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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre V

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Plon (p. 133-152).

CHAPITRE V

FONTENELLE ET BAYLE

Après avoir rencontré bien des obstacles à sa diffusion, le cartésianisme était devenu dans la seconde moitié du dix-septième siècle la philosophie reçue de la plupart des esprits cultivés qui se mêlaient de philosopher. Mais en triomphant, il ne triomphait pas tout entier. Il subissait le sort de beaucoup de grandes doctrines qui ne font souvent accepter d’elles que ce qui est susceptible d’assimilation et d’extension logique, les résultats les plus manifestes sans les raisons plus invisibles qui les ont produits ; les méthodes les plus éprouvées sans la puissance de réflexion supérieure qui en a gouverné et par suite sait parfois en retenir le mouvement ; les idées les plus ployables à toutes les applications sans la force inventive qui les enrichit de sens nouveaux au lieu de les laisser se développer par des combinaisons purement formelles. C’est ainsi que le cartésianisme, à mesure que son influence s’étendait, voyait invoquer et mettre en œuvre la règle d’après laquelle rien ne peut se juger philosophiquement et scientifiquement que par idées claires : mais les problèmes qu’il avait cru indispensable de poser et de résoudre pour rendre raison de cette règle et en déterminer l’usage paraissaient moins utiles à aborder ; pareillement le cartésianisme voyait se répandre la confiance dans la physique telle qu’il l’avait édifiée et pour elle-même et à l’encontre de l’aristotélisme : mais il ne voyait pas se partager au même degré le souci d’atteindre les hautes conditions spirituelles qui établissent le droit de l’esprit à comprendre géométriquement la nature et à se distinguer essentiellement d’elle. En somme le succès de plus en plus considérable du cartésianisme à ce moment se marque surtout par un éveil puissant de la curiosité scientifique qui dans Descartes s’attache de préférence à la méthode et à la physique, et tend à délaisser la métaphysique.

Ce cartésianisme positiviste ou semi-positiviste pouvait aussi se tourner plus ou moins contre le christianisme, et user de procédés rationnels d’investigation et de critique pour atteindre plus ou moins directement ces vérités de la foi que Descartes avait mises à part. Il a donc contribué à préparer la philosophie du dix-huitième siècle et les thèses de l’Encyclopédie. Celui qui le représente éminemment, c’est Fontenelle.

Fontenelle voulut d’abord être un bel esprit, et il ne cessa point de l’être. C’est entre des Lettres Galantes et des Pastorales qu’il écrivit les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), et dans sa façon de toucher aux questions scientifiques et philosophiques il ne s’abstient pas, tant s’en faut, de préciosité. Au fond il poursuivait par là le même genre de succès, avec une matière seulement tout autre, et il ne pouvait guère se dispenser d’user un peu des mêmes moyens. « Je ne demande aux dames, pour tout ce système de philosophie, que la même application qu’il faut donner à la princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l’intrigue et en connaître toute la beauté. » (Entretiens sur la pluralité des mondes : Préface, Œuvres complètes de Fontenelle, 1818, t. II, p. 4.) La science était devenue une mode : la faire entendre de ceux qui l’acceptaient principalement à ce titre, telles furent sans doute ses premières intentions qui heureusement pour lui furent servies par une intelligence sensiblement supérieure à ce désir et qui le conduisirent à ce rôle de grand interprète des idées scientifiques du temps, non pas seulement pour les ruelles, les salons et les marquises, mais même pour les esprits cultivés et réfléchis qui sans connaissances spéciales étaient capables de suivre les grandes lignes d’une démonstration ou d’une découverte de savant : « Entrez dans son magasin, il y a à choisir », dit La Bruyère dans le cruel portrait qu’il a tracé de lui sous le nom de Cydias. Ce fut le mérite de Fontenelle de finir par faire un choix et de le faire selon son aptitude véritable. Il garda de ses prétentions littéraires l’art de piquer la curiosité, de communiquer le sentiment de la simplicité des explications comparée à la difficulté des problèmes, d’imprimer aux idées une marche légère, alerte, imprévue, de glisser adroitement les sous-entendus qui laissent le soin de deviner ou de conclure : le tout avec une fantaisie souriante et aussi une ironie discrète qui rappelle constamment, même au cours des affirmations les plus justement posées en apparence, la nécessité d’avoir dû se défier et de ne devoir jamais être dupe.

Mais toute cette subtilité et cette ingéniosité sont souvent des façons de rendre sensibles des procédés plus intellectuels : Fontenelle aime à traiter les idées par l’analyse, à aller jusqu’au bout des principes qu’elles supposent et des conséquences qu’elles enfantent : cela sans doute en imitant les géomètres, mais en usant aussi beaucoup de ces rapprochements par analogie qui étendent, quoique superficiellement, le champ d’application des idées reçues. Cette annexion de la science à la littérature que Fontenelle a opérée et qu’une bonne part des écrivains du dix-huitième siècle ont confirmée, a l’incontestable avantage de rappeler les droits qu’ont les esprits non initiés à la science à se rendre compte du mouvement de la science, comme aussi de leur rappeler le devoir de ne pas vivre seulement de formes agréables. Mais il peut aussi en résulter des inconvénients ; et ce sont les interprètes littéraires de la science qui parfois lui font dire ce qu’elle ne dit réellement pas.

Fontenelle a fait son éducation scientifique par le cartésianisme : et il a dit ce qu’il croyait avoir surtout appris chez Descartes et ce qu’il en avait retenu : « Avant Descartes, on raisonnait plus commodément ; les siècles passés sont bien heureux de n’avoir pas eu cet homme-là. C’est lui, à ce qu’il me semble, qui a amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaucoup plus estimable que sa philosophie même, dont une bonne partie se trouve fausse ou incertaine, selon les propres règles qu’il nous a apprises. » (Digression sur les anciens et les modernes, t. II, p. 358.) Il faut ajouter qu’avec sa méthode de raisonner Fontenelle a gardé l’idée que « tout le jeu de la nature consiste dans les figures et dans les mouvements des corps ». (Digression sur les anciens et les modernes, p. 356.) Son adhésion à la physique cartésienne se maintient d’un bout à l’autre de sa vie, malgré même l’avènement de la physique newtonienne ; à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, il écrivait, pour défendre Descartes, la Théorie des tourbillons avec des réflexions sur l’attraction, 1752.

Les Entretiens sur la pluralité des mondes sont une façon de faire connaître la physique de Descartes en l’appliquant à un sujet qui devait exciter la curiosité de l’imagination autant que de l’esprit. Sans doute il commettait une certaine infidélité à Descartes en reportant sur la possibilité de mondes semblables au nôtre la réflexion impatiente de dépasser les horizons de notre monde sensible, en détournant vers des objets encore physiques, mais immenses et lointains, des besoins au fond métaphysiques. Dans une lettre à Chanut du 6 juin 1647 Descartes écrivait : « Bien que je n’infère point pour cela qu’il y ait des créatures intelligentes dans les étoiles ou ailleurs, je ne vois pas aussi qu’il y ait aucune raison par laquelle on puisse prouver qu’il n’y en a point ; mais je laisse toujours indécises les questions qui sont de cette sorte, plutôt que d’en rien nier ou assurer. » (Éd. Adam et Tannery, t. V, p. 55.) Fontenelle, lui, va mieux aimer assurer quelque chose de ces questions que des questions qui touchent à la spiritualité de l’âme ou à l’existence de Dieu : il sait bien au reste que derrière la marquise avec qui il s’entretient il trouvera tout un public tout prêt à l’écouter et à se laisser instruire.

Car il ne vient pas seulement lui plaire, à ce public, il l’instruit réellement. Songeons bien que le système de Copernic n’avait pas été professé explicitement par ceux-là mêmes qui, comme Descartes et Pascal, l’admettaient au fond, qu’il ne semblait pas relevé des interdictions qui avaient pesé sur lui et qu’il ne s’était pas encore rendu familier aux intelligences simplement cultivées. C’est Fontenelle qui a préparé cette familiarité. Le système de Copernic combiné avec le mécanisme universel de Descartes : telle est la base scientifique de cette exposition qu’il donne de la pluralité des mondes, et, bien que le souci des « agréments » rapetisse parfois sa manière, la grandeur du sujet et des perspectives qu’il ouvre la rehausse çà et là tout naturellement, et l’imagination de l’écrivain, qui d’ordinaire craint plutôt de s’exalter, finit par se laisser entraîner au mouvement des mondes qu’elle retrace.

Selon une remarque de Bayle, il y a dans ce livre de science autant de philosophie que de physique. Quelle philosophie ? Celle qui résulte du sentiment de la disproportion qu’il y a entre l’immensité de l’univers et la petitesse de l’homme. Fontenelle n’a cure de nous relever par la pensée comme Pascal, ou, s’il nous relève par elle, c’est bien peu, et en faisant ressortir ce que la raison humaine a de tardif et de borné. D’abord la découverte du véritable système de l’univers met en évidence les misérables préjugés qui ont si longtemps empêché de le reconnaître : les Anciens croyaient que les corps célestes étaient immuables par le même motif qui ferait croire à des roses éphémères que le jardinier est éternel ; ils mesuraient les choses à la brièveté de leur vie et à l’étroitesse de leurs observations. Le système de Copernic nous a remis à notre place et nous a appris à ne plus juger des mondes par le point de vue où nous sommes placés. « Notre folie est de croire que toute la nature, sons exception, est destinée à nos usages ; et quand on demande à nos philosophes à quoi sert ce nombre prodigieux d’étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu’elles font toutes, ils vous répondent froidement qu’elles servent à leur réjouir la vue… Je sais bon gré à Copernic d’avoir rabattu la vanité des hommes, qui s’étaient mis à la plus belle place de l’univers ; et j’ai du plaisir à voir présentement la terre dans la foule des planètes. » (Premier soir, p. 12, p. 15.) À cette façon de dénoncer les illusions anthropocentriques se mêle l’idée toujours présente, insinuée quand elle n’est pas directement énoncée, de la relativité de notre science. En particulier, la pensée qu’il y a des habitants dans les autres planètes, et que ces habitants sont autrement constitués que nous, est bien faite pour nous détourner d’attribuer une importance exagérée à notre vérité humaine. « Nos sciences ont de certaines bornes que l’esprit humain n’a jamais pu passer. Il y a un point où elles nous manquent tout à coup ; le reste est pour d’autres mondes, où quelque chose de ce que nous savons est inconnu. » (Troisième soir, p. 44.) Fontenelle use d’une conjecture qu’exploitera abondamment la philosophie du dix-huitième siècle : « On dit qu’il pourrait bien nous manquer un sixième sens naturel, qui nous apprendrait beaucoup de choses que nous ignorons. » (Troisième soir, p. 44.) De la possibilité de ce sixième sens, Fontenelle est porté à induire que la science due à nos cinq sens n’est qu’un mode de connaissance parmi d’autres ; et c’est cela qui certes chez le cartésien Fontenelle n’est plus cartésien ; toute la Métaphysique de Descartes était précisément destinée à nous assurer absolument des principes de notre science. Au reste, Fontenelle prend un singulier plaisir à faire mouvoir son esprit parmi ces vraisemblances que Descartes tenait pour rien auprès de la certitude qui seule compte. Il incline à penser que le bon sens est la chose du monde la moins bien partagée, et il est imbu de cette notion aristocratique de la science qui la réserve à une élite. Parlant de ses idées sur les mondes : « Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple. » (Sixième soir, p. 72.) Il ne se soucie d’être vulgarisateur que pour une aristocratie ; et il dirait, avec le sentiment d’un Renan : si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir.

Les Entretiens sur la pluralité des mondes pouvaient contribuer à affaiblir l’autorité des croyances religieuses positives, et c’est sans doute un résultat qui n’eût pas outre mesure contrarié Fontenelle ; mais ils ne laissaient pas trop transparaître ce dessein. L’Histoire des oracles (1687) le manifeste davantage, avec du reste tous les dehors qui conviennent à la fois à la circonspection et à la subtilité d’esprit de Fontenelle. Un érudit hollandais venait de traiter dans un livre cette question : est-il vrai, comme l’ont soutenu les premiers Chrétiens, que les oracles de l’antiquité étaient rendus par des démons et que ces oracles ont immédiatement cessé après la venue du Christ ? L’ouvrage répondait négativement. Après avoir songé à le traduire, Fontenelle le refait, l’allège, l’ordonne mieux. Répondre positivement à la question, observe Fontenelle, n’est point du tout réclamé par la Religion vraie qu’il faut savoir distinguer des préjugés qui s’y attachent ; mais Fontenelle avait moins à cœur cette distinction qu’il ne le laissait entendre. Les premiers chrétiens ont sans nécessité renforcé le rôle des démons sous l’influence d’idées platoniciennes qui n’avaient aucun fondement ; ils ont cru aux oracles sous l’influence des traditions anciennes qu’ils n’ont point vérifiées ; quand on essaie de remonter jusqu’aux témoignages primitifs qui assuraient de l’existence et de la vérité des oracles, ces témoignages se dérobent. « Assurons-nous bien du fait, dit Fontenelle, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. » (Chap. iv, t. II, p. 98.) L’homme a un amour du merveilleux qui le rend naturellement crédule, et il a un respect de la tradition qui confirme sa crédulité ; cette crédulité encourage à son tour la fourberie qui a intérêt à l’exploiter. Ainsi se démasquent les oracles anciens ; ils auraient pris fin sans la venue du Christ, confondus par le progrès de la raison, et la venue du Christ ne les a pas fait immédiatement disparaître, pas plus qu’elle n’a supprimé certaines survivances du paganisme dans la Religion nouvelle. Fontenelle énonce et applique des règles de rationalisme critique qui certainement dans sa pensée dépassaient la question des oracles pour devoir s’appliquer à la question des miracles et du surnaturel Chrétien : son procédé, qui trouvera au dix-huitième siècle tant d’imitateurs, consiste à faire intervenir entre le paganisme et le Christianisme des analogies qui inviteront tout naturellement à accabler le second sous les arguments qui ont ruiné le premier ; et toute l’aptitude qu’a son esprit à l’ironie et à l’allusion voilée lui rend encore plus aisé l’usage de cette méthode oblique.

À l’Histoire des oracles se lie assez naturellement son opuscule sur l’origine des fables. « Étudions l’esprit humain dans une de ses plus étranges productions ; c’est là bien souvent qu’il se donne le mieux à connaître. » (T. II, p. 388.) Or comment naissent les fables ? Il faut nous représenter dans l’humanité primitive un état d’ignorance et de barbarie dont nous avons à peine l’idée ; à mesure que l’homme est plus ignorant et a moins d’expérience, il voit plus de prodiges ; c’est-à-dire qu’il est plus sujet à voir des choses qui ne sont pas. Le merveilleux qu’il imagine, il le transmet à ses semblables qui, avec la même ignorance et le même goût, non seulement l’acceptent, mais encore l’augmentent et le transforment, mais de façon à en laisser tomber l’élément de vérité qui pouvait s’y mêler à l’origine. Car dans cette invention des fables l’homme a obéi à la tendance qui le portait à rechercher les causes, et c’est de son expérience qu’il s’est servi pour déterminer ces causes ; mais expliquant comme nous faisons aujourd’hui l’inconnu par le connu, il avait le désavantage de ne connaître que les choses les plus grossières et les plus palpables, tandis que nous avons découvert par l’usage ce que sont des poids, des ressorts, des leviers et que nous pouvons en composer la mécanique du monde. Ce qui a entretenu les fables et la croyance dont elles sont l’objet, c’est la tendance à inventer des choses semblables à celles qui sont acceptées et à les pousser plus loin par des conséquences, c’est ensuite le respect aveugle de l’antiquité et de la prétendue sagesse des ancêtres. Mais l’espèce d’imagination qui a donné naissance aux fables n’est pas le propre d’une race ou d’une latitude : elle appartient à un degré qui est le degré inférieur du développement mental de l’homme. Toutes les nations, à l’exception du peuple élu, ont imaginé ce qu’il y a d’étrange dans leurs fables à un moment où elles étaient encore dans l’ignorance, et c’est la puissance de l’habitude qui les a attachées à ces inventions. « Ne cherchons donc pas autre chose dans les fables, conclut Fontenelle, que l’histoire des erreurs de l’esprit humain. Il en est moins capable, dès qu’il sait à quel point il l’est. Ce n’est pas une science de s’être rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens et des Grecs ; mais c’en est une de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les Grecs à ces extravagances. Tous les hommes se ressemblent si fort, qu’il n’y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire trembler. » (T. II, p. 398.) Par ces nettes et persistantes indications, Fontenelle se trouve avoir déjà constitué, de l’avis de M. André Lang (Mythes, cultes et religions, traduction française de Marillier, p. 617), l’essentiel de la théorie anthropologique des mythes.

Pour s’affermir dans la position qu’il prend sur ces divers sujets, il a un argument dont il use sans cesse : c’est que l’homme est dupe de la tradition, du respect aveugle de l’antiquité. S’il y a là une illusion, on peut dire que Fontenelle s’en est tôt et complètement dégagé. Dès qu’il prend parti dans la querelle des anciens et des modernes, on peut deviner sans le savoir de quel côté il sera. Il intervient pour donner aux partisans des modernes l’appui de raisons scientifiques. Il invoque pour les justifier non pas précisément l’idée de la fixité des lois de la nature qui en la matière ne prouverait rien, mais l’idée d’une certaine puissance constante qu’a la nature de produire des effets de même valeur. « Là nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes ; et certainement elle n’a point formé Platon, ni Démosthène, ni Homère, d’une argile plus fine, ni mieux préparée que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes d’aujourd’hui.  » (Digression sur les anciens et les modernes, t. II, p. 353.) Peut-être la nature veut-elle que certains climats soient plus favorables à certaines productions ; mais ce qui est vrai des fruits de la terre l’est beaucoup moins de ces fruits particuliers que sont les intelligences. Les intelligences se forment les unes sur les autres et sont capables d’acquérir par la lecture et la culture ce qu’elles n’ont pas naturellement. Il est curieux d’observer que Fontenelle, après avoir paru admettre que la nature produit les esprits avec une fécondité toujours pareille, considère que ces esprits sont surtout aptes à s’éduquer, à se façonner : en d’autres termes il semble accorder plus à l’éducation qu’à la nature dans l’établissement des esprits ; en quoi il annonce une thèse que le dix-huitième siècle développera amplement. Et par là aussi il aboutit à une autre façon de justifier les partisans des modernes : les anciens ont pu avoir la gloire d’inventer en beaucoup de choses presque sans mérite parce qu’ils avaient tout ou presque tout à trouver, et leurs inventions se sont faites parmi beaucoup de tâtonnements et d’erreurs ; les hommes d’aujourd’hui ont souvent plus de mérite à perfectionner certaines inventions qu’ils n’en auraient eu à les faire ; mais aussi ils profitent de ce qu’ont amassé leurs prédécesseurs. Tous les hommes, ainsi que l’avait déjà noté Pascal, sont comme un seul homme qui aurait vécu depuis le commencement du monde jusqu’à aujourd’hui, et il faut seulement ajouter que cet homme n’aura pas de vieillesse. Fontenelle considérait peut-être que dans les lettres le progrès n’est pas si évident et si régulier que dans les sciences, quoique là encore il soit porté à l’affirmer ; mais il ne cesse de redire que toute explication raisonnable du développement de l’humanité doit tourner à l’avantage des modernes ; les modernes ne peuvent que raisonner avec plus de rigueur et avoir plus de lumière ; ces avantages-là, pour Fontenelle, défient toute concurrence.

Fontenelle est donc tout plein de l’idée de progrès, au point de lui faire signifier l’abjuration et même au besoin la dérision du passé. Il semble sans doute participer par là de l’esprit qui avait poussé Descartes, Malebranche et même Pascal à repousser l’autorité, pour ne tenir compte en matière de science que de la raison et de l’expérience ; mais, outre qu’il désavoue volontiers cette règle de l’autorité pour des sujets que Descartes, Malebranche et Pascal laissaient au contraire de parti pris soumis à l’autorité, il marque d’une note propre cette indépendance à l’égard des traditions ; il y met, autant que la résolution de voir clair par lui-même, la satisfaction de n’être point en retard, et même si possible d’être on avance sur son temps, pour le moins de marcher avec son siècle. Et l’on sait à quel point se sentir dans le mouvement est devenu pour beaucoup d’esprits une marque suffisante de vérité.

Les Éloges de savants que Fontenelle prononça en qualité de Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences furent pour lui de nombreuses occasions d’assouplir sa conception de la science ; s’il resta fidèle jusqu’au bout à la physique cartésienne, il sut cependant reconnaître le génie, pénétrer et même dans une large mesure accepter les desseins scientifiques de Newton : dans le parallèle qu’il faisait entre Descartes et Newton, il disait : « Les principes évidents de l’un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu’ils sont ; les phénomènes ne conduisent pas toujours l’autre à des principes assez évidents. » (Éloge de Newton, t. Ier, p. 394.) Il conçoit de plus en plus la nécessité de faire sa place à l’expérience ; mais il réclame des explications qu’elles aient la clarté et la rigueur des explications géométriques, même quand elles portent sur d’autres objets. Dans sa Préface sur l’utilité des mathématiques et de la physique, et sur les travaux de l’Académie des sciences, il dit : « L’esprit géométrique n’est pas si attaché à la géométrie qu’il n’en puisse être tiré et transporté à d’autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence, en sera plus beau, toutes choses d’ailleurs égales, s’il est fait de main de géomètre. » (T. Ier, p. 34.)

Cependant dans cette même préface il marque avec force ce qu’il faut entendre par la science, et il entend par la science les sciences mathématiques, physiques et naturelles ; s’il admet que la géométrie peut pénétrer dans toutes, il ne règle pas d’avance la part qu’elle doit avoir en chacune d’elles ; il croit à la nécessité de se contenter de vérités et de sciences séparées, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent d’elles-mêmes plus tard par une démarche immanente à leurs propres progrès dans l’ordre des connaissances positives, non par l’essentielle unité soit de l’objet à connaître soit du sujet connaissant. C’est là une conception de l’unité du savoir qui, provenant de la coordination des sciences particulières, est tout autre que celle que Descartes avait conçue comme résultant de l’unité de l’intelligence.

Cette défiance des systèmes, qui se retrouvera chez Condillac, l’a détourné de l’examen direct des questions purement philosophiques : il dit bien à l’occasion que la connaissance de la nature nous conduit à connaître un créateur d’une intelligence infinie et que « la véritable physique s’élève jusqu’à devenir une espèce de théologie. » (Préface sur l’utilité des Mathématiques, p. 36.) Mais il n’insiste guère sur ce sujet. Dans un fragment de la Connaissance de l’esprit humain, où il déclare d’ailleurs ne pas vouloir entreprendre sur la nature de l’esprit une spéculation métaphysique, il adhère sans hésitation aux théories empiristes sur l’origine des idées, au point de dire que l’ancienne philosophie, celle qui soutenait que tout passe par les sens avant de venir dans l’intelligence, n’avait pas tort (t. II, p. 411) : en réalité cette ancienne philosophie était devenue la philosophie nouvelle. Et si Fontenelle, tout en conservant une certaine forme d’esprit cartésien, concède que tout vient des sens, ce n’est pas à Aristote qu’il l’accorde, mais à l’empirisme triomphant.

De Fontenelle on peut rapprocher P. Bayle, et pour les premières idées qui ont eu prise sur leurs esprits, et pour l’action intellectuelle qu’ils ont exercée, mais non point pour les moyens par lesquels ils l’ont exercée[1]. L’un et l’autre ont été élevés dans le cartésianisme, mais sans se laisser accaparer tout entiers ni par tout le système, ni toujours ; l’un et l’autre ont goûté de Descartes le droit de raisonner librement et de ne s’en rapporter qu’à leurs idées claires ; l’un et l’autre ont estimé très haut la physique de Descartes ; mais déjà ici se marque une différence. Fontenelle adhère en somme dogmatiquement à cette physique ; Bayle la préfère à toute autre, mais sans aller plus loin, et cela dès les débuts : « Je regarde le cartésianisme simplement comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels ; mais du reste j’en suis si peu entêté que je ne risquerais pas la moindre chose pour soutenir que la nature se règle et se gouverne selon ces principes-là. » (Lettre à son frère, 29 mai 1681.) D’ailleurs Bayle est peu instruit et, semble-t-il même, peu curieux des questions proprement scientifiques, de celles dont l’examen exigerait des connaissances spéciales ; en retour il s’intéresse passionnément aux opinions, aux idées, aux théories ; il les accueille d’où qu’elles lui viennent, prend plaisir à les exposer, à les tourner et à les retourner, à les soumettre à la critique ; il est loin d’avoir pour les doctrines du passé la négligence dédaigneuse des cartésiens ; il s’attache aux maîtres de la philosophie ancienne, les fait comparaître devant lui avec complaisance. Savoir ce que d’autres ont pensé le préoccupe plus que savoir ce qu’il pense ; ainsi chez lui une disposition cartésienne d’esprit aboutit par une singulière conséquence ou inconséquence au goût et à l’usage immodérés de l’érudition. Cette érudition lui sert à montrer l’inanité de toutes les prétentions à accorder rationnellement les multiples objets des affirmations humaines. On le qualifie de sceptique ; il l’est si l’on veut par les réserves critiques et même négatives qu’il oppose à toute doctrine complète et arrêtée ; il l’est par l’extension très grande, quoique non illimitée, du doute méthodique à certains problèmes ; il ne l’est pas au sens où il douterait réellement de tout. Son doute, c’est le sentiment de la faiblesse rationnelle des doctrines, soit qu’elles veuillent rationnellement expliquer ce qui est rationnellement inexplicable, soit qu’elles veuillent enchaîner par des liens rationnels des éléments de vérité qui peuvent être réellement compatibles sans l’être rationnellement. Pour la formation de ce genre d’esprit, il est une circonstance qui, je crois, est importante à relever. Il est d’origine calviniste, et il appartient à une famille de pasteurs ; vers l’âge de vingt-deux ans, il se convertit au catholicisme dans un collège des jésuites de Toulouse ; dix mois plus tard, sous la double influence de ses réflexions et de sa famille, il retourne à sa confession première. Ce n’était point là pure instabilité mentale ; il ne pouvait vivre quel que temps avec certaines traditions sans en sentir avant tout l’insuffisance intellectuelle. Mais de plus, s’il reste protestant, il avait comme réservé en lui un sentiment profond de ce qui, dans les œuvres de la nature comme dans celles de la grâce, ne se laisse jamais réduire à des raisons claires. Quoi qu’il en soit, s’il prépare le dix-huitième siècle à qui il a fourni, surtout par la partie négative de son œuvre, tant d’arguments et de documents, il reste d’ailleurs en dehors de cette foi au progrès qui était celle de Fontenelle et qui sera celle du dix-huitième siècle ; le mouvement de l’humanité est pour lui un jeu de bascule et non une marche régulière en avant, et la raison jusqu’à présent s’est trop montrée impuissante pour préjuger qu’à une certaine heure elle gouvernera.

Professeur à l’Académie protestante de Sedan, puis, une fois celle-ci fermée (1681), professeur libre de Philosophie à Rotterdam, Bayle fut avant tout un publiciste dont la vocation spéciale se manifesta d’abord par la publication de son journal, Nouvelles de la République des lettres, puis par celle de son Dictionnaire historique et critique ; il dépense là des ressources prodigieuses d’érudition et de dialectique. Et il se révèle également par des ouvrages presque tous suscités par une occasion, mais développant des thèses dont la portée dépassait singulièrement le sujet qui en avait été le point de départ.

Tel fut déjà le premier livre par lequel il se fit connaître comme écrivain : Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 : critique en apparence inoffensive de la superstition populaire qui voyait dans certains phénomènes astronomiques rares la propriété de produire ou de présager des malheurs. Bayle ne se contente pas de montrer les raisons physiques positives qui s’opposent à ce pouvoir malfaisant d’une comète ; il analyse les causes qui font naître et qui entretiennent la croyance à ce pouvoir ; légendes des poètes, récits d’historiens plus empressés à flatter le goût du merveilleux qu’à critiquer les faits qu’ils rapportent, autorité de la tradition. En tout cas, les comètes ne pourraient être causes ou signes de mal que si elles avaient été miraculeusement formées par Dieu à cet effet : et alors la singulière conséquence ! Les comètes ayant été autant observées dans l’antiquité païenne, Dieu aurait encouragé l’idolâtrie pour empêcher l’athéisme ! Mais l’idolâtrie vaut-elle mieux ? Ainsi Bayle touche à la question du miracle ; d’ailleurs il ne la résout pas négativement ; seulement il ne faut pas multiplier les miracles sans nécessité ; pour qu’un miracle soit admis, il faut qu’il soit un fait avéré, inexplicable par des causes naturelles ; et de plus tout miracle doit être suspect, ou même rejeté, qui ne sert pas à rendre les hommes meilleurs ou à les conduire à la vraie foi. Cette critique, comme on voit, reste mesurée dans la forme, mais elle énonce des motifs de douter dont le développement peut conduire sans trop de difficulté jusqu’à la négation du miracle même. Enfin, ayant supposé que l’athéisme paraît valoir mieux que l’idolâtrie, il pose une nouvelle question non moins grave ; y a-t-il un rapport nécessaire entre la moralité et les croyances religieuses ? Or ce que Bayle s’applique à établir, c’est que, si d’une part les Chrétiens sont loin souvent de se conduire en gens vertueux, l’athéisme ne conduit pas fatalement à la corruption des mœurs. Il y a une très grande différence entre ce que l’homme croit et ce qu’il fait ; ce ne sont pas les opinions générales de l’esprit qui le déterminent à agir, ce sont, les passions présentes du cœur. Même quand sa conduite s’accorde avec les commandements divins, ce n’est pas d’eux qu’elle dérive, mais d’une disposition d’âme qui la règle ainsi, et qui l’aurait réglée autrement, si elle-même avait été autre. Bayle en vient donc à poser en termes très explicites l’indépendance de la morale à l’égard des croyances religieuses.

Il posait du même coup le droit de ces croyances à être diverses, et ainsi il était bien dans l’état qu’il fallait pour défendre à fond l’idée de tolérance : car parler de tolérance signifiait alors consentir à l’indifférence en matière de religion. Sans doute la tolérance était réclamée par les persécutés, mais parce qu’en principe les persécutés estimaient avoir, eux, non ce droit, mais la vérité. Or Bayle était assez dégagé du souci dogmatique de la vérité pour pouvoir réclamer une tolérance universelle et en quelque sorte sans condition. Dans sa critique générale de l’Histoire du calvinisme du P. Maimbourg, il fait ressortir que, si l’on soutient que la vérité a le droit d’extirper l’erreur, chaque secte, se jugeant en possession de la vérité, tâchera d’opprimer les sectes adverses, et alors ce ne sera plus même la prétendue vérité, ce sera la force qui décidera. Bayle reprend et développe cette revendication de la tolérance un peu plus tard dans le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer (1686). Là il déclare bien nettement être dégagé du simple souci de défendre une confession particulière ; c’est à toutes les religions universellement qu’il refuse le droit de persécuter. Certes l’Évangile renferme bien le mot : Contrains-les d’entrer, Compelle intrare. Mais il y a un principe d’interprétation des textes évangéliques qui doit, selon Bayle, l’emporter sur tout autre : c’est que tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des actions mauvaises est faux, et c’est qu’il n’y a pas de dogme qui tienne contre ce que la lumière naturelle nous révèle, principalement à l’égard de la morale. Or, le précepte Compelle intrare pris à la lettre non seulement engendrerait des dissensions sans fin et une réciprocité interminable de persécutions, mais encore il tendrait à violer tout ce qui est humain et juste. C’est la conscience qui pour chacun est juge de ce qu’il doit accepter comme vérité, et nulle puissance extérieure ne peut se substituer ou s’imposer à elle ; Bayle proclame le droit de la conscience errante dans une formule particulièrement expressive : « Tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité. » — Voilà ce que soutint Bayle, plusieurs années avant l’apparition des Lettres de Locke sur la tolérance. — On sait quelle résistance ces thèses de Bayle rencontrèrent de la part de Jurieu.

D’une façon générale, Bayle est opposé à tout ce qui concilierait objectivement la raison avec elle-même, ou avec les faits, ou avec la foi. Sa curiosité des doctrines anciennes ressuscite avec complaisance les arguments de l’École d’Élée qui opposent si bien l’exigence rationnelle de l’unité absolue et la constatation empirique des apparences multiples et changeantes, ou encore les données du pyrrhonisme qui nous laisse suivre les phénomènes, et qui est un auxiliaire de la foi quand la foi ne s’appuie pas à un dogmatisme philosophique. — Est-ce pour avoir essayé de comprendre dans une unité rationnelle absolue les manifestations diverses de l’univers que Spinoza a choqué Bayle jusqu’à le rendre injuste, non seulement pour sa doctrine, mais pour sa personne ? C’est fort possible. Mais il s’attaque également aux idées religieuses en tant qu’elles prennent la forme dogmatique : création, providence. — En particulier, lorsque la raison s’applique à la conception chrétienne du Dieu-providence, elle aboutit, selon lui, à d’inextricables contradictions. Le problème du mal sert à Bayle à rassembler contre l’idée de la Providence toutes les objections anciennes et modernes ; il établit par l’histoire qu’elle est une selle à tous chevaux, une idée commode dont toutes les sectes se servent pour attribuer chacune à Dieu des desseins contraires ; il établit par la philosophie qu’à l’objection insoluble du mal physique et du mal moral, l’hypothèse des Manichéens, qui admettent un double principe du monde, un principe du mal et un principe du bien, sans être exempte de difficultés, est la plus plausible ; c’est pour répondre à Bayle que Leibniz écrivit sa Théodicée. — Ainsi est mis en relief l’antagonisme de l’esprit de Bayle et de celui de Leibniz ; s’ils manifestent l’un et l’autre une curiosité vraiment universelle, ils n’en représentent pas moins des tendances inconciliables ; le premier s’offrant à nous comme le type de l’esprit critique pur, le second apparaissant comme le modèle du génie créateur qui sent le besoin d’être l’architecte d’une construction positive.

Néanmoins, il ne serait pas impossible de relever dans les écrits de Bayle quelques éléments positifs. Telle apparaîtrait par exemple sa conception des atomes animés, qui semble le rapprocher de la Monadologie. Mais elle le rapproche davantage en réalité du naturalisme du dix-huitième siècle et d’une espèce d’hylozoïsme. Au fond Bayle n’est détourné du mécanisme cartésien que par ce que celui-ci a de trop intelligible. Et si l’on peut trouver chez lui les lignes d’une certaine méthode rationnelle, elles ne sont pas très fermes, ni très rigoureusement tracées. Il faut laisser Bayle à son rôle, qui a été d’user du raisonnement contre la raison, et d’avoir fait du rationalisme une méthode de critique formaliste soutenue par l’érudition. En fait, il préside à la dissolution de l’esprit cartésien, dont nous allons maintenant trouver la négation directe avec le dix-huitième siècle proprement dit.

Une œuvre comme celle de Bayle reste uniquement critique, et c’est pour cela que nous ne pouvons croire qu’elle ait le dernier mot. Mais des œuvres de ce genre, si irritantes qu’elles soient provisoirement, sont utiles en ce qu’elles préparent de nouvelles façons de voir les problèmes et de nouvelles méthodes pour les résoudre.

  1. Bayle ne parle jamais de Fontenelle qu’avec de grands éloges. (Voir Delvolvé, p. 104).