La Philosophie française (Delbos)/Chapitre IX
CHAPITRE IX
BUFFON ET LAMARCK
C’est à l’idée de la Nature que s’attache avec une sorte de passion la philosophie française du dix-huitième siècle. Cette idée est d’ailleurs assez indéterminée pour qu’elle puisse correspondre à des exigences intellectuelles ou à des aspirations sentimentales très différentes : elle peut se rapporter à des conceptions hylozoïstes ou matérialistes, telles que nous les avons trouvées chez Diderot ; elle peut se rapporter à des conceptions spiritualistes, telles que nous les trouvons chez Rousseau. Sous ses formes les plus diverses, elle paraît du moins annoncer qu’elle déborde ou fait éclater tous les systèmes d’idées claires ; elle paraît relever entre les événements et les êtres qui la manifestent des rapports de filiation et de production qui ne sont point ceux qu’imagine un entendement pur livré à lui-même ; car c’est l’entendement, maintenant, qui est censé imaginer, tandis que l’expérience nous fait toucher la vérité. Même quand les philosophes du dix-huitième siècle invoquent ou défendent la raison, ce qu’ils signifient par ce nom, c’est non point la faculté de posséder immédiatement certaines notions ou certains principes dont doit dériver toute connaissance certaine ; mais c’est la faculté d’user en toute liberté, et sans aucune subordination à quelque puissance que ce soit, de toutes les ressources de l’esprit qui peuvent donner des connaissances, et plus spécialement c’est la faculté, pour ce qui est des choses de la nature, de consulter l’expérience et de ne relever que d’elle. C’est donc la Nature qu’il s’agit avant tout d’interpréter et d’expliquer, — par des moyens naturels et des causes naturelles. — À côté de ceux qui, suivant cette direction, sont avant tout des hommes à vues et à idées générales, il y a ceux qui sont plutôt des savants et qui lient leurs idées générales à la science qu’ils pratiquent ; il y a ceux qui sont adonnés par goût et par profession aux sciences naturelles et qui ont eu des vues pénétrant plus ou moins au cœur de ces sciences.
I
Buffon s’oppose par bien des traits au parti philosophique et avant tout à Diderot. Chez lui, rien de fumeux, rien d’agité, rien de débraillé. Un parfait détachement à l’égard de ce qui n’est pas l’objet de sa curiosité et de ses occupations, une insouciance complète de toutes les questions qui suscitent et avivent les polémiques, un amour sans affectation de sa propre place qui fait qu’il ne se laisse accaparer par aucun parti, par aucune secte, un esprit d’ordre qu’il apporte en tout et tout particulièrement dans l’organisation et la distribution de son travail, une élévation tout aisée de l’intelligence et du caractère, aucune impatience, aucune inquiétude, une imperturbable et fière sérénité : ce sont là des traits de sa personne qui, fortement imprimés dans son œuvre, font que celle-ci ne suscite aucune prévention et attire et retient ceux qui s’intéressent purement et simplement aux choses de la nature sans voir derrière elle des institutions politiques à défaire ou à refaire, des théologiens à réfréner et l’humanité à émanciper. Nous verrons même que certaines de ses nouveautés scientifiques n’ont pas chez lui le caractère décisif et absolu que réclamerait un esprit de prosélytisme ; et c’est certainement un contre-sens que, dans des livres parus à la fin du dix-neuvième ou au commencement du vingtième siècle, on entraîne Buffon avec véhémence dans des partis pris de doctrines et dans des mouvements turbulents de pensée dont il s’est, au temps où il écrivait, si remarquablement abstrait.
C’est en 1749 que Buffon donna au public les trois premiers volumes de son Histoire naturelle, œuvre dans laquelle désormais il se cantonne. Mais ce n’est pas aux sciences naturelles que s’était d’abord attachée sa curiosité. Il avait commencé par traduire de l’anglais la Statique des Végétaux de Hales et il y avait ajouté une Préface où il affirmait la nécessité de rechercher les expériences et de craindre les systèmes. Il avait également traduit le Traité des fluxions de Newton. Il avait fait diverses expériences d’optique et diverses recherches d’économie rurale. Au fond, il n’avait été animé que d’un désir général de gloire et de savoir, lorsque sa nomination à la place d’intendant du Jardin du Roi était venue donner à ses idées et à ses études une direction précise, direction que dès lors il suivit jusqu’au bout.
On sait par quelles qualités littéraires l’œuvre de Buffon s’est fait accueillir et admirer : une éloquence naturelle et qui, tout en étant continue, n’ennuie pas ; de la gravité, mais aussi de l’aisance ; de la dignité, mais aussi de la grâce ; de l’ordre, mais aussi du mouvement ; à coup sûr, dans ses descriptions, un peu trop de pompe parfois ou de coquetterie ; mais une bonne part de ces morceaux trop jolis est autant de ses collaborateurs que de lui, alors que dans les parties de son œuvre qui traitent des questions scientifiques les plus hautes, — et qui sont uniquement de lui, — la simplicité du style en égale la grandeur.
Les caractères scientifiques de son œuvre demandent être précisés. Après avoir été trop considéré comme un grand écrivain qui a fait de la science un genre littéraire, Buffon a été réclamé par les savants comme l’un des leurs. On lui a reconnu non seulement le mérite d’avoir énoncé en termes exacts les plus importants problèmes, non seulement d’avoir pressenti de ces problèmes les solutions les plus originales et les plus générales, mais encore d’avoir soutenu ses théories et ses divinations de la plus ample provision de faits. Et certainement il a le souci, et même à certains égards le goût des faits. Avant de publier ses trois premiers volumes, il avait passé dix ans non seulement à méditer, mais à s’instruire et à observer. Et il continua jusqu’au bout à s’instruire et à observer, sinon par ses yeux, au moins par les yeux des autres. « Rassemblons des faits, écrivait-il, pour nous donner des idées. » Il en rassembla certainement beaucoup, et certainement il en rassembla parfois avec un peu d’ennui et uniquement pour bien faire son métier : mais il aima surtout à rassembler ceux qui pouvaient donner occasion ou précision aux idées, ceux qui l’autorisaient à imaginer les démarches de la nature. Il a même soin parfois de séparer la partie expérimentale et la partie hypothétique.
Il s’est engagé dans son œuvre avec une conception du caractère de la science et des méthodes à employer. Il parle dans un premier Discours de la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle. C’est à tort, selon lui, que l’on veut définir la vérité en général : la vérité en général n’est qu’une abstraction. Il y a en réalité plusieurs sortes de vérités : les vérités mathématiques et les vérités physiques sont tout à fait distinctes les unes des autres. Les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définitions ; ces définitions portent sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes les vérités en ce genre ne sont que des conséquences composées, mais toujours abstraites, de ces définitions. La dernière conséquence n’est vraie que parce qu’elle est identique avec celle qui la précède, que celle-ci l’est avec la précédente et ainsi de suite jusqu’à la première supposition ; et comme les définitions sont les seuls principes sur lesquels tout est établi, et qu’elles sont arbitraires et relatives, toutes les conséquences qu’on en peut tirer sont également arbitraires et relatives. Ce qu’on appelle vérités mathématiques se réduit donc à des identités d’idées ; elles ont l’avantage d’être toujours exactes et démonstratives, mais abstraites, intellectuelles et arbitraires. Au contraire, les vérités physiques ne sont nullement arbitraires : au lieu d’être fondées sur des suppositions que nous avons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits. Une suite de faits semblables, ou, si l’on veut, une répétition fréquente et une succession non interrompue des mêmes événements fait l’essence de la vérité physique : ce qu’on appelle vérité physique n’est donc qu’une probabilité, mais une probabilité si grande qu’elle équivaut à une certitude. Ainsi dans les mathématiques on arrive à l’évidence, dans les sciences physiques à la certitude. Le mot de vérité comprend l’une et l’autre, et répond par conséquent à deux idées différentes. Les vérités mathématiques auraient été de pure spéculation et d’entière inutilité si elles n’avaient été associées aux vérités physiques : l’association s’est faite lorsque les vérités physiques ont apporté, non pas une des causes, — car les causes proprement dites, les premières causes, nous restent à jamais cachées et inconnues (pp. 15 et 29), — mais un des effets généraux qui sont pour nous les vraies lois de la nature et dont on peut déduire des effets plus particuliers. Alors l’intervention des mathématiques, qui déterminent le combien, tandis que la physique constate ou imagine le comment des choses, non seulement précise le rapport établi par la physique, mais de probable le rend certain en le vérifiant par le calcul. Seulement il y a peu de sujets en physique où l’on puisse appliquer aussi avantageusement les sciences abstraites. Dans les sciences physiques età plus forte raison dans les sciences naturelles, c’est l’expérience qui conduit à la vérité. Voir beaucoup, et revoir souvent, voir beaucoup, et voir sans dessein, car l’absence de dessein est le seul moyen de laisser à la connaissance l’étendue, la variété et la liberté : c’est sur ce conseil que Buffon insiste. (Édition in-4o en six volumes, 1837, Pillot éditeur, t. Ier, p. 14.)
Lui qui cependant ne reculera ni devant les conceptions générales, ni devant les théories, ni devant les hypothèses, il y insiste d’autant plus qu’il a d’abord à cœur de combattre Linné. Pour Linné, l’objet supérieur des sciences naturelles, c’est la classification. Déterminer et distribuer les espèces de telle sorte que l’on retrouve en quelque manière le dessein de la création : voilà l’essentiel. Or Buffon s’élève contre cette conception. Il est impossible, dit-il, de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches. Car, pour faire un système tel qu’on prétend le faire, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces. Or, pour opérer les rapprochements, on est obligé de considérer dans les êtres une partie seulement, comme si l’on pouvait juger de l’affinité des êtres par des similitudes partielles ; ensuite, pour opérer les distributions, on est forcé de négliger une multitude d’êtres ou de groupes intermédiaires. « La nature, dit Buffon, marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce, et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de telle sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet de système général. » (T. Ier, p. 16.) « Le grand défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique dans le principe même de ces méthodes. » (P. 18.) Il n’existe réellement dans la nature que des individus : les genres, les ordres, les classes n’existent que dans notre imagination. Est-ce à dire que les méthodes qui ont été données sur l’histoire naturelle en général ou sur quelqu’une de ses parties soient sans utilité ? Nullement. Mais « on ne doit s’en servir que comme de signes dont on est convenu pour s’entendre. En effet, ce ne sont que des rapports arbitraires et des points de vue différents sous lesquels on a considéré les objets de la nature ; et en ne faisant usage des méthodes que dans cet esprit on peut en tirer quelque utilité. » (P. 18-19.) — La classification propose des définitions ; mais on ne peut définir ici sans décrire exactement, et une description exacte porte aussi bien sur les apparences et les façons d’être extérieures que sur les fonctions intérieures. — Quant à l’ordre, il en est un qui est plus naturel que celui de tous les systèmes et de toutes les nomenclatures : c’est celui qui consiste à partir des divisions les plus générales telles qu’elles s’imposent à nos sens, à prendre ensuite les objets qui nous intéressent le plus ou qui sont les plus rapprochés de nous pour aller à ceux qui nous intéressent le moins et qui sont les plus éloignés. (P. 21.) — Doit-on conclure de là que Buffon verse dans l’empirisme et dans le nominalisme ? Pas tout à fait. Il est remarquable qu’il s’élève surtout contre l’idée que les classifications peuvent représenter l’ordre en soi de la nature. Mais, s’il juge indispensable avant tout les descriptions exactes, il n’estime pas qu’elles suffisent. « Il faut tâcher de s’élever à quelque chose de plus grand et plus digne encore de nous occuper : c’est de combiner les observations, de généraliser les faits, de les lier ensemble par la force des analogies, et de tâcher d’arriver à ce haut degré de connaissance, où nous pouvons juger que les effets particuliers dépendent d’effets plus généraux, où nous pouvons comparer la nature avec elle-même dans ses grandes opérations, et d’où nous pouvons enfin nous ouvrir des routes pour perfectionner les différentes parties de la physique. » (T. Ier, p. 27.)
Or l’une des raisons pour lesquelles Buffon a repoussé les systèmes de classification, c’est que ces systèmes lui semblent aboutir à une conséquence que pendant un certain temps il n’a pas admise et qui est le transformisme. Presque au début de l’Histoire naturelle des quadrupèdes, dans un chapitre consacré à l’âne, voici ce qu’il dit entre autres choses : « Si l’on admet une fois qu’il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, que l’âne soit de la famille du cheval et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme, qu’il est un homme dégénéré, que l’homme et le singe ont une origine commune, comme le cheval et l’âne ; que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu qu’une seule souche, et même que tous les animaux ne sont venus que d’un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en se perfectionnant et en se dégénérant, toutes les races des autres animaux. » Ce sont donc les systèmes de classification qui compromettent la fixité des espèces, et, cette fixité, Buffon a commencé par l’admettre autant que Linné.
Or, après avoir d’abord cru à l’invariabilité absolue de l’espèce, Buffon finit par admettre, non seulement la variation, mais encore la mutation et la dérivation des espèces animales. Sans doute il fut en partie conduit à cette conviction nouvelle par la place qu’occupaient dans sa pensée, comme idées explicatives, les idées de formation historique des mondes. En tête de son Histoire naturelle, il présente une théorie de la formation des planètes, et en particulier de la terre ; il remonte à l’origine des planètes et de leurs satellites ; s’appuyant sur la direction commune du mouvement des planètes, sur l’inclinaison de leurs orbites et sur la conformité entre la densité de leur matière et la densité de la matière du soleil, il admet qu’elles ont dû avoir une origine commune, qu’elles sont toutes sorties d’un même astre, et que cet astre est le soleil. Après avoir décrit hypothétiquement l’origine des planètes, Buffon décrivait à sa façon les phases d’évolution de la terre. Et toujours il s’applique à faire voir que le globe a son histoire, son âge, ses changements, ses révolutions, ses époques, aussi bien que l’homme. — On peut croire que cette disposition à envisager ainsi la description et l’explication de la terre ne fut pas sans exercer son influence sur son adhésion, d’ailleurs partielle et restreinte, à des idées transformistes. « Bien que la nature se montre toujours et constamment la même, elle roule néanmoins dans un mouvement continuel de variations successives, d’altérations sensibles ; elle se prête à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme, se trouvant différente aujourd’hui de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps. » (Histoire naturelle, IX.) C’est notamment en comparant les faunes des deux continents que Buffon est conduit à croire à la variabilité des espèces. « Les animaux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetisses, changés au point d’être méconnaissables. En faut-il plus pour être convaincu que l’empreinte de leur forme n’est pas inaltérable ; que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l’homme, peut varier et même se changer absolument avec le temps ; que, par la même raison, les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc… ont déjà disparu ou disparaîtront avec le temps ? Leur état, leur vie, leur être dépendent de la forme que l’homme donne ou laisse à la surface de la terre. » (Cité par Edmond Perrier, Philosophie zoologique avant Darwin, p. 64.) Ainsi, dans la pensée de Buffon, la transformation est liée à l’idée de sélection naturelle. Il a du reste discerné ou nettement affirmé d’autres causes encore de transformation : le climat, la nourriture et le climat combiné avec la nourriture. Il est arrivé ainsi à concevoir l’idée générale d’une filiation des êtres vivants. Mais cette idée, l’applique-t-il d’une façon absolue ? Il semble plutôt viser à réduire le nombre des espèces. Il admet la création directe de types qui deviennent la souche d’un genre ou d’une famille ; il ne parle point de la possibilité du passage d’un type à l’autre.
Le transformisme de Buffon est donc limité. Il s’accorde parfaitement avec son théisme. Dieu, selon lui, s’est réservé les deux extrêmes du pouvoir : la faculté de créer et celle d’anéantir. En revanche, Buffon est très nettement opposé à la doctrine des causes finales. Au sujet de la patte du cochon, il remarque que, des quatre doigts qui terminent cette patte, deux seulement sont utilisés par l’animal, et il écrit : « La nature est donc bien éloignée de s’assujettir à des causes finales dans la composition des êtres ; pourquoi n’y mettrait-elle pas quelquefois des parties surabondantes, puisqu’elle manque si souvent d’y mettre des parties essentielles ?… Nous ne faisons pas attention que nous altérons la philosophie, que nous en dénaturons l’objet qui est de connaître le comment des choses, la manière dont la nature agit, et que nous substituons à cet objet réel une idée vaine, en cherchant à deviner le pourquoi des faits, la fin qu’elle se propose. »
Quoi qu’il en soit de l’origine historique des espèces, quelle est la nature intime des êtres vivants qui les composent ? Plus on fera d’observations, disait Buffon, plus on se convaincra que le vivant et l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matière. » Au reste, la matière est formée de deux sortes de molécules : les unes, inorganiques, constituent la plupart des minéraux et tous les métaux ; les autres, organiques, composent le corps de tous les êtres vivants. Ces dernières existent en outre dans toutes les substances minérales ayant fait partie du corps des êtres vivants, telles que les calcaires, les houilles, les terres végétales. D’après Buffon, c’est dans ces substances minérales que les végétaux puiseraient avec leurs racines les molécules organiques indispensables à leur nutrition et à leur accroissement. Ces molécules passeraient ensuite, avec les organes végétaux, dans le corps des animaux qui se nourrissent de plantes, puis dans celui des carnivores. Après la mort des végétaux ou des animaux, les molécules organiques de leur corps retourneraient dans le sol où les végétaux les avaient prises.
Cette conception de la vie n’empêcha pas Buffon de professer une philosophie de l’homme qui implique la reconnaissance du dualisme cartésien. S’il admet que les facultés mentales qui sont communes à l’homme et à l’animal s’expliquent suffisamment par des ébranlements organiques, il n’hésite pas à déclarer que les facultés intellectuelles pures supposent une âme distincte du corps. En cela encore, il évite de verser dans les opinions extrêmes et il conserve à l’ensemble de sa doctrine ce caractère de modération et d’indépendance qui est si frappant chez lui et qui reste sa marque propre.
II
Ce fut sous les auspices et par la protection de Buffon que Lamarck publia son premier travail, Flore française ou Description succincte de toutes les plantes qui croissent naturellement en France, disposée selon une nouvelle méthode d’analyse et à laquelle on a joint la citation de leurs vertus les moins équivoques en médecine et de leur utilité dans les arts. (1778, in-8o, 3 volumes. Imprimerie royale.) — Lamarck avait commencé par être soldat, et vaillant soldat. Obligé pour raisons de santé de renoncer au service militaire, il avait, tout en essayant de gagner sa vie, fait diverses recherches et études scientifiques. Dès 1776, il avait composé des Recherches sur les causes des principaux faits physiques qu’il ne publia que dix-huit ans plus tard et dans lesquelles assez malheureusement il combattait les théories de Lavoisier. Dans cette même année 1776, il avait envoyé à l’Académie des sciences un mémoire sur les principaux phénomènes de l’atmosphère, où il inaugurait, non sans originalité, des études de météorologie qui, continuées, devaient lui causer de cruels déboires. Mais c’est avec la Flore française qu’il commençait à s’engager dans sa voie véritable. Si l’ouvrage plut à Buffon, ennemi des systèmes et par-dessus tout du système de Linné, c’est que Lamarck y fondait sur la méthode dichotomique un moyen incomparablement plus aisé et plus simple de reconnaître les plantes. — En 1781 et 1782, Lamarck voyagea pour servir de guide au fils de Buffon ; mais le jeune homme et son guide ne s’entendaient pas et Buffon du les rappeler. Nommé conservateur des herbiers du Jardin du Roi, Lamarck continua encore pendant assez longtemps, sans s’y enfermer exclusivement, ses travaux de botanique. — Il s’occupa aussi de géologie. Dans son Hydrogéologie (1802), il défendit la doctrine des évolutions insensibles en géologie par le jeu des causes actuelles : il fut en somme le premier paléontologiste des Invertébrés, et ses vues en géologie contribuèrent certainement à préparer ses idées sur l’évolution des êtres vivants.
L’événement qui orienta les préoccupations et les recherches de Lamarck dans un sens plus défini et dans une certaine direction théorique fut sa nomination en 1794 à la chaire de zoologie des animaux sans vertèbres du Muséum. Il a lui-même dit plus tard, dans son discours d’ouverture de l’an VIII, le grand intérêt que présentait l’étude de ces animaux. « La science, écrit-il, peut gagner infiniment dans la connaissance de ces singuliers animaux ; car ils nous montrent mieux que les autres cette étonnante dégradation dans la composition de l’organisation et cette diminution progressive des facultés animales qui doit si fort intéresser le naturaliste philosophe ; enfin, ils nous conduisent insensiblement au terme inconcevable de l’animalisation, c’est-à-dire à celui où sont placés les animaux les plus imparfaits, les plus simplement organisés, ceux en un mot qu’on soupçonne à peine doués de l’animalité, ceux peut-être par lesquels la nature a commencé lorsque, à l’aide de beaucoup de temps et des circonstances favorables, elle a formé tous les autres. » — C’est ainsi que peu à peu toute une philosophie s’est dégagée de ses recherches zoologiques. « Toute science, dit-il, doit avoir sa philosophie… Ce n’est que par cette voie qu’elle fait des progrès réels. » (Philosophie zoologique, p. 69.) Dans la constitution de cette philosophie, Lamarck a du reste eu à rejeter sur bien des points les idées qu’il avait commencé par adopter.
Par exemple, sur ce qu’est la vie, il avait commencé par être profondément vitaliste. Dans ses Recherches sur les principaux faits physiques, il avait déclaré que « ce qui constitue l’essence de la vie d’un être organique est vraisemblablement un principe inconcevable à l’homme. » (II, p. 13.) Maintenant il dit : « La vie, dans un corps en qui l’ordre et l’état de choses qui s’y trouvent lui permettent de se manifester, est assurément, comme je l’ai dit, une véritable puissance qui donne lieu à des phénomènes nombreux. Cette puissance n’a cependant ni but, ni intention, ne peut faire que ce qu’elle fait, et n’est elle-même qu’un ensemble de causes agissantes et non un être particulier. J’ai établi cette vérité le premier, et dans un temps où la vie était encore signalée comme un principe, une archée, un être quelconque. » (Syst. anal., p. 38.) Qu’est-ce donc qui explique l’apparente spontanéité des êtres vivants ? Elles n’est, selon Lamarck, qu’une réaction de l’irritabilité animale sous l’influence des agents environnants. Cette irritabilité s’explique par le rapport qu’il y a entre deux termes, dont l’un est l’état physique et chimique des substances, des liquides et des fluides subtils contenus dans le corps animal, et l’autre est l’ensemble des circonstances extérieures. De ce rapport résulte une tension, ou, comme dit Lamarck, un orgasme, cause efficiente de la première organisation. — Grâce à cette notion, Lamarck considère que la vie doit rentrer tout entière dans l’ordre des phénomènes naturels explicables scientifiquement et c’est à cette science qu’il a donné le nom de Biologie.
Avec le problème de la vie, le problème le plus important est le problème de l’espèce, lié lui-même à la question de la classification. Sur cette dernière question, Lamarck commença par partager dans une large mesure le scepticisme de Buffon ; puis il admit que devaient s’engager des tentatives de classification naturelle ; il en entreprend de cette sorte, selon l’idée d’une hiérarchie des êtres vivants graduée d’après la perfection des organes : dès lors la notion de séries naturelles s’imposait à lui et l’engageait à examiner le problème de l’espèce dans un autre esprit que celui dans lequel il l’avait jusqu’alors résolu. En particulier, tant qu’avaient duré ses recherches de botanique, il avait nettement affirmé la fixité de l’espèce. « L’Espèce, disait-il, est constituée nécessairement par l’ensemble des individus semblables qui se perpétuent les mêmes par la reproduction… Dans cette considération, on ne saurait disconvenir que les Espèces ne soient réellement dans la nature… S’il s’est trouvé des auteurs qui ont douté de l’existence même des espèces dans la nature, c’est sans doute parce qu’ils ont donné le nom d’Espèces à de simples variétés et qu’en conséquence ils ont eu l’occasion de voir s’évanouir la plupart des distinctions qu’ils avaient admises. » (Dictionnaire de Botanique. Espèce, p. 395.) Il disait même à cette époque : « Les altérations que produit la culture ne peuvent jamais changer les caractères essentiels d’une plante. » (Encyclopédie, Botan. II, Blé, p. 537.) C’est sans doute en 1799 que l’influence combinée de ses idées géologiques et de ses études zoologiques dut le conduire au transformisme. Et c’est dans le Discours d’ouverture du Cours de l’an VIII, imprimé en tête du Système des animaux sans vertèbres (1801), mais prononcé le 21 floréal an VIII (11 mai 1800), que l’on trouve la première exposition des idées évolutionnistes de Lamarck. Lui-même n’a fait aucune difficulté de reconnaître qu’il avait changé de manière de voir sur cette question. Dans l’Appendice de ses Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), on peut lire ce qui suit : « J’ai longtemps pensé qu’il y avait des espèces constantes dans la nature, et qu’elles étaient constituées par des individus qui appartenaient à chacune d’elles. Maintenant je suis convaincu que j’étais dans l’erreur à cet égard, et qu’il n’y a réellement dans la nature que des individus. » (Op. cit., p. 141.)
Devenu transformiste, que dit-il désormais de la notion d’espèce ? D’abord il explique la formation et l’existence, de cette notion par la lenteur des mutations et aussi par les limites de notre connaissance. D’autre part, contre l’immutabilité des espèces, il invoque la considération des variétés qui sont admises par tout le monde. Malgré les efforts qu’on a faits pour réduire ces variétés à n’être que des variations contenues dans les bornes d’une même espèce, beaucoup de variétés sont en fait des termes moyens situés entre des espèces avoisinantes.
Il y a donc transformation des formes animales. Mais quelles sont les causes de cette transformation ? Lamarck en a énuméré plusieurs. — Il y a d’abord influence du milieu extérieur, souvent alléguée par lui. On pourrait même croire qu’il lui attribue le pouvoir de modifier directement la formation et l’organisation des êtres. Cependant lui-même proteste contre cette interprétation de sa pensée. Après avoir dit : « Les circonstances influent sur la forme et l’organisation des animaux », il ajoute immédiatement : « Assurément, si on prenait ces expressions à la lettre, on m’attribuerait une erreur ; car, quelles que puissent être les circonstances, elles n’opèrent directement sur la forme et l’organisation des animaux aucune modification quelconque. » (Philosophie zoologique, t. Ier p. 223.) En réalité, si les conditions d’existence agissent sur les êtres vivants, c’est parce que d’elles dépendent les besoins et que la nécessité ou le désir de satisfaire à ces besoins entraîne des habitudes. — Lamarck a toujours considéré comme capital le rôle des facteurs internes, notamment de l’habitude. Il a montré surtout à quel point l’usage ou le manque d’usage d’un organe influe sur son développement. — À l’habitude, il conviendra de joindre l’hérédité. — Et on aura ainsi les deux lois énoncées sous une forme très précise par la Philosophie zoologique : — Première loi : « Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparaître. » — Deuxième loi : « Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. » — Rien de plus net. Mais il est à remarquer que cette thèse rencontrera plus tard des contradictions et que l’hérédité des caractères acquis sera niée par les néo-darwiniens.
Lamarck a entrevu une cause de variation à laquelle on sait que Darwin a accordé la plus grande importance : la lutte pour la vie et la sélection naturelle. Il a noté que les plus forts et les mieux armés mangent les plus faibles, et que les grandes espèces dévorent les plus petites. (Philosophie zoologique, p. 113.) Mais il n’a pas suivi et développé cette idée. Au reste, d’une façon générale, Lamarck est porté à attribuer le progrès des êtres organisés aux ajustements et aux forces de vie plus qu’aux conflits et aux causes de mort.
Lamarck admet qu’il existe des générations spontanées : non pas que la matière inerte tende d’elle-même à la vie ; mais excitée par des fluides subtils, comme le sont la chaleur et l’électricité, elle peut être vitalisée. Ainsi s’opèrent, non pas d’une façon constante et ample, mais d’une manière intermittente et restreinte, des passages de l’inorganique à l’organique. C’est sur les confins inférieurs du groupe qu’il appelait Polypes que Lamarck croit apercevoir ces passages.
En ce qui regarde l’origine de l’homme, Lamarck commence par noter les faits d’organisation qui le distinguent des animaux les plus élevés, et, par moments, il semble vouloir en faire un être à part ; mais il paraît être de plus en plus entraîné par sa doctrine à assigner à l’homme comme ancêtre un quadrumane arboricole voisin du singe, en tout cas à admettre que le temps et les circonstances favorables ont pu combler la distance qui sépare l’homme des animaux supérieurs.
Il fait profession de théisme. Il admet un Dieu qu’il distingue de la nature, comme la nature est distincte de la matière inerte. « Ainsi, par ces sages précautions, tout se conserve dans l’ordre établi ; les changements et les renouvellements perpétuels qui s’observent dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu’ils ne sauraient dépasser ; les races des corps vivants subsistent toutes malgré leurs variations ; les progrès acquis dans le perfectionnement de l’organisation ne se perdent point ; tout ce qui paraît désordre, anomalie, rentre sans cesse dans l’ordre général, et même y concourt ; et partout et toujours la volonté du suprême auteur de la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée. » (Philosophie zoologique, t. I, p. 101.)
Enfin on trouve chez Lamarck des vues psychologiques qui sont à noter. Il admet qu’il y a un parallélisme entre la complication du système nerveux et l’acquisition de nouvelles facultés. Il distingue l’irritabilité, directement excitée par les causes extérieures, et la faculté de sentir. La force productive des mouvements apparaît à l’intérieur avec le système nerveux ainsi que le sentiment d’existence. Ce sentiment d’existence, ou sentiment intérieur, en tant qu’ému par des sensations, donne lieu à l’instinct. Il peut aussi recevoir ses émotions de la volonté, laquelle elle-même est déterminée par le jugement. Quant aux opérations de l’intelligence, elles dépendent de l’organisation. Mais Lamarck ne méconnaît pas l’aspect psychologique du problème et il réserve la part de ce qu’il nomme le sentiment intérieur ou la cœnesthésie. Son transformisme offre des caractères originaux par l’équilibre même qu’il maintient entre des directions différentes qui ne deviennent pas exclusives l’une de l’autre. Plus mécaniste que Darwin, Lamarck fait appel à des causes qui ne sont pas toutes organiques, et il est en même temps plus finaliste que lui. Évolution mécaniste, évolution vitale et créatrice, il n’oppose pas ces aspects. Il contribue ainsi à préciser et à élargir la pensée de son siècle. Le dix-septième siècle avait lié à une métaphysique la physique mécaniste ; le dix-huitième cherche une explication totale de la nature vivante, en sa complexité, en sa diversité plastique. Et, dans ce domaine, il pose les problèmes de la façon dont ils sont source de vie pour la pensée même.