’esprit fournira le modèle, — ainsi que l’a fait Leibniz ; — ou il faudra, sous la pression des sciences biologiques et des sciences morales, se rapprocher davantage du sujet et concevoir que l’idéalisme de l’objet doit avoir pour contrepartie un réalisme psychologique.

II

LA DOCTRINE DE LA PROVIDENCE
DES CAUSES OCCASIONNELLES ET DE LA
VOLONTÉ HUMAINE

Est-il nécessaire de prouver Dieu, quand non seulement la doctrine des Idées, mais toute doctrine le suppose ? Il n’y a dans le fond aucune vérité qui ait plus de preuves que celle de l’existence de Dieu. On peut même, pour mieux frapper certains esprits, en employer de sensibles, montrer par exemple que la moindre modification de notre âme étant inexplicable par l’action extérieure des corps, ne peut trouver son explication complète que dans l’existence et l’action d’un Être, capable pour la produire de connaître dans leur ensemble et dans leurs moindres effets les lois générales de la nature et spécialement les lois de l’union des âmes et des corps. Mais les meilleures preuves, selon Malebranche, sont les preuves métaphysiques, celles qui considèrent directement l’idée de l’Infini, ou, pour parler plus exactement, l’Infini. Ce sont elles que Descartes a fait valoir et comme résumées quand, de ce que l’on doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement enfermé dans l’idée qui la représente, et de ce que l’existence nécessaire est enfermée dans l’idée qui représente un Être infiniment parfait, il a conclu que l’Être infiniment parfait existe. Cet argument cartésien apparaît irréfutable, surtout si l’on prend bien garde que l’idée de Dieu, qui est l’idée, non de tel être, mais de l’Être en général, de l’Être sans restriction, de l’Être infini, n’est point une idée composée qui enferme par là quelque limitation et puisse même enfermer quelque contradiction, mais l’idée simple de l’Être absolument véritable, et qu’il n’y aurait de contradiction précisément que si l’Être absolument véritable était sans existence. Cependant le raisonnement de Descartes, si décisif qu’il lui semble, a aux yeux de Malebranche ce défaut d’être un raisonnement. Il va de l’idée de Dieu à l’existence de Dieu comme si pour la pensée l’existence de Dieu pouvait être un moment séparée de l’idée de Dieu. Il est plus conforme à ce qu’est l’existence de Dieu de dire qu’elle est aperçue par simple vue. Rien de fini en effet ne peut représenter l’Infini : si l’Infini se voit, il ne peut se voir qu’en lui-même. C’est même une impropriété de langage, quoique souvent inévitable, de parler de l’idée de Dieu : car les idées, au sens très précis du mot, ont pour rôle de représenter intelligiblement des êtres dont l’existence n’est point nécessaire ; elles impliquent la distinction de l’essence et de l’existence ; l’Être infini n’a point d’idée qui le représente et par rapport à laquelle on pourrait se demander s’il existe ou non : le concevoir, c’est le voir, et on ne peut le voir qu’il n’existe. (Recherche de la Vérité, liv. III, partie II, chap. vi ; chap. vii, 2 ; liv. IV, chap. xi, 2 ; liv. VI, 2e partie, chap. vi ; Entretiens sur la Métaphysique : Deuxième entretien.)

Dieu est donc : mais qu’est Dieu ? On doit lui attribuer toutes les perfections réelles qui sont capables d’être portées à l’infini, c’est-à-dire qui n’impliquent pas de limitations essentielles. En elles-mêmes ces perfections sont intelligibles, c’est-à-dire assez clairement et distinctement conçues comme telles pour qu’elles soient jugées appartenir à la nature de Dieu ; mais, portées à l’infini, elles sont incompréhensibles, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être embrassées par nos esprits dans tout ce qu’elles sont, et qu’elles ne doivent jamais être ramenées à notre mesure. Malebranche fait un vigoureux effort pour éliminer de sa doctrine des attributs divins tout anthropomorphisme. En ce sens il va même jusqu’à dire que c’est, rigoureusement parlant, une impropriété que d’appeler Dieu un esprit : quand on l’appelle de ce nom, ce doit être moins pour montrer positivement ce qu’il est que pour signifier qu’il n’est pas matériel. Dieu est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne sont au-dessus des corps ; de même qu’il enferme en lui les perfections de la matière sans être matériel, il comprend les perfections des esprits créés sans être esprit comme nous le sommes. Son nom véritable est : Celui qui est, l’être sans restriction, l’être infini et universel. (Recherche de la Vérité, III, partie  II, chap. ix, iv.)

Voilà ce qu’on ne doit pas oublier, même quand on dit que Dieu est étendue ou que Dieu est esprit : car l’on peut et l’on doit même le dire. Mais Dieu n’est pas étendu à la manière des corps finis, imparfaits, divisibles ; et l’étendue qu’il est, c’est l’étendue intelligible infinie qu’il a et qu’il perçoit en lui, comme participable par des créatures possibles. De plus, cette étendue intelligible infinie, perfection communicable à des êtres qui ne peuvent la recevoir que d’une façon imparfaite, n’est pas représentative de son essence absolue et ne doit pas se confondre avec l’immensité divine. L’immensité, c’est Dieu en lui-même. Dieu à la fois un et tout être, composé d’une infinité de perfections, et pourtant tellement simple que chaque perfection qu’il possède renferme toutes les autres sans aucune distinction réelle : c’est Dieu présent partout, mais par l’universalité de son être et de sa puissance, sans extension locale, et de telle sorte même que Dieu n’est dans le monde que parce que le monde est en Dieu (Entretiens sur la Métaphysique, VIII, i-x.)

Dieu est esprit, Dieu pense ; mais, tandis que nos esprits vont d’un objet à l’autre, et tandis qu’ils ne peuvent rien connaître que par leur union avec la raison divine commune à toutes les intelligences, Dieu connaît tout, sans succession, par un acte éternel, et surtout est sa lumière à lui-même. Au surplus, toute sagesse est la sagesse de Dieu, toute raison est la raison de Dieu. Si les vérités et les lois éternelles n’étaient pas Dieu même, si elles dépendaient de Dieu comme des créatures dépendent du créateur, rien ne serait assuré dans ce que nous affirmons en vertu d’idées claires et distinctes. Ici donc, Malebranche combat vivement Descartes pour se faire le défenseur du platonisme chrétien de saint Augustin. S’il n’était pas absolument nécessaire que 2 fois 4 fissent 8 ou que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, si ces vérités n’étaient telles que par un décret divin, qui nous garantirait de la permanence des vérités ? L’immutabilité du décret divin, répond-on. Mais si ce décret est rapporté à une liberté indifférente, pourquoi serait-il immuable ? Et si on le juge immuable, n’est-ce pas parce qu’on suppose la volonté de Dieu éternellement réglée par sa sagesse ? N’est-ce pas, en conséquence, parce qu’il y a en Dieu une raison qui lui est consubstantielle et que lui-même doit consulter et suivre ? N’est-ce pas parce que notre connaissance évidente est une vision de la vérité même que Dieu voit ? (Dixième Éclaircissement de la Recherche de la Vérité.) Donc Dieu est esprit parce qu’il est la raison, comme il est sage parce qu’il est la sagesse, comme il est juste parce qu’il est la justice : ses attributs lui conviennent dans le sens où ils n’ont rien de fini, où ils expriment une vérité et un ordre qui ne font qu’un avec Lui.

Après l’avoir considérée dans ses attributs, il faut « considérer la Divinité dans ses voies et comme sortant, pour ainsi dire, hors d’elle-même, comme prenant le dessein de se répandre au dehors dans la production de ses créatures ». (Entretiens sur la Métaphysique, IX, ii.) Cependant la notion de l’Être infiniment parfait ne renferme point de rapport nécessaire à aucune créature. Dieu se suffit pleinement à lui-même. Et c’est là ce qui nous interdit de penser que le monde est une émanation nécessaire de la divinité, que nous faisons partie de l’Être divin, et que toutes nos diverses pensées ne sont que des modifications particulières de la raison universelle. D’autre part, cependant, nous sommes : ce fait est constant. Dieu est infiniment parfait : donc nous dépendons de lui. Nous ne sommes point malgré lui : nous ne sommes que parce qu’il veut que nous soyons. Or de cette volonté de Dieu, parce que c’est une volonté libre, nous n’avons point d’idée claire ; pas plus que nous n’en avons une de la puissance efficace par laquelle elle exécute ses desseins. Il nous est donc impossible de la déduire de la raison divine : c’est-à-dire que la production des êtres est véritablement une création et une création arbitraire. Suit-il de là que Dieu n’ait point eu un motif pour créer ? Certes non : mais ce motif, qui est suffisant, n’est pas invincible. Descartes acceptait la création, mais se refusait à en rechercher les raisons ; Spinoza supprimait la création en identifiant à la nécessité par laquelle Dieu est cause de soi la nécessité par laquelle Dieu est cause de ses êtres, et en réduisant les êtres à n’être que des modifications de la Substance une ; d’une part une liberté sans motif, d’autre part, une nécessité sans volonté libre : Malebranche entend que la liberté de Dieu reste entière dans la création, et que pourtant, puisqu’elle a voulu créer, on puisse expliquer pourquoi : peut-être semblerait-il se rapprocher de la solution que développe Leibniz, et selon laquelle Dieu a été déterminé par sa perfection à créer, et à créer un monde que son entendement parmi tous les mondes possibles lui représente comme le meilleur. Mais Malebranche a plus que Leibniz maintenu l’absolue liberté à l’origine de l’acte de la création, et il ne souffre pas qu’elle soit dans son décret dépendante de son motif, et que le motif même puisse être tiré de la considération d’une valeur du monde que Dieu contemplerait sans l’avoir faite.

Ainsi il ne veut pas dire en toute rigueur que Dieu a créé par bonté : cette formule n’est acceptable que pour signifier que Dieu a créé, sans avoir besoin de créer, mais elle est inexacte en ce sens qu’elle paraît mettre dans la créature la fin de l’action divine ; or « c’est humaniser la Divinité que de chercher hors d’elle le motif et la fin de son action. » (Entretiens sur la Métaphysique, IX, iii.) Dieu n’a pu créer le monde que pour lui ; un Dieu ne peut vouloir que par sa propre volonté, et sa volonté n’est que l’amour qu’il se porte à lui-même. S’il crée le monde, c’est donc pour sa gloire, c’est-à-dire pour se complaire dans un ouvrage qui lui représente ses propres perfections ; mais l’univers, quelque parfait qu’on le suppose, tant qu’il est fini reste indigne d’une action qui a un prix infini. Cette difficulté ne se peut lever, selon Malebranche, que si l’on admet, comme la Religion nous en fait un devoir, que l’univers créé par Dieu est sanctifié par Jésus-Christ. L’idée de l’Incarnation, conçue sans rapport exclusif avec l’idée même de la chute, apparaît à Malebranche comme l’idée sans laquelle on ne pourrait expliquer ni la perfection que doit avoir le monde pour être à Dieu un sujet de gloire, ni les marques de dépendance qu’il doit offrir pour ne point sembler être un ouvrage nécessaire et éternel, (Entretiens sur la Métaphysique, IX, v-viii ; XIV, vi-xii ; Conversations chrétiennes, III, IV et V. — Traité de la Nature et de la Grâce, Discours I ; et Éclaircissements, II et III.)

Cet ouvrage n’en doit pas moins être le plus beau, le plus parfait qui se puisse. Mais l’est-il véritablement, quand on constate dans le monde tant de désordres, tant de monstres, tant d’impies ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu, ou même simplement permis tout ce dérèglement ? On ne s’arrête à des objections de ce genre que parce que l’on oublie la moitié du principe d’après lequel on doit estimer l’action de Dieu. Ce n’est pas seulement l’ouvrage en lui-même qui doit répondre aux perfections divines, ce sont aussi les voies par lesquelles il est exécuté. Or ces voies doivent être les plus simples, les plus universelles, les plus uniformes. Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins régulières et moins générales, ne porterait pas autant que le nôtre le caractère des attributs de Dieu. Voilà pourquoi le monde est rempli d’impies, de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu n’aurait pu les empêcher qu’en dérogeant à la simplicité de ses voies, qu’en violant les lois naturelles qu’il a établies, et qu’il a établies non certes à cause des effets monstrueux qu’elles devaient produire, mais pour des effets plus dignes de sa sagesse. Telle est la théodicée de Malebranche : elle n’est pas très éloignée, semble-t-il, de celle qu’exposera Leibniz et qu’il soutiendra lui aussi en demandant que l’on ne sépare pas dans les raisons que Dieu a eues de créer les divers attributs divins. Peut-être Malebranche est-il moins porté que Leibniz à convertir son optimisme théologique et métaphysique en optimisme naturel, et soit à résoudre le mal dans un moindre bien, soit à faire du mal un moyen d’amener un bien.

Mais ce monde, comment est-il formé ? Comment se maintient-il ? Et comment prend-il tous les aspects qu’il nous présente ? Pour ce qui est de la matière, nous savons que, si elle est créée, elle ne peut être que de l’étendue ; toutes les modalités possibles de la matière ne consistent que dans les figures sensibles ou insensibles de ses parties, et toutes ces figures n’ont point d’autre cause que le mouvement. C’est donc par les lois générales de la communication des mouvements que s’expliquent toutes les modalités de la matière. Malebranche prétend donc que l’explication exacte du monde matériel ne peut être qu’une explication mécaniste, et il soutient même comme Descartes que les animaux ne sont que des machines. C’est cependant la considération des êtres vivants qui le porte spécialement à montrer que le mécanisme n’est qu’une vérité conditionnée : certes les êtres vivants qui naissent sous nos yeux ne naissent pas, si l’on peut dire, absolument, et ne font que se dégager, en vertu de lois mécaniques, des germes qui étaient contenus dans des êtres vivants antérieurs, et ainsi de suite : Malebranche professe la théorie de l’emboîtement des germes, selon laquelle le premier individu de chaque espèce porte en lui, enveloppés les uns dans les autres, les germes de tous les individus qui dans le cours des temps représenteront cette espèce. Mais si le mécanisme est la loi du développement des êtres organisés, il n’est pas la loi de leur formation. Car si le mécanisme avait produit ses effets aveuglément, comment comprendre qu’il eût dans le moindre insecte assemblé tant de ressorts et qu’il les eût ajustés si sagement à tant de divers objets et tant de fins différentes ? Et comment comprendre qu’il eût opéré cet agencement et cet accord dans l’infinité des êtres de chaque espèce qui s’enveloppent et, par surcroît, avec l’extrême variété des espèces ? Ce qui est vrai, c’est qu’il a fallu la sagesse infinie de Dieu pour prévoir tous les effets possibles des lois de la communication du mouvement : un grain de matière poussé à droite au lieu de l’être à gauche, poussé avec un degré de force plus ou moins grand pourrait tout changer dans l’univers. Tout a donc dépendu de la première impression de mouvement communiquée par Dieu à la matière. Avant cette première impression, Dieu en a connu clairement toutes les suites et toutes les combinaisons de ces suites, non seulement toutes les combinaisons physiques, mais toutes les combinaisons du physique avec le moral, et toutes les combinaisons du naturel avec le surnaturel ; il a comparé toutes ces suites avec toutes les suites de toutes les combinaisons possibles dans toutes sortes de suppositions : cela, dans le dessein de faire l’ouvrage le plus excellent par les voies les plus simples et les plus générales. Par rapport à la simplicité des lois du mouvement la complication merveilleusement ordonnée des êtres vivants est telle que l’on serait presque porté à croire que Dieu crée et conserve les animaux et les plantes par des volontés particulières ; mais cette supposition ôterait à la Providence sa généralité et lui prêterait le caractère d’une intelligence bornée. Il faut donc croire plutôt que Dieu, par la première impression du mouvement qu’il a communiqué à la matière, l’a si sagement divisée qu’il a formé tout d’un coup des animaux et des plantes pour tous les siècles. (Entretiens sur la Métaphysique, XI, ix). Ainsi Malebranche restaure d’une certaine façon la considération des causes finales que Descartes avait exclue non seulement de la science proprement dite, mais encore de la métaphysique : et nous avons dit le rapport qu’avait chez Descartes cette exclusion avec la doctrine qui des vérités éternelles faisait des créations de la liberté divine. Malebranche soutenait au contraire que Dieu a ordonné l’univers en consultant sa raison et que nous-mêmes, comme êtres raisonnables, nous consultons cette même raison, doctrine qui nous laisse le droit de rechercher les causes finales. « Je ne puis rien démontrer, dit-il, de la véritable religion ni de la véritable morale, que je ne connaisse les fins de Dieu, non pas toutes, mais seulement celles qu’il a dans la création et dans la conservation de notre être. » (Conversations chrétiennes, III.) Mais il dit aussi au même endroit que « la connaissance des causes finales est assez inutile pour la physique ». (Conversations chrétiennes, III.) Au reste pour lui, remarquons-le bien, la finalité n’est pas un ordre nouveau de raisons qui s’ajouterait ou s’imposerait dans le monde même aux raisons tirées des lois générales du mouvement : la finalité, c’est la préordination, en Dieu, du mécanisme, non une limitation de ce mécanisme dans le monde même. En maintenant ainsi le mécanisme comme explication physique suffisante, Malebranche semble admettre, ainsi que le fera aussi Leibniz, que la restauration de la finalité doit se faire sans porter atteinte aux moyens de connaître la matière en elle-même que nous fournit le mécanisme ; même Leibniz ne se contente pas de la représentation en Dieu des fins et de leur rapport avec le mécanisme ; il y fait correspondre dans la nature des aspirations à des fins : tandis que pour Malebranche il n’y a point de causes finales dans la nature, car il n’y a dans la nature aucune sorte de causes, et même, à parler exactement, le monde n’est pas une nature.

C’est qu’en effet pour Malebranche Dieu seul est cause, et nous touchons ici à la doctrine qui est, avec la doctrine de la vision en Dieu, une doctrine capitale du système. C’est l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des anciens que d’avoir admis, dans le monde, des formes, des qualités, des vertus et des êtres réels capables de produire certains effets par la force de leur nature : en réalité, comme il n’y a qu’un seul vrai Dieu, il n’y a qu’une seule vraie cause, et la considération intellectuelle aussi bien que le culte du vrai Dieu, doivent écarter ces fausses divinités subalternes que l’on imagine dans le monde sous le nom de causes. Une cause véritable est telle qu’entre elle et son effet l’esprit aperçoit une liaison nécessaire, nécessité qui ne porte d’ailleurs que sur le rapport de l’effet à la cause, non sur l’action même de la cause qui peut être et qui est en réalité entièrement libre. Cela étant, il apparaît évident que ni les corps, ni les esprits finis ne peuvent agir isolément par eux-mêmes, et qu’ils ne peuvent non plus agir les uns sur les autres par une puissance résultant de leur union.

Si, au lieu de nous en tenir à l’imagination et aux sens, nous consultons l’idée claire et distincte que nous avons des corps, c’est-à-dire l’idée géométrique de l’étendue, nous apercevons que sans doute la matière est essentiellement mobile, mais qu’elle a seulement une capacité passive, non une capacité active de mouvement. Car il n’y a rien dans l’étendue qui implique une force motrice. Sans doute, nous observons qu’une boule, quand elle en choque une autre, lui communique son mouvement : mais de cette observation il faut conclure simplement que le choc des corps est nécessaire, en conséquence de l’ordre de la nature, pour que les mouvements se communiquent, non que les corps se meuvent réellement les uns les autres, car ils ne sauraient se transmettre une puissance qu’ils n’ont point. La force motrice d’un corps n’est que l’efficace de la volonté de Dieu qui le conserve successivement en des lieux différents. On peut dire seulement en un sens que le corps qui en rencontre un autre est la cause physique du mouvement reçu par ce dernier, parce que c’est à son occasion que le second a été mû en conséquence des lois naturelles : disons plus exactement qu’il est la cause occasionnelle qui détermine la cause véritable à agir de telle façon en telle rencontre.

De même les esprits finis, si l’on réfléchit sur la pensée qui est leur essence, sont bien capables de connaître, de sentir, de vouloir, mais cette capacité n’est point en eux une puissance. Ils ne peuvent rien connaître si Dieu ne les éclaire ; ils ne peuvent rien sentir si Dieu ne les modifie ; ils ne peuvent rien vouloir si Dieu ne les meut vers le Bien en général, c’est-à-dire vers Lui. Sans doute par l’attention il semble que nous provoquions la présence des idées, et en ce sens l’attention peut être dite une cause naturelle de nos connaissances : mais ce n’en est qu’une cause occasionnelle, qui détermine Dieu en vertu d’une loi générale à répandre en nous la lumière que nous désirons.

Enfin quand on dit que les corps et les esprits agissent les uns sur les autres en vertu d’une puissance résultant de leur union, on se réfère à la notion la plus obscure qui soit. Sans doute les perceptions des sens nous sont données à la suite d’ébranlements imprimés au cerveau : mais entre ces ébranlements qui sont des modifications de l’étendue matérielle et les perceptions qui sont des modifications de notre âme il n’y a point cette liaison nécessaire qui ferait des premiers de véritables causes : ils ne peuvent être que des causes occasionnelles. Pareillement la volonté des esprits n’est point capable de mouvoir le plus petit corps qu’il y ait au monde : il n’y a point de liaison nécessaire entre la volonté que nous avons de remuer notre bras et le mouvement de notre bras. Pour être véritablement les causes du mouvement de notre bras, il nous faudrait connaître toutes les conditions organiques qui permettent à ce mouvement de s’accomplir : car une cause véritable doit savoir ce qu’elle fait et comment elle le fait. Or un joueur de gobelets tout à fait ignorant ne laisse pas de remuer son bras plus savamment que le plus habile anatomiste : la volonté de mouvoir le bras n’est donc que la cause occasionnelle qui détermine Dieu en vertu des lois générales de l’union de l’âme et du corps à produire tel mouvement. L’apparente influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme se ramène à une correspondance réciproque de leurs modalités, appuyée sur le fondement de la puissance de Dieu et de la sagesse de ses lois.

Il n’y a donc point dans le monde de cause véritable, et l’on ne doit pas s’imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable cause. Dieu seul est cause, et les causes dites naturelles ne sont que des occasions. À cette doctrine Malebranche a été conduit par le profond sentiment qu’il avait de la présence et de l’action universelle de Dieu : mais c’est en combinant les inspirations de ce sentiment avec certaines thèses ou tendances de la philosophie de Descartes qu’il a constitué cette doctrine. D’abord il reprend avec Descartes la conception scolastique d’après laquelle la conservation du monde est une création continuée, et il la reprend en développant des idées cartésiennes qui lui donnent un sens plus clair et plus complet : car le monde, tel qu’il est, selon la connaissance claire et distincte que nous en avons, ne contient aucune vertu, aucune force qui lui permette de subsister par lui-même après avoir été créé. Sans doute les scolastiques qui ont admis que l’action des créatures ne peut s’effectuer sans un concours immédiat de Dieu paraissent se rapprocher de la vérité ; mais où ils pèchent quand même, c’est dans leur tendance à croire que l’action des créatures mêle une certaine efficacité propre à l’efficacité de la puissance divine : c’est l’efficacité de la puissance divine qui constitue tout ce qu’il y a d’efficace dans leur action. (Quinzième Éclaircissemeni.) Malebranche invoque donc le principe cartésien des idées claires pour rejeter des esprits comme des corps toute force causale : il s’appuie en outre, dans la philosophie de Descartes, sur le dualisme de la pensée et de l’étendue qui paraît bien rendre logiquement impossible toute influence de l’âme sur le corps comme du corps sur l’âme : en fait Descartes avait admis cette influence, et n’avait pressenti que vaguement et par endroits l’occasionnalisme qui devait sortir de sa doctrine. Mais que l’occasionnalisme dût assez naturellement en sortir, c’est ce dont témoignent à côté de Malebranche d’autres philosophes, disciples de Descartes, qui le professent avec plus ou moins de précision ou de rigueur, de la Forge, Gordemoy en France, Geulinex en Hollande.

Il importe d’ailleurs de se bien représenter dans tout son sens exact l’occasionnalisme de Malebranche : on insiste peut-être trop sur ce qu’il rejette de la causalité naturelle sans assez rappeler ce qu’il en retient. Les causes occasionnelles ne sont point des causes véritables : soit. Ce n’est pas à dire pour cela qu’elles n’aient point un rôle positif dans l’explication de l’univers. Tant s’en faut ! Elles diversifient les effets des lois uniformes : et par là, pour rendre compte des effets particuliers, elles permettent de ne point recourir à des volontés particulières de Dieu, mais essentiellement à ses volontés générales. Pour que la cause véritable agisse selon des lois, il est absolument nécessaire qu’il y ait quelque cause occasionnelle qui détermine l’efficacité de ces lois. Si le choc des corps, ou quelque autre chose de semblable, ne déterminait l’efficacité des lois générales de la communication des mouvements, il serait nécessaire que Dieu mût les corps par des volontés particulières. De même les lois de l’union de l’âme et du corps ne sont rendues efficaces que par les changements qui arrivent dans l’une ou dans l’autre de ces deux substances. — Autrement dit, ce sont les causes occasionnelles qui rendent possible l’accord de la diversité avec la régularité des changements. (Cf. Traité de la Nature et de la Grâce : Second discours, art. 2 et 3.)

L’occasionnalisme de Malebranche semble voisin de la doctrine leibnizienne de l’harmonie préétablie, et par la nature des difficultés auxquelles il tâche de répondre, et par celle de la solution qu’il apporte. Leibniz va admettre, lui aussi, qu’il n’y a point entre l’âme et le corps de réciprocité d’action, et, d’une façon générale, qu’il n’y a point d’action des substances les unes sur les autres ; que les rapports des êtres sont des rapports de correspondance dus à une harmonie préétablie par Dieu. Mais, à la différence de Malebranche, Leibniz ne refuse pas aux êtres un pouvoir d’agir : il réclame seulement que ce pouvoir leur reste intérieur, et c’est plutôt la possibilité d’une influence exercée au dehors qu’il récuse. Il reproche d’ailleurs à Malebranche d’imposer à Dieu une intervention perpétuelle qui tient du miracle et ne saurait constituer un ordre naturel : critique injuste puisque Malebranche lie la causalité divine à des volontés et à des lois générales, non à des volontés et à des opérations particulières. Il lui reproche, avec plus de justice apparente, de faire l’action de Dieu miraculeuse en ce qu’elle s’impose à des êtres qui n’ayant point de nature active ne peuvent par eux-mêmes en régler l’arbitraire. Mais cette critique est peut-être décidément moins fondée en elle-même que capable de faire apercevoir la différence qui sépare la doctrine de Malebranche de celle de Leibniz : esprits ou corps, les êtres du monde ont dans la doctrine de Malebranche une essence intelligible qui s’oppose absolument à ce qu’ils deviennent n’importe quoi ; leur capacité d’être modifiés est donc déjà positivement déterminée ; en outre, ainsi que nous venons de le dire, leurs modifications, comme causes occasionnelles, marquent la forme définie que doit revêtir en telle circonstance, selon les lois générales qu’elle a établies et qu’elle suit, l’action divine. Seulement, tandis que Leibniz faisait correspondre, en l’y subordonnant d’ailleurs, à une conception rationnelle et spirituelle de l’essence des êtres et de leur rapport, une conception naturaliste et animiste des choses, c’est cette conception que rejette Malebranche comme incompatible avec le principe des idées claires et distinctes et avec la toute-puissance de la causalité divine.

À Malebranche revient en tout cas l’honneur d’avoir été le premier à poser nettement dans la philosophie moderne le problème de la causalité et d’en avoir fourni aussi bien par les parties négatives que par les parties positives de sa doctrine une solution de grande portée. Il a montré que l’usage scientifique, comme nous dirions aujourd’hui, de la notion de cause exclut tout élément de puissance ou de force en soi et se ramène à la représentation de rapports réguliers entre les modalités des êtres : pour cet usage il a donc retenu de la notion de cause la notion de loi en en rejetant celle de vertu efficace : en d’autres termes, ce qu’il y a d’intelligible dans la causalité naturelle, c’est la relation régulière qui unit ce qu’on appelle improprement la cause et l’effet, car tout dans le monde est effet ou mieux suite d’effets, Malebranche prélude donc par là à la critique de Hume, qui s’appliquera comme on sait à dépouiller la notion de cause de toute notion de pouvoir pour la ramener à la simple expérience d’une succession constante : et Hume critiquant Malebranche s’attaquera surtout à la forme et aux principes théologiques de sa doctrine. Une autre différence grave reste d’ailleurs entre eux : Malebranche a considéré comme une exigence du rationalisme même le transfert de toute cause efficace en Dieu et le rejet de tout ce qui dans la causalité naturelle n’est pas clair et distinct, de ce qui est autre que l’enchaînement régulier de modalités : c’est au contraire l’expérience sensible que Hume tourne contre l’idée d’un pouvoir causal, et voilà pourquoi il prétend ramener tout ce qu’il y a de positif dans la cause à une simple conjonction répétée de phénomènes. Kant, tenant compte de l’avertissement de Hume, mais pour combattre ses conclusions, confirmera à sa façon la tendance du rationalisme moderne inaugurée par Malebranche à voir dans la causalité scientifique essentiellement un rapport, mais un rapport nécessaire.

Retournons à nous-mêmes ; comme les corps n’ont pas seulement des figures, mais encore des mouvements, nos esprits ont non seulement des idées, mais des inclinations : et ce sont ces inclinations qui constituent leur volonté. Or leur volonté c’est essentiellement l’impression que Dieu a mise en eux pour le bien en général, c’est-à-dire pour Lui. Si Dieu ne s’aimait pas, ou s’il n’imprimait sans cesse dans l’âme de l’homme un amour pareil au sien, c’est-à-dire ce mouvement d’amour que nous sentons pour le bien en général, nous n’aimerions rien, nous ne voudrions rien. Ce mouvement naturel de l’âme est invincible : il ne dépend point en effet de nous de vouloir ou non être heureux. Tous les esprits aiment Dieu par une nécessité de leur nature ; s’ils aiment autre chose que Dieu et s’ils semblent même par là se détourner de Dieu, c’est qu’au fond par leur liberté ils détournent vers des objets particuliers cet amour de Dieu dont ils ne peuvent se détacher : notre amour des faux biens n’est pas une négation de l’amour que nous avons nécessairement pour Dieu : il en est une particularisation et une dépravation due à notre libre choix.

Car nous sommes libres, selon Malebranche, et la conscience qui nous atteste notre liberté ne doit pas céder à la fascination d’idées abstraites qui en semblent contredire le témoignage ; ce sentiment intérieur, s’il ne nous éclaire pas à fond sur la vérité, du moins ne nous trompe point sur la réalité de ce qu’il nous révèle. Mais en quoi consiste et où se manifeste notre liberté ?

La liberté ne saurait se confondre avec la volonté, puisque la volonté est dans son fond l’amour nécessaire et invincible que nous avons pour Dieu ; elle est la force qu’a l’esprit de détourner cet amour vers des objets qui nous plaisent et de faire ainsi que nos inclinations naturelles se terminent à quelque objet particulier. Or l’homme peut s’empêcher d’aimer les biens qui ne remplissent pas toute la capacité qu’il a d’aimer, et quand il aime quelqu’un de ces biens, il n’est pas forcé d’y insister, car il a toujours du mouvement pour aller plus loin. Ainsi il y a inclination, dit Malebranche, non invincibilité dans le mouvement qui porte les esprits vers ce qui n’est pas le Dieu parfait et universel : il y a liberté par conséquent.

Quel est le rapport de notre esprit aux motifs ? Lorsque deux biens se présentent à notre esprit en même temps et que l’un paraît meilleur que l’autre, l’esprit ne manque jamais de choisir celui qui dans ce moment lui paraît le meilleur. (Méditations chrétiennes, VI, 19 ; Traité de Morale,VI, 15.) On dirait que Malebranche adopte le déterminisme. Nullement pourtant. Car pour lui la résolution est autre chose que la réalisation du motif qui l’emporte : et il y a quelque chose d’irréductible aux motifs, c’est le consentement. « Ce pouvoir fait qu’elle ne ressemble pas une balance qui penche nécessairement du côté le plus pesant. (Prémotion physique, XII.) L’esprit ne peut pas ne pas choisir le motif qui, à ce moment, lui paraît le meilleur, mais il peut toujours ne pas choisir, suspendre son consentement. Comme les biens particuliers, qui sont souvent de faux biens, ne déterminent pas l’esprit invinciblement, nous pouvons, en raison du mouvement vers Dieu qui est le fond de notre volonté, réserver notre consentement, jusqu’à ce que des biens plus certains nous apparaissent. Malebranche a fait de plus en plus du consentement une sorte d’acte sui generis, irréductible aux motifs, impénétrable même d’une certaine façon à l’action divine. L’âme, ne craint-il pas de dire, est la vraie cause de ses actes libres, qu’on peut appeler moraux, puisqu’ils ne produisent rien de physique, c’est-à-dire aucun changement naturel par leur efficace propre ; elle est la vraie cause des consentements qu’elle donne aux motifs qui la sollicitent, dont Dieu seul est la cause efficace, en vertu des lois générales ; elle n’est pas la vraie cause de ses propres modalités ou des changements qui lui surviennent à la suite de ses actes bons ou mauvais moralement : encore peut-elle par l’attention solliciter de nouvelles perceptions et motions. Le consentement est un acte formel, qui est dépourvu par lui-même de la puissance qui n’appartient qu’à Dieu, mais un acte qui se suffit pour ce qu’il doit être. (Prémotion physique, X et XI.)

Les inclinations qui constituent notre volonté sont, outre l’inclination vers le Bien en général, l’amour de nous-mêmes, qui se divise en amour de l’être et en amour du bien-être, et enfin l’amour que nous éprouvons pour les autres hommes. Après avoir analysé avec sa finesse ordinaire ces diverses inclinations, Malebranche étudie les passions : tandis que les inclinations naturelles sont des mouvements de l’âme qui n’ont pas de rapport au corps ou qui n’y ont rapport qu’accidentellement, les passions sont les mouvements qui nous portent à aimer notre corps et ce qui est ou nous paraît utile à sa conservation : les passions sont aux inclinations ce que les sens et l’imagination sont à l’entendement pur. Malebranche introduit dans cette étude des passions beaucoup d’aperçus ingénieux et pénétrants : il y mêle des hypothèses physiologiques dans le genre de colles qui avaient rempli son étude de l’imagination. Descartes l’inspire, — mais il a plus de richesse et de souplesse d’observation que Descartes.

La morale de Malebranche s’inspire de ce dessein principal : accroître l’union de l’esprit avec Dieu pour diminuer d’autant la dépendance de l’esprit à l’égard du corps. Par la raison, nous entrons tous en société avec Dieu : en Dieu subsistent des rapports de grandeur qui ne sauraient déterminer chez nous que des jugements, et des rapports de perfection qui excitent en outre des sentiments. Les rapports de perfection constituent ce qu’en son langage précis Malebranche nomme l’ordre. Cet ordre est la règle immuable de la volonté ; et, comme la volonté est essentiellement amour, la connaissance de ces rapports de perfection permet de régler nos sentiments, notre volonté, notre amour. Si l’homme se rend conforme à cet ordre de perfection. Dieu le rendra heureux : entendue ainsi, la perfection dépend de l’homme, mais le bonheur dépend de Dieu. Chez Malebranche, la relation du bonheur avec la perfection a donc un caractère synthétique, c’est-à-dire que l’accomplissement de nos désirs et de notre destinée implique finalement une opération complémentaire de Dieu.

Malebranche distingue la vertu des devoirs : on peut remplir beaucoup de devoirs sans pour cela être vertueux. La vertu n’est pas seulement l’accomplissement ponctuel de devoirs particuliers ; elle est un amour habituel, libre et dominant de l’ordre immuable. La nature et la valeur propre des différents devoirs se comprennent par rapport à cette définition de la vertu. La morale de Malebranche établit entre le rationalisme et l’esprit chrétien la même proportion que le reste de sa philosophie : nous n’avons par nous seuls le pouvoir de rien achever ; à notre impuissance il faut la grâce. L’amour de l’ordre, la charité ardente et dominante ne sauraient s’acquérir sans elle.

C’est ainsi que la philosophie de Malebranche est amenée à s’appliquer au problème de la Grâce, objet de tant de controverses parmi ses contemporains. Selon lui, deux principes déterminent directement et par eux-mêmes les mouvements de notre amour : la lumière et le plaisir. La lumière nous découvre nos divers biens, et le plaisir nous les fait goûter. D’où, pour Malebranche, deux sortes de grâces : la grâce de lumière et la grâce de sentiment. Mais la grâce de lumière nous laisse entièrement à nous-mêmes : ce sont nos désirs qui l’appellent et en quelque sorte l’obtiennent. La grâce de lumière est la grâce du Créateur ; elle est antérieure au péché, et elle subsiste, quoique très affaiblie, après le péché. La grâce de sentiment, elle, est la grâce du Rédempteur. C’est le péché qui l’a rendue nécessaire ; elle est un remède. Elle consiste en un plaisir indélibéré, en un attrait prévenant, qui porte l’âme vers le bien qu’elle ne pourrait connaître ni poursuivre par ses seules forces. Jésus-Christ en est l’auteur : c’est lui qui suscite en nous « la sainte concupiscence », seule capable de faire contrepoids à la concupiscence criminelle.

Mais le problème qui arrête le plus Malebranche est sans doute celui de la distribution de la grâce. Dieu, en principe, veut sauver tous les hommes : pourquoi tous ne sont-ils pas élus ? C’est là une question analogue à celle que nous avons déjà rencontrée, ou plutôt un aspect particulier et dominant de ce problème général : Dieu veut le monde excellent : pourquoi y a-t-il des désordres ? Ici également Malebranche, pour la solution, recourt à ce principe qui lui est cher : l’accord nécessaire de la simplicité des voies avec cette volonté universelle de Dieu. Dieu veut sanctifier tous les hommes par son Église, et, de plus, il doit, en suite des voies générales, discerner les matériaux nécessaires et suffisants à la construction de ce temple spirituel : n’entrent en effet dans le monument de l’Église que les matériaux que comporte la belle et sage simplicité des voies divines. Jésus-Christ est la cause méritoire de la grâce ; et il est la cause occasionnelle qui détermine l’efficace de la cause générale en pourvoyant au salut de tels et tels hommes.

Dans cette philosophie, l’unité d’inspiration apparaît autant que la grande variété des aspects : une logique interne, mais qui n’est ni resserrée ni étroite, lie toutes les parties ; et, en même temps, les thèses dont l’ensemble constitue le système ne sont pas simplement déduites d’une seule idée : il y a plusieurs idées qui, sans cesser de faire un tout, sont vérifiées chacune à part et qui, en dehors de leurs rapports rationnels, ont une signification indépendante ou s’appuient sur des arguments propres et spécifiques. À la fois savant, psychologue, moraliste, religieux, Malebranche a une gamme très riche, et il demande qu’on ne le simplifie pas. C’est cependant ce que l’on a fait trop souvent, notamment en le confondant presque parfois avec Spinoza : il s’est défendu, et par de bonnes raisons, contre un tel rapprochement. Sans doute, les analogies semblent parfois littérales ; mais chez Malebranche les perfections divines n’ont point le caractère des attributs que Spinoza pose en sa Substance unique. Pour Malebranche, les idées sont des archétypes, mais n’impliquent pas l’existence des êtres actuels. L’étendue intelligible n’est pas matérielle, et Malebranche n’a rien du naturalisme de Spinoza pour qui la nature est infinie, intellectualisée en Dieu, nécessairement subsistante. À ce naturalisme générateur de la philosophie de Spinoza, Malebranche a à opposer un idéalisme qui, regardant comme accessoire et ultérieure la question de l’existence des corps, commence par chercher comment la connaissance en est possible. Enfin, au lieu du parallélisme spinoziste de la pensée et de l’étendue, Malebranche professe un dualisme, et, pour lui, la connaissance de l’âme diffère profondément de la connaissance des corps. Il en résulte que, aussi bien dans le domaine métaphysique qu’au point de vue moral et religieux, Malebranche ne va nullement vers le spinozisme, reste plus proche de Descartes que Spinoza, et garde la liberté de sa pensée originale et féconde.

  1. « Il n’est pas nécessaire que nous sachions exactement les raisons de notre foi, j’entends les raisons que la métaphysique peut nous fournir. » (Entretiens sur la Métaphysique, XIV, 13.)